Check Point Rufin Jean Christophe

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 842

JEAN-CHRISTOPHE RUFIN

de l’Académie française

CHECK-POINT
roman
GALLIMARD
« Dieu a créé des hommes forts et
des hommes faibles.
Je les ai rendus égaux. »
SAMUEL COLT
Inventeur du revolver
Prologue

Bosnie centrale, 1995

Marc arrêta le camion, sans


explication.
— Passe-moi les jumelles.
Maud les tira de la boîte à gants et les
lui tendit. Il sortit et se planta sur le bord
de la route. Elle le vit scruter
longuement l’horizon.
Forçant la douleur, elle parvint à
s’asseoir et à essuyer la buée sur la
fenêtre. D’où ils se trouvaient, on
embrassait un vaste panorama et, s’il
avait fait moins mauvais, on aurait peut-
être pu voir jusqu’à l’Adriatique. Avec
la neige qui tombait, on distinguait tout
de même l’ensemble du haut plateau
qu’ils avaient traversé. À l’œil nu,
Maud ne voyait qu’une étendue blanche,
à perte de vue. Tantôt la route plongeait
dans des creux, tantôt elle reprenait de
l’altitude. Ils s’étaient arrêtés sur un
point haut. Vers le sud, les tours en ruine
d’un château médiéval se découpaient
sur le fond plombé d’un nuage de neige.
Marc revint et lança les jumelles sur le
tableau de bord. Il redémarra, plus tendu
que jamais.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Ils sont passés.
Maud ne dit rien. Elle percevait de la
rancune dans sa voix. Elle s’en voulait
d’être blessée, de ne pas pouvoir
conduire. Si, derrière, leurs
poursuivants pouvaient se relayer au
volant, Marc seul ne pourrait pas tenir le
rythme. Il y pensait certainement et
devait calculer les conséquences de leur
échec : l’affrontement inévitable, le
chargement découvert, la mort peut-être.
Maud essaya de bouger mais il n’y
avait rien à espérer. Dès qu’elle tendait
les bras, une douleur aiguë lui
transperçait le dos, au point de lui
donner envie de crier.
— On a combien de temps d’avance,
tu crois ?
— Six heures à peine.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Il ne répondit pas et elle lui en voulut.
Elle avait l’impression de ne compter
pour rien. Il avait un air si hostile
qu’elle ne put s’empêcher de penser à
ses idées de la nuit. Dans l’action, il
était seul. C’était le revers de sa force,
la règle du jeu dans son monde.
Maud avait envie de pleurer et elle
s’en fit le reproche.
Ils roulèrent silencieusement pendant
près d’une heure. Soudain, Marc arrêta
de nouveau le camion. Il ne donna
aucune explication et, sans un mot,
redescendit sur la route. Elle le vit
d’abord s’accroupir devant la cabine et
toucher le sol glacé. Puis il disparut à
l’arrière. Quand il remonta, des flocons
couvraient ses cheveux. Il neigeait dru
maintenant et, en quelques instants, le
pare-brise s’était couvert d’une
pellicule blanche.
Marc actionna les essuie-glaces et le
paysage réapparut. Maud se rendit
compte alors qu’un étroit chemin partait
sur la gauche. Il était couvert de neige et
elle ne l’avait pas remarqué d’abord.
C’était sans doute à cause de ce chemin
que Marc avait arrêté le camion à cet
endroit précis.
— Tu veux monter par là ?
Il n’eut pas besoin de répondre. Déjà,
il avait braqué les roues vers la gauche
et s’engageait dans le passage. Le
chemin grimpait assez fort pendant
quelques mètres et le camion peina.
Ensuite, il s’élevait de façon plus
régulière. C’était certainement un cul-
de-sac, une entrée de champ ou l’accès à
une bergerie.
— Tu penses que la neige va couvrir
nos traces ? C’est ça que tu es allé
vérifier ?
Il se contenta de hocher la tête.
Le chemin, tout à coup, semblait se
perdre. Ils étaient entourés de blanc et
rien n’indiquait par où il fallait
continuer. Malheureusement, ils ne
s’étaient pas encore assez éloignés de la
route principale pour s’arrêter. Marc
redescendit et marcha dans la neige pour
essayer de voir s’il était possible de
monter plus haut. Maud le vit disparaître
derrière une haie que les flocons
couvraient de pompons blancs.
Elle était à bout de nerfs, envahie par
une sorte de rage dont elle ne savait si
elle trahissait le désespoir, la colère ou
la honte. Elle avait l’impression d’avoir
fait les mauvais choix, depuis
longtemps, depuis toujours peut-être.
Elle avait eu tort de suivre cet homme,
de faire une exception pour lui à la
méfiance qui l’avait toujours protégée
de l’humiliation et de la souffrance. Et
elle était là, blessée, trahie, naufragée.
Elle hurla.
Le long cri qu’elle poussa, d’abord
très aigu puis mourant dans les graves,
la soulagea. Elle recommença mais ce
n’était déjà plus naturel. Elle avait
repris conscience d’elle-même. La
volonté lui revenait, sinon la force. Elle
ne se laisserait pas faire.
Peu après, Marc réapparut. Ce n’était
d’abord qu’une ombre dans l’ombre
blanche de la neige qui tourbillonnait.
Puis elle le vit, couvert de flocons, et il
ouvrit la portière.
— Tu as trouvé un passage ?
Comme il ne répondait pas, sans se
préoccuper de la douleur qui lui
arrachait le dos, elle le gifla.
I
MISSION
1

Dans le camion, c’était l’heure que


Maud préférait. Le soir d’automne
s’installait lentement ; la fraîcheur ne
contraignait pas encore à remonter les
vitres. Le volant de bakélite était si
large qu’il fallait écarter les bras pour le
manœuvrer. Il transmettait les vibrations
du moteur et, dans les montées, Maud
avait l’impression de tenir l’encolure
d’une énorme bête.
Ils avaient quitté Lyon dix jours plus
tôt. Les journées s’étaient succédé, assez
semblables les unes aux autres, malgré
la variété des paysages. Après le tunnel
du Mont-Blanc, ils avaient longé la
vallée d’Aoste puis suivi la plaine du Pô
sur toute sa longueur. L’arrière-saison
donnait des lointains lumineux et faisait
ressortir les petites flèches noires des
cyprès sur des ciels d’un bleu soutenu.
Au-delà de Trieste, le paysage était
devenu plus montagneux et les couleurs
ternes. En pénétrant en Croatie, Maud
avait espéré qu’ils s’arrêteraient à
Zagreb. Avant de partir, elle avait lu un
guide des années soixante, acheté par
ses parents quand ils étaient allés en
voyage de noces sur la côte dalmate.
Elle aurait bien voulu voir la place
Saint-Marc et les fortifications
médiévales. Mais ils contournèrent la
ville sans y entrer et elle garda sa
déception pour elle. En Italie, Lionel
l’avait sèchement remise à sa place
quand elle avait voulu faire un crochet
par Bergame. « On est des humanitaires,
pas des touristes. » Il était le chef de la
mission et ne manquait jamais une
occasion de le rappeler. C’est à lui que
l’association caritative lyonnaise « La
Tête d’Or » (qui tirait son nom du parc
près duquel elle était située) avait confié
la responsabilité du convoi. Et là-bas,
en Bosnie, la guerre les attendait.
Maud prenait son tour au volant
comme les garçons. Il y avait déjà
longtemps qu’ils ne plaisantaient plus
sur sa conduite. Il avait suffi que Lionel
accroche l’angle d’une maison en Italie
et déchire la bâche sur plus d’un mètre
pour que les mâles cessent de jouer aux
durs. Maud conduisait peut-être plus
lentement mais elle était sûre et
prudente. Le quinze tonnes ne risquait
rien quand c’était elle qui le dirigeait et
les autres l’avaient compris.
Sur la couchette, derrière elle,
Vauthier dormait. De temps en temps, il
aspirait l’air bruyamment dans son
sommeil. Tous les autres s’appelaient
par leur prénom mais lui avait préféré se
présenter par son nom de famille. Il
disait « le gros Vauthier », en parlant de
lui-même, sans doute pour attirer la
sympathie. Il n’était pas vraiment gros
et, sous son T-shirt crasseux, on voyait
plutôt saillir des muscles que de la
graisse. Mais il avait une large tête
carrée, encadrée de rouflaquettes
rousses, et un nez plat, qui lui donnaient
un air rustaud et tranchaient sur les
allures d’étudiants de Maud et de
Lionel. Il s’était présenté comme un
coursier parisien en convalescence
après un accident de la circulation.
Personne ne croyait trop ce qu’il
racontait. Seule certitude : il était
beaucoup plus âgé que les autres. Lionel
pensait qu’il avait quarante ans et Maud,
du haut de ses vingt et un ans, le trouvait
très vieux.
Sur la banquette avant, Lionel se
roulait une cigarette sans rien dire. La
cabine sentait le mazout et le cambouis.
Maud devait néanmoins s’estimer
heureuse car elle conduisait le camion
de tête et n’avait pas à respirer la fumée
bleue de l’autre poids lourd. C’était
deux véhicules d’occasion, à peu près
du même modèle, acquis par La Tête
d’Or à très bas prix. Ils étaient au bout
du rouleau, usés par des générations de
chauffeurs-livreurs qui ne les avaient
pas ménagés.
— On ne va pas tarder à entrer en
zone serbe, dit Lionel, en lui tendant la
cigarette qu’il venait d’allumer.
Maud tira une bouffée rapide et la lui
rendit.
— Tu as mis quelque chose dedans ?
demanda-t-elle, en faisant une grimace.
— Du tabac.
Grand et maigre, Lionel avait un nez
long, un peu de travers, dans un visage
osseux et pâle. C’était un de ces visages
qui en rappellent beaucoup d’autres et
que des témoins seraient bien en peine
de définir précisément, pour élaborer un
portrait-robot. Il devait s’en rendre
compte et il avait essayé de se
singulariser en se faisant poser une
boucle en argent sur le sourcil droit.
Maud et lui avaient travaillé ensemble à
Lyon pendant trois mois. Il l’avait
toujours traitée avec un peu de
condescendance car il avait plus
d’expérience qu’elle, qui venait juste de
rejoindre l’association. De toute façon,
il n’était pas très loquace et quand il
parlait, c’était pour donner des ordres
sur un ton cassant. Il était connu dans le
groupe pour fumer des joints du matin au
soir. Les autres ne crachaient pas dessus
non plus mais personne ne consommait
autant d’herbe que lui. Il était le
fournisseur du groupe et sortait ses
sachets de beu d’une boîte ronde
étiquetée « Lait concentré ».
Le paysage vallonné était de plus en
plus pauvre, à mesure qu’ils
approchaient de la Krajina. Ils
traversaient des villages sans âme, des
chapelets de maisons en briques et en
parpaings alignées le long de la route.
Des tas de fumier et des machines
agricoles rouillées encombraient les
cours. De temps en temps, une église
blanche à clocher pointu, au milieu des
fermes, donnait à ces hameaux l’aspect
de villages autrichiens, mais en plus
triste. Il n’y avait encore aucune trace de
combats, à part celui que les hommes
menaient de toute éternité contre la
nature pour en tirer leur subsistance.
Pourtant, ils avaient conscience depuis
la veille de s’approcher de la guerre.
— On ne devrait pas tarder à
rencontrer des check-points ? demanda
Maud, sans quitter la route des yeux.
Lionel hocha la tête.
— Non, ça ne va pas tarder.
Jusque-là, ils avaient traversé des
frontières, c’est-à-dire des limites
officielles entre États. Les check-points,
c’était autre chose : des séparations
imprévisibles et mouvantes entre zones
ethniques, obéissant à l’autorité de petits
chefs locaux. Ceux d’entre eux qui
avaient déjà séjourné en Bosnie en
parlaient chaque soir. Ils ne disaient pas
en français « point de contrôle », ce qui
aurait rendu la chose presque normale.
Le mot apatride « check-point », utilisé
par tout le monde sur le terrain, rendait
mieux compte de l’aspect improvisé,
désordonné, imprévisible et dangereux
de ces barrages. Maud était assez
impatiente de voir à quoi cela
ressemblait.
Le camion peinait sur la route en
lacet. Il était dix-huit heures et les
ombres s’allongeaient. C’était le
moment de chercher un endroit pour
passer la nuit. Au débouché d’un long
virage, Maud entendit klaxonner. Elle
regarda dans le rétroviseur, en tenant le
gros miroir carré pour l’empêcher de
vibrer. Un bras s’agitait à la portière de
l’autre véhicule et désignait une large
entrée sablonneuse, sur la gauche, qui
ouvrait sur un grand parking désert. Il
était labouré d’ornières et avait dû
servir pour un chantier. Un vieux tas de
graviers, dans un coin, était envahi par
des plantes sauvages. Elle freina,
engagea son camion dans le parking et le
gara le long du bord. L’herbe, autour de
l’aire de stationnement, était blanchie de
poussière. Lionel descendit inspecter les
lieux.
Dans la cabine, Maud pencha la tête
en arrière, pour relâcher les muscles de
son cou contractés par la conduite.
Comme le siège du camion n’avançait
pas suffisamment, elle devait placer un
gros coussin derrière elle pour pouvoir
toucher les pédales. Sa croissance
s’était arrêtée à treize ans. Quoiqu’elle
en eût maintenant vingt et un, elle ne
s’était jamais consolée de ne pas être
plus grande. Les petites femmes sont
l’objet d’une sollicitude ridicule de la
part des hommes et elle détestait être
traitée comme un bibelot.
— OK, annonça Lionel en revenant,
on passe la nuit ici.
Maud éteignit le moteur. Les
vibrations, après quelques dernières
secousses plus intenses,
s’interrompirent. Elle se détendit.
C’était toujours pour elle un instant de
bonheur complet, presque de jouissance
physique. Le retour du silence, tandis
que le corps était encore agité par la
trépidation du diesel, était une véritable
renaissance. Le monde environnant
cessait d’être un paysage pour devenir
un lieu, avec ses bruits légers, les chants
d’oiseaux qui entraient par la vitre
ouverte. La masse de tôle craquait et se
relâchait comme un cheval auquel on
rend enfin les rênes. Il lui semblait
qu’elle n’avait rien désiré d’autre, en
choisissant cette vie bizarre que sa
famille ne comprenait pas.
Elle ouvrit sa portière et descendit.
C’était la seconde volupté du soir : le
retour du sol ferme, les jambes qui se
dégourdissent en faisant quelques pas,
les odeurs subtiles de la nature, dès que
l’on s’éloignait du moteur qui puait le
fuel. Elle ôta ses lunettes et les essuya
lentement avec un pan de sa fourrure
polaire. C’était de grosses lunettes
fumées à monture épaisse qui lui
mangeaient le visage. Elle les avait
choisies exprès pour cacher ses yeux
bleus ; ils lui valaient depuis toujours
autant de compliments que de jalousies.
Pendant les derniers kilomètres, la
route avait déjà pas mal grimpé et on
distinguait en contrebas la plaine
couverte de taillis qu’ils avaient
traversée. Autour du parking, la lande
herbeuse était parsemée de gros rochers
blancs. De nombreux espaces plats
permettraient de monter les tentes.
Vauthier s’était éveillé en poussant un
grognement et il descendait à son tour,
en passant la main sur son crâne dégarni.
Il avait toujours l’air de mauvaise
humeur, sans doute à cause de sa bouche
sans lèvres et de ses paupières
tombantes. Mais ses petits yeux noirs,
sans cesse en mouvement, furetaient
partout et tout le monde s’en méfiait. Car
il n’y avait pas que ses yeux qui
furetaient. Il ne pouvait pas s’empêcher
de fouiner, d’écouter les conversations
et, à chaque étape, quand ils s’arrêtaient
dans des villes, il disparaissait et
revenait en faisant un compte rendu de
tous les petits secrets de l’endroit. Les
autres étaient persuadés qu’il fouillait
aussi dans leurs affaires.
Alex et Marc, les chauffeurs du
deuxième camion, approchaient
lentement en s’étirant.
Le moment où les deux équipages se
retrouvaient était toujours difficile. À
vrai dire, depuis le début du voyage, il
régnait dans le groupe une ambiance
lourde, hostile. Personne, sauf Maud et
Lionel, ne se connaissait avant le départ.
Les autres étaient des recrues de fraîche
date. Le moins que l’on puisse dire est
que le courant n’était pas passé entre les
cinq membres du convoi. Au fil des
kilomètres, ça ne s’était pas arrangé.
Des clans de circonstance s’étaient
formés. Dans le camion de tête, Maud et
Lionel qui se connaissaient formaient
une équipe ; Alex et Marc, les deux
conducteurs de l’autre camion, en
constituaient une autre. Vauthier ne
cachait pas son antipathie à leur égard.
Chaque soir, les retrouvailles étaient
tendues.
— On ne sera pas mal ici, dit Alex, en
regardant les abords du parking.
Marc inspectait les alentours d’un air
méfiant.
Tous les deux étaient d’anciens
militaires. Ils avaient à peu près le
même âge, qui ne dépassait pas la
trentaine, mais ils étaient bien différents.
Alex avait un visage de métis, de grands
yeux un peu bridés, un nez fin. Personne
ne lui avait demandé quelles origines
mêlées lui avaient donné ce teint cuivré
et ces cheveux crépus. Maud le trouvait
beau mais elle n’avait aucune envie
qu’il le sache. Marc était sportif lui
aussi mais plus grand qu’Alex et dans le
genre massif, avec des épaules larges,
une poitrine musclée, des mâchoires
carrées. Il avait le teint un peu mat et des
cheveux très noirs. Ses yeux paraissaient
toujours aux aguets mais il affectait des
manières calmes et viriles qui avaient
mis Maud mal à l’aise dès le premier
instant. Alex avait la souplesse vive
d’un joueur de tennis tandis qu’on
imaginait plus volontiers Marc dans des
disciplines de force, comme le rugby ou
la boxe. Ils avaient néanmoins en
commun une manière volontaire de se
déplacer, de se tenir bien droit, de
garder la tête haute. Ils avaient beau
s’évertuer à adopter le style relâché des
ONG, porter des jeans sans forme et des
T-shirts délavés, ils détonnaient. La
discipline militaire les avait
profondément façonnés. On voyait
toujours le soldat en eux.
Le rituel du soir était toujours le
même depuis le départ. Il fallait sortir un
réchaud du camion que conduisait Maud
et une batterie de cuisine qui était
stockée dans l’autre véhicule. Ils avaient
embarqué des conserves à Lyon, qui
étaient entassées dans deux cageots. Le
long de la route, ils achetaient des
produits frais quand il s’en présentait.
Depuis qu’ils avaient quitté l’Italie, ils
ne trouvaient plus grand-chose, à part
des œufs et du lait que les paysans
tiraient de gros bidons en fer-blanc. Près
de Zagreb, ils avaient déniché des
fromages frais assez amers mais que
Maud préférait au cassoulet en boîte.
Chaque soir, Vauthier allumait le
réchaud ou faisait le feu, activité qu’il
semblait affectionner particulièrement.
Ils s’étaient réparti les corvées de
cuisine à tour de rôle. Dès le départ, ils
avaient compris qu’il était inutile de
réserver ces tâches à la seule fille du
groupe. Lionel avait essayé de plaisanter
sur ce sujet, en faisant remarquer à
Maud qu’elle n’était pas charitable de
laisser quatre hommes se débattre avec
des casseroles mais elle l’avait
sèchement rembarré. En représailles,
quand elle galérait pour monter les
tentes, les jours où c’était son tour, il ne
se privait pas de ricaner.
Ce n’était pas la première fois que
Maud devait affronter ce genre de
comportements. Elle avait un frère aîné
qui ne lui avait pas ménagé ses
sarcasmes. Elle détestait ces remarques
stupides mais, avec le temps, elle avait
fini par les rechercher comme un
stimulant. La rage qu’elles provoquaient
en elle était devenue son moteur. Très
tôt, elle avait décidé qu’elle relèverait
ce défi. Le permis poids lourds avait
été, à cet égard, sa première grande
victoire.
Quand le dîner était prêt, s’ouvrait un
moment de paix qui faisait oublier ces
tensions. Les cinq membres du convoi
s’asseyaient par terre autour d’un feu.
Vauthier restait toujours un peu à l’écart.
Lionel passait un joint. Maud et Alex
tiraient un peu dessus. Marc n’y touchait
pas. Vauthier buvait. Pendant les
premières étapes, ils avaient descendu
les quelques bouteilles de vin qu’ils
avaient embarquées. Depuis qu’ils
avaient abordé les Balkans, ils s’étaient
mis à la bière. C’était le produit que
l’on trouvait le plus facilement. Aucun
village n’en manquait.
— Demain matin, annonça Lionel,
allongé près du feu et qui se tenait sur
les coudes, on va passer le premier
contrôle.
— Des Croates ?
Vauthier avait posé la question sans
avoir l’air d’y toucher. Mais il tripotait
la petite boucle dorée qui pendait à son
oreille droite, ce qui était chez lui, Maud
l’avait remarqué, un signe de
concentration.
— Non, répondit Lionel, les Serbes
de Krajina.
— L’armée ?
— Des milices, plutôt.
— Logiquement, on devrait trouver
les Croates d’abord, insista Vauthier. Si
on tombe sur des Serbes, c’est qu’on ne
suit pas la grande route, celle qui passe
par Tuzla ?
Lionel n’aimait pas trop donner des
explications sur l’itinéraire. Il gardait
jalousement les cartes routières dans son
camion et donnait ses instructions au
jour le jour, comme s’il avait voulu
éviter toutes discussions sur ce sujet.
— C’est ça, concéda-t-il de mauvaise
grâce. On va prendre plutôt à droite, par
le sud de la Krajina.
— Qu’est-ce qu’on appelle la
Krajina, en fait ? demanda Maud.
Sur les questions d’ordre général,
Lionel était plus à l’aise. C’était
l’occasion de prendre un air savant et de
se donner des airs de chef.
— Ça veut dire les marges, la
bordure. C’est la bande de terre qui
limite la Bosnie à l’ouest. La zone assez
peu peuplée. Les Serbes ont éjecté les
Croates de ce coin et ils tiennent le
terrain. Mais, vous allez voir, ce sont
des paysans, avec des fourches et des
pétoires. Rien à voir avec ce qu’on va
trouver après.
Lionel avait déjà trois ans
d’engagement à son actif. Il avait
participé à une mission en Centrafrique
et à un premier convoi en Bosnie six
mois plus tôt. Entre-temps, il avait
travaillé au siège de l’association à
Lyon. Ces états de service lui
permettaient de parler avec assurance du
haut de ses vingt-quatre ans.
— Leurs check-points sont assez bon
enfant. Ça vous fera un entraînement
pour la suite.
Vauthier avala une longue rasade de
bière au goulot et s’essuya la bouche
avec sa manche. Il avait visiblement
d’autres questions à poser. Mais Lionel
ne lui laissa pas le temps de
l’interrompre.
— Je vous rappelle la conduite à
tenir, en cas de contrôle sur la route, dit-
il.
Le joint était presque terminé. Avant
de reprendre son exposé, il tira une
longue bouffée du mégot humide qui lui
jaunissait les doigts.
— Tout ce qu’on doit répondre si on
nous interroge, c’est qu’on va à Kakanj,
en Bosnie centrale. On a une autorisation
de la FORPRONU pour livrer des
secours aux réfugiés. La cargaison ? des
vivres, des vêtements pour l’hiver et des
médicaments. Et même si on nous le
demande, il ne faut donner aucun
bakchich. C’est bien compris ?
Il s’efforçait de parler comme un chef.
Mais les deux anciens militaires
savaient faire la différence. Ils avaient
l’expérience des ordres véritables. Le
ton cassant de Lionel masquait mal un
certain manque d’assurance.
— Et s’ils veulent fouiller les
camions ? demanda Maud.
— On refuse ! coupa Alex.
Lionel haussa les épaules. Alex nota
son geste et s’impatienta.
— Quoi ? Tu n’es pas d’accord ?
— Bien sûr que non. S’ils veulent
fouiller, ils fouilleront. Comment est-ce
qu’on pourrait les en empêcher ? dit
Lionel, en regardant le ciel.
Un croissant de lune s’était levé sur
lequel glissaient de fins nuages, poussés
par des vents d’altitude.
— Je les connais, ces gars-là,
rétorqua Alex. Des grandes gueules.
Mais si on reste droit dans nos bottes,
ils ne toucheront pas aux camions, je te
le dis.
Marc et lui avaient servi en Bosnie
pendant six mois comme Casques bleus
l’année précédente. Marc était toujours
sombre et taciturne. Alex, lui, aimait
visiblement faire part de son expérience.
Maud le trouvait sympathique et
séduisant. Il était sociable et on sentait
qu’il aimait discuter. Mais Lionel, dès
qu’il prenait la parole, le regardait par
en dessous avec un air mauvais.
Lionel supportait mal qu’Alex la
ramène avec sa prétendue connaissance
du terrain. Pour se calmer, il tira de sa
poche une blague en plastique et se mit à
rouler un nouveau joint, bien chargé.
— Ils ne fouilleront pas, je vous dis,
trancha Lionel. Il n’y a pas de raison
qu’ils créent un incident avec des
humanitaires. On leur est bien trop
utiles. À tous.
« Si, par hasard, on tombait tout de
même sur des gens qui ne sont pas au
courant des règles, eh bien, on les
laisserait faire sans résister. Pas de
provocation, surtout. On ne montre pas
les muscles. On ne joue pas au plus
malin. On ne fait rien qui leur permette
de nous soupçonner de quoi que ce soit.
Il frotta ses yeux gonflés par la fumée,
avec l’air las de l’homme qu’accablent
ses responsabilités.
— Après tout, conclut-il, on n’a rien à
cacher.
En entendant cette phrase, Alex jeta
un coup d’œil vers Marc puis se
redressa.
— Il faut peut-être qu’on vous dise…
À cet instant, tout se passa très vite.
Maud nota le petit incident qui suivit et
elle eut l’impression que Vauthier le
remarquait aussi. Marc donnait
l’impression de surveiller son
coéquipier. En entendant la phrase que
venait de commencer Alex, il avait
tressailli et s’était relevé vivement.
Maud comprit que c’était pour
l’interrompre. Et, en effet, Alex se tut.
Au passage, elle en était certaine, Marc
lui avait donné un léger coup de pied
dans le dos.
— Allez, on va se coucher, trancha
Marc.
Il s’éloigna, entraînant Alex avec lui.
Lionel était soulagé de voir la
conversation prendre fin et les deux
fortes têtes battre en retraite.
— Bonsoir ! leur cria-t-il. Lever six
heures.
Vauthier, qui mâchonnait un chewing-
gum, jeta un regard de haine vers les
deux militaires. Il ne leur adressait
jamais la parole et semblait nourrir à
leur égard une rancune particulière. Il se
leva à son tour et piétina le feu avec ses
vieilles santiags noires toutes fendillées.
Alex et Marc s’étaient glissés dans la
tente qu’ils partageaient. Lionel resta
encore un moment assis, pour terminer
son mégot. Puis il rejoignit Vauthier dans
l’autre tente. Maud, elle, dormait dans la
couchette du camion.
Elle grimpa dans la cabine et referma
la porte. Avant de se déshabiller, elle
resta plusieurs minutes à regarder le
paysage à travers le pare-brise. Une
pâle lumière de lune répandait sur la
lande une clarté bleutée. Elle pensait aux
nuits qu’elle avait passées en Haute-
Savoie dans le chalet de ses parents,
quand la neige couvrait le sol et qu’elle
se relevait, enroulée dans une
couverture, pour rêver sur la terrasse de
bois. Elle ne ressentait aucune nostalgie,
plutôt l’impression que ses rêves d’alors
avaient pris corps. Dans tous les avenirs
qu’ils contenaient, il y avait celui-là, qui
s’appelait sa vie. Elle ne l’avait pas
imaginée ainsi ; l’atmosphère
empoisonnée de cette mission la
décevait.
Malgré tout, elle était heureuse.
2

Les matins d’octobre étaient toujours


pénibles et depuis qu’ils avaient gagné
de l’altitude, le froid se mêlait à
l’humidité. Ceux qui avaient dormi dans
les tentes étaient frigorifiés mais, au
moins, l’air glacial ne les surprenait pas
quand ils mettaient le nez dehors. Tandis
que Maud, en sortant de la cabine
surchauffée et desséchée du camion,
tremblait de tous ses membres. Elle
avait enfilé ses vêtements de la veille,
qu’elle n’avait guère renouvelés depuis
le départ : un jean d’un vert moisi, une
grosse chemise de laine à carreaux, une
fourrure polaire beige et des godillots
de randonnée. Ce n’était pas seulement
pour les besoins de cette mission qu’elle
était habillée comme cela. Elle détestait
susciter les regards de désir des
inconnus. Il y avait déjà plusieurs années
qu’elle avait pris la résolution de couper
ses cheveux blonds très courts et de ne
porter que des vêtements sans forme,
épais et qui ne la mettaient pas en
valeur. Elle ne faisait d’exception que
pour aller voir sa grand-mère, qui la
voulait coquette et à qui elle aimait faire
plaisir. Parfois aussi, elle se maquillait
pour elle seule et dînait en tête à tête
avec son chat, dans sa chambre de
bonne, à Vincennes.
En se rhabillant ce matin-là dans son
camion, elle était très loin de ces
fantaisies. Pourtant, malgré le froid et
l’humidité, à demi ensommeillée, elle
rêvait pour elle-même de chemisiers
légers, de jupes courtes et de sandales.
Vauthier, l’homme des feux, avait
allumé un réchaud à gaz. Il brûlait mal et
la casserole pleine d’eau était noircie
par les flammes jaunâtres qui léchaient
ses flancs. Alex coupait des tranches
dans le gros pain qu’ils avaient acheté la
veille dans un village. Lionel roulait sa
première cigarette, les mains
tremblantes, assis sur une pierre.
Seul Marc, comme à son habitude, se
rasait, torse nu au-dessus d’une bassine
en plastique. Ses cheveux noirs qu’il
tenait courts poussaient dru, et le matin
son visage était bleu de barbe. Il avait
déroulé une trousse de toilette kaki
munie d’un petit miroir et l’avait
accrochée à une branche. Maud évitait
de le regarder. Elle n’aimait pas les
tatouages qu’il avait sur les bras et qui
représentaient des serpents et des armes.
Vauthier jetait de temps en temps des
coups d’œil mauvais du côté de Marc.
Lui qui ne se lavait jamais avait l’air de
regarder comme une provocation les
ablutions en public de ce corps musclé.
L’herbe alentour était couverte de
gelée blanche. La veille au soir, ils
avaient remarqué, une centaine de
mètres plus haut, une maison basse en
pierres sèches, couverte d’un toit de
paille. Elle avait l’aspect d’une bergerie
plus ou moins abandonnée. Ils
découvrirent qu’elle était habitée en
voyant sortir dans l’aube sale plusieurs
enfants à peine couverts, qui les
regardaient du haut d’un talus.
Sans attendre de voir apparaître les
parents, qui ne devaient guère être
accueillants, ils remballèrent les vivres
et plièrent les tentes. Les doubles toits et
les tapis de sol étaient trempés de rosée
froide. Lionel, avant de partir, appela
les enfants et leur donna un pot de
confiture. Il faisait cela sans leur
sourire, presque méchamment. Maud,
qui l’observait, se demandait s’il
agissait par compassion ou simplement
pour conforter auprès des autres sa
réputation d’humanitaire.
Les camions démarraient toujours
difficilement, en toussant. Par prudence,
ils les garaient le soir dans le sens de la
pente, au cas où il aurait fallu les
pousser. Quand les moteurs se mettaient
finalement en marche, en émettant des
coups sourds, on devait les laisser
chauffer une dizaine de minutes si l’on
ne voulait pas caler. Pendant qu’ils
attendaient dans les cabines, certains se
rendormaient.
Un pâle soleil rasait les collines
quand ils se remirent en route. C’était au
tour de Lionel de tenir le volant et
Maud, sur la banquette à côté de lui,
roulait à sa demande une cigarette. Elle
s’y prenait toujours mal. Elle n’aimait
pas voir Lionel tourner entre ses doigts
le cylindre irrégulier qu’elle avait
confectionné et le détailler avec un
sourire ironique, avant de l’allumer.
La route était de plus en plus
mauvaise, d’abord semée de nids-de-
poule. Bientôt l’asphalte devint rare et
les plaques de bitume, au lieu de
faciliter la progression, constituaient des
obstacles supplémentaires, entre les
pierres et les ornières. Les camions
peinaient, surtout dans les lacets.
Finalement, ils atteignirent un plateau et
la route redevint meilleure. Ils roulaient
depuis une heure environ quand ils
dépassèrent la carcasse calcinée d’un
véhicule militaire, sans doute un
transport de troupes. Le feu avait noirci
les tôles et le châssis était tordu par une
explosion. L’épave devait être là depuis
pas mal de temps car elle commençait à
rouiller. Tout de même, c’était le
premier vestige des combats qu’ils
rencontraient. L’apparition de cet engin
calciné donnait soudain le sentiment
qu’on entrait dans une autre géographie,
non plus celle des cartes mais celle de
l’Histoire, le territoire de la guerre.
Lionel, qui avait étudié l’itinéraire
avant de partir, annonça :
— Check-point dans deux kilomètres.
Ils s’arrêtèrent quelques instants pour
donner à l’autre camion, qui avait pris
du retard, le temps de les rejoindre. Ils
avancèrent ensemble en direction du
premier contrôle.
Ils le découvrirent au débouché d’un
long virage, dans une zone de taillis. Les
arbres avaient déjà perdu la plupart de
leurs feuilles. La saison était plus
avancée, en altitude, et l’on sentait déjà
poindre l’hiver.
Le barrage avait les couleurs grises et
brunes du paysage. Il était formé d’un
concentré de misère : deux carcasses de
voitures d’un type soviétique étaient
renversées sur le flanc et disposées en
quinconce. Des abris, sur les côtés,
avaient été bâtis avec de vieilles poutres
et des branchages. Des toiles agricoles
déchirées étaient tendues sur des piquets
de fer. Quatre hommes sortirent de ces
casemates. De loin, on voyait qu’ils se
rhabillaient à la hâte et tentaient de se
donner un air menaçant. Deux d’entre
eux portaient des mitraillettes tandis que
les deux autres étaient visiblement plus à
l’aise en brandissant des fourches,
comme ils avaient l’habitude de le faire
pour travailler les champs.
Les camions ralentirent et, comme
leur vitesse habituelle était déjà très
lente, ils roulaient presque au pas.
Pourtant, les miliciens s’agitaient et les
deux qui étaient armés se placèrent au
milieu de la route, en levant leurs
mitraillettes. Lionel ralentit encore et
s’arrêta à cinq mètres du barrage. Il
descendit sa vitre et l’air froid entra
dans la cabine. Un des miliciens se
plaça du côté des conducteurs, pendant
que l’autre, l’arme toujours pointée sur
les camions, faisait le tour du convoi.
Celui qui paraissait être le chef du
poste encadra sa tête dans la fenêtre du
camion. C’était un très jeune homme,
noir de poil, les cheveux en désordre. Le
peu de peau qui dépassait de sa barbe
était rouge et il avait les yeux injectés. Il
respirait bruyamment par la bouche. Une
odeur d’alcool mêlée à des relents de
tabac envahit l’habitacle. Presque
penché à l’intérieur, il scrutait la cabine.
Quand il aperçut Maud, elle eut
l’impression que son regard se fixait
plus longuement sur elle. Avec ses
cheveux courts et ses vêtements neutres,
elle avait dû lui paraître d’abord peu
différente de Lionel. Il avait des traits
fins et même féminins, si on les
comparait aux faces viriles des
miliciens. Mais l’homme avait
rapidement pris conscience qu’elle était
une femme. Peut-être parce qu’elle y
était exagérément sensible, Maud nota
dans les yeux noirs qui la fixaient un
éclat presque animal et détourna le
regard.
— Pomoć ! annonça placidement
Lionel.
C’était le mot magique, l’un des seuls
qu’on leur ait fait apprendre pendant les
deux journées de préparation au départ
que l’association avait organisées pour
eux à Lyon. Il signifiait « aide » et
constituait l’expression la plus simple et
la plus facilement compréhensible pour
dire qu’ils étaient des humanitaires.
Dans l’intention de montrer les
autorisations de l’ONU, Lionel tendit le
bras vers la boîte à gants. Le milicien
interpréta son geste comme une menace
et frappa la carrosserie avec le pied en
mettant Lionel en joue. Ensuite, l’homme
ouvrit brutalement la portière et fit signe
à tout le monde de descendre. L’autre
avait dû faire de même car, une fois
dehors, ils trouvèrent Alex et Marc
debout à côté de leur camion.
Le milicien les regroupa et les tint en
respect pendant que son camarade
ouvrait les bâches à l’arrière des
véhicules et scrutait leur cargaison. Les
camions étaient bourrés à ras bord de
caisses et de cartons, si bien que, de
l’extérieur, on ne voyait qu’un mur de
colis, bien empilés et étiquetés au nom
de l’ONG La Tête d’Or.
— Dokument, demanda le chef du
barrage quand son collègue l’eut rejoint.
Le dialogue, dans ces circonstances,
se limitait à échanger les rares mots dont
chaque partie disposait pour remplir son
office. Lionel, toujours sous la
surveillance du milicien, remonta dans
le camion et, à sa demande cette fois,
saisit les papiers officiels. Le milicien
s’empara des trois feuillets couverts de
signatures et de tampons et les examina
longuement.
Maud commençait à comprendre que
se jouait une comédie dont les publics
étaient différents. À l’endroit des
étrangers qu’il contrôlait, l’homme était
désireux de montrer sa force. Mais, en
scrutant avec une attention soutenue des
documents qu’il ne pouvait certainement
pas lire car ils étaient rédigés en
anglais, il s’adressait également à ses
compagnons et tenait à leur montrer qu’il
était bien leur chef. Il y avait quelque
chose de comique dans cette scène et, en
même temps, il s’en dégageait une seule
certitude : dans le monde où ils
entraient, le seul véritable sujet, le
moteur ultime de tous les comportements
et de toutes les pensées, était la peur. Il
fallait jouer le jeu, montrer qu’on prenait
l’affaire au sérieux et, en exprimant une
crainte manifeste du chef, l’aider à tenir
en respect ses propres troupes. Lionel
excellait dans ce rôle. Il le faisait avec
calme, sans obséquiosité. Il montrait à la
fois un profond respect pour l’autorité et
une confiance totale dans sa propre
innocence. Cela suffisait à rassurer des
hommes qui vivaient en permanence
dans le soupçon et la menace.
Les deux anciens militaires, eux,
affichaient une décontraction ironique
qui suscitait la méfiance et l’agressivité.
Alex, en particulier, énervait les
miliciens sans s’en rendre compte ou
peut-être sans s’en inquiéter. Il regardait
leurs armes rustiques avec le sourire
blessant d’un spécialiste. Comme
l’affaire durait un peu, il se mit à
siffloter. Bien campé sur ses jambes, il
semblait prêt à bondir à la moindre
alerte. Il mettait un point d’honneur à
montrer qu’il n’avait pas peur et toisait
la petite équipe du check-point comme
s’il se fût agi d’adversaires potentiels,
dont il viendrait facilement à bout.
Lionel s’en rendit compte et tenta de
lui faire comprendre par signes qu’il lui
fallait se calmer. Le chef du barrage le
remarqua. Pour lourdaud qu’il parût, il
ne manquait sûrement pas de finesse,
surtout quand il était question de danger.
Un malaise s’installa et les miliciens
commencèrent à parler entre eux. Il était
clair qu’Alex avait éveillé leurs
soupçons. À ses côtés, Marc n’avait rien
dit et il avait même l’air un peu gêné par
le comportement de son compagnon.
Mais les deux ensemble, pour cette
même raison qui avait fait comprendre
immédiatement à Lionel qu’il s’agissait
d’anciens soldats, formaient un couple
duquel se dégageait une impression
suspecte. La peau basanée d’Alex et ses
cheveux crépus ne pouvaient que
renforcer la méfiance des miliciens. L’un
d’eux aboya :
— Passport !
Ce genre de demande était rare, dès
lors qu’on avait fait la preuve qu’il
s’agissait d’un convoi humanitaire.
Maud y vit la confirmation que les
Serbes, d’abord rassurés par Lionel,
avaient maintenant senti quelque chose
d’anormal, à cause des deux autres.
Heureusement, le barrage était isolé et
ne disposait certainement pas de moyens
de communication permettant d’alerter
facilement une autorité supérieure, à
supposer qu’elle existât. L’examen des
passeports n’apporta rien aux miliciens
et, finalement, ils laissèrent repartir le
convoi.
Mais Lionel était furieux.
— Ces deux crétins vont nous faire
avoir des ennuis, grommela-t-il en
conduisant. Il faut les séparer.
Quelques kilomètres plus loin, il gara
son camion dans une allée forestière et
descendit, l’air mauvais. Il fit signe aux
autres de le suivre pour une explication.
— Maud va passer derrière avec toi,
Alex. Marc, tu montes avec nous.
— Pourquoi ?
Marc savait très bien à quoi s’en tenir
mais il voulait contraindre Lionel à
donner des explications. L’autre ne
tomba pas dans le piège.
— C’est comme ça.
Depuis le départ, la tension était
perceptible entre les deux hommes. Les
discussions avaient toujours lieu avec
Alex mais en vérité, c’était Marc, avec
son habituel silence et son regard
énigmatique, qui mettait Lionel le plus
mal à l’aise. Cette antipathie instinctive,
sans fondement précis, était désormais
clairement déclarée et il fallait que l’un
des deux cède. Marc jugea sans doute
qu’il n’était pas temps de provoquer un
affrontement direct. Il obtempéra mais
on sentait qu’il n’avait pas dit son
dernier mot.
— Comme tu voudras.
Il alla chercher son sac à dos dans la
cabine du camion qu’il avait conduit et
le jeta dans l’autre. Maud mit un peu
plus de temps à rassembler ses affaires
et elle s’installa à côté d’Alex.
Le convoi repartit.
Dans la cabine de tête, l’ambiance
était étouffante. Lionel conduisait sans
quitter la route des yeux. Marc, les pieds
sur le tableau de bord, se balançait, les
écouteurs sur les oreilles, en écoutant la
musique de son baladeur. Même avec le
bruit du moteur, on entendait les
beuglements de Johnny Cash à travers le
casque.
Ils roulaient dans une campagne
morne où traînaient encore des brumes.
Il y avait peu de villages dans cette
partie de la Krajina. De temps en temps,
ils apercevaient une maison détruite, les
murs éventrés par des obus, les poutres
calcinées. Ils croisèrent une charrette de
foin tirée par un tracteur sans âge, qui
roulait au pas.
Quand il eut retrouvé son calme et au
moment qu’il avait choisi, Lionel décida
qu’il était temps de s’expliquer. La
présence muette de Vauthier, assis à
l’arrière, le rassurait.
Vauthier ne faisait pas mystère de son
antipathie pour les militaires. Il avait
raconté à Lionel qu’il était un ancien
objecteur de conscience. Il prétendait
avoir fait deux mois de prison à Tarbes,
à cause de légionnaires en bordée qui
avaient essayé de coincer sa petite amie
de l’époque. Tout cela, comme le reste,
était invérifiable.
Mais c’était surtout Marc que l’ancien
coursier détestait. Il ne lui adressait
jamais la parole et ses petits yeux trop
rapprochés, quand il le regardait,
jetaient des lueurs haineuses. Lionel ne
s’expliquait pas cette antipathie mais, en
l’occurrence, elle faisait de Vauthier un
allié bienvenu et qui lui était utile.
— Arrête ta musique deux minutes.
— Comment ?
— Je te demande d’arrêter ta
musique, hurla Lionel. Il faut qu’on
parle.
Marc ôta les écouteurs.
— Qu’on parle de quoi ?
— De sécurité.
L’autre sourit avec ironie.
— Ouais.
— Vous n’êtes plus dans l’armée. Il
faut comprendre ça. S’ils veulent nous
coffrer ou même piquer tout ce qu’on
transporte, il n’y a aucun moyen de leur
résister. Alors, aux contrôles, on fait
profil bas. C’est une nécessité de
sécurité. Il faut que tu expliques ça à ton
pote. Vous pouvez penser ce que vous
voulez de ces types. Mais ce sont eux
qui ont les armes et on doit leur montrer
du respect.
Marc sourit.
— C’est ça que tu crois ?
— C’est ça qu’on a mission de faire.
— D’accord, je vais parler à Alex.
Mais ne t’inquiète pas trop. Ces gars-là,
on les connaît par cœur. La seule chose
qu’ils comprennent, c’est la force. Plus
tu t’écrases, plus ils te feront des ennuis.
On a autant envie que toi d’arriver à
destination. Peut-être même plus envie
que toi, en fait.
Il souriait drôlement en disant cela
mais Lionel n’y vit que de la forfanterie
et ne suivit pas cette piste. Il devait par
la suite le regretter amèrement. Pour
l’heure, il avait surtout décidé de ne pas
s’énerver et de faire passer son
message.
— On peut en discuter et, au retour, tu
n’auras qu’à venir à une réunion au siège
pour exposer tes arguments. Mais, en ce
moment, on a des consignes et on doit
les suivre. Pas de résistance, pas
d’arrogance, pas de provocation. Je
voudrais qu’on soit bien d’accord.
Vauthier, à l’arrière, bâilla
bruyamment. Lionel lui était
reconnaissant de se manifester. Par sa
présence, il conférait à sa parole un
poids qui était celui, sinon de l’autorité,
au moins de la majorité.
— On va rencontrer pas mal de points
de contrôle et ils ne seront pas tous
d’aussi bonne composition. Sans
compter les patrouilles qui peuvent nous
tomber dessus n’importe quand. On doit
se comporter comme le font tous les
autres humanitaires.
— Les autres humanitaires ! répéta
Marc avec mépris.
On sentait qu’il avait sur cette
corporation des idées bien arrêtées et
guère flatteuses.
— Que ça te plaise ou non, c’est ça
que tu es, maintenant.
Lionel se retint d’ajouter : on se
demande pourquoi tu t’es engagé avec
nous si tu as une si mauvaise opinion de
ce que nous sommes. Mais il n’avait pas
envie d’interroger Marc sur son
engagement, de créer avec lui une
complicité.
Il y avait eu une discussion au siège
de l’organisation quand Alex et Marc
s’étaient présentés. Les dirigeants de La
Tête d’Or avaient consacré toute une
réunion à ce sujet et Lionel y avait
participé. Les motivations des anciens
militaires paraissaient suspectes aux
yeux de certains, qui étaient d’avis de ne
pas les engager. Mais on manquait
cruellement de chauffeurs pour les
convois, et les responsables des
ressources humaines répétaient qu’il ne
fallait pas se montrer trop regardant.
Finalement, il y avait eu un vote à main
levée et il avait été décidé qu’après tout,
si ces gars-là voulaient partir, c’était
leur affaire. Tant qu’ils respectaient les
règles, on n’avait pas à se poser trop de
questions sur leurs intentions profondes.
Lionel ne pouvait pas aujourd’hui se
montrer plus royaliste que le roi.
— D’accord, conclut Marc, en
remettant le casque sur ses oreilles.
C’est toi le chef. Mais un jour ou l’autre,
tu verras que j’ai raison.
De part et d’autre, ce qui devait être
dit était dit. Lionel prit le joint qu’il
avait glissé sur son oreille, comme les
épiciers le faisaient jadis avec leur
crayon. Il l’alluma et inspira une longue
bouffée. Il n’était pas tout à fait rassuré
mais, dans l’immédiat, c’était une affaire
réglée.
3

Maud comprenait la décision de


Lionel mais elle était furieuse de devoir
changer de camion. Elle conduisait
l’autre depuis le départ et s’y était
habituée. Elle aimait le bruit de son
moteur, connaissait ses faiblesses et
avait trouvé de petits trucs pour
apprivoiser la vieille bête. Par exemple
quand il fallait passer de seconde en
troisième, la boîte de vitesses craquait
parce que le synchro était cassé. Elle
réussissait, elle, à trouver le bon régime
pour que la vitesse s’enclenche sans
heurt. Elle connaissait le relief de sa
couchette défoncée et savait s’y caler
confortablement. Dans la nouvelle
cabine, tout lui semblait différent, mal
disposé, incommode. Elle n’aimait pas
le parfum de déodorant bon marché qui
s’était infiltré dans le tissu des rideaux
et des sièges et lui préférait encore les
relents de cambouis et de tabac qui
imprégnaient l’autre habitacle.
Elle se connaissait assez pour savoir
qu’elle avait tendance à personnaliser
les objets, les décors, et à nouer avec
eux des relations d’antipathie ou
d’amour, comme s’il se fût agi d’êtres
vivants. Mais elle se serait fait tuer
plutôt que d’avouer qu’elle était
amoureuse du camion qu’elle venait de
quitter. Elle se contentait d’afficher une
mauvaise humeur muette et conduisait en
regardant la route d’un air méchant.
Alex, à ses côtés, eut le tact de ne pas
lui poser de questions et de respecter
son silence. Au bout de quelques
kilomètres, elle commença à prendre
conscience de sa présence. Après tout, il
n’y était pour rien. Elle se sentait injuste
de lui faire porter le poids de sa
contrariété.
Elle se tourna vers lui et lui sourit. À
vrai dire, elle ne partageait pas
l’antipathie de Lionel à son égard. Elle
se dit que leur nouvelle cohabitation
aurait au moins le mérite de lui faire
mieux connaître ce garçon vigoureux,
qui ne manquait pas d’élégance. Elle se
décida à rompre le silence.
— Je parie que ça barde, devant. Ils
doivent avoir une explication orageuse.
Alex lui rendit son sourire.
— Heureusement qu’il y a Vauthier
pour servir d’arbitre, ajouta-t-elle.
— Qu’est-ce que Lionel nous
reproche, au juste ?
— Il pense que vous continuez à vous
comporter en militaires et que vous
n’avez pas compris les règles du jeu
humanitaire.
Alex secoua la tête. Il était encore un
peu méfiant. Après tout, depuis le
départ, personne ne lui avait adressé la
parole, sauf pour des questions
d’intendance. De Lyon jusqu’ici, il
n’avait jamais eu l’occasion de mener
une conversation seul à seul avec
quelqu’un d’autre que Marc.
— C’est vraiment une réaction de
civil. Mettre tous les militaires dans le
même sac… Marc est mon ami mais on
est très différents. D’ailleurs, quand on
était à l’armée, c’était encore plus
évident.
— Vous avez servi dans la même
unité ?
— Oui, on a été Casques bleus dans
le même bataillon du génie. Mais ça ne
veut rien dire. Lui, c’est un militaire de
carrière, moi, j’étais un appelé du
contingent.
Personne ne leur avait posé de
question, même au siège, sur leur
parcours militaire. Maud était
complètement ignorante des usages de ce
monde mais elle comprenait qu’il y avait
sans doute, là comme ailleurs, des
différences profondes.
— Vous n’aviez pas le même grade ?
— Lui, il était sergent et moi,
deuxième pompe. Mais ce n’est pas ça
le plus important. Les grades, c’est ce
qui se voit. Il y a tout le reste.
— Le reste ?
— Les mentalités, les habitudes. Pour
les soldats de métier, les appelés comme
moi sont des espèces de civils en
uniforme. Des stagiaires, en somme. Ils
nous méprisent un peu.
— Ça ne vous a pas empêchés de
devenir amis.
— Non, parce que Marc est
particulier dans son genre. D’ailleurs, il
ne se sentait pas bien dans l’armée.
— Pourquoi ?
— C’est compliqué à expliquer. Il
était en bagarre avec la hiérarchie et
c’est pour ça qu’il a fini par s’en aller.
C’est quelqu’un d’assez généreux, tu
sais. Je crois que vous l’avez mal jugé.
Maud commençait à se sentir plus à
l’aise. Elle appréciait d’avoir un
compagnon qui parle naturellement. Elle
était soulagée de ne plus subir les
silences de Lionel qui était toujours un
peu dans les vapes et préférait ses joints
à toute autre compagnie. Et puis, ils
étaient seuls, et le regard indiscret de
Vauthier ne pesait plus derrière elle.
— Qu’est-ce que tu faisais avant ton
service ?
— Rien, je traînais dans un lycée
professionnel.
— Où ça ?
— À Grenoble.
— Tu es de la région ?
Maud pensait qu’il allait parler de ses
origines tropicales et sa réponse la
désarçonna.
— Oui, je suis né dans un petit bled
de montagne, dans le massif du Trièves,
tu vois où c’est ?
— Du côté de la Chartreuse, vers le
mont Aiguille, par là ?
Elle était allée faire du ski de fond
une fois dans la région avec ses parents,
quand elle avait dix ans.
— Exactement.
Elle avait une furieuse envie de lui
demander comment il se faisait qu’un
enfant de couleur puisse venir au monde
dans un village du fin fond des Alpes.
Mais il avait l’air de trouver ça tout
naturel et elle n’osait pas lui poser la
question.
— Tu trouves que je n’ai pas trop le
look du montagnard, je parie ?
— Je n’ai rien dit.
Alex souriait. Il avait plutôt l’air de
s’amuser et, visiblement, il était à l’aise
sur le sujet.
— Mon père est guadeloupéen. Il a
perdu ses parents très jeune et il est venu
en métropole chez un oncle qui habitait
Grenoble. Il s’est marié avec ma mère
qui arrivait de La Réunion et il a dû
travailler tout de suite. Il a passé sa vie
à enchaîner des petits boulots. Un jour, il
a trouvé ce job de contrôleur laitier dans
la montagne et il y est resté.
— Je comprends.
— Il se lève à cinq heures du matin,
mon vieux, pour faire le tour des fermes
et collecter des échantillons de lait.
C’est très dur et mal payé. Alors, mes
parents voulaient que je fasse des
études. Malheureusement, moi, je n’étais
pas très doué pour ça. J’ai un problème
avec la lecture et on ne l’a pas soigné
quand j’étais petit. Je mélange les
lettres, tu sais ?
— Tu es dyslexique.
— Je te laisse le dire, parce que ce
mot-là, je n’ai jamais pu le prononcer
correctement !
Ils rirent tous les deux. Maud
remarqua que ça ne lui était pas arrivé
depuis leur départ. Pourtant, elle aimait
bien plaisanter avec des copines et
parfois même, chez elle, elle piquait des
fous rires toute seule.
— Bref, j’ai loupé mes examens et ils
ont fini par me faire sauter mon sursis.
Alors, je suis parti faire mon service.
Alex parlait calmement et Maud
aimait bien sa voix. Elle se rendait
compte que, depuis le départ, elle était
restée collée à l’équipe de l’autre
camion et qu’elle l’avait mal jugé.
C’était une assez bonne idée, finalement,
d’avoir cassé cette cloison et mélangé
les équipiers.
— C’est toi qui as voulu venir en
Bosnie avec l’ONU ?
— Oui, j’ai été volontaire tout de
suite après mes classes. On m’avait
affecté dans une caserne à Moulins et je
broyais du noir là-bas. J’ai passé tous
les permis : auto, moto, poids lourds, et
ça m’a occupé un temps mais après,
c’était la routine, les corvées. Je perdais
mon temps. J’ai préféré voir du pays.
Maud comprenait bien cela. Elle avait
fait deux ans d’études de droit parce que
son père était notaire. Il avait poussé son
frère à lui succéder mais l’idée ne lui
était jamais venue qu’elle pourrait en
être capable. Finalement, son frère avait
préféré être prof de maths. Elle s’était
dit qu’elle allait relever le défi et
reprendre l’étude de son père. Mais elle
ne se voyait pas non plus rester toute sa
vie au même endroit. Finalement, elle
avait tout laissé tomber pour partir en
mission. Dans un autre contexte, elle
avait eu la même réaction qu’Alex.
— Ils t’ont tout de suite envoyé ici ?
— J’ai d’abord fait une préparation
militaire pendant deux mois. Ensuite, on
nous a mis un casque bleu sur la tête et
on nous a poussés dans un convoi,
direction Kakanj. C’était en plein hiver.
Il faisait un froid terrible. La Bosnie
centrale, c’est rude. Il y a de la neige
partout, des montagnes. Ça m’a rappelé
mon pays natal. J’ai été très heureux là-
bas.
Le camion, devant, avait pris de
l’avance et quand ils le rejoignirent, il
était arrêté à un poste de contrôle.
— On n’est pas très loin de la poche
de Bihać, dit Alex. C’est une enclave
musulmane. Mais, d’après ce que j’ai
compris, Lionel ne veut pas qu’on y
passe. On va longer la zone par le sud.
Le check-point était tenu par des
miliciens en uniforme complet. Il était
beaucoup mieux organisé que le
précédent. La proximité de la ville
amenait beaucoup de trafic. Ils
croisèrent une route qui allait vers
l’enclave, sur laquelle circulaient de
nombreux convois. Devant eux, une
dizaine de semi-remorques du HCR
attendaient. Les miliciens vérifiaient les
papiers et inspectaient sommairement
les camions. Tout était plus
professionnel, plus normal. Ils n’eurent
pas à descendre de leurs cabines et
passèrent sans incident.
— Il y a un bataillon français dans
Bihać, dit Alex.
Ils croisèrent en effet plusieurs jeeps
qui transportaient des Casques bleus.
Sur leurs manches, on voyait les
écussons de la FORPRONU et des
insignes bleu-blanc-rouge. Bientôt, ce
fut de nouveau la campagne. La route
suivait une rivière aux eaux grises.
Toutes les installations industrielles qui
la bordaient avaient été détruites. Le ciel
bas rendait l’endroit lugubre.
La tension retomba et ils reprirent
leur conversation. Maud avait cédé le
volant à Alex au dernier contrôle. Elle
trouva des chewing-gums dans la boîte à
gants. Le goût de menthe, dans sa
bouche, lui rappela que depuis trois
jours, elle ne s’était pas lavé les dents.
— À quoi ça ressemble, Kakanj,
puisque tu connais ?
— C’est un sale coin. Une enclave
croate encerclée par les musulmans,
eux-mêmes encerclés par les Serbes !
Ailleurs, les combats ont dessiné des
zones assez homogènes mais à Kakanj,
c’est impossible. Les populations sont
trop imbriquées. L’ambiance est
vraiment tendue.
— Vous faisiez quoi, là-bas ?
— On sécurisait la mine de charbon.
Maud, qui ne conduisait pas, pouvait
regarder Alex en lui parlant. Elle eut
l’impression qu’il hésitait pour répondre
à sa dernière question. Il n’était plus
aussi décontracté, aussi naturel, comme
si ce sujet recelait un piège.
— C’est important, cette mine ?
— La Bosnie n’a aucune ressource
énergétique, à part le charbon. Ce sont
des mines énormes. Au début, ils
exploitaient le charbon à ciel ouvert.
D’ailleurs, la colline est complètement
défoncée. Mais, maintenant, ils vont le
chercher en sous-sol, dans des
kilomètres de galeries.
Il s’animait, en parlant de cela, et
mettait dans sa description un
enthousiasme qui n’était pas tout à fait
compréhensible.
— Ils continuent d’extraire le
charbon, même pendant la guerre ?
— Non. Les installations sont à
l’arrêt. Il faut voir ce que c’est :
d’immenses usines toutes noires
complètement silencieuses, des tapis
roulants arrêtés, des fours éteints. Quand
ça tournait à plein régime, j’imagine que
c’était très impressionnant. Mais, en ce
moment, tout est mort. On dirait un décor
de fin du monde.
— Pourquoi est-ce qu’on a mis des
Casques bleus là-dedans ?
— D’abord, pour ne pas que les
usines soient détruites. Et puis pour que
les pompes continuent à fonctionner.
— Les pompes ?
— Les galeries souterraines sont
inondables. Il y a des pompes qui
retirent l’eau en permanence. Si elles
arrêtent de tourner, les galeries seront
noyées et il n’y aura plus rien à faire.
Quand une mine est envahie par l’eau,
on ne la récupère plus.
Maud comprenait que ce sujet tenait
particulièrement à cœur à son
compagnon. Mais elle continuait à ne
pas saisir exactement pourquoi. Les
choses dont il parlait étaient importantes
mais pour quelle raison y mettait-il une
telle passion ? En quoi était-il si
personnellement impliqué ?
— Donc, votre boulot, c’était de faire
fonctionner des pompes ?
Elle craignit un instant qu’il ne prenne
sa remarque pour de l’ironie. Mais il ne
s’y arrêta pas. Il suivait son idée.
— Entre autres. Surtout, rien qu’en
étant là, on protégeait le site et ceux qui
sont à l’intérieur.
— Et les réfugiés qu’on va aider, où
est-ce qu’ils se trouvent ?
C’était curieux que ces sujets n’aient
pas été abordés plus tôt. Maud avait
essayé d’interroger Lionel à ce propos
mais il n’avait pas les réponses ou ne
voulait pas les donner. Au siège de
l’association, on leur avait simplement
dit qu’ils devaient apporter des vivres,
des vêtements et des médicaments à des
réfugiés qui se trouvaient dans un camp.
Et la machine s’était mise en branle. Il
n’avait plus été question que du
chargement, de la composition de
l’équipe, des autorisations. Maintenant
qu’ils se rapprochaient du but, d’autres
questions surgissaient, au moins pour
Maud, qui avaient trait à ceux qu’ils
allaient rencontrer et secourir. Depuis
qu’ils voyaient, le long de la route, des
paysans misérables, des gamins
morveux, mal vêtus et sales, elle
commençait à se préoccuper des
personnes qu’ils venaient aider, de leur
existence, de leurs conditions de vie, de
leur histoire.
— Les réfugiés sont dans la mine, dit
Alex avec un air sombre.
— Dans les galeries ?
— Non, dans l’usine.
— Mais qui sont-ils, au juste, ces
réfugiés ?
Maud se rendait compte qu’elle
s’était contentée jusque-là de notions
assez vagues. Elle n’était pas la seule.
Dès son entrée dans l’association, elle
avait été frappée par le côté abstrait de
l’humanitaire. On discutait géopolitique,
situation des forces sur le terrain, enjeux
stratégiques mais, finalement, les gens
qu’il s’agissait d’aider restaient assez
virtuels. Ceux qu’on appelait les
« victimes » ou, en parlant de l’aide, les
« bénéficiaires » étaient des êtres irréels
sur lesquels nul ne semblait désireux de
mettre un visage. Et le pire, c’était que,
jusque-là, cela lui convenait assez bien.
Elle avait besoin d’aider et elle était
satisfaite de savoir qu’il existait quelque
part des personnes qui avaient besoin de
secours. Mais ce sentiment renvoyait
plutôt à elle-même qu’à eux. Elle s’était
dit que cela ressemblait un peu au désir
d’enfant.
— Ils sont cinq cents, à peu près. Ce
sont des femmes, des enfants, des vieux.
Les hommes sont ailleurs, probablement
en train de combattre.
Le ton d’Alex, empreint de
mélancolie, montrait que pour lui, au
contraire, ces réfugiés étaient des êtres
de chair et de sang qu’il connaissait,
qu’il avait vus vivre. Leur souvenir
semblait convoquer en lui des émotions,
peut-être un peu plus.
— Comment sont-ils arrivés là ?
— Pour la plupart, ce sont des gens
qui habitaient les environs. Quand la
guerre a commencé, les Croates, qui sont
majoritaires dans la zone, ont brûlé les
maisons de tous ceux qui étaient d’une
autre religion. Les Serbes sont partis en
zone serbe, les musulmans en zone
musulmane. Mais certains, en particulier
ceux qui sont d’origine mêlée, n’ont pas
pu s’enfuir dans un endroit sûr. Alors,
ils se sont réfugiés dans la mine.
— Attends, j’essaie d’imaginer le
truc. Il y a la mine, avec les Casques
bleus qui protègent les réfugiés, et
autour les miliciens croates, c’est ça ?
— Exactement. La mine, c’est une
colline et des usines, le tout entouré de
barbelés. D’un côté, il y a les réfugiés et
de l’autre, à quelques mètres parfois, il
y a ceux qui les ont chassés et qui
attendent qu’on s’en aille pour leur faire
la peau.
— Ambiance…
— C’est la haine à l’état pur. Le pire,
c’est que ces gens-là étaient des voisins
avant la guerre. Ils vivaient ensemble
depuis des siècles. Et pour nous, ce sont
exactement les mêmes. Ils parlent la
même langue, ils ont la même tête, les
mêmes vêtements, sauf que les réfugiés
ont tout perdu et qu’ils ont l’air plus
misérables.
Maud regarda Alex et fut saisie par
son émotion. Elle avait partagé jusque-là
le préjugé des humanitaires à l’égard
des militaires et les considérait comme
des brutes sans conscience. Or, au moins
celui-là se montrait plus sensible et plus
humain que beaucoup de ceux qui
faisaient profession de soulager les
malheurs du monde.
— Vous aviez des contacts avec eux ?
Vous les connaissiez personnellement ?
Alex lui jeta un bref regard et parut
hésiter.
— Très bien.
Maud sentait qu’il avait envie d’en
dire un peu plus.
— Tu as des amis parmi eux ?
Le garçon eut un petit sourire. Il ne
lâchait pas le volant qui vibrait dans la
côte et compensait les à-coups que les
ornières de la route faisaient sans cesse
subir à la direction. Il attendit longtemps
avant de répondre.
— J’ai rencontré une fille, là-bas.
— Une réfugiée ?
— Oui.
Maud se sentait heureuse et même un
peu fière d’avoir mis au jour ce petit
secret. Elle avait conscience qu’elle
touchait là quelque chose d’essentiel,
qui expliquait mieux que tout
l’engagement d’Alex. Et en même temps,
elle perçut en elle comme une pointe de
déception.
— Quel âge a-t-elle ?
— Dix-neuf ans.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Bouba. Elle est dans la mine avec
ses deux petits frères. Ses parents ont été
tués pendant l’incendie de leur maison.
— Comment ça se passait : elle vivait
avec toi ? Vous aviez le droit d’être
ensemble ?
— Non. Les réfugiés ne sont pas
autorisés à entrer dans les
cantonnements de l’ONU. C’est moi qui
allais la voir dans son four.
— Dans son four !
— Oui, elle fait partie de ceux qu’on
a installés dans les grands fours à
charbon. Comme l’usine ne tourne pas,
ils sont vides. Ils ferment avec une
grosse porte en fonte. Dedans, il fait
plus chaud qu’à l’extérieur. Ce n’est pas
le grand confort, évidemment, mais la
nuit il n’y a pas de vent et ils peuvent
faire du feu pour la cuisine.
Il avait répondu avec passion, comme
s’il était soudain soulagé d’avoir livré
son secret et de pouvoir parler de celle
qu’il aimait. Mais, très vite, il se
rembrunit.
— Il vaut mieux que tu ne racontes
pas ça à Marc.
— Lui aussi a une copine là-bas ?
— Non.
— OK, je ne dirai rien. Mais qu’est-
ce que ça peut faire qu’il le sache ?
— Il le sait. Mais je préfère qu’il
n’apprenne pas qu’on en a parlé.
Il avait repris un air absent. Maud
resta silencieuse. Ils ne parlèrent plus
pendant les heures suivantes. Mais
c’était la première fois depuis le départ
qu’elle avait une conversation un peu
personnelle avec un membre de l’équipe
et elle se sentait moins seule.
4

Il était tout juste midi quand le camion


de tête tomba brusquement en panne. Le
convoi sortait d’une longue montée
pendant laquelle les moteurs avaient
chauffé. Et, en arrivant sur le plat, le
radiateur s’était vidé dans un bruit de
cataracte. Une épaisse fumée blanche
sortait du capot. L’heure de Vauthier
avait sonné.
Il était le seul à ne pas avoir le permis
poids lourds, mais il avait été engagé en
raison de ses compétences mécaniques.
C’était un passionné de moto. Il se
vantait d’avoir gagné quelques courses
en 250 cc. Une mauvaise chute lui avait
interdit la compétition. Même s’il n’était
pas un spécialiste du diesel, il s’y
connaissait assez en mécanique pour être
considéré comme le garagiste de la
mission.
Il souleva le capot et se pencha sur le
moteur. Les autres attendaient en fumant
autour de lui. Seul Marc restait à l’écart,
assis sur l’aile de l’autre camion. Il
avait fait des commentaires au départ sur
la mauvaise qualité du matériel et avait
prédit que les moteurs ne tiendraient pas
jusqu’au bout.
Vauthier trouva rapidement la panne.
— Une durite éclatée.
Il sortit des clefs d’une boîte à outils
et, en quelques minutes, exhiba la pièce
défectueuse. C’était un manchon de
caoutchouc qui avait dû être noir à
l’origine. Il avait pris avec le temps une
teinte grisâtre et il était tout fendillé.
Une des fissures s’était élargie, sans
doute sous l’effet de la chaleur. L’eau
s’était écoulée par là.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
demanda Lionel qui ne cachait pas son
inquiétude.
Ils étaient arrêtés en rase campagne.
Le vent glacial du haut plateau rabattait
de fines gouttes de pluie. Des corbeaux
énormes s’étaient posés dans les labours
environnants.
— On pourrait l’emmailloter avec du
chatterton mais ça ne tiendra pas
longtemps.
— Ça suffirait pour aller jusqu’au
prochain bled ?
— Je ne sais pas. Il faut essayer.
Vauthier bricola un manchon de ruban
adhésif autour de la durite et la remit en
place. Ensuite, il remplit le circuit de
refroidissement et le camion redémarra.
Ils grimpèrent dans les cabines et se
mirent en route doucement. La réparation
permit de parcourir deux kilomètres et
ils reprirent espoir en voyant au loin les
premières maisons d’un village émerger
du brouillard. Malheureusement, il leur
fallait encore gravir une longue côte. Ils
n’avaient pas couvert cent mètres que la
durite lâcha de nouveau.
— Cette fois, il va falloir changer la
pièce, dit Vauthier qui, depuis la panne,
était monté à l’avant, pour guetter les
réactions du moteur.
— On trouve ça facilement ?
— S’ils ont des tracteurs, ils doivent
avoir de la durite. Même si ce n’est pas
tout à fait le même diamètre, on pourra
essayer d’arranger quelque chose.
Ils mirent de nouveau pied à terre et
Vauthier plongea sous le camion.
— Je vais essayer de voir si on peut
trouver une autre solution mais ça
m’étonnerait. Pendant ce temps-là, il faut
que quelqu’un aille voir au village. Il y a
peut-être un garage ou, au moins, un
atelier de réparation agricole.
Lionel annonça qu’il s’en chargeait.
— Je t’accompagne, dit Maud.
Il y avait plusieurs jours qu’elle avait
envie de se dégourdir les jambes. En
France, elle faisait un footing chaque
matin. Elle supportait assez mal de
rester enfermée dans ces camions toute
la sainte journée.
— Si tu veux. Les autres, vous nous
attendrez ici avec Vauthier.
Il n’y avait rien dans le voisinage, à
part le village au loin. Mais on était
quand même en zone de guerre. Il valait
mieux que les camions ne restent pas
sans protection.
Lionel n’aimait pas marcher, ça se
voyait. Il se tenait toujours un peu voûté
et, malgré ses longues jambes, il
n’arrivait pas à suivre Maud.
— Doucement, il n’y a pas le feu.
Elle ralentit à contrecœur. Si elle
s’était écoutée, elle aurait couru. Ses
Nike étaient confortables, l’air vif lui
fouettait le visage. Elle appréciait le
silence ouaté de la campagne et l’odeur
acide des champs labourés.
— Comment ça se passe avec Alex ?
— Il est très sympa.
— Tu trouves ?
— Il suffit de lui parler gentiment et
de ne pas le considérer comme un
militaire.
Lionel haussa les épaules. Il avait son
avis sur le sujet et elle ne l’en ferait pas
varier si facilement.
— Je peux te poser une question ?
demanda Maud.
Elle s’était résignée à se traîner au
rythme de son compagnon.
— Vas-y.
— Comment se fait-il qu’on aille à
Kakanj et que ce soit justement là que
Marc et Alex ont servi pour l’ONU ?
C’est une coïncidence ?
— Non.
— Quel est le lien, alors ?
Lionel sortit un vieux Kleenex et
ralentit pour s’éponger le front. Malgré
la température assez fraîche, la marche
lui donnait chaud.
— Quand ton ami Alex s’est présenté
à La Tête d’Or, c’était pour répondre à
une annonce qui demandait des
chauffeurs de poids lourds pour
Sarajevo.
— Oui, c’est celle que j’ai vue dans
Le Dauphiné.
— Exact. Seulement, à ce moment-là,
on avait justement des problèmes. Tu
sais que la mission est financée par des
fonds européens ?
— Vaguement.
Lionel était toujours heureux de
montrer qu’il n’était pas un volontaire
comme les autres mais un responsable
qui connaissait les rouages du système.
Quand ils travaillaient au siège, Maud
avait remarqué qu’il prenait un plaisir
tout particulier à lui donner ce genre de
leçons.
— Au niveau de Bruxelles,
poursuivit-il, en prenant un air
important, ils ont décidé qu’il y avait
trop d’aide pour Sarajevo et pas assez
pour le reste de la Bosnie. Ils nous ont
demandé de proposer une autre
destination.
Ils avaient atteint les premières
maisons mais le véritable village était
en fait beaucoup plus loin. Ils
l’apercevaient dans le creux d’une
vallée en contrebas. C’était une
déception pour Lionel mais, au moins, la
route maintenant redescendait.
— Conclusion : il fallait envoyer une
mission exploratoire pour trouver un
nouveau site. Ça voulait dire de l’argent
et du temps perdu.
— Je vois. Et c’est à ce moment-là
qu’Alex vous a parlé de Kakanj.
— T’es pas bête, comme fille.
Maud en avait détesté d’autres pour
moins que cela. Deux ou trois ans plus
tôt, elle l’aurait giflé. Mais désormais,
elle avait décidé de ne plus s’énerver.
Elle se tut et serra les dents.
— Il nous a parlé des réfugiés qui
sont dans la mine de charbon et on a su
qu’ils manquaient de tout.
— Il vous a parlé aussi des fours ?
— Les fours ? Quels fours ?
Elle comprit qu’il ne savait pas, pour
Bouba. Elle décida de ne rien lui dire.
C’était un petit point marqué.
— Il paraît que les réfugiés vivent
dans les fours désaffectés de l’usine.
— Ah.
Cette image, qui l’avait frappée,
n’évoquait rien pour Lionel. Il se
moquait pas mal de savoir comment
vivaient les gens qu’ils allaient secourir.
La seule chose qui lui importait, comme
aux autres, ceux qui travaillaient au
siège devant leur ordinateur, c’était
d’avoir trouvé des « bénéficiaires ».
Grâce à eux, l’association allait pouvoir
recevoir l’argent de l’Union européenne
et la machine caritative continuerait de
tourner.
Ils arrivaient à l’entrée du village.
C’était un gros bourg agricole qui sentait
le crottin et l’étable. Des grillages
semés de plumes de poules bordaient les
jardins le long de la route. Il y avait une
bifurcation au milieu du bourg et Lionel
n’avait pas l’air de savoir de quel côté
aller.
— Tu connais le coin ?
— Non, moi, quand j’ai été à
Sarajevo, on a suivi une autre route. Je
n’ai jamais mis les pieds par ici.
Personne ne circulait dans les rues.
On ne savait pas si c’était à cause de la
guerre, parce qu’il faisait froid ou
simplement parce que les gens étaient en
train de déjeuner. Ce vide produisait une
impression paradoxale de paix et de
menace. Ils prirent à droite en direction
d’un grand hangar. Dedans, ils
aperçurent des machines agricoles hors
d’âge mais qui paraissaient toujours
servir. À côté du hangar, une maison
basse était éclairée. Ils frappèrent à la
porte. Une femme leur ouvrit. C’était une
grande paysanne, vêtue d’un tablier à
fleurs. Elle avait un beau visage
anguleux, des cheveux coupés court, des
yeux bleus. Il y avait dans sa féminité
quelque chose de puissant qui plut à
Maud. Et elle s’amusa de voir que
Lionel, devant elle, se faisait tout petit et
presque suppliant.
— Pomoć. França. Françouski.
Camion kaput ! bredouilla-t-il en agitant
ridiculement son bout de tuyau crevé.
La femme les regarda d’abord d’un
air sévère puis elle se retourna et appela
quelqu’un dans la maison. Un vieillard
la rejoignit sur le seuil. Il avait dû être
plus grand qu’elle et costaud mais le
temps l’avait tassé et il flottait dans ses
vêtements. Une énorme moustache grise
lui barrait le visage et deux sourcils
broussailleux cachaient ses petits yeux,
gris eux aussi.
Lionel recommença ses explications
et l’homme saisit la durite. Il la regarda
attentivement puis rentra dans la maison
sans refermer la porte. Un instant plus
tard, il ressortit. Il avait troqué ses
savates contre des bottes en caoutchouc.
Il traversa la cour à petits pas, et fit
signe aux deux étrangers de le suivre.
Ils pénétrèrent dans le hangar qui
sentait le grain sec et l’huile de moteur.
L’homme ouvrit une resserre, tout au
fond, et fouilla dans un coffre ouvert,
rempli à ras bord de pièces mécaniques
et de bouts de ferraille. Il ne trouva pas
ce qu’il cherchait, sortit, alla jusqu’à un
établi maculé de taches de cambouis, sur
lequel était fixé un énorme étau à queue.
Sous le meuble étaient entassés des
bidons rouillés qui devaient dater de la
Première Guerre mondiale. Lionel
regarda Maud en haussant les sourcils. Il
avait perdu tout espoir que le vieil
homme puisse dénicher là-dedans quoi
que ce soit d’utile.
— En Afrique, c’est pareil, dit-il, sûr
de ne pas être compris. Ils vous baladent
pendant une heure, plutôt que de dire
qu’ils n’ont pas ce qu’on veut.
L’homme, avec ses mains noueuses,
sortait les objets les plus hétéroclites
des bidons, les regardait en les plaçant
dans la lumière car il devait avoir de
mauvais yeux, puis il les alignait sur
l’établi. Bientôt, le plateau ressembla à
un étal de brocante et Lionel ricana
silencieusement.
— On se demande pourquoi ils
gardent toutes ces cochonneries.
Maud lui fit signe de se taire.
— Peut-être qu’il comprend…
— Penses-tu ! Il n’y a pas de risque.
Tout à coup, le vieux paysan se
montra fébrile. Il était de dos et Maud ne
voyait pas ce qu’il avait trouvé. Quand
il se retourna, elle vit qu’il tenait à la
main un tuyau en caoutchouc épais, plus
long que la durite crevée mais à peu
près du même diamètre.
— Voilà, s’écria-t-il en français, le
visage illuminé par un grand sourire.
Lionel saisit la pièce avec un air de
stupéfaction qui ravit Maud. Un
deuxième point !
— Vous parlez français, monsieur ?
dit-elle.
Le vieillard mit sa main en cornet et
elle répéta la question plus fort.
— Un peu, un peu, répondit-il avec un
très fort accent.
— Vous connaissez la France ?
Il était sourd comme un pot et il lui
fallut brailler de nouveau.
— Guerre, dit-il, en cherchant ses
mots. Contre nazis. France amis. Moi
soldat.
L’échange n’alla pas beaucoup plus
loin. Il refusa avec indignation l’argent
que Lionel lui proposa et Maud le
remercia avec un grand sourire.
Ils repartirent vers les camions en
tenant leur précieux trophée.
— Une chance qu’il soit sourd, dit-
elle à Lionel, qui traînait de nouveau la
jambe dans la côte.
*
En arrivant près du convoi, ils
trouvèrent les trois hommes assis
silencieusement autour d’un feu. Vauthier
faisait cuire des saucisses et les
flammes, en léchant la graisse, prenaient
une teinte orangée. Quand il vit la
trouvaille que lui tendit Lionel, il parut
assez satisfait.
— Un peu large, dit-il, mais en
serrant bien les colliers, ça devrait aller.
Il s’essuya les mains dans un vieux
chiffon et alla tout de suite se remettre
au travail sur le moteur.
Moins d’une heure plus tard, la panne
était réparée. Ils déjeunèrent rapidement
et les deux anciens militaires
rembarquèrent la batterie de cuisine.
Lionel voulait repartir tout de suite
mais Vauthier s’assit sur le talus un peu
à l’écart et lui fit signe de le rejoindre.
— Attends un peu, fit-il d’une voix
forte. La durite est réparée mais c’est
moi qui suis crevé, maintenant ! On va
s’en fumer un petit.
Ce genre de déclaration n’était pas
dans les manières du mécano. Il était
plutôt porté sur la bière. Il devait y avoir
quelque chose.
— On vous rejoint, cria Lionel aux
autres qui grimpaient déjà dans les
cabines. Faites chauffer les moteurs.
Maud était dans le camion avec Alex
et lui racontait leur virée au village.
Dès qu’ils furent assis côte à côte,
Vauthier, l’air le plus naturel possible,
dit doucement à Lionel qui réchauffait le
shit à la flamme de son briquet.
— Je ne sais pas ce qu’ils mijotent,
ces deux-là.
— De qui parles-tu ?
— Des deux troupiers.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
— À moi, rien. Seulement, je les ai
entendus parler entre eux pendant que je
bricolais le moteur. Ils étaient loin mais
avec l’air froid, les voix portent. Quand
ils se sont engueulés, j’ai saisi pas mal
de choses.
— Quel genre ?
— Je ne sais pas exactement de quoi
ils discutaient. Mais il y en a un, le Noir,
je crois…
— Alex ?
— Oui, Alex, il disait à l’autre : « Il
faut les mettre au courant. » Et le Marc,
il se fâchait. Il disait : « Si tu fais ça, je
te casse la gueule. » L’autre n’était pas
d’accord. Il insistait : « J’ai discuté
avec la fille. Je suis sûr qu’elle peut
comprendre. »
— Tu ne sais pas du tout de quoi il
était question ?
— Non, mais Alex disait : « Si des
miliciens tombent sur le truc à un check-
point, Lionel nous mettra tout sur le dos
et ce sera foutu. » Et l’autre ne voulait
rien savoir. Il lui disait : « Parce que tu
crois que s’il est au courant, il nous
couvrira ? » Et il nous insultait : « Ces
gars-là sont des couilles molles. Ils ne
marcheront jamais dans la combine. » Le
Black s’est fâché et il a dit finalement :
« T’es qu’un crétin. Tu vas tout faire
foirer. »
— C’est tout ?
— Oui.
— C’est quoi, le « truc » dont ils
parlaient ? Qu’est-ce que tu en penses ?
— Ces enfoirés de militaires sont
capables de tout, crois-moi. Ils
préparent un mauvais coup, j’en mettrais
ma main à couper. On va tous être dans
la nasse, si on les laisse faire.
Lionel regardait le premier camion. À
travers les reflets du pare-brise, il
distinguait le visage de Marc qui les
fixait. Heureusement que le cannabis le
détendait parce qu’il se sentait envahi
par la panique et Vauthier s’en
apercevait. Lionel sentait que le mécano
méprisait les humanitaires et n’avait
sans doute aucun respect pour lui. Mais,
dans l’affaire, il était son allié et il ne
fallait pas trop écouter ses sentiments.
— Qu’est-ce que tu ferais, à ma
place ?
— Je fouillerais les bahuts de fond en
comble et j’ouvrirais toutes les caisses
pour savoir s’ils n’ont pas planqué des
armes ou une autre saloperie dans le
chargement.
Lionel jeta le mégot au loin et se leva.
— On va voir, dit-il.
C’était sa manière à lui de reprendre
une allure de chef. Mais il commençait à
sentir confusément qu’elle ne trompait
personne.
5

Ils s’étaient remis en route mais,


quand le convoi passa dans le village où
le vieil homme les avait dépannés,
Lionel fit garer les camions devant le
hangar et alla trouver Maud qui attendait
au volant.
— Essaie voir avec la bonne femme
si elle a des choses à nous vendre. Des
œufs, des lapins, je ne sais pas. Moi, je
vais poser quelques questions au vieux.
Maud éteignit le moteur et alla
frapper à la porte. La femme lui ouvrit et
elle tenta de s’expliquer. Elle se montra
tout de suite plus aimable et même
souriante. Comme Maud ne comprenait
rien à ce qu’elle lui disait, la femme la
prit par la main et l’entraîna dans sa
cuisine. C’était une vaste pièce, plus
confortable que l’allure vétuste de la
maison ne l’aurait laissé supposer. On
voyait que la ménagère avait fait de son
mieux pour imiter les photos de
décoration sur des magazines. Les
machines étaient disposées sous un plan
de travail et des placards muraux peints
en blanc encadraient une hotte
électrique. Malheureusement, tous ces
instruments étaient fabriqués dans des
matériaux grossiers qui exhalaient un
inimitable parfum soviétique. Au fond
de la cuisine, une porte ouvrait sur un
cellier aux murs couverts d’étagères en
bois de caisse. Des pommes séchaient
sur des claies. De gros fromages d’un
blanc crayeux, alignés sur plusieurs
étages, répandaient une odeur fade. La
femme proposait ses trésors et tentait de
faire répéter à Maud le nom serbo-
croate de chaque produit. Celle-ci
écorchait les mots et déclenchait des
fous rires chez son hôtesse.
Lionel, lui, avait retrouvé le grand-
père dans le hangar et ils s’étaient
installés dans la pièce principale, à la
fois salon et salle à manger, tout entière
ordonnée autour d’un énorme téléviseur
couvert d’un napperon en dentelle.
Même si elle n’y prêtait pas beaucoup
attention, Maud entendait Lionel hurler
pour se faire comprendre du vieux
sourd. Il avait sorti du camion une carte
routière et l’avait étalée sur la table. Le
paysan avait chaussé de grosses lunettes
dont un verre était cassé et se penchait
sur le document. Il donnait du mieux
qu’il pouvait des indications sur l’état
des routes et les barrages militaires dans
les environs.
Finalement, Maud ressortit du cellier
en portant un cageot chargé de toutes
sortes de victuailles. La fermière la fit
asseoir dans la cuisine et insista pour lui
servir le jus noir que contenait une
cafetière en émail, sans doute une
décoction d’orge grillé. Maud aimait
cette complicité de femmes qui lui
permettait de se sentir en confiance et de
rire avec elle. Elles ne pouvaient pas
communiquer par le langage et pourtant
se comprenaient à un autre niveau. Ce
genre d’échanges la troublaient
beaucoup. Elle appréciait profondément
le monde des femmes et pourtant n’avait
cessé, par ses choix de vie, de le fuir.
Lionel l’appela et elle se souvint
qu’elle devait payer ses achats.
Contrairement au vieux, qui avait
repoussé le billet de Lionel, la femme ne
fit aucune difficulté pour accepter celui
que lui tendit Maud. Elle reconnut cette
simplicité, ce pragmatisme, cette
absence d’orgueil, et y vit là encore la
marque d’une perception féminine du
monde qui faisait naturellement la
différence entre les divers registres de
l’existence. Sur un plan, elles étaient
complices, on aurait déjà pu dire amies,
mais la valeur des choses et les
exigences de la vie faisaient que les
produits vendus devaient l’être à leur
juste prix.
— Il t’a donné des informations
intéressantes ? demanda-t-elle à Lionel
pendant qu’ils regagnaient les camions.
— Oui. On va continuer à rouler un
peu. Il reste deux heures de jour. Au
dîner, je vous ferai un briefing.
Ce ton martial la fit sourire mais elle
ne dit rien et reprit sa place au volant, à
côté d’Alex.
Ils repartirent en klaxonnant pour
dégager les rues du village. Leur
irruption avait attiré les curieux dans la
rue principale et des bandes de gamins
piaillaient en courant à côté des
camions.
Le paysage était beaucoup plus beau
depuis qu’ils avaient quitté les basses
vallées. Le relief ondulait doucement
mais on voyait que la nature
montagnarde résistait de plus en plus à
l’effort des humains. Les champs
butaient sur des barres rocheuses,
s’arrêtaient au seuil des forêts de sapins
qui couvraient les pentes escarpées de
gorges froides. À l’horizon, par
moments, on apercevait de plus hauts
sommets. Des bancs de brume, que la
journée sans soleil n’avait pas
dispersés, s’épaississaient à l’approche
de la nuit.
Lionel engagea le camion de tête dans
l’entrée d’une ancienne carrière. Tout
autour d’un vaste espace circulaire
couvert de gravillons, les parois de la
carrière, excavées par étages, dressaient
une muraille jaunâtre, striée par les
rigoles que l’eau creusait en ruisselant.
Des carcasses rouillées étaient entassées
dans un coin. Ce n’était pas des
stigmates de guerre mais seulement les
restes abandonnés du matériel
d’extraction.
La routine du soir se répéta selon une
chorégraphie désormais bien au point.
Vauthier, après sa brève heure de gloire
comme mécanicien, était redevenu le
préposé aux feux, et ce jour-là, il était
aussi de corvée de tambouille.
Ils eurent un peu de mal à enfoncer les
piquets des tentes dans le sol
caillouteux. Marc tordit plusieurs
sardines en cognant dessus avec une
grosse pierre. Ils allumèrent deux
lampes-tempête quand la nuit fut bien
noire. Assis en cercle autour du feu de
bois, ils mangèrent leur dîner en silence.
Tout le monde savait que Lionel allait
prendre la parole mais il prolongea
l’attente pour donner plus de poids à son
discours.
— Dans une douzaine de kilomètres,
on va quitter la Krajina et entrer en
Republika Serbska, l’État autoproclamé
des Serbes de Bosnie. Il va sûrement y
avoir un contrôle sérieux. Faut bien se
préparer.
Alex écoutait attentivement, assis en
tailleur. Marc traçait des signes
cabalistiques sur le sol avec la pointe
d’un bâton. Maud somnolait. Tout à
coup, Lionel haussa le ton.
— C’est pour ça que j’ai décidé
qu’on ne repartirait pas demain matin.
Il y eut un instant de flottement dans le
petit groupe, qu’Alex rompit avec une
plaisanterie.
— On s’installe ici, alors ? C’est
vrai, le coin est sympa !
— On ne repart pas avant d’avoir
terminé l’inventaire des camions.
Alex tressaillit et Maud perçut que,
malgré son assurance, Marc échangeait
avec lui un regard inquiet.
— L’inventaire. C’est-à-dire ? fit-il
crânement.
— C’est-à-dire qu’on déballe tout. Il
y a de la place, ça tombe bien. On ouvre
toutes les caisses et on vérifie si le
contenu correspond au pro forma.
Ensuite, on remballe.
Il y eut un long silence.
— On vient déjà de perdre une
journée avec cette panne, objecta Alex.
Tu veux en foutre une autre en l’air ? On
va arriver après la guerre, à ce train-là.
Son ironie tomba à plat. Personne ne
rit. Marc profita du silence pour poser
calmement une question.
— C’est courant, ce genre de
procédure ? Ou c’est parce qu’il y a un
problème ?
— Il y a un problème.
— On peut savoir lequel ?
— Le vieux, cet après-midi, m’a dit
que les miliciens étaient très nerveux
dans la région en ce moment. Je ne veux
prendre aucun risque. On va vérifier la
cargaison. C’est tout.
Il n’avait pas besoin de s’expliquer
davantage ; les deux anciens militaires
avaient très bien compris de quoi il
s’agissait. Sa défiance ne pouvait que
les concerner. Mais Lionel ne voulait
pas de scène, encore moins de bagarre.
Il salua la compagnie et partit se
coucher.
— Vous éteindrez le feu, cracha
Vauthier, en le suivant.
Maud était surprise par la décision
mais elle n’avait pas la force de
discuter. Elle avait mal dormi la nuit
précédente et la marche l’avait fatiguée.
Elle prit congé également.
Alex et Marc restèrent seuls près des
dernières braises. Quand Maud eut tiré
les rideaux dans le camion et quand la
lumière s’éteignit dans la tente de Lionel
et de Vauthier, qui était plantée assez
loin du feu, ils commencèrent à
chuchoter.
— Tu as parlé, attaqua Marc.
— Je te jure que non.
— Tu as tout raconté à la fille.
Comment est-ce qu’ils sauraient, sinon ?
— Qui te dit qu’ils savent ?
— Pourquoi ferait-il fouiller le
camion, s’il ne savait rien ?
— Nom de Dieu, tu vas me croire ?
Alex avait haussé le ton et Marc se
retourna vers la tente.
— Pas si fort ! N’en rajoute pas.
— Je n’ai rien dit à la fille, répéta
Alex avec un air entêté. Il doit y avoir
autre chose. C’est peut-être cet après-
midi. Tu te souviens quand on a discuté
pendant la panne. On n’a pas fait
attention à Vauthier.
— Ça se peut.
Marc avait répondu sans conviction.
Il n’avait pas changé d’avis mais il était
passé à autre chose : il n’était plus
temps de se déchirer sur le passé. Il
s’agissait plutôt de décider de ce qu’ils
allaient faire le lendemain.
— De toute façon, maintenant, c’est
trop tard. Si tu ne lui as vraiment rien
dit, il faut que tu lui parles.
— Je ne comprends plus rien. Tu me
reproches d’avoir parlé à Maud et
maintenant tu me demandes de le faire.
— La situation a changé, c’est tout.
Avant, il ne fallait pas lui parler parce
qu’elle pouvait donner l’alerte. Mais si
tu ne l’as pas fait, c’est différent. Il vaut
mieux lui expliquer à elle de quoi il
s’agit plutôt que de les laisser tomber
sur le truc. L’idéal, ce serait qu’ils
n’ouvrent jamais la boîte. Tu me suis ?
C’était toujours comme ça, entre eux.
Marc avait immanquablement le dessus
et il était souvent difficile de savoir
pourquoi. Même quand Alex était sûr
qu’il avait tort, il finissait par faire ce
que l’autre lui disait. Ce n’était pas une
question d’autorité, encore moins de
grade. Alex s’était d’abord taxé
d’imbécillité, de faiblesse. Et puis, il
avait fini par voir là-dedans quelque
chose d’assez beau, une forme
particulière de l’amitié. Il avait
confiance, voilà tout. Il connaissait assez
Marc pour savoir qu’il faisait toujours
ce qui pouvait être le mieux pour eux
deux. Et il se jugeait plus encombré
d’égoïsme, de lâcheté, de conformisme,
que son camarade, si bien qu’il finissait
toujours, malgré ses réticences, par se
ranger à son opinion.
— D’accord, je lui parlerai demain
matin.
Il pensa longuement à tout cela dans la
tente, allongé sur le sol irrégulier et
froid, et mit plusieurs heures à
s’endormir.
*
Dans l’amphithéâtre de roches que
constituait la carrière, l’humidité de la
nuit stagnait et faisait ruisseler la paroi
des tentes. Ils se levèrent plus transis
encore que d’habitude. Mais le ciel était
dégagé et un soleil presque chaud, un
dernier soleil d’automne, monta bientôt
à l’est, au-dessus des taillis. Les murs
de pierres de la carrière s’illuminèrent
de reflets jaune paille, les buissons qui
avaient encore des feuilles prirent des
teintes rousses qui réchauffaient l’œil.
Maud se dit que ç’aurait été une belle
journée pour voyager. Au lieu de cela, le
petit déjeuner avalé, ils roulèrent les
bâches des camions, sortirent les listes
de produits qui composaient les
cargaisons et attaquèrent l’inventaire.
Marc avait fait preuve d’un zèle
inattendu, si bien que grâce à lui le
premier camion fut prêt à être déchargé
avant l’autre. Lionel, assisté de Vauthier,
commença par celui-là.
Alex et Maud attendirent leur tour en
prenant un autre café.
Ils tenaient leur quart en fer-blanc
dans leurs paumes, pour se réchauffer.
— Tu n’as pas envie de faire une
balade ? proposa Alex. Juste un tour à
petites foulées. Ça nous dégourdirait les
jambes. Ils en ont pour un bon moment.
— Bonne idée !
Ils vidèrent leurs tasses et Maud lança
aux autres :
— On va faire un footing, on revient.
Ils s’éloignèrent en trottinant. La route
était encore dans l’ombre et il y faisait
plus humide. Leur haleine se dispersait
en volutes blanches. Alex courait avec
aisance, sa foulée était souple et, malgré
leur allure soutenue, il n’était pas
essoufflé.
— Tu sais, commença-t-il lorsqu’ils
furent bien échauffés, j’ai un truc à te
dire. C’est pour ça que je voulais qu’on
s’éloigne.
Maud le regarda du coin de l’œil. De
tout autre, elle aurait craint une
confidence amoureuse, une déclaration
ou des propositions sexuelles. Mais
avec lui elle se sentait en confiance.
Pourquoi ne redoutait-elle rien de ce
garçon ?
— Vas-y. Je t’écoute.
La route, au sortir d’un long virage,
avait débouché sur une plaine couverte
de pâturages. Maud tendit le visage vers
le soleil et plissa les yeux de plaisir.
— Tu te souviens de ce que je t’ai
raconté à propos de la mine de Kakanj ?
— Les réfugiés dans les fours.
C’était l’image qui l’avait marquée.
Elle suscitait en elle une sorte
d’épouvante. En même temps, elle ne
parvenait pas à se représenter
précisément la scène. Elle en avait
même rêvé. Des images de fours
crématoires, vus dans un grand livre sur
la déportation qui était dans la
bibliothèque de ses parents, lui étaient
revenues à l’esprit.
— Oui, mais je t’ai aussi parlé des
pompes.
— Les pompes qui vident l’eau dans
les galeries, c’est ça ?
— Les pompes sans lesquelles la
mine serait inondée et inutilisable à
jamais.
— Et alors ?
— Alors, elles fonctionnent au
charbon.
Maud était un peu déçue. Elle
s’attendait à des confidences concernant
la copine d’Alex ou à quelque chose du
même genre, c’est-à-dire une question
humaine, concrète et sentimentale.
Quelque chose de vivant, en somme. Et
elle ne voyait pas pourquoi il lui parlait
encore de pompes.
— Du charbon, on n’en extrait plus, je
te l’ai dit, puisque la mine est à l’arrêt.
Une troupe de merles les
contemplaient, posés tout près sur un
rocher en forme de locomotive, et Maud
les regarda en souriant.
— Alors, comment font-ils, s’il n’y a
plus de charbon ? dit-elle distraitement,
pour donner à Alex l’impression qu’elle
s’intéressait à ce qu’il racontait.
— Au début de la guerre, la mine était
toujours en service mais les livraisons
ne se faisaient plus. Pendant quelques
jours, ils ont accumulé du stock et puis
tout s’est arrêté. Pour faire fonctionner
les pompes, ils puisent dans ce stock.
Quel drôle de garçon, vraiment !
Pourquoi se montrait-il si hésitant, si
gêné pour parler de ces histoires de
charbon ? Quoi qu’il en soit, ça leur
avait donné l’occasion de faire ce petit
footing et Maud se sentait bien. Tant pis
si le prix à payer était une conversation
sans intérêt.
— Et il est important, ce stock ?
relança-t-elle poliment.
— Tout le problème est là, justement.
Ils arrivent au bout.
— L’ONU ne peut pas leur envoyer un
convoi de charbon ?
— Non, c’est interdit. Les
combustibles sont considérés comme
des matériaux stratégiques. Les Serbes
ont bien tenu compte de ça dans leur
guerre. Ils sabotent tout ce qui n’est pas
dans leurs zones. À Sarajevo, par
exemple, ils s’en sont pris dès le début
aux usines électriques pour priver la
ville de courant.
Même entraîné comme il l’était, Alex
avait du mal à garder le rythme en
parlant autant. Il était essoufflé et Maud
ralentit pour qu’il se calme. Cette
conversation lui gâchait vraiment son
plaisir. Elle cherchait comment changer
de sujet sans le vexer.
— Il n’y a qu’une seule solution pour
que les pompes continuent de
fonctionner et que la mine survive,
insista-t-il.
— Laquelle ?
— Extraire du charbon sur place. Pas
beaucoup, juste de quoi reconstituer le
stock.
— Eh bien, rien ne les en empêche,
j’imagine ?
— Si.
Il n’avait décidément pas l’intention
de parler d’autre chose. L’humeur de
Maud commençait à virer au noir. Elle
proposa de retourner vers la carrière.
Alex accepta docilement de faire demi-
tour. Mais au bout de cent mètres, il
s’arrêta et changea de ton.
— Il faut que tu m’écoutes bien,
Maud. Ce n’est pas une discussion en
l’air.
Elle était frappée par son air grave et
décelait dans sa voix une réelle
inquiétude.
— On va s’asseoir là, dit-elle, en
désignant un talus d’herbe rase que le
soleil avait séchée.
— Je vais aller à l’essentiel, reprit
Alex. Pour extraire du charbon d’une
mine comme celle de Kakanj, il n’y a
pas d’autre moyen que d’ébranler le
front de mine dans une galerie. Le filon
est très dur et les outils ne suffisent pas
pour le fragmenter. Une fois que le front
est fissuré, on peut le casser à la main ou
au marteau piqueur et récolter le
charbon. Mais d’abord, il faut
l’ébranler.
— Et comment est-ce qu’on ébranle
un front de mine ? demanda Maud qui
commençait à entrevoir de quoi il
s’agissait.
— Avec des explosifs.
Elle se tourna vers Alex. Il croisa son
regard et elle comprit.
— Et faire venir des explosifs, c’est
encore plus difficile que de faire venir
du charbon, j’imagine ?
— Il n’en est même pas question. Les
Serbes ne veulent rien savoir.
Elle le fixait et, tout à coup, elle eut
l’impression qu’il lui était très étranger,
qu’il cherchait à la manipuler.
— Pourtant, s’empressa-t-il d’ajouter,
ce ne sont pas des explosifs militaires.
Ce sont des bâtonnets qu’on plante dans
des trous et qui provoquent de simples
fissures dans la roche. Ils ne peuvent
servir à rien d’autre. On ne peut pas
faire sauter quoi que ce soit avec.
— Mais ce sont des explosifs.
— Il n’y a pas d’autre mot mais en
fait, ça n’a rien à voir avec des engins
militaires. Ce sont des pétards de
chantier, si tu veux.
— Et vous en avez mis dans nos
camions, c’est bien ça ?
Il hocha la tête, comme un enfant pris
en faute.
— Vous avez mis des explosifs dans
notre chargement !
Elle s’était levée et le regardait avec
des yeux pleins de colère.
— Vous avez mis des explosifs dans
notre chargement ! Vous êtes
complètement cinglés ! Vous vous rendez
compte des risques que vous nous faites
prendre ? Vous entraînez toute une
association dans vos conneries. Et ça
vous est égal que trois personnes qui
n’ont rien fait se retrouvent en tôle ?
Elle fit quelques pas en direction de
la carrière. Alex bondit et la rattrapa. Il
la saisit par le bras. Elle se dégagea et
fit volte-face. C’était toujours pareil
avec les mecs. On ne doit pas les croire,
même quand ils paraissent sincères.
Surtout quand ils paraissent sincères.
Maud se sentait trahie. Elle s’en voulait
d’avoir baissé la garde. Avec sa gueule
d’ange, Alex était comme les autres.
Lionel avait bien raison de le mettre
dans le même sac que son collègue.
— Calme-toi. Si je te parle à toi,
c’est justement parce que…
— Parce que tu t’imagines que tu vas
pouvoir me faire du charme et me mettre
dans ta combine. Tu crois que je ne te
vois pas venir ?
Alex baissa les yeux.
— Je pensais que tu pouvais
comprendre.
Il y avait une vraie déception dans sa
voix. Maud se remit en marche vers le
camp mais sans courir. Il la suivit en
silence. Elle réfléchissait à la situation
et, à mesure qu’elle avançait, son pas
ralentissait. Elle se sentait indécise,
partagée. Sa colère s’éloignait et elle
envisageait maintenant ce qui allait se
passer. La seule possibilité était de
dénoncer Alex et de provoquer une
explication. Malgré tout, cette
éventualité la révoltait. Il lui avait fait
confiance. Quelles que soient ses
arrière-pensées, c’est à elle qu’il s’était
adressé. Elle n’avait aucune envie de se
comporter bêtement comme un
apparatchik, comme Lionel, en somme.
Elle avait au moins le devoir de
l’écouter jusqu’au bout, d’essayer de
comprendre.
— Pourquoi n’avez-vous pas monté
un convoi tout seuls pour apporter ça ?
dit-elle à part elle, sans attendre de
réponse. Après tout, il y a des
particuliers qui apportent de l’aide en
Bosnie. Ce n’était pas la peine de
mouiller une véritable organisation
humanitaire…
Alex la laissa exhaler sa révolte,
évacuer la tension qu’avait provoquée
cette révélation. Puis il s’affala sur le
bord de la route, la tête dans les mains,
et, sans paraître lui répondre, il se mit à
parler à son tour.
6

— Quand on fréquente un peu ces


gens, dit Alex sans paraître s’adresser à
personne, on ne voit plus les choses
pareil.
Maud le regardait méchamment. Il
allait geindre, parler de sa copine,
l’apitoyer avec ses sentiments. Elle était
prête à verser de la pitié dans sa colère.
Mais qu’est-ce que ça changerait ?
— Ils s’en foutent, à vrai dire,
continua-t-il, de ce qu’on peut leur
apporter. Ils sont durs au mal, c’est
incroyable. Nous autres, sans
supermarché, sans pharmacie, on est
perdus. Eux, ils n’ont jamais été gâtés.
Maud se demandait pourquoi elle
l’écoutait. Pourtant, il avait tapé juste,
peut-être par hasard. Cette question, elle
se l’était posée aussi. Il y avait une
guerre ; on commettait des horreurs. Et
elle, qu’est-ce qu’elle faisait ? Elle
apportait du chocolat et des pansements.
Elle avait fini par accepter cet état de
fait comme une singularité des temps.
C’était comme ça et, au fond, elle ne
voyait pas ce qu’elle pouvait faire
d’autre. Mais elle n’en ressentait pas
moins un certain malaise, une certaine
honte.
— Ils savent que la guerre finira,
méditait Alex. Les guerres, il y en a eu
beaucoup, par ici. Elles finissent
toujours.
Une charrette tirée par un mulet
approchait sur la route. Un paysan tout
ridé la conduisait, affalé sur son banc de
bois. Il n’eut pas un regard pour eux en
passant. Il semblait venu là tout exprès
pour illustrer le propos d’Alex. On
sentait que le vieil homme avait épousé
depuis sa naissance un destin fait tout à
la fois de résistance et de soumission.
L’idée même de lui proposer une aide
matérielle était dérisoire, totalement
déplacée. Maud s’assit à son tour sur le
talus.
— Ce qu’ils veulent, poursuivit Alex,
c’est simplement continuer à vivre.
Le pâle soleil les caressait. Ils
tournaient le visage vers sa lumière.
— Pour moi, l’humanitaire, c’est ça.
Alex, d’un coup, avait retrouvé de
l’énergie. Il regarda Maud.
— Quand la guerre sera finie, il ne
faut pas que tout soit dévasté, tu
comprends ? Il faut que les gens puissent
continuer de vivre. Dans ce pays où ils
n’ont aucune source d’énergie, rien pour
se chauffer et travailler, le plus
important, c’est de préserver le peu
qu’il y a. Cette industrie, c’est toute leur
richesse.
Il marqua un temps puis livra sa
conclusion, sur un ton passionné,
enthousiaste, qui n’avait plus rien de
coupable.
— Crois-moi : la chose la plus utile
dans notre convoi, ce sont ces petits
explosifs qui vont permettre à la mine
d’être sauvée.
Maud n’aimait pas les idées reçues.
Elle avait toujours déploré que la
plupart des gens ne soient pas capables
de comprendre la complexité des
choses. Les paradoxes la séduisaient. Ils
étaient comme l’aliment de
l’intelligence. L’idée que l’humanitaire
ne fût pas ce que tout le monde pensait
qu’il était, à commencer par elle
quelques instants plus tôt, était une
découverte troublante, une sorte de défi.
Elle s’en serait voulu de ne pas le
relever.
— Tu crois que l’humanitaire, ça doit
consister à transporter des explosifs ?
demanda-t-elle, moins pour ridiculiser
le propos d’Alex, que pour l’encourager
à poursuivre le jeu intellectuel qu’il
avait commencé à jouer avec elle.
— Je crois que l’humanitaire, c’est
beaucoup de choses. Et il y a aussi
beaucoup d’acteurs sur ce terrain. Que
les grandes organisations de l’ONU s’en
tiennent à apporter des vivres, c’est
normal. Il en faut tout de même et elles
ne peuvent prendre aucune initiative en
dehors du mandat qui leur est confié par
les États. Mais les ONG n’ont pas ces
contraintes. Elles sont libres. À quoi sert
leur liberté, si elle ne leur permet pas
d’aller au-delà, de faire des choses
interdites ?
— À condition qu’elles le décident et
que ceux qui sont sur le terrain acceptent
le risque. Vous, vous n’avez parlé de
rien. Vous avez mis vos explosifs dans
nos camions et vous ne nous avez rien
dit.
— Eh bien, maintenant, on vous le dit.
Maud haussa les épaules.
— C’est trop facile. Nous n’avons
plus le choix.
— Peu importe, on vous le dit,
renchérit Alex en la regardant dans les
yeux. On vous dit : voilà ce qu’on a
l’intention d’apporter. Et voilà pourquoi.
La seule question, c’est : est-ce que ça
vous paraît utile, oui ou non ?
Elle se releva en secouant la
poussière qui était restée collée sur le
fond de son jean.
C’était curieux : elle avait envie de
rire. Cette histoire d’explosifs était le
premier événement intéressant qui s’était
produit depuis leur départ. Elle n’osait
pas trop se l’avouer mais elle s’ennuyait
dans ce convoi. À part l’excitation de
conduire un camion, rien ne la faisait
vibrer. La routine des journées et des
nuits était sinistre, l’ambiance plombée,
le paysage assez monotone. Sans le
savoir, elle espérait un événement,
n’importe lequel, pourvu qu’il fût
inattendu. Et celui-là l’était au-delà de
tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
— C’est quoi, les risques, si on est
découverts ?
— Pas grand-chose. Ils piqueront les
camions et nous mettront au trou pour
quelques jours. La France enverra un
fonctionnaire, consul ou autre, et on nous
libérera. Sinon, ça fera la une de tous les
journaux télévisés du soir et les Serbes
n’en ont pas envie.
Maud rit intérieurement, en imaginant
sa mère, en larmes devant le petit écran.
Quelle différence cela ferait ? Sa mère
était de toute façon persuadée qu’elle
était partie à la mort. Si sa fille avait
vraiment des ennuis, elle ne
s’inquiéterait pas plus qu’elle ne le
faisait déjà. Au moins, elle aurait la
satisfaction d’avoir eu raison.
— Pourtant, je t’ai observé aux
check-points. Tu n’avais pas l’air si
rassuré…
— Parce que vous n’étiez pas au
courant. C’était ça que je craignais
surtout. Si on est tous d’accord, il y a
beaucoup moins de chances qu’ils
découvrent quelque chose et si par
hasard ils le font, on pourra s’entendre
avant pour donner une explication. Ce
n’est pas des trucs très impressionnants,
ces petits explosifs. Si on ne tombe pas
sur des spécialistes, on peut dire que ce
sont, je ne sais pas, moi, des produits
médicaux…
— Pourquoi ? À quoi ça ressemble ?
— Des bâtonnets enroulés dans du
papier d’alu.
— Il y en a beaucoup ?
— Deux cents. Mais ils sont répartis
dans plusieurs cartons.
— C’est vous qui les avez planqués
avant le départ ?
— Marc, oui. Il s’est laissé enfermer
un soir dans le garage de La Tête d’Or et
il a ouvert certains emballages.
— Dans les deux camions ?
— Non, dans celui qu’on conduit.
Ils avaient marché assez lentement
mais la conversation avait duré et ils
arrivaient maintenant en vue de la
carrière.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda
Alex.
La question s’adressait à Maud car lui
n’avait guère de choix.
— Je ne sais pas, dit-elle en
accélérant le pas.
Et vraiment, en étant tout à fait
sincère, elle ne savait pas.
*
L’ambiance était tendue. Marc et
Lionel étaient en train de resserrer les
attaches de la bâche, à l’arrière du
premier camion. Vauthier s’activait
autour du réchaud avec l’air mauvais.
— Où étiez-vous passés, vous deux ?
lança Lionel. Ce n’est pas le moment de
démarrer une love affair.
Cette réflexion stupide eut le don
d’énerver Maud. Puisqu’elle hésitait sur
le parti à prendre, il fallait qu’un détail
anodin fasse pencher la balance d’un
côté. Elle eut vaguement conscience, tout
en trouvant cela ridicule, que ces trois
mots prononcés par Lionel sans y penser
allaient peut-être décider de tout.
— On va attaquer le deuxième
camion, reprit Lionel. Mais avant, on
déjeune, comme ça on pourra repartir
tout de suite après.
— Il est encore tôt pour manger,
intervint Alex.
— Nous, on a bossé. On a faim.
Maud souleva le couvercle du fait-
tout qui mijotait sur le feu. Une
ratatouille sortie d’une boîte bouillait, et
laissait surnager les saucisses que
Vauthier y avait jetées. Ils se partagèrent
des assiettes en plastique mal lavées, sur
lesquelles collaient des restes de sauce
de la veille. Maud servit tout le monde
avec une louche en fer-blanc et ils
allèrent s’asseoir par terre à distance les
uns des autres. Rien qu’à l’idée que ce
manège allait encore se reproduire des
jours et des jours, avec cette tension
dans l’air, ces antipathies inavouées que
chaque geste trahissait, elle se prit à
espérer que tout pète un bon coup et que
les choses soient dites, même
violemment.
Elle termina rapidement son assiette,
l’essuya avec du pain et alla la porter
dans la bassine de vaisselle.
— Il reste du café ?
C’était le point fort de Marc. Tous les
matins, il en préparait deux litres qu’il
versait dans des Thermos. Le peu de
choses que Maud savait de lui, c’était
qu’il était originaire du Nord et qu’il
carburait toute la journée au café.
— Le grand en plastique est vide mais
il y en a encore dans celui en inox, dit-il.
Maud se versa une tasse. C’était un
jus à peine noir qui ressemblait à du thé
et qui prenait le goût de tous les
récipients dans lesquels on le
conservait.
Les autres s’approchèrent pour se
servir à leur tour.
— Vous avez trouvé quelque chose
dans les cartons ? demanda-t-elle.
— Rien.
— C’est vraiment la peine de fouiller
le deuxième bahut ?
— On a commencé, on finit, trancha
Lionel.
Attirés par les odeurs de cuisine, deux
corbeaux les observaient à distance.
Maud remarqua que Marc regardait
Alex. Elle eut l’impression que celui-ci
haussait les sourcils, comme s’il avait
voulu exprimer sa perplexité.
— Bon, on y retourne ? grogna
Vauthier.
C’était lui le plus déterminé. Lionel,
malgré ses grands airs, ne faisait que lui
obéir. Influencée par les premières
étapes, quand elle était encore dans le
camion de tête, Maud considérait que
Marc était le plus inquiétant de la bande,
avec son air sombre et ses silences.
Mais elle commençait à comprendre que
la violence sourde qu’on sentait en
permanence dans le groupe était plutôt le
fait de Vauthier.
— Je finis ma clope et on y va, dit
Lionel.
— Restez là !
Maud avait presque crié. Elle
s’étonnait elle-même de sa réaction.
Tous la regardèrent.
— Restez là, on va parler.
Ils hésitaient, se tenaient debout, leur
quart à la main. Finalement, ils se
rapprochèrent, et comme Maud
s’asseyait par terre, ils firent de même
l’un après l’autre.
— C’est inutile d’ouvrir les caisses,
commença-t-elle.
Elle avait peur soudain, envie de faire
marche arrière, de ne plus intervenir.
Mais les regards étaient fixés sur elle.
Elle se rappela tout à coup un souvenir
d’enfance. Elle était à la piscine avec
son frère. Ils plongeaient du bord et
puis, à un moment, son frère l’avait mise
au défi de sauter du grand plongeoir,
celui de dix mètres. Les enfants
n’avaient pas le droit d’y monter. Ils y
avaient grimpé tous les deux. De là-haut,
le bassin paraissait minuscule. C’était
une piscine en plein air. Le soleil jouait
sur l’eau, lançait des éclairs blancs. Son
frère avait fait mine de s’avancer mais à
peine parvenu au bord du plongeoir, il
était revenu en courant, livide de terreur.
Alors Maud avait approché à son tour.
Elle était absolument paralysée par la
panique et avait envie de déserter son
propre corps. Quelqu’un, en bas, l’avait
repérée et donnait l’alerte. Elle
entendait des cris lointains mais un
grand silence s’était fait en elle. Sa
décision était prise : elle allait renoncer
et redescendre avec son frère par
l’escalier. Mais, à cet instant, elle avait
vu les regards. Des dizaines de regards
épouvantés étaient braqués sur elle. Plus
de quinze ans avaient passé mais elle
gardait la conviction que c’était à cause
de ces regards qu’elle avait sauté.
L’affaire avait beau s’être soldée par dix
jours d’hôpital et une fracture cervicale
qui aurait pu la laisser paralysée, elle ne
se souvenait jamais de cet instant sans
penser, avec une fierté secrète, qu’il
avait décidé de toute sa vie.
— Je vais vous le dire, moi, ce que
vous allez trouver, prononça-t-elle.
Vauthier, qui était resté à l’écart,
s’approcha. Marc et Alex échangèrent
de nouveau un coup d’œil. Lionel tirait
nerveusement sur son mégot.
— Il y a des explosifs dans certaines
caisses.
— Les salauds, j’en étais sûr ! cria
Vauthier.
— Laisse-moi parler, tu veux ?
Ils étaient stupéfaits par l’annonce de
Maud mais plus encore par l’autorité
qui, tout à coup, émanait d’elle.
— Ce ne sont pas des explosifs
militaires. Ce sont des petits pétards de
chantier, pour extraire du charbon.
Bien clairement et sans être
interrompue, elle expliqua tout : la mine,
les pompes, les galeries qui seraient
inondées d’eau. Et elle termina en
donnant son opinion, qu’elle avait
l’impression de découvrir elle-même en
la formulant et qui, pourtant, reprenait
les mots d’Alex :
— C’est sans doute le truc le plus
utile dont ces gens aient besoin. Moi, je
prends le risque.
Son discours se termina dans un
silence lourd de menaces. Et, en effet,
quand il prit fin, l’orage éclata.
— Des explosifs ! cria Vauthier. Tu
veux qu’on transporte des explosifs ? Je
rêve.
Il se leva brusquement.
— Je vais ouvrir ces caisses tout de
suite, moi, et on va les laisser ici, leurs
saloperies.
Il était hors de lui. On voyait qu’il
avait envie de sauter à la gorge des deux
militaires, mais c’était Marc qui
semblait concentrer le plus sa haine.
Les corbeaux s’envolèrent en
croassant, soulignant par contraste le
silence épais qui régnait dans la
carrière.
Il se passa alors quelque chose
d’inattendu : Vauthier se rendit compte
qu’il était seul.
Lionel, même s’il était sous son
influence, était trop sensible aux
rapports de force pour ne pas
comprendre qu’il était en minorité.
Maud et les deux militaires ne
bougeaient pas. Il se dégageait d’eux une
force en face de laquelle l’agitation de
Vauthier ne pesait plus bien lourd.
— Essayons de réfléchir, dit
finalement Lionel.
Maud comprit qu’elle avait gagné la
partie.
C’était d’autant plus troublant qu’elle
n’était pas sûre d’avoir raison. Elle
avait sauté du plongeoir et, à l’arrivée,
elle ne savait pas du tout quelles
conséquences aurait cette chute dans
l’inconnu.
*
La discussion, pour la forme, dura
encore près de deux heures. Il s’agissait
d’évacuer les objections, de peser les
risques et de répartir les rôles. Mais
chacun sentait de plus en plus nettement
que la décision de principe était prise.
Alex était allé chercher dans ses
affaires un paquet de bâtonnets explosifs
qu’il avait gardé tout exprès pour
montrer à quoi ça ressemblait. Et, en
effet, il fallait s’y connaître pour savoir
ce dont il s’agissait. On aurait dit un
genre de massepain enrobé de papier
brillant. À l’intérieur, cela avait la
consistance de la bougie et on voyait
dépasser une petite mèche torsadée.
Alex suggéra de dire que c’était un
cadeau pour une église de la région.
Lionel reprit de l’assurance en déclarant
doctement que, de toute façon, il n’avait
jamais vu les miliciens ouvrir des
caisses aux check-points. Il pouvait leur
arriver d’en confisquer. Si on en laissait
une ou deux ouvertes à l’arrière, ils se
contenteraient de farfouiller dedans.
Marc confirma que les bâtonnets étaient
bien camouflés et qu’il faudrait vraiment
passer la cargaison au peigne fin pour
les trouver. Vauthier, un peu à l’écart,
s’était mis à fumer. Plus personne ne
faisait attention à lui. Les autres s’étaient
attendus vaguement à ce qu’il déclare
qu’il ne continuait pas et qu’il se
débrouillerait pour rentrer par ses
propres moyens mais il n’annonça rien
de tel. Maud se demandait s’il était
finalement aussi courageux qu’il s’en
donnait l’air.
Il y eut beaucoup de questions sur les
possibilités de mise à feu accidentelle
des explosifs. Alex affirma d’abord que
ce danger était inexistant. Mais Marc
objecta qu’il fallait être honnête et qu’il
y avait tout de même un risque. Il était
limité mais pas nul : s’ils essuyaient des
tirs, éventualité que personne ne
souhaitait envisager, ou en cas
d’incendie, il faudrait faire très
attention. Curieusement, cette
déclaration eut plutôt un effet apaisant.
D’abord, elle montrait qu’il jouait franc
jeu et cela renforçait la confiance.
Ensuite, plus secrètement, il était
probable que l’existence d’un danger,
fût-il réduit, rendait la transgression
encore plus excitante.
À la fin, quand les interrogations
furent épuisées, il se fit comme une paix
dans le groupe. Curieusement, la tension
avait baissé et, si la crise s’était soldée
par la mise à l’écart de Vauthier, elle
avait plutôt rapproché les autres
membres de l’équipe. Lionel affichait
une sorte de contentement inattendu. Il
avait adhéré plus facilement que Maud
ne l’avait imaginé à l’explication
humanitaire qu’elle avait donnée, à
propos des explosifs.
Comme il était trop tard pour repartir,
ils prolongèrent la conversation jusqu’au
dîner. Lionel parla beaucoup. Ce qu’il
dit révéla un peu mieux les raisons qui
l’avaient poussé à prendre le risque de
transporter ces produits interdits. Au
fond, comme beaucoup de jeunes
humanitaires, il nourrissait un complexe
à l’égard des pionniers du mouvement.
La geste héroïque du Biafra, les
missions clandestines au Kurdistan, le
périple des volontaires à travers les cols
enneigés de l’Afghanistan occupé par les
Russes pendant la guerre froide étaient
devenus dans les ONG des sortes de
légendes qui renvoyaient aux temps
héroïques. Les plus jeunes avaient le
regret d’arriver trop tard, à une époque
où les missions étaient devenues moins
aventureuses et plus organisées. Cette
histoire de mines à sauver en emportant
des explosifs fournissait une occasion
unique de renouer avec la grande
Histoire et de marcher sur les traces des
fondateurs. En somme, c’est parce qu’il
était un apparatchik de l’humanitaire,
imprégné profondément par la culture de
l’association qu’il servait, que Lionel
acceptait si facilement d’en transgresser
les règles.
Maud prépara le dîner sans même
savoir si c’était son tour ce jour-là.
Marc alla chercher une bouteille de vin
blanc dans ses affaires. Il ne dit pas pour
quelle occasion il la conservait. Tout le
monde la but sans se poser la question.
Tout le monde, sauf Vauthier qui
fulminait toujours dans son coin.
II
ENGAGEMENT
1

Le petit matin fut toujours aussi


pénible, un peu plus peut-être parce
qu’ils s’étaient couchés tard et que le
vin les avait échauffés. Mais le soleil
était de nouveau là. Dès qu’ils quittèrent
cette affreuse carrière, ce fut pour
retrouver des bois roux et le vert cru des
pâturages. On sentait que le beau temps
ne durerait pas. D’épais nuages
rampaient de l’ouest et n’allaient pas
laisser longtemps sourire le ciel. Peu
importait : c’était à ce moment qu’ils
avaient besoin de gaieté et d’optimisme
et ils en firent chacun provision.
Le mur qui isolait les deux anciens
militaires du reste du groupe était tombé.
Maud nota pendant le petit déjeuner que
Marc et Lionel s’adressaient la parole,
ce qui était inhabituel. Elle imagina que
dans le camion de tête, Vauthier devait
bouder à l’arrière sur sa couchette mais
qu’entre les deux conducteurs la tension
avait baissé. Alex était, lui aussi, de très
bonne humeur. Il avait pris le premier
tour au volant. Maud avait réussi à
capter une station sur la vieille radio du
camion. Une musique, venue d’on ne
savait où, emplissait la cabine de
mélodies sirupeuses qui convenaient
assez bien à leur état d’esprit, à la fois
serein et rigolard.
Rien, en apparence, n’avait changé.
Ils conduisaient les mêmes bahuts
déglingués, couverts des mêmes
autocollants marqués au logo de La Tête
d’Or. Pourtant, c’était comme si,
soudain, cette mission était devenue la
leur. Ils avaient décidé de son but et
assumé ensemble un risque que personne
ne leur avait imposé. Ils ne savaient pas
plus qu’avant ce qui les attendait mais il
leur semblait que, désormais, ils ne
subiraient plus les événements de façon
passive.
Maud, en particulier, était heureuse,
grâce à ces discussions, d’avoir une
vision plus précise de ceux qu’ils
allaient secourir. Le fait de savoir que
les « bénéficiaires » n’étaient pas
seulement des bouches à nourrir, des
ventres affamés, lui plaisait. Ils avaient
des désirs d’êtres conscients, des
projets pour leur avenir, la volonté de
résister. En somme, ils étaient humains.
— À quoi elle ressemble, Bouba ?
Alex lui jeta un coup d’œil étonné.
Lui aussi était sans doute en train de
penser à ceux de là-bas.
— Bouba ? Elle est grande. Pour te
dire la vérité, quand je l’ai rencontrée,
je lui ai donné beaucoup plus que son
âge. J’ai cru qu’elle avait au moins
vingt-cinq ou vingt-six ans.
— Elle est blonde, brune ?
Il fouilla dans sa poche revolver et en
tira un portefeuille. Maud tint le volant
de la main gauche pendant qu’il
l’ouvrait et en sortait une photo. C’était
un mauvais cliché aux bords cornés. Un
trait de soleil voilait toute une partie de
l’image. On voyait au centre une fille
avec un long visage qui n’était pas sans
rappeler, en beaucoup plus jeune, celui
de la grande paysanne qui les avait
accueillis dans sa maison. Elle aussi
avait les cheveux courts, châtains, mal
coupés, et ses vêtements étaient
grossiers, chemise en nylon bon marché,
pantalon de toile trop large. Mais elle
avait remonté les manches, laissé son
col largement ouvert et prenait une pose
assez gracieuse. Elle souriait avec un air
de défi qui semblait dire : tout cela n’a
pas d’importance. À gauche sur le
cliché, on apercevait une porte épaisse
aux angles arrondis, en métal noir.
— C’est ça, le four ?
— Oui.
— Où est-ce qu’elle vivait avant la
guerre ?
— En ville. Son père était ingénieur.
— Elle est musulmane ?
— Pour les Serbes et les Croates, oui.
Mais elle ne s’en est pas rendu compte
avant.
— Comment est-ce possible ?
— Les gens des villes sont souvent
très mélangés. Sa mère est de Sarajevo.
C’est la fille d’un musulman et d’une
Croate. Du côté du père, il y a un peu de
tout, même des Albanais. Sous Tito,
personne ne leur avait demandé de
choisir. Ils étaient yougoslaves et ça
suffisait. Au début de la guerre, ils
avaient un voisin qui les détestait pour
une sombre histoire de grange
mitoyenne. Le voisin s’est engagé chez
les Oustachis, les nationalistes croates.
Dès que les combats ont commencé, il
les a désignés comme des métèques.
Leur maison a été une des premières à
brûler.
— Et le voisin a récupéré la grange ?
— J’imagine. En tout cas, ils ont dû
s’enfuir en pleine nuit. Le seul endroit
où ils ont pu s’abriter, c’était la mine. Je
pense que les autres auraient fini par
leur faire la peau, si les Casques bleus
n’étaient pas arrivés.
— Où est-ce que vous vous voyiez,
Bouba et toi ?
— On se promenait ensemble dans
l’usine. Je t’ai dit que je n’avais pas le
droit de la faire entrer dans les
bâtiments militaires, et devant sa
famille, il fallait bien se tenir. Alors, on
allait se balader. Même ça, c’était
dangereux. Si on passait trop près des
barbelés qui entourent la zone, il y avait
des jeunes, de l’autre côté, qui lui
criaient des insultes.
— Tu connais d’autres Casques bleus
qui ont eu des histoires comme ça ?
— Pas à Kakanj. La plupart, ce sont
des sapeurs du génie bien rustiques, tu
sais, les gars qui défilent le 14 Juillet
avec le tablier de cuir et la masse sur
l’épaule. Eux, ce qu’ils veulent, c’est
des putes. Ils attendent les permissions
pour aller s’en taper à Split.
— Marc aussi ?
— Non, justement. Il m’a même
défendu contre les autres qui me
traitaient de lopette.
Alex eut un long rire triste. Le silence
s’installa. Maud se décida à le rompre
car elle sentait qu’Alex était en train de
glisser doucement vers une mélancolie
douloureuse.
— Qu’est-ce que tu comptes faire
plus tard avec Bouba ?
Alex mit un temps à répondre. Il y
avait un grand trou dans la route, un
énorme nid-de-poule plein de boue. Il
manœuvra la direction pour le
contourner.
— Je veux vivre là-bas avec elle, dit-
il sans regarder Maud.
Ils restèrent silencieux après cet aveu.
C’était la première fois, sans doute, que
Maud observait l’amour d’aussi près, un
amour qui faisait prendre des risques,
traverser les mondes, oublier sa propre
personne. C’était à cet amour-là qu’elle
avait cru longtemps. Elle avait fini par
penser qu’il n’existait pas.
*
Après le déjeuner, ils avaient repris
la route sous un ciel gris et bas. Avec la
disparition du soleil, le froid était
revenu. Le bref intermède de joie qui
avait suivi la crise de la veille était bel
et bien terminé. L’idée du danger était de
nouveau dans tous les esprits mais un
danger extérieur auquel ils allaient cette
fois faire face ensemble et en toute
connaissance de cause.
Ils avaient rattrapé un long convoi de
l’ONU et ils suivaient les semi-
remorques blancs, flambant neufs. Il
était un peu plus de quatorze heures
quand les véhicules de l’ONU
s’arrêtèrent pour accomplir les
formalités d’entrée en Republika
Serbska. Des militaires serbes
inspectaient les camions. Ils portaient
des uniformes complets et des armes en
bon état. Le point de contrôle
ressemblait plus nettement à une
frontière digne de ce nom. C’était certes
une frontière en guerre, avec de vieux
blindés soviétiques en position de tir et
des casemates d’où sortaient des tubes
de mitrailleuses. Mais tout était
organisé, discipliné. C’était plus sérieux
mais aussi plus rassurant car on n’avait
pas à craindre le coup de tête d’un
milicien apeuré, livré à lui-même et
susceptible de réactions irrationnelles.
L’essentiel était d’ordre
administratif : il s’agissait de produire
des documents en règle et les leurs
l’étaient.
Le convoi de l’ONU fut autorisé à
passer. Lionel avança le camion jusqu’à
barrière. Car la route était barrée par
une vraie barrière métallique, peinte en
rouge et blanc, et pas seulement par une
chicane ou même une simple corde
tendue d’un côté à l’autre, comme on en
voyait dans les petits postes de
campagne.
Le soldat qui avait pris les documents
entra dans une maison dont le toit avait
brûlé et où avait été aménagé un bureau
au rez-de-chaussée.
Ils attendirent qu’il ressorte en
bavardant tous ensemble, sauf Vauthier,
qui fumait un peu à l’écart. C’était une
atmosphère bizarre. Ils risquaient plus
gros et le savaient mais la peur avait
disparu. C’était peut-être dû au barrage
lui-même qui était calme, aux militaires
qui opéraient ces contrôles avec
professionnalisme et exécutaient cette
tâche d’un air morne et sans aucune
agressivité. Mais Maud avait un autre
sentiment et elle aurait juré que les
autres le partageaient : elle se sentait
forte. Elle avait l’impression d’avoir
trouvé sa place dans cette guerre et d’y
faire quelque chose de risqué mais qui
avait un sens.
Lorsqu’elle était enfant, elle passait
presque tous les mois de juillet chez sa
grand-mère, dans le Berry. Elle l’avait
souvent fait parler de la ligne de
démarcation qui coupait la campagne à
moins de trois kilomètres pendant la
guerre. Sa grand-mère avait à peu près
son âge à l’époque de la guerre et,
d’après les photos qu’elle lui avait
montrées, elle lui ressemblait. Elle
traversait la ligne presque chaque jour à
vélo, pour aller suivre des cours de
couture à Bourges. La Résistance lui
confiait souvent des messages. On
l’avait décorée pour cela à la
Libération. Maud ne s’intéressait pas du
tout aux détails du réseau de résistance,
aux questions politiques, aux
développements du conflit. Ce qu’elle
voulait savoir, c’était ce que sa grand-
mère pouvait bien ressentir au moment
d’approcher des soldats et quand elle
mettait pied à terre pour présenter ses
papiers. La vieille femme était assez
embarrassée par cette question. Elle
cherchait dans ses souvenirs et
répondait : « Rien. » Maintenant, Maud
comprenait.
Elle aussi, si on lui avait demandé ce
qu’elle ressentait à cet instant, elle
aurait dit : « Rien. » Car la peur l’avait
quittée. Elle l’avait éprouvée pendant
ces derniers jours et voilà que,
maintenant, elle la cherchait et n’en
trouvait plus aucune trace en elle. Son
esprit et son corps étaient calmes. Son
cœur ne battait pas plus vite, elle n’avait
pas les mains moites, ne ressentait
aucune impatience, aucune tension. Tout
au plus avait-elle l’impression que les
couleurs étaient plus vives, même le
kaki des blindages ou le noir brillant des
armes bien graissées. Et les sons
semblaient venir de plus loin, comme
ces pépiements d’oiseaux qui lui
parvenaient d’un orme un peu déplumé
qui se dressait à une centaine de mètres,
en bordure de la route. Elle s’éprouvait
elle-même en se disant : je suis en train
de faire passer des explosifs dans une
zone de guerre. Mais cette idée était loin
d’éveiller en elle une quelconque
panique. Évidemment, ce n’était pas de
véritables explosifs et le risque était
somme toute limité. Tout de même,
c’était un pas hors de la bonne
conscience humanitaire, un acte qui
s’apparentait à un début de résistance. Et
elle en était fière.
Le militaire ressortit bientôt avec les
papiers dûment tamponnés. Ils
grimpèrent dans les cabines et
repartirent.
Le soir, au camp, Lionel donna la
preuve qu’il avait lui aussi changé. Il
étendit la carte qu’il tenait d’habitude
jalousement pliée dans la portière de
son camion et expliqua ce qu’il savait
des prochains barrages. Il alla même
jusqu’à demander son avis à l’équipe à
propos de la route à suivre. Cette
conversion soudaine à la démocratie ne
pouvait avoir qu’une origine : le convoi
avait, pour lui, changé de nature. Il
n’était plus l’objet docile d’une
organisation, dont il était le représentant,
ce qui le mettait dans l’obligation de
décider seul et d’imposer ses vues.
C’était du moins ce qu’il croyait car
c’était ainsi sans doute qu’avait procédé
le chef du convoi auquel il avait pris
part comme simple chauffeur la
première fois. Désormais, cette
expédition, par la nature particulière de
son chargement, devenait l’affaire d’une
équipe et ils devaient la diriger
ensemble. Lionel n’avait jamais été très
à l’aise dans le rôle du chef. Il l’avait
rempli avec une brutalité qui était la
conséquence de cette incertitude.
L’affaire des explosifs, même s’il était
loin de l’avoir désirée, lui fournissait un
prétexte inespéré pour partager le poids
de ses responsabilités.
— À partir d’ici, expliqua-t-il, la
situation va évoluer tous les jours. On a
encore trente kilomètres tranquilles,
dans l’enclave serbe, mais ensuite, on va
tomber sur des poches croates et
musulmanes, et ça changera sans arrêt.
C’est une vraie peau de léopard, la
Bosnie centrale.
— Il y a des combats ? demanda
Maud.
— Tout le temps. Mais des petits. Les
zones ethniques sont entremêlées. Un
jour, ils avancent de trois maisons, ils
prennent un champ, quelquefois un
village entier. Et puis le lendemain, les
autres reviennent.
Marc ne restait plus en retrait. Il avait
quitté son air menaçant depuis que
Lionel avait accepté la discussion et
surtout depuis que Vauthier n’était plus
dans les parages.
— Est-ce que tu pourrais nous
montrer l’itinéraire complet que tu as
l’intention de nous faire suivre ?
Lionel étala les mains sur la carte
pour effacer les plis puis suivit avec le
doigt un petit ruban gris.
— Voilà notre route.
— C’est un axe secondaire, intervint
Maud. Pourquoi est-ce qu’on n’a pas
suivi la grande route qui longe la rivière
jusqu’à Tuzla ?
— Bonne question, confirma Marc
calmement. Et, à vrai dire, Lionel, il y a
longtemps qu’on a envie de te la poser.
Quand on t’a vu t’engager vers le sud
avant Bihać, on n’a pas compris.
— Pour Kakanj, c’est le chemin le
plus direct, non ?
— En effet, pour être direct, il est
direct ! Malheureusement, il manque
quelque chose sur ta carte.
— Quoi ?
— Le relief, pardi. Pourquoi est-ce
que tu crois qu’on n’a rencontré presque
personne depuis qu’on roule sur cette
route ?
— On a suivi un convoi de l’ONU
tout à l’heure.
— Si on était restés sur la route
principale, ce n’est pas un malheureux
convoi qu’on aurait suivi, c’est cent
cinquante.
Lionel fumait nerveusement.
— Vous n’aviez qu’à le dire avant, si
vous n’étiez pas d’accord.
Marc ne releva pas la mauvaise foi de
cette réponse. Il était évident qu’avant,
ils n’avaient pas voix au chapitre.
— On a pensé que tu avais tes
raisons, dit-il.
— Remarque que ça ne nous dérange
pas de passer par ici, il y a moins de
contrôles que sur la grande route, ajouta
Alex.
— Vous devriez le remercier, alors ?
ricana Vauthier.
Ils sursautèrent. Personne ne l’avait
entendu approcher. Tout le monde
croyait qu’il était encore près des
camions.
Marc se retourna vivement et fixa
Vauthier. Son regard était provocant ; il
exprimait le défi, le désir de se battre, le
mépris. Jusque-là, la haine n’avait été le
fait que de Vauthier, et Marc, qui avait
bien perçu cette antipathie, s’était gardé
d’y répondre. Mais depuis que le
mécano les avait dénoncés, Marc ne
cherchait plus à dissimuler ses
sentiments vis-à-vis de Vauthier. Maud
était fascinée par la rapidité avec
laquelle Marc était capable de changer
de registre. Devant un adversaire, il
révélait une force presque animale. Ses
traits, mâchoires serrées, prenaient un
aspect cruel. Mais, peut-être parce
qu’elle lui connaissait maintenant un
autre visage, elle trouvait un certain
charme à sa violence.
Quoi qu’il en soit, l’arrivée de
Vauthier avait mis fin à la discussion.
— On verra ça demain, dit Lionel.
Il replia la carte et ils se dispersèrent,
comme d’habitude, pour la nuit.
*
La traversée du territoire serbe fut
sans problème, comme l’avait prédit
Marc. Ils rencontrèrent peu de convois
et, dans les villages, trouvèrent toujours
des produits à acheter. Il y avait eu assez
peu de destructions dans la zone. Les
campagnes vivaient leur vie habituelle,
rythmée par les travaux agricoles. Leur
dernier jour dans ce secteur était un
dimanche. Les églises orthodoxes, avec
leurs murs en briques et les bulbes sur
les clochers, attiraient des foules de
fidèles qui venaient en tracteur, en
carriole, à pied, à dos de mulet.
Camions et voitures semblaient avoir
disparu, sans doute réquisitionnés pour
les besoins de la guerre, à moins qu’il
n’y en eût jamais eu.
À la tombée de la nuit, ils quittèrent la
Republika Serbska, en passant un
contrôle très semblable à celui de
l’entrée, mais moins encombré de
véhicules militaires. En face, après un
no man’s land, ils découvrirent une
minuscule enclave agricole. Ils ne
comprirent pas tout de suite à quel
groupe elle appartenait avant
d’apercevoir, à la sortie du village, les
deux minarets ottomans d’une mosquée.
Les paysans avaient exactement la même
apparence qu’en zone serbe. Pour Maud,
ce n’était pas la moindre bizarrerie de
cette guerre que d’opposer des gens qui
parlaient la même langue, habitaient la
même terre et adoptaient au quotidien
les mêmes usages.
Dans le camion de tête, il y eut une
courte discussion pour savoir s’il valait
mieux s’arrêter là pour la nuit ou
continuer. Les ombres commençaient à
s’allonger. Dans moins d’une heure,
l’obscurité serait complète. Marc
proposait de monter le camp tout de
suite.
— Demain, on sera chez les Croates,
objecta Lionel. S’ils se doutent qu’on a
passé la nuit ici, ils risquent de nous
fouiller de fond en comble.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Ils sont de plus en plus paranos
dans ces coins. Et la réputation des
Français est de soutenir les musulmans.
Ils ne croiront jamais qu’on s’est arrêtés
sans raison. Ils craignent toujours qu’on
cache des types qui veulent sortir de la
zone.
— Mais si on essaie de passer de
nuit, ça va leur sembler encore plus
suspect.
— Ça se fait souvent et si on se
dépêche, il fera encore jour.
Lionel n’en démordait pas.
Finalement, Marc céda ; ils décidèrent
de continuer.
D’après les indications d’un paysan,
il leur fallait quitter la petite vallée et
passer le col qu’on apercevait au-
dessus, pour trouver le check-point
croate. Pourtant, parvenus en haut de la
côte, ils ne virent rien qui ressemblait à
un barrage. L’enclave devait être plus
grande que prévue. La nuit tomba, sans
lune. Les phares des camions, couverts
de boue, éclairaient mal. Il fallait rouler
lentement. Ils s’engagèrent dans la
descente. Cent mètres plus loin à peine,
ils essuyèrent les premiers tirs. Maud
n’avait jamais entendu de coup de feu, si
ce n’est au fond des bois de sapins dans
les Alpes, pendant la saison de chasse.
Elle ne fit pas tout de suite la relation
entre les claquements qu’elle percevait
au loin et les sifflements qui lui
parvenaient autour de la cabine. Elle
comprit en entendant une détonation plus
forte qui était, en fait, le bruit d’un pneu
éclaté.
Alex, lui, savait de quoi il s’agissait.
Il ouvrit sa portière et la tira par le bras.
Elle se retrouva allongée sur la terre
humide, dans le creux d’un fossé.
Quand la fusillade cessa, elle entendit
Lionel qui criait « Pomoć ». Marc, qui
avait un peu plus de vocabulaire,
expliqua quelque chose d’une voix forte.
Il se fit un long silence que troublait
seulement le petit bruit d’un liquide qui
s’écoulait quelque part. Puis ils
entendirent des pas sur la route et
comprirent que des miliciens
approchaient. Ils distinguèrent d’abord
leurs bottes sous le camion puis les
virent apparaître au-dessus d’eux,
l’arme pointée dans leur direction.
Ils se relevèrent avec des gestes lents,
et se retrouvèrent tous alignés au milieu
de la route, les mains sur la tête. Le
faisceau d’une lampe torche les éclaira
tour à tour en plein visage. On entendait
toujours, du côté des camions, comme un
petit ruissellement.
— Le fuel ! murmura Alex.
Un baril cylindrique était arrimé au
châssis de chacun des camions, pour
transporter une réserve de gasoil. Une
balle avait dû transpercer un de ces
réservoirs de secours. Mais lequel ?
Dans l’obscurité, il était impossible de
distinguer si la fuite était située sous le
premier camion ou sous celui qui
contenait les explosifs.
La patrouille qui les avait arrêtés était
composée de trois hommes. Peut-être y
en avait-il d’autres aux alentours mais
ils ne les voyaient pas. Les miliciens les
tenaient en joue sans bouger. Ils
semblaient attendre quelque chose ou
quelqu’un.
2

Les yeux commençaient à s’habituer à


l’obscurité. Les miliciens étaient trois
jeunes garçons apeurés, coiffés de
bonnets de laine noirs, dont les bords
étaient roulés. Ils avaient le doigt sur la
détente de leurs armes, des pistolets-
mitrailleurs qui pouvaient lâcher une
dizaine de coups à la moindre pression.
Le fuel coulait toujours et la flaque,
sur le sol, devait être assez considérable
car le filet de carburant, en tombant,
rendait maintenant un son liquide.
Enfin, ils perçurent des pas sur la
route. Quelqu’un approchait lentement,
en faisant résonner sur le bitume la
semelle ferrée de ses bottes. Les
miliciens s’écartèrent sans baisser leurs
armes et un nouveau personnage se
planta devant les cinq étrangers. Pour
autant qu’ils pussent distinguer ses traits
dans l’obscurité, il leur sembla que
c’était un homme très âgé, presque un
vieillard. Il avait le crâne dégarni,
entouré d’une couronne de cheveux
blancs, et son visage était profondément
ridé. Cependant, il se tenait bien droit et
une impression de force et d’autorité se
dégageait de lui. C’était sans doute un de
ces militaires à la retraite à qui les
Croates, pauvres en hommes
d’expérience, avaient fait reprendre du
service, pour encadrer l’armée de
fortune qu’ils avaient improvisée au
début de la guerre. En tout cas, à cet
endroit et à cet instant, il était le chef.
S’ils pouvaient espérer quelque chose,
c’était de lui seul.
Il posa une question aux gamins qui
tenaient les armes et l’un d’entre eux
répondit quelques mots. C’est alors que
Marc intervint. Il prononça une longue
phrase, d’une voix calme. Maud, qui
avait fait deux ans de russe au lycée sans
être capable de le parler, reconnut cette
langue.
L’homme s’avança et se planta devant
Marc. Il y eut un instant d’incertitude. Il
avait sur le visage une expression
hostile, presque outragée. Maud eut
l’impression qu’il allait frapper. Marc
était debout, immobile, les yeux fixés
droit devant lui, sans insolence cette
fois.
Finalement, l’homme parla. Il
demanda à Marc s’il était russe et quand
il eut répondu qu’il était français, il rit et
la tension retomba. La plupart des
gradés de l’armée yougoslave, surtout
les générations qui avaient connu la
guerre, avaient été formés en Union
soviétique. La parenté des deux langues
slaves leur avait permis facilement
d’apprendre le russe. Une conversation
s’engagea car Marc le parlait aussi très
couramment.
Il ne se relâchait pas pour autant et
gardait docilement les mains sur la tête.
Ses explications parurent satisfaire
l’officier car il ordonna à ses hommes
de baisser leurs armes. Il sortit une
cigarette de la poche de sa veste et
l’alluma. Il allait jeter l’allumette par
terre quand Marc lui fit remarquer qu’il
pataugeait dans le gasoil. La flaque
s’était étendue et elle suivait la pente de
la route, arrivait jusqu’à eux. Le vieil
homme eut un mouvement de recul. Un
milicien éclaira le liquide avec sa
torche et remonta jusqu’à la fuite. Le
trou était situé assez haut dans le
réservoir, si bien que l’écoulement était
maintenant ralenti. Marc demanda
l’autorisation de colmater l’orifice et
l’officier la lui donna sans difficulté.
— Vauthier va nous faire ça en deux
minutes, dit Marc.
Le mécano était en rage mais compte
tenu des circonstances, il fut bien obligé
d’obéir à Marc. Le vieux militaire dit
une phrase en russe.
— Il veut que je l’accompagne pour
vérifier nos papiers, traduisit Marc.
Lionel alla les chercher dans le
camion. Il les remit à Marc qui suivit
l’officier et disparut avec lui dans
l’obscurité.
Pendant ce temps-là, toujours
surveillés par les miliciens, les autres
sortirent la roue de secours et le cric, et
commencèrent à changer la roue. Le
camion, arrêté brutalement, était en
travers de la route, deux roues à moitié
dans le fossé, ce qui compliquait la
manœuvre de levage. L’opération
risquait de prendre du temps. Maud
attendait, assise sur le talus. Elle avait
proposé de participer au dépannage
mais ils lui avaient sèchement répondu
qu’ils n’avaient pas besoin d’elle.
Comme Marc ne revenait toujours pas,
elle commença à s’impatienter.
— Je vais voir ce qu’il fait, dit-elle à
Lionel. Ça ne devrait pas prendre des
heures de contrôler des papiers.
Elle expliqua par gestes aux soldats
qu’elle voulait rejoindre l’officier. Ils se
concertèrent et désignèrent l’un d’entre
eux pour l’accompagner. Ils n’avaient
qu’une seule torche et ils la gardèrent.
Maud et son ange gardien marchèrent
côte à côte dans l’obscurité. Le garçon
sentait la sueur, et les fossés exhalaient
une odeur de boue végétale. Ils
remontèrent presque jusqu’au petit col.
Le point de contrôle était surtout un
poste de combat, camouflé par les
sapins qui couvraient la crête. C’était un
bâtiment assez long en pierres sèches,
sans doute une ancienne bergerie. Il était
entièrement obscur mais, alors que
Maud et le jeune milicien
s’approchaient, un rai de lumière
apparut sous une porte. Le soldat frappa
trois coups et une voix lui cria d’entrer.
L’intérieur du poste était éclairé par
une lampe à pétrole. L’ameublement était
assez saugrenu. Un canapé moderne,
type années soixante, était posé devant
une table basse en verre, de forme
vaguement ovale. Deux fauteuils
capitonnés qui s’inspiraient du style
Louis XV lui faisaient face. Autour de ce
mobilier plutôt urbain, sans doute hérité
du pillage d’une maison des environs, on
distinguait, accrochés aux murs de
pierre, des râteliers encore remplis de
foin. Marc et le vieil officier,
confortablement assis, étaient en grande
discussion devant une bouteille de
slibovitch.
— C’est toi ? dit Marc. Entre. Ils ont
fini de changer la roue ?
— Pas encore.
— Alors, assieds-toi avec nous en
attendant.
Il traduisit sa proposition. Le militaire
opina, se leva et installa Maud avec des
mimiques de galanterie qui eurent le don
de l’énerver.
— Il paraît qu’avant-hier encore, il y
a eu un gros accrochage ici pendant la
nuit. On l’a échappé belle parce que,
quand ils nous ont vus arriver, ils ont cru
que ça recommençait. Notre chance,
c’est que leur mitrailleuse s’est enrayée.
Marc rit et l’officier, qui avait l’air
passablement éméché, se crut obligé de
faire de même. Il lui manquait une dent
sur le devant.
— Vaut peut-être mieux pas aller plus
loin cette nuit, dit Maud sur un ton
sérieux.
Le vieux soldat la regardait avec un
air égrillard qui ne lui disait rien de bon.
— C’est de ça qu’il me parlait
justement. Il y a un terre-plein devant le
poste. Il dit qu’on peut se mettre là pour
dormir.
— Je vais prévenir les autres.
— Attention, il va se vexer si tu ne
goûtes pas sa prune.
Le Croate tendait à Maud un verre
ébréché qu’il avait rempli presque à ras
bord d’un liquide jaune paille. Elle le
prit et s’assit sur un des fauteuils. Il était
complètement défoncé et elle eut
l’impression de tomber en arrière. Elle
se retrouvait avec les genoux à la
hauteur du menton.
Les deux hommes s’étaient remis à
discuter. Le milicien qui avait amené
Maud s’était assis sur le rebord d’une
fenêtre et fumait. C’était un tout jeune
garçon. Elle lui donnait quinze ans à
peine. Il avait ôté son bonnet. Ses
cheveux noirs bouclés étaient plantés
bas sur le front. Il la regardait par en
dessous. L’officier ne cessait pas non
plus de jeter des coups d’œil vers elle,
avec cette lueur salace dans les
prunelles qu’elle avait remarquée dès
son arrivée. Marc, lui, était très à l’aise.
Il discutait tranquillement et semblait
manifester aux miliciens une réelle
sympathie.
Maud but quelques gorgées d’alcool,
en s’efforçant de ne pas tousser car elle
voyait que les militaires guettaient sa
réaction et n’attendaient que cela pour
éclater de rire. Quand ils virent qu’elle
réussissait à avaler leur tord-boyaux
sans rien laisser paraître, ils eurent l’air
un peu déçus et l’officier reprit la
conversation en russe.
L’alcool était passé mais il lui
tournait la tête car elle était à jeun. Elle
entendait les mots sans les comprendre.
Bientôt elle contempla la scène dans un
état second. Pour éviter de regarder
l’officier, elle fixait les yeux sur Marc.
Elle était envahie de sentiments
contradictoires à son égard. D’un côté,
sa dureté, la maîtrise de lui-même qu’il
gardait toujours, sa violence contenue
décourageaient la sympathie. En même
temps, il rassurait. Dans l’univers
dangereux où ils étaient désormais
immergés, il était le seul qui inspirât
naturellement la confiance et laissait
espérer qu’ils avaient une chance
d’arriver à bon port. C’était vraiment un
être singulier. Maud se souvenait de ce
qu’Alex lui avait dit à propos de sa
générosité. C’est une qualité qu’elle
associait d’ordinaire à une certaine
douceur, or il semblait en être tout à fait
dépourvu. D’où lui venait ce physique
tout en muscles, cette dureté de
manières, ces habitudes spartiates ? Les
avait-il cultivées ou lui avaient-elles été
imposées par la vie ? Pourquoi était-il
devenu militaire ? Par idéal, par
obligation, malgré lui ? Elle avait
l’impression qu’il était à la fois un
soldat, qu’il en avait les habitudes, les
apparences, les idées mais qu’il n’en
avait pas l’âme.
Ces idées se succédaient dans sa tête
mais elle se rendait compte qu’elle était
incapable de les diriger. Le fait qu’on
parle une langue étrangère autour d’elle
lui permettait de s’attacher plutôt aux
gestes, aux mimiques. Elle observait
celles de Marc et essayait d’imaginer
l’enfant qu’il avait pu être. Elle
cherchait ce qui, en lui, pouvait provenir
d’un père et d’une mère. Elle
s’interrogeait sur l’origine de ces
cheveux très noirs et de cette peau
légèrement basanée. Elle le projetait sur
des paysages d’Afrique du Nord, du
Moyen-Orient, de Grèce, d’Amérique
latine, et s’efforçait de deviner quel
décor lui aurait été le plus naturel.
Bientôt, elle divaguait tout à fait. Elle se
demandait s’il aurait plongé avec elle
d’une hauteur de quinze mètres…
Soudain, elle sursauta. Elle sentait
qu’on lui secouait l’épaule. Et, en
s’éveillant, elle se rendit compte que
l’alcool l’avait assommée.
Heureusement, ils sortirent presque
aussitôt pour aller rejoindre les autres et
elle n’eut pas à supporter longtemps les
sourires ironiques des deux miliciens.
*
La roue était réparée et Vauthier
grommelait en remettant le cric sous le
châssis. Les deux autres inspectaient les
camions et faisaient le bilan des dégâts.
Une balle avait transpercé la bâche du
premier camion et le second en avait
reçu une à l’avant. Elle avait ricoché sur
le capot du moteur et n’avait
heureusement causé aucun dommage.
Pourtant, l’ambiance avait changé.
L’éventualité que le chargement soit
touché par des tirs n’avait pas été prise
très au sérieux quand Marc l’avait
évoquée. Désormais, il fallait se rendre
à l’évidence : ce n’était pas une
hypothèse improbable et ils en avaient la
preuve. Que se serait-il passé si les
explosifs avaient été atteints ? Et si le
gasoil s’était enflammé sous le
chargement ? Personne ne disait rien
mais tous y pensaient. La légèreté faisait
place à l’angoisse.
— On va dormir ici, annonça Marc.
Ce n’est pas la peine de prendre de
nouveaux risques cette nuit.
Lionel lui jeta un coup d’œil mauvais.
— Il y a un endroit pour planter les
tentes ?
— Un peu plus haut, devant leur
cantonnement. On laisse les camions
ici ; ils sont bien. Autant éviter de faire
une marche arrière dans le noir et d’en
mettre un dans le fossé.
— OK.
L’air frais avait dessaoulé Maud et,
soudain, elle paniqua. Elle saisit Lionel
par le bras et l’entraîna à l’écart.
— Rassure-moi : je ne vais pas
dormir dans la cabine ?
— Qu’est-ce que tu crains ?
— Tu n’as pas vu la gueule de ces
types et la façon qu’ils ont de me
regarder ?
— T’en fais pas. On est là.
— Là où ? À deux cents mètres ?
— Si tu nous appelles…
— Si je vous appelle quand ils seront
passés sur moi les uns après les autres ?
Merci ! Je suis vraiment rassurée.
Marc et Alex étaient déjà partis vers
le camp, leur sac sur le dos et les bras
chargés par la tente et les duvets.
Vauthier les suivait à distance.
— Qu’est-ce que tu proposes ? Il n’y
a que deux places dans les tentes.
— Je vais dormir avec Alex et toi, tu
t’installes ici.
— Tu vas dormir avec Alex !
La réaction de Lionel était d’une
violence inattendue. Évidemment, il ne
pouvait pas savoir qu’Alex était
amoureux d’une autre et qu’il ne pensait
qu’à elle. Maud se dit qu’elle devait le
lui expliquer. Mais elle n’en fit rien.
Alex n’avait certainement pas envie que
tout le monde soit au courant de sa vie.
Et puis, ce n’était vraiment pas le
moment de se lancer dans des
confidences sentimentales.
— Il ne me fera pas de mal, dit-elle.
On se connaît.
Lionel hésita. Voulait-il refuser ou
proposer plutôt qu’elle dorme avec lui ?
Elle avait un regard dur et il craignait
ses réactions, dans une hypothèse
comme dans l’autre.
— Fais ce que tu veux.
— Merci.
Maud avait peur, simplement peur, et
ce qui lui importait, c’était d’être à
l’abri pour cette nuit. Elle grimpa dans
la cabine, ramassa ses affaires dans le
noir, au petit bonheur, puis s’éloigna
vers les casemates, sans se retourner.
Lionel s’assit sur le marchepied du
camion, se passa la main dans les
cheveux et secoua la tête. Il n’y avait
qu’une seule chose à faire : s’en rouler
un gros.
*
Maud avait discuté longtemps dans la
tente avec Alex car aucun des deux ne
trouvait le sommeil.
Il lui avait expliqué qu’à Kakanj,
Marc fréquentait beaucoup les soldats
croates qui contrôlaient l’enclave.
— C’est-à-dire les mêmes qui veulent
faire la peau à Bouba et à sa famille ?
— C’est comme ça, cette guerre. On
ne comprend pas tout.
— Et pourtant, vous êtes amis tous les
deux ?
— Marc n’a pas de préjugés. Sous ses
airs sauvages, il s’entend facilement
avec tout le monde. C’est-à-dire qu’il
inspire la confiance, le respect. À
Kakanj, il était autant à l’aise avec les
réfugiés qu’avec ceux qui les retiennent
prisonniers. Et il sait très bien que je
suis amoureux d’une fille qui vit dans
les fours.
— Et toi, ça ne te gêne pas ?
Alex avait réfléchi longuement avant
de répondre.
— Tu sais, il se comporte juste
comme les gens de ce pays le faisaient
eux-mêmes avant la guerre. Ils vivaient
ensemble, se mariaient ensemble,
allaient à l’école ensemble.
— Oui, mais depuis, il y a eu
l’épuration ethnique, les massacres. On
ne peut pas faire comme s’il ne s’était
rien passé. On n’est pas au pays des
Bisounours.
Alex partit d’un grand éclat de rire.
— Ce n’est pas le genre de Marc du
tout ! Au contraire, il est très engagé.
— Engagé pour qui ?
— Tu lui en parleras, si tu veux. Il te
le dira, je pense.
Alex n’avait pas envie d’en révéler
plus, à l’évidence. Maud n’avait pas
insisté. Ces bribes d’informations lui
avaient seulement permis de comprendre
pourquoi Marc avait été si bien accueilli
par l’officier du poste. Il avait dû lui
parler de ses amitiés croates et peut-être
avaient-ils même des connaissances
communes.
Grâce à cela, pour une fois, ils prirent
leur petit déjeuner dans une maison, à
l’abri du froid. Mais ce fut plutôt pire
que d’habitude. L’officier croate leur fit
servir du café mais insista pour qu’ils
l’accompagnent de grandes rasades de
slibovitch. À la lumière du jour, le décor
du poste de garde avait perdu le peu de
romantisme que lui donnait la veille au
soir l’éclairage à pétrole. C’était un trou
sordide et puant. Le canapé comme les
fauteuils étaient maculés de taches. Aux
murs, sous les râteliers pleins de foin, un
portrait de Jean-Paul II était affiché en
face de posters représentant des femmes
nues, constellés de chiures de mouches.
L’officier croate semblait apprécier
leur compagnie. Il leur avait donné des
indications assez précises sur la région.
Surtout, il avait laissé entendre qu’une
offensive se préparait autour du
prochain poste de contrôle et qu’ils
avaient intérêt à contourner la zone, en
suivant un chemin forestier qui partait
sur la droite.
Maud avait refusé courageusement la
deuxième tournée d’eau-de-vie mais les
autres durent s’exécuter. Marc et Alex
avaient apparemment acquis pendant
leur séjour une résistance remarquable à
ce breuvage. Ils avaient surtout
l’habileté de manger les tranches de lard
gras qui leur étaient proposées en même
temps. Lionel et Vauthier, à qui cette
charcuterie rance soulevait le cœur,
burent à jeun. Le regard de Lionel était
de plus en plus noir. Il jetait des coups
d’œil vers Maud et Alex avec une
expression mauvaise. Ce qu’elle avait
senti la veille sans y croire tout à fait se
confirmait le matin : il avait été mortifié
qu’elle aille dormir avec Alex. Jamais
elle n’aurait pu imaginer qu’il serait
jaloux. Mais il fallait se rendre à
l’évidence : il était profondément
blessé.
Quant à Vauthier, il semblait se tasser
sous l’effet de l’alcool. L’ivresse
comprimait sa violence comme un gaz
sous pression. On le sentait sur le point
d’exploser. L’énergie mauvaise qu’il
avait emmagasinée risquait de donner à
cette explosion une ampleur terrible.
Quand ils quittèrent finalement leurs
hôtes, chacun était enfermé dans ses
pensées et, pour plusieurs d’entre eux,
elles étaient visiblement sombres. Tout
le monde pressentait que quelque chose
de grave allait se produire mais
personne ne savait quelle forme
prendrait la crise.
3

Le chemin qu’avait conseillé


l’officier était une vieille route, étroite
et mal goudronnée. Elle grimpait en
lacet dans la montagne jusqu’à un col
que l’on n’apercevait pas encore. Dans
les épingles à cheveux, les roues
patinaient, à cause de la boue qui s’était
accumulée dans les ornières les jours
précédents et ne séchait pas. Le camion
de tête donnait des signes de faiblesse.
Son moteur calait souvent et il mettait du
temps à redémarrer.
L’atmosphère, dans la cabine, était
lourde de menace. Lionel était toujours
de sale humeur. Vauthier contenait de
plus en plus mal sa colère. Marc faisait
semblant d’ignorer le malaise et se
montrait plein d’entrain. Il avait même
essayé de fredonner mais Lionel l’avait
fait taire, en grognant qu’il avait mal à la
tête.
L’étincelle était venue, comme
toujours, d’une phrase anodine. Après
avoir forcé pour franchir un virage
raide, Marc remarqua à haute voix que
le moteur chauffait. Il espérait que la
durite bricolée tiendrait. Vauthier bondit
de sa couchette.
— Si on était restés sur la vraie route,
ce serait plat et on aurait trouvé des
garages.
Il y avait eu une discussion avant de
partir à propos des conseils de l’officier
et Marc avait plaidé pour les suivre. En
somme, c’était un peu sa faute s’ils se
retrouvaient sur ce mauvais chemin, où
ne devaient passer que des engins
agricoles ou des convois militaires. Il ne
comptait pas pour autant réagir à la
remarque de Vauthier. Il se contenta de
sourire, en jetant un coup d’œil dans le
rétroviseur.
— Ça te fait marrer, hein ? insista le
mécano.
Comme il n’obtenait pas de réponse,
il s’excita davantage et continua à
récriminer. Tout y passait : le choix de la
route, la fusillade de la veille, les
explosifs dans les cartons.
— J’aurais dû me barrer, tiens.
— Te gêne pas.
Marc avait dit ça en souriant, le doigt
sur le bouton de la radio qu’il maniait
sans succès, pour essayer de trouver de
la musique.
Le ton était monté aussitôt.
— C’est plutôt ton pote et toi qu’on
aurait dû virer. Et à coups de pompe
dans le cul, encore.
— Essaie. Pourquoi tu ne le fais pas ?
Lionel se tenait la tête et répétait :
— Fermez vos gueules !
Vauthier le prit à témoin, pour essayer
de l’entraîner dans la querelle.
— T’es pas d’accord avec moi,
Lionel ? Après tout, c’est toi le chef,
non ? Tu ne vas pas laisser ce naze
décider à ta place.
— Tu sais ce qu’il te dit, le naze ?
intervint Marc.
— Faudrait jamais embarquer des
militaires dans des convois comme ça,
insista Vauthier en secouant la tête. C’est
des pourris.
— Nous, on a été militaires, on ne
s’en cache pas. Mais pourquoi tu ne leur
dis pas que tu es flic ?
— Qui est flic ici ?
— Mais toi, mon vieux. Tu penses
qu’on ne s’en est pas rendu compte ?
Le mécano accusa le coup puis lança
un flot d’injures. Marc commença par
sourire. Mais tout à coup il perdit son
sang-froid. Un mot l’avait-il touché en
particulier ? C’est en entendant « fils de
pute » qu’il avait réagi. Peut-être était-il
simplement usé par une nuit sans
sommeil, agitée par les cauchemars de
la slibovitch ? Le fait est qu’à un
moment, il lâcha le volant et saisit
Vauthier par le col. Le camion
s’immobilisa en travers de la route et
l’autre, derrière, freina brusquement
pour ne pas lui rentrer dedans. Maud,
qui conduisait, vit la portière s’ouvrir et
Marc sauter à terre, en entraînant
Vauthier. Les deux hommes se
retrouvèrent allongés l’un sur l’autre
dans la boue. Les coups pleuvaient sur
Vauthier. Après un moment de stupeur,
celui-ci avait repris conscience et se
défendait avec une force dont on ne
l’aurait pas cru capable. Lui aussi savait
se battre au corps-à-corps et Marc reçut
plusieurs coups au visage qui le firent
saigner aux lèvres et à la tempe.
Lionel était sorti en vitesse et se
précipitait vers les combattants. Pour les
séparer, il tenta de ceinturer Marc.
Vauthier en profita pour se dégager et
frapper au ventre. Alex, qui était
descendu à son tour, saisit Lionel par le
bras.
— Ne t’en mêle pas. Lâche-le !
Lionel se retourna vers Alex, le
visage déformé par la colère. Maud
comprit que la bagarre risquait de
s’étendre maintenant à ces deux-là. Elle
commença par les séparer puis se tourna
vers les hommes qui continuaient de se
battre par terre et hurla pour les faire
cesser. Marc avait repris le dessus et,
après un dernier coup de poing dans la
mâchoire de son adversaire, il se releva
et se mit à distance.
Vauthier était salement amoché. Il
avait un œil fermé par une ecchymose et
se tenait le bras droit en grimaçant. Des
marques bleues sur son cou montraient
que Marc avait manqué de peu de
l’étrangler. Il se mit à genoux, sonné
comme un bœuf frappé au merlin. Ses
vêtements étaient collés de boue. Maud
se demanda s’il n’allait pas s’effondrer
de nouveau. Mais, une jambe après
l’autre, il se releva, en regardant,
hébété, autour de lui. Son regard s’arrêta
sur Marc qui avait sorti un jerrican
d’eau et se lavait le visage.
— Toi, dit-il en pointant un doigt vers
lui, je te crèverai.
*
Comme toujours ou presque quand ils
s’arrêtaient quelque part, des gamins les
avaient observés de loin. Ils avaient
détalé au moment de la bagarre. Qui
pouvait savoir s’ils n’allaient pas
donner l’alerte ? Alex était persuadé
qu’ils étaient utilisés par les miliciens
comme guetteurs.
De tous, il était celui qui avait l’esprit
le moins en désordre. Il insista pour
qu’ils remettent le plus vite possible le
convoi en état de marche. Si une
patrouille arrivait maintenant et les
contrôlait, ils auraient bien du mal à ne
pas paraître suspects. Le premier
camion était toujours en travers de la
route, portières ouvertes. Divers objets
étaient tombés sur le sol quand Marc
avait tiré Vauthier de la cabine. Lionel
fouillait la boue pour retrouver sa
blague à tabac qui avait roulé dans
l’herbe trempée du talus. Les
combattants se tenaient chacun d’un côté
du camion, appuyés sur les ridelles. La
boue dégoulinait sur leurs vêtements, et
si Marc s’était sommairement
débarbouillé, Vauthier gardait le même
masque de terre noire et de sang séché.
Maud était accablée. Elle n’aurait
jamais pensé qu’ils en arriveraient là. Il
y avait une chose chez les hommes
qu’elle ne comprenait pas ou plutôt, elle
la comprenait mais ne l’admettait pas :
cette complète absence de civilisation,
cette acceptation innée de la violence.
Elle s’attendait à y être confrontée, en se
rendant dans un territoire en guerre.
Mais elle n’aurait jamais cru que cela
viendrait précisément de ceux qui étaient
censés incarner l’humanité et la paix.
C’était aussi choquant que de voir des
policiers dépouiller les citoyens qui les
avaient appelés au secours.
Lionel avait retrouvé son tabac. Il
aspirait de profondes bouffées d’une
cigarette qu’il avait roulée à la hâte et
qui était toute tachée de terre.
À part Alex qui s’efforçait de ranger
le champ de bataille, tout le monde
restait prostré et semblait résigné à ne
pas bouger. Finalement, ils reprirent
conscience quand le vrombissement
lointain d’un moteur leur parvint, rabattu
par une bourrasque froide. Le son venait
d’en haut et ressemblait au bruit d’une
moto. Ils s’élancèrent en désordre vers
les cabines. Mais, au moment de grimper
à bord, une même idée les traversa : il
n’était pas question d’enfermer de
nouveau Marc et Vauthier dans l’espace
confiné du même habitacle.
Lionel réfléchit rapidement. Il ne
voyait que de mauvaises solutions.
Finalement, il cria à Alex de les
rejoindre dans le premier camion et
envoya sèchement Marc vers celui de
Maud.
Par extraordinaire, les moteurs, qui
avaient eu le temps de refroidir un peu,
démarrèrent du premier coup. Ils
remirent les camions en file indienne et
quand le motocycliste surgit, le convoi
avait repris une allure normale.
La moto était conduite par un tout
jeune homme. Il ne portait pas
d’uniforme. Une mitraillette, tenue par
une bretelle en cuir, lui barrait le dos.
Derrière, assise en amazone, une grosse
femme vêtue de noir se tenait très digne,
un panier en osier sur les genoux. Ils
croisèrent le convoi sans ralentir ni
répondre au salut que leur adressèrent
les conducteurs.
*
Au col, le chemin sortait enfin de la
forêt et s’élargissait. Le panorama se
dégageait. On découvrait en contrebas
une large vallée couverte de forêts
sombres, d’où émergeaient de loin en
loin des pylônes métalliques. Leur
nombre trahissait la proximité d’une
ville. Et en effet, au débouché de la
vallée, presque à l’horizon, on
apercevait des barres d’immeubles
grises.
Comme le leur avait dit l’officier, ils
ne rencontrèrent pas de check-point au
col. En revanche, autour de la route, on
voyait nettement d’anciennes tranchées
et des vestiges de combats. L’endroit
était lugubre, avec ses arbres incendiés,
ses carcasses entassées dans les fossés.
Il était impossible de savoir de quand
dataient les affrontements. Ils n’auraient
pas été étonnés de voir des cadavres
joncher le sol. Mais il se pouvait aussi
qu’ils aient été très anciens. Il n’y avait
rien ni personne aux alentours, sauf les
inévitables corbeaux.
Il était l’heure de déjeuner mais
compte tenu de ce qui venait de se
passer, personne n’avait envie de
s’arrêter et d’ailleurs, personne n’avait
faim. Ils engagèrent les camions dans la
descente.
Dans la cabine de tête, Alex avait pris
le volant et Lionel dormait, abruti par
l’alcool du petit déjeuner. Vauthier,
derrière, ruminait sa haine. Alex
l’entendait par moments frotter son bras
en étouffant un gémissement.
— Rien de cassé, j’espère ?
— T’occupe.
Alex sentait que le mécano continuait
à ne faire aucune différence entre Marc
et lui. La conversation n’irait pas plus
loin. Il se concentra sur la route. Un
poteau indicateur troué par des impacts
de balles et tout rouillé indiquait
« Sarajevo : 120 km ». Dix ans plus tôt,
quand la ville accueillait les jeux
Olympiques, on pouvait venir se balader
ici pour la journée depuis la capitale et
pique-niquer en famille.
Le ciel était chargé de nuages gris,
épais et menaçants. Le temps changeait
vite, en cette fin d’automne. Le froid
était déjà bien installé dans la montagne
et le vent, qui avait tourné au nord, était
glacial. Dans la forêt, il faisait sombre.
Alex se demanda pourquoi ce décor lui
semblait si naturellement fait pour la
guerre. Il avait souvent rêvé sur ce sujet,
à l’école, pendant les cours d’histoire.
Chaque fois qu’une date de bataille était
située au printemps ou en été, il
l’imaginait comme une agréable partie
de campagne, guillerette et peu sérieuse.
Il ne parvenait pas à croire que la mort
pût être donnée parmi les fleurs et sur
des prés vert tendre. Quand il était
militaire, il s’était toujours senti en
sécurité avec l’arrivée des beaux jours.
Il avait fallu qu’un de ses camarades soit
touché par une balle en plein mois de
juin et qu’il le voie allongé de tout son
long sous un bosquet d’aubépines
blanches, pour qu’il se rende compte du
ridicule de son opinion.
— Il y a longtemps, avec Maud ?
Lionel était sorti de sa torpeur et
regardait Alex avec des yeux injectés.
— Bien dormi ?
— Il me semble que je t’ai posé une
question ?
— Je n’ai pas compris ce que tu
voulais dire.
— Bien sûr ! Tu n’as pas compris…
Dans la descente, la route était
particulièrement déformée par des
ornières et Alex devait donner de grands
coups de volant pour ne pas être entraîné
vers le fossé.
— Non, je n’ai pas compris.
Explique, s’il te plaît.
Lionel se tourna méchamment vers lui.
— Je t’ai demandé depuis quand tu
couches avec Maud. C’est clair, non ?
— Je couche avec Maud ? Mais je ne
couche pas avec Maud. Sauf cette nuit et
il me semble que tu étais d’accord.
— Tu n’es pas obligé de mentir. Je
m’en fous, moi, de ce que tu fricotes
avec elle.
Alex jeta un coup d’œil dans sa
direction. Sur un fond d’hébétude, une
expression douloureuse se dessinait sur
le visage de Lionel. Alex avait envie de
prendre son compagnon par les épaules
et de le secouer amicalement. Mais
compte tenu de l’ambiance qui s’était
installée dans l’équipe, il se garda de
toute familiarité.
— Je vais te raconter quelque chose
et j’espère que tu comprendras mieux ce
qui se passe : je vais retrouver la femme
que j’aime, à Kakanj.
— Maud est au courant ?
— Tu veux savoir exactement ce que
je lui ai dit ?
Alex raconta toute l’histoire sans rien
omettre. Lionel écouta ce récit et ne dit
pas un mot. Alex vit qu’il se détendait
aussi sûrement que s’il avait fumé un
nouveau pétard. Il aurait sans doute aimé
pouvoir dissimuler ses sentiments et
peut-être croyait-il même y parvenir.
Mais Alex lisait en lui sans peine.
— Je peux te poser une question, à
mon tour ?
— Vas-y.
— Si tu veux savoir ce qu’il y a entre
Maud et moi, c’est sans doute que tu…
— Occupe-toi de tes affaires, coupa
Lionel.
Et il se rembrunit. Mais sa mauvaise
humeur était aussi transparente que sa
gaieté. Et Alex, cette fois, le prit
presque en pitié. Il laissa passer un peu
de temps, puis reprit la conversation sur
un sujet moins sensible.
— Tu sais à quoi ça me fait penser,
ces camions et nos petites aventures au
jour le jour ?
— Non.
— À une BD. Mais je n’arrive pas à
retrouver laquelle. J’en ai bouquiné
tellement.
— Ah bon, tu aimes la BD ?
— Je ne lis que ça. Toi aussi ?
— Lesquelles tu préfères ?
— Toutes ! Mais évidemment Corto
Maltese, Largo Winch, tous les trucs
d’aventure.
Ils discutèrent pendant une bonne
demi-heure de leurs héros favoris.
Lionel était tout à fait en confiance,
maintenant. La descente ne serait plus
très longue et, dans certains virages, on
commençait à apercevoir les premiers
bâtiments de la ville. Mais Lionel, lui,
s’était installé pour une longue
conversation, bien calé dans l’angle
entre la banquette et la portière.
Il plaisantait et quand ils riaient tous
les deux, Alex avait l’impression
d’entendre un soupir navré sortir de la
couchette de Vauthier. Il l’imaginait
haussant les épaules et les trouvant
débiles.
— Tu sais que quand on m’a proposé
d’être Casque bleu, j’avais l’impression
que j’allais vivre des aventures comme
Michel Vaillant. Tu les as lus, les
Michel Vaillant ?
— Tu parles. Tous !
— Et toi ? Tu as choisi aussi
l’humanitaire pour l’aventure ?
— J’aurais pu, dit Lionel en secouant
la tête, parce que j’avais lu pas mal de
trucs sur les French Doctors et j’étais
assez fasciné. Mais ça ne s’est pas passé
comme ça, à cause de mes parents.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Ils sont dans la distribution. Mon
père était gérant d’un petit supermarché
Félix Potin à Écully et ma mère
travaillait avec lui. Comme ils n’avaient
pas beaucoup le temps de s’occuper de
moi, ils m’ont mis en internat à
Vénissieux. Ça me gonflait et pour tenir
le coup, je me suis mis à fumer
beaucoup. Pas ce qu’il y a de mieux
pour les examens. Je voyais arriver la
catastrophe, alors j’ai eu l’idée de
devenir chauffeur routier. C’est pour ça
que j’ai passé le permis poids lourds.
Mais mon père n’a rien voulu savoir. Il
me voyait dans un bureau, un truc
sérieux. Il m’a forcé à suivre une
formation pour entrer dans la banque.
— Tu l’as fait ?
— Il a bien fallu.
— Franchement, Lionel, je ne
t’imagine pas derrière un guichet.
— Pourtant, j’ai tenu deux ans. Petit
costard, chemise blanche et cravate. Je
rentrais le soir, j’étais cuit. J’avais loué
un studio à Villeurbanne.
— Et pourquoi tu n’as pas continué
comme ça ?
— Mon chef d’agence m’a chopé en
train de fumer dans un bureau.
— Fumer ? Tu veux dire…
— Oui, bien sûr ! Note que ça ne lui
faisait pas peur. Il ne se privait pas de
faire la même chose le week-end. Mais
à la banque, c’était strictement interdit.
Surtout, il en avait assez de mes erreurs,
de mes retards, tout ça. Alors, il a pris
ce prétexte pour me mettre à la porte.
On voyait au loin se profiler les
obstacles d’un gros point de contrôle.
Alex ralentit pour que le deuxième
camion les rejoigne.
— Pendant mon préavis, conclut
Lionel, j’ai vu une petite annonce. Une
ONG qui cherchait des administrateurs.
C’était le début de cette guerre. Ils ont
recruté à tour de bras. Et voilà. Bon,
c’est pas le tout. Maintenant, on va dire
bonjour à nos amis serbes…
*
Dans la cabine du deuxième camion,
Maud et Marc n’avaient pas desserré les
dents depuis qu’ils s’étaient remis en
route, après la bagarre.
Maud conduisait et se concentrait sur
la route. Elle avait du mal à contrôler la
direction à cause des ornières et de la
boue. Mais c’était le genre de problème
dont elle tenait à se sortir par elle-
même, et pour rien au monde elle
n’aurait demandé de l’aide. C’était
mieux comme ça, d’ailleurs. Les
difficultés de la conduite la détournaient
du malaise qu’elle éprouvait à sentir
près d’elle la présence massive de
Marc. C’était la première fois qu’elle
était dans une telle proximité avec lui.
Jusque-là, sans en avoir conscience, elle
s’était toujours tenue à distance, comme
s’il représentait un danger. Pourtant, elle
n’en avait pas peur et, depuis le séjour
chez les Croates, elle avait même
commencé à changer d’opinion sur lui.
Le voir se rouler dans la boue, recevoir
et donner des coups avec une violence
animale ne l’avait pas rendu plus
effrayant. C’était même le contraire.
Maud revoyait les images de ce combat.
Il y avait dans cette scène quelque chose
de repoussant, qu’elle avait ressenti
d’abord, mais, avec un peu de recul, elle
était étonnée de découvrir dans ce
souvenir une beauté qui ne lui était pas
apparue sur le moment. C’était comme
un ballet sauvage, une pavane brutale et
ardente, une vision archaïque qui
renvoyait aux origines de l’humanité, à
son essence. Elle en venait à se dire
qu’elle haïssait toutes les formes
dénaturées et civilisées de cette
violence mâle mais que dans son
expression la plus primitive, comme ce
combat à mains nues dans la fange, elle
était au contraire naturelle et même,
d’une certaine manière qu’elle ne
comprenait pas, désirable.
Pendant qu’elle roulait ces pensées
silencieuses, Marc déployait une intense
activité à son côté pour faire disparaître
toutes les traces du combat. Il avait tiré
des vêtements de rechange de son sac à
dos et changé successivement son T-shirt
et son pantalon. Ses mouvements étaient
difficiles dans l’espace étroit de
l’habitacle. Sans doute aussi avait-il
mal. Maud n’osa pas se tourner pour
voir s’il grimaçait. Elle se disait que,
dans les mêmes circonstances, à
supposer qu’elle eût à les subir, elle
aurait agi comme lui : reprendre au plus
vite sa dignité, cacher sa souffrance, ne
rien livrer de ses sentiments.
Ensuite, Marc utilisa des lingettes qui
traînaient dans la boîte à gants et qui
devaient servir à nettoyer le pare-brise.
Il se débarbouilla et frotta quelques
plaies qu’il avait sur les bras et le cou,
pour en retirer toute trace de sang et de
terre. La lésion la plus spectaculaire
était une grosse déchirure de la lèvre
supérieure, sur le côté droit. Il roula un
chiffon en boule et entreprit de
tamponner la plaie doucement. C’était
aussi un moyen de la cacher. Il était à
peu près présentable quand ils
rejoignirent le camion de tête et
s’arrêtèrent pour passer le point de
contrôle.
Cette fois, à l’entrée de la ville,
c’était un véritable poste de guerre serbe
qui barrait la route. Les soldats étaient
vêtus de l’uniforme réglementaire de
l’armée yougoslave. Leurs insignes
indiquaient les grades et l’écusson
tchetnik était à sa place, sur les
poitrines. Des VAB des Nations unies
étaient garés un peu à distance, et un
groupe de Casques bleus discutaient
avec des officiers serbes. On sentait un
grand calme parmi les soldats car la
tâche de contrôler des convois était un
repos et presque une récompense, en
comparaison des dangers auxquels ils
étaient exposés quand ils tenaient des
postes de combat. En même temps,
l’atmosphère de guerre urbaine
imprégnait toute la scène d’une angoisse
permanente et sourde qui instillait une
dose de menace dans chaque geste.
Le contrôle lui-même était moins
redoutable qu’aux check-points isolés
qu’ils avaient rencontrés jusque-là. Le
caractère régulier de l’armée qui tenait
la position rendait improbable une
fouille complète, voire une tentative de
chantage ou d’extorsion de marchandise.
La présence de la FORPRONU était
également un élément rassurant. Même si
les forces internationales étaient réduites
à l’impuissance et peu réactives, leur
simple présence faisait d’elles des
témoins devant lesquels les combattants
se garderaient de commettre des
exactions.
C’était la première fois qu’ils allaient
traverser une grande ville en zone de
guerre. L’environnement urbain générait
un malaise, une peur que les campagnes
qu’ils avaient parcourues jusque-là
n’avaient jamais provoquée.
Marc avait discuté avec les soldats
pendant qu’un gradé vérifiait les
documents. Maud avait noté avec quel
naturel il avait engagé la conversation
avec eux. Alex avait raison : il se
montrait autant à l’aise avec les uns
qu’avec les autres, Serbes, Croates et
consorts. Quel pouvait donc être cet
« engagement » dont Alex avait parlé à
son propos ?
Le contrôle accompli sans difficulté,
ils remontèrent dans les camions.
— Il paraît que la ville est coupée en
deux. Les Serbes n’en tiennent qu’une
moitié. Les musulmans contrôlent les
quartiers de la rive droite. Il y a des
snipers un peu partout. Pour l’instant,
c’est calme, mais il y a des offensives
toutes les nuits.
— Tu l’as dit à Lionel ?
— Ils ont dû le mettre au courant. De
toute façon, on va jusqu’au QG de
l’ONU et on fait le point là-bas.
Le convoi remonta lentement une
large avenue entourée d’immeubles en
ciment. Plusieurs d’entre eux étaient
éventrés par des tirs d’obus. Des traces
noires d’incendie étaient visibles sur les
façades. Il n’y avait aucun piéton sur les
trottoirs et les rares voitures garées dans
les rues étaient pour la plupart
incendiées. Parmi elles, ils aperçurent
un curieux engin. C’était une sorte de
blindé artisanal, bricolé avec des
plaques de tôle vissées sur la
carrosserie d’un tracteur. Un gros éclat
de mortier avait mis fin à la carrière de
cette pauvre machine. Elle gisait sur le
flanc, en travers d’une rue latérale.
— Au début de la guerre, dit Marc, ils
ont fabriqué n’importe quoi pour se
défendre. Mais en face de l’armée serbe,
ça ne faisait pas le poids.
Il ne précisa pas qui était ce « ils ».
Un peu plus loin, ils entrèrent dans un
quartier plus ancien. Les rues étaient
pavées et des rails de tramway couraient
au sol. Les bâtiments, de chaque côté de
la rue, étaient de style austro-hongrois,
avec des balcons en pierre et des
cariatides autour des fenêtres. Le rideau
de fer de tous les magasins était baissé.
On aurait dit que les vieux immeubles,
eux aussi, avaient bricolé un blindage de
fortune, pour se protéger de la guerre.
Marc avait ouvert sa vitre. Il guettait,
à travers le silence, le claquement sec
de tirs lointains, qui résonnait sur les
façades.
Le détachement de la FORPRONU
était logé dans le bâtiment de la Poste
centrale. Des sacs de sable étaient
empilés de part et d’autre de la porte
d’entrée, gardée par un Casque bleu
pakistanais. Ils garèrent les camions sur
une petite place plantée d’arbres, au
centre de laquelle se dressait une statue
décapitée.
Ils descendirent et se retrouvèrent, un
peu gênés, dans cet espace découvert, au
milieu de cette ville fantôme.
— C’est un Français qui commande
les Casques bleus, annonça Lionel. Je
vais aller voir si on peut rester ici
aujourd’hui.
— Il n’est que deux heures, dit Alex.
On pourrait rouler encore un peu.
Lionel ne prit pas la peine de lui
répondre. Il avançait déjà vers le garde
et ils le suivirent.
La sentinelle jeta un coup d’œil
distrait sur les papiers et les laissa
entrer.
Dans le grand hall de l’ancienne
poste, régnait une agitation qui
contrastait avec le calme de la rue. Des
militaires s’affairaient autour de petits
bureaux, placés un peu partout. Le
plafond était très haut, surchargé de
stucs et éclairé par de grands lustres en
bronze. Des centaines de fils électriques
étaient tendus à travers le hall. Ils étaient
accrochés aux lustres, à la rambarde du
grand escalier, sortaient par les fenêtres
qui avaient été murées à la hâte avec des
parpaings. On aurait dit les coulisses du
tournage d’un film à gros budget. Les
femmes et les hommes en uniforme qui
s’agitaient avaient l’air de figurants
prêts à entrer en scène.
— Attendez-moi ici, dit Lionel. Je
vais essayer de trouver le chef de
secteur.
Depuis la bagarre, il avait repris son
ton de chef. Il disparut vers les étages.
Ils restèrent plantés là, au milieu du
hall. Personne ne prêtait attention à eux.
Alex avisa un canapé et des chaises qui
avaient été poussés dans un coin et ils
allèrent s’asseoir. Ils s’aperçurent alors
de la disparition de Vauthier. C’était
assez habituel quand ils arrivaient dans
une ville et ils ne s’en inquiétèrent pas.
De vieilles revues traînaient sur une
table basse. Ils en saisirent chacun une et
se plongèrent dans la lecture. C’était,
pour la plupart, des publications
militaires, Terre magazine, Cols bleus,
des monographies du Service de
communication des Armées. Maud n’y
trouvait pas beaucoup d’intérêt mais
c’était bon, tout à coup, d’être assis
tranquillement dans un fauteuil et de
feuilleter des pages imprimées, de
regarder des images colorées, de lire
des mots dans sa langue.
Quand il redescendit, Lionel les
trouva silencieux et attentifs. Il était
accompagné par un grand gaillard, un
homme d’une cinquantaine d’années,
jovial, le visage mangé par une barbe
poivre et sel. Il était vêtu d’un treillis
sur lequel, bien en évidence à côté des
cinq galons de lieutenant-colonel et du
liseré bordeaux du service de santé, était
accroché un écusson tricolore. Il parlait
avec l’accent du Béarn et cultivait ses
allures de Porthos.
— Alors, voilà nos aventuriers !
— Je vous présente le docteur
Argelos, dit Lionel. Il est responsable
des actions humanitaires dans le secteur.
— Mordiou, comme tu y vas, petit ! Il
n’y en a pas beaucoup de l’humanitaire,
dans le secteur. Si je ne faisais que ça,
je serais en vacances. Mon premier
boulot, c’est d’abord de soigner nos
gars.
Ils se présentèrent l’un après l’autre et
serrèrent à tour de rôle la grosse pogne
du médecin. Lionel prit conscience à ce
moment qu’ils n’étaient pas au complet.
— Vauthier n’est pas avec vous ?
— Il a dû aller faire son rapport,
grogna Marc.
— Son rapport ? s’exclama le barbu
avec un grand sourire.
— Il plaisante. Il va revenir tout de
suite.
— Té, c’est comme ça que vous dites,
vous autres, quand quelqu’un va pisser !
Bon, suivez-moi. Je vais vous montrer
vos appartements.
Ils grimpèrent le grand escalier et
enfilèrent un couloir interminable. Les
portes qui donnaient tout le long avaient
été retirées car les grandes salles de la
poste avaient été divisées par des
cloisons en aggloméré. C’était donc
autant de petits couloirs qui
débouchaient désormais sur le grand. Le
barbu prit le deuxième à gauche et ouvrit
une porte.
— Mon royaume en ce bas monde,
annonça-t-il en les introduisant dans un
petit bureau rempli de paperasses et
d’ordinateurs.
La moitié d’une grande baie vitrée
éclairait la pièce. L’orifice d’une balle
était bien marqué dans le verre qui
s’était fendu en étoile tout autour. Sur la
cloison de bois en vis-à-vis, un autre
trou du même calibre indiquait que le
projectile avait traversé toute la pièce.
— Du 12,7, fit Alex en regardant le
trou.
— Ma parole, monseigneur est un
expert.
— J’ai servi comme Casque bleu
dans la région pendant six mois.
— Alors, tu connais la musique. On
est généralement tranquilles mais, de
temps en temps… Pan ! Pan ! Ça pète et
personne n’est à l’abri.
Le médecin, avec un grand sourire,
montra du doigt un matelas glissé sous
un des bureaux.
— Heureusement, j’étais au lit.
Il ne cherchait pas à leur faire peur,
plutôt à communiquer sa joie de vivre et
sa bonne humeur.
— Le colonel m’a dit que vous
repartez demain. C’est bien dommage.
Je n’ai guère de compagnie dans ma
partie et ce n’est pas le boulot qui
manque. Où allez-vous comme ça ?
— À Kakanj.
— Kakanj, Kakanj ? C’est dans les
montagnes entre Sarajevo et Zenica, je
me trompe ?
— C’est bien ça.
— Sacrebleu, vous n’êtes pas
arrivés ! Qu’est-ce que vous allez faire
là-bas ?
— C’est notre association qui a
choisi, intervint Lionel qui ne souhaitait
pas voir les deux anciens militaires
entrer dans des considérations trop
précises.
— Eh bien, ils doivent avoir leurs
raisons. Moi non plus, je ne comprends
pas toujours les ordres que je reçois,
pas vrai ? Armagnac ou bière ?
Tout en parlant, il avait sorti des
bouteilles d’un tiroir et fouillait dans
celui du dessous pour trouver des
verres.
— Je crois qu’on va prendre des
bières, dit Alex. On les boira au goulot,
ne vous tracassez pas.
— Tant mieux, parce que les verres
ici, c’est plutôt rare et, en général, ils
sont dégueulasses.
Il décapsula les bouteilles de bière
avec le manche d’une fourchette.
— Bon, la demoiselle peut dormir
ici ; moi, j’irai à l’étage des officiers.
En fait, c’est là que je devrais coucher
mais je préfère rester dans mon bureau.
Les autres, vous pourrez vous mettre
dans la pièce à côté. C’est la piaule d’un
major du Bangladesh. Il est en perm et il
m’a laissé sa clef. Le dîner est à partir
de sept heures, dans le self, au
troisième.
— Qu’est-ce qu’on va faire d’ici là ?
demanda Marc.
Il n’avait rien dit jusque-là. Le
médecin se tourna vers lui et
s’approcha.
— Tourne-toi à la lumière. Dis donc,
tu as pris un sacré coup sur la gueule.
Comment tu t’es fait ça ?
— C’est rien, je suis tombé.
Le toubib eut un petit rire entendu.
— T’es tombé. Et moi, je suis la reine
d’Angleterre. Bon, ça ne me regarde pas
mais tu vas quand même me suivre et je
vais t’arranger ça. Il te faudra au moins
deux points de suture.
Maud observait Marc. Il avait l’air
furieux. Mais, à sa grande surprise, il
suivit docilement le médecin.
— Si vous voulez vous balader en
ville en attendant la bouffe, allez-y. Mais
je vous préviens : il n’y a guère que
cette rue qui soit sécurisée.
— Il faudrait que je téléphone en
France, intervint Lionel.
— Je sais, le colon me l’a dit. Tu
peux utiliser ce poste. Il y a un
opérateur. Tu demandes une ligne.
— Moi, je crois que je vais retourner
en bas dans le hall, dit Maud que
l’atmosphère confinée de cette petite
pièce rebutait.
Alex l’accompagna et ils se rassirent
sur le canapé.
— Tu crois que Lionel va tout
raconter aux dirigeants de l’assoc’ ? Les
explosifs…
— Ça m’étonnerait, fit Maud.
— Et l’autre crétin de Vauthier,
qu’est-ce qu’il fout ?
— Pourquoi est-ce que Marc a dit
qu’il était au rapport ?
— Parce qu’il pense que c’est un flic.
Et moi aussi, d’ailleurs.
— Un flic ?
— Un type qu’on vous a collé comme
ça, pour qu’il profite du statut
d’humanitaire et qu’il aille voir ce qui
se passe dans le pays.
— Ça se fait ?
— Ah, vous êtes vraiment naïfs, vous,
les humanitaires ! Bien sûr que ça se
fait. Comment est-ce qu’ils infiltreraient
des agents dans ce pays, les barbouzes ?
— Ils peuvent les mettre ici, par
exemple, chez les Casques bleus.
— Il y en a sûrement aussi. Mais les
Casques bleus ne bougent pas, ou alors,
en blindés. Les seuls qui parcourent
librement le pays et parlent à tout le
monde, c’est vous.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que
c’est un type comme ça ?
— Son parcours, déjà. Il se présente
comme un ancien autonome ! Tu parles.
Un facho, oui. S’il a milité chez les
anars, c’est sûrement parce qu’il était
déjà en service commandé.
Alex sentait sans doute que son
argument ne convainquait pas Maud.
— D’ailleurs, s’il nous en veut
comme ça, c’est parce qu’il a bien senti
qu’on l’avait démasqué.
Maud le regarda du coin de l’œil
avec un petit air narquois.
À bout de munitions, Alex ajouta, sur
un ton péremptoire qui ressemblait à
celui que prenait Lionel pour imposer
ses décisions.
— Et puis, il pue le flic, c’est tout !
Maud haussa les épaules et se remit à
lire.
À la cambuse, Alex avait trouvé des
chewing-gums. Il lui en offrit un.
— Il y a longtemps que tu connais
Lionel ?
Elle leva les yeux de son magazine.
— Que je connais Lionel, répéta
Maud en revenant à elle. Heu… depuis
que je suis arrivée à La Tête d’Or. J’y ai
travaillé trois mois comme bénévole
avant de partir dans ce convoi.
Pourquoi ?
— Comme ça. C’est un drôle de type.
Il cache son jeu. Il joue au dur mais c’est
un sentimental.
— Peut-être.
— Il est amoureux de toi, non ? ajouta
Alex en riant.
— De moi ! Qu’est-ce qui te fait dire
ça ?
— Il avait peur qu’on ait couché
ensemble. Il m’a fait tout un plan là-
dessus et il a fallu que je le rassure…
Maud détourna le regard. C’était le
genre de sujet qu’elle détestait. Elle se
sentait tout à coup ramenée au statut
d’objet. Elle ne voulait pas se laisser
entraîner sur ce terrain. Elle coupa court
sèchement.
— C’est son problème, trancha-t-elle,
en se plongeant de nouveau dans sa
revue.
Alex continua de mâcher son
chewing-gum. Comme elle ne voulait
plus parler, il s’allongea sur le fauteuil
et posa la tête sur le dossier, en
contemplant le plafond.
Maud faisait semblant de lire mais
elle n’y parvenait pas. Elle pensait à ce
qu’Alex venait de lui dire. Lionel,
amoureux d’elle ? C’était bien possible,
après tout. Au fond, elle était arrivée à
la même conclusion sans la formuler
aussi nettement. Maintenant qu’elle y
pensait, ça expliquait pas mal de choses.
À Lyon, il travaillait dans un petit
bureau plein de paperasses et n’avait
guère de raisons d’en sortir. Pourtant,
elle le trouvait tout le temps sur son
chemin. Il l’avait « prise sous son aile »,
comme il disait. Ça ne lui déplaisait pas
parce qu’au début, elle ne connaissait
personne. D’autant qu’il était resté très
correct. Il avait joué à l’aîné, sans
jamais rien laisser paraître de ses
sentiments.
C’est lui qui avait insisté pour qu’elle
fasse partie du convoi. Elle avait pris
cela comme un signe d’amitié et de
confiance et elle lui en était
reconnaissante. Mais, après tout, il se
pouvait qu’il ait eu des idées derrière la
tête. Et quand elle avait révélé l’affaire
des explosifs, s’il avait accepté de
prendre le risque plus facilement qu’elle
ne l’aurait cru, il était possible aussi
qu’il l’ait fait pour lui plaire, pour ne
pas la décevoir, relever le défi.
Si vraiment il était amoureux d’elle,
ce n’était pas une bonne nouvelle. Car
elle n’avait aucune intention d’entrer
dans ce jeu. Il allait falloir ruser, le
ménager, peut-être l’éconduire
franchement s’il se dévoilait. C’était tout
ce qu’elle détestait. Toujours la même
histoire : ces mecs qui la prenaient pour
une proie. Elle pensait qu’elle serait à
l’abri dans une mission de guerre mais
décidément, c’était partout pareil.
Elle rumina sa mauvaise humeur. Les
photos de chars d’assaut et de
légionnaires au combat qui s’étalaient
dans les pages de son magazine n’étaient
pas de nature à la distraire de ces
sombres pensées. Elle s’allongea à son
tour et essaya de s’assoupir.
Le bruit sourd d’explosions lointaines
lui parvenait de temps en temps. Un peu
plus tard, en s’éveillant, elle se demanda
si Marc avait crié quand le médecin lui
avait suturé la lèvre. Elle espérait que
oui. Et elle sourit.
*
Lionel redescendit et, comme ni Marc
ni Vauthier n’avaient réapparu, ils
allèrent dîner tous les trois au réfectoire.
La grande salle était pleine de militaires
en tenue de détente. Les soldats
semblaient profiter pleinement du
matériel de musculation qui était installé
dans le grand couloir du deuxième étage.
Plusieurs d’entre eux, malgré la
température déjà fraîche, portaient des
maillots de corps sans manches qui
mettaient en valeur leurs biceps. Aux
tables françaises, garçons et filles se
mélangeaient, tandis que les Pakistanais
et les Bangladeshis dînaient entre
hommes et suivaient toutes les femmes
qui entraient avec des regards brillants.
Comme Maud l’avait prévu, Lionel fut
très fier d’annoncer qu’il avait donné
des nouvelles rassurantes au siège et que
tout roulait. Il lui lança en disant cela un
regard où elle pouvait lire maintenant
autre chose que du défi. Il se montra
d’ailleurs particulièrement disert
pendant le repas. Il n’avait pas osé
fumer depuis leur arrivée dans les
locaux de l’ONU et il avait l’œil plus
frais. En même temps, il devait ressentir
un manque car il s’agitait et avait l’air
pressé de sortir en ville.
— J’ai discuté avec un jeune gars du
bataillon qui faisait de la gym dans le
couloir. Il m’a dit qu’il y a un bar assez
sympa à deux cents mètres, avec de la
bonne musique. Ça ne vous dit pas
d’aller y faire un tour ?
— Super ! Je viens, répondit Alex.
Mais ce n’était pas son avis qui
intéressait Lionel. Il gardait les yeux
fixés sur Maud, avec un sourire
carnassier qui lui allait très mal. Comme
les ordres qu’il donnait, sa proposition,
formulée sur un ton assuré, cachait mal
son hésitation, sa timidité. Elle le prit en
pitié et fut d’abord tentée d’accepter.
Mais elle eut une vision fugitive de ce
qui allait suivre. Elle préféra refuser
tout de suite que de se retrouver coincée
avec lui dans la promiscuité d’un bar et
de devoir l’humilier.
— Non, moi, je suis crevée, je vais
me coucher.
Elle détourna les yeux pour ne pas
lire la déception dans ceux de Lionel.
Elle craignait surtout de les retrouver
pleins de haine. Heureusement, Alex se
leva et entraîna son compagnon.
— Autant y aller dès maintenant. Ça
nous évitera de rentrer trop tard. Il y a
un couvre-feu à vingt-deux heures.
Maud resta seule à la table. Elle prit
sa tête dans ses mains, pour atténuer le
bruit des assiettes et les cris des dîneurs
qui se réverbéraient sur les murs
couverts de faïence. Elle se sentait
profondément accablée. Elle n’aurait
jamais imaginé se retrouver dans une
situation pareille. L’humanitaire, pour
elle, c’était le docteur Schweitzer, saint
Vincent de Paul, Raoul Follereau, des
victimes implorantes et des gens
courageux et désintéressés qui venaient
les secourir. Au fond, elle n’en savait
rien. Elle se doutait bien que ces grands
ancêtres avaient disparu et que leurs
héritiers ne leur arrivaient pas à la
cheville. Mais il devait bien leur rester
quelque chose de leurs qualités.
Au lieu de cela, elle trouvait des êtres
faibles, veules, murés dans leurs haines.
Et cette guerre était un imbroglio de
criminels qui se ressemblaient tous. Elle
qui fuyait le machisme, elle avait
l’impression d’être tombée dans le pays
du monde où il régnait en maître absolu.
Si au moins ses compagnons l’avaient
acceptée comme l’un des leurs… Au
lieu de cela, c’était le vieux jeu de la
drague, l’obligation de ménager ce
Lionel qui ne lui plaisait pas mais qui ne
voulait pas le comprendre. Et qui allait
certainement lui faire payer son amour
déçu.
Pourquoi s’était-elle toujours sentie si
seule dans la vie ? Depuis l’enfance,
depuis toujours. Quelle blessure l’avait
rendue si exigeante, si lucide ou peut-
être simplement si aveugle, si folle ?
Elle avait des parents unis, comme on
dit, une mère au foyer, juriste
prometteuse mais qui avait renoncé à
exercer son métier pour élever ses
enfants ; un père qui avait racheté une
vieille étude de notaire, qui en avait fait
la plus prospère de la ville et qui, à
cinquante ans, était maintenant
ventripotent et chauve ; un frère aîné qui
s’était marié l’année précédente et qui
attendait déjà un enfant. Pourquoi avait-
elle toujours porté sur eux tous un regard
si sévère ? Pourquoi n’avait-elle jamais
eu d’amis ? Pourquoi était-il si difficile
d’être une femme et pourquoi n’aurait-
elle pas voulu ne pas en être une ?
Elle regardait dans le vague, oubliait
les bruits, la laideur ambiante. La
mélancolie la submergeait.
Ces questions lui venaient
douloureusement à l’esprit ce soir, alors
qu’elle avait toujours eu pour règle de
ne pas penser à tout cela, de se battre, de
se noyer dans l’action. Mais où ces
combats, ces révoltes, ces choix
l’avaient-ils menée ?
Combien de temps resta-t-elle
prostrée ainsi, à rouler ces pensées
noires ? Elle l’ignorait. À un moment, il
lui sembla voir passer Vauthier à l’autre
bout de la grande salle. Il était avec des
hommes en uniforme. Mais il lui tournait
le dos et elle s’en désintéressa aussitôt.
Plus tard, la tablée voisine se leva et
elle se rendit compte que le bruit
diminuait beaucoup. Il n’y avait plus
dans le réfectoire que quelques
retardataires qui mangeaient seuls.
Soudain, très loin, dans l’encadrement
de la porte d’entrée ouverte à deux
battants, elle aperçut Marc. Il scrutait la
salle et cherchait probablement le
groupe. Elle lui fit un petit signe pour
qu’il la rejoigne. Pendant qu’il avançait
vers elle, elle essuya discrètement ses
yeux. Marc portait sur le côté droit du
visage un pansement très blanc sur sa
peau mate.
Elle se demanda pourquoi, d’un seul
coup, elle se sentait si légère.
4

Quand la salle à manger avait fermé,


Maud et Marc s’étaient retrouvés dans le
couloir avec une bouteille de bière à la
main. Quelques soldats en tenue de gym
soulevaient encore de la fonte mais la
plupart étaient déjà dans leurs
chambrées. Le large corridor éclairé au
néon sentait la sueur et l’eau de toilette
de supermarché.
Marc n’avait pas plus envie que Maud
de dormir. Elle le suivit à travers les
bancs de musculation jusqu’à une porte
qui donnait sur l’extérieur. Il avait eu le
temps d’explorer le bâtiment et
visiblement, il savait où il allait. Ils
tombèrent sur un escalier de secours en
métal qui grimpait sur toute la hauteur de
la façade arrière du bâtiment. De là, on
découvrait la campagne du côté serbe de
l’enclave et sur cet axe il n’y avait pas à
craindre de sniper. La lune s’était levée
au-dessus des collines. Sur le fond
bleuté du ciel, se dessinait la ligne de
crête ourlée de forêts.
L’escalier était le refuge des
insomniaques qui fumaient seuls ou
discutaient par petits groupes, assis sur
les marches. Ils montèrent tout en haut et
s’installèrent sur le dernier palier, qui
était inoccupé. Marc fumait assez
rarement mais il avait un vieux paquet
de cigarettes dans sa poche. Il en offrit
une à Maud.
— Pas trop pénible, les points de
suture ? demanda-t-elle.
— Ça va.
— Tiens, j’ai aperçu Vauthier. Je
crois qu’il était avec des militaires.
— Il a dû retrouver des collègues
barbouzes, pour traîner en ville.
— On pourrait peut-être le laisser
ici ?
— Ça m’étonnerait qu’il veuille.
— Tu n’as pas peur qu’il te fasse des
ennuis ?
— Ce n’est pas son intérêt. S’il est en
mission, comme je le crois, il doit plutôt
s’écraser et aller jusqu’au bout.
Dans la pénombre, elle ne voyait que
la tache blanche du pansement, sur le
visage de Marc. Cela le rendait plus
humain, plus vulnérable, comme si, en
déchirant sa cuirasse, la plaie avait mis
l’homme à nu. Maud se sentait moins
intimidée.
— Pourquoi est-ce que tu as choisi de
devenir militaire ?
Elle aurait tout aussi bien pu dire :
pourquoi as-tu quitté l’armée ? Les deux
choses lui semblaient aussi énigmatiques
l’une que l’autre.
— Je n’ai pas choisi. Ça s’est trouvé
comme ça.
Il n’y avait aucune réticence dans son
ton. Elle se dit qu’elle pouvait lui poser
d’autres questions.
— On ne t’a pas forcé, tout de même ?
— Quand je portais un uniforme, il y
avait un petit insigne dessus, un pin’s
rond, qui faisait que les autres savaient
tout de suite à quoi s’en tenir. Mais c’est
vrai que je ne le mets plus. De toute
façon, pour les civils, ça ne voudrait
rien dire.
— C’était quoi, cet insigne ?
— Les enfants de troupe. Je suis
militaire depuis l’âge de cinq ans.
Le petit nuage de fumée qui sortait de
sa bouche se dessinait sur le bleu
sombre du ciel éclairé par la lune. Maud
eut l’impression qu’il riait doucement.
— Mon père était légionnaire. Il
venait de par ici, à ce qu’il paraît. Je ne
l’ai pas connu. Je crois que c’était un
Hongrois de Voïvodine. C’est une
province de la Serbie, au nord. Il est
arrivé en France à vingt ans et il s’est
engagé.
— Et ta mère ?
— Il l’a rencontrée au Liban, quand il
servait dans la FINUL.
— Elle est libanaise ?
— Palestinienne. Elle est née dans un
camp de réfugiés. C’était la troisième de
cinq filles et son père était très strict
avec elles. Un jour, ma mère était partie
du camp, pour un homme, je pense, et la
famille n’a plus jamais voulu entendre
parler d’elle.
— Tu l’as connue ?
— À peine. C’est une drôle
d’histoire. Je n’ai jamais trop su ce
qu’elle faisait quand elle a rencontré
mon père. Mais il ne devait pas être le
seul, si tu vois ce que je veux dire. En
tout cas, quand je suis venu au monde, il
était déjà reparti avec son unité.
— Tu es né à Beyrouth ?
— À Tyr. Mais je n’y suis resté que
quatre ans.
— Ton père est revenu te chercher ?
— Non, il est mort. Au Tchad,
pendant une opération.
— Alors, comment t’es-tu retrouvé
dans les enfants de troupe ?
— C’est ma mère, tu comprends.
C’était une femme très simple, mais
maligne comme on est obligé de l’être
quand on n’a rien ni personne pour vous
protéger. Dès sa sortie de la maternité,
elle a demandé à voir le commandant de
la FINUL en me tenant dans les bras, et
elle a donné le nom de mon père.
Comme elle n’obtenait pas de réponse,
elle se pointait au QG tous les jours.
Elle menaçait de parler aux journalistes,
d’écrire au Secrétaire général de
l’ONU, si le père ne reconnaissait pas
son enfant.
Les soldats qui discutaient sur le
palier du dessous se levèrent pour aller
dormir. Ils étaient désormais seuls sur
l’escalier et la campagne devant eux
était silencieuse. Des chiens se
répondaient dans les lointains.
— Un jour, on lui a annoncé que mon
père était mort. Ça ne l’a pas
découragée. Elle a dit que dans ces cas-
là, c’était la France qui devait me
reconnaître.
— Et elle y est arrivée ?
— Il faut croire qu’elle a trouvé les
arguments et que les militaires ont eu
peur du scandale. On m’a raconté aussi
qu’elle était très proche d’un officier
français à ce moment-là. Il l’a peut-être
aidée. Quoi qu’il en soit, j’ai été accepté
comme orphelin de guerre et envoyé
dans un foyer militaire dans le nord de
la France.
Marc avait parlé le regard dans le
vague, vers les crêtes qui
s’assombrissaient. Soudain, il
s’interrompit et tourna la tête vers Maud.
— Pourquoi tu me fais parler de tout
ça ? Ça t’intéresse ?
— J’aime bien savoir, c’est tout.
Elle se sentait gênée, comme prise en
faute, et s’étouffa un peu avec la fumée
de sa cigarette.
Elle ne voulait surtout pas qu’il
l’interroge à son tour. Sa petite famille
normale et ses révoltes de fille mal dans
sa peau lui paraissaient plus que jamais
ridicules. Mais il ne dit rien et le silence
s’installa.
Il y avait quelque chose en Marc qui
forçait le respect, une sorte de gravité
dont Maud comprenait mieux maintenant
l’origine. Elle pensait au blindé de
fortune qu’ils avaient rencontré le matin
le long d’une avenue. Marc était comme
ça : on avait vissé des plaques de tôle
tout autour. Mais tout autour de quoi ? Il
était capable de se battre comme une
bête sauvage dans la boue et, en même
temps, elle voyait encore son air
désemparé quand le médecin barbu
l’avait emmené pour lui recoudre la
joue…
— Pourquoi retournes-tu là-bas, toi ?
— Où ? À Kakanj ?
— Oui.
Il réfléchit un long moment. Elle avait
l’impression qu’il hésitait.
— Pour accompagner Alex, dit-il
enfin.
Cela sonnait faux mais elle n’osa pas
le lui dire tout de go. Elle chercha d’un
autre côté.
— Tu as quitté l’armée après ton
retour ou pendant ta mission ?
— J’ai démissionné à Kakanj.
— Tu peux dire pourquoi ou tu ne
préfères pas ?
— Ce serait un peu long à expliquer.
On en parlera une autre fois. Demain
matin, il va falloir se réveiller très tôt.
Tu sais ce qu’on dit des militaires : ils
sont toujours debout aux aurores, même
s’ils n’ont rien à faire…
Il se mit lentement debout, en secouant
ses jambes engourdies. Il attendit qu’elle
se lève à son tour pour commencer à
descendre. La cage de fer de l’escalier
vibrait sous leurs pas. Elle se tenait un
peu au-dessus de lui, si bien que leurs
têtes étaient à la même hauteur. Avec un
autre homme, elle aurait gardé ses
distances, dans la crainte d’un geste
familier. Mais avec lui, elle avançait en
confiance. À un moment, ils se
trompèrent de palier et un petit instant de
confusion les poussa l’un vers l’autre. Il
s’excusa et ne tenta pas d’en profiter.
Elle lui en fut reconnaissante.
Pourtant, quand elle referma sa porte,
elle regarda sa chambre vide et se sentit
terriblement seule.
*
Le lendemain matin, une pluie fine et
continue tombait sur la ville. Les nuages
noirs laissaient passer à grand-peine une
lumière plombée. Le mauvais temps
avait calmé l’ardeur des tireurs et l’on
n’entendait plus dans les rues que le
ruissellement des chéneaux crevés. Les
soldats qui sortaient du QG avaient
revêtu d’étroits cirés marron qui leur
descendaient jusqu’aux chevilles. Le
gros casque bleu leur faisait des têtes
énormes et ils avaient des airs de
champignons vénéneux, qui prêtaient à
rire.
Le convoi s’était aligné dans la rue.
Pendant que les moteurs chauffaient,
Alex et Marc, les cheveux trempés, mal
protégés par de vieux K-way sans
capuche, vérifiaient la fermeture des
bâches que la pluie vernissait. Tout le
monde était prêt sauf Vauthier, que l’on
n’avait pas revu depuis la veille au soir.
— On le laisse, tant pis, dit Alex.
Il avait posé ses mains trempées sur
la vitre à demi ouverte et parlait à
Lionel qui était appuyé, les bras croisés,
sur le volant.
— S’il décide de rester, il reste. Mais
on ne peut pas partir sans rien lui dire.
— Je ne vais tout de même pas le
chercher partout pour le supplier !
— Pas pour le supplier. Mais si tu
peux le trouver et lui demander ce qu’il
compte faire, ça nous ferait gagner du
temps.
Alex lança un juron et se dirigea vers
les sacs de sable de l’entrée. Au même
moment, Vauthier s’élançait dehors et ils
se cognèrent presque devant la
sentinelle.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tout le
monde t’attend.
Le mécano était vêtu d’une
canadienne qu’ils ne lui avaient jamais
vue. Il s’était rasé et ses lèvres
paraissaient plus fines encore que
d’habitude. La bagarre avec Marc lui
avait laissé un gros bleu sur la tempe
mais il l’avait tartiné de crème et on le
remarquait à peine. Quand il entra dans
le camion, un parfum mentholé très fort
envahit la cabine. Lionel fit une grimace.
— Un peu plus et on s’en allait sans
toi, dit-il.
Alex se trémoussait pour retirer ses
vêtements dégoulinants.
— Pas de ma faute. Il y a à peine une
heure que je suis rentré, déclara
tranquillement Vauthier qui avait repris
possession de la banquette arrière.
Lionel agita la main par la portière
pour faire signe à Marc qui était au
volant du deuxième camion. Puis il
passa bruyamment la première.
— Toujours à l’écoute des
populations, reprit-il d’un air goguenard,
en jetant un coup d’œil à Vauthier dans
le rétroviseur intérieur.
— J’étais avec deux putes.
Il ricanait et, voyant le trouble de ses
jeunes interlocuteurs, il continua sur le
même ton.
— Franchement, vous devriez
essayer. Deux belles filles bien jeunes et
bien actives. Je dirais même affamées !
— Ferme-la, grogna Alex.
— Croyez-moi, ça vous détendrait
mieux que vos histoires de puceaux.
— Ta gueule !
Cette fois, c’était Lionel qui avait
hurlé et il avait l’air tellement hors de
lui que Vauthier se tut et recula au fond
de la couchette.
En quelques mots, il avait tué
l’ambiance et la conversation. Ils
traversèrent la ville en silence et,
bientôt, ils entendirent des ronflements
rauques monter de la banquette arrière.
La limite entre zone serbe et zone
musulmane correspondait à la rivière.
Elle était autrefois traversée par deux
ponts mais celui du centre-ville avait été
détruit l’année précédente. Le seul qui
restait était situé dans un des faubourgs,
à l’est. C’était un pont moderne à
structure d’acier, avec deux piles en
béton. Un check-point était installé à
chaque extrémité. Le pont lui-même était
un no man’s land placé en permanence
sous la menace de batteries de
mitrailleuses. N’étaient autorisés à
traverser que les convois de l’ONU et
les humanitaires.
Il pleuvait toujours et l’eau, qui
ruisselait sur le calot des soldats serbes
et imprégnait leur treillis, accentuait
encore leur nervosité. Ils contrôlèrent
les documents de mauvaise grâce et
firent avancer les camions dans le sas
qui précédait l’entrée sur le pont lui-
même. La traversée s’effectuait
obligatoirement à pied. Seul devait
rester dans les cabines un chauffeur par
camion.
Pendant cette étape confortable et
quasiment officielle, ils avaient un peu
oublié ce qu’ils transportaient. Mais
maintenant, alignés derrière cette
barrière, dans le silence du check-point
où les incidents, leur avait-on dit, étaient
fréquents, au milieu de ces soldats
muets, tendus, en alerte, ils avaient tous
à nouveau conscience du danger. La
barrière se leva en grinçant. Lionel et
Marc allumèrent les moteurs. Les trois
autres, à pied, devaient marcher devant,
pour que les véhicules ne puissent
jamais dépasser l’allure de leur pas. Il
leur était interdit de porter un chapeau
ou quoi que ce soit qui dissimule le
visage. La pluie tombait sans
discontinuer, dense, plus froide encore
sur ce pont exposé au vent glacial qui
longeait la rivière. À un signal, ils
avancèrent lentement.
Maud sentait ses cheveux coller sur
son front. Ses cils étaient pleins d’eau.
Alex serrait son col et frissonnait. Seul
Vauthier, avec sa veste chaude et son
crâne luisant sur lequel la pluie semblait
rebondir, montrait avec un mauvais
sourire qu’il était à l’aise.
Les trottoirs, de chaque côté, avaient
été dégarnis de leur revêtement, sans
doute pour récupérer les tôles épaisses
qui les couvraient et pouvaient servir de
blindage. La chaussée était jonchée de
débris divers, laissés par les combats.
Ils reconnurent un casque cabossé et des
lambeaux d’uniforme. Le pont, vu de la
berge, n’avait pas l’air très long ;
pourtant, sa traversée au pas était
interminable.
Ils voyaient, à l’autre extrémité, se
préciser la masse grise du poste
bosniaque. On ne distinguait aucune tête,
aucune silhouette. Ses défenseurs
devaient rester cachés et les
observaient.
Ils avaient à peine dépassé le milieu
du pont quand le premier camion cala.
Son embrayage fatigué était trop
sollicité à cette allure ralentie. Ils
s’arrêtèrent, en évitant de se retourner.
Lionel actionnait nerveusement le
démarreur mais le moteur chaud ne
voulait pas se remettre en route.
L’attente se prolongea. Derrière le
barrage, il leur semblait voir des ombres
bouger.
Le moteur ne redémarrait toujours
pas. Alex et Maud échangeaient des
regards inquiets. À un moment, le
camion eut quelques soubresauts puis,
dans un hoquet, fit un bond en avant qui
les surprit. Le pare-chocs les frôla. Ils
se retournèrent ensemble. Derrière eux,
à l’extrémité du pont, ils entendirent le
déclic d’une arme.
Maud eut un instant de panique. Son
premier réflexe aurait été de courir, de
crier. Alex lui toucha la main et elle se
maîtrisa. Tant qu’à s’enfuir, autant que
ce fût par le rêve. Elle fixa son regard
sur un lampadaire tordu qui pendait dans
le vide au-dessus de la rivière et un
souvenir lui vint. Elle n’avait pas six ans
quand un jour d’été, à la montagne,
pendant un pique-nique, elle avait
grimpé sur un flanc de falaise. Un pas,
puis deux, puis cinquante. Elle s’était
retrouvée très haut, sans moyen de
redescendre. Le vide la terrifiait. Elle
voyait ses parents, tout en bas, qui
criaient. Elle avait envie de courir vers
eux, de se jeter dans leurs bras. Il avait
fallu faire venir les secours. Toute la
nuit, elle qui ne voulait jamais qu’on la
touche, elle avait dormi serrée contre sa
mère. Cette histoire ressemblait un peu à
celle du plongeoir. Elle n’y avait jamais
pensé. Elle se demanda soudain si tout
ne s’expliquait pas comme ça : le danger
était le seul moyen pour elle de briser
les obstacles qui la séparaient de
l’amour.
Enfin, le moteur toussa, hoqueta puis
repartit. Ils le laissèrent reprendre un
régime régulier puis se remirent en
marche. C’est alors que Maud prit
conscience que Vauthier n’était plus
avec eux. Les mains en l’air, lentement,
il s’était avancé seul vers le check-point
bosniaque et avait expliqué ce qui se
passait. Ils le retrouvèrent en train de
distribuer des cigarettes.
Le contrôle des véhicules et des
papiers fut assez rapide. L’obsession des
miliciens à cet endroit était visiblement
un attentat. Ils inspectèrent
soigneusement le dessous des châssis et
les cabines. Ils parurent rassurés en
voyant que le chargement était composé
de cartons empilés. Ils en retirèrent trois
ou quatre sans les ouvrir, juste pour
vérifier qu’il n’y avait rien de caché
derrière. Quand ils surent qu’il
s’agissait d’un convoi français, ils
appelèrent quelqu’un, et un petit homme
vêtu d’un survêtement bleu les rejoignit.
Il portait une énorme ceinture autour du
ventre sur laquelle étaient alignées des
balles en cuivre. Deux pistolets étaient
glissés de chaque côté dans la ceinture
et leur long canon noir lui descendait
jusqu’au milieu des cuisses.
— Vous êtes français ?
— Eh oui, mon vieux, répondit
Vauthier, personne n’est parfait.
— Paris ?
— Lyon, dit Lionel.
— Lyon ! Félicitations. Un grand club,
l’OL. On les rencontrait tous les ans et
chaque fois, on se prenait deux-zéro.
C’était un ancien footballeur
professionnel. Il avait fait toute sa
carrière à Lens. Il les invita à prendre un
café turc dans un petit abri installé un
peu plus loin. Ils s’installèrent sur des
tabourets, à l’abri d’une bâche en toile
cirée tendue sur des ferrailles.
Ce n’était pas le moment de
s’éterniser. Ils avaient encore une longue
route à faire et l’étape de la veille avait
été très courte. Mais l’homme avait
envie de parler et ils pouvaient en tirer
des informations précieuses.
— Ma femme et mes enfants sont
toujours en France. Moi, je suis revenu
dès le début de la guerre pour me battre.
En fait, on était trois dans le club, trois
Yougos comme on disait à ce moment-là.
Tous d’ici. Les deux autres ont été tués.
— Comment est la situation en ce
moment ? demanda Lionel.
— Ici, ç’a été très chaud dès le début.
Il faut dire qu’en face, on a l’armée
serbe.
— Mais en Bosnie centrale, là où l’on
va ?
— Ça change tous les jours. À
première vue, tout devrait être calme
puisque les Croates et nous, on est
censés être alliés, maintenant.
Malheureusement, la vérité, c’est que
cette histoire de Fédération croato-
musulmane, c’est un truc inventé à
Sarajevo pour amuser la galerie. Il n’y a
plus de grandes offensives, c’est
entendu. Mais les coups de main, c’est
tous les jours, toutes les nuits, surtout.
— Des coups de main entre Croates et
musulmans ?
— On ne sait jamais trop. D’autant
qu’il y a aussi les paramilitaires serbes
qui s’infiltrent partout et qui massacrent
en faisant croire que ce sont les autres.
— C’est quoi leur intérêt ?
Le footballeur haussa les épaules. Il
connaissait assez les Français pour
savoir qu’ils ne comprenaient rien à
cette guerre. Il fallait tout leur expliquer,
comme à des enfants.
— Leur intérêt, c’est que les autres ne
s’entendent pas entre eux pour combattre
l’armée serbe. Et puis, pour eux, tuer
des gens, surtout des musulmans, c’est
un devoir. Et un business aussi. Ils ne
repartent jamais les mains vides.
— La route est sûre, quand même ?
insista Lionel.
— Je vous dis : ça dépend des
moments. Mais, de toute façon, il ne
passe pas grand monde par ici. Il y a
bien quinze jours que je n’ai pas vu un
convoi civil traverser le pont. La
dernière fois, c’était des Anglais
d’Oxfam. Si vous aviez une carte
routière, je vous montrerais où ça risque
de chauffer.
Lionel retourna jusqu’au camion et
revint avec la carte.
Le footballeur leur indiqua
approximativement la position des
prochains check-points et le contour des
enclaves qu’ils allaient traverser.
Ils lui demandèrent où on pouvait
s’approvisionner.
— C’est encore ici que vous
trouverez le plus de choses. Venez, je
vais vous conduire chez un de mes
cousins qui tient un magasin.
Du café turc jusqu’à un entrepôt de
fruits et légumes, en passant par un
poulailler installé dans un garage et par
une étable où un vieux paysan vendait du
lait et du fromage blanc, il était presque
onze heures quand ils purent finalement
se remettre en route.
La rive musulmane de la ville était
constituée par de petits faubourgs
pavillonnaires et des zones industrielles
qui avaient subi de gros dégâts. Très
rapidement, ils se retrouvèrent dans la
campagne. La pluie avait cessé mais
l’eau imprégnait tout. Elle stagnait dans
les sillons des champs et dans les
fossés. La route ressemblait à une
rivière à la surface de laquelle auraient
affleuré de petits îlots de glaise. Pour le
déjeuner, ils s’arrêtèrent dans un sous-
bois et mangèrent debout, en pataugeant
sur un sol détrempé, couvert de feuilles
argentées.
Dans une côte, ils furent dépassés par
un convoi de l’ONU qui roulait à vive
allure, en soulevant des gerbes de boue.
Ils durent même s’arrêter pour nettoyer
les pare-brise qui en étaient couverts.
De nombreuses maisons, abandonnées
et défigurées par des incendies ou des
tirs, témoignaient de la violence des
combats dans la région. D’autres
villages étaient intacts et prospères. La
guerre, ici, avait pris l’aspect d’un
phénomène surnaturel. On ne voyait
nulle trace de miliciens ou d’instruments
militaires. La destruction, visible çà et
là, paraissait être tombée du ciel,
comme une foudre. Le malheur
ressemblait à un décret divin qui ne
devait rien aux hommes. Pourtant, ces
dommages étaient récents et l’absence
de combattants ne signifiait pas que la
guerre était terminée. Elle indiquait
seulement que, plus qu’ailleurs, le
danger était caché, tapi dans les bois
sombres qui entouraient les villages,
niché dans le creux des vallons, les
replis des montagnes. Il pouvait à tout
moment en sortir et frapper.
5

Maud et Marc conduisaient à tour de


rôle, sans rien dire. La conversation de
la veille avait installé entre eux une
certaine gêne. Maud se demandait si son
compagnon ne regrettait pas ses
confidences. Elle l’observait à la
dérobée. Il avait de nouveau l’œil dur,
aux aguets. Il était tendu, comme à
l’affût. En somme, il avait retrouvé son
comportement habituel. Maud se dit
qu’il ne pouvait sans doute pas desserrer
l’étau de la discipline, sauf en de rares
moments, comme la nuit précédente.
C’était un peu frustrant car elle avait
l’impression de mériter sa confiance. En
même temps, elle n’aurait pas aimé qu’il
prenne prétexte de leur brève complicité
pour la traiter avec familiarité. Faute de
s’y retrouver dans ces sentiments
contradictoires, elle se taisait, elle
aussi, et scrutait le paysage.
Malheureusement, il était défiguré par
les constructions. Depuis deux semaines
maintenant qu’ils avaient quitté l’Italie,
le décor était tristement semblable. La
nature pouvait être belle, dans les
endroits où elle était intacte. Mais tout
ce qu’avaient bâti les humains semblait
marqué du sceau de la laideur. Jour
après jour, c’était le même spectacle
accablant : maisons en briques ou en
parpaings, couvertes du même toit à
quatre pentes, sempiternels check-points
construits comme des taudis, trognes de
brutes, variations infinies sur le thème
toujours identique de la méfiance et de
la saleté.
Sous la douche brûlante, dans le QG
de l’ONU, Maud avait connu un moment
de soulagement, en voyant la crasse
s’écouler, en peignant ses cheveux
mouillés qui avaient retrouvé leur
souplesse. Mais maintenant, elle n’était
plus aussi sûre que le miracle se
reproduirait. Elle finissait par se dire
que toute cette grisaille, cette boue, cette
violence lui collait trop à la peau pour
qu’elle puisse espérer s’en débarrasser
jamais. Discrètement, elle se regarda
dans le miroir qui était fixé sur le pare-
soleil. Elle se trouvait vieillie, abîmée.
Elle cultivait le naturel depuis toujours.
Il était pour elle comme une forme
nécessaire de franchise. Pourtant, en cet
instant, elle avait envie de peindre des
couleurs sur son visage, de faire briller
du rouge sur ses lèvres. Elle eut la
tentation de demander à Marc ce qu’il
pensait d’elle. Mais aussitôt, elle se
trouva ridicule et rabattit le miroir d’un
geste brusque.
Marc sursauta. Il jeta un coup d’œil
vers elle et sourit.
— Tu trouves le temps long ?
— Non, ça va.
— Tu veux conduire ?
— Tout à l’heure.
— C’est ça qui est terrible dans ce
pays. Il est moche.
Elle le regarda avec étonnement.
Avait-il deviné ses pensées ou
partageaient-ils les mêmes ?
— Ça doit être mieux l’été ?
— À peine. De toute façon, dans ces
montagnes, le paysage est toujours triste.
Ils traversaient un village. Le bas des
murs était taché par la boue grise et des
charrettes à foin piquaient du nez dans
les cours.
— Ici, la seule chose qui mette un peu
de couleur dans le paysage, c’est le
sang.
Maud scruta le visage de Marc avec
effarement. Il était impassible et ne
souriait pas. Comment pouvait-on dire
une phrase pareille ? Et quel sens
devait-elle lui donner ? Est-ce qu’il
disait cela pour le déplorer ou était-ce
là ce qui l’attirait dans ce pays ?
Le sang… Un temps, elle avait pensé
devenir médecin et c’est l’idée du sang
qui l’en avait dissuadée. Le sang lui
faisait horreur. Et pourtant, n’était-ce
pas le spectacle de l’horreur qu’elle
aussi était venue chercher ? N’était-ce
pas le sang qu’ils avaient tous en
commun : les militaires, les victimes, les
humanitaires ? Elle était profondément
troublée.
Jamais un check-point ne lui avait
paru si bien placé que celui auquel ils
durent s’arrêter peu après. Maud était
soulagée de pouvoir sortir un moment du
camion et respirer librement. Mais dès
qu’elle fut dehors, elle remarqua que
l’air glacial sentait le bois brûlé. Elle
scruta les alentours. La charpente
calcinée d’une maison dépassait au-
dessus des taillis. Il lui sembla qu’elle
fumait encore et les miliciens avaient
l’air très nerveux.
C’était des paysans ; ils avaient tous
le visage barré par la même moustache
noire et des toques de mouton sur le
crâne. On aurait dit qu’ils étaient
cousins et peut-être l’étaient-ils, après
tout.
De loin, Maud voyait que Lionel et
Alex parlementaient avec eux. Ils ne
devaient pas se comprendre. Un des
Bosniaques, plus ridé encore que les
autres et vêtu d’une veste trop longue,
faisait de grands gestes en montrant la
route. Il n’avait pas l’air menaçant,
plutôt apeuré. Elle s’approcha.
— Que se passe-t-il ?
— On ne sait pas bien, répondit Alex.
Ils ont l’air de dire qu’il y a un
problème un peu plus loin.
— Ils nous laissent continuer quand
même ?
— C’est ce qu’on ne comprend pas.
— Ça y est, intervint Lionel, en se
retournant. On peut y aller.
Les paysans discutaient maintenant
entre eux. Certains n’avaient pas l’air
d’accord avec le petit vieux qui leur
avait donné l’autorisation de passer. Il
se défendait avec de longues tirades et,
pour conclure, il cracha par terre.
Ce n’était pas la peine d’attendre que
la querelle dégénère et qu’ils changent
d’avis. Lionel grimpa en vitesse dans le
camion et fit signe aux autres de
démarrer tout de suite. Le village qu’ils
traversèrent était désert. Dans deux
maisons, de courtes flammes, rosies par
les gouttes de pluie qui pénétraient du
dehors, sortaient par les fenêtres. Devant
l’une d’elles, la porte d’entrée gisait,
arrachée, sur le sol. Tout cela se passait
à quelques dizaines de mètres des
miliciens qui les avaient arrêtés. Ils
comprenaient maintenant qu’il ne
s’agissait pas d’un check-point.
D’ailleurs, il n’y avait ni chicane ni
barrage. Ils avaient dû simplement
tomber sur un groupe de villageois en
armes qui étaient sortis du maquis après
une attaque. À moins qu’ils ne l’aient
perpétrée eux-mêmes, on ne savait trop.
En tout cas, le hameau était vide et ils se
demandèrent où étaient ses habitants.
Avaient-ils réussi à se mettre à l’abri ?
Étaient-ils cachés dans les maisons ?
Dans les rues boueuses, une bande de
chiens crottés couraient en tous sens et
reniflaient sous les portes.
Un des bâtiments, assez peu différent
des autres, était flanqué d’une petite tour
ronde coiffée d’un toit pointu et ornée
d’un croissant vert en métal. Ce devait
être la mosquée du village. Un gros trou
crevait sa façade et, par les portes
grandes ouvertes, on voyait que
l’intérieur était complètement calciné.
Faute de meubles sans doute, l’incendie
s’était arrêté.
Ils continuèrent sans ralentir et se
retrouvèrent de nouveau en pleine
campagne, au milieu des pâturages et
des taillis. La nature semblait tout
ignorer du drame des hommes. Mais
c’était une nature triste qui portait en
elle le malheur.
Moins d’un kilomètre plus loin, ils
furent de nouveau arrêtés par des
militaires mais, cette fois, en
approchant, ils virent qu’il s’agissait de
Casques bleus. À quelques mètres des
hommes qui barraient la route, était
stationné le convoi de l’ONU qui les
avait dépassés à grande vitesse. Les
portes arrière des blindés étaient
ouvertes. On distinguait, à l’intérieur,
quelques soldats alignés sur les
banquettes, leur arme entre les jambes et
qui fumaient.
Ils garèrent les camions derrière le
dernier blindé et descendirent sans
couper les moteurs. Parmi les gradés qui
déambulaient autour des véhicules
blancs des Nations unies, ils reconnurent
plusieurs hommes qu’ils avaient croisés
dans les couloirs du QG et notamment un
adjudant-chef du Train. Alex, qui avait
joué aux cartes avec lui dans le bar,
s’approcha.
— Il y a un problème, ici ?
— Un petit, oui.
L’adjudant-chef des Casques bleus
avait un accent parisien. En parlant, il
soulevait sa visière, comme il l’aurait
fait avec une casquette.
— Argelos, le toubib, est là-bas, si
vous voulez des explications.
Là-bas, c’était au milieu d’un champ
qui n’avait pas été labouré et sur lequel
les pailles courtes laissées par la
moisson flottaient à la surface d’un lit de
boue noire. De loin, on ne voyait qu’un
attroupement kaki et un bouquet bleu
clair de casques. Ils avancèrent tous les
quatre dans le champ. Vauthier, lui,
comme d’habitude, faisait bande à part.
Il avait préféré se mêler aux hommes qui
restaient près des blindés.
Des soldats allaient et venaient de la
route jusqu’au lieu de l’attroupement.
Certains portaient des civières, d’autres
dépliaient de grands sacs en plastique
noir. Personne ne parlait mais soudain,
une voix puissante cria des ordres.
C’était celle du médecin.
— Ne faites pas n’importe quoi, les
gars ! S’il y a des morceaux, tâchez de
ne pas les disperser.
Il était accroupi par terre et ils ne le
virent qu’en se faufilant parmi les
soldats. Maud eut un haut-le-cœur. Sur
le sol gras, une cinquantaine de corps,
peut-être plus, étaient étendus dans des
positions grotesques. Les bras et les
jambes étaient tordus, les têtes formaient
un angle douloureux avec les troncs,
certains visages étaient plongés dans la
boue. Sur la masse grisâtre de ces corps,
habillés pour la plupart de vêtements
ternes aux couleurs passées, la seule
couleur vive était celle du sang.
Des flaques écarlates s’étalaient sur
les poitrines, coulaient des membres,
étoilaient les têtes et formaient, sur la
grisaille du décor et du ciel bas, comme
autant de taches somptueuses.
Maud ne pouvait détacher son regard
de ce spectacle. Le dégoût qu’elle
ressentait était si puissant qu’il la
paralysait. En même temps, elle était
fascinée. Dans ce paysage en deuil, la
seule chose vivante était ce sang, qui
sortait des morts.
L’air humide diluait les odeurs, et
c’était la vue seule qui semblait porter
les violents remugles de chairs broyées
et d’humeurs répandues. Maud fut tout à
coup saisie d’une nausée. Elle eut à
peine le temps de se retourner pour
vomir.
Argelos se releva, toujours au milieu
du charnier, et reconnut les humanitaires
au premier rang du cercle des vivants.
— Tiens, vous êtes là, vous autres !
— On est passés dans le village et on
a vu qu’il y avait eu des combats,
prononça Lionel, soulagé de pouvoir
parler au médecin, dire n’importe quoi
plutôt que de rester silencieux, à
contempler les cadavres.
— Des combats ! Un massacre, oui.
Tu ne vois pas qu’il n’y a que des
femmes et des enfants ?
Maud s’était reprise et avait rejoint
les autres. En entendant le médecin, elle
trouva la force de regarder de nouveau
le groupe macabre qui s’étalait sur le
sol. Et, à cause des mots qu’Argelos
avait prononcés, elle vit les choses
différemment. Elle n’avait d’abord
aperçu qu’une masse indistincte de
corps suppliciés. Maintenant, elle
distinguait des êtres particuliers. Elle
reconnaissait en eux d’anciens vivants.
Ces dépouilles dénaturées avaient dû
être des femmes et des enfants, qui
respiraient, marchaient, mangeaient, peu
de temps auparavant. Une mère serrait
encore son bébé contre elle. Maud se
demanda lequel des deux avait été tué le
premier. Le visage de l’enfant n’était
qu’une plaie ; la balle qui l’avait frappé
devait avoir été tirée à bout portant.
Mais le corps de la mère semblait intact.
— Qui a fait ça ? demanda Maud.
— Va savoir. Les paysans disent que
ce sont des mercenaires qui travaillent
pour un chef de guerre serbe.
— Vous le connaissez ?
Argelos s’était retourné pour donner
des ordres à deux brancardiers qui
attendaient, sans oser poser leur civière
toute neuve dans la boue.
— Bien sûr qu’on le connaît. Il
s’appelle Arkan. Il traîne souvent en
ville et je l’ai même vu deux fois au QG
sortir du bureau du colonel.
— Alors, vous allez l’arrêter ? insista
Maud.
— L’arrêter !
— Mais s’il a massacré des femmes
et des enfants…
— Qu’est-ce qui nous le prouve ? Si
on l’accuse, il dira très sérieusement que
ce sont des Arabes à la solde des
Bosniaques qui ont fait le coup. Et il y
aura au moins dix personnes pour
témoigner en sa faveur.
— Le groupe de ce type-là, renchérit
le sous-officier parigot, c’est ni dieu ni
maître. Comme les autres égorgeurs qui
rôdent dans le coin, il n’appartient pas à
l’armée régulière. Officiellement,
personne ne le contrôle.
— Quand même, insista Maud, on doit
pouvoir l’empêcher de nuire. Vous êtes
nombreux, vous pouvez en venir à bout
facilement…
— Tu crois quoi ? Qu’on fait la
guerre, nous aussi ? Déjà, il faudrait que
quelqu’un à New York nous donne
l’ordre de le buter, ce qui n’est pas trop
leur genre. Et si on s’y mettait, il ne faut
pas croire qu’il se laisserait faire
comme ça. Il a des mortiers et des RPG,
tout ce qu’il faut pour faire de beaux
trous dans nos fenêtres. Tu t’en souviens,
de ma fenêtre ?
Marc, qui n’avait pas dit un mot
jusque-là, saisit Maud par le coude.
— Allez, on repart. On ne sert à rien
ici.
Sa voix était calme et Maud, qui
tremblait d’émotion, sembla reprendre
ses esprits en sentant la main ferme de
Marc autour de son bras. Les autres
aussi eurent du mal à s’arracher à ce
spectacle.
— Bonne route, les enfants, leur cria
Argelos avant de reprendre son travail
macabre, et faites attention à vous !

Une fois remontée dans le camion,


Maud se mit à parler. Elle décrivait la
scène, notait des détails, faisait des
commentaires qu’elle jugeait elle-même
stupides. Elle se sentait incapable de
supporter le silence. Elle avait besoin
d’extérioriser son émotion, de dire
n’importe quoi mais de parler. Elle
n’attendait pas de réponse. C’est tout
juste si elle remarquait que Marc restait
silencieux, les mâchoires serrées, et
regardait la route avec un air méchant.
— Quand même, remarqua-t-elle à un
moment, c’est curieux qu’on ait eu cette
conversation juste avant.
Marc jeta un coup d’œil dans sa
direction et haussa les épaules. Ce geste
de mépris la fit taire. Elle se dit
qu’après tout, il était un militaire, un
homme qui avait tué, lui aussi. Et elle se
mit à le détester.
*
Dans le premier camion, au contraire,
l’ambiance était plutôt à la concorde et
au pardon. Comme Lionel et Alex
restaient silencieux, Vauthier se mit à
raconter ce qu’il avait appris en
discutant avec les soldats. Ses
compagnons avaient envie de le faire
taire, comme d’habitude. Mais le
spectacle auquel ils venaient d’assister
leur faisait prendre en horreur la
violence et la haine. N’étaient-ils pas
eux-mêmes sur la voie du meurtre, si peu
que ce fût, en prenant cet homme en
détestation ? Il était antipathique et peut-
être suspect, ils le trouvaient grossier et
veule, mais était-ce une raison pour le
traiter avec violence ? Ils se souvenaient
du combat avec Marc et se disaient que
la guerre commence comme cela. Après
ce qu’ils venaient de voir, ils avaient
envie de se montrer meilleurs, de
prendre leurs distances avec la
sauvagerie qui était en tout homme et en
eux aussi. Sans se concerter, Lionel et
Alex firent un effort pour écouter
Vauthier et même lui répondre.
Habitué à se faire rabrouer, Vauthier
commença par s’étonner de cette
nouvelle sollicitude. Quand il comprit
que l’attitude de ses compagnons avait
changé pour de bon, sans trop se poser
de questions sur les raisons de cette
métamorphose, il prit lui aussi un ton
moins provocateur et laissa de côté
l’ironie et la grossièreté dont il usait
d’habitude avec eux. Si bien qu’au bout
d’un moment, ils purent mener tous les
trois une conversation normale.
— Les gars m’ont raconté qu’à dix
bornes d’ici, dit Vauthier, il y a un
ancien centre de vacances vide. On
pourrait s’arrêter là-bas cette nuit.
— C’est sur la route ou il faut prendre
une transversale ?
— Il paraît qu’on va passer devant
une barrière en bois, avec un truc
marqué en cyrillique et un dessin, genre
deux gamins qui se tiennent par la main.
Il suffit de soulever la barrière et de
faire cinq cents mètres sur un petit
chemin.
— Il y a un gardien ?
— Non, il était serbe, et comme c’est
une zone musulmane, il a foutu le camp.
— C’est peut-être un bon plan.
*
Le centre de vacances était un
bâtiment tout en longueur construit dans
une clairière entourée de hauts arbres.
Les pièces du rez-de-chaussée ouvraient
sur une large terrasse, bordée par une
balustrade de bois. L’architecture était
d’un modernisme triste et sans fantaisie.
On imaginait bien les responsables du
Parti inaugurant l’édifice, en enchaînant
les phrases creuses à la gloire de la
jeunesse, du sport et du socialisme.
Depuis lors, la guerre civile était venue
compléter cette vision, en apportant la
touche finale à ce tableau radieux. Les
baies vitrées étaient brisées, le mobilier
avait été pillé. Quelqu’un avait même
allumé un feu de camp pour la veillée au
beau milieu du grand salon, dont le
plafond et les murs étaient noirs de suie.
La pluie avait cessé quand ils
arrivèrent. Un semblant de soleil,
hésitant et sournois, se glissait sous la
jupe grise des nuages que le vent du soir
avait soulevée. Ils entrèrent par une
porte-fenêtre éventrée et visitèrent les
pièces, une torche à la main. Le
complexe était trop grand pour que les
pillards pussent le ravager de fond en
comble. Ils s’étaient contentés de faire
un exemple avec les grandes salles du
devant et quelques chambres. Mais ils
en découvrirent plus d’une dizaine
encore meublées et protégées par des
vitres intactes. Ils sortirent les duvets du
camion et, luxe inouï, s’installèrent à un
par chambre. Ni l’eau ni l’électricité ne
fonctionnaient mais ils disposaient de
tout le nécessaire pour s’éclairer et faire
cuire le repas. Pour l’eau, une source
coulait dans un bassin de pierre, près du
parking. Ils en chauffèrent une pleine
bassine et se la répartirent pour faire
leur toilette dans les salles de bains
collectives. Vauthier confirma ses
bonnes dispositions en se remettant à
cuisiner pour tout le monde.
Avec la nuit, un froid humide se
répandit dans les pièces livrées aux
courants d’air. Suivant l’exemple des
précédents occupants, ils allumèrent un
feu dans le salon et dînèrent assis par
terre tout autour, surplombés par un
nuage de fumée. Puis ils allèrent tous se
coucher, en essayant de ne pas penser à
ce qu’ils avaient vu dans la journée. Ni
surtout aux groupes d’assassins qui
écumaient la région.
6

Amollie par la chaleur du duvet,


Maud s’endormit presque aussitôt. Elle
fit des cauchemars douloureux dont elle
ne se souvint pas mais qui l’éveillèrent.
Elle regarda l’heure au cadran
phosphorescent de sa montre. Il était
deux heures et demie. Le sommier de fer
grinçait quand elle se tournait pour
chercher le sommeil. Finalement, elle
décida de se lever et de sortir sur la
terrasse pour regarder la nuit. Une lueur
étrange venait du dehors. En ouvrant la
fenêtre, elle vit qu’il avait neigé. La
couche blanche était fine. Elle couvrait
le sol et les arbres et brillait sous un
halo de lune. Maud enfila un blouson
matelassé par-dessus sa polaire et sortit.
C’était la première fois depuis qu’elle
était entrée dans ce pays qu’elle
ressentait une émotion esthétique aussi
vive. La neige, surtout la première de
l’année, est comme ces accessoires de
mode qui donnent du chic à la tenue la
plus banale. Les bois gris, la pelouse
miteuse, le parking bétonné avaient
acquis grâce à elle un charme inattendu.
Maud avança jusqu’à la balustrade.
Son rebord était arrondi et la neige
n’avait pas pu s’y déposer. Elle s’y
appuya et contempla le paysage. Le
souvenir des corps abattus lui revint
malgré elle. Elle se demanda quelle
forme ils auraient pris sous la neige et si
elle serait parvenue à les rendre beaux,
eux aussi. Son esprit vagabondait et elle
perdait la notion de durée. Depuis
combien de temps était-elle là quand
elle vit une silhouette sortir du couvert
des premiers arbres et traverser la
pelouse livide ? Elle ne bougea pas,
espérant que l’homme ne l’avait pas vue.
Car c’était un homme, large d’épaules et
qui avançait d’un pas lent. De qui
pouvait-il s’agir ? Devait-elle éveiller
les autres et donner l’alerte ? Soudain,
elle entendit son nom et reconnut la voix
de Marc qui l’appelait en chuchotant.
— C’est toi ? dit-elle. Tu ne dors pas
non plus ?
Il se planta en contrebas devant elle.
— Non, je suis allé me promener sur
la route.
— Le temps s’est dégagé ; c’est beau.
— De la route, on voit les sommets au
loin. Tu veux faire un tour ?
— J’arrive.
Elle chercha l’escalier et le trouva du
côté opposé au parking. Marc était assez
légèrement vêtu. Il tenait les mains
enfoncées dans les poches de son jean,
pour se réchauffer.
— Tu veux monter prendre un pull ?
— Non, quand on marche, ça va.
Ils traversèrent le bois en suivant une
allée sur laquelle la neige n’avait pas
tenu. Très vite, ils débouchèrent sur la
route. Il fallait avancer encore un peu
pour sortir du couvert et rencontrer une
zone dégagée. Ils marchaient lentement
côte à côte.
— Tu n’as pas dormi ? demanda-t-
elle.
— Non.
— C’est le charnier…
— Oui.
Elle était surprise qu’il avoue si
franchement son émotion.
— Tu as dû en voir d’autres, pourtant.
— Justement.
Ils avaient dépassé la limite des forêts
et devant eux le paysage ondulait à perte
de vue. Il descendait en pente douce
jusqu’à une vallée invisible puis, tout à
coup, butait contre la barrière lointaine
des montagnes enneigées.
— C’est même pour ça que j’ai quitté
l’armée.
— Parce que tu ne supportais pas les
massacres ?
— Parce que je ne supportais pas
qu’on assiste à ça sans rien faire.
Elle était étonnée. Pas un instant, elle
n’avait pensé qu’il y avait quelque chose
à faire pour empêcher l’horreur. Tout au
plus pouvait-on tenter ensuite de
secourir les victimes. La pensée
humanitaire la conditionnait plus qu’elle
ne l’aurait cru. Marc lui révélait une
autre possibilité, à laquelle elle
s’interdisait jusque-là de penser.
— Et qu’est-ce que tu voudrais faire ?
Il s’anima.
— Tu les as vus ? Tu as vu les gars de
l’ONU, avec leurs mitraillettes et leurs
blindés, à ramasser les cadavres, à jouer
les nurses ou les fossoyeurs ? J’ai fait ça
un moment, moi aussi. Et puis, j’en ai eu
assez.
— Argelos a été clair : ils n’ont pas
les moyens de coincer les coupables. Il
faudrait arrêter tout le monde. Il y a des
criminels partout, dans cette guerre.
Marc la regarda et, malgré
l’obscurité, elle sentit dans ce regard le
mépris et la colère. Elle s’en voulut de
l’avoir contredit ; elle n’avait pas envie
de discuter. Elle voulait seulement
comprendre et surtout le comprendre.
— Explique-moi, alors.
À la lumière blafarde des champs
enneigés, le visage de Marc était
dépouillé de sa dureté. Ses traits étaient
peints avec une palette d’ombre. Seule
sa bouche était clairement dessinée.
Maud eut soudain envie d’y coller ses
lèvres, de sentir son souffle, son
humidité palpitante, sa vie. Elle qui se
dérobait au désir des autres éprouvait un
vertige inattendu, envahie par le sien
propre, auquel elle s’était si rarement
livrée. Il avait fallu que la peur, la
fatigue, l’horreur creuse en elle une
galerie bien profonde pour que jaillisse
cette source brûlante dont elle ne
soupçonnait pas l’existence.
— Il y a des criminels de tous les
côtés, dit Marc d’une voix sourde, et il y
a des victimes de tous les côtés, c’est
entendu. Mais on ne peut rien faire si
l’on s’arrête à ça.
Maud s’en voulait de ne pas
s’intéresser suffisamment à ses paroles,
d’être concentrée sur le trouble qu’il
faisait naître en elle. Lui semblait ne pas
la voir. Il continuait à lire dans sa rage
intérieure, le regard pointé vers l’avant.
Mais ses lèvres, en prononçant les mots,
prenaient pour elle des formes
adorables.
— À un moment, poursuivit-il, il faut
définir ce qui est la cause et ce qui est la
conséquence. Parmi tous ceux qui se
battent, il y en a qui se sont approprié la
puissance pour écraser les autres.
L’ancienne armée yougoslave, tout
l’appareil de l’État ont été confisqués
par une clique à Belgrade et les autres
se défendent.
Maud s’était un peu reprise et elle
voulait montrer qu’elle était attentive.
— Tu veux dire que les responsables
sont les Serbes ?
— Pas les Serbes en tant que Serbes.
Il y a chez eux de pauvres types forcés
de se battre, des gens honnêtes,
sensibles, des victimes aussi. Mais les
Serbes comme héritiers de l’État
yougoslave, les nationalistes serbes qui
ont profité de l’effondrement du pays
pour entreprendre leur projet
hégémonique.
Tout cela était abstrait pour elle. Elle
avait toujours détesté la politique, ses
simplifications, ses mensonges. Mais
elle aimait l’idée qu’à un moment, les
choses prennent une direction, un sens.
Qu’il ait tort ou qu’il ait raison, Marc
choisissait un camp, il rejetait
l’impuissance et la résignation. C’est la
seule chose qu’elle retenait de ses
paroles. Elle repensa aux femmes et aux
enfants assassinés et à la révolte stérile
qui l’avait accablée devant le spectacle
de ces cadavres dont la mort resterait
impunie. Toutes les injustices valaient
mieux que cette injustice-là.
Ils s’étaient arrêtés et elle s’était
plantée devant lui. Leurs visages étaient
proches. Elle sentait son souffle. Elle
entrouvrit les lèvres et il les prit.
Il la serrait fort contre lui et elle
suivait avec des mains impatientes le
relief de ses muscles qui affleuraient
sous sa chemise de laine. Leurs baisers
étaient violents, avides, comme s’ils
avaient trouvé dans ce corps-à-corps le
moyen d’exprimer toute la révolte et
toute la passion, toute la rage et tout le
désespoir dont, un instant plus tôt, ils
étaient silencieusement dévorés.
— Viens, murmura-t-il, en se
détachant d’elle et en l’entraînant par la
main.
Ils revinrent sur leurs pas, qui étaient
inscrits dans la neige, mais leurs traces
nouvelles étaient confondues, car ils
marchaient en tenant leurs corps serrés
l’un contre l’autre. Ils grimpèrent
l’escalier de la terrasse en se bousculant
et montèrent à l’étage du bâtiment où
étaient aménagés de grands dortoirs. Il
n’y avait plus aucun obstacle à leur
désir, seulement la voluptueuse
résistance des vêtements qu’ils se
retiraient mutuellement, avec des gestes
maladroits et fébriles. L’air froid du
dortoir, la toile rêche du matelas et les
montants de fer du lit trop étroit ne
faisaient qu’accroître leur ardeur. Leur
étreinte désordonnée avait l’allure d’un
combat, un combat où il n’y aurait ni
vainqueur ni vaincu et dont le but ultime
était de ne plus former qu’un seul corps,
dressé contre la violence du monde qui
l’entourait.
Maud, jamais, n’avait voulu subir
cette épreuve car elle la voyait comme
une insupportable humiliation. Chez tous
les garçons qui l’avaient approchée, elle
sentait la même impatience à prendre le
pouvoir sur elle, en lui infligeant cette
blessure, et elle n’avait jamais éprouvé
pour aucun d’entre eux assez d’amour
pour s’y soumettre. Elle était vierge par
orgueil, par défi. Mais là, dans ce lieu
qu’elle n’aurait pas su nommer, dans
l’inconfort d’une maison dévastée, elle
accueillait sans crainte cette douleur
intime, tant elle la désirait. Et l’homme
qui la lui faisait connaître était comme
l’instrument d’une force qui le dépassait
lui-même et dont elle désirait s’emplir.
Elle sentait le sang couler d’elle et elle
imaginait au grand jour la tache rutilante
briller dans ce décor sinistre. Ils
partageaient ce sang comme ils avaient
partagé celui des femmes massacrées.
Mais c’était le sang de la vengeance et
du combat, de la vie et du plaisir. Elle
cria.
Ils s’arrêtèrent un instant, guettèrent
des bruits à l’étage du dessous. Mais
rien ne troublait le silence et ils
reprirent leur étreinte.
Quand leurs forces s’épuisèrent enfin,
ils restèrent enlacés mais le froid revint
et glaça la sueur qui couvrait leurs
corps. Marc la couvrit de sa chemise et
descendit silencieusement chercher un
duvet. Il l’ouvrit et ils s’en couvrirent.
Il caressait ses cheveux en désordre et
contemplait son visage sur lequel la
lueur de neige qui entrait par la baie
vitrée jetait une fine poudre bleutée.
— Tu es si belle, dit-il.
Et elle le crut. Ce compliment qu’elle
avait toujours repoussé comme un
jugement indiscret, elle l’acceptait de lui
et désirait pouvoir toujours en être
digne.
Elle l’embrassa de nouveau à pleine
bouche. Du bout sensible de ses doigts,
elle caressa rêveusement les tatouages
qui couvraient les bras de Marc, ces
mêmes tatouages qui avaient provoqué
d’abord son dégoût et qui, dans la
pénombre, ressemblaient au relief
damassé d’un tissu précieux.
À un moment, il se redressa sur un
coude et la regarda avec un air grave.
— Il faut que tu saches.
— Quoi ?
Un instant, elle crut qu’il allait lui
révéler quelque engagement
irrémédiable qui rendait leur amour
impossible et elle eut peur. Mais il était
revenu à son idée fixe, à son combat.
— Dans les camions…
— Eh bien ?
— Ce ne sont pas des pétards de
chantier que j’ai placés.
— Non ? Quoi, alors ?
— Quinze kilos d’explosifs
militaires. Des vrais, avec les
détonateurs. Assez de matériel pour
faire sauter un pont de cent mètres de
longueur.
Elle n’aurait pas aimé qu’il lui parle
d’amour. Leur amour, c’était cela : le
secret partagé, le risque, le combat. Il
avait un air grave d’enfant sérieux, en
guettant sa réponse. Elle le regardait
sans rien dire. Il voyait un sourire fixé
sur son visage et s’inquiétait de ne pas
en deviner le sens.
Elle, en cet instant, avait la vision de
tout. Elle comprenait que le plus
important pour lui, c’était ce projet, ses
rêves fous, la rage qui l’habitait et dont
elle ne connaissait pas l’origine. Tout le
reste et même l’amour passeraient après.
C’était terriblement désespérant et,
pourtant, elle sentait que cela lui
plaisait. Lentement, elle tendit le bras
vers lui et souleva une mèche alourdie
de sueur qui tombait sur son front.
— Je t’aime, dit-elle.
Il l’embrassa et le désir revint.
Une aube sale, filtrée par les arbres
gris que le vent avait débarrassés de
leur neige, les éveilla. Ils se hâtèrent de
retourner à leurs chambres et de se
coucher, chacun dans son lit, dans leurs
duvets froids. Les autres dormaient
encore et ne s’aperçurent de rien.
Seul Vauthier, couché sur le dos,
entrouvrit les paupières quand Marc
passa devant la porte ouverte de sa
chambre. Leurs regards se croisèrent
dans la pénombre.
III
POURSUITE
1

Il y avait plusieurs jours que Marc


projetait de quitter le convoi. Il était
convaincu que Vauthier en savait plus
long qu’il ne le laissait paraître et qu’il
n’allait pas tarder à mettre à exécution
ses désirs de vengeance. Il avait
proposé à Maud de s’enfuir dès la nuit
suivante.
— S’enfuir ! Mais comment ?
— Dans notre camion.
— Ils vont nous suivre.
— Pas si on prépare bien l’affaire.
C’était une proposition assez
effrayante. S’enfuir voulait dire rompre
totalement avec l’association, entrer
dans une logique de vol et de guerre.
C’était un chemin sans retour. Mais
n’était-il pas la conséquence inéluctable
de la présence d’explosifs à bord ? Les
événements s’enchaînaient trop vite pour
que Maud ait vraiment le temps de
réfléchir. Il y avait eu le massacre puis
cette nuit inattendue, intense, et
maintenant la fuite. Tout cela semblait
obéir à une mécanique implacable et
puissante qui la dépassait.
— Et Alex ?
— Il ne sait rien. Il est persuadé que
j’ai mis ses pétards de chantier dans le
chargement.
— Tu vas lui dire ?
— Non.
Maud était assez séduite par l’idée
qu’il leur fallait s’enfuir. Mais
abandonner Alex lui déplaisait.
— Quand même, on pourrait
l’emmener.
— Ce ne serait pas raisonnable. Ses
réactions sont imprévisibles. Il va m’en
vouloir à mort de ne pas l’avoir tenu au
courant de ce que j’allais faire.
— Pourquoi ne lui as-tu rien dit ?
— On n’a pas la même vision des
choses. Il ne partage pas mon
engagement. C’est même plus grave : il
ne le comprend pas. Son affaire de
pompes et de mine de charbon ne tient
pas debout. C’est une question qui se
posera quand il y aura la paix. Pour
l’instant, ce qu’il faut, c’est la victoire.
Tous les moyens doivent être employés à
ça, y compris l’humanitaire. Il ne veut
pas le comprendre.
— Tu le savais avant de partir.
— Dans le plan initial, il n’y avait
pas de problème. Je devais
l’accompagner tranquillement à Kakanj.
Il aurait découvert la substitution au
moment de retrouver sa copine et ça
aurait atténué le choc. Mais il y a eu
toutes ces histoires, ce flic dans le
convoi… Maintenant, on n’a plus le
choix.
— C’est moche quand même. Il est
ton ami…
Marc pinça les lèvres. Il était évident
qu’il n’assumait pas ses actes sans
ressentir un malaise. Mais il n’était pas
dans sa nature de l’avouer.
— De toute façon, en pratique, ce
serait trop risqué. Nous, on est
autonomes dans notre camion. Lui, il est
dans l’autre équipage. Si on le met dans
le coup, on a toutes les chances que ça
foire.
Maud n’avait pas insisté. Après tout,
c’était leur affaire. Et elle n’était pas
mécontente, au fond d’elle, de vivre
cette aventure seule avec Marc.
Au petit matin, ils avaient quitté le
centre de vacances tous ensemble et le
convoi avait roulé sans encombre dans
la campagne. Marc et Maud avaient mis
au point pendant qu’ils conduisaient tous
les détails de l’opération qui devait leur
permettre de fausser compagnie aux
autres pendant la nuit suivante.
La couche de neige était trop fine pour
tenir sur la terre encore chaude, si bien
que des trous grisâtres apparaissaient un
peu partout. Le paysage redevenait terne
et sale. Ils avaient croisé un convoi
humanitaire norvégien qui roulait en
sens inverse et rentrait à vide. Le soir,
ils avaient bivouaqué dans un pâturage
où la neige avait presque entièrement
fondu. Ils avaient repris la première
répartition des tentes. Alex et Marc
avaient dormi ensemble et Maud était
restée dans le camion. Chacun savait ce
qu’il avait à faire.
Maud avait réglé l’alarme de sa
montre sur quatre heures. Elle s’était
levée silencieusement. Elle avait sorti sa
torche et le petit outil que Marc lui avait
confié.
L’essentiel était d’éviter le bruit. Elle
avait bien repéré la valve du pneu, à
l’arrière du camion de Lionel. Marc
avait insisté sur la nécessité de faire
sortir l’air lentement, pour éviter que la
valve ne se mette à siffler.
Malheureusement, en appuyant sur le
petit cylindre métallique, Maud avait
senti une résistance inattendue. Il avait
fallu qu’elle presse très fort pour la
vaincre. La valve, en cédant, avait émis
un sifflement si intense et si aigu qu’elle
avait tout lâché. Dans l’air glacial, les
sons portaient, et sur ce pré désert, il n’y
avait aucun animal, rien qui puisse
produire un tel bruit. Elle avait
longuement écouté le silence. Rien
n’avait bougé dans les tentes. Elles
étaient plantées à une vingtaine de
mètres des camions et elle opérait sur la
roue arrière gauche, qui en était la plus
éloignée. L’angoisse se calma.
Ses mains tremblaient quand elle
essaya de nouveau. Le sifflement se
déclenchait au début de la pression. Il
fallait appuyer très fermement, sans être
surprise cette fois, et laisser ensuite l’air
s’écouler avec un chuintement grave qui
risquait beaucoup moins de donner
l’alerte. Elle pensa à Marc, à sa
détermination, à son calme, et elle fit
comme s’il était à ses côtés. Elle pressa
la valve avec force. Le même sifflement
en sortit mais plus bref, et l’air se mit à
s’échapper régulièrement. Maud sentait
le souffle sur son visage et prenait garde
de maintenir la pression sur la valve,
pour ne pas renouveler le bruit. Ses
doigts étaient engourdis par le froid et
l’énorme pneu mettait du temps à se
vider. Elle grimaçait de douleur car une
crampe raidissait sa main et menaçait de
lui faire tout lâcher. Enfin, elle nota que
le pneu se déformait et cela lui donna
l’énergie de résister jusqu’à ce qu’il
s’affaisse en entier. Il fallait que le pneu
soit complètement à plat, faute de quoi
leurs poursuivants pourraient être tentés
de ne pas le réparer tout de suite. Quand
elle se détendit enfin, la jante touchait le
sol.
Marc la rejoignit silencieusement un
peu plus tard. La veille au soir, il avait
introduit un somnifère dans la gourde
d’Alex. Il savait que celui-ci ne dormait
jamais sans avoir de l’eau à proximité et
qu’il se réveillait deux ou trois fois par
nuit pour en boire. La dose devait être
plus que suffisante car il ne bougea pas
quand ils mirent leur camion en marche.
En revanche, Lionel avait bondi hors de
sa tente dès le premier tour de
démarreur. Ils avaient pris soin la veille
de se garer assez loin du premier camion
et dans le sens du départ. Dans le
rétroviseur, Maud vit Lionel courir pour
tenter de les rattraper mais il était pieds
nus sur le sol boueux. Il glissa, tomba et
se releva. Le camion avançait lentement
sur le pré. Lionel se remit à courir. Il
réussit à s’agripper au pare-chocs
arrière mais en rejoignant la route, le
camion fit un bond en passant sur un
petit talus. Lionel lâcha prise. Maud eut
une dernière vision de lui, étalé de tout
son long dans la boue mêlée de neige. Il
était en maillot de corps et la lumière
blafarde de la lune lui donnait l’air d’un
cadavre.
*
Jamais, depuis le départ, le camion
n’avait roulé à un tel régime. Marc tenait
l’accélérateur enfoncé en permanence, et
comme la route était plate et rectiligne à
cet endroit, le vieux quinze tonnes
avançait à grande vitesse. La suspension
fatiguée tremblait sur les cailloux et
faisait entendre des craquements
impressionnants aux endroits où les
ornières étaient profondes. Maud se
tenait à la portière, vitre ouverte, et se
penchait dehors de temps en temps pour
voir si elle apercevait quelque chose
derrière.
Mais le camion de Lionel restait
invisible.
La route montait légèrement, ce qui
leur était favorable. Leur camion, ils le
savaient, était légèrement plus puissant
que l’autre. Marc gardait les mâchoires
serrées, le regard fixé sur la route car
les phares éclairaient mal. Ils ne se
détendirent qu’avec les premiers rayons
de l’aube, qui rendaient la conduite
rapide moins hasardeuse.
— Ça va leur prendre combien de
temps pour réparer, à ton avis ?
— C’est nous qui avons le gonfleur.
— Ils peuvent mettre la roue de
secours ?
— Tu sais qu’on n’a pas réparé celle
qui a été touchée par une balle. L’autre
est avec nous. Et puis, j’ai retiré leur
cric hier soir.
Ils se regardèrent et partirent d’un
grand éclat de rire.
Les nuages étaient moins épais que la
veille. On apercevait même, vers l’est,
un coin de ciel dégagé que l’aube
rosissait.
— Sors les papiers, si on tombe sur
un contrôle.
Avant de partir de Lyon, Marc et Alex
avaient fait des photocopies de tous les
documents. Ils laissaient Lionel sortir
fièrement les papiers du convoi à chaque
check-point mais ils avaient exactement
les mêmes. Ils étaient dissimulés dans le
pare-soleil côté passager. Une fente
avait été aménagée dans le rectangle
rembourré ; ils y avaient glissé les
papiers et ils l’avaient refermée avec un
morceau de scotch noir. Maud les sortit
de leur cachette et les examina.
— Mais… ils indiquent qu’il y a deux
camions et ils donnent les noms de cinq
personnes.
— Je sais.
— Nous ne sommes plus que deux. Et
avec un seul camion. Les miliciens vont
se méfier.
— Non, regarde bien : les listes de
chargement sont sur deux feuilles
séparées. Cherche la nôtre et déchire
l’autre. Pour les chauffeurs, il suffit de
barrer trois noms. On dira que les
autorisations avaient été demandées
pour cinq personnes par sécurité mais
que finalement deux ont suffi. De toute
façon, ne t’inquiète pas. Tu as vu
comment ils contrôlent, en général…
Maud savait que, de temps en temps,
ils pouvaient tomber sur des
fonctionnaires tatillons. Pourtant, le
calme de Marc la rassurait. Il avait l’air
sûr de son fait et il avait certainement
ses raisons.
À un moment, en début de matinée,
des rayons de soleil percèrent au ras des
arbres, de vrais rayons et un vrai soleil,
si pâle et froid qu’il fût. Un petit groupe
d’ânes à poil long, rassemblés sous les
branches d’un chêne, tendaient le
museau vers la lumière. De petits
ruisseaux scintillaient à travers les
pâturages. Maud avait envie
d’embrasser Marc. Mais il avait son
visage tendu et fermé. C’était celui que
Maud appelait en elle-même son visage
de jour car elle connaissait désormais la
douceur de son autre visage, celui qu’il
ne laissait découvrir que la nuit. Elle se
dit qu’elle attendrait le soir pour
s’approcher de lui. À ce propos, un
doute lui vint.
— Où est-ce qu’on va dormir ?
— Ici, dans le camion, dit Marc en
tapant du plat de la main sur la
banquette. En roulant. Au moins pendant
deux jours.
— On va conduire à tour de rôle
pendant la nuit, c’est ça ?
— Exactement.
— Avec les phares qu’on a, tu n’as
pas peur qu’on se plante ?
— On fera attention.
Jusque-là, il y avait eu l’excitation de
la rencontre, la préparation de leur fuite,
qui n’était guère plus qu’un jeu. Tout à
coup, Maud prit conscience de la
situation. Elle roulait dans un camion
bourré de dynamite, au cœur d’un pays
en guerre, poursuivie par des gens qui
n’hésiteraient pas à les signaler comme
des voleurs. Elle avait voulu s’engager
mais elle se rendait compte à quel point
l’engagement des humanitaires n’en est
pas un. Il leur arrive de prendre des
risques et parfois de se trouver en
mauvaise posture. Reste qu’ils sont
étrangers au combat. Avec l’histoire des
pétards de chantier, elle avait accepté
une première transgression mais qui ne
portait pas vraiment à conséquence.
Même avec un tel chargement, ils
restaient encore des humanitaires et
pourraient obtenir le soutien de
l’opinion publique, si jamais les Serbes
les arrêtaient.
Avec de véritables explosifs, c’était
tout autre chose. Ils étaient hors la loi.
La France qui ne voulait pas être
entraînée dans la guerre les
désavouerait. En cas d’arrestation, ils
seraient traités comme des criminels de
guerre. Ils avaient franchi une ligne
invisible dont Maud percevait
l’immense valeur symbolique. Ils étaient
bel et bien devenus des combattants. Ils
avaient désormais des ennemis et des
amis. Et rien ne protégeait plus leur vie.
*
Lionel était assis dans la boue froide
à côté de la roue dégonflée,
complètement abattu. Vauthier le
rejoignit sans se presser. Il avait pris le
temps de s’habiller et de se chausser en
sortant de la tente. Il se pencha pour
regarder le pneu.
— Il est simplement dégonflé.
— Comment peux-tu le savoir ?
grommela Lionel.
— Parce que j’ai entendu la gamine
ouvrir la valve cette nuit.
— Tu l’as entendue ! Et tu n’as rien
fait ?
— Si.
— Quoi donc ?
— Je me suis rendormi.
Lionel s’était relevé et saisissait
Vauthier à deux mains par le col.
— Tu t’es rendormi ! Tu te fous de
moi. Tu étais dans le coup, alors ?
Lionel, avec ses bras malingres, tirait
sur Vauthier mais il était bien incapable
de le faire bouger. L’autre écarta
doucement les mains qui l’avaient
agrippé.
— Je vais regonfler le pneu, dit
Lionel.
— Ne te fatigue pas. Ils ont
certainement piqué la pompe.
Lionel le regarda d’un air accablé.
Vauthier le prit par l’épaule.
— Viens. On va parler de tout ça
tranquillement.
— Tranquillement, pendant qu’ils se
barrent avec le camion ? Chaque heure
qui passe, ils avancent. Et nous on est là
comme des glands.
— T’inquiète pas. Ils n’iront pas loin.
Vauthier sourit, avec ses lèvres
pincées. Il n’avait vraiment pas l’air de
plaisanter et la haine qu’il vouait à Marc
brillait toujours dans ses petits yeux
mobiles. Lionel le lâcha et ils
marchèrent vers les tentes. Alex sortait
de la sienne, les cheveux en bataille, les
paupières gonflées.
— Je ne sais pas ce qui m’est arrivé.
J’ai pioncé…
— Tu as bu de l’eau hier soir ?
demanda Vauthier avec un air absent.
— Comme toutes les nuits.
— Je te conseille de vider ta gourde.
Ton petit camarade a dû y mettre une
bonne dose.
— Une dose de quoi ?
— Il a endormi Alex ? dit Lionel.
C’était prémédité, alors ?
— Mais de quoi vous parlez, vous
deux ? Et puis, où est le deuxième
camion ?
— Bien sûr que c’était prémédité, fit
Vauthier. Heureusement que, nous aussi,
nous avons prémédité des choses.
Il était le seul à avoir tous ses esprits.
Les deux autres, à peine vêtus, avaient
des yeux hagards et des gestes
maladroits.
— Bon, allez vous habiller. Moi, je
vais préparer un petit déjeuner sérieux.
Et on va discuter de l’affaire en détail.
Le soleil pointait au ras des arbres
quand ils se réunirent tous les trois,
assis sur des caisses, autour du réchaud.
Ils tenaient leur quart entre les paumes,
pour se réchauffer. Lionel avait glissé un
joint derrière son oreille et attendait
d’avoir bu son café pour l’allumer.
— Alors, qu’est-ce que c’est que
cette histoire de préméditation ?
— Il faut remonter un peu plus loin,
dit Vauthier. Au QG où on s’est arrêtés,
vous vous souvenez que j’ai retrouvé
des amis ?
— Oui.
— Parmi eux, il y a des gens bien
informés.
— Des barbouzes ?
— Disons des agents français avec un
uniforme de l’ONU sur le dos.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
— Je leur ai demandé de se
renseigner sur ces deux-là, dit Vauthier,
en regardant Alex.
— Ne dis pas ces deux-là. Tu vois
bien que…
— Qu’il t’a baisé comme nous
autres ? Je suis au courant. Mais, à ce
moment-là, je ne savais pas.
— Alors, raconte ce qu’ils t’ont dit,
insista Lionel.
— Je ne peux pas vous donner tous
les détails. Il y a une enquête en cours en
France et ça reste confidentiel. Si je
résume, je dirai ceci.
Il se redressa et prit un air important,
comme s’il adoptait le ton solennel d’un
juge ou d’un procureur.
— Il y a deux mois, des explosifs de
guerre ont été volés dans un arsenal à
Orange. On n’a pas encore retrouvé le
coupable mais il est certain qu’il a agi
avec des complicités internes et qu’il
s’agissait d’un ancien militaire.
— Mais les pétards de chantier ne
sont pas des explosifs militaires, s’écria
Alex. Je les ai achetés moi-même à une
entreprise de travaux publics…
— Laisse-le finir ! Continue, Vauthier.
— Merci. J’en viens à l’essentiel
puisque vous êtes impatients. Tout porte
à croire que c’est notre ami commun qui
a dérobé ces explosifs et qu’il les a
placés dans le camion numéro deux.
— Comment le sais-tu ?
— Le signalement correspond et mes
amis ont eu un tuyau par un indic.
Alex avait l’air sonné. Ces nouvelles
le stupéfiaient. En même temps, elles
apportaient la réponse aux questions
qu’il n’avait pas cessé de se poser à
propos de Marc. Il n’avait jamais très
bien compris pourquoi il avait accepté
avec tant d’enthousiasme de
l’accompagner. Il n’avait pas d’amie à
Kakanj, lui. Pour autant qu’Alex le
soupçonnait, il se moquait pas mal de
savoir si les pompes de la mine
continueraient à marcher ou non. Leur
amitié était réelle mais pas assez
profonde pour expliquer que Marc prît
tant de risques pour s’engager dans cette
mission. S’il avait son propre plan, tout
devenait plus clair. C’est pourquoi,
malgré son étonnement, Alex eut
l’immédiate certitude que les
renseignements de Vauthier étaient
exacts.
— Et mes pétards de chantier ? dit-il.
Qu’est-ce qu’il en a fait ?
— Il s’est servi de toi, mon cher
Alex, j’ai le regret de te le dire. Il avait
besoin d’un binôme pour conduire son
camion et il connaissait tes lubies, à
propos de la mine de Kakanj.
— C’est pas des lubies !
— Non, bien sûr, dit suavement
Vauthier. Quoi qu’il en soit, il a placé de
vrais explosifs dans le chargement et pas
les tiens.
— De vrais explosifs ? Il a mis de
vrais explosifs ?
— Oui, mon vieux. C’est un gars
sérieux, lui. Il ne rigole pas avec des
histoires de pompes à eau.
— J’ai jamais pensé qu’il me ferait un
coup pareil.
— Et pourtant, il l’a fait.
Malheureusement pour lui, ça ne s’est
pas passé comme il voulait. Tu as trop
parlé et Lionel a changé les équipes. Il
s’est retrouvé avec Maud.
— C’est pas possible, gémissait Alex,
la tête dans les mains. Pas possible…
— Mais, reprit Vauthier, le doigt levé,
l’animal est malin. Il a plus d’un tour
dans son sac. On lui a collé Maud dans
les pattes. Qu’à cela ne tienne ! Il s’est
arrangé pour qu’elle tombe amoureuse
de lui. Ça n’a pas dû être trop difficile,
avec sa belle gueule et son air
ténébreux.
— Qu’est-ce que tu dis ? coupa
Lionel. Maud amoureuse de lui ? Alors,
là, arrête ton char. Elle n’a jamais été
amoureuse de personne. C’est bien son
problème, d’ailleurs.
Son ton indiquait assez que cette
plaie-là n’était pas refermée.
— Cesse tes enfantillages, s’il te
plaît. Il faut te rendre à l’évidence : elle
n’a jamais rien eu à foutre de toi. Et
aujourd’hui, encore moins.
— Tais-toi ! cria Lionel, en se levant
d’un bond.
Il avait repris le visage grimaçant
qu’Alex lui avait vu quand il l’avait
soupçonné.
— Pourquoi veux-tu que je me taise ?
Dans la vie, il faut apprendre à regarder
la vérité en face, sinon on n’arrive à
rien. Et la vérité, c’est que ta prétendue
copine est raide amoureuse du sieur
Marc.
— Tais-toi.
Lionel avait répété ces mots
machinalement. Mais il s’était rassis, le
regard dans le vague, et la colère était
en train de laisser la place à
l’accablement.
— Dans le centre de vacances,
continua Vauthier impitoyablement, ils
ont passé la nuit ensemble, au premier
étage. Je te fais grâce des traces qu’ils
ont laissées. Elles indiquent que la jeune
personne, en effet, n’avait pas
d’expérience. Mais maintenant, elle
connaît la vie…
La tête dans les mains, Lionel garda le
silence. Puis il se redressa, calme,
résigné. L’autorité de Vauthier exerçait
sur lui un effet apaisant. Il détestait ses
paroles mais, curieusement, cette
révélation mettait fin à un mensonge
auquel il ne croyait plus lui-même. Il
était presque soulagé. C’est sans
agressivité qu’il se tourna vers Vauthier.
— Pourquoi as-tu attendu qu’on en
soit là pour parler ? Pourquoi n’as-tu
pas tout raconté quand on était dans le
QG ? On le faisait boucler et l’affaire
était réglée.
— Dans le QG, j’aurais pu le faire
arrêter, c’est entendu. On l’aurait mis au
trou et il aurait été jugé. Mais il est très
habile. Il aurait pu nier, voire nous
mettre dans le coup et nous faire tomber
avec lui.
— C’est vrai, concéda Lionel.
— De toute façon, reprit Vauthier, je
n’avais aucune envie qu’il aille en tôle.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que je préfère m’en occuper
moi-même.
Il se fit un long silence. La lumière
jaune paille du soleil rasant faisait
ressortir les plaques de neige sur le fond
noir du sol boueux. Lionel, penché sur la
flamme bleutée du réchaud, jeta un coup
d’œil vers Alex et vit que celui-ci,
embrumé par la drogue que Marc lui
avait administrée, somnolait de nouveau,
appuyé sur un coude.
— C’est ça, renchérit Lionel en
haussant les épaules, on va s’en occuper
nous-mêmes. Et comment, tu peux me le
dire ?
— On va d’abord réparer le camion
tranquillement. Je suis sûr qu’on
trouvera une ferme aux alentours, avec
une pompe ou un compresseur.
Puis, sur un ton plus bas, Vauthier
ajouta :
— Pour le reste, pas d’inquiétude : ils
auront ce qu’ils méritent. Et il vaut
mieux que nous ne soyons pas dans les
parages quand ça se produira.
— Qu’est-ce que tu leur as préparé ?
demanda Lionel.
Vauthier fit mine de s’emmitoufler
dans sa canadienne neuve. En désignant
Alex du menton, il lança à Lionel un clin
d’œil entendu, pour lui recommander la
prudence.
— C’est une région dangereuse,
poursuivit-il à voix basse. Tu l’as vu
hier. Il y a des miliciens incontrôlés, des
bandes de tueurs qui circulent. Ils sont
capables de causer pas mal de dégâts.
— Tu veux dire… qu’ils vont tomber
sur des types comme ça ? sursauta
Lionel. Comment le sais-tu ?
— Une intuition, peut-être.
Vauthier chercha un bonnet dans sa
poche pour couvrir son crâne dégarni.
Lionel était livide.
— Ne me dis pas que tu as mis un
contrat sur leurs têtes…
Vauthier ne répondit pas. Il souriait
avec une expression mauvaise, cruelle.
Il était facile de comprendre qu’il
n’avait aucune intention d’en dire plus.
Lionel n’insista pas. La perspective de
se rendre complice d’un assassinat lui
faisait très peur. En même temps, si les
choses devaient se passer comme ça, il
ne pourrait s’empêcher d’en ressentir un
réel plaisir. En somme, l’idée de
vengeance le séduisait, à condition de ne
pas en assumer la responsabilité.
Vauthier, lui, n’avait pas ces pudeurs.
À cet instant, avec sa grosse tête de
rouquin et ses petits yeux vifs, Lionel le
trouvait presque sympathique.
2

Ils conduisaient à tour de rôle et


Maud avait tenu le volant pendant trois
heures. Maintenant, elle était revenue sur
le siège passager et elle était censée
dormir un peu. Mais elle se sentait trop
excitée pour trouver le sommeil.
— Combien de temps ça va nous
prendre d’arriver à Kakanj ?
— On ne va pas à Kakanj.
Elle se redressa.
— Ah, bon ! Et on va où, alors ?
— Là où on nous attend.
Cette réponse, venant de quelqu’un
d’autre, l’aurait exaspérée. Elle détestait
qu’on ne réponde pas à ses questions,
comme si elle n’était pas digne de
recevoir des informations sérieuses.
Mais elle commençait à connaître Marc.
Il ne disait jamais plus qu’on ne lui avait
demandé. C’était sans doute le résultat
de son éducation militaire. Si on voulait
en savoir davantage, il suffisait de
l’interroger encore.
— Qui est-ce qui nous attend et où ?
Il détacha sa main gauche du volant et
se frotta les yeux. C’était le seul signe
de fatigue qu’il s’autorisait. Il faisait ce
geste aussi quand il était sur le point de
commencer un long discours. Autant dire
que cela lui arrivait assez rarement.
— Alex t’a raconté quoi, au juste, sur
Kakanj ?
Cette question avait pour but, à
l’évidence, de déterminer à partir de
quel point il devait commencer son récit,
en espérant avoir à en dire le moins
possible.
— Il m’a parlé de sa copine Bouba.
Et puis, il m’a dit que tu allais souvent
chez les Croates qui encerclent le camp.
— C’est tout ?
— En gros, oui. Je ne te cache pas,
d’ailleurs, que ce qu’il m’a dit m’a
étonnée. Il paraît que ce sont des
salauds, ces types. Ils jettent des pierres
aux réfugiés quand ils approchent des
barbelés.
Marc attendit d’avoir négocié un long
virage descendant pour reprendre la
parole.
— Des salauds, il y en a de tous les
côtés. Tu n’as jamais été dans des pays
en guerre ?
— Jamais.
— La guerre civile, c’est exactement
ça : le triomphe des salauds. On les voit
sortir de partout. On s’étonne même
qu’il y en ait autant et qu’on ne les
remarque pas plus d’habitude.
Maud hocha la tête. Elle les voyait
bien, elle, les salauds. Elle les voyait
dans tous les milieux et dans toutes les
circonstances ; elle les démasquait
malgré leur déguisement. Au fond, se
dit-elle, peut-être que je vois le monde
depuis toujours comme s’il était en
guerre.
— Mais, reprit Marc, ça n’a pas
d’importance. Les salauds sont un
produit de la guerre, pas sa cause. La
plupart du temps, les véritables
responsables, ceux qui déchaînent la
violence et provoquent les guerres, sont
des gens très bien. Des gens sincères,
généreux, instruits. Enfin, passons. Ce
n’est pas le sujet.
— Ce n’est tout de même pas une
raison pour s’acoquiner avec des
salopards.
— Les Croates qui encerclent Kakanj
ne sont pas tous des salopards.
Maud n’avait pas l’air très
convaincue.
— Je veux bien mais Alex m’a
raconté ce qu’ils ont fait à la famille de
Bouba…
— Évidemment. Dès que la guerre a
commencé, tous les frustrés, les voisins
jaloux, les pervers se sont déchaînés.
Mais il n’y a pas que des gens comme ça
parmi ceux qui se battent.
L’éclaircie du matin n’avait pas duré.
De gros nuages noirs avaient envahi le
ciel et des bancs de brouillard
enveloppaient la route dans certains
creux de vallée. Marc ne ralentissait pas
dans ces zones mais il redoublait de
vigilance car, à deux ou trois reprises,
ils avaient failli foncer dans des
charrettes qui sortaient de la brume au
dernier moment.
— Je connaissais bien les réfugiés de
la mine et je peux dire que je les aimais.
Ce n’est pas très difficile, d’ailleurs. Ce
sont des gens désarmés, des femmes et
des enfants, des victimes. Pardon pour
tes amis les humanitaires, mais c’est à la
portée de tout le monde d’aimer des
victimes.
Maud aurait pu discuter ce point. Elle
se demandait si les humanitaires, Lionel
par exemple, aimaient vraiment les
victimes. Ou si, à travers elles, ils
n’aimaient pas simplement l’idée de
pouvoir aider quelqu’un, c’est-à-dire de
lui être supérieur. Mais c’était une autre
question.
— En tout cas, dit Marc, c’est
autrement plus difficile d’aimer des
combattants, des gens debout, qui se
battent et qui ne tendent pas la main pour
être nourris.
Il se tourna un instant vers elle et lui
sourit. C’était un sourire grave, un peu
triste, et elle avait l’impression qu’il ne
s’adressait pas à elle.
— C’est vrai, je me suis fait quelques
bons amis, chez les Croates. Toutes
sortes de gars. De simples soldats,
notamment, des types qui faisaient la
guerre malgré eux et qui n’avaient de
haine pour personne.
— Ils ne sont pas obligés de se battre,
dans ce cas.
— Tu sais, quand l’État s’effondre, tu
n’as pas le choix. Tu défends ta terre. Tu
protèges les tiens. C’est difficile pour
nous d’imaginer ça.
— Peut-être.
— Ces soldats de base ne sont pas les
plus intéressants. Ils n’ont en général pas
compris grand-chose à ce qui se passe.
Ils connaissent ce qu’il y a autour d’eux,
c’est tout, et ils obéissent. Mais il y a
aussi des gens qui voient plus loin.
— De vrais militaires, c’est ça ?
Maud avait souri en faisant cette
remarque. Mais Marc n’était pas
sensible à sa plaisanterie.
— Pas nécessairement. Pas du tout,
même. En fait, c’est une armée
improvisée. La plupart des hommes qui
se battent là-dedans ne sont pas des
militaires de métier. Moi, je suis devenu
ami avec un médecin et un architecte. Ils
s’étaient mis des galons pour ressembler
à de vrais officiers. Mais ils restaient
d’abord des civils.
— C’était quoi, leur rôle ?
— Le médecin s’appelle Filipović. Il
était cardiologue à Banja Luka. Au début
de la guerre, quand les Serbes ont
bombardé Vukovar, il est parti là-bas
pour soigner. Mais très rapidement, il a
pris les armes. Il est devenu colonel en
deux mois. Quand je l’ai connu, c’était
lui qui commandait le secteur de Kakanj.
— Et l’architecte ?
— C’est un gars plus jeune, trente-
cinq ans à peu près. Il s’appelle Martić.
Il était tout juste diplômé quand la
guerre a commencé. Il venait de Mostar.
Il s’était enfui quand des musulmans
avaient « nettoyé » son quartier. À
Kakanj, il était devenu artilleur en chef.
Comme il disait, il s’occupait de
détruire les maisons, au lieu de les
construire. Mais il avait toujours
l’impression de rester dans sa partie…
Marc jeta un coup d’œil à Maud, un
petit sourire au coin des lèvres. Elle se
dit qu’il ne manquait pas d’humour.
Mais c’était un humour sombre, toujours
orienté vers la destruction et la mort.
Elle attendait qu’il continue son récit
mais il freina brutalement. Il restait
silencieux et scrutait le brouillard,
penché en avant, l’air inquiet.
— Qu’est-ce que c’est, là-bas ? dit-il.
Ils n’avaient pas rencontré de contrôle
depuis qu’ils avaient faussé compagnie
aux autres. C’était peut-être normal car
le dessin des enclaves dans cette région
était capricieux. Peut-être aussi avaient-
ils franchi une frontière non gardée mais
c’était peu probable. En tout cas, ils
devaient rester très vigilants : dans la
brume de plus en plus épaisse, il était
possible de tomber sur un check-point
sans l’avoir repéré avant.
À quelques centaines de mètres
devant eux, des formes sombres
barraient la route. De loin, pourtant, cela
n’avait pas l’air d’un check-point. On
aurait dit plutôt un convoi arrêté, avec
des hommes qui déambulaient autour.
— Ils n’ont pas l’air d’avancer, dit
Maud. Tu crois qu’ils nous ont vus ?
Marc coupa le moteur et serra le frein
à main. Ils étaient cachés par un rideau
d’arbres et, avec le brouillard, les gens
sur la route ne les avaient sans doute pas
vus. Il fallait seulement espérer qu’ils ne
les avaient pas entendus arriver. Marc
réfléchissait à toute vitesse. Ça avait
tout l’air d’une espèce d’embuscade.
Mais préparée par qui ? Il était peu
probable que Lionel et les autres aient
pu donner l’alerte auprès des Nations
unies. Ils étaient loin d’une base quand
ils les avaient quittés. Mais,
évidemment, une coïncidence était
toujours possible. Un convoi de l’ONU
avait pu passer par là, qui aurait signalé
leur fuite à toutes les unités, grâce à son
réseau de radios. À moins que ce soit
autre chose, pensa Marc. Et dans ce cas,
il n’y a que de mauvaises hypothèses…
*
Comme Vauthier l’avait supposé, ils
n’avaient eu aucun mal à trouver une
ferme dans les environs. Le fermier, fait
exceptionnel, n’était pas parti pour la
guerre parce qu’il vivait seul. Sans sa
présence, son exploitation aurait été
perdue. Il était venu lui-même gonfler la
roue avec une pompe électrique
alimentée par une batterie. Ensuite, ils
avaient pris le temps de s’habiller et de
ranger tranquillement les tentes et les
ustensiles de cuisine. Maintenant, ils
roulaient sur une route presque
rectiligne, bordée d’aulnes secs. Lionel,
au volant, remâchait d’une voix sourde
des couplets de rap. Vauthier était assis,
très calme, sur le côté droit de la
banquette avant. Alex n’avait pas encore
éliminé tout son sédatif et il dormait sur
la couchette à l’arrière.
— Dis-moi un truc, Vauthier. Les amis
barbouzes que tu as rencontrés en ville
l’autre jour, tu travailles pour eux ?
— On peut dire ça, oui.
— Donc, tu ne t’es pas engagé à La
Tête d’Or seulement pour voir du pays.
— En effet.
— Tu nous surveillais.
— Absolument pas.
Dans le ton de Lionel, on ne pouvait
déceler aucune réprobation. Il était de
plus en plus reconnaissant à Vauthier
d’avoir sauvé la situation. Il éprouvait
maintenant pour lui une curiosité qui
touchait à la fascination.
— Tu ne nous espionnais pas ?
— Non.
— Je t’avoue que j’ai du mal à
comprendre.
— C’est pourtant simple. Mes
copains barbouzes, comme tu dis,
avaient besoin d’infos sur ce qui se
passe dans ce pays, les zones de combat,
les forces en présence, les lignes de
front. C’est pour ça qu’ils m’ont confié
cette mission. Dans un convoi comme
celui-ci, on bouge, on traverse des
régions où personne d’autre ne va, on
peut parler librement à tout le monde.
C’est pour ça que je suis parti avec
vous. Certainement pas pour
m’intéresser à vos petites histoires
d’ados boutonneux.
Lionel n’était pas très heureux de
savoir que son convoi était surveillé par
les services de renseignement. En même
temps, il était assez flatté que Vauthier
lui fasse suffisamment confiance pour lui
en parler franchement. De toute façon,
maintenant, il se sentait de son côté.
— Évidemment, quand j’ai compris
que vous étiez infiltrés par ces deux
anciens militaires, j’ai bien été obligé
d’en informer aussi mes
commanditaires. Et j’ai bien fait :
comme ça, ils ont pu faire des
recoupements et savoir ce que préparait
ce fils de pute.
Alex, à l’arrière, grogna en essayant
de s’asseoir. Il avait les cheveux en
bataille et se frottait les yeux. Quand il
vit qu’il était réveillé, Vauthier se tut. Il
tripotait sa boucle d’oreille et ses petits
yeux louchaient légèrement, comme
chaque fois qu’il était en colère.
3

Ils étaient toujours arrêtés et, autour


d’eux, le brouillard épaississait. Ou
peut-être était-ce à cause de la nuit qui
commençait à tomber. En tout cas, on y
voyait de plus en plus mal. Marc
n’alluma pas les phares et ils se
retrouvèrent bientôt dans le noir.
— Tu crois qu’ils nous ont vus ?
demanda Maud.
— Ils auraient avancé.
— Si c’est un check-point, c’est
dangereux de se planquer juste avant,
non ?
— Je ne crois pas que ce soit un
check-point.
— Pourquoi ?
Ses questions visiblement énervaient
Marc. Il était concentré et cherchait une
solution. Les formes, au loin sur la route,
n’avaient pas bougé. Plus inquiétant,
elles n’avaient pas non plus allumé de
feux, alors que l’obscurité était
maintenant totale. Marc ouvrit la
portière et descendit sur la chaussée.
Elle n’était pas suffisamment large pour
que le camion fasse un demi-tour sans
manœuvrer, d’autant qu’il braquait mal.
Les fossés, de chaque côté, étaient
comblés par des broussailles. Marc les
sonda, en avançant prudemment une
jambe. Ils étaient très profonds et si une
roue s’y enfonçait, il n’y aurait aucun
moyen d’en ressortir. Il marcha quelques
instants pour s’assurer que derrière eux,
il n’y avait pas une entrée de champ ou
une portion plus large. Mais il ne trouva
rien. Il revint au camion et remonta sur
son siège.
— Alors, demanda Maud, qu’est-ce
qu’on fait ?
Elle était gagnée par la peur, et la
présence de Marc agissait de deux
manières opposées. C’était lui qui avait
provoqué cette alerte. En quelque sorte,
c’était sa peur qu’elle ressentait. En
même temps, par sa présence, il la
rassurait. Elle s’en remettait d’avance à
sa décision.
— Tu vas te mettre au volant et moi,
je vais pousser le camion en marche
arrière. La route est légèrement en pente
et le sol est assez plat. Je devrais arriver
à le lancer. Garde la portière ouverte et
tâche de bien surveiller la trajectoire. Il
y a des fossés de chaque côté. Si je vois
que tu dévies, je taperai sur la tôle du
capot.
Maud glissa jusqu’à la place du
conducteur. Dans l’obscurité, elle se
heurta à Marc qui n’était pas encore
descendu. Ce fut plus fort qu’elle, elle
l’agrippa et le saisit par le cou. Elle ne
voyait pas son visage et elle tâtonna
pour trouver ses lèvres. Elles étaient
encore dures et pincées, comme
lorsqu’il avait son visage de jour. Mais
au contact de sa bouche, elle sentit
qu’elles s’entrouvraient et ils
prolongèrent leur baiser. Dans cette nuit
sans lune, avec le froid qui s’insinuait,
le danger, cette étreinte était comme un
refuge, un déni du monde. Maud n’avait
pas envie qu’elle prenne fin et un désir
plus profond et plus total l’envahit. Mais
Marc la repoussa et descendit sur la
route.
Elle mit un long instant à reprendre
contenance.
— Allons-y, dit-il.
Elle ôta le frein à main, s’assura que
le changement de vitesse était au point
mort, puis, le corps penché à l’extérieur
et les mains sur le volant, elle se
prépara. La chaussée obscure
apparaissait à peine plus claire que les
bas-côtés.
— Quand tu veux.
Elle sentait que Marc s’arc-boutait et
poussait de toutes ses forces car il
gémissait. À un moment, il lâcha prise
en soufflant bruyamment. Le camion
n’avait pas bougé.
— On recommence, dit-il.
Elle donna un nouveau signal. Il se
remit à pousser. Cette fois, elle eut
l’impression que le camion reculait
légèrement mais il retomba vers l’avant.
— Je vais dégager les roues. Il doit y
en avoir une qui est coincée dans une
ornière.
Elle l’entendit qui faisait le tour et
grattait le sol.
Ils essayèrent de nouveau à quatre
reprises mais sans succès. Marc remonta
dans le camion. Maud sentait qu’il
réfléchissait intensément et elle ne lui
posa aucune question. Un peu plus tard,
il lui sembla que le silence avait pris
une qualité particulière. Bientôt, elle se
rendit compte que des flocons tombaient
sur le pare-brise.
Ils eurent la même idée : si la neige
tombait suffisamment, elle amortirait les
sons. Elle pourrait même recouvrir leurs
traces. Les hommes, là-bas au loin,
avaient dû se mettre à l’abri dans les
voitures. Ils entendraient moins les
bruits du dehors. Ils attendirent un long
moment. La neige tombait toujours. Le
paysage commençait à prendre une teinte
blafarde qui permettait de distinguer le
sol clair du ciel toujours noir. Marc
descendit, fit le tour, et Maud lui céda la
place au volant. Il actionna le démarreur.
Le diesel se mit en marche au deuxième
coup.
Sans perdre un instant, il enclencha la
marche arrière et commença à
descendre. En donnant de petits coups
sur la pédale de frein, il put utiliser la
faible lumière des feux stop pour se
guider. Lentement, sans à-coups, il
parvint à reculer d’une centaine de
mètres. À cet endroit, le camion n’était
plus visible par les hommes postés en
embuscade. Marc alluma les phares. Un
chemin forestier très étroit et boueux
partait sur la gauche. La neige, retenue
par les sapins qui le bordaient, ne
couvrait pas encore le sol. Il engagea le
camion sur le chemin. Trente à quarante
mètres plus haut, celui-ci débouchait
dans une clairière. De longs tas de
bûches soigneusement empilées
attendaient sans doute d’être chargés.
Marc gara le camion le long d’un de ces
murs. Puis il coupa le contact.
— On va passer la nuit ici ?
— Oui. Demain, j’irai voir si le
barrage est toujours là.
Le froid humide avait envahi la
cabine. Il n’y avait pas de chauffage
électrique dans ce camion-là et pas de
couchette non plus.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On monte
une tente ?
— Il vaut mieux qu’on reste dans le
bahut. Si jamais il se passe quelque
chose…
Maud sortit une deuxième polaire et
se couvrit. Elle déplia son sac de
couchage et s’en servit comme d’une
couverture.
— Allonge-toi sur la banquette, lui
dit-il.
L’habitacle était assez étroit et, en
s’étendant, elle se retrouva avec la tête
sur les genoux de Marc.
— Et toi ? Tu ne vas pas pouvoir
dormir comme ça.
— Ne t’inquiète pas.
Il lui caressait les cheveux et, pour la
première fois, elle regretta qu’ils soient
si courts. Elle aurait aimé le couvrir de
longues mèches soyeuses, pour qu’il
sente leur douceur sous ses doigts et
pour qu’elles le réchauffent un peu.
Le bois était absolument silencieux.
Sous le duvet, Maud sentait se diffuser
la chaleur de son corps. Elle était bien
décidée à veiller mais, en quelques
instants, elle s’endormit profondément.
*
Quand Maud s’éveilla, un jour pâle
était levé. Elle se rendit compte que
Marc avait remplacé ses genoux par un
sac à dos, en guise d’oreiller. Il n’était
plus dans la cabine. Elle regarda autour
d’elle. La neige avait cessé mais elle
avait dû tomber une grande partie de la
nuit car le sol était blanc et les branches
couvertes d’un épais manchon
scintillant. La clairière était plus vaste
que dans son souvenir et des cabanes de
bûcheron occupaient tout un côté. Marc
était assis à l’entrée de l’une d’elles et
faisait chauffer de l’eau sur un réchaud
qu’il avait sorti du camion. Elle remit
ses chaussures et descendit le rejoindre.
— Tu n’as pas dormi ?
— Pas beaucoup. Tu veux du café ?
Il lui tendit un quart fumant.
— Ils sont partis.
— Comment le sais-tu ?
— Je suis monté jusqu’en haut de la
côte et je les ai surveillés à la jumelle.
— Tu sais qui c’était, finalement ?
— Une bande de types en uniforme
mais sans insigne, des paramilitaires
apparemment.
— Les égorgeurs qui ont massacré les
villageois ?
— Ceux-là ou d’autres.
— C’est nous qu’ils cherchaient ?
— Peut-être.
Elle buvait son café brûlant à petites
gorgées.
— On s’est peut-être inquiétés pour
rien ?
— Tant pis. Il valait mieux ne pas
prendre de risque.
— Tu crois que Vauthier et les autres
ont réussi à donner l’alerte ?
— C’est possible. Mais, de toute
manière, maintenant, ça n’a plus
beaucoup d’importance. Dans cinq
kilomètres, on quitte la route.
— On quitte la route ! Mais pour aller
où ?
Ils étaient déjà sur un axe très
secondaire où il ne passait presque
personne. Elle n’imaginait pas qu’on
puisse engager le camion dans un chemin
plus petit, sauf sur quelques mètres pour
se cacher.
— On va couper par la montagne.
Marc avait l’air de savoir ce qu’il
faisait et elle ne posa plus de questions.
Ils mangèrent chacun deux tranches
d’un vieux pain dur que Marc avait
coupées avec son couteau de poche. Puis
ils rembarquèrent tout et partirent.
La sortie du bois se fit sans difficulté.
Ils se retrouvèrent sur la côte qu’ils
avaient gravie la veille. Le petit jour sur
la neige donnait aux pâturages et aux
bois de sapins un air alpin qui était
familier à Maud. Elle se croyait en
vacances. Il lui revenait en mémoire des
odeurs de raclette et de tablées
familiales qui éveillaient en elle des
sentiments mêlés. Elle se sentait
terriblement seule dans cette promiscuité
affectueuse et joyeuse, pendant les fêtes
passées en famille à la montagne. Jamais
elle n’avait plus cruellement mesuré tout
ce qui la séparait des autres et d’autant
plus qu’ils étaient proches. Mais, la
journée, elle allait skier seule hors des
pistes. Elle se perdait dans les bois,
finissait souvent à pied, en portant ses
skis. Elle arrivait au chalet à la tombée
de la nuit, comblée de rêves et
n’entendant même pas les reproches que
ses parents lui faisaient pour son
imprudence. Ces souvenirs-là étaient
l’image la plus claire qu’elle se faisait
du bonheur.
Comme Marc l’avait annoncé, ils
trouvèrent un embranchement quelques
kilomètres plus loin. À première vue, le
chemin qui partait sur la gauche avait
simplement l’air de mener à une ferme.
Mais Marc avait sorti une carte d’état-
major très précise qu’il gardait dépliée
sur le tableau de bord. Il montra à Maud
l’étroite ligne qui coupait vers les
montagnes. Ils s’y engagèrent. Personne
n’était passé là depuis la veille. Ils
laissaient derrière eux sur le sol blanc
de neige deux traces parallèles et
orphelines.
*
Il avait fallu toute une journée et deux
nuits à Alex pour qu’il émerge
complètement des vapeurs du somnifère.
Il sortit de la tente où il avait dormi
seul et s’étira. Vauthier et Lionel étaient
encore couchés. Il lui semblait se
rappeler qu’ils avaient discuté
longuement la veille mais ses souvenirs
étaient confus, à cause des médicaments.
Il se fit chauffer un café et le but
lentement, assis sur un pliant.
Le sol était couvert de neige. Il pensa
à Bouba qui devait avoir froid, dans son
four lugubre. Il avait envie d’être près
d’elle. Jamais une femme ne l’avait
autant bouleversé. Certains jours, il se
demandait vraiment pourquoi elle avait
ce pouvoir.
Pour Alex, la neige, c’était le monde
de son enfance. Petit, il l’adorait. Tout
l’automne, il guettait l’arrivée des
premiers flocons. Il ne pouvait y avoir
pour lui de Noël sans neige. Cela s’était
produit une fois et il en avait été très
malheureux. Puis il était allé à l’école,
assez tard car sa mère restait à la maison
et préférait le garder. C’est à l’école
qu’étaient venues les premières
plaisanteries. Elles n’étaient pas
vraiment méchantes et ses camarades ne
faisaient que répéter pour se moquer de
lui ce que, probablement, ils avaient
entendu chez eux. Leurs blagues
tournaient toutes autour du contraste
entre le noir de sa peau et le blanc de la
neige. Pour la première fois, il avait pris
conscience du caractère singulier de sa
situation. Il n’était pas seulement un
Noir parmi les Blancs. Il était un Noir
dans la neige. Un Noir relatif, car il était
métis, mais dont la couleur ressortait
plus violemment sur la blancheur
absolue de la neige. Et il s’était mis,
sinon à la détester, du moins à la
craindre.
Cela ne l’avait pas empêché de vivre,
ni même d’être heureux et d’avoir des
amis. Mais il avait gardé cette blessure
secrète, cette impression d’avoir été jeté
par la vie dans un endroit où il n’aurait
pas dû se trouver. Il avait le sentiment
d’une injustice qu’il ne pouvait
reprocher à personne mais qui faisait de
lui un exilé, quelqu’un qui ne se
reconnaissait pas dans la terre où il était
né. Les filles qu’il avait fréquentées ne
pouvaient pas le comprendre. C’était
des Blanches, des montagnardes qui
vivaient dans le cadre qui leur
correspondait. À Grenoble, il avait
rencontré une Antillaise mais elle avait
quitté la Martinique à l’âge de douze
ans. Elle n’avait donc rien vécu de ce
qui avait été son enfance à lui. Et puis,
un jour, sous son casque bleu, il avait vu
Bouba. C’était un jour de neige comme
celui-là. Il avait reconnu en elle le même
exil. Un exil dont les causes étaient
différentes puisque c’était la guerre mais
un exil tout de même, un arrachement. Il
avait eu le sentiment qu’il comprenait sa
douleur, et qu’elle comprendrait la
sienne. Grâce à elle, il cessait d’être une
victime pour devenir le contraire : celui
qui tenterait de sauver quelqu’un de plus
malheureux encore. Il y avait beaucoup
de cela dans son amour pour Bouba. Et
ce projet d’aller vivre là-bas avec elle
après la guerre, c’était comme la
guérison d’un exil par un autre exil.
— Tu rêves à quoi ?
Il n’avait pas entendu venir Lionel,
qui était debout derrière lui.
— À rien. Tu veux un café ?
— Merci. Avec deux sucres.
Alex touilla la poudre dans l’eau
chaude, mit les sucres et tendit le quart à
Lionel.
— J’ai été dans les vapes toute la
journée, hier.
— Il t’a mis la dose !
Lionel s’assit en face de lui et souffla
sur le liquide brûlant.
— Dis donc, j’ai peut-être rêvé, vu
l’état dans lequel j’étais, mais vous
n’avez pas parlé de les faire descendre
par des paramilitaires ?
— Les faire descendre ! Tout de suite
les grands mots.
— C’est quoi l’idée, alors ?
Lionel était un peu gêné. Il ne pouvait
nier tout à fait. Mais il ne voulait pas
pour autant révéler le fond de l’affaire à
Alex, en qui il n’avait aucune confiance.
Surtout, il ne tenait pas à prendre la
moindre responsabilité dans l’histoire.
— Il s’agit simplement de leur faire
un peu peur, je crois.
— Un peu peur ? Avec des assassins ?
Vous ne pouvez pas faire ça !
Alex, tout à coup, prenait conscience
de la gravité de la situation. Son état
comateux l’avait tenu à l’écart de la
décision. Maintenant, il était peut-être
trop tard.
— Vous êtes complètement fous !
Marc a fait une connerie, d’accord. Je
suis le premier à lui en vouloir. Mais le
livrer aux égorgeurs pour ça ?
— Écoute-moi bien, Alex. On est en
zone de guerre. On ne peut pas tout
contrôler. Si les paramilitaires lui font la
peau, ce ne sera pas notre faute. Il
n’avait qu’à pas partir tout seul devant.
— Vous pouviez le dénoncer à
l’ONU, le faire coffrer. Mais pas le
tuer !
— Et lui, il n’a pas pris le risque de
nous tuer, avec ses explosifs ?
Vauthier s’était levé à son tour et il
entrait dans la conversation, en
regardant Alex d’un air mauvais.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Il s’inquiète de ce qui va arriver à
son copain.
— J’ai toujours pensé qu’ils
marchaient ensemble, ces deux-là. Ils ne
sont pas militaires pour rien.
— C’est pas la question, brailla Alex.
Militaire ou pas, vous n’avez pas à le
faire descendre.
Tout à coup, il eut une autre idée.
— Et Maud ? Vous allez la supprimer
aussi ?
— Tu as peut-être loupé un épisode,
vu ce que tu avais bouffé. Mais je te
rappelle qu’ils couchent ensemble. Elle
est complice.
— Ils couchent ensemble ! répéta
Alex, abasourdi.
Il regarda Lionel qui souriait de
travers. Puis il se leva brusquement.
— C’est ça, ta raison pour la laisser
crever ? Tu lui reproches de t’avoir dit
non et d’être amoureuse de Marc. T’es
qu’un jaloux ! Un pauvre type !
— Tu vas la fermer ?
— Laisse, intervint Vauthier, on a
compris, maintenant. On l’a toujours su
d’ailleurs : il ne lâchera jamais son
pote. On aurait dû les laisser partir tous
les trois, comme ça, à l’heure qu’il est…
— Toi, le flic, avec ta haine…
— Notre ami nous livre le fond de sa
pensée, dit calmement Vauthier en
plissant les yeux. M’est avis qu’à la
prochaine rencontre avec l’ONU, nous
allons devoir le confier aux autorités
pour le faire rapatrier.
— Vous n’aurez pas besoin. C’est moi
qui vais partir. Vous me dégoûtez.
Sur ces mots, Alex s’éloigna et
entreprit de plier sa tente avec des
mouvements brusques.
Vauthier fit des signes à Lionel pour
qu’il se calme.
— Laisse-le dire. On s’en fout. De
toute façon, ça doit déjà être réglé à
l’heure qu’il est.
Ils terminèrent tranquillement leur
petit déjeuner et rangèrent à leur tour le
campement. Puis ils se rembarquèrent
dans le camion.
Alex était à l’arrière, silencieux et
buté. Lionel conduisait sans dire un mot
et Vauthier chantonnait, pour montrer
qu’il était d’humeur joyeuse et nullement
affecté par les insultes.
La brume de la veille s’était dissipée.
Le ciel restait plombé mais lumineux et
le paysage sous la neige révélait des
formes douces, sensuelles, qui ne
laissaient plus rien deviner de la guerre.
Vers dix heures, ils aperçurent un
groupe d’hommes qui avançaient au loin
sur la route. La plupart allaient à pied
mais ils étaient suivis par deux jeeps.
— Ma parole, dit Vauthier, on dirait
nos amis miliciens.
Alex, à l’arrière, se redressa.
Ils continuèrent de rouler et bientôt ne
furent plus qu’à quelques mètres des
miliciens.
— C’est bien eux. Je reconnais
Arkan, le grand, avec un bonnet noir.
Les paramilitaires entourèrent le
camion, en brandissant leurs armes.
Vauthier sauta à terre et approcha
d’Arkan. Dans le camion, Alex et Lionel
n’entendaient pas ce qu’il disait mais ils
voyaient qu’il s’expliquait avec
animation. Les miliciens avaient des
trognes féroces. Ils étaient beaucoup
plus effrayants que tous ceux qu’ils
avaient rencontrés jusque-là. Aux check-
points, on trouvait généralement des
militaires disciplinés qui
accomplissaient leur tâche d’un air
morne, ou bien des paysans plus ou
moins valides qui n’étaient bons à rien
d’autre. Là, ils avaient affaire à des
combattants véritables et de l’espèce la
plus dangereuse : celle des tueurs. Ils
avaient le regard froid d’hommes qui ne
connaissent ni la peur ni la pitié.
À mesure que le chef rebelle
s’expliquait, on voyait Vauthier
s’assombrir. Il revint vers le camion et
Lionel ouvrit sa vitre pour lui parler.
— Qu’est-ce qu’ils disent ?
— Ils ne les ont pas trouvés.
— Tu plaisantes ?
— J’ai l’air ?
— C’est pas possible !
— Arkan est formel. Ils ont remonté
toute la route et ils n’ont pas rencontré le
camion.
Alex se sentait soulagé mais il prit
garde de ne rien laisser paraître.
— C’est incroyable. Où est-ce qu’ils
ont pu passer ?
— Ils ont dû se planquer. Il paraît
qu’il y avait beaucoup de brouillard hier
soir. À moins que…
— À moins que quoi ?
— Fais voir la carte.
4

— Il arrive où, ce chemin ?


Maud regardait la carte mais ce
n’était pas très clair. L’étroit passage
qu’ils empruntaient se ramifiait au
moment de franchir les montagnes. Il y
avait apparemment plusieurs
possibilités.
— On va voir où ça passe le mieux,
dit Marc.
— Mais pour aboutir où ?
Marc changea de main sur le volant
et, tout en conduisant, pointa un doigt sur
la carte étalée sur les genoux de Maud.
— Par là. À l’est de Zenica. C’est
toujours l’enclave de Kakanj mais on
n’ira pas dans la ville. On restera plus à
l’ouest.
— C’est là qu’on nous attend ?
— Oui.
— Qui ça ? Tes deux copains, le
médecin et l’architecte ?
— Entre autres.
C’était un peu pénible, à la fin, de
devoir arracher des informations comme
ça. Maud replia la carte d’un coup sec.
— Tu ne crois pas que tu pourrais me
dire franchement ce qu’on va faire ? Je
suis embarquée là-dedans avec toi. Je
prends les mêmes risques. Il me semble
que j’ai le droit de savoir.
Marc ne dit rien. Il sortit un mouchoir
de sa poche et s’essuya le nez. Elle se
demanda si elle l’avait vexé. Après tout,
tant pis. Quand il avait ce visage-là, elle
se sentait loin de lui. Elle ne voyait plus
de raison de supporter ce qu’elle
n’aurait toléré de personne.
— Je voulais tout te raconter, hier.
Mais on a été interrompus.
Il disait vrai et répondait sur un ton
calme. Elle s’en voulut d’avoir été trop
agressive.
— Les deux hommes dont je t’ai parlé
et qui sont devenus mes amis sont des
gens qui voient loin. Ils ont bien compris
que leur intérêt était de lier leurs forces
avec les musulmans contre la Serbie.
— Ce qui ne les empêche pas de
menacer les réfugiés qui sont dans la
mine.
— Ça, c’est le jeu malsain des gamins
du coin. Mais à un autre niveau, celui
des chefs, c’est différent ; ils
collaborent. Oui, je sais, c’est assez
difficile à comprendre.
— Je peux y arriver, je crois.
Il lui sourit et tendit le bras pour
poser la main sur son genou. Elle
tressaillit, moins à cause de ce geste que
de l’émotion physique qu’il provoquait
en elle.
— Continue.
— Avec les musulmans de la zone
voisine, mes deux amis ont élaboré un
plan. C’est un peu en dehors de leurs
compétences mais c’est comme ça aussi,
dans cette guerre : il y a beaucoup
d’initiatives locales. Les armées ne sont
pas très centralisées.
— C’est quoi, leur plan ?
— L’idée est simple, même si la
situation est compliquée. Les Serbes de
Bosnie ne peuvent continuer à encercler
les autres groupes et à les bombarder
que s’ils sont ravitaillés en armes et
munitions par la Serbie. Pour les couper
de leurs approvisionnements, il faudrait
les empêcher d’utiliser les routes qui
mènent à Belgrade.
Maud avait rouvert la carte et tentait
de s’y retrouver.
— Pour ravitailler la Bosnie centrale,
c’est cette route-là qu’ils empruntent. Tu
la vois ?
C’était un axe facile à repérer,
symbolisé par un large ruban rouge.
— Comme ils n’ont ni aviation ni
artillerie digne de ce nom, le seul
moyen…
— C’est de faire sauter ce pont.
Maud avait mis le doigt sur le point
où le ruban rouge croisait le trait bleu
vertical qui indiquait la rivière Drijna.
Marc sourit. Elle eut l’impression qu’il
l’avait laissée conclure, comme un
enfant à qui on souffle la réponse. Mais
elle se fit elle-même le reproche d’être
trop sur ses gardes et elle préféra
sourire.
— Ils n’attendent plus que nos
explosifs, dit Marc.
Maud était prise d’une sorte de
vertige. Les armes qu’ils transportaient
— car il fallait appeler les choses par
leur nom, il s’agissait d’armes —
n’étaient plus seulement un chargement
interdit qu’ils devaient passer en
contrebande. Elles étaient l’instrument
d’une action de guerre, une action
décisive qui pouvait changer la face du
conflit. Une action qui, à terme,
sauverait peut-être des vies mais qui,
dans l’immédiat, allait en supprimer
d’autres. En un mot, ils allaient tuer.
Le chemin était vraiment étroit, à
peine plus large que le camion parfois.
La neige vierge lui donnait une allure
débonnaire mais elle masquait un sol
irrégulier. Le gel n’était pas suffisant
pour rendre la boue solide et, souvent,
les roues patinaient. À un moment,
l’horizon se dégagea devant eux et ils
aperçurent des sommets et des cols
d’altitude. Le spectacle aurait été
simplement beau si ces hautes terres
n’avaient pas constitué l’obstacle qu’ils
allaient devoir franchir. Elle demanda
ses jumelles à Marc et scruta les
lointains. Les pentes étaient pour la
plupart couvertes de forêts et on ne
distinguait pas de route, aucune maison.
L’ensemble avait l’air assez
inhospitalier et désert.
— Tu es sûr que ça passe, à cette
saison ?
— On va bien voir.
Avec l’avancée de la matinée, le ciel
s’éclaircit. Les nuages cessèrent de
former un plafond gris et se morcelèrent
en paquets arrondis qui flottaient sur un
fond bleu pâle. La température, à
l’extérieur, s’était un peu élevée et la
neige avait fondu sur le chemin, qui était
plus chaud que les champs. Désormais,
il formait un ruban noir qui serpentait
sur le tapis blanc du paysage. Ils
passèrent au large de plusieurs fermes et
s’arrêtèrent devant l’une d’elles. Une
fermière, la tête couverte d’un fichu à
fleurs, accepta de leur vendre des œufs,
du lait et un gros pain qu’elle avait cuit
elle-même dans son four.
Vers le début de l’après-midi, ils
virent deux avions de chasse déboucher
dans le ciel au-dessus des montagnes
dont ils étaient maintenant très proches.
Les avions volaient à basse altitude. Les
pilotes avaient dû les repérer car ils
effectuèrent un court virage et passèrent
une deuxième fois à la verticale du
camion. Les Serbes étant interdits de
survol par l’ONU et les autres n’ayant
pas d’aviation, il s’agissait
probablement de chasseurs appartenant à
l’un des pays de la coalition
internationale.
— Qu’est-ce qu’ils cherchent ?
— Va savoir !
Le plus étrange était que, sous les
ailes des avions, on distinguait nettement
la forme allongée de missiles sol-air.
Les avions disparurent aussi
soudainement qu’ils étaient venus, et
Marc se remit à fixer la route sur
laquelle ils avançaient lentement.
— On est en zone quoi, ici ? demanda
Maud.
— Le dernier check-point était croate,
si je me souviens bien.
— Il y en aura d’autres devant ?
— Ça m’étonnerait. De l’autre côté de
la montagne mais pas avant. Il n’y a
personne dans ce coin.
Marc était plus détendu depuis qu’ils
avaient quitté la route principale.
L’ambiance dans la cabine était presque
joyeuse. Maud essaya de capter une
station de radio. Elle finit par tomber sur
un poste inconnu qui émettait de la
musique traditionnelle balkanique, avec
des sons de tambours et de clarinette.
— Si je faisais des sandwichs ?
— Bonne idée.
En fouillant dans une caisse derrière
les sièges, elle dénicha un reste de
jambon et une motte de beurre
enveloppée dans un papier sulfurisé. Le
pain de la paysanne était moelleux et
frais. Ils mangèrent sans s’arrêter.
— Délicieux.
— Tu sais ce qui manque ? Des
tomates.
Ils rirent tous les deux. Pour la
première fois depuis le début de leur
échappée solitaire, le reflux de la peur
laissait poindre en Maud une sorte de
bien-être optimiste qui lui donnait envie
de chanter. Elle prit le volant un peu
plus loin. Marc, à côté d’elle, sombra
dans un sommeil lourd que les cahots du
chemin ne troublaient pas.
Elle en profita pour enlever ses
grosses lunettes. À vrai dire, elles ne lui
servaient presque à rien. Elle n’était que
très légèrement myope. C’est à
l’adolescence qu’elle avait insisté pour
porter des verres et elle avait choisi des
montures de plus en plus grossières,
pour s’enlaidir. Elle se regarda dans le
rétroviseur. Marc allait la découvrir
ainsi. Elle espérait qu’il la trouverait
belle.
De temps en temps, elle jetait un coup
d’œil vers lui et scrutait ce visage
endormi. Ses traits s’étaient relâchés et
révélaient un autre personnage. Ce
n’était plus le guerrier tendu qu’il était
dans la journée, ce n’était pas non plus
l’homme abandonné au désir qu’elle
avait aperçu pendant l’amour. Il
paraissait beaucoup plus juvénile et
vulnérable, presque apeuré. Dans le
sommeil, il avait l’expression d’un
enfant sans défense et sans affection,
triste et blessé. Elle était troublée par
les sentiments qui l’habitaient quand elle
regardait ce visage. Elle avait souvent
imaginé l’amour mais c’était toujours
comme une absence, comme une force
qu’elle sentait en elle mais qui ne
trouvait pas à s’employer. Elle préférait
l’enfouir, loin des regards, au point
qu’elle-même, la plupart du temps,
oubliait son existence. Il y avait, dans
leur grand chalet de vacances, une pièce
qui n’était occupée par personne et que
ses parents appelaient la chambre
d’amis. Sa mère avait mis beaucoup de
soin à la décorer. Mais il n’y venait
jamais personne. Ainsi était jusque-là ce
compartiment de l’esprit que Maud
appelait l’amour. Plutôt que de le voir
vide, elle aimait mieux ne pas en ouvrir
la porte. Et voilà qu’un homme y était
entré et que tout, dans cet espace secret,
semblait préparé pour l’accueillir. Est-
ce qu’il en était de même pour lui ? Elle
ne parvenait pas à le croire. Quelle
place occupait-elle dans son esprit ?
Avait-il jamais réfléchi à cela ? Il
connaissait le désir, mais l’amour ? Y
avait-il un espace en lui pour accueillir
quelqu’un ? Elle ne le croyait pas.
Curieusement, cette idée n’affaiblissait
pas son propre sentiment, tout au
contraire. Elle le plaignait de ce
manque. Il avait transformé son esprit en
forteresse, tout mobilisé pour se
défendre contre le monde extérieur. Il
devait être le premier à souffrir de ce
vide cruel. Mais la douceur de son
visage endormi montrait qu’il ne s’en
consolait pas tout à fait. Au fond,
concluait-elle, ils n’étaient pas si
différents l’un de l’autre, même si leurs
vies ne se ressemblaient pas.
*
— Tu crois vraiment qu’ils ont pu
s’échapper par ce petit chemin ?
Un mégot froid au bec, Lionel fixait la
carte routière.
— Il n’y a pas d’autre solution,
grommelait Vauthier. Je suis un vrai
crétin de ne pas y avoir pensé avant.
Lionel avait la mine bouleversée. Il
avait cru à un dénouement facile et voilà
que tout était remis en question. Marc
avait réussi à s’en tirer et tout
s’annonçait beaucoup plus compliqué.
Après sa conversation avec Vauthier,
Arkan et ses égorgeurs avaient continué
leur route macabre, en cherchant de
nouvelles proies.
— Ils ont beaucoup d’avance, dit
Lionel, les mains à plat sur le volant, les
épaules basses. On ne va jamais pouvoir
les rattraper.
— Sur le chemin qu’ils ont pris, ne
t’inquiète pas, ils ne pourront pas aller
très vite. Ni très loin. Démarre le
camion.
Ils se remirent en route. Un lourd
silence régnait dans la cabine. Chacun
était livré à ses pensées.
Alex, toujours assis sur la couchette à
l’arrière, était gagné par une colère à
contretemps. Tant que Marc et Maud
couraient un danger immédiat, il ne
pensait qu’au moyen de leur venir en
aide. Maintenant qu’il les savait en
sécurité, au moins provisoirement, Alex
se mit à penser douloureusement à la
double trahison dont il était victime. Ce
qui le rendait le plus furieux, c’était
d’avoir été abandonné. Il avait toujours
agi de façon loyale avec Marc. Il ne
comprenait pas pourquoi celui-ci ne
l’avait pas emmené dans sa fuite. L’autre
trahison, c’était d’avoir échangé les
explosifs et de ne lui en avoir rien dit. À
cause de cela, la mine de Kakanj ne
serait pas sauvée et la région, si la paix
revenait un jour, serait ruinée.
Curieusement, cela affectait même ses
sentiments pour Bouba. Alex avait
toujours envie de la rejoindre mais
quelque chose était affaibli, brisé peut-
être. Il comprenait que, pour lui, elle
représentait plus qu’elle-même. Il s’était
lancé dans cette aventure avec l’idée de
sauver non pas une seule personne mais
un pays tout entier. C’était évidemment
ridicule ; en même temps, il y tenait.
Comme s’il avait voulu, par cet acte
dangereux, s’approprier ce coin de terre,
le faire sien. Désormais, y retourner ne
serait jamais qu’un exil de plus.
Alex rumina sa colère et, peu à peu,
elle s’émoussa. Au fond, il comprenait
Marc, même s’il ne partageait pas son
engagement. Ils avaient deux
conceptions irréconciliables de la
guerre. Il n’y avait pas de compromis
possible. Marc avait agi conformément à
ses convictions. Il ne lui en voulait pas.
De même, d’un point de vue pratique,
compte tenu de l’urgence, il était
impossible d’organiser une évasion à
trois. Ne pas l’emmener, c’était aussi un
moyen de ne pas l’associer à une
aventure à laquelle il n’adhérait pas.
Finalement, il arrêta sa décision : il
devait continuer. Parce qu’il l’avait
promis à Bouba, parce qu’elle
l’attendait. Et parce qu’il ne pouvait pas
laisser ces porcs exercer leur vengeance
sur Marc et Maud, quelque grief qu’il
pût avoir contre eux. Mais pour
continuer, il fallait rétablir un semblant
de confiance, les empêcher à tout prix de
se débarrasser de lui à la première
occasion.
— Qu’est-ce que vous allez faire, si
vous les rejoignez ? demanda-t-il.
— Tu te fais vraiment du souci pour
ton petit camarade ! ricana Vauthier.
C’est touchant. D’autant qu’il ne s’est
pas beaucoup préoccupé de toi.
Alex se recula sur sa couchette et
haussa les épaules.
— Je sais. Ça m’est égal, ce que vous
lui ferez. J’ai bien réfléchi : c’est un
salaud.
Lionel lui jeta un coup d’œil étonné.
— Ah, mais tu vois, dit Vauthier en lui
donnant un coup de coude dans les côtes.
Il y a de temps en temps des bonnes
nouvelles. Faut jamais désespérer.
Même des militaires…
L’après-midi était très avancée quand
ils parvinrent à l’embranchement qui
menait vers les montagnes. Ils mirent
pied à terre à l’entrée du chemin. La
neige avait fondu, là aussi. En regardant
attentivement, on découvrait pourtant les
traces du camion de Marc, qui restaient
encore visibles dans le sol boueux.
— Ils veulent traverser la montagne
par là ? s’écria Lionel en scrutant
l’étroit chemin qui disparaissait dans les
collines. C’est impossible, les camions
ne pourront jamais passer.
— C’est bien ce que je te disais. Ils
sont cuits, fit Vauthier, avec un mauvais
sourire.
— On y va quand même ?
— Et comment ! Mais d’abord, on va
dîner tranquillement ici et monter les
tentes.
— On a plus d’une journée de retard
sur eux…
— Aucune importance. Ils vont être
bloqués tôt ou tard. Autant être bien en
forme quand on leur tombera dessus.
Alex, pendant qu’ils montaient le
camp, continuait à réfléchir sur la
conduite à tenir. Il parvint à la
conclusion qu’il ne devait pas attendre
que les deux autres le livrent à l’ONU.
La meilleure solution était de s’emparer
du deuxième camion et de prendre la
fuite à son tour. Il se demanda s’il y
avait dans les médicaments qu’ils
transportaient un produit susceptible de
les droguer, comme Marc l’avait fait
pour lui.
La première précaution à prendre,
c’était de s’emparer des clefs du
camion. En général, la nuit, elles
restaient en place. Ils avaient eu des
difficultés un matin à débloquer la
direction. Depuis, ils ne prenaient plus
le risque de retirer les clefs. Pourtant, ce
soir-là, Vauthier eut soin de les garder
avec lui. Il passa devant Alex en faisant
sauter le trousseau dans sa main, et lui
jeta un regard ironique. Il fallait trouver
autre chose. Alex alla se coucher tout de
suite après le dîner, laissant les deux
autres autour du feu.
Lionel aussi se posait des questions
depuis qu’ils avaient rencontré Arkan. Il
avait accepté l’idée de faire régler le
problème par les paramilitaires, mais il
était beaucoup plus réticent à se lancer
lui-même dans la traque. Cette course-
poursuite commençait à l’inquiéter.
Jusque-là, vis-à-vis de La Tête d’Or, il
n’avait rien à se reprocher. Marc était
responsable de tout, depuis le
changement de nature du chargement
jusqu’à cette fuite qui s’apparentait à un
vol pur et simple. Mais maintenant, en
engageant son propre camion sur cet
itinéraire hasardeux, en cherchant une
confrontation qui risquait d’être
violente, en sortant du périmètre dans
lequel ses papiers l’autorisaient à
rouler, Lionel, en tant que chef de
mission, aurait à rendre des comptes, et
il savait que cela pourrait lui coûter sa
place. Vauthier le laissa fumer son joint
jusqu’au bout, sans rien dire.
— Tu ne crois pas…, commença
Lionel en gardant les yeux fixés sur les
flammes, … qu’on pourrait les laisser se
planter tout seuls ?
Vauthier jouait à incliner sa bouteille
de bière, ce qui modifiait le son flûté
que rendait le vent dans le goulot.
— Tu as vu dans quoi ils s’engagent ?
continua Lionel à qui le silence de son
coéquipier rendait un peu de courage.
Un chemin agricole ! On ne sait même
pas si ça passe. Et de toute façon, c’est
en dehors de la zone où on est autorisés
à circuler. On n’a aucune idée de ce
qu’ils vont découvrir là-bas. Si ça se
trouve, ils vont tomber en pleine bagarre
sur une ligne de front.
Comme Vauthier ne disait toujours
rien, il poursuivit.
— Je propose qu’on continue sur la
route, conclut Lionel avec animation.
Dès qu’on peut, on les signale pour
qu’ils soient cueillis de l’autre côté par
les Nations unies.
Vauthier ne disait toujours rien et
Lionel finit par croire qu’il était
d’accord. Il osa enfin le regarder en
face, en arborant un large sourire. Mais
ce qu’il lut dans les petits yeux fixes de
son interlocuteur le refroidit d’un coup.
— C’est ça ! dit tranquillement
Vauthier avec une grimace de sourire. Tu
vas aller expliquer à l’ONU qu’un de tes
chauffeurs s’est enfui avec un camion
d’explosifs. Pour que le monde entier
sache que la France envoie de la
dynamite dans ses convois humanitaires.
Lionel baissa le nez. Alors Vauthier,
patiemment, expliqua à Lionel pourquoi
ils n’avaient pas le choix.
Les intentions de Paris étaient claires.
Ses correspondants lui en avaient donné
les grandes lignes : il ne fallait pas que
ce camion arrive à destination. C’était
une question politique, qui les dépassait
tous. L’intervention française dans ce
conflit se bornait à fournir des
contingents à l’ONU. Mais le
gouvernement refusait absolument de se
laisser entraîner dans la guerre. Or, ces
explosifs militaires, il n’y avait aucun
doute, étaient destinés aux belligérants,
ceux de la coalition croato-musulmane.
Ils allaient faire sauter une route, une
caserne, un pont, Dieu sait quoi, et la
France serait tenue pour responsable de
cet acte hostile. Elle risquait d’être
entraînée dans la guerre. Ce serait une
catastrophe, et l’association de Lionel
serait la première victime. Au contraire,
si on réglait le problème à temps, tout le
monde serait satisfait, et Lionel
recevrait des félicitations officielles,
etc., etc.
— Voilà l’idée générale. Pour la
mettre en pratique, c’est à nous de
choisir les méthodes et les moyens.
Vauthier laissa le temps à ses paroles
d’infuser dans l’esprit toujours
tourmenté de Lionel. Puis il changea de
ton. Une joie mauvaise illumina son
large visage.
— Tout est pour le mieux, finalement,
puisque j’ai un compte à régler avec ce
monsieur et toi avec sa jeune compagne.
Lionel sourit faiblement. La tirade de
Vauthier l’avait convaincu qu’il n’avait
pas d’autre choix que de se lancer dans
cette chasse à l’homme. Mais elle
n’avait en rien diminué ses craintes.
Même l’idée de vengeance n’éveillait
plus en lui le moindre enthousiasme.
Vauthier comprit qu’il allait devoir le
surveiller de très près.
Le lendemain matin, ils se remirent en
route. Les traces étaient toujours
visibles et ils n’avaient qu’à suivre. Il y
avait peu d’embranchements et guère de
possibilités de se tromper.
Le temps s’était radouci car le vent,
pendant la nuit, avait tourné au sud. Il
apportait un air tiédi au soleil de
l’Adriatique qui ne suffisait pas à
réchauffer le sol mais rendait les
lointains brumeux. Des nuages élevés
filaient dans le ciel. On sentait que s’ils
crevaient, ils donneraient de la pluie
mais plus de neige.
*
À la tombée de la nuit, Maud crut que
Marc, qui avait pris du repos pendant la
journée, allait de nouveau décider de ne
pas s’arrêter. Et elle fut agréablement
surprise quand il engagea le camion sur
une aire et coupa le contact.
— On ne peut pas continuer sans
phares sur un chemin pareil, dit-il.
C’était vrai mais elle le connaissait
assez, désormais, pour savoir qu’il ne se
serait pas spontanément résigné. Il avait
du mal à quitter son personnage diurne,
concentré et dur.
— Même si tu n’as plus besoin de
lunettes !
Il la regarda en souriant et elle vit
qu’il avait compris. Elle éclata de rire et
se blottit contre lui.
Ils restèrent un long moment dans le
camion silencieux, à reprendre leurs
esprits. Puis, sans qu’ils sachent bien
qui des deux avait fait le premier
mouvement, ils se retrouvèrent dans les
bras l’un de l’autre, à s’embrasser
fiévreusement. Ils se déshabillèrent avec
maladresse, en se cognant contre le
tableau de bord, et firent l’amour sur le
tissu rêche de la banquette.
Ils restèrent ensuite enlacés,
immobiles, épuisés par leur élan. Le
vent sifflait autour du camion et la neige
donnait à la nuit un éclat bleuté, soyeux
et plein de volupté.
Il fallut qu’ils se mettent à frissonner
dans l’habitacle sans chauffage pour
qu’ils trouvent la force de se relever, de
se rhabiller et de sortir. Ils firent cuire
un fricot et montèrent la tente. Puis ils se
glissèrent dans le même sac de couchage
et s’endormirent.
5

Avant le danger, avant le combat, il y


eut cette matinée paisible qui resterait
pour eux deux le moment le plus heureux
de ces jours étranges.
La montagne leur fut d’abord
accueillante. Quand Marc engagea le
camion dans les premiers lacets, il n’y
avait pas encore d’arbres autour de la
route. Le regard embrassait la plaine
couverte de neige qu’ils venaient de
parcourir. La voie était étroite, à vrai
dire plutôt un chemin qu’une route
véritable, et il était impossible de s’y
croiser. Mais il ne devait guère y avoir
de trafic à cet endroit. D’ailleurs, sans
la carte pour affirmer que ce chemin
traversait la montagne, on aurait dit qu’il
s’agissait simplement d’un accès
forestier, réservé aux débardeurs de
bois.
Le moteur ronflait mais n’avait pas
l’air de faiblir et la pente restait
régulière. Le ciel était énigmatique et ne
laissait rien deviner de ses intentions.
On y trouvait de tout, des paquets de
nuages noirs, des trouées bleu pâle et,
vers l’ouest, une lueur jaunâtre qui
sentait la pluie.
Maud continuait de somnoler, ou tout
au moins le faisait-elle croire car elle
avait envie de rêver. Pour rien au
monde, elle n’aurait livré ses pensées à
Marc. Car elle évoquait des sujets qui
lui auraient certainement déplu. Elle
imaginait une vie avec lui, pas toute la
vie, seulement une autre vie, celle qui,
peut-être, suivrait cette mission. Ils
étaient si parfaitement accordés, dans
cet univers bizarre d’inconfort et de
risques, qu’elle se demandait ce que
pourrait devenir leur relation dans un
cadre normal. Ce mot avait-il un sens
pour Marc ? Avait-il jamais vécu une
vie qui ressemblât à celle de tout le
monde ? Et elle-même, comment
l’aurait-elle regardé dans un quotidien
banal ? Elle ne s’était ouverte à l’amour
que dans cette ambiance de danger et de
combats où elle prenait sa part, où les
rôles sociaux et sexuels étaient
bouleversés, libres. Mais après ?
Tout était brutal dans ce qu’ils
vivaient et leur amour lui-même avait le
caractère violent de cette guerre. Ils
étaient en quelque sorte entrés en
collision. Leur union était plus complète
et plus forte que si elle avait été
précédée d’une lente approche. Maud
avait le sentiment de connaître cet
homme en profondeur. Pour autant, elle
ne savait toujours presque rien de lui.
Elle aurait aimé l’interroger sur sa vie
amoureuse, dont il ne lui avait rien dit.
Avait-il vécu avec d’autres femmes ?
Avait-il des enfants, des engagements,
des affections féminines ? Mais elle
n’osait pas poser ces questions
directement. Elle se sentait davantage à
l’aise sur des sujets plus neutres.
— Ça t’a fait quoi d’arriver en France
et de te retrouver dans une école
militaire ?
— Pourquoi ?
— Pour rien. J’essayais d’imaginer ce
qu’on ressent quand on entre dans
l’armée à cinq ans.
Marc n’avait pas l’air d’apprécier
particulièrement la question.
Heureusement, la montagne le mettait de
bonne humeur et, pour une fois, il n’avait
pas le visage fermé qu’il montrait
pendant la journée.
— J’ai eu très froid, dit-il en souriant.
J’arrivais de Beyrouth, alors la
Normandie, tu imagines…
— Tu t’es fait des copains ?
— Des copains ?
Il haussa les épaules. Maud sentait
que sa question lui paraissait absurde
mais qu’il hésitait à expliquer pourquoi.
Sans doute lui fallait-il partir d’assez
loin pour se faire comprendre et il
n’aimait guère les longues explications.
— Quand je suis arrivé, commença-t-
il en cherchant ses mots, je ne parlais
pas français. J’étais plus petit que les
autres et noiraud parce qu’au Liban,
j’étais toujours au soleil.
Il s’arrêta et chercha une cigarette
dans sa poche. C’était toujours un signe
d’émotion car il ne fumait pour ainsi
dire jamais, sauf lorsqu’il était en
colère.
— Ils m’appelaient « l’Arabe ».
— Qui ça ?
— Les autres gamins et sans doute les
profs aussi. Dans leur bouche, ce n’était
pas un compliment. Beaucoup de nos
profs avaient fait la guerre d’Algérie,
comme les parents d’élèves. La plupart
des pensionnaires étaient des fils de
militaires.
— Tu avais de la famille en France ?
— Non. Mes grands-parents paternels
étaient restés en Hongrie et mon père
était fils unique. On pouvait me faire
subir tout ce qu’on voulait, personne ne
viendrait prendre ma défense. Les
gamins sentent ça.
— Ils te frappaient ?
Marc eut un geste évasif, comme pour
chasser un insecte ou un souvenir
déplaisant.
— Ça n’a duré qu’un an. Après, j’ai
compris. Il n’y avait qu’un moyen pour
s’en sortir : être le plus fort.
— Même quand on est le plus petit ?
— La force, ce n’est pas seulement
physique. D’abord, il faut savoir
souffrir, ne pas avoir peur. Je me suis
entraîné pendant plusieurs mois sans
rien dire. Ils continuaient à me frapper et
je les provoquais pour qu’ils tapent
encore plus dur. Au bout d’un moment,
je suis arrivé à maîtriser la douleur.
— Comment ?
— Je me mettais en dehors de mon
corps. Je me voyais souffrir mais je ne
souffrais pas. C’est difficile à expliquer.
Quand on y arrive, c’est presque un
plaisir. Je ne sais pas si tu peux
comprendre ça. On se ferme
complètement. Tout se passe en surface
mais, au fond, on se sent intact et dur.
Maud était étonnée de voir à quel
point Marc était conscient de ses
propres transformations. La
métamorphose qu’il subissait face au
danger et dont elle avait été le témoin,
elle l’avait mise sur le compte de sa
nature et croyait qu’elle était
involontaire. En réalité, c’était le fruit
d’une décision, un effet de sa volonté.
Si, avec le temps, elle lui était devenue
naturelle, il avait d’abord fallu qu’il la
développe comme un muscle.
— Ensuite, il faut apprendre à bien
frapper. Se défendre ne sert à rien. Il
vaut mieux se laisser faire tant qu’on
n’est pas capable de porter des coups
efficaces.
Ils roulaient maintenant en sous-bois
et le visage de Marc était dans l’ombre.
Il souriait, sans quitter la route des yeux.
— Le week-end, les autres rentraient
chez eux. Moi, je restais à l’école. J’ai
trouvé des livres en bibliothèque sur les
sports de combat. J’ai appris les coups
qui font mal, ceux qui blessent et même
ceux qui tuent. J’ai obtenu l’autorisation
d’entrer seul au gymnase le dimanche
après-midi. Il y avait des sacs de boxe,
des haltères, tout ce qu’il fallait. Dans la
semaine, je continuais à me faire cogner
sans réagir. Je ne voulais pas répondre
avant d’être vraiment prêt.
Maud avait rarement entendu Marc
parler aussi longtemps. Elle pensa qu’il
n’avait jamais dû livrer ces souvenirs à
quiconque. En les libérant, tout à coup,
il était entraîné par leur force.
— Et puis, un jour, c’était le 20 mai,
je ne sais plus de quelle année mais j’ai
retenu cette date, un grand type qui était
dans ma classe m’a interpellé à la
récréation. Ça commençait toujours de
la même manière. Il me demandait de
faire un truc humiliant, de lui remettre
son lacet ou quelque chose de ce genre.
Je n’acceptais jamais, alors, ils me
tombaient tous dessus. Mais ce jour-là,
j’ai fait semblant d’obéir. Je me suis
approché de lui. C’était un blond, avec
des boutons sur les joues, je m’en
souviens encore. Il portait un nom à
particule. Les autres le respectaient
parce qu’il était costaud. Surtout, son
père était colonel dans les blindés et il
travaillait à Paris, à l’état-major. Il m’a
laissé venir tout près de lui. Je gardais
les yeux baissés, comme d’habitude.
Mais au dernier moment, au lieu de faire
ce qu’il me demandait, j’ai bondi sur lui.
Je n’ai pas perdu de temps à le
bousculer. Directement, je lui ai porté
deux coups ajustés, un au foie et l’autre,
avec le tranchant de la main, sur la
gorge.
— Tu l’as tué ?
— Presque. Il a perdu connaissance.
Il étouffait parce que je lui avais éclaté
le larynx. On l’a porté à l’infirmerie
puis à l’hôpital et les médecins l’ont
sauvé de justesse. Il est resté absent cinq
semaines.
— Et on ne t’a pas viré ?
— Ils ont voulu. Tout le monde a
témoigné contre moi. Le directeur a
proposé mon exclusion. Mais quand ma
mère a été prévenue, au Liban, elle a
encore fait intervenir je ne sais qui et on
m’a gardé.
— Les autres n’ont pas cherché à se
venger ?
— Au contraire, de ce jour-là, j’ai été
tranquille. Même quand le grand type
que j’avais frappé est revenu, il s’est
tenu à carreau. Ils avaient tous peur.
Il jeta son mégot par la portière.
— J’ai continué à m’entraîner mais je
ne faisais jamais usage de ma force. Je
n’ai pas cherché à devenir un caïd à mon
tour. Petit à petit, les gars ont pris
l’habitude de venir me voir dès qu’ils
avaient un problème, par exemple quand
il fallait mettre des adversaires
d’accord, ou quand un petit se faisait
embêter par les grands. Si j’intervenais,
les choses s’arrangeaient d’elles-
mêmes. On savait que j’étais capable de
tuer et de me faire tuer. Personne n’avait
envie de me contrarier.
— C’est pour ça que tu ne t’es pas fait
d’amis ?
— Il y avait des types que j’aimais
bien et qui venaient me demander de
l’aide. Mais des amis, de vrais amis, je
n’en ai jamais eu. Jamais. C’était le prix
à payer, je pense. Encore une fois, la
force ne suffit pas. Ce qu’il faut pour se
protéger, c’est le mystère. On doit être
impénétrable, imprévisible. L’amitié,
c’est le contraire : on se dévoile, on
laisse quelqu’un entrer dans votre
pensée. À l’école, c’était trop
dangereux. Après, à l’armée, l’habitude
était prise. Je n’ai pas changé.
— Tu n’es pas ami avec Alex ?
— Alex, c’est un copain. Je l’aime
beaucoup et je le respecte. C’est un
garçon très bien. Mais il ne me connaît
pas. La preuve. À l’heure qu’il est, il est
derrière avec les deux autres et il doit
me maudire.
— Et les femmes ?
— Quoi, les femmes ?
Elle eut l’impression qu’il se
raidissait.
— Tu leur fais confiance ?
Il réfléchit, laissa passer un long
instant.
— Non.
Elle éclata de rire et, après une courte
hésitation, il fit de même. C’était un rire
nerveux qui soulageait un peu la tension.
À ce point de la conversation, elle
sentait bien qu’elle aurait dû s’arrêter et
le laisser tranquille. Il était mal à l’aise
et sur la défensive. Mais elle voulait en
savoir plus et, après tout, elle en avait le
droit.
— Tu en as connu beaucoup ?
— Quelle question !
— Une question de fille. C’est ça que
tu penses ?
En prenant les choses sur ce ton, elle
lui facilitait la tâche. Il pouvait
abandonner le mode pesant de la
confession qu’il avait adopté jusque-là
et prendre celui de la plaisanterie.
— Les filles, c’est comme les
copains. Je les laisse approcher mais je
ne les laisse pas entrer.
— Jamais ?
— Jamais.
— Tu n’as jamais été amoureux ?
— Pas au point de baisser la garde
comme…
— Avec moi.
Ils rirent de nouveau et, à la fin, elle
se pencha pour l’embrasser. Il freina
brusquement.
— Arrête ! Tu vas nous envoyer dans
le décor.
— Je m’en fous. J’ai envie de toi.
Le camion était immobilisé au milieu
de l’étroit chemin. Le moteur continuait
de tourner au ralenti et, couvrant son
ronronnement, on entendait siffler les
bourrasques de vent qui descendaient
des sommets. Ils jetèrent leurs vêtements
sur le plancher de la cabine et
s’embrassèrent avec une violence qu’ils
n’avaient jamais connue pendant la nuit.
La lumière sur leurs corps redoublait le
désir et leur donnait l’impression de se
découvrir de nouveau pour la première
fois. Pendant qu’il la prenait, Maud
repoussait les épaules de Marc, pour
pouvoir le regarder à distance et jouir
d’une double sensation de proximité
intime et d’éloignement. Comme si elle
avait cherché à se convaincre que c’était
bien le même homme qu’elle voyait en
pleine lumière et qui pénétrait en elle.
Elle tenait ses yeux dans les siens et il
ne cillait pas. Ce qu’elle savait de lui
désormais lui donnait la volupté de
croire que ces yeux noirs grands ouverts
devant elle lui permettaient de voir
jusqu’aux ultimes secrets de cet être si
défendu. Il ne ferma les paupières qu’au
moment d’accueillir le plaisir.
Ensuite, il s’abandonna contre elle et
elle caressa ses cheveux épais, écartant
les doigts pour y tracer d’invisibles et
éphémères sillons. Puis, comme il était
penché sur le côté, elle se mit à détailler
les tatouages qui couvraient son épaule.
L’encre de Chine avait diffusé dans la
peau et les traits étaient flous. Vus
d’aussi près, ces dessins n’avaient plus
rien d’effrayant. Le dégoût que Maud
avait d’abord ressenti en les apercevant
avait disparu. Ces formes vaguement
colorées étaient d’abord des énigmes,
comme ces dessins à demi effacés qu’on
distingue sous l’émail de céramiques
antiques. Elle les effleurait du doigt,
plissait les yeux pour faire apparaître
des formes et, comme dans le motif d’un
tapis, une fois qu’elle les avait
reconnues, elle ne voyait plus qu’elles.
Sur le muscle saillant de l’épaule, une
sorte de griffon mythologique étendait
deux ailes crénelées qui ressemblaient à
celles d’une chauve-souris. En dessous,
descendant sur le bras, un glaive entouré
de serpents et, dans un cartouche enroulé
à chaque bord, une inscription qu’elle ne
pouvait pas lire.
— Tu regardes mes tatoos ?
— C’est toi qui les as choisis ?
— Ces deux-là, ils ont été faits en
Afrique. J’ai servi deux ans au Tchad. Il
y avait un Chinois là-bas qui s’y
entendait pas mal.
— Mais pourquoi ceux-là
précisément ?
Il se redressa. Ils étaient nus tous les
deux, assis côte à côte. Avec sa peau
blanche et vide, elle se sentait
vulnérable et dépouillée. Lui, au
contraire, paraissait vêtu, à cause de sa
musculature peut-être mais surtout de
ces décors d’encre qui lui couvraient les
bras et le thorax et formaient comme une
carapace.
— Le dragon, là, dit-il en regardant
son épaule, c’est le mal.
Il avait l’air un peu gêné, et il riait.
— La saloperie du monde, la violence
qu’on fait subir aux innocents, les
bassesses, les trahisons, l’abus de
pouvoir, tout ça.
— Le Démon, en somme. Tu es
croyant ?
— Je n’ai jamais voulu croire en un
dieu. Pourtant, j’avais l’embarras du
choix. Ma mère était musulmane, mon
père protestant et, à l’école, on nous
emmenait à la messe catholique. Un
dieu, pour y croire, il faut qu’il soit
universel. Tous ceux qu’on me proposait
étaient des dieux limités qui n’étendaient
pas leur influence au-delà de leurs
fidèles. La seule chose qu’ils avaient
tous en commun, c’était le mal. C’est la
seule croyance universelle. Et celle-là,
je ne l’ai pas refusée.
— Et le glaive ?
— C’est le salut. Contre le mal, il n’y
a que la force.
— En somme, tu voudrais être un
genre de chevalier.
Elle s’en voulut parce qu’elle avait
dit cela avec un peu d’ironie et qu’il
risquait de le prendre en mauvaise part.
— Ne t’inquiète pas, je ne suis pas un
de ces barjots qui se prennent pour Du
Guesclin. Mais quand je suis sorti du
lycée et que j’ai dû choisir un métier, je
ne voyais pas ce que je pouvais devenir
d’autre que militaire. Ce n’est pas que
ça me plaisait en soi. Mais je me disais
qu’on pouvait porter les armes non pas
pour servir une machine, un État ou des
politiciens, mais simplement pour lutter
contre le mal.
Maud avait écouté Marc très
sérieusement. Elle était impressionnée
par sa sincérité. Pourtant, elle ne pouvait
s’empêcher de sourire à ces
déclarations. Pourquoi les femmes ont-
elles ce don de voir toujours l’enfant
dans l’homme adulte ? Car c’était bien
cela qu’elle sentait, en cet instant. Les
tatouages redoutables, les gros muscles,
l’air farouche de Marc n’étaient que la
panoplie dérisoire dont s’était revêtu un
enfant seul et vulnérable, pour se
protéger. La vision du monde qu’il
s’était construite avait eu d’abord pour
but de lui permettre de survivre aux
humiliations et aux coups, sans autre
secours que son courage et la force qu’il
n’avait pas encore. Les années avaient
passé et avaient fini par le durcir et
l’armer. Mais son cœur était resté celui
d’un enfant.
Ils se rhabillèrent en fouillant
gaiement dans le tas de vêtements en
désordre qui gisaient sur le plancher.
Puis ils se remirent en route.
Le ciel s’était encore assombri mais il
ne pleuvait toujours pas. Les arbres
commençaient à s’espacer et bientôt ils
débouchèrent dans des alpages dénudés.
Le vent tordait les petits arbustes que
des chèvres avaient mutilés. De gros
rochers calcaires émergeaient du tapis
végétal et se rassemblaient en chaos qui
avaient des formes de châteaux forts. La
route prenait l’allure d’un chemin de
campagne : deux traces parallèles d’un
blanc de craie et, au milieu, une bande
d’herbe sale.
Maud proposa à Marc de le relever
au volant. Il s’arrêta et ils descendirent
un instant pour se dégourdir les jambes.
Du balcon à flanc de montagne où ils
étaient, ils dominaient toute la plaine en
contrebas, sur des kilomètres. Marc
saisit ses jumelles dans la boîte à gants
et scruta les lointains. Le petit serpent de
la route qu’ils avaient parcourue se
distinguait nettement. Il ajusta la mise au
point et, soudain, laissa échapper un
juron.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
Il hésitait, abaissait les jumelles et
plissait les yeux, puis s’y plongeait de
nouveau.
— Ils nous suivent.
6

Vauthier avait un instinct de chasseur.


De temps en temps, il faisait arrêter le
camion, descendait scruter les traces,
accroupi sur le sol, et, d’après leur
netteté, il en déduisait depuis combien
de temps le camion de Marc était passé.
Ils firent le détour par quelques fermes
situées aux abords de la route. Il
interrogea les paysans par gestes, pour
savoir s’ils avaient vu quelque chose.
Comme il fallait s’y attendre dans ces
endroits désolés, tous les véhicules
étaient observés derrière les rideaux de
guipure des cuisines. Vauthier confirma
ainsi ses informations.
— Ils ont à peine une journée
d’avance sur nous. C’est très jouable.
— Peut-être, mais leur camion est
plus rapide que le nôtre, surtout dans les
côtes.
Lionel se montrait sceptique. Il s’était
rangé à l’avis de Vauthier et avait
engagé le camion sur la piste mais il
commençait à le regretter.
— Ils ne savent pas qu’on est
derrière, insistait Vauthier. Je suis sûr
qu’ils se croient tranquilles depuis
qu’ils ont coupé par ici. Ils vont faire
des erreurs. Si on roule jour et nuit, on
va les rejoindre, crois-moi.
Tout en conduisant, Lionel avait eu le
temps d’examiner chacun des arguments
qui lui avaient été servis et il était de
moins en moins convaincu par ce qu’ils
étaient en train de faire. Ils auraient très
bien pu régler l’affaire en avertissant
l’ONU, sans créer pour autant d’incident
diplomatique. Il y avait assez de
témoignages qui accablaient Marc et
montraient qu’il avait agi seul. Surtout,
Lionel commençait à se poser des
questions à propos de Vauthier lui-
même. Il y avait des incohérences dans
ses propos. S’il était vraiment un agent
de renseignement, se pouvait-il que les
organismes officiels pour lesquels il
travaillait lui laissent prendre seul de
telles initiatives ? Et surtout, qu’allait-il
faire s’ils parvenaient à rejoindre le
camion de tête ?
Il jeta un coup d’œil à l’arrière et vit
qu’Alex, qui avait pris son tour de
repos, dormait sur la couchette. Alors,
discrètement, sans agressivité car il
avait toujours peur de lui, il se mit à
interroger Vauthier.
— Comment es-tu devenu flic ?
— Moi ? Mais je ne suis pas flic. Ce
serait tout à fait contraire à mes
convictions.
— Tu te fiches de moi ?
Vauthier se tourna vers Lionel d’un air
grave.
— J’aimerais un peu plus de respect.
Je te répète que je ne suis pas un flic.
— Tu nous as dit toi-même que tu
travaillais comme informateur !
— Et alors ? C’est complètement
différent.
Vauthier se tassa sur son siège. Les
santiags posées sur le tableau de bord, il
se cala en arrière sur le dossier.
— Tu veux savoir comment je suis
arrivé à faire ce métier ; je vais te le
dire. Mais avant, laisse-moi te raconter
quelque chose. Quand j’étais môme, je
voyais mon vieux qui rentrait de l’usine,
à Decazeville, avec ses patrons qui le
traitaient comme un chien. Il militait au
PC, le pauvre vieux, et moi, le
dimanche, j’allais coller des affiches
avec lui. Et en regardant les mecs du
Parti, je me disais qu’ils se foutaient de
sa gueule. Ce qu’ils voulaient, c’était
que les ouvriers se tiennent tranquilles et
les laissent occuper les bonnes places.
Et, tout petit, je me suis dit que personne
ne ferait de moi un esclave. Jamais ! Ni
les patrons, ni ces charlots de
politiciens, ni les flics. Personne.
Il renifla bruyamment et s’essuya sur
sa manche. Lionel se demanda un instant
s’il n’avait pas versé une larme. Mais
déjà, Vauthier avait repris d’une voix
peut-être un peu trop forte.
— Quand j’avais dix-huit ans, il y
avait la guerre au Viêt Nam. J’ai été
objecteur de conscience. Je traînais avec
des types qui manifestaient contre les
Américains. Les « impérialistes
américains », comme on disait. J’étais
un révolté, hargneux, bagarreur et tout.
— Tu y croyais ?
Vauthier fit comme s’il n’avait pas
entendu la question.
— C’est à ce moment-là que j’ai fait
une connerie et les flics m’ont coincé.
— Quel genre de connerie ?
— Un casse, pour financer la
« Cause ». Je vivais à Saint-Ouen dans
un squat avec des trotskistes, une
branche particulièrement radicale, des
types très politisés. Ils étaient plus âgés
que moi et j’ai voulu faire le malin.
Avec un pote, on a braqué un bar-PMU à
l’heure de l’ouverture. Ce qu’on ne
savait pas, c’est qu’il avait déjà été
attaqué trois fois l’année précédente et
que les flics le surveillaient. Une
patrouille nous a cueillis à la sortie.
Mon copain s’est enfui et moi, je me suis
retrouvé en garde à vue.
— Tu as fait de la tôle ?
— Non, justement. Je suis tombé sur
un type bizarre, un gros du genre
commissaire Maigret, avec une pipe et
tout. Il s’appelait Meillac et il passait
dans les antennes de police du coin pour
rencontrer des informateurs. On a
discuté et il m’a bien plu. C’était un type
très malin, et complètement libre aussi, à
sa manière. Il est mort, maintenant, mais
on s’est vus pendant des années. Il avait
fait des études de philo et il était devenu
flic par vocation, pour voir, pour
comprendre.
— Il t’a recruté ?
Lionel était complètement fasciné.
Une vie comme ça, il en aurait rêvé mais
il savait bien qu’il n’aurait jamais le
courage de la vivre.
— Si on veut. Mais il m’a dit surtout
de ne rien changer. Je suis retourné dans
mon squat et j’ai raconté une histoire
pour expliquer que les flics m’avaient
libéré par erreur. Ensuite, j’ai continué à
militer. Je vivais deux vies, si tu veux.
Quand j’organisais des manifs ou même
des trucs plus violents, j’étais engagé à
fond dedans. Et puis, à côté, je donnais
des tuyaux à Meillac, et ça me plaisait
de discuter avec lui.
— Il te payait ?
— Pas mal. Et ça m’a permis de
réaliser un autre rêve que j’avais. J’ai
pu faire de la course moto. J’ai fait des
compétitions et j’en ai gagné. Jusqu’à ce
que je me plante et que je doive arrêter.
— Tes potes gauchistes ne se
demandaient pas d’où venait le fric ?
— Je ne leur disais rien. Je
cloisonnais.
Vauthier rit de nouveau, en secouant
ses bajoues.
— Ça a duré des années. Ensuite,
Meillac a pris sa retraite et il m’a
branché sur d’autres services, où il avait
des copains. J’ai quitté le squat et j’ai
rejoint de nouveaux groupes, des
autonomes, des écolos, des alters. Faut
bien gagner sa vie. J’allais là où on me
disait d’aller.
— Qui ça, « on » ?
— Ceux qui me payaient. Les RG, les
douanes, la DGSE, la DST.
Lionel était flatté par ces
confidences ; elles montraient que
Vauthier le jugeait digne d’entendre la
vérité. Car, là-dessus, il n’avait pas de
doute : c’était bien la vérité. À la
différence des autres déclarations de
Vauthier, celles-ci sonnaient juste.
Pourtant, quelque chose continuait de le
préoccuper. Puisqu’on en était à se dire
les choses telles qu’elles étaient, Lionel
s’autorisa à livrer le fond de sa pensée.
— Tu sais ce que je trouve bizarre
dans ton histoire ?
— Vas-y.
— Comment est-ce que des grands
services de l’État, tous ceux dont tu
viens de me parler, peuvent te donner
l’ordre, comme ça, de dézinguer un mec.
— Me donner l’ordre ?
Vauthier se redressa et jeta à Lionel
un regard de fureur. Il fouilla dans sa
poche, en sortit un vieux chewing-gum et
déchira le papier nerveusement. Puis il
l’enfourna dans sa bouche et se mit à le
mâcher avec des bruits de salive.
— On ne me donne pas d’ordre, à
moi. Je ne suis pas un pauvre flic qui
obéit et qui se fait exploiter. Je suis un
agent, un indic, un provocateur. Appelle
ce métier comme tu voudras, il n’y a que
des noms déplaisants. Forcément, les
gens n’aiment pas ça. Ils aimeraient bien
avoir les mêmes privilèges.
Il tourna la manivelle pour ouvrir la
vitre et cracha son chewing-gum loin
dehors.
— C’est le deal que m’a proposé
Meillac. Je n’aurais peut-être pas trouvé
ça tout seul. Mais à force, j’ai compris
que c’était ça qui me convenait. Depuis,
je n’ai jamais rien fait d’autre.
Lionel trouvait bizarre que Vauthier
lui parle aussi franchement. Il se
demanda un instant s’il n’était pas en
train de jouer pour lui le rôle que ce
Meillac avait tenu jadis à son égard.
— J’ai envoyé en tôle des types qui
faisaient les malins parce qu’ils avaient
une belle gueule et qu’ils débitaient des
grands discours. Des écolos, des anars,
des gauchistes de tout poil, des gars qui
me croyaient de leur bord et qui se
demandaient un beau jour qui avait bien
pu les donner. Même que parfois, en
plus, je me tapais leurs gonzesses, sous
prétexte de les consoler.
Vauthier s’étouffait de rire, un rire
rauque, profond. Lionel eut tout à coup
l’impression qu’il en faisait trop dans
l’abjection, comme s’il tenait à ce que
tout le monde partage le mépris qu’il
avait peut-être pour lui-même.
— Quand même, de temps en temps,
ça ne te dégoûte pas, ce boulot ?
Lionel eut l’impression d’avoir
touché Vauthier au vif. L’autre se tourna
vers lui en relevant le menton.
— Si ça me dégoûte ?
Lionel eut l’impression qu’il allait se
fâcher. Il sentait l’insulte prête à jaillir.
Au lieu de ça, Vauthier se mit à regarder
la route.
— Un type te gonfle, sa gueule te
donne des boutons, tu voudrais le voir
crever, ça t’est déjà arrivé, je suppose ?
— Des fois.
— Eh bien, suppose que tu décides de
le buter. Un beau jour, tu prends un
flingue, un couteau, n’importe quoi, et tu
le descends : tu peux imaginer quelque
chose de plus jouissif ? Eh bien, je vais
te dire, moi, ce qui est plus jouissif
encore : c’est de le faire la conscience
tranquille. En sachant que personne ne te
dira rien et même qu’on va te féliciter.
Vauthier rit mais Lionel sentit qu’il
voulait donner à ces mots valeur de
conclusion. Il se mit à s’absorber tout à
fait dans la contemplation des traces
laissées dans le sol par le camion qu’ils
poursuivaient. Là où ils étaient
parvenus, elles disparaissaient sous la
neige fraîche. Pendant un long moment,
ils roulèrent sur un tapis blanc. La tête
tout près du pare-brise, Vauthier scrutait
le sol. Soudain, dans une légère
descente, le chemin entouré d’arbres et
moins recouvert de neige laissa de
nouveau apparaître les traces. Vauthier
se détendit.
— En tout cas, conclut-il, en se calant
de nouveau sur le dossier de son siège,
jamais je n’aurai pris autant mon pied
que quand je vais me trouver en face de
ce salopard.
Lionel comprit qu’il n’y avait rien à
ajouter.
*
Marc de nouveau tenait le volant. Son
visage s’était refermé d’un coup. C’était
son visage de combat. Il poussait le
moteur à fond mais la pente était de plus
en plus forte. Le camion n’avançait pas
beaucoup plus vite. Il s’était mis à
pleuvoir finement et les essuie-glaces
étaient usés. Le pare-brise était couvert
d’une poussière mêlée d’eau qui faisait
tout voir à travers un rideau sale.
— On est encore loin du sommet ?
— Je ne sais pas.
Maud avait l’impression qu’il lui en
voulait d’avoir imposé cet arrêt. Toute
volupté l’avait quittée. Il restait un
vague sentiment d’humiliation comme si
l’amour qu’elle lui avait témoigné était
soudain ravalé au rang de chose
secondaire, futile, de divertissement.
Elle comprenait l’urgence de la situation
mais il lui semblait que cela n’expliquait
pas tout. Les affaires sérieuses, pour
Marc, étaient ailleurs, jamais dans les
sentiments. C’était à la fois ce qui
l’attirait vers lui et la cause d’une
douleur qu’elle ne serait peut-être pas
capable de supporter longtemps.
Marc chercha une cigarette dans sa
poche mais n’en trouva pas. Elle se mit
en quête d’un autre paquet, parmi les
affaires qui traînaient derrière les
sièges. Elle en trouva un et l’ouvrit. Elle
alluma une cigarette et la lui tendit après
l’avoir mouillée de ses lèvres. C’était
une forme de baiser et elle aurait voulu
qu’il y soit sensible. Mais il s’était
complètement refermé et montrait qu’il
ne comptait plus sur personne. Était-il
possible d’espérer que, dans le danger,
il se souvienne qu’elle était avec lui ?
Elle tourna les yeux vers la route et,
sans la voir, se laissa hypnotiser par le
battement irrégulier des balais d’essuie-
glaces, qui continuaient d’étaler leur
pellicule de glaise sur la vitre.
Un peu plus tard, un coup de frein
brutal la tira de sa rêverie. La pluie
tombait plus dru maintenant et le jour
déclinait. Marc ouvrit brusquement sa
portière et sortit. Elle le vit avancer,
ruisselant d’eau, et s’arrêter à quelques
mètres du camion. Il regardait quelque
chose qu’elle ne distinguait pas, à cause
du rideau de pluie qui coulait sur le
pare-brise. Elle ouvrit la porte à son
tour et descendit. Elle ne portait qu’une
chemise, et en un instant elle fut trempée.
La pluie était froide et le vent, qui
n’était pas tombé, la faisait frissonner.
Elle rejoignit Marc.
Depuis quelques kilomètres, le relief
s’était escarpé. Des barres rocheuses
dominaient le chemin qui se faisait plus
étroit et longeait maintenant un à-pic. La
montagne était creusée de gorges. L’eau
qui coulait dans ces entonnoirs rocheux
ruisselait sur la route. Il n’y avait ni
ponts ni buses souterraines, seulement
des remblais de terre aux endroits où les
ruisseaux ravinaient le chemin. Ils
devaient être renforcés à chaque
printemps. Or, devant eux, à l’endroit où
dévalait un de ces petits torrents, la
chaussée avait été emportée par les
eaux.
Sur une dizaine de mètres, la voie
était réduite à une étroite banquette de
roche. D’un côté, la falaise, et de
l’autre, le précipice.
Marc, sous la pluie battante, était
occupé à mesurer la largeur du passage.
Il l’avait d’abord estimée à grandes
enjambées, mais comme l’affaire allait
se jouer au centimètre près, il avait ôté
sa ceinture et s’en servait pour effectuer
une mesure plus précise. Sans dire un
mot, il retourna jusqu’au camion pour
évaluer l’écartement des roues.
— C’est jouable, dit-il. Tu vas me
guider.
Maud alla chercher un K-way dans la
cabine. Elle l’enfila sur ses vêtements
mouillés. Elle n’avait pas beaucoup plus
chaud, mais au moins elle ne sentait plus
le vent. Elle alla se placer de l’autre
côté de l’éboulement.
Marc se mit au volant et démarra. De
loin, il semblait impossible qu’il puisse
passer. Pourtant, à mesure qu’il
approchait, Maud voyait que la largeur
du camion et celle de l’étranglement
étaient en effet à peu près égales. Très
lentement, Marc engagea les roues avant.
Il avait replié le rétroviseur et frôlait la
falaise. Du côté du vide, le pneu mordait
assez largement sur le socle rocheux.
Marc continua d’avancer. L’embrayage
était dur et, malgré ses efforts, le camion
progressait par saccades. Chaque
secousse faisait sauter des cailloux sous
la roue avant droite, celle qui était tout
près du vide. Maud avait vaguement
l’impression que le bord de la route
s’effritait. Mais le camion continuait
d’avancer et bientôt, elle surveilla
surtout le train arrière qui entrait à son
tour dans la zone rétrécie. L’essieu était
formé de quatre roues. Il était plus large
que l’avant. Du côté du précipice, si une
des deux roues accrochait encore le sol,
l’autre restait carrément au-dessus du
vide. Le camion progressait et les roues
avant avaient atteint maintenant l’autre
côté de la zone éboulée, là où le chemin
reprenait sa largeur habituelle. Mais
soudain, alors que Maud entendait rugir
le moteur, le véhicule n’avançait plus et
le train arrière patinait. Marc insista et
s’y reprit à trois ou quatre fois mais rien
ne bougeait. Finalement, il serra le frein
à main, traversa la cabine et sortit du
côté passager car l’autre portière était
bloquée par la falaise. Il essaya de voir
ce qui se passait en regardant sous le
camion mais n’aperçut rien d’anormal.
Pour aller inspecter l’arrière, il dut
monter sur le toit de la cabine.
— Qu’est-ce que tu vois ?
— C’est le haut du chargement qui
frotte.
Le mur rocheux présentait un léger
surplomb. Si la cabine, plus basse, était
passée sans difficulté en dessous,
l’arrière du camion butait contre
l’obstacle. Il aurait fallu raboter la roche
pour élargir le passage mais ils n’en
avaient ni le temps ni les moyens. Marc
évalua la situation sans répondre aux
questions de Maud puis remonta à bord.
— Ne reste pas devant, lui cria-t-il.
Recule de dix mètres.
Elle était vexée qu’il ne lui donne pas
plus d’explications mais ce n’était pas le
moment de provoquer une scène. Elle
recula.
Marc chauffa le moteur en appuyant à
fond sur l’accélérateur puis il embraya
d’un coup sec. Le camion bondit, tout de
suite arrêté par l’obstacle mais, à pleine
puissance, il bougea quand même. Un
double mouvement, sous l’effort du
moteur, ébranla le mastodonte. Le
déplacement le plus visible fut d’abord
un léger glissement de l’essieu arrière
vers l’extérieur. Repoussé par le
surplomb rocheux, le camion pivotait
légèrement et la deuxième roue
extérieure se rapprochait du vide. En
même temps, la bâche qui couvrait le
chargement se déforma sous la poussée
et un bruit de déchirure se fit entendre du
côté de la falaise. L’ensemble de la
manœuvre dura très peu de temps mais
Maud était pétrifiée de peur. Elle eut la
certitude que le camion allait basculer
dans le vide. Elle poussa un cri. Elle fit
un grand signe à Marc pour qu’il arrête.
Sans penser à ce qu’il lui avait dit, elle
avança vers la cabine. Au même
moment, il lançait de nouveau le moteur
à plein régime et lâchait l’embrayage. Le
camion bondit à nouveau. Un instant, les
deux roues arrière se retrouvèrent dans
le vide mais n’eurent pas le temps de s’y
enfoncer. Car, en même temps, les
arceaux qui maintenaient le chargement
cédèrent. À pleine puissance, le camion
libéré se précipita en avant.
Maud vit tout en un éclair : l’énorme
capot qui fonçait vers elle et, derrière le
pare-brise troublé par l’eau mêlée de
poussière, le visage de Marc fermé,
presque méchant, déterminé à franchir
l’obstacle, fût-ce en roulant sur elle.
Elle sentit le pare-chocs la heurter et
tomba à la renverse. Le camion avançait
encore. Quand enfin il s’immobilisa,
elle était allongée sous le moteur. Elle
n’avait pas l’impression d’avoir perdu
connaissance. Pourtant, au moment où
Marc la tira par les épaules pour
l’extraire de là, elle sentit une brûlure
sur sa joue, sans garder le souvenir
d’avoir touché quelque chose de chaud.
Apparemment, elle avait cogné contre le
tuyau d’échappement lorsque le camion
avait roulé sur elle mais elle ne l’avait
pas senti. En se relevant, elle se rendit
compte que, de la pommette à l’oreille,
sa peau était parcheminée et très
douloureuse. Elle avait dû tomber à plat
sur une pierre car son dos, entre les
omoplates, la faisait beaucoup souffrir.
Marc était redevenu calme et même
tendre. Il l’allongea sur la banquette,
chercha des compresses dans la trousse
de secours et tamponna la brûlure avec
un liquide frais qui la soulagea.
— On est passés ?
— Ça y est.
Il l’embrassa, ne lui fit aucun
reproche pour s’être avancée trop près
et, même, proféra de vagues excuses.
Elle était agitée de sentiments
contradictoires, aussi puissants les uns
que les autres, et ne savait si elle riait ou
pleurait. Ils étaient sauvés. Elle voyait
encore la roue riper dans le vide et se
souvenait d’avoir pensé que le camion
tout entier allait partir dans le précipice.
Mais, en même temps, l’image de Marc
fonçant froidement sur elle ne la quittait
pas.
— Il ne faut pas rester ici, dit-elle.
Elle reprenait conscience de la
situation. L’idée de l’action l’aidait à
chasser les émotions. Elle se redressa et
eut presque plaisir à forcer la douleur
qu’elle sentait toujours dans son dos.
— Ça ira ?
— Oui, ne t’en fais pas. On continue.
— Avant, il faut arranger le
chargement. La bâche a sauté et les
arceaux à l’arrière aussi. Il n’y a plus
rien pour tenir les caisses du côté
gauche.
— Fais voir.
Elle sortit en serrant les dents, pour
maîtriser la douleur. Le froid, sur la
brûlure, cuisait. Elle avait dû se cogner
ailleurs, en tombant, parce qu’elle avait
mal quand elle remuait le bras droit et
elle sentait une pesanteur à l’arrière du
bassin. Ce n’était certainement rien de
grave mais elle se dit qu’elle était
sûrement couverte de bleus.
En faisant le tour du camion, ils
constatèrent les dégâts. Toute la partie
gauche du chargement était en effet à
découvert et quelques paquets étaient
déjà tombés. La pluie qui ruisselait
dessus gonflait le carton et ils
commençaient à se déformer. Ils ne
pouvaient pas rouler comme cela. À
chaque cahot de la route, ils risquaient
de semer d’autres pièces du chargement.
— Il faut virer un maximum de
caisses. Celles qu’on garde, on les
tassera vers l’avant et on tâchera de les
couvrir pour qu’elles ne prennent pas
l’eau.
— Tu sais dans lesquelles sont les
explosifs ?
— Oui, heureusement, je les ai
planqués tout au fond et j’ai mis un bout
de scotch rouge à côté de l’étiquette.
Marc grimpa sur le plateau et
commença à jeter des cartons à terre.
— On en fait quoi ?
— Il n’y a qu’à les laisser sur la
route. Tant mieux pour ceux qui les
trouveront.
Certains cartons étaient marqués
d’une croix verte : ils contenaient des
médicaments. D’autres, plus lourds,
étaient pleins de suppléments
alimentaires. Il y avait aussi des ballots
de vêtements compressés que Marc
saisissait par les lanières en plastique
qui les ficelaient. Maud essayait
d’éloigner les cartons, pour faire de la
place, mais elle ne pouvait rien
soulever. Elle se contenta de déplacer
les plus légers, en les poussant avec les
pieds.
Le chargement était plus considérable
qu’il n’y paraissait de l’extérieur. Marc
en élimina près de la moitié. Ce qui
restait était à l’abri car la bâche était
intacte à partir de son milieu. Il rabattit
les pans de toile déchirés et bricola un
nouvel arrimage, à l’aide des sangles
qui tenaient les arceaux arrière. Le
résultat n’était pas très esthétique mais,
au moins, le chargement restant était au
sec. Il sauta à terre et s’essuya les mains
sur le coin d’un ballot de vêtements.
Le spectacle était étrange. Au milieu
de cette montagne désolée, gisaient des
dizaines de paquets maculés de boue.
Curieusement, Maud ressentait cela
comme une épreuve de vérité. L’idéal
qui l’avait d’abord amenée là révélait
son caractère dérisoire, presque
ridicule. Ces caisses défoncées semées
sur une route étaient l’image tragique de
l’impuissance humanitaire. Face à
l’horreur et à la complexité de la guerre,
ces ballots de vêtements, ces colis de
nourriture et ces boîtes de médicaments
étaient tout simplement grotesques.
Désormais, le camion allégé, chargé
d’armes, semblait libéré de cette
hypocrisie. Ils parvenaient à l’essentiel.
Maud se sentait fière de quitter en cet
instant le rôle ambigu de secouriste dans
lequel elle ne s’était jamais sentie à
l’aise. La seule chose qui la rendait
triste et lui donnait presque envie de
pleurer, c’était que cette entrée dans le
combat la rapprochait de Marc tandis
que lui, au contraire, quand il était tendu
vers l’action, ne lui prêtait plus
attention. Elle ne pouvait oublier son
regard, derrière le pare-brise. Pour
atteindre le but qu’il s’était fixé, il était
prêt à briser tous les obstacles, même si,
pour cela, il avait dû l’écraser sous ses
roues.
Le vent avait molli et la pluie tombait
fine, hésitant à tourner en neige. Le
silence de la montagne les enveloppait.
Maud s’en emplissait comme d’un
remède propre à lui rendre un peu de
paix, après ces moments de peur et de
violence. Marc, lui aussi, tendait
l’oreille, mais ce n’était pas pour
écouter le silence. Il leva un doigt.
Lointain encore, presque imperceptible,
un son rauque, comme un bourdonnement
d’insecte, traversait l’air humide. Il était
régulier mais se renforçait par à-coups.
Maud scruta le ciel plombé. Elle crut
que c’était le bruit d’un avion ou d’un
hélicoptère. Mais en se concentrant, elle
comprit. Le bruit venait de la route, dans
la direction d’où ils arrivaient.
— C’est eux, souffla Marc.
— Déjà.
Ils se précipitèrent vers la cabine et
montèrent. Marc remit le moteur en route
et ils démarrèrent.
7

— Qu’est-ce que c’est que ça ?


Lionel, qui était au volant, avait
aperçu au loin des masses informes
éparpillées sur la route. Il crut que
c’était des rochers qui avaient roulé du
haut de la falaise et freina.
— Va voir.
Alex ouvrit la portière et sortit. Il
reconnut au loin des caisses et crut
qu’elles étaient tombées du camion
qu’ils poursuivaient. Mais en avançant
encore, il découvrit que la route faisait
un coude et que la gorge au fond de
laquelle elle passait était rétrécie par un
éboulement. Il fit signe à Lionel de
continuer jusqu’à lui. Vauthier bondit
hors du camion et marcha jusqu’au
glissement de terrain. Il était hors de lui.
— Bon Dieu ! En plus, ils sont
passés…
— Pourquoi est-ce qu’ils ont
abandonné leur chargement ? dit Lionel
qui les avait rejoints.
— Pas tout le chargement, remarqua
Alex.
— Bien sûr, pas tout. Il ne va pas
lâcher sa dynamite, tu penses.
Vauthier avait évalué le problème au
premier coup d’œil.
— Ils ont dû défoncer la bâche. On
voit qu’ils ont râpé la falaise.
Un bout de toile était resté accroché à
un bec de roche, en hauteur. On voyait
nettement aussi sur le sol, du côté du
précipice, l’endroit où les roues arrière
avaient ripé, entraînant un peu de terre
avec elles et rétrécissant encore le
passage.
— S’ils l’ont fait, on doit pouvoir
aussi…
Mais Vauthier haussa les épaules et
Lionel n’insista pas. Ils avaient déjà
constaté, en passant sur un pont étroit
quelques jours avant, que le camion
qu’ils conduisaient était un peu plus
large que l’autre d’une vingtaine de
centimètres.
— Il faudrait mettre un tronc d’arbre,
proposa Lionel.
— Et où tu vois des arbres par ici ?
La montagne était complètement
dénudée. Seuls des épicéas nains
s’accrochaient aux rochers et leur tronc
n’était pas plus large que la main.
— Bon, voilà, conclut Alex, en
s’asseyant sur le pare-chocs.
Il n’était pas mécontent, au fond, que
la poursuite s’arrête. C’était même le
dénouement le plus favorable. Personne
ne perdrait la face et le pire serait évité.
— Voilà quoi ? cracha Vauthier.
Il ne s’avouait pas vaincu. Pendant
que les deux autres le regardaient faire,
il s’affaira sur le chemin, tapa avec le
pied pour vérifier sa solidité du côté de
l’à-pic, examina soigneusement le mur
de pierre et son surplomb, mesura la
largeur du passage puis celle des
essieux. Il réfléchissait intensément. Ils
le laissèrent à son manège et Alex
entreprit de cuisiner un repas. Il sortit le
réchaud et le plaça sous un auvent qu’il
avait bricolé en soulevant l’arrière de la
bâche. Ils eurent le temps de déjeuner
tranquillement. Lionel faisait de son
mieux pour cacher son soulagement.
Alex ne se donnait même pas cette
peine. Il sifflotait. Vauthier, un peu à
l’écart, réfléchissait toujours. Plusieurs
heures passèrent dans ce désœuvrement.
Lionel avait fumé pour se calmer et il
paraissait somnoler. Alex se taillait les
ongles.
Soudain, Vauthier eut un sursaut.
— J’ai trouvé ! Debout, vous deux.
On n’a pas de temps à perdre.
Mais pour Lionel comme pour Alex,
la page était tournée. Dans leur tête, la
cause était entendue : un cas de force
majeure les obligeait à abandonner la
poursuite. Fermez le ban. Ils étaient
passés à autre chose.
— Écoute, Vauthier, il faut savoir
renoncer, dit Lionel. Quand on ne peut
plus, on ne peut plus. C’est la faute à
personne.
— Debout ! Je ne vous demande pas
votre avis.
— Eh bien, nous, on te le donne.
Alex toisait Vauthier, l’air tranquille.
Comme il n’avait pas pu se raser ces
derniers jours, son visage était couvert
d’une barbe noire aussi crépue que ses
cheveux. Elle ôtait à son visage glabre
tout ce qu’il pouvait exprimer de
juvénile. Vauthier, au contraire, qui
n’était pas plus soigné, était vieilli et
comme affaibli par les poils gris qui
poussaient irrégulièrement sur ses joues.
Le face-à-face était manifestement
inégal. Et cela d’autant plus que Lionel,
cette fois, avait choisi clairement son
camp. Il se tenait à côté d’Alex et ne
bougeait pas.
Vauthier les regarda l’un et l’autre.
Puis il pinça les lèvres.
— Comme vous voudrez, murmura-t-
il en desserrant à peine les dents.
Il tourna les talons et se dirigea
tranquillement vers le camion. Ils le
virent monter dans la cabine et
farfouiller à l’intérieur.
Quand il revint, il se planta devant
eux.
— Tu as réfléchi ? dit Alex sans le
regarder.
Lionel était allongé, la tête contre un
rocher. Abruti par le pétard, il gardait
les yeux mi-clos.
— À fond.
— Alors, où on en est ?
— Faites ce que je vous demande.
C’est seulement à cet instant qu’Alex,
en se tournant vers Vauthier, découvrit
qu’il braquait sur lui le canon d’un
9 mm.
— T’es pas bien ? Qu’est-ce que tu
veux ?
— On m’a chargé d’une mission. Je
veux la remplir jusqu’au bout.
— Mais puisque c’est impossible !
— On le saura quand on aura tout
essayé.
Lionel et Alex se relevèrent
lentement, sans quitter l’arme des yeux.
— Je veux que vous fassiez
exactement ce que je vais vous dire.
Il n’y avait rien à répondre. Vauthier
laissa passer un moment, comme pour
faire pénétrer dans les esprits le
nouveau rapport des forces. Puis il
braqua son regard sur Alex.
— Quand tu nous as parlé de tes
pétards de chantier, l’autre jour, tu nous
en as montré un paquet, si je me
souviens bien. Où est-il ?
Alex pouvait mentir. C’était simple, il
suffisait de dire que Marc l’avait gardé.
Mais le regard de Vauthier était si acéré
qu’aucune hésitation ne pouvait lui
échapper. Or, il avait hésité.
— Il est dans mon sac à dos.
— Va le chercher.
Alex se leva en traînant les pieds. Il
revint avec le paquet.
— Je te préviens. Ça ne marche pas
quand c’est mouillé.
— On va bien voir.
De toute façon, la pluie avait presque
cessé. Vauthier ouvrit le paquet et sortit
les petits pains d’explosifs. Il y en avait
cinq.
— C’est une boîte de six. Où est le
dernier ?
Alex se releva de mauvaise grâce,
fouilla de nouveau dans son sac et revint
avec le sixième pétard.
— C’est fait pour le charbon. Ça
m’étonnerait que ça marche sur autre
chose…
Vauthier ne prit pas la peine de
répondre.
— Lionel, secoue-toi. Monte dans le
bahut et recule-le là-bas derrière.
Lionel se remit au volant et fit une
marche arrière pour placer le camion à
l’abri d’un repli de terrain.
— Toi, le costaud, va chercher un des
ballots de vêtements que ces crétins ont
balancés.
Alex se leva, traversa la zone éboulée
et saisit un des ballots. Il pesait une
cinquantaine de kilos et il le rapporta à
grand-peine. Vauthier le lui fit déposer
contre la falaise, à l’endroit où elle était
surplombante et gênait le passage.
— Maintenant, éloigne-toi de ce côté-
là.
Alex marcha une dizaine de mètres
dans la direction opposée à celle où
Lionel avait placé le camion.
— OK, ça suffit !
Vauthier glissa le pistolet dans sa
ceinture et grimpa sur le ballot. De là, il
atteignait à bout de bras les fissures qui
striaient le surplomb. Tout en surveillant
Alex du coin de l’œil, il gratta la terre
qui les bouchait. Il dégagea ainsi
plusieurs trous dans lesquels il enfonça
des pétards. Il redescendit et plaça les
deux derniers à hauteur d’homme, sous
le surplomb. Puis il reprit le pistolet en
main et défit le cran de sûreté.
— Tu as un briquet ?
Alex approcha et tendit son briquet.
— Garde-le, moi, j’ai des allumettes.
Bon, c’est ton tour de monter là-dessus.
— Pour quoi faire ?
— Quand je te le dirai, tu allumeras
les pétards d’en haut. Moi, je m’occupe
des deux d’en bas. Mais je te préviens :
on n’a pas de mèche générale, alors, il
va falloir se magner. Dès que ça grille,
on cavale.
Alex grimpa sur le ballot.
— Quand je serai prêt, je
commencerai à compter, dit Vauthier.
Il se mit à fouiller dans ses poches
pour trouver ses allumettes.
Alex, perché sur son ballot, posa les
mains sur la falaise et appuya son front
sur le rocher froid. Après toutes ces
journées de mauvais sommeil et de
tension, devant ces trahisons et la dérive
de ce groupe, toute cette folie, cette
absurdité, il se sentait accablé. Il avait
presque envie de pleurer. Il regarda les
petits pains d’explosifs et pensa à
Bouba. Il avait accompli tout cela pour
elle et maintenant, il était là, perché sur
un paquet de vieux vêtements, sous la
pluie, à faire quelque chose qui n’avait
plus aucun sens. Est-ce qu’il la reverrait
jamais ? Et comment vivraient-ils ? En
évoquant son souvenir, il se rendait
compte qu’il n’arrivait presque plus à
reconstituer ses traits. Au fond, il avait
aimé en elle une idée autant qu’une
personne, et désormais il n’y croyait
plus. Marc avait raison. Il ne fallait pas
ruser avec la guerre. C’était une
saloperie. Il fallait en finir une fois pour
toutes et…
— Trois… Tu as entendu ? Nom de
Dieu, j’ai dit trois.
Alex revint à lui. Vauthier avait déjà
allumé ses mèches et courait se mettre à
l’abri. Alex actionna le briquet et alluma
la première mèche. La flamme vacillait
dans l’air froid. Une deuxième mèche.
La flamme s’éteignit. Il gratta
nerveusement la molette. Le vent n’était
plus très fort mais il rebondissait contre
la paroi et empêchait le gaz de
s’enflammer. Une troisième mèche, sa
main tremblait, de peur, de froid. Le
doigt dérapait sur la molette humide. En
dessous, il entendait les autres mèches
grésiller.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Vauthier gueulait. Il s’était caché
derrière le bord de la gorge et sortait la
tête avec l’air hagard. Il croyait à une
embrouille. Est-ce qu’Alex n’était pas
en train de saboter son plan dans
l’espoir de sauver son copain ?
La quatrième mèche s’enflamma. Alex
sauta mais le ballot roula sous ses pieds
et il tomba. Au moment où il se relevait,
la première détonation retentit.
L’explosif, en effet, n’était pas très
puissant. Il ébranla la roche et Alex se
redressa. Mais, à l’instant où il se
remettait debout, les autres pains
explosèrent en série, faisant jaillir une
pluie de petites pierres. Puis, d’un seul
coup, le surplomb rocheux s’effondra, en
projetant sur Alex des blocs tranchants.
Ils rebondirent sur son corps et sur le
chemin et poursuivirent leur course dans
le précipice.
Le bruit des pierres qui dévalaient la
pente en contrebas de la route s’éloigna
puis s’éteignit. Un profond silence
enveloppa la montagne. Lionel, près du
camion, et Vauthier, dissimulé derrière
un rocher, restèrent un long moment
immobiles. Puis ils coururent vers le
lieu de l’explosion. Lionel se précipita
sur Alex, tandis que Vauthier était
surtout pressé de voir quels avaient été
les effets de son opération.
— Il est mort, s’écria Lionel, en
retournant Alex sur le dos.
Vauthier s’approcha de mauvaise
grâce. Il s’accroupit près d’Alex, prit
son pouls.
— Mais non. Il est sonné, c’est tout.
Plusieurs lésions étaient visibles sur
le corps. La plus sérieuse se situait au
niveau de l’épaule gauche qui avait été
entaillée profondément par une arête de
pierre. Une autre avait frappé le crâne
par-derrière et Lionel avait dû dégager
un bout de rocher qui retenait une des
jambes.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Attendre. Ça ne saigne pas trop. Il
va se réveiller. On comptera ses abattis
après.
Ayant lâché son verdict, Vauthier
retourna voir la falaise. Il était très
satisfait. En retirant les blocs tombés au
pied, il était possible de gagner de
l’espace en largeur. Surtout, plus rien ne
retiendrait le camion en hauteur puisque
le surplomb, ébranlé par les pétards,
s’était effondré.
Alex commençait à reprendre
conscience et gémissait. Quand Lionel
essaya de le faire asseoir, il poussa un
cri, en se tenant l’épaule. Le choc avait
dû faire de gros dégâts. Le bras pendait,
inerte et comme désarticulé. Avec
l’autre main, Alex se frottait la tête. Il
était sonné et avait l’air de ne pas savoir
où il se trouvait. La terre froide sur
laquelle il était allongé commençait à
l’engourdir et il frissonnait.
— Bon, qu’est-ce qu’il a,
exactement ?
Vauthier, ragaillardi par l’examen de
la falaise, se pencha sur le blessé. Il
palpa les différents endroits qui
paraissaient atteints et Alex, plusieurs
fois, sursauta en criant.
— C’est déjà pas mal, il réagit.
— Tu crois qu’il est en danger ?
— Si on le laisse étendu ici,
certainement. On va le coucher derrière
sur la banquette. Approche le camion et
apporte une toile de tente.
Lionel courut faire ce que Vauthier
demandait. Il déposa la toile de tente par
terre et ils entreprirent de faire glisser
Alex dessus. Ils ne savaient pas par quel
bout l’attraper sans lui arracher des
hurlements. Quand il fut enfin allongé
sur le brancard improvisé, ils saisirent
chacun une extrémité et le soulevèrent. Il
leur fallut dix bonnes minutes pour le
hisser dans le camion et l’installer à
l’arrière.
— Je vais lui donner quelque chose
pour calmer au moins la douleur, dit
Lionel.
— Ne te fatigue pas, c’est eux qui ont
la trousse de secours.
En fouillant quand même dans son
nécessaire de toilette, Lionel mit la main
sur une boîte de Paracétamol et il en fit
avaler deux comprimés au blessé.
Vauthier s’impatientait. Toutes ces
manœuvres les avaient retardés et la
lumière commençait à baisser. Il
espérait vaguement pouvoir franchir
l’obstacle le jour même et il s’activait à
dégager les pierres qui encombraient
encore la route. Mais certaines étaient
trop lourdes pour être déplacées par un
seul homme et il dut attendre que Lionel
ait fini de s’occuper du blessé pour le
mettre au travail avec lui. Quand ils
eurent nettoyé la zone, ils constatèrent
qu’en effet elle était désormais assez
large pour que le camion y passe. Mais
ce serait quand même très juste et il
n’était pas question d’entreprendre cette
opération tout de suite, alors qu’on y
voyait de moins en moins clair. Ils
durent se résoudre à camper sur place et
à attendre le matin pour continuer.
La seule chose encourageante pour
Vauthier était que l’accident d’Alex le
mettait provisoirement hors de combat.
Il n’en avait plus qu’un à surveiller…
*
— À ton avis, ils vont réussir à
passer ?
Maud était étendue sur le siège, la tête
appuyée contre la portière. Sa joue
brûlée lui cuisait et elle avait très mal au
dos. Le choc avait dû être plus violent
qu’elle ne l’avait cru et elle avait
beaucoup de mal à tenir assise.
— Je ne pense pas. Mais avec ce
salaud de Vauthier, on ne peut jurer de
rien.
Marc conduisait maintenant depuis le
matin. Maud était incapable de le
remplacer au volant, à cause de ses
douleurs. Elle voyait qu’il était au bout
du rouleau. Ses paupières étaient
lourdes et, de temps en temps, ses yeux
se fermaient. Elle avait essayé de mettre
la radio mais dans ces montagnes, on ne
captait aucun poste. À un moment, ils
entendirent un ronflement qui allait
crescendo. Ils crurent avoir réussi à
accrocher une station. Mais le son devint
soudain très fort et ils reconnurent un
bruit de turbine. Deux avions de chasse
les survolèrent à haute altitude et
disparurent derrière les crêtes.
La route désormais était moins étroite.
Elle n’était plus bordée d’un précipice,
ce qui rendait la conduite moins
dangereuse. Sur le versant où ils
roulaient, le relief s’était adouci. Un
vent de face rabattait maintenant une
neige fine qui tombait en continu. Il avait
fallu un peu de temps pour qu’elle tienne
car le sol n’était pas encore très froid.
Mais, à force, elle finissait par former
une couche visible, qui peignait tout en
blanc, même le chemin.
À la tombée du soir, Marc alluma les
phares mais ils éclairaient toujours aussi
mal. La fatigue, la mauvaise visibilité,
les incertitudes de la route qui se
confondait avec les bas-côtés le
décidèrent à s’arrêter. Il sortit un sac de
couchage et en recouvrit Maud. Lui,
s’enveloppa dans une couverture et se
cala derrière son volant. Il ne fallut pas
cinq minutes pour qu’il s’endormît.
Maud, elle, ne trouvait pas le
sommeil. Dans l’obscurité, ses blessures
la faisaient encore plus souffrir. De
temps en temps, elle parvenait à
s’assoupir mais des cauchemars la
réveillaient. Elle tombait dans un
précipice ou était écrasée par un rocher
qui roulait du haut de la montagne.
Surtout, elle imaginait Vauthier
surgissant avec une arme à la main. Et
elle se voyait en train de l’égorger.
C’était étrange à quel point elle avait
changé, en se rapprochant de Marc.
Avant et d’aussi loin qu’elle se
souvienne, sa révolte était abstraite :
elle détestait l’injustice du monde mais
n’en voulait à personne en particulier.
L’humanitaire lui avait donné le moyen
de répondre à cette indignation diffuse.
Ce n’était pas satisfaisant et elle avait
été peu à peu conduite à s’engager plus
directement, à renier le sacro-saint
principe de neutralité. Finalement, elle
avait suivi Marc dans son idéal de
combat. Maintenant, pour elle, le monde
n’était plus un magma que travaillaient
les forces invisibles du mal. C’était un
champ de bataille sur lequel
s’affrontaient amis et ennemis. Jusque-
là, elle n’avait jamais eu d’ennemi. Tout
au plus avait-elle rencontré des
adversaires. Ce n’était pas la même
chose. Face à un adversaire, on lutte. Un
ennemi, on l’élimine. Elle découvrait un
sentiment nouveau : la haine. Elle
haïssait Vauthier et ses semblables. Et
quand elle s’abandonnait à ses rêves,
c’était des idées de meurtre qui
venaient. Elles ne la révoltaient pas et
elle en était la première étonnée. Elle
éprouvait même une profonde jouissance
à imaginer un couteau entrer dans la
gorge de cet individu, à voir jaillir son
sang, à l’entendre râler à mort. Et elle
s’effrayait de cette transformation.
N’était-elle pas en train de devenir
comme tous ces miliciens sans pitié, ces
hommes coupables des pires horreurs ?
Car elle sentait que le propre de la haine
est de ne pas connaître de limite. Si
Vauthier lui avait été livré, enchaîné,
désarmé, à sa merci, n’aurait-elle pas
été capable quand même de le tuer ? Et
n’aurait-elle pas pris plus de plaisir
encore à le faire souffrir ?
Ces idées se bousculaient dans son
esprit. Elle était incapable de les
démêler. Tout ce qu’elle savait, dans
cette obscurité silencieuse, taraudée par
la douleur, c’était qu’elle se sentait
perdue.
Elle avait fini par s’endormir un peu
avant l’aube et, quand elle s’éveilla, il
faisait grand jour. Un jour étrange,
d’ailleurs, car la lumière semblait venir
plutôt du sol enneigé que du ciel gris,
d’où tombaient toujours des flocons.
Marc avait dû se remettre au volant très
tôt. Ses yeux étaient bordés de cernes
profonds et sa barbe noire, qu’il avait
pris soin de raser tous les autres matins
comme à son habitude, assombrissait ses
traits, lui donnait un air encore plus dur.
La conduite, dans la neige et la boue,
requérait une grande concentration. Il
était visiblement épuisé.
Maud essaya de bouger pour voir si
elle serait capable de conduire mais
c’était encore pire que la veille au soir.
Dormir dans le froid avait accentué
toutes ses douleurs. Marc, sans quitter la
route des yeux, attrapa un paquet de
biscuits derrière lui et le tendit à Maud.
Elle lui sourit mais il ne la regarda pas.
— Qu’est-ce que ça donne ? C’est
encore loin ?
— On roule à flanc de montagne,
maintenant. Ça ne monte plus.
— Tant mieux.
— Oui et non. S’ils suivent, ils ont
plus de chances de nous rattraper qu’en
côte.
Elle scruta le paysage. Ces vieilles
montagnes, comme les Vosges ou le Jura,
étaient arrondies à leur sommet, et ils
avaient atteint une sorte de haut plateau
qu’il leur fallait maintenant traverser
pour atteindre l’autre versant. De loin en
loin, on apercevait de nouveau des
fermes et des bergeries.
— Tu ne vas pas conduire toute la
journée ?
— Pour l’instant, ça va.
Le haut plateau de Bosnie centrale
ondulait, interminable. Tantôt ils
plongeaient dans des creux, tantôt ils
reprenaient de l’altitude. Parvenu au
sommet d’un de ces points hauts, Marc
arrêta le camion, sans explication.
— Passe-moi les jumelles.
Maud les tira de la boîte à gants et les
lui tendit. Il sortit et se planta sur le bord
de la route. Elle le vit scruter
longuement l’horizon. En forçant la
douleur, elle parvint à s’asseoir. Elle
essuya la buée sur la fenêtre. D’où ils se
trouvaient, on embrassait un vaste
panorama et, s’il avait fait moins
mauvais, on aurait peut-être pu voir
jusqu’à l’Adriatique. Avec la neige qui
tombait, on distinguait tout de même
l’ensemble du plateau qu’ils avaient
traversé. À l’œil nu, Maud ne voyait
qu’une étendue blanche, à perte de vue.
Vers le sud, les tours en ruine d’un
château médiéval se découpaient sur le
fond plombé d’un nuage de neige. Marc
revint et lança les jumelles sur le tableau
de bord. Il redémarra, plus tendu que
jamais.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Ils sont passés.
Maud ne dit rien. Elle sentait comme
un reproche dans sa voix. Elle s’en
voulait d’être blessée, de ne pas pouvoir
conduire. Si, derrière, leurs
poursuivants pouvaient se relayer au
volant, Marc seul ne pourrait pas tenir le
rythme. Il y pensait certainement et
devait calculer les conséquences de leur
échec : l’affrontement inévitable, le
chargement découvert, la mort peut-être.
Maud essaya de bouger mais il n’y
avait rien à espérer. Dès qu’elle tendait
les bras, une douleur aiguë lui
transperçait le dos, au point de lui
donner envie de crier.
— On a combien de temps d’avance,
tu crois ?
— Six heures à peine.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Il ne répondit pas et elle lui en voulut.
Elle avait l’impression de ne compter
pour rien. Il avait un air si hostile
qu’elle ne put s’empêcher de penser à
ses idées de la nuit. Dans l’action, il
était seul. C’était le revers de la force,
la règle du jeu dans son monde.
Maud ne se pardonnait pas d’avoir
envie de pleurer.
Ils roulèrent silencieusement pendant
près d’une heure. Soudain, Marc arrêta
de nouveau le camion. Il ne donna
aucune explication et, sans un mot,
redescendit sur la route. Elle le vit
d’abord s’accroupir devant la cabine et
toucher le sol glacé. Puis il disparut à
l’arrière. Quand il remonta, des flocons
couvraient ses cheveux. Il neigeait dru
maintenant et, en quelques instants, le
pare-brise s’était couvert d’une
pellicule blanche.
Marc actionna les essuie-glaces et le
paysage réapparut. Maud se rendit
compte alors qu’un étroit chemin partait
sur la gauche. Il était couvert de neige et
elle ne l’avait pas remarqué d’abord.
C’était sans doute à cause de ce chemin
que Marc avait arrêté le camion à cet
endroit précis.
— Tu veux monter par là ?
Il n’eut pas besoin de répondre. Déjà,
il avait braqué les roues vers la gauche
et s’engageait dans le passage. Le
chemin grimpait assez fort pendant
quelques mètres et le camion peina.
Ensuite, il s’élevait de façon plus
régulière. C’était certainement un cul-
de-sac, une entrée de champ ou l’accès à
une bergerie.
— Tu penses que la neige va couvrir
nos traces ? C’est ça que tu es allé
vérifier ?
Il se contenta de hocher la tête.
Le chemin, tout à coup, semblait se
perdre. Ils étaient entourés de blanc et
rien n’indiquait par où il fallait
continuer. Malheureusement, ils ne
s’étaient pas encore assez éloignés de la
route principale pour s’arrêter. Marc
redescendit et marcha dans la neige pour
essayer de voir s’il était possible de
monter plus haut. Maud le vit disparaître
derrière une haie que les flocons
couvraient de pompons blancs.
Elle était à bout de nerfs, envahie par
une sorte de rage dont elle ne savait si
elle trahissait le désespoir, la colère, la
honte. Elle avait l’impression d’avoir
fait les mauvais choix, depuis
longtemps, depuis toujours peut-être.
Elle avait eu tort de suivre cet homme,
de faire une exception pour lui à la
méfiance qui l’avait toujours protégée
de l’humiliation et de la souffrance. Et
elle était là, blessée, impuissante, trahie.
Elle hurla.
Le long cri qu’elle poussa, d’abord
très aigu puis mourant dans les graves,
la soulagea. Elle recommença mais ce
n’était déjà plus naturel. Elle avait
repris conscience d’elle-même. La
volonté lui revenait, sinon la force. Elle
ne se laisserait pas faire.
Peu après, Marc réapparut. Ce n’était
d’abord qu’une ombre dans l’ombre
blanche de la neige qui tourbillonnait.
Puis elle le vit, couvert de flocons, et il
ouvrit la portière.
— Tu as trouvé un passage ?
Comme il ne répondait pas, sans se
préoccuper de la douleur qui lui
arrachait le dos, elle le gifla.
IV
DESTINS
1

Marc ne bougea pas. La main de


Maud fit à peine remuer sa tête. Il y eut
seulement ce bruit si particulier de la
peau claquant sur la peau. C’était la
dernière chose qu’il pût craindre. Des
coups, il en avait reçu son content
pendant son enfance et il en avait donné
beaucoup par la suite. Sa principale
réaction fut l’étonnement. C’était peut-
être cela que Maud avait cherché.
D’ailleurs, elle-même était surprise par
son propre geste.
Ils se regardèrent longuement. Elle se
rendit compte qu’elle avait obtenu ce
que, sans le savoir, elle voulait : qu’il
pose les yeux sur elle.
— Je suis là, dit-elle. Même si je ne
peux plus te servir à rien. J’existe. Tu
sais ça ?
C’est à cet instant qu’elle comprit. Il
paraissait vraiment sortir d’un rêve. Le
danger, l’action, le combat le
saisissaient à ce point que tout, autour de
lui, disparaissait. Il ne la traitait pas en
ennemi ; il ne la voyait tout simplement
plus. Elle eut un peu honte de son geste,
quoiqu’elle fût satisfaite de ses
conséquences.
— Excuse-moi, dit-elle.
Il se pencha vers elle et l’embrassa.
Ses lèvres s’irritèrent contre la barbe
rugueuse qui entourait sa bouche. C’était
une petite douleur qu’elle aimait et qui,
un instant, lui fit oublier les autres. Elle
s’en voulait d’avoir les yeux pleins de
larmes. Pourquoi pleurait-elle ? Quelle
stupide faiblesse féminine ! À moins
qu’au contraire, ce ne fût la marque
d’une sensibilité plus subtile, une
sensibilité qui lui faisait mesurer le
tragique de leur situation et apercevoir
le drame qui s’avançait. Elle détourna la
tête.
— Ne perdons pas de temps. Tu as
trouvé comment sortir d’ici ?
— C’est par là-haut, en sous-bois. Il y
a une petite baraque à trois cents mètres.
Comme il démarrait le camion et
tournait le regard vers le chemin, elle en
profita pour s’essuyer discrètement les
yeux avec le dos de la main.
La neige était moins épaisse sous les
arbres et, en quittant le champ, ils
retrouvèrent la ligne d’un chemin
forestier couvert d’aiguilles de pin. Ils
roulèrent jusqu’à la bicoque. C’était une
construction en pierres sèches, toute de
guingois, et couverte d’un toit de chaume
rafistolé avec du grillage. L’ensemble
aurait paru abandonné si un mince filet
de fumée bleuâtre ne s’était élevé de la
cheminée.
Marc coupa le moteur. Personne ne
sortait de la maison. Le silence était
épais dans cette clairière ensevelie sous
la neige.
— Tu sais qui habite là ?
— Pas encore.
En se penchant vers le plancher de
l’habitacle, Marc ouvrit une trappe que
Maud n’avait jamais remarquée. C’était
un petit coffre ménagé pour placer la
batterie. Il glissa la main à l’intérieur et
en sortit un gros pistolet noir. Il vérifia
le chargeur et l’arma. Puis il ouvrit la
portière, sortit et avança vers la masure.
L’unique fenêtre était fermée de
l’intérieur par des volets de bois. La
porte était formée de planches mal
jointes que les pluies avaient fait pourrir
vers le bas. Marc aurait pu facilement
l’enfoncer d’un coup de pied mais il
frappa plusieurs fois doucement, comme
un visiteur ordinaire qui veut montrer
ses intentions pacifiques. Il entendait des
voix qui chuchotaient à l’intérieur. En
approchant son visage d’une fente entre
deux planches, il dit quelques mots en
russe. Un moment passa encore, sans
réaction apparente.
Puis, tout à coup, la porte s’entrouvrit.
Un visage d’enfant apparut, à peine plus
haut que la serrure. C’était une petite
fille couverte d’un fichu de toile verte.
Marc cacha l’arme derrière son dos
pour ne pas l’effaroucher davantage.
— Bonjour, lui dit-il.
— Bonjour, monsieur, répondit
l’enfant.
— Tu es toute seule ?
Il s’efforçait d’accommoder les mots
russes à ce qu’il savait de serbo-croate.
La fillette parut hésiter. Elle regarda
vers le camion et aperçut Maud.
— Non.
— Tes parents sont là ?
— Mon frère et ma sœur.
Elle avait ouvert la porte un peu plus
grand. Dans l’obscurité, Marc distingua
une silhouette adulte, en retrait.
— Est-ce que nous pouvons entrer ?
Mon amie est blessée.
L’enfant ne comprenait pas
« blessée » et Marc montra Maud du
doigt en mimant la douleur.
La fillette se retourna, sans doute pour
savoir ce que son frère décidait. Il dut
lui faire un signe car elle ouvrit grand la
porte. Marc appela Maud et entra.
L’intérieur était plongé dans
l’obscurité mais des rais de lumière
passaient par les volets mal joints. La
pièce sentait le feu et la misère de
campagne, avec des odeurs sures de lait
caillé et d’herbes sèches. Le frère de la
petite fille était un garçon de treize ans à
peu près. Il avait déjà perdu ses joues
d’enfant et son visage osseux était
entouré de cheveux noirs bouclés. Quand
les yeux de Marc s’habituèrent à
l’obscurité, il remarqua qu’il tenait à la
main une sorte de gourdin en bois, un
instrument sans doute destiné à
assommer les animaux. C’était là,
probablement, la seule arme dont il
disposât. Marc remit discrètement la
sécurité de son pistolet et le glissa dans
sa ceinture derrière son dos. Quelque
chose bougea dans le coin le plus
obscur. Il distingua la forme d’un très
petit enfant, qui se cachait derrière un
coffre de bois. Sans doute était-ce la
sœur dont la gamine avait parlé.
Maud avait réussi à s’extraire de la
cabine en grimaçant. La station debout
était encore la moins pénible et elle
marcha jusqu’à la porte. Quand elle
l’ouvrit, Marc remarqua que le garçon
crispait la main sur son bâton. En
apercevant Maud, il se détendit.
Marc proposa d’entrouvrir les volets,
pour donner un peu de lumière, et le
garçon n’objecta rien. Une table en bois
mal équarri occupait une grande partie
de la pièce et deux bancs étaient fixés de
chaque côté. Marc s’assit sur l’un d’eux,
non pour se reposer mais pour se mettre
à la hauteur des enfants et paraître moins
menaçant. Les trois gamins avaient l’air
affamés. Ils étaient blêmes de froid. La
pauvre bûche qui fumait dans la
cheminée ne donnait presque pas de
chaleur.
— Où sont vos parents ?
Les enfants ne répondaient pas.
Avaient-ils compris ? Ils semblaient
surtout fascinés par Maud qui souriait à
la petite fille.
— Papa ? Mama ? Où sont-ils ?
insista Marc.
— Zenica, dit le garçon.
— Père militaire ? Guerre ?
Marc faisait le geste de tirer au fusil.
Le garçon hocha la tête.
— Et votre mère ?
Le garçon regarda sa sœur et murmura
quelque chose que Marc ne comprit pas.
— J’ai l’impression qu’elle est morte
mais la petite ne le sait peut-être pas,
hasarda Maud.
Tout à coup, des bruits sourds
parvinrent du fond de la maison, comme
si quelqu’un frappait le sol. Marc se
raidit et glissa sa main derrière son dos,
prêt à sortir son arme.
— Il y a du monde, derrière ?
Le bruit recommença et, cette fois, il
était plus reconnaissable : c’était le
piétinement d’un gros animal, un
martèlement de sabots.
— Vous avez des bêtes ?
Le garçon ne comprenait pas la
question mais il devinait ce qui pouvait
troubler les visiteurs.
— Vache, dit-il. Et cheval.
En regardant la pièce et les enfants,
Marc avait pris rapidement la mesure de
la situation. Un combattant avait dû
placer ses enfants à l’abri dans cette
bergerie pendant que lui se battait en
ville. La mère avait été tuée à la guerre
ou était morte de maladie. Les mômes
étaient placés à la garde du plus grand,
qui n’avait que son gourdin pour se
défendre.
Rien n’indiquait à première vue à
quelle communauté ils appartenaient.
Cependant, Marc avait remarqué sur un
mur, près de la porte du fond, un petit
cadre qui représentait une calligraphie
arabe. Il y avait tout lieu de croire que
c’était des musulmans, à moins qu’ils
aient occupé une maison qui n’était pas
la leur.
Ces observations faites, Marc se leva
et sortit. Quelques minutes plus tard, il
revint en portant deux cartons qu’il avait
retirés du chargement. Il les posa par
terre et les ouvrit, sous le regard
suspicieux du garçon qui tenait toujours
son bâton à la main. Du premier carton,
il sortit des barres chocolatées et des
paquets de biscuits. Les gosses
regardaient les emballages colorés sans
oser y toucher. Marc les déchira et étala
sur la table un tas de gâteaux et de
sucreries. La petite avait les yeux
brillants mais hésitait à se servir. Elle
attendit que son grand frère saisisse
prudemment une galette et commence à
la manger. Alors, ce fut la ruée. La
gamine s’empiffra et fit monter sa petite
sœur sur le banc pour qu’elle puisse se
servir aussi.
Pendant ce temps, Marc avait fait
sauter les liens du deuxième paquet.
C’était un petit ballot de vêtements. Il
contenait des manteaux et des vestes qui
débordèrent du carton dès l’ouverture.
Maud l’aida à choisir des habits adaptés
à la taille des enfants. En les regardant
mieux, elle se rendit compte à quel point
ils étaient peu et mal vêtus. Elle aida la
petite fille à passer une polaire rouge
vif, assortie à son foulard. La gamine
caressait le tissu doux avec des yeux
émerveillés. Le garçon avait lâché son
bâton et fouillait maintenant sans
vergogne dans le carton. Il dénicha une
parka doublée de fourrure synthétique.
Elle était vert kaki, d’allure très
militaire. C’était sans doute ce qui lui
avait plu.
Désormais, ils étaient en confiance. Il
n’y avait plus qu’à les laisser fourrager
dans les caisses, rire et se gaver de
sucreries. Maud s’amusait avec eux,
applaudissait quand l’un des gosses
essayait un nouveau vêtement, guidait les
plus petits pour leur apprendre à se
servir des fermetures éclair.
Marc, lui, s’était relevé pour se
placer dans la lumière de la fenêtre. En
même temps que les cartons, il avait
rapporté la carte routière. Il l’examinait
pour essayer de comprendre où ils se
trouvaient. Maud le rejoignit et se plaça
debout derrière son épaule. Il lui
désigna du doigt le trait pointillé qui
devait indiquer le chemin de la bergerie
sur la carte d’état-major.
— On reste ici ?
— Oui.
— Tu es sûr, pour les traces…
Il haussa les épaules pour signifier
que c’était un risque à prendre. La neige
tombait régulièrement et il fallait
espérer qu’elle recouvrirait assez la
route. Sur ce point, visiblement, sa
décision était prise. C’était autre chose
qui le préoccupait. Il déplia la carte
pour voir le versant opposé de la
montagne, celui qui redescendait vers le
nord, jusqu’à Zenica. Par la route, la
ville était encore très loin car elle faisait
de nombreux détours. Mais la carte
indiquait une sorte de sentier qui coupait
directement et tombait droit sur la ville.
Il mesura la distance sur la carte, en
écartant le pouce et l’index, comme un
compas.
Il appela le garçon. Celui-ci
approcha, encore tout émerveillé par sa
nouvelle tenue.
— Zenica : vingt kilomètres ?
Le garçon écarta les mains : il ne
comprenait pas. Marc compta jusqu’à
vingt sur ses doigts.
— Zenica. Kilomètres.
— Zenica, répéta le gamin.
— Cheval ?
— Oui, cheval.
Le garçon fit signe à Marc de le
suivre. Il poussa une porte et ils sortirent
dans une petite cour. L’étable était un
simple auvent qui protégeait les bêtes de
la neige. Il y avait là une vache rousse,
très maigre. C’est de son lait que les
enfants devaient se nourrir. Séparé
d’elle par une cloison en planches, un
cheval de trait, dont les gros paturons
étaient entourés de crin sale, avait l’air
encore jeune et solide.
— Toi, conduire cheval ?
Marc illustra son propos en faisant
mine d’enfourcher la bête. Le garçon
confirma fièrement qu’il savait monter.
Ils rentrèrent dans la maison et le garçon
calfeutra la porte avec une guenille.
Maud avait pris la plus petite fille sur
les genoux et jouait avec elle. Ils la
rejoignirent et s’assirent autour de la
table. On voyait que le garçon ne
comprenait pas très bien ce que Marc lui
voulait.
— Toi, aller à cheval, à Zenica
maintenant.
Le gamin secoua la tête. Il devait
avoir reçu l’ordre de son père de ne pas
quitter la maison et de veiller sur ses
sœurs. Marc insista et comme l’autre
refusait toujours, il sortit son pistolet. Le
garçon sursauta. Il y eut un instant de
malentendu complet. Le jeune Bosniaque
pensait que Marc le menaçait alors que
son intention était de lui montrer qu’il
protégerait la maison et ses occupants
pendant son absence. Finalement, Marc
réussit à se faire comprendre et le
garçon se calma. Il n’était pas tout à fait
décidé pour autant.
— Fais-lui voir ce qu’il y a dans le
camion, dit Maud. Il reste encore pas
mal de caisses de nourriture et des
vêtements. Tu peux lui dire que tout est à
lui, s’il fait ce qu’on lui demande.
Marc entraîna le garçon dehors. Maud
les aperçut près du camion, en grande
discussion. Quand ils revinrent, le gamin
avait trouvé des bonnets pour ses sœurs
et il était chaussé d’une paire de gros
souliers de marche en Gore-Tex.
— Ça y est. Il est d’accord.
Le garçon avait fait venir ses sœurs
près de lui et il leur expliquait quelque
chose dans sa langue. Les deux filles
n’avaient pas l’air particulièrement
inquiètes.
Marc, en attendant, avait sorti un
papier et un stylo de sa poche. Il rédigea
un message qu’il plia en quatre. Puis il
appela le garçon.
— Avant Zenica, lui expliqua-t-il en
russe, route à droite. Village de Lašva.
Le garçon fit signe qu’il connaissait.
— À Lašva, check-point.
Le mot était tristement connu dans le
pays et il n’y avait pas besoin
d’explication.
— Au check-point, tu demandes
docteur Filipović.
— Tu crois qu’il va trouver ? dit
Maud.
— C’est le chef de l’enclave croate.
Tout le monde le connaît, là-bas.
— Doktor Filipović, répéta le garçon.
Il était maintenant pénétré de
l’importance de sa mission. Avec sa
parka neuve et ses chaussures solides, il
devait se sentir équipé comme un
combattant. Son père lui-même n’était
sûrement pas aussi favorisé. Il saisit le
message et le mit dans la poche
intérieure de la veste. Il la referma
soigneusement avec un rabat en velcro.
— Ton nom, camarade, lui dit Marc.
— Aliya.
Il lui serra la main et le garçon se
raidit en une manière de garde-à-vous.
Ensuite, ils rouvrirent la porte qui
menait à l’étable et Maud les entendit
harnacher le cheval. Ils contournèrent la
maison. Le garçon était déjà en selle, les
jambes écartelées par le large dos de
l’animal. Elle le vit s’éloigner, couvert
peu à peu par la neige qui continuait de
tomber dru.
Marc frappa ses pieds sur le seuil et
rentra.
— Il lui faudra combien de temps ?
— Il connaît la montagne. Il ne
devrait pas se perdre. Il sera arrivé
avant la nuit.
— Qu’est-ce que tu as écrit dans ton
message ?
— J’ai dit qu’on était là mais qu’on
ne pouvait pas aller plus loin.
Les fillettes s’amusaient à empiler les
biscuits pour faire des châteaux. Elles
riaient quand ils s’effondraient.
— Tu crois que les autres vont passer
sans nous trouver ?
— C’est ce qu’on va voir.
Marc avait fouillé lui aussi dans les
caisses de vêtements et avait déniché ce
qu’il voulait : une sorte de long ciré vert
qui lui descendait jusqu’aux pieds. Il
l’enfila par-dessus sa polaire, enfonça
un bonnet noir sur sa tête et fourra le
pistolet dans sa poche. Il sortit, alla
prendre les jumelles sur le tableau de
bord et traversa le bois pour chercher un
lieu dégagé, d’où il pourrait observer la
route, en contrebas. Pendant qu’il
s’installait, plusieurs avions militaires
traversèrent le ciel. Pas plus que les fois
précédentes, il ne put distinguer à quelle
nation ils appartenaient.
2

La neige qui était tombée pendant la


nuit brouillait les repères. Certes, le
chemin était désormais moins étroit.
Mais pour franchir la zone élargie la
veille à l’explosif, ce serait toujours une
question de centimètres.
— Je prends le volant, avait dit
Vauthier.
— Mais tu ne l’as jamais conduit, ce
camion.
— T’inquiète pas pour ça. Va devant
et guide-moi.
Lionel avait accepté de mauvaise
grâce. Le franchissement de la zone
éboulée s’était finalement fait sans
encombre et même plus facilement que
Vauthier ne l’avait cru.
Restaient plusieurs problèmes : le
temps perdu, qu’il fallait rattraper. Et
Alex, toujours étendu à l’arrière, qui
récupérait doucement. Dès la portion
délicate franchie, Vauthier fit monter
Lionel mais continua à conduire.
— C’est embêtant, tout de même, dit
Lionel. Tu n’as pas le permis poids
lourds.
Vauthier jeta à son voisin de cabine un
regard plein de mépris.
— T’es vraiment incroyable ! Tu
crois qu’il y a des contrôles de police
par ici ?
— Non, mais quand même,
l’assurance…
Lionel s’accrochait à des détails pour
ne pas regarder en face l’effrayante
réalité : ils avaient complètement quitté
la légalité. Pour l’association, ce convoi
était devenu fou. Les véhicules séparés,
engagés dans une course-poursuite sur
un chemin de montagne, la moitié du
chargement jeté par terre, un blessé, des
armes à portée de main et, dans un des
camions, une cargaison de dynamite…
Ils étaient bien au-delà du justifiable,
sans compter ce qui arriverait s’ils
parvenaient à rattraper Marc. Et même
plus rien à fumer pour se calmer ! Il
avait compté trop juste sa provision
d’herbe car il n’avait pas prévu un
voyage aussi long. Les joints de la veille
avaient épuisé ses dernières réserves. Il
était complètement déboussolé, sans
énergie pour s’opposer en quoi que ce
soit à Vauthier, ni à personne, d’ailleurs.
Il se cala dans le coin de la banquette et
garda les yeux fixés sur la neige qui
tombait de plus en plus dru.
Il n’eut pas conscience de s’endormir.
Quand Vauthier l’éveilla, il ne savait pas
quelle heure il pouvait être.
— Prends le volant. Ça fait trois
heures que je conduis…
Lionel descendit en frissonnant, fit le
tour et démarra. Vauthier, à ses côtés,
s’endormit presque aussitôt.
La route était monotone et la neige qui
recouvrait tout ne permettait pas au
regard de s’accrocher sur des points
précis. Lionel conduisait dans un demi-
sommeil. Il rêvait, et toutes les idées qui
lui venaient étaient désagréables. Il se
demandait comment il avait pu en
arriver là, lui qui avait toujours été
respectueux des procédures, qui était
connu au siège de l’association pour sa
rigueur. Il n’y avait pas de doute que tout
venait de cette garce de Maud. Quelle
idée de s’amouracher d’elle ? Il avait eu
pendant deux ans la même copine, à
Lyon, et ils s’étaient séparés quand il
était parti en mission en Afrique. S’il
avait été moins bête, il aurait renoué
avec elle à son retour. Mais, au lieu de
ça, il avait pris goût à la liberté. Il
aimait bien la position de force que lui
avait donnée sa qualité de chef de
mission. Plusieurs filles s’y étaient
montrées sensibles. Il avait eu
l’impression de prendre une revanche
sur la vie, en séduisant des gamines que
l’humanitaire fascinait. Et il avait cru
que ce serait la même chose avec Maud.
Au lieu de cela, elle l’avait humilié et
voilà où il en était maintenant…
Par endroits, sur le tapis blanc de la
route, il apercevait les traces du camion
qu’ils poursuivaient. Elles étaient de
plus en plus difficiles à distinguer car la
couche de neige était épaisse et, sur de
longues portions du chemin, elles
disparaissaient tout à fait. Au début, il y
avait prêté attention mais bientôt, il n’y
pensait plus. Il évitait même d’y penser.
L’idée qu’ils allaient peut-être rattraper
les autres était si effrayante qu’il valait
mieux la chasser de son esprit.
À un moment, il lui sembla voir des
traces partant sur la gauche. Il remarqua
vaguement l’entrée d’un chemin latéral.
C’est plusieurs minutes après qu’il eut
l’idée que, peut-être, le camion de Marc
s’était engagé sur cette voie. Mais il
n’alla pas jusqu’à s’arrêter pour autant.
Son esprit embrumé n’était pas en
mesure d’effectuer des déductions et la
routine de la conduite était plus forte que
tout.
La route avait amorcé une lente
descente et elle redevenait étroite.
Lionel mettait toute son attention à
guider le camion sur ce parcours
difficile et dangereux. Le précipice, à
droite, était de nouveau menaçant et le
moindre écart pouvait être fatal.
Vauthier ronflait. De temps en temps,
quand un cahot du chemin le secouait, il
entrouvrait les yeux, puis se rendormait.
À un moment, il poussa un long
grognement, et ce bruit dut le réveiller. Il
se redressa, se frotta le visage et reprit
conscience.
— On en est où ?
— Toujours pareil. Mais maintenant,
ça descend.
Ils avaient perdu pas mal d’altitude et,
par instants, on distinguait entre les
nuées le fond d’une vallée qui se
rapprochait.
— On va sûrement trouver un check-
point à la sortie de la montagne, dit
Vauthier. Fais gaffe.
Mais, pour le moment, ils ne voyaient
toujours rien, rien que la route de plus
en plus cachée sous la neige.
— Il n’y a aucune trace.
— Ça fait un bon moment.
Vauthier tiqua.
— Elles ont disparu brutalement ?
Lionel n’osa pas parler de
l’embranchement qu’il avait remarqué.
D’ailleurs, l’avait-il remarqué ? Tout
était si confus. Il se demandait s’il
n’avait pas rêvé. À quoi bon prendre le
risque d’une engueulade avec Vauthier.
— La neige est de plus en plus
épaisse, dit-il seulement.
L’autre avait l’air préoccupé mais ne
disait rien.
Ils continuèrent à rouler pendant deux
heures, sans rien voir d’autre que du
blanc partout, sur le sol et dans l’air
chargé de flocons.
Soudain, à la faveur d’une éclaircie,
ils distinguèrent au loin, à l’entrée d’une
forêt de sapins, la masse désordonnée
d’un point de contrôle.
— Voilà le check-point. On va savoir
à quelle heure ils sont passés.
Ils roulèrent doucement jusqu’aux
casemates. Des silhouettes sombres en
sortirent et se placèrent en travers du
chemin.
Quand les miliciens approchèrent, ils
distinguèrent, cousu sur leurs casquettes,
l’écusson croate.
— Pomoć, annonça Lionel, comme il
en avait l’habitude.
Il se forçait à sourire mais quelque
chose, en lui, se révoltait contre cette
présentation. Il avait de moins en moins
l’impression d’appartenir au monde
humanitaire. Ce convoi déchiré de
haines, dénaturé par un chargement
dangereux, cette course-poursuite dont la
fin ne pouvait être que tragique, tout cela
lui faisait sentir combien le mot
rassurant de « Pomoć » était désormais
une imposture. Mais les miliciens ne
paraissaient pas s’en préoccuper. Ils
contrôlèrent les documents avec calme
et allèrent à l’arrière inspecter le
chargement. Ils ne semblaient même pas
surpris de voir un convoi humanitaire
emprunter ce chemin de montagne. Le
froid engourdissait leurs esprits et
ralentissait leurs gestes. Ils avaient
visiblement envie d’en finir rapidement
avec ces formalités, pour reprendre
tranquillement leur place auprès du
brasero que l’on voyait fumer au fond de
la casemate.
— Demande-leur quand sont passés
les autres, souffla Vauthier.
— Je ne parle pas leur langue, moi !
— Fais des gestes.
Lionel interrogea un milicien mais
l’autre le regardait sans rien
comprendre.
— On va les inquiéter, c’est tout.
— Attends.
Vauthier descendit du camion et
Lionel le vit gesticuler au milieu d’un
groupe de miliciens qui étaient restés à
l’abri. Il faisait des moulinets avec les
bras, imitait la conduite d’un camion,
dessinait dans l’air des courbes
féminines, sans doute pour décrire la
présence de Maud. Les soldats
rigolaient. Comme il insistait, ils se
concertèrent et, finalement, secouèrent la
tête. Vauthier répétait ses gestes mais
obtenait toujours la même réponse
négative. Il revint vers le camion, l’air
furieux.
— Ils ne les ont pas vus, dit-il en
remontant dans la cabine.
— C’est impossible !
— Va leur demander…
Les miliciens avaient détendu la
ficelle qui barrait la route et ils
attendaient que le camion redémarre.
Mais Lionel ne bougeait pas. Il sentait le
regard mauvais de Vauthier braqué sur
lui.
— Tu n’as vraiment pas remarqué
quelque chose d’anormal, avec les
traces ?
— Non.
C’était un « non » si faible qu’il
n’avait aucune chance d’être
convaincant. Lionel ajouta d’une voix
blanche :
— Peut-être qu’à un endroit, il y avait
un chemin à gauche…
*
Aliya était fier de descendre de la
montagne sur son cheval. Il avait pris sa
mission très à cœur. C’était une vraie
mission, comme il l’imaginait, c’est-à-
dire un ordre qu’il ne comprenait pas
mais qu’il se serait fait tuer pour
exécuter. Son père lui avait souvent
parlé de guerre. Il était devenu militaire
sous Tito parce que c’était pour lui un
destin tout naturel. Le père de son père
aussi était soldat. La terre sur laquelle il
vivait s’était construite dans le sang.
Cela ne datait pas d’hier, et dans les
récits du père à son fils revenaient
souvent des descriptions de batailles
auxquelles il semblait avoir pris part
lui-même quoiqu’elles se fussent
déroulées… au Moyen Âge.
Ils étaient musulmans et leur religion
elle-même était le résultat d’un combat.
Le père d’Aliya avait repris à son
compte l’histoire des bogomiles, cette
secte persécutée qui avait saisi la
chance que constituait à leurs yeux la
présence turque pour sortir du cycle
infernal de l’oppression et de la
pauvreté. Et depuis lors, ça n’avait pas
été une partie de plaisir.
Aliya avec son cheval puissant et sa
veste kaki se sentait tout à fait un
combattant. Il ne lui manquait qu’une
chose : des armes. Mais ce n’est pas
l’arme qui fait le combattant, son père le
lui avait souvent dit. C’est le danger. De
ce côté-là, il était servi.
La montagne elle-même était semée
de dangers : des précipices, des zones
d’éboulement, le froid et la neige. Ceux-
là, Aliya les connaissait bien. Mais, à
mesure qu’il approchait des vallées, il
savait qu’il rencontrerait d’autres
dangers, beaucoup plus imprévisibles. Il
y avait les bandes armées qui écumaient
le pays, les offensives locales au milieu
desquelles le hasard pouvait le placer, et
surtout l’inconnue des check-points. S’il
rencontrait des Bosniaques, tout irait
bien. Mais comment l’accueilleraient les
Croates ? Et que ferait-il si, d’aventure,
il tombait sur un poste de Tchetniks
serbes ?
En attendant, la neige qui lui fouettait
le visage, l’ondulation du cheval
puissant qu’il sentait entre ses jambes et
surtout la veste militaire qui le couvrait
lui donnaient le sentiment d’être à la fois
invisible et invincible.
Pour autant que le jour blanc lui
permît de le savoir précisément, il avait
l’impression que la lumière commençait
à décliner. Il frappait les flancs du
cheval avec impatience, pour le faire
avancer plus vite. Enfin, après plus de
trois heures de marche, il aperçut la
grand-route. De ce qu’il savait, mais tout
changeait vite dans cette guerre, le point
de contrôle qui surveillait la montagne
devait se situer plus haut. Si bien qu’il
l’avait dépassé sans être inquiété.
Restait à trouver ce village, Lašva, où
l’étranger lui avait commandé de se
rendre. Aliya lui avait dit qu’il le
connaissait. Un soldat doit toujours être
d’accord avec les ordres. Il n’avait pas
menti en disant qu’il connaissait Lašva.
C’était un nom que son père avait
prononcé devant lui. Pour autant, il n’y
était jamais allé et il n’était pas tout à
fait sûr de savoir où cela se trouvait. Il
fallait qu’il demande son chemin.
Malheureusement, il n’y avait personne
sur la route. Avec ce temps affreux, il
était peu probable que des paysans
choisissent de sortir de chez eux. Il allait
falloir frapper à une porte, s’il
rencontrait une maison.
Il en découvrit une, isolée, dans un
tournant de la route. Il était déjà très bas
et la neige, à cette altitude, se
transformait en une pluie froide et
épaisse qui ruisselait sur sa parka. Aliya
descendit de cheval et frappa à la porte.
Personne ne lui répondit. Il voyait
pourtant un filet de fumée qui sortait de
la cheminée. Il insista et parla à travers
la porte. Il ne voulait pas donner son
nom, qui permettait de savoir à quelle
communauté il appartenait. Il se contenta
de crier qu’il allait voir son père et qu’il
cherchait le village de Lašva.
Plusieurs minutes passèrent. Il était
trempé et commençait à perdre patience.
Il allait remonter à cheval quand une
fenêtre s’entrouvrit. Le visage d’une très
vieille femme apparut dans
l’entrebâillement des volets de bois.
— Bonjour, grand-mère, dit-il en se
forçant à sourire. Est-ce que vous
pouvez me dire si je suis encore loin de
Lašva ?
La tête de la vieille femme était agitée
de tremblements. Aliya se demandait si
elle avait bien toute sa raison. Il répéta
sa question plus lentement et plus fort.
La femme tournait son regard vers lui
mais il lui semblait qu’elle ne le voyait
pas. Soudain, il prit conscience qu’elle
devait être aveugle et qu’il lui fallait en
dire un peu plus. Il avait fait un effort
pour donner de l’assurance à sa voix et
il comprit qu’elle avait dû le prendre
pour un adulte. Il s’expliqua mieux.
— J’ai treize ans, grand-mère, et je
vais rejoindre mon père là-bas, parce
que mes petites sœurs sont malades.
La vieille cligna de ses paupières
ridées.
— Tu y es presque, dit-elle enfin,
d’une voix faible et chevrotante.
Continue deux kilomètres et tourne à
droite. Tu verras Lašva en marchant
encore un peu. Il y a un grand hangar à
l’entrée du bourg.
Aliya remercia et se remit en route.
Il trouva l’embranchement qu’avait
décrit la vieille femme et tourna à
droite. Le jour avait beaucoup baissé et,
sous le couvercle bas des nuages,
l’obscurité progressait vite. Il poussa le
cheval mais celui-ci refusait de se
mettre au trot. Il balançait son encolure
et se contentait d’allonger le pas.
Aliya n’avait pas de lampe, aucun
moyen de signaler sa présence dans la
nuit. Et il n’apercevait toujours pas
Lašva.
Un moment, il se dit qu’il valait peut-
être mieux s’arrêter et attendre l’aube
pour aborder le check-point. Mais il ne
voyait pas où s’abriter. Il était trempé et
le froid devenait plus vif. S’il le fallait,
il se terrerait dans un fossé et attendrait.
Après tout, c’était aussi le sort des
soldats que de subir l’inconfort et les
privations. Il en était là de ses pensées
quand, dans la pénombre de plus en plus
épaisse, il distingua au loin la masse
sombre d’un bâtiment. Ce devait être le
grand hangar dont avait parlé la grand-
mère. Il battit à toute force les flancs du
cheval. Les sabots de l’animal, à chaque
pas, faisaient résonner dans le silence du
crépuscule un bruit sourd et humide.
Aliya voyait se rapprocher l’entrée du
village. Il lui sembla distinguer dans
l’obscurité la silhouette de véhicules
garés sur le bord de la route mais il n’y
avait aucune lumière. La pluie était
toujours régulière et formait comme un
rideau qui obscurcissait encore
davantage le paysage.
Soudain, alors qu’il estimait être
parvenu presque à l’entrée du village,
Aliya vit une silhouette sortir de l’ombre
et saisir l’embouchure du cheval. Puis,
aussitôt, cinq ou six hommes
l’entourèrent, l’arme pointée vers lui.
*
À la nuit tombée, Marc rentra dans la
chaumière. Il était gris de froid, ses
souliers étaient gorgés d’eau et sa
longue capote s’était révélée peu
étanche, si bien que la neige fondue
avait trempé peu à peu ses vêtements. Il
se retira dans un coin de la pièce pour se
sécher et enfiler des habits secs.
Maud avait passé la journée à rendre
la maison plus agréable. Elle avait
rapporté des lampes à gaz du camion.
Leur lumière avait fait ressortir le
désordre et la crasse. Elle avait rangé ce
qui traînait un peu partout, lavé le sol et
la table, poussé le feu dans la cheminée
jusqu’à obtenir dans la pièce une
température presque douce. Ensuite, elle
s’était attelée à la préparation d’un bon
dîner grâce aux victuailles qui restaient
dans le chargement. Les enfants l’avaient
d’abord regardée faire avec étonnement,
puis elles s’étaient mises à l’aider avec
plus ou moins d’efficacité. La plus
grande lui avait même confié son trésor :
un petit poste de radio à transistor d’où
l’on pouvait capter une station lointaine
qui émettait en continu de la musique aux
sonorités grecques.
Quand Marc se mit à table avec elles,
les petites filles, intimidées, firent de
leur mieux pour servir les plats qui
mijotaient sur le réchaud. Maud avait
même retrouvé une bouteille de vin dans
un coin du camion. Elle en versa un
plein verre à Marc pour le réchauffer.
C’était une curieuse ambiance de
famille. Elle avait d’abord réjoui Maud,
quand elle était encore seule avec les
enfants. Mais l’arrivée de Marc avait
installé un malaise inattendu. Elle avait
fait tout cela en pensant à lui et, au
moment où il apparaissait, sa présence
brisait le rêve et lui ôtait bizarrement
tout entrain.
Il avait rapporté du dehors son air
préoccupé et fermé. La chaleur, la
musique, la gaieté des petites filles
semblaient agir sur lui dans un sens
contraire à ce que Maud avait espéré.
Son regard dur, son visage tendu et
presque agressif montraient qu’il
considérait tous ces efforts comme
inutiles et ce confort incongru. Par son
attitude, il rappelait brutalement où ils
étaient et dans quelle situation critique
ils se trouvaient. Et le petit orgueil de
Maud, heureuse d’avoir transformé cette
maison et ramené dans leur vie un peu
de douceur et de joie, prenait tout à coup
un caractère dérisoire et même ridicule.
Ils dînèrent en silence car les enfants,
sans comprendre ce qui se passait,
avaient bien perçu le malaise et se
taisaient. Marc répondait aux questions
de Maud par des phrases encore plus
brèves que d’habitude, presque des
monosyllabes. Avait-il vu quelque chose
sur la route ? Non. Pensait-il qu’Aliya
était arrivé à destination ? Peut-être.
Que feraient-ils le lendemain ? Il
l’ignorait.
Au bout d’un moment, elle cessa de
l’interroger et un lourd silence
s’installa. De temps en temps, des coups
de sabot de la vache, dans l’étable
voisine, faisaient trembler les verres. Le
dîner terminé, Marc se leva, chercha une
cigarette et poussa sa chaise devant la
fenêtre.
Maud desservit la table et fit la
vaisselle à l’eau froide sur la pierre
creuse qui tenait lieu d’évier. Elle refusa
sèchement l’aide de la plus grande des
filles et celle-ci alla se réfugier avec sa
sœur à l’autre bout de la pièce, dans un
coin sombre.
Maud s’en voulut de sa dureté mais
elle tenait absolument à cacher son
émotion et les larmes qu’elle sentait
venir. Elle n’était pas déçue par la
réaction de Marc. À certains égards, elle
la comprenait. Son désarroi était plus
profond, plus irrémédiable. Plus
complexe aussi et fait de sentiments
contradictoires qu’elle essayait de
démêler.
Tout ce qu’elle avait voulu fuir, elle le
retrouvait dans cette chaumière.
Elle s’était transformée toute la
journée en maîtresse de maison, pire, en
servante dévouée. Elle avait pensé à
Marc sans cesse, en multipliant les
attentions, en oubliant sa fatigue et sa
volonté. Mais elle voyait que le
spectacle de cette soumission ne
suscitait en lui ni plaisir ni étonnement.
Il n’avait pas eu un mot pour la
remercier, pas un regard pour lui
exprimer sa tendresse. Il y avait bien
longtemps qu’elle s’était juré de ne
jamais tomber dans un tel piège.
Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était
ce désir irrépressible, cet amour qui tout
à la fois la révoltait et s’imposait à elle,
comme un visiteur indiscret qui pose ses
bagages dans une maison où il n’est pas
le bienvenu. Et quand, séchant ses mains
gercées à un torchon rugueux, elle se
retournait et voyait cet homme assis qui
lui tournait le dos, ces épaules sur
lesquelles elle imaginait, sous les plis
de la chemise, les arabesques bleutées,
ces cheveux noirs dont elle avait
l’impression de sentir la texture au bout
des doigts, elle avait de la peine à ne
pas se précipiter vers lui pour lui donner
sa bouche et tout son corps.
Les petites filles avaient préparé leur
lit. C’était une paillasse entassée dans
un coffre, qu’elles avaient sortie et
déroulée. Elles s’allongèrent l’une
contre l’autre, sous une couverture rouge
pleine de trous. Maud les prit en pitié et
elle alla les embrasser.
L’animation de la journée avait épuisé
les enfants. Elles s’endormirent
rapidement, la plus petite presque
aussitôt, l’aînée après avoir un peu lutté
contre le sommeil, sans doute parce
qu’elle était curieuse d’observer les
étrangers qui s’étaient installés chez
elle.
Maud se releva quand elle fut certaine
que les filles dormaient profondément. À
vrai dire, elle n’était pas pressée de se
retrouver seule à seul avec Marc. Il était
toujours assis face à la fenêtre et lui
tournait le dos. Elle sentait que la soirée
allait être très longue et tendue.
Elle retourna vers la grande table
qu’elle avait débarrassée et frottée avec
un chiffon. Le bois, autour de la bougie,
vibrait d’éclairs fauves. Elle prit deux
verres près de l’évier et les remplit de
vin. Puis elle approcha une chaise de
celle de Marc et s’assit. Elle était un peu
de biais et le voyait de profil. Il saisit le
verre sans dire un mot. Maud laissa
s’allonger le silence. Elle but son vin
lentement, par petites gorgées.
L’amertume de cette piquette lui faisait
du bien. Elle ne voulait rien de rond,
rien de doux. Tout ce qui irritait son
corps renforçait la conscience qu’elle
avait d’elle-même et la poussait à se
préserver.
Il fallait sortir de là. Ensuite, la fuite
serait possible. Ne plus le revoir. Le
faire souffrir. Mais était-il seulement
capable de souffrir pour quelqu’un ?
Le silence était absolu, un vrai silence
de campagne et de neige. La vache, sur
sa litière, devait s’être endormie aussi.
Le temps était aboli et pourtant, c’était
le temps qu’ils étaient occupés à laisser
s’écouler, comme le pêcheur regarde une
ligne se dérouler dans le sillage de son
bateau.
Marc semblait ne prêter attention
qu’au silence. Sa vigilance était tournée
vers le moindre craquement, vers le plus
léger sifflement du vent sous les
fenêtres.
Un peu plus tard, Maud se leva et alla
dérouler une autre paillasse sur laquelle
d’habitude devait dormir Aliya. Elle
s’allongea sans se déshabiller. Un
courant d’air glacial rampait sur le sol
entre la porte d’entrée et celle de
l’étable. C’était un inconfort et, à la fois,
un signe de vie, une invitation à la
liberté et au mouvement. Au lieu de se
laisser aller à la tristesse, voire aux
larmes, elle se mit à rêver de ce filet
d’air venu de l’Adriatique. Il s’était
chargé de neige et se réchauffait comme
un rôdeur, en traversant la tiédeur de
cette chaumière avant de dévaler la
montagne et de glisser, ragaillardi et
plus vif que jamais, jusqu’en Italie. Et,
chevauchant ce feu follet glacial, elle
s’endormit.
*
Aliya n’avait pas peur. La cellule
dans laquelle on l’avait placé n’avait
aucun confort. Cela le dépaysait moins
que si les miliciens l’avaient installé
dans un lieu trop différent de la masure
où il avait l’habitude de vivre avec ses
sœurs.
Ce n’était pas à proprement parler une
prison mais dans cette guerre, rien ne
conservait son usage habituel. Les
maisons devenaient des abris de snipers,
les bureaux de poste des quartiers de
commandement, les écoles des hôpitaux.
Il n’était pas étonnant que cette cave soit
devenue un cachot.
Les soldats croates n’avaient rien cru
de ce qu’il leur avait raconté. La seule
chose qu’ils avaient comprise, c’était
que cet enfant musulman sorti de la nuit
sur son cheval était suspect. Et comme
ils ne pouvaient en référer à personne
avant le jour, ils l’avaient placé là en
attendant, non sans s’être assuré qu’il ne
portait pas d’arme.
Un gros garçon joufflu, à peine plus
âgé qu’Aliya et coiffé d’une casquette de
base-ball, était venu lui apporter un
morceau de pain et des pommes toutes
flétries mais juteuses. Ils avaient discuté
un moment et s’étaient rendu compte
qu’ils habitaient la même ville avant la
guerre. Ils se découvrirent même des
amis communs. Le garçon s’appelait
Frango et il était très fier de dire qu’il
était personnellement responsable de
cette manière de prison. Il dut avouer
qu’il n’y séjournait jamais grand monde.
L’habitude dans ce coin était plutôt de ne
pas faire de prisonniers…
Aliya lui avait raconté, comme aux
miliciens, son histoire de message pour
le colonel Filipović.
— Filipović ? Il n’est pas colonel.
C’est un général !
Le gros garçon en parlait avec un
respect particulier. Aliya lui demanda
s’il le connaissait.
— Tu penses, si je le connais ! C’est
mon oncle.
Il avait refusé de dire si le général se
trouvait en ville à ce moment. Nul ne
devait savoir où était Filipović puisque
c’était lui qui commandait tout le
secteur. Cependant, il augmenta sa
propre importance, en laissant entendre
qu’il avait, lui, le moyen de le contacter
à tout moment. Et quand il était reparti,
il avait promis d’en parler
personnellement à ses parents.
Aliya dormit paisiblement. Au petit
matin, un autre geôlier vint lui porter une
bouillie d’orge.
Plusieurs heures passèrent. Aliya était
surtout préoccupé de savoir ce que l’on
avait fait de son cheval. Mais personne
ne vint le voir et il garda son inquiétude
pour lui-même.
Il était près de midi quand la porte de
la cave s’ouvrit brutalement. Frango
entra, l’air solennel, et ordonna
sèchement à Aliya de se lever.
— Arrange-toi un peu. Le général
arrive.
Un homme entra bientôt dans le cachot
et se planta devant le prisonnier. Il était
vêtu d’un uniforme gris zébré de noir et
portait un béret militaire, posé
légèrement sur le côté. L’homme était
aussi sec que le garçon était adipeux. À
vrai dire, ils ne se ressemblaient pas du
tout, au point qu’Aliya jeta un regard
interrogateur à son jeune gardien.
— Le général Filipović, claironna
Frango.
L’ancien médecin devenu général
avait conservé de son premier métier
des manières avenantes et une certaine
douceur dans les gestes. On s’attendait à
ce qu’il demande : « Où avez-vous
mal ? » Il donnait confiance.
— Alors, mon petit, dit-il d’une voix
tranquille, il paraît que tu as un message
pour moi ?
— Oui, général.
— Mon général, corrigea Frango.
— Oui, mon général.
Aliya fouilla dans sa poche et en tira
le papier auquel les miliciens n’avaient
prêté aucune attention. Filipović se
tourna vers l’ampoule nue qui pendait
au-dessus de l’entrée et lut le billet que
Marc avait rédigé. Puis il se retourna
vers Aliya. Ses yeux s’étaient plissés,
son regard, tout à coup, était dur et
méfiant.
— À quoi ressemble l’homme qui a
écrit cela ?
Aliya ne savait pas trop comment s’y
prendre pour décrire un étranger. C’était
un étranger, voilà tout. Le médecin le
guida. Est-il grand ? De quelle couleur
sont ses cheveux, ses yeux, sa peau ?
As-tu vu des tatouages sur son corps ?
Le gamin répondait tant bien que mal.
— Ils sont deux, n’est-ce pas ?
— Oui, deux.
— Comment est l’autre ? Son nom est
Alex ?
— Je ne connais pas son nom. Mais
elle est plus petite.
— Comment ça, « elle » ? Il n’est pas
avec un autre homme ?
Aliya avait bien la conviction que
Maud était une femme mais devant
l’assurance du général, il finissait par en
douter.
— Je crois bien que c’est une femme
mais…
Filipović s’impatientait.
— Tu crois ou tu es sûr ?
— Je crois…
— Sa peau est noire ?
Là, l’enfant se récria. Il avait peut-
être des doutes sur le sexe de la
personne mais, quant à sa peau, il était
catégorique.
— Pas noire du tout. Cette personne a
la peau très blanche au contraire. Elle
est blonde et ses yeux sont tout bleus.
Filipović relut le billet attentivement.
— Tu as vu dans quelle voiture ils
sont arrivés ?
— Ce n’est pas une voiture. C’est un
gros camion, avec l’arrière tout déchiré.
— Tout déchiré ?
— Le côté du camion est arraché.
— Tu as vu le chargement ?
— Oui, il reste encore pas mal de
choses. Cette veste, tenez, ils me l’ont
donnée. J’ai l’impression qu’ils ont
perdu à peu près la moitié de ce qu’ils
transportaient. Mais vers l’avant, c’est
encore plein de cartons.
Frango se tournait vers son oncle pour
surprendre sa mimique et décider s’il
devait porter du crédit aux déclarations
du prétendu messager. Mais comme le
général ne laissait rien paraître, il
regarda Aliya d’un air sévère.
Il y eut un long moment d’incertitude,
pendant lequel Filipović réfléchissait
sans rien dire.
— Où est ta ferme ?
— Dans la montagne.
— Loin ?
— À cheval, j’ai coupé par les
raccourcis et ça ne m’a pas pris
longtemps. Par la route avec ce temps,
ce sera plus long. Quand mon père nous
y a conduits, il a fallu quatre heures, à
peu près.
— Il n’y a pas d’adresse,
évidemment.
— Pas que je sache.
— On voit la maison de la route ?
— Non.
— Alors, il faut que tu nous
accompagnes.
— Et mon cheval ?
— Laisse-le ici. On te le ramènera.
3

Ça n’avait pas été sans mal. Une fois


franchi le check-point, Vauthier avait dû
batailler avec ses coéquipiers pour les
convaincre de retourner en arrière.
Lionel, cette fois, se sentait en
position de force. Après tout, ils avaient
réussi à franchir la montagne et, quels
que fussent les dégâts dans le convoi, ils
étaient sur le point d’arriver à bon port.
Là-bas, dans la vallée, ils apercevaient
les lumières des premiers villages.
Kakanj était l’un d’entre eux. Il n’était
pas question de repartir vers la
montagne, de chercher la confrontation
avec Marc.
Alex, lui aussi, était soulagé. Il allait
mieux et depuis quelques kilomètres, il
ne cessait de réfléchir à ce qu’il ferait si
Vauthier se retrouvait face à face avec
son ancien compagnon. Il avait vu
l’arme dont disposait le mécano et
savait que, dans l’autre camion, Marc
disposait lui aussi d’un pistolet et de
munitions pour se défendre.
Auparavant, ni Alex, affaibli par sa
blessure, ni surtout Lionel n’auraient eu
la force de résister à Vauthier. Mais ils
avaient franchi le barrage et les
miliciens ne les laisseraient pas
facilement repartir en arrière. Ce soutien
potentiel raffermissait leur propre
détermination.
De toute manière, à l’heure qu’il était
quand ils arrivèrent au point de contrôle,
le jour avait trop baissé pour permettre
d’envisager un départ immédiat. Ils
s’installèrent un peu plus loin pour la
nuit, à l’abri d’un hangar agricole en tôle
où traînait encore un peu de fourrage. À
une dizaine de mètres, quelques fermes
s’étiraient le long de la route dans la
descente. Vauthier, sans rien dire à ses
deux coéquipiers, disparut dans cette
direction. Bon débarras ! Ils se
réjouirent de son départ et dînèrent
tranquillement avec ce qui restait de
victuailles dans le camion. Ils
discutèrent entre eux et se donnèrent
mutuellement du courage. S’il le fallait,
ils demanderaient la protection des
militaires du barrage. Puis ils sortirent
les duvets et s’endormirent sur un lit de
foin, bien à l’abri de la neige qui
tombait toujours silencieusement sur le
toit.
À l’aube, le temps était sec. On
distinguait dans le ciel des trouées plus
lumineuses. Lionel se leva le premier et
alluma le réchaud pour préparer du café.
Alex restait dans son duvet. La chaleur
apaisait les douleurs qu’il ressentait
encore un peu partout. Il n’était pas sept
heures quand un tracteur de montagne
s’arrêta devant le hangar. C’était une
sorte de camion miniature qui avait été
peint en rouge avant que la rouille, au fil
du temps, n’ourle ses tôles de taches
marron. L’arrière était constitué d’un
plateau qui pouvait servir à transporter
un animal ou des bottes de fourrage. À
l’avant, la minuscule cabine ne pouvait
être occupée que par une seule personne.
Un vieux paysan conduisait l’engin.
C’est au dernier moment que Lionel et
Alex aperçurent Vauthier, assis à
l’arrière sur le plateau vide.
— Tout est arrangé, dit-il en sautant à
terre et en avançant jusqu’à eux.
Officiellement, je vais dépanner le
camion resté en arrière. Vous
m’accompagnez, oui ou non ?
— Non, répondit Lionel, sans même
attendre l’avis d’Alex.
— Dans ce cas, bon vent, les gars.
Il retourna vers le tracteur, grimpa à
l’arrière et frappa sur la cabine pour
faire comprendre au vieux qu’il pouvait
démarrer.
Ils entendirent le bruit poussif du
moteur s’éloigner sur la route.
Alex sortit de son duvet en grimaçant
de douleur.
— Il va le buter !
— Et alors ?
— Quoi, alors ? Tu veux laisser faire
ça ?
— Qu’est-ce qu’on y peut ?
Il n’y avait pas seulement de la
résignation dans le ton de Lionel. Alex
perçut aussi comme l’indice d’un certain
contentement. Après tout, n’était-ce pas
pour lui la meilleure solution ? Il n’avait
pas à s’en mêler, le camion était en
sécurité, la mission ou ce qu’il en
restait, sauvée. Marc s’était mis hors la
loi par sa fuite ; il n’aurait que ce qu’il
méritait et, de toute façon, Vauthier en
prenait seul la responsabilité. Mais la
vieille jalousie de Lionel y trouvait son
compte aussi. Lionel n’était au fond pas
mécontent de savoir que Maud paierait
le prix de ce qu’il considérait toujours
comme une trahison, en voyant son
amoureux se faire descendre par
Vauthier.
— Moi, je ne suis pas d’accord.
— Eh bien, prends une charrette à
foin aussi et rattrape-les, grinça Lionel.
Il avait repris l’assurance du faible
qui sent qu’il est protégé.
— Non. On va y aller ensemble avec
le camion.
Lionel ricana.
— Ça te fait rire ?
— Un peu.
Alex n’était plus en état physique de
le menacer et il le savait. Lionel
continua tranquillement à siroter son
café tiède. Un long moment de silence
passa. Alex s’était assis péniblement
dans le foin et réfléchissait. Enfin, il se
releva et se planta devant son
compagnon.
— Tu crois que tu vas t’en sortir
comme ça ?
Lionel répondit par un mauvais
sourire.
— Tu te trompes.
— Ah oui ?
— Écoute-moi bien. Si Marc y laisse
la peau, je prends un engagement.
— Lequel ?
Alex avait une expression que Lionel
ne lui avait jamais vue. Il y avait dans
ses yeux une gravité effrayante.
— Quand on sera rentrés, il me faudra
quelques jours pour récupérer. Mais
ensuite…
— Ensuite ?
— Je te tuerai.
Lionel laissa échapper un petit rire
mais Alex restait impassible et le fixait.
— Tu veux finir ta vie en tôle ?
L’autre ne répondait pas. Lionel
scrutait les yeux noirs qui le
dévisageaient. Il y lut quelque chose
d’indéfinissable, une force à la fois
sauvage et raisonnée qui l’ébranla. Son
seul espoir était que tout ceci finisse au
plus vite. Il n’avait plus qu’un souhait :
retrouver en France la tranquillité et la
sécurité auxquelles il tenait plus qu’à
tout. Et voilà que cet imbécile proférait
des menaces qu’il était capable de
mettre à exécution un jour. Même après
son retour, Lionel comprit qu’il ne serait
jamais tout à fait rassuré. Il resterait
sous le coup de cette condamnation
folle, d’autant plus dangereuse justement
qu’elle était folle.
— Allez, prononça-t-il, en essayant
de mettre le plus de raison et d’amitié
possible dans sa voix. Sois raisonnable.
Qu’est-ce que tu aurais à y gagner ?
Mais ces mots sonnaient faux et
trahissaient sa peur. Alex ne disait
toujours rien.
Alors, Lionel se leva et prit le parti
d’exprimer une colère qui n’était pas
plus convaincante.
— Mais qu’est-ce que vous avez,
tous ? Vous êtes vraiment une bande de
dingues ! Pourquoi est-ce qu’il a fallu
que ça tombe sur moi ? Je n’ai jamais vu
une affaire pareille dans l’humanitaire.
Ce mot était particulièrement ridicule
et, en le prononçant, Lionel mesura lui-
même combien il était désormais
inapproprié pour décrire cette équipée
tragique. Ils n’étaient plus depuis
longtemps du côté de la charité et de la
paix. Ils avaient tous basculé dans la
haine et le combat. Rappeler les raisons
de leur départ, c’était souligner à quel
point ils s’en étaient irrémédiablement
écartés. L’espoir de Lionel, en atteignant
Kakanj, était de revenir à la normalité, à
la neutralité, à la simple action
caritative. Il se révélait totalement vain.
Il se rassit.
— Bon, qu’est-ce que tu veux ?
— Qu’on reprenne le camion et qu’on
rattrape ce connard avant qu’il ne soit
trop tard.
— Les miliciens ne vont jamais nous
laisser repartir en arrière, dit Lionel,
d’un air absent.
— Laisse-moi faire.
Et, en effet, une demi-heure plus tard,
ils roulaient sur la route en direction de
la montagne. Les soldats s’étaient assez
facilement laissé convaincre qu’ils
devaient aller dépanner le deuxième
camion, sans doute parce que Vauthier
avait déjà préparé le terrain auprès
d’eux, en développant les mêmes
arguments.
Dans la neige qui commençait à
fondre, les traces du tracteur de Vauthier
formaient deux sillons de boue sale, qui
lui ressemblaient.
*
Les petites filles s’étaient éveillées
les premières et c’est en les entendant
ranimer le feu et faire bouillir de l’eau
que Maud ouvrit les yeux à son tour.
Marc n’était plus là. Elle chercha des
yeux le ciré qu’il avait fait sécher sur le
dossier d’une chaise et ne le vit pas. Il
devait avoir repris son poste de guet au-
dessus de la route.
Maud but le café que la plus grande
des deux filles avait préparé. Il était
beaucoup trop fort mais l’enfant guettait
ses réactions avec fierté. Elle se força à
l’avaler en souriant.
Pour autant, elle n’avait pas envie de
reprendre les jeux de la veille. Elle fit
signe aux gamines de la laisser
tranquille.
Le dénouement était proche. Elle
l’attendait sans savoir si elle l’espérait
ou si elle le redoutait. Les militaires
croates allaient venir prendre livraison
du chargement. La guerre en serait
changée ou non, elle s’en moquait. Pour
elle, de toute façon, c’était fini. Dès
qu’elle le pourrait, elle s’enfuirait, le
plus vite et le plus loin possible.
La nuit avait chassé son malaise de la
veille. Elle y voyait plus clair. Ce matin,
jamais elle n’avait eu aussi clairement
conscience d’être farouchement du côté
de la vie. Dans cette masure sombre et
froide, c’était bien la vie qu’elle avait
pris plaisir à faire renaître la veille. Il
lui suffisait de voir avec quel amour les
deux fillettes la regardaient.
En pensant à elles, elle se rendit
compte qu’elle les avait sans doute
blessées au réveil, par sa mauvaise
humeur. Elles étaient tapies à l’autre
bout de la pièce et la regardaient sans
comprendre. Elle leur fit un petit signe
affectueux. Elles revinrent à elle toutes
joyeuses. La plus petite grimpa sur ses
genoux et, timidement, effleura sa joue
brûlée avec une grimace apitoyée.
— Poupée ? leur demanda Maud.
Les deux filles se regardèrent sans
comprendre. Maud fit des gestes pour
tenter de s’expliquer.
— Vous avez des poupées ? répéta-t-
elle.
La plus grande fit « oui » de la tête et
alla fouiller dans le coffre où elles
rangeaient leur paillasse le matin. Maud,
pendant ce temps, berçait la plus petite
dans ses bras et suivait de nouveau ses
pensées.
Elle n’en voulait pas à Marc et même,
elle lui était reconnaissante. Il l’avait,
sans le savoir, sans le vouloir, délivrée
de la peur.
La petite fille revint vers elle, toute
fière de rapporter ce qu’elle avait
déniché dans le coffre.
— Poupée, dit-elle, en s’efforçant de
prononcer le mot correctement.
Maud éclata de rire. La gamine tenait
dans les bras toute une collection de
couvre-chefs. Il y avait un vieux béret,
une toque de mouton mitée et un chapeau
de feutre délavé par des années de pluie
et de neige.
Maud lui fit comprendre gentiment
que ce n’était pas des poupées. L’enfant
parut un peu déçue mais elle ne se
découragea pas. Elle alla vers l’évier et
se mit à farfouiller dessous. De loin, elle
montra à Maud une balayette de crin, un
pot en émail ébréché, une bassine en
plastique. Chaque fois, Maud secouait la
tête en souriant. Alors, la fillette parut
avoir une autre idée. Elle hésita, regarda
vers la fenêtre comme pour s’assurer
que personne ne la voyait, puis elle se
mit à pousser la grosse table. Maud
doutait qu’elle pût trouver des poupées
là-dessous mais elle la laissa faire. La
table était posée sur un vieux tapis de
filasse qui avait pris avec le temps
l’allure d’une grande serpillière. Quand
elle eut déplacé suffisamment la table,
l’enfant roula la carpette et une trappe
couverte d’un volet de bois apparut dans
le sol. Elle souleva le volet en grimaçant
et tendit le bras pour retirer un objet de
la cachette. C’était une longue forme
rigide, enveloppée dans des chiffons.
Elle l’apporta à Maud en la tenant à
deux mains, comme une offrande
précieuse. Ce n’était à l’évidence pas
une poupée. Maud, par curiosité, saisit
quand même l’objet et entreprit de le
démailloter. Une crosse luisante apparut,
puis un canon graissé. C’était un vieux
Mauser qui devait dater de la Deuxième
Guerre mondiale. Elle se demanda
pourquoi Aliya, quand il protégeait ses
sœurs, avait brandi un gourdin plutôt que
cette arme autrement puissante et qui
avait l’air en bon état. Sans doute, leur
père, en les laissant seuls, leur avait-il
recommandé de ne pas se montrer avec
un tel engin, qui risquait de faire passer
le garçon pour un combattant.
Maud manœuvra la culasse, en
prenant garde à diriger le canon vers le
mur. Le mécanisme fonctionnait
parfaitement mais il n’y avait pas de
balle dans la chambre. L’emplacement
du chargeur était vide. Elle montra le
trou à la petite fille qui retourna aussitôt
vers la trappe. Elle en sortit un autre
paquet. C’était un lot de munitions
soigneusement emballé dans une boîte
étanche.
Maud remercia la petite fille qui parut
toute contente d’avoir enfin découvert le
sens du mot « poupée ». Puis elle lui fit
signe de remettre tout cela en place.
Il fallait trouver autre chose pour
amuser les enfants puisque, à l’évidence,
elles ne disposaient d’aucun jouet. Maud
se mit en quête d’un bout de papier et
entreprit de faire des dessins pour
distraire ses deux protégées.
Elle achevait de tracer le contour
d’une maison, avec sa porte, ses fenêtres
et sa cheminée qui fumait, quand Marc
fit irruption dans la pièce.
— Il y a un tracteur qui monte sur la
route, dit-il. Tiens-toi prête.
— Ce sont tes amis croates ?
— Je n’en sais rien. Ça n’a pas l’air.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Les attendre un peu plus bas.
Il tenait son pistolet à la main et les
enfants fixaient l’arme avec des yeux
effrayés. Elles n’avaient pas peur de la
carabine cachée sous la table car c’était
un objet familier et dont l’usage leur
était interdit. Tandis que le gros
Manurhin de Marc, avec son métal noir
et son canon court, sentait pour elles le
danger et la mort.
— Le tracteur est encore loin ?
— Il n’avance pas vite mais dans dix
minutes, il sera là.
— Bois un café, en attendant.
— Non, dit Marc, j’y retourne.
Il ouvrit la porte et une bourrasque
glacée entra dans la maison. La neige
tombait de nouveau. Maud resta debout
sur le seuil et le regarda s’enfoncer dans
le brouillard avec l’étrange impression
qu’elle avait le devoir de fixer cet
instant dans sa mémoire.
4

À force d’observer les lieux, Marc


avait fini par avoir une connaissance
assez précise de ce coin de forêt et
d’alpages. Il avait remarqué une sorte de
canal qui dévalait entre les arbres, sans
doute un ancien layon utilisé en été pour
faire rouler des ballots de foin. Il le
suivit et rejoignit un autre promontoire,
situé juste au-dessus de la route. Il
permettait d’observer la clairière et le
sentier par où ils étaient montés en
arrivant. Le seul inconvénient était que,
de là, on ne voyait pas directement
l’embranchement avec la route. Or,
c’était à cet endroit justement que le
tracteur s’était arrêté. Marc entendait
nettement le bruit irrégulier du moteur
qui tournait au ralenti. Il percevait le son
de voix indistinctes. Quelqu’un avait dû
descendre du tracteur, sans doute pour
observer les traces. Puis le moteur se
mit à tourner plus rapidement. Le
véhicule effectua une manœuvre et enfin
s’éloigna dans la direction d’où il était
venu.
Le silence était de nouveau épais,
strié par les filets sonores du vent qui
charriait une neige fine. Marc était tout
entier tendu dans l’écoute de ce silence
que désormais il connaissait bien et qui
lui semblait maintenant différent. Il
n’entendait à proprement parler aucun
bruit particulier. Cependant, il avait la
sensation d’une présence humaine. Il se
mit à plat ventre sur le sol glacé et
rampa jusqu’au bord du promontoire.
C’est là, tout à coup, qu’il vit Vauthier.
Il avançait sans bruit, à la limite des
sapins, et vingt mètres à peine le
séparaient de Marc. Ses petits yeux
scrutaient le sol et les bois alentour.
Mais il n’avait pas l’idée de regarder
vers le haut, en direction de la barre
rocheuse au sommet de laquelle Marc
était tapi. Il prenait garde d’avancer sans
bruit, en levant les pieds pour ne pas
buter sur une branche ou trébucher dans
un trou. À l’évidence, il voulait atteindre
la maison par surprise. Il tenait la main
droite enfoncée dans la poche de sa
canadienne et Marc était sûr qu’il serrait
une arme dans son poing.
Il avait l’avantage du lieu, qu’il
connaissait maintenant dans ses
moindres détails. Très vite, il décida de
gagner un autre point de la forêt,
toujours en hauteur mais moins escarpé,
d’où il pourrait avancer facilement
jusqu’à Vauthier, en le tenant en joue. Il
glissa en arrière et, sans aucun bruit,
gagna ce nouveau promontoire. Quand il
y parvint, l’intrus avait lui aussi pris de
la hauteur et n’était plus qu’à dix mètres
à peine de lui. C’est le moment qu’il
choisit pour l’interpeller.
— Sors les mains de tes poches,
Vauthier. Et mets-les en l’air !
L’autre parut à peine surpris. Il
s’exécuta, en faisant mine de sourire.
— Je ne pensais pas te trouver dehors
par ce temps, dit-il tranquillement. Tu
vas prendre froid.
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
— On fait partie du même convoi,
non ? Tu ne voulais pas qu’on te
rejoigne ?
— Qu’est-ce que tu as fait des
autres ?
— Ils m’attendent un peu plus loin.
Faut croire qu’ils sont moins impatients
que moi de te voir.
La situation était de plus en plus
absurde. Une neige fine tombait
doucement et recouvrait leurs cheveux et
leurs cils de flocons blancs. Le pistolet
de Marc prenait l’aspect d’une figurine
de massepain recouverte de sucre glace.
Un instant, Marc eut envie de baisser la
garde, de tendre la main à Vauthier.
Après tout, rien ne les condamnait à être
des ennemis, rien ne justifiait la
violence de Vauthier. Il se ressaisit
aussitôt. Depuis son enfance, il savait
que les choses ne sont pas ainsi, que rien
n’explique la haine, que la faiblesse
l’excite, qu’il ne peut y avoir de pardon
sans la force ni sans la victoire. Le court
instant où cette pensée l’avait troublé
avait suffi à Vauthier pour bondir
derrière un tronc. L’instant d’après, il
tira. Le coup fit jaillir une poussière
d’écorce tout près de Marc mais ne le
toucha pas. Il n’eut que le temps de se
dissimuler à son tour derrière un sapin.
Maud, dans la maison, entendit les
détonations. Elle posa la petite fille à
terre et sortit sans prendre le temps de
se vêtir. Le rideau de neige ne permettait
pas de voir à plus de dix mètres et tout
devait se dérouler plus loin dans la
pente. Deux autres coups de feu
retentirent. Elle rentra dans la maison.
Vauthier était extrêmement mobile,
malgré la neige. Il sautait d’arbre en
arbre et Marc ne parvenait pas à
l’atteindre. Un moment, il le vit bondir
entre deux sapins et tira. Mais la balle
se ficha dans le bois, avec un son mat.
Un peu plus tard, alors qu’il avançait
dans la direction où il croyait que se
dissimulait son agresseur, un coup de feu
claqua derrière lui et le manqua de peu.
Vauthier avait réussi à le contourner et il
devait se trouver quelque part derrière
lui.
Tout était attente et menace. La
blancheur inerte du paysage semblait
attendre le sang pour s’animer. Deux
vies en sursis s’agitaient dans le linceul
de la neige et du brouillard.
Marc ôta la longue capote qui le
gênait pour courir et dont la couleur
sombre était trop visible. Dessous, il
portait une polaire gris clair qui se
confondait mieux avec le paysage. Il
avait suspendu son manteau à une
branche avant de sauter jusqu’à un autre
arbre. De là, il entendit claquer un
nouveau coup de feu et vit le manteau se
balancer. Une balle l’avait traversé,
tirée de plus haut.
Les deux combattants tournaient dans
le bois, chacun essayant de surprendre
l’autre, en le prenant à revers. À ce jeu,
aucun ne semblait devoir gagner.
L’entraînement de Marc et la ruse de
Vauthier s’équilibraient. Au début, Marc
tirait pour se défendre : il cherchait à
neutraliser son adversaire, à toucher ses
jambes ou ses bras, en épargnant les
zones vitales. Mais il comprit vite que
Vauthier, lui, tirait pour tuer. Quand ses
balles se fichaient dans le bois des
sapins, c’était à hauteur de tête. Si bien
que Marc se sentit, lui aussi, envahi par
la rage de tuer.
Aucune trêve n’était possible, il
fallait qu’il y ait un vainqueur et un
vaincu.
La poursuite silencieuse se déroulait
au rythme du danger, précipitée à
certains instants, quand l’un d’eux
croyait tenir l’autre et tirait ; ralentie à
l’extrême dans les intervalles, quand la
menace redevenait invisible et qu’ils
faisaient de longs mouvements pour
changer de position.
Enfin, à un moment, un bruit de moteur
leur parvint de la route. C’était un
danger de plus car il détournait de la
traque et orientait l’écoute dans une
autre direction. Par rapport au
bruissement presque imperceptible des
branches qu’ils frôlaient ou de la neige
qui crissait lorsqu’ils bondissaient
d’arbre en arbre, le ronflement du diesel
semblait un vacarme grossier qui
écrasait toutes les autres perceptions.
Marc ne savait pas comment
interpréter ce bruit. Était-ce ses amis
croates et devait-il s’en réjouir ? Ou
était-ce Lionel et Alex qui venaient
prêter main-forte à Vauthier ? Fallait-il
attendre, gagner du temps et compter sur
une aide extérieure ? Ou devait-il
précipiter le dénouement, pour éviter
d’avoir à affronter de nouveaux
adversaires ?
Vauthier avait fait les mêmes
raisonnements et il avait choisi, lui, de
redoubler de ruse et d’agressivité. Ses
coups de feu devinrent plus fréquents et
plus précis. Marc ne dut son salut qu’à
un mouvement involontaire qu’il avait
effectué pour préparer un nouveau bond
et qui lui permit d’échapper à une balle.
Elle se planta dans le tronc derrière
lequel il croyait se dissimuler et le
manqua de quelques centimètres.
Le camion qui montait était maintenant
tout près et bientôt, il s’arrêta. Une
portière claqua. Puis le silence revint.
Marc, à cet instant, aperçut Vauthier,
de dos, tapi à même le sol. Il ne se
rendait pas compte que son adversaire
l’avait contourné. Il était assez loin, et
Marc prit le temps de viser précisément.
Il tenait le 9 mm à deux mains et alignait
le guidon sur la mire, comme à
l’exercice.
Tout se passa très vite. Une voix
retentit, un peu plus bas sur le sentier qui
menait à la chaumière. C’était Alex qui
appelait. Vauthier se retourna et pivota
sur lui-même. Distrait par la voix, Marc
avait déréglé sa visée. Le coup qu’il tira
passa trop haut. Vauthier, pendant qu’il
se relevait, riposta d’une main, au jugé.
Alex entendit les coups de feu et
grimpa dans leur direction, en pleine
pente. Il se griffait aux branches et
recevait sur le visage les paquets de
neige qui en tombaient.
Quand il atteignit Marc, il le trouva
allongé, face contre terre. Il le retourna.
Une balle l’avait touché à l’épaule. Un
petit orifice bien net trouait la polaire
grise. Le sang devait couler à l’intérieur
car, en surface, on ne voyait que le tissu
découpé à l’emporte-pièce.
Au même instant, un autre coup de feu
retentit. Il venait de beaucoup plus haut
et ce n’était pas le bruit d’un pistolet. À
quelques mètres, Alex vit la tête de
Vauthier. Elle dépassait d’un tronc
d’arbre et reposait, inerte, sur le sol.
Lionel arrivait à son tour, qui avait
progressé maladroitement dans la pente
abrupte et qui regardait la scène sans
rien comprendre.
— Va voir Vauthier, je m’occupe de
Marc, lui cria Alex.
Il avait ouvert la veste de son ami et
cherchait à évaluer la gravité de sa
blessure. Comme il l’avait prévu, le
sang coulait sur sa poitrine, un sang
écarlate, chaud et vivant. Marc était
assommé par le choc. Il respirait par
saccades. Alex lui donna des claques sur
les joues et il rouvrit les yeux.
Pendant ce temps-là, Lionel avait
atteint le mécano. Il retourna son corps
qui s’était effondré, la face dans la
neige.
— Nom de Dieu, hurla Lionel, il l’a
buté !
Mais quand il ouvrit sa canadienne
tachée de sang, il vit que Vauthier
respirait toujours. Il avait une plaie
sanglante sur le haut du ventre.
Des bruits de moteur montaient de la
route. Des portières claquèrent. Bientôt,
tout un groupe se mit à gravir le chemin
qui menait à la maison. Alex appela au
secours. Deux soldats croates en
uniforme apparurent derrière les sapins.
Plusieurs autres les suivaient et parmi
eux, des officiers. Alex ne prit pas le
temps de savoir qui ils étaient. Le plus
urgent était de ramener les blessés vers
la maison.
Il saisit Marc qui gémissait et les
soldats soulevèrent ses jambes. D’autres
étaient auprès de Lionel et l’aidaient à
porter Vauthier, toujours inconscient. Les
deux groupes rejoignirent le chemin et
montèrent lentement en cohorte vers la
maison.
— Ils se sont entretués, dit Lionel,
accablé et livide.
— Certainement pas. Marc était déjà
touché quand on a tiré sur Vauthier.
— Tu es sûr ?
— Absolument, je l’ai vu tomber. Il
était allongé sur le sol quand l’autre
coup de feu a été tiré. Ça ne peut pas
être lui.
— Mais alors, qui… ?
Lionel et Alex tournèrent leurs
regards vers le haut, dans la direction de
la maison.
*
En continuant le chemin, ils trouvèrent
le camion garé sous les branches basses
d’un mélèze, qui l’avait protégé de la
neige. Lionel était dépité de le voir aussi
abîmé. C’était une idée futile, au milieu
du désastre général, mais il ne pouvait
s’empêcher de penser à ce que diraient
les responsables de l’association, qui lui
avaient confié ce matériel.
Alex, lui, gardait les yeux fixés sur la
masure dont la porte était mal refermée
et grinçait à chaque bourrasque du vent.
Il fit signe aux soldats croates qui
l’aidaient à porter Marc de le poser un
instant sur le sol. Le blessé avait repris
connaissance et gémissait. Lionel,
derrière, s’arrêta aussi et fit déposer
Vauthier sur le sol.
L’espace devant la maison était
souillé par des traces de pas mais on ne
voyait personne. Un peu à l’écart de ces
traces, un objet long reposait dans la
neige. Alex avança prudemment et se
pencha pour le ramasser. C’était un
vieux fusil Mauser. L’humidité formait
des gouttes arrondies le long de son
canon bien graissé. Il le tendit à Lionel
qui s’en saisit maladroitement, avec un
air affolé.
Puis il continua d’avancer. Il avait eu
la présence d’esprit de ramasser le
pistolet de Marc et il le brandissait
devant lui. Retrouvant ses réflexes
militaires, il se cala contre le
chambranle de la porte et l’ouvrit d’un
coup de pied. La pièce était obscure et,
tout en dirigeant son arme vers
l’intérieur, il resta un long instant plaqué
dehors, le temps que ses yeux
s’habituent à la pénombre.
La pièce était silencieuse mais les
sens en alerte d’Alex percevaient un
bruit doux, intermittent, une sorte de
souffle irrégulier, à peine un
gémissement. La première chose qu’il
distingua dans l’obscurité, ce fut les
yeux d’une petite fille. Elle se tenait au
milieu de la pièce et le fixait d’un air
sévère. Il entra.
Quelqu’un était de dos et semblait
dormir, le buste effondré sur la table. À
mesure que la scène s’éclairait, il
reconnut les cheveux de Maud. D’abord,
il eut l’idée qu’elle était morte, elle
aussi. Mais peu à peu le lien se fit avec
le faible bruit qu’il entendait et il
remarqua sous sa polaire le mouvement
d’une respiration. Ce n’était pas celle
d’une personne endormie. Elle était
irrégulière, saccadée, et chaque
expiration s’accompagnait d’un hoquet.
Il avança encore et comprit alors qu’elle
sanglotait. La petite fille, en le voyant
approcher de Maud, se colla contre elle
et l’entoura de son bras maigre.
Alex prit conscience en cet instant
qu’il tenait toujours son arme braquée
devant lui et il l’abaissa.
Lionel était entré à son tour et quand
il parla, sa voix sembla déchirer l’épais
silence qui enveloppait la scène.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
Alex lui fit signe de se taire. Il
s’accroupit près de la table et l’enfant,
rassurée par ses gestes doux, se recula.
Maud tenait son visage dans ses bras
et elle sanglotait nerveusement. Son
corps était agité d’un fin tremblement,
comme si un froid intense l’avait glacée.
Alex, toujours accroupi, murmura tout
près de sa tête.
— Marc est là, dehors.
Elle eut pour premier réflexe de
l’écarter en le poussant de la main, pour
qu’il la laisse tranquille. Elle lui jeta
même un bref regard indigné, comme si
sa volonté de lui présenter le corps de
Marc eût été d’une révoltante cruauté.
Mais en croisant le regard d’Alex, elle
n’y lut rien d’autre que de la douceur et
de l’étonnement. Alors, lentement, elle
se redressa et le fixa :
— Tu veux dire…
— Qu’il est vivant, oui. Nous allons
faire de la place et le déposer ici.
Mais elle était déjà debout et se
précipitait vers la porte.
— Où est-il ?
5

En voyant tomber Marc quand la balle


de Vauthier l’avait touché, Maud s’était
immédiatement persuadée qu’il avait été
tué. C’était un réflexe étrange mais que
le climat de ces jours derniers expliquait
bien. La violence, la vengeance, le
danger faisait planer la mort sur les
fuyards et elle occupait leurs pensées.
Quand elle retrouva Marc dehors,
vivant et même revenu à la conscience,
assis sur le sol et tenant la main sur son
épaule blessée, Maud éclata en sanglots
nerveux, mêlés de rires de joie. Elle
tomba à genoux dans la neige et
l’embrassa, caressa son visage couvert
de sueur séchée, sur lequel collaient des
brindilles de sapin.
Elle se releva, bouscula les soldats
pour qu’ils le portent immédiatement
jusqu’à la maison. Mais il insista pour
marcher et elle l’aida à se mettre debout.
Il passa son bras valide autour de
l’épaule de Maud. C’était une jouissance
pour elle de sentir son poids qu’elle
pouvait à peine soutenir, de voir
s’évanouir dans l’air devant son propre
visage l’haleine tiède qui sortait de sa
bouche grande ouverte dans l’effort. En
chancelant, il franchit les derniers
mètres et entra dans la maison. Les
petites filles terrorisées étaient plaquées
contre la porte de l’étable et ouvraient
de grands yeux épouvantés.
Pendant ce temps, Lionel et deux
soldats montaient péniblement le chemin
en portant Vauthier. Inconscient, il était
plus lourd que jamais et ils durent le
poser plusieurs fois dans la neige pour
reprendre leur souffle. Quand ils
entrèrent à leur tour dans la maison, il y
eut une grande bousculade. La pièce
était exiguë et ils étaient maintenant
nombreux, encombrés de surcroît par ce
corps inerte. Les Croates lançaient des
cris dans leur langue mais personne ne
semblait se comprendre. Ils allongèrent
d’abord Vauthier sur le seuil et sa tête
dépassait à l’extérieur. Puis Lionel
poussa la grande table contre un mur et
ils le soulevèrent pour le déposer
dessus.
Marc était assis dans le seul fauteuil
de la pièce, les jambes étendues sur un
tabouret. Les soldats ne savaient trop
s’ils devaient sortir ou rester là. Dans le
doute, ils se tenaient debout, groupés
autour de la porte. Maud allait et venait,
prenait de l’eau près de l’évier,
cherchait du sucre et de l’alcool dans le
placard.
Tout à coup, d’autres hommes en
uniforme entrèrent. Ils étaient cinq ou six
mais il n’y avait plus de place pour les
recevoir dans la pièce et plusieurs
d’entre eux restèrent dehors. Les soldats
se mirent au garde-à-vous car un de ces
arrivants portait des galons d’officier.
Alex avait l’impression de l’avoir
déjà vu. Soudain, il le reconnut : c’était
Filipović, le « général » qui commandait
les forces croates de la zone. Il l’avait
connu à Kakanj, même s’il n’avait
jamais noué avec lui des relations aussi
amicales que celles qu’il entretenait
avec Marc. Il s’avança vers lui et lui
donna une accolade.
Mais l’heure n’était pas aux effusions.
Il y avait des décisions urgentes à
prendre. Filipović était la clef de la
situation, en tant que responsable
militaire. Mais surtout, il était médecin.
Il pouvait examiner les blessés, leur
prodiguer les premiers soins et formuler
un pronostic.
Même si son cas était moins grave,
c’est vers Marc, instinctivement,
qu’Alex dirigea le praticien.
Il ne l’avait pas encore remarqué dans
la pénombre. Quand il le vit, il
s’approcha de lui et serra
chaleureusement sa main valide.
— Tu es venu !
— Oui, dit Marc, et j’ai tenu ma
promesse.
En entendant ces mots et en voyant
l’air complice des deux hommes, Alex
se rembrunit. Filipović était
certainement au courant des projets de
Marc et peut-être même était-ce lui qui
avait organisé et financé toute cette
affaire d’explosifs. Pourtant, devant
Alex, il avait toujours feint de croire à
l’histoire des pétards de chantier. En
somme, il avait menti. Il était même
peut-être le véritable responsable de ce
drame.
Maud, pendant ce temps, n’avait pas
cessé de s’occuper du blessé. Elle avait
retiré non sans mal sa polaire et elle
essayait maintenant de découper la
chemise collée à la plaie par le sang.
Filipović l’aida et examina la blessure.
— La balle est ressortie, conclut-il en
se redressant. Elle a traversé le gras de
l’épaule. Il n’y a que des dégâts
musculaires. Rien de grave. C’est le
souffle qui t’a sonné.
Il prit la chemise de Marc que Maud
lui avait retirée et il déchira une bande
de tissu.
— Ça te soulagera un peu, dit le
médecin en achevant de nouer cette
attelle de fortune. Quand on arrivera
dans un hôpital, on verra ce qu’il faudra
faire.
— Merci, dit Marc, et, en désignant
Vauthier, inconscient sur la table : C’est
surtout lui qu’il faut examiner d’urgence.
Avant que Filipović ne se dirige vers
la table, il le retint un instant avec sa
main valide.
— J’ai apporté ce que je t’ai promis,
souffla-t-il.
Le Croate eut un sourire entendu mais
avec une expression curieuse, presque
apitoyée. Il posa la paume sur la joue de
Marc.
— Ne t’en fais pas pour ça, dit-il.
Il se releva et se tourna vers la table.
Lionel, aidé par un des soldats, avait
découvert le ventre du blessé. Il
épongeait la plaie avec une serviette
déjà tout imbibée de sang. Vauthier était
revenu à la conscience mais il semblait
flotter dans un état d’hébétude et de
délire. Il gémissait et son teint était
livide.
Après l’avoir longuement palpé et
ausculté, le médecin prit Lionel à part.
— Aucun organe vital ne semble
touché. Mais le projectile est toujours à
l’intérieur et l’hémorragie a été
importante. Si elle s’arrête, il peut
survivre mais elle peut reprendre à tout
moment. Il faut l’évacuer de toute
urgence.
— Il n’y a rien à lui donner pour le
calmer ? La douleur a l’air d’être atroce.
— Nous n’avons aucun médicament
avec nous. Il faut l’emmener en ville.
— Alors, allez-y. Embarquez-le tout
de suite.
— Certainement pas dans nos
camions. Ce sont des transports de
troupe, avec un plateau à l’arrière ouvert
à tous les vents et des sièges défoncés
devant. Il y a des couchettes dans les
vôtres ?
— Dans l’un des deux, oui.
— Alors, on va l’allonger dessus.
Marc, tu pourras tenir assis ? On ne
pourra pas aller très vite. La route est en
mauvais état. Il y en aura quand même
pour trois heures au moins.
— Ça ira.
Maud lui avait donné à boire et il
reprenait des couleurs.
— Où est le camion qui a une
couchette ?
— En bas, sur la route.
— Allez le chercher et garez-le ici,
derrière l’autre.
Lionel s’apprêtait à sortir quand
Filipović lui fit signe. Il le prit à part.
— Comment cela s’est-il passé ?
— Ils se sont tiré dessus, je crois.
— Avec quelles armes ?
— Vauthier avait un 9 mm et Marc
aussi, je crois.
— Des pistolets ? Pour la blessure de
Marc, je veux bien. Mais l’autre a reçu
une balle d’une arme de guerre… Enfin,
peu importe. Il faut d’abord les évacuer.
Il fit signe à Lionel d’y aller et appela
deux soldats pour qu’ils
l’accompagnent.
Ces départs libérèrent un peu
d’espace dans la pièce. Aliya, qui avait
attendu dehors, en profita pour se
faufiler à l’intérieur. Ses sœurs
l’aperçurent et se précipitèrent vers lui
en poussant des cris de joie.
*
Le convoi s’était reformé, presque
comme au départ et cela seul était
joyeux. Les deux camions roulaient l’un
derrière l’autre, celui de Maud en tête,
Marc assis à ses côtés. Lionel suivait,
seul au volant, tandis que Vauthier
gémissait sur la couchette à l’arrière.
Le ciel s’était dégagé pour fêter ces
retrouvailles. Un franc soleil brillait sur
les champs de neige. Des sommets
coiffés de rochers noirs occupaient tout
l’horizon vers le nord. Au sud, au-delà
des pentes dénudées, on pouvait
apercevoir dans une brume le relief
lointain de la côte dalmate.
Mais ce nouveau convoi n’avait plus
grand-chose à voir avec celui qui avait
quitté Lyon quelques semaines plus tôt.
Les camions, d’abord, avaient souffert,
en particulier celui de tête, dont la bâche
était arrachée et le chargement à moitié
vidé, était rafistolé tant bien que mal.
Surtout, ils n’étaient plus seuls. Devant,
le command-car du général les
précédait. Alex avait demandé à y
monter car il n’avait pas pu poser à
Filipović dans la maison toutes les
questions qui lui brûlaient les lèvres.
Derrière, suivaient deux transports de
troupe. Des hommes en armes,
emmitouflés dans leurs longues capotes,
se tenaient debout, agrippés aux ridelles.
Dans le premier camion, Marc était
assis de travers, pour éviter de ressentir
dans son épaule blessée les cahots de la
route. Il était donc obligé de tourner le
dos à Maud qui conduisait.
Elle ne voyait pas son visage. Avec le
reflux de la douleur, elle se demandait
s’il allait reprendre son expression de
jour, tendue et fermée, ou si elle
reconnaîtrait ses traits de la nuit, quand
la tension se relâchait et qu’il était
accessible à la tendresse. Faute de le
savoir, elle restait prudemment
silencieuse et ressentait un certain
malaise. Passé les moments d’angoisse
et les gestes de l’urgence, elle se
demandait de quelle façon tout cela
pouvait affecter Marc et dans quel état
d’esprit elle allait le retrouver. Elle
ignorait s’il lui était reconnaissant pour
l’empressement qu’elle avait montré
auprès de lui ou si, au contraire, il lui en
voulait d’avoir été témoin de sa
faiblesse. Elle n’osait pas prendre la
parole la première.
Marc avait commencé par fermer les
yeux et somnoler. Il regardait à travers
la fenêtre. Sur l’écran blanc du paysage
de neige, c’était les moments de traque
dans la forêt qu’il revivait. Les images
qui étaient venues à son esprit l’avaient
éveillé.
— Ça s’est passé tellement vite…
Maud n’était pas sûre qu’il se soit
adressé à elle.
— Je l’avais droit devant moi… Et
puis, j’ai entendu la voix d’Alex…
Maud serrait les mains sur le volant.
La route était défoncée et elle devait
tenir le camion ferme pour qu’il ne verse
pas dans le précipice tout proche. Elle
serrait les dents. Elle aussi revoyait la
scène de la fusillade. Elle était devant la
maison. Elle entendait claquer un coup
de feu. Marc tombait, la tête dans la
neige. Elle apercevait Vauthier…
— Jamais je n’aurais cru qu’Alex
ferait ça pour moi.
Marc continuait de parler pour lui
seul. Maud sentait des larmes gonfler
ses paupières. Elle serra le volant
encore plus fort, pour les empêcher de
couler tout à fait.
— Je croyais qu’il m’en voulait.
C’est sûr, d’ailleurs, il m’en voulait. Et
pourtant, il l’a fait.
— Il a fait quoi ?
Maud avait tressailli. Se pouvait-il
que… Marc, en l’entendant, tenta de se
tourner vers elle mais la douleur arrêta
son geste.
— Mais abattre Vauthier ! Sans cela,
je serais déjà mort…
D’émotion, Maud faillit lâcher le
volant. D’un coup, elle mesurait
l’ampleur du malentendu. Elle eut
soudain envie de rire et son visage, en
s’éclairant, laissa couler une larme qui
n’avait plus sa raison d’être. Elle se
donna un moment pour être certaine que
sa voix ne serait pas brisée par
l’émotion.
— Ce n’est pas lui qui a tiré sur
Vauthier, dit-elle enfin.
Il fallut un temps pour que Marc
comprenne ce qu’impliquaient ces mots.
— Qui, alors ?
Il se retourna d’un coup, et la douleur
le fit grimacer quand son épaule toucha
le dossier dur.
Jamais Maud n’avait senti autant
d’émotions se mêler en elle au même
instant.
Elle le regarda en souriant. Il plongea
ses yeux dans les siens. Pour la première
fois, elle avait la certitude qu’il la
voyait. Et qu’il mesurait de quoi son
amour était capable.
*
Le command-car du général était un
vieux modèle soviétique. La direction
flottait. Le soldat qui manœuvrait le
volant balançait sans cesse les bras vers
la droite puis vers la gauche, au point de
donner mal au cœur à ses passagers.
Filipović était assis à l’avant. Le
tableau de bord et la portière de son
côté étaient encombrés de canettes de
bière vides et de paquets de cigarettes
transformés en cendriers. Alex était
tassé à l’arrière dans un étroit espace où
étaient entreposés des sacs à dos kaki et
des ballots de vieux journaux.
Filipović n’avait pas cessé de
l’interroger sur leur voyage, les
incidents qui avaient émaillé le
parcours, les raisons de la fusillade
entre Vauthier et Marc.
Alex avait dû tout raconter, expliquer
qui était qui dans le groupe. En résumant
les événements, il était frappé par leur
absurdité. Le comportement des uns et
des autres restait à bien des égards une
énigme. Le seul fait qui se détachait de
ce gâchis, c’était la rencontre de Marc et
de Maud. Sur ce champ de ruines, c’était
le seul édifice qui se soit bâti. En
pensant à cela, il revint à sa propre
incertitude et trouva la force
d’interrompre Filipović pour
l’interroger à son tour.
— Bouba ? dit-il.
Le général baissa les yeux. Il
connaissait les projets d’Alex.
— Elle va bien.
Alex attendait. Filipović garda le
silence un long moment. Puis le
médecin, en lui, prit le dessus. Sur le ton
enjoué qu’un praticien emploie pour
livrer à un patient un mauvais pronostic,
en évitant de le désespérer, il se décida
à parler.
— Elle t’a attendu, Alex. Les mois ont
passé et elle t’a attendu, crois-moi. Mais
tu connais l’impatience des jeunes filles.
— J’ai essayé de lui en envoyer mais
c’est difficile, avec la guerre…
— Je sais, je sais. J’essaie juste de
t’expliquer ce qu’elle a pu ressentir.
Alex s’était penché en avant, agrippé
au siège du général, sans se rendre
compte que le vieux tissu marron se
déchirait sous la pression de ses ongles.
— L’essentiel, pour les filles comme
Bouba, c’est de quitter cette guerre, tu
comprends, de partir vivre ailleurs.
Elles ont conscience, plus que nous
peut-être, du temps qui passe…
— Et alors ?
— Alors, il y a eu cette équipe de
journalistes allemands qui est venue
faire un reportage sur Kakanj.
Il s’interrompit, jeta un regard furtif
vers le jeune homme et jugea que la
douleur serait moindre s’il tranchait
d’un coup sec dans le vif.
— Elle est partie avec le
photographe. Un type très bien,
d’ailleurs, très sérieux. Il a tout arrangé
pour la faire sortir de Bosnie avec des
papiers de réfugiée. Je crois qu’ils se
sont mariés dès leur arrivée à Leipzig.
Alex regardait fixement devant lui. Il
était livide. Filipović, sans se retourner,
saisit paternellement sa main crispée sur
le dossier du siège.
— Allons, dit-il. C’est sûrement
mieux ainsi.
Le soleil d’hiver, à ras des
montagnes, inondait la cabine et les
aveuglait d’une lumière insoutenable de
blancheur.
6

Dans l’autre camion, l’ambiance était


plus que morose. Vauthier, sur sa
couchette, avait cessé de gémir et s’était
endormi.
La reconstitution du convoi avait un
peu rassuré Lionel. Elle redonnait à la
mission un semblant de normalité. Il
avait bon espoir désormais de conduire
tout son monde à bon port. Évidemment,
le matériel était endommagé et il
manquait une bonne partie du
chargement. Rien de tout cela n’était
bien grave.
Les deux blessés étaient plus
ennuyeux. Cependant, leurs déboires
résultaient d’une querelle purement
privée. En analysant point par point la
situation, Lionel finissait par se dire
qu’elle était moins désespérée pour lui
qu’il ne l’avait craint. Pour ceux qui
ignoraient comment le voyage s’était
réellement déroulé, le bilan était somme
toute presque positif. Le problème pour
Lionel était que lui ne l’ignorait pas. Il
ne pouvait oublier qu’il avait
complètement perdu le contrôle des
événements. Comme chef de mission, il
s’était révélé en dessous de tout. Aux
autres, il ne l’avouerait pas ; face à lui-
même, il ne pouvait pas le cacher.
Cependant, ce qui le troublait le plus,
sa plus grande souffrance, avait été de
prendre la mesure de sa solitude. À cet
égard, l’échec le plus douloureux avait
été la trahison de Maud. À tout bien
considérer, il avait entrepris ce voyage
pour elle ou, tout au moins, dans le but
de la séduire. Il devait en effet admettre
qu’il n’avait ni goût ni talent pour le
terrain, surtout à un poste de
responsabilité. Il ne s’était jamais mieux
senti que pendant son séjour à Lyon, au
siège de La Tête d’Or. Sans l’idée
stupide de prendre encore plus
d’ascendant sur Maud et de la conquérir
tout à fait, il ne se serait jamais
embarqué pour cette équipée sauvage.
Dans la promiscuité des camions, il
avait aussi pris conscience du peu de
sympathie qu’il suscitait autour de lui.
Finalement, le seul dont il s’était senti
proche et dont il avait pu prétendre
devenir l’ami, c’était Vauthier. Il savait
bien sûr que l’autre l’utilisait. Il avait
même été jusqu’à le menacer. Pourtant,
il continuait de sentir pour lui une
inexplicable attirance, faite sans doute
de plus d’admiration que d’affection.
Et voilà que le seul dont il se sentait
proche était allongé sur sa banquette,
entre la vie et la mort. Lionel,
décidément, se sentait marqué par la
solitude et l’échec. Dans le silence de la
cabine, il se livra sans retenue à cette
rumination.
Tout à coup, il sursauta : des mots
avaient été prononcés d’une voix grave
juste derrière son oreille. Il se retourna
et vit que Vauthier s’était tourné
légèrement sur le côté. Sa tête était
placée juste derrière le siège du
conducteur si bien que malgré les bruits
du moteur, ses paroles étaient
distinctement audibles par Lionel.
— Ça va mieux, dis donc ? Tu es
réveillé.
— Pas la peine d’aller vite, répéta
Vauthier.
— Pourquoi ?
— Parce que je vais crever.
Vauthier fit un geste las de la main.
Lionel tourna un instant la tête. Il vit les
cernes violets et la peau cireuse du
blessé, ses narines pincées qui
cherchaient l’air.
— Mais non, tu vas mieux, je te dis.
— Je voudrais boire.
— Filipović a dit que tu ne devais
pas. À cause de la blessure au ventre, tu
comprends ?
— De toute façon, je suis foutu.
Lionel protesta encore mais il avait
remarqué les lèvres entrouvertes,
affreusement sèches et sur les dents un
enduit blanchâtre, poisseux. Il attrapa
une gourde en plastique dans la portière
et la tendit à Vauthier.
— Merci.
Il but en haletant entre chaque gorgée.
Puis il y eut un long silence.
— Dis-moi un truc.
La voix de Vauthier était plus claire
depuis qu’il s’était désaltéré.
— Quoi ?
— Il est mort ?
— Qui ça ? Marc ?
— Évidemment.
Lionel régla le rétroviseur intérieur et
le braqua sur le blessé. Il vit son regard
aigu.
— Non, il n’est pas mort. Il est
seulement blessé.
— Il va s’en sortir ?
— Sûrement. Ça n’a pas l’air trop
méchant.
— Merde.
Dans le rétroviseur, Vauthier ferma
les yeux. Lionel eut peur, tout à coup, de
le voir s’assoupir et ne plus se réveiller,
comme les alpinistes épuisés dans la
tempête. Il fallait lui parler, le tenir en
état vigile, le provoquer même, pour
qu’il mobilise ses forces et ne laisse pas
la mort approcher.
— Il y a quelque chose que je ne
comprends pas, Vauthier. Pourquoi tu le
hais autant, Marc ?
Le blessé rouvrit les yeux et les tint
fixés sur la toile grise du plafond,
maculée de taches de cambouis.
— La haine…, dit-il pensivement.
Est-ce qu’on explique la haine ?
Il tenait encore la gourde ouverte au
bout de son bras tendu. En la portant à
ses lèvres, il renversa de l’eau sur son
visage. Il secoua ses grosses joues
comme un chien qui s’ébroue. Ses yeux
brillaient d’un éclat joyeux.
— La haine, c’est le bonheur, tu ne
sais pas ça encore, toi. C’est une
passion, une raison de vivre. C’est un
vrai luxe. Le seul, peut-être.
Lionel observait ce monologue du
coin de l’œil. Il se réjouissait d’avoir
atteint son but : Vauthier ne
s’abandonnait plus au sommeil. Mais il
ne fallait pas maintenant qu’il s’échauffe
trop.
— La haine, c’est aussi fort que
l’amour. Sauf qu’on n’a pas besoin de
demander son avis à l’autre.
Il but une autre gorgée d’eau et remua
ses lèvres parcheminées pour les
assouplir.
— D’accord, dit Lionel, mais
pourquoi Marc ?
C’était, à vrai dire, une question qu’il
avait envie de poser depuis longtemps ;
une question qui d’ailleurs s’adressait
aussi à lui-même car il avait également
senti de l’antipathie pour Marc, bien
avant qu’il ne parte avec Maud.
— C’est comme l’amour, je te l’ai dit.
On ne comprend pas. On ne comprend
jamais. On trouve toujours des raisons
mais elles sont fausses.
Lionel, tout à coup, avait l’impression
que Vauthier respirait plus difficilement.
— Il n’y a qu’une condition, ajouta-t-
il d’une voix plus rauque et moins forte
mais qu’il forçait comme s’il tenait à
livrer son message. Pour haïr, il faut
quelqu’un de semblable.
— Marc et toi, tu trouves que vous
êtes semblables ?
— Pas identiques. Pas égaux.
Semblables. Regarde les gens d’ici.
Leur haine. Ils sont différents. Mais
semblables.
Vauthier poussa un long gémissement
sonore, presque un cri étouffé. Lionel vit
qu’il se tenait le ventre.
— Ça ne va pas ?
Vauthier se crispa sur lui-même. Une
douleur profonde devait l’avoir saisi.
Elle lui coupait carrément le souffle,
comme s’il avait reçu un énorme coup
de poing dans le ventre. Le spasme dura
quelques secondes puis il se détendit.
Lionel se demandait s’il devait s’arrêter
ou au contraire faire des signes pour que
les autres forcent l’allure, en espérant
atteindre plus vite un hôpital.
— En tout cas, dis-lui un truc de ma
part, reprit Vauthier d’une voix à peine
audible. Dis-lui, tu le jures ?
— À qui ? À Marc ?
— Oui.
— Je le jure. C’est quoi ?
— Il le saura de toute manière mais je
veux que ça vienne de moi.
— Qu’est-ce qu’il doit savoir ?
Le spasme avait repris. Vauthier se
tenait le ventre à deux mains. Du sang
perlait entre ses doigts crispés sur la
plaie.
— Ses explosifs…
— Alors ?
— En ville, tu te souviens quand on
s’est arrêtés pour la nuit ?
— Au QG de l’ONU ?
— Oui.
— Eh bien ?
— On les a enlevés. On ne pouvait
pas prendre le risque…
— Tu veux dire…
— Qu’il n’y a plus rien dans son
camion. Rien.
*
La route venait de passer au pied
d’une forteresse, un de ces châteaux qui
ont fait la gloire de la Bosnie à l’époque
médiévale. Ses chemins de ronde et ses
tours crénelées surveillent depuis des
siècles le débouché de deux vallées.
Jadis ligne de front, le lieu est
aujourd’hui désert et nul envahisseur
n’aurait l’idée de passer par là. L’hiver,
les vieilles murailles servent de refuge
aux choucas et aux rapaces.
Curieusement, au lieu de rassurer, ce
vestige humain rend le paysage minéral
encore plus désolé et lugubre. Image de
la force vaincue par le temps, cette
forteresse agrippée à son rocher rend
dérisoires tous les efforts, tous les
exploits accomplis par les hommes pour
vaincre la mort. Ce voisinage avait
empli les esprits d’une impression de
fragilité, de froid et d’extrême solitude.
Un grand silence régnait dans la cabine
des différents véhicules.
C’est ce silence qui permit à
Filipović d’entendre loin derrière le
faible bruit d’un klaxon. Il ouvrit sa vitre
et se pencha à la fenêtre du command-
car. Le convoi s’était arrêté et une
centaine de mètres l’en séparait. Il fit
signe au chauffeur de stopper et
descendit.
— Reste ici, dit-il à Alex, toujours
assis à l’arrière. Je vais voir ce qui se
passe.
La neige était ramollie par le soleil et
les bottes militaires du général
s’enfonçaient en marquant profondément
ses pas sur le chemin. Quand il approcha
du convoi, il vit que Lionel était
descendu de son camion. Il avait rejoint
celui que Maud conduisait et il était
appuyé à sa portière.
Filipović s’avança du côté de Marc,
qui lui ouvrit sa vitre.
— Que se passe-t-il ?
Ils étaient tous trois silencieux, le
visage défait. Lionel, le bras posé sur la
fenêtre de Maud, avait les yeux dans le
vague. Un soldat croate lui avait vendu
un peu d’herbe quand ils étaient dans la
maison. Il avait fabriqué un énorme joint
et le fumait à grandes bouffées
profondes.
— Vauthier est mort, dit Marc.
C’était une nouvelle très triste,
évidemment. Mais elle ne surprenait pas
Filipović qui connaissait la gravité de sa
blessure. Il pensait d’ailleurs que les
autres en étaient conscients. Ce ne devait
pas être une surprise pour eux non plus.
Il ne comprenait pas bien leur
abattement, d’autant qu’il connaissait
leur histoire et savait qu’ils avaient
toutes les raisons de détester Vauthier.
— C’est dramatique, bien sûr, dit-il.
Mais vous saviez que ça devait arriver,
non ?
Comme ils ne répondaient pas, il
suivit une autre idée. Peut-être avaient-
ils peur des conséquences judiciaires de
cette mort.
— On ne peut vous accuser de rien.
C’était de la légitime défense…
Toujours le silence, et Lionel qui
soufflait bruyamment sa fumée. Maud
avait plongé son visage dans ses mains.
Enfin Marc prit la parole, les yeux
baissés.
— Ce n’est pas ça.
— Quoi, alors ?
— Les explosifs…
— Eh bien ?
— Tu sais que je suis revenu pour
ça ?
— J’ai compris, oui, dit le général sur
un ton un peu protocolaire. Tu me l’as
laissé entendre. Merci. Notre pauvre
peuple te sera vraiment reconnaissant. Et
vous tous…
Marc s’impatienta. En secouant son
bras valide, il remua le torse et son
épaule blessée le fit souffrir. Il grimaça.
— Non, non. Ne dis pas ça. Quand tu
sauras…
— Quoi donc ?
— Ce salaud de Vauthier et ses
copains flics ont débarqué les explosifs
du camion.
— Comment cela ?
— On s’est arrêtés une nuit en ville
dans un bâtiment des Nations unies.
Apparemment, ils en ont profité pour
fouiller le chargement. On a fait tout ça
pour rien.
On sentait qu’il n’avait pas le secours
des larmes. La peine, chez lui, prenait la
forme d’un surcroît de rage sèche. Il
pensait au pont qu’ils ne détruiraient
pas, à la guerre qui allait continuer, à
l’impuissance du monde, à laquelle il ne
se résolvait pas. Filipović tendit la main
et lui serra le bras.
— Écoute, Marc, c’est normal que tu
sois déçu. Il y a quinze jours encore, une
nouvelle comme celle-là m’aurait
désespéré. Mais maintenant, tout a
changé.
— Je ne vois pas pourquoi.
C’est à ce moment seulement que
Filipovic comprit. Ils étaient en route
depuis plusieurs semaines et ils ne
devaient pas être au courant. Tout s’était
débloqué si vite.
— Bien sûr, vous ne pouvez pas
savoir… Voilà : il y a eu un massacre à
Sarajevo, sur un marché. La
condamnation de la communauté
internationale a été unanime et enfin, elle
a décidé de bouger. L’OTAN est entré
dans la guerre. Ses avions bombardent
tous les jours.
Maud avait relevé la tête et Marc le
regardait, stupéfait.
— Et devinez quelle a été l’une de
leurs premières cibles… Le pont sur la
Drijna !
— Celui qu’on voulait faire sauter
avec nos explosifs ?
— Lui-même. Il ne reste plus rien.
Vous devriez voir ça.
Maud et Marc échangèrent un regard
incrédule. Mais Filipović, de plus en
plus animé, continuait.
— Ils ont tapé sur les casernes aussi.
Il faut les voir détaler, ces salauds. Ils
ne savent plus où se cacher. Les avions
attaquent les tanks, les convois de
troupes, les postes d’artillerie. Et les
nôtres avancent, pendant ce temps-là. On
est en train de gagner, vous comprenez ?
— La paix bientôt, dit Maud qui, d’un
coup, pensait aux petites filles dans la
maison.
— Et d’abord la victoire ! renchérit
Filipović.
Les mots mêmes de Marc. Elle le
regarda. Il avait fermé les yeux. Ses
traits s’étaient détendus et pour la
première fois, elle vit, éclairé par la
lumière blafarde du jour de neige, son
visage de la nuit.
Puis il y eut soudain une détente
générale et ils éclatèrent de rire. Même
Lionel s’anima, toujours penché à la
fenêtre.
Filipović sortit une flasque de sa
poche et ils trinquèrent à ce bonheur
revenu par le détour de la défaite.
*
Alex, pendant ce temps, attendait
toujours le général. Il était sorti à son
tour de la vieille jeep, pour se dégourdir
les jambes. La nouvelle du mariage de
Bouba commençait à pénétrer
profondément en lui et il ressentait
moins de douleur, moins de trouble. Le
choc qu’il avait subi lui donnait
maintenant l’impression d’émerger
d’une grosse cuite. Il se rendait compte
qu’il avait vécu toutes ces semaines
dans un état second.
Il fit quelques pas devant le
command-car, en regardant au loin. Le
crépuscule arrivait et d’invisibles voiles
dans le ciel se coloraient d’orange et de
vert. La cime des montagnes était déjà
sombre. Tout à coup, du septentrion
enneigé, il vit déboucher, tirant plein
sud, un vol d’échassiers. Ils étaient bien
alignés, puissants, sereins dans leur
échappée lointaine.
Alex pensa que lui aussi, peut-être,
allait devoir chercher un nouvel exil,
mais cette fois loin du froid et de ces
montagnes qu’il avait crues siennes, par
l’illusion de l’amour.
Et, en souriant, il prit la décision de
partir à son tour vers le soleil.
Postface
Certains pourront s’étonner que
j’aie choisi d’utiliser comme titre de ce
livre le terme anglais « check-point ».
Il est vrai qu’à la différence de
« check-list » ou de « check-up », le
terme « check-point » ne figure pas
(encore) dans les dictionnaires
français. Il me semble pourtant que ce
mot n’a pas vraiment d’équivalent et
qu’il s’impose désormais de façon
assez universelle, y compris dans notre
langue. Sa traduction officielle, « point
de contrôle » (ou « poste de
contrôle »), n’est pas tout à fait
satisfaisante. Elle ne rend compte que
d’un des sens de ce mot : celui qui
renvoie à une utilisation militaire
classique, comme autrefois le point de
contrôle entre Berlin-Est et Ouest, le
fameux Checkpoint Charlie.
Les check-points que l’on rencontre
aujourd’hui dans de nombreux endroits
du monde sont beaucoup moins
ordonnés. Ils sont l’expression du
chaos, de la violence et du
morcellement que connaissent les pays
soumis à une guerre civile, au Moyen-
Orient, en Afrique ou dans l’est de
l’Europe. Dans ces situations extrêmes,
la frontière est partout. Chacun devient
le gardien de son propre territoire. Un
fil tendu en travers d’une route,
quelques huttes de feuilles, des armes
souvent rudimentaires, et l’on se trouve
devant un check-point.
D’un point de vue métaphorique, le
check-point est aussi devenu le symbole
du passage d’un univers à un autre,
d’un ensemble de valeurs donné à son
contraire, de l’entrée dans l’inconnu,
le danger peut-être.
Nous vivons aujourd’hui, en
particulier depuis les attentats qui ont
ensanglanté la France au mois de
janvier 2015, un basculement de cet
ordre. Nous sentons que nous sommes
désormais devant une frontière
mentale. La nécessité de sécurité tend à
l’emporter sur toute autre
considération. Il est illusoire de penser
que l’humanitaire sera tenu à l’écart
de cette transformation des mentalités.
Pendant un demi-siècle, nous nous
sommes rêvés bienveillants, généreux,
charitables. Humanitaires, en somme.
Les conflits étaient ailleurs, lointains,
et les citoyens qui, ici, voulaient
s’engager le faisaient avec les idéaux
d’Henri Dunant : humanité,
impartialité, neutralité.
Ces dernières années, cet
humanitaire pacifique a cédé plusieurs
fois la place à un engagement militaire.
Pour secourir les populations
libyennes, syriennes, ukrainiennes, la
communauté internationale s’est
finalement résolue à les armer. On a
commencé à parachuter des vivres puis,
bientôt, ce sont des armes que l’on a
larguées. L’Amérique, touchée par le
terrorisme avec quinze ans d’avance,
s’est convertie depuis longtemps à
l’action offensive : au Kosovo, en
Afghanistan, en Irak, elle s’est mise à
bombarder au nom des droits de
l’homme. Une fois de plus, elle ouvrait
les voies de l’avenir et aujourd’hui,
tous les Occidentaux se sentent prêts à
l’imiter. Car les victimes, désormais, ne
sont plus lointaines mais proches.
Celui qui souffre, ce n’est plus l’Autre
mais nous-mêmes.
Ces évolutions ne concernent pas
seulement des États et leurs armées ;
elles font écho à des débats qui
concernent chacun de nous.
Ce roman met en scène ces
contradictions, ces questionnements,
ces déchirements. Il est composé
comme une sorte de huis clos roulant.
Les cinq personnages qui sont enfermés
dans les cabines de deux camions
vivent en direct, et sous la forme d’un
drame personnel, l’ébranlement de
leurs certitudes et le changement de
leur univers. Engagés dans une action
humanitaire « classique » (apporter des
vivres et des médicaments à des
populations victimes de la guerre), ils
vont passer de vrais check-points mais
aussi se confronter à une frontière
mentale plus essentielle. De quoi les
« victimes » ont-elles besoin ? De
survivre ou de vaincre ? Que faut-il
secourir en elles : la part animale qui
demande la nourriture et le gîte, ou la
part proprement humaine qui réclame
les moyens de se battre, fût-ce au
risque du sacrifice ?
Pour illustrer ces dilemmes, j’ai
choisi de faire rouler ces camions à
travers le territoire d’une autre guerre,
celle de Bosnie. Ce choix m’a permis
de débarrasser ce livre de tout ce qui
aurait pu apparaître comme
anecdotique, lié à une actualité
instable dans laquelle les péripéties
éphémères cachent les questions
essentielles. La guerre en ex-
Yougoslavie est suffisamment lointaine
pour être presque oubliée. Il n’est pas
nécessaire d’en connaître le détail pour
comprendre ce que vivent les
personnages de ce livre. Ce qu’il faut
en savoir, c’est en les suivant qu’on le
découvre. Cette guerre est seulement un
exemple de chaos, sans qu’un exotisme
africain ou asiatique mette l’émotion à
distance. C’est l’Europe qui se déchire,
une Europe où tout le monde décide de
s’armer pour se protéger contre la
menace qu’il a peur de subir. Il y a
dans ce passé déjà lointain un peu de
notre présent et, je le crains, beaucoup
de notre futur.
Mais aussi, la Bosnie apporte à ce
récit ses décors somptueux, d’une
beauté froide d’hiver ; monotone et
subtile, elle ne se dévoile que peu à
peu, par une lente observation. Surtout,
elle m’a permis de nourrir ce livre
d’images qui sont autant de souvenirs
personnels, enfouis dans ma mémoire et
que je croyais oubliés.
Un épisode, en particulier, m’a
profondément marqué. Quand j’ai
pénétré, au creux de cet hiver de guerre
et après un long voyage dans un blindé
inconfortable, au sein de la centrale
thermique de Kakanj, j’ai ressenti un
choc. Le silence des machines à l’arrêt,
le croassement des corbeaux qui
survolaient le site, la neige sale qui
ourlait la forme noire des immenses
hangars en tôle ondulée de l’usine, tout
contribuait à faire de ce site une
représentation de la fin du monde. Un
détachement de Casques bleus, des
Français du génie, gardaient ce lieu de
désolation pour y éviter la poursuite
des massacres. Quand un jeune sapeur
a ouvert pour moi un des grands fours
à charbon et que j’ai aperçu dans la
pénombre une famille de réfugiés
blottie contre le métal vaguement tiède,
j’ai senti qu’il y avait là un décor de
tragédie. Mais, en même temps, le
jeune appelé français, en parlant à une
des filles de la famille, eut pour elle un
regard qui montrait clairement que ces
deux-là s’aimaient. Ainsi, au cœur de
l’inhumain, une forme d’espoir
continuait de vivre. Tous les
retournements étaient possibles : ceux
qui étaient venus pour protéger, au lieu
de combattre, faisaient l’amour. Mais
l’on sentait qu’au nom de cet amour, ils
pourraient bien revenir un jour, seuls,
pour se battre vraiment. Je m’étais
promis de faire de cette scène la
matière d’un roman. Puis je l’avais
oubliée.
Entre-temps, le monde a changé, et
très vite. Désormais des chrétiens
d’Orient aux dessinateurs de Charlie,
des filles enlevées au Nigeria aux
otages égorgés de Syrie, il y a partout
des victimes nouvelles, dans lesquelles
je retrouve le visage aperçu à Kakanj,
celui de la fiancée des fours.
Des victimes que l’on a envie
d’aimer d’un amour particulier : celui
qui incite à prendre les armes.
JEAN-CHRISTOPHE
RUFIN
Check-point

Maud, vingt et un ans, cache sa


beauté et ses idéaux derrière de
vilaines lunettes. Elle s’engage
dans une ONG et se retrouve au
volant d’un quinze tonnes sur les
routes de la Bosnie en guerre.
Les quatre hommes qui
l’accompagnent dans ce convoi
sont bien différents de l’image
habituelle des volontaires
humanitaires. Dans ce quotidien de
machisme, Maud réussira malgré
tout à se placer au centre du jeu. Un
à un, ses compagnons vont lui
révéler les blessures secrètes de
leur existence.
Et la véritable nature de leur
chargement.

À travers des personnages d’une


force exceptionnelle, Jean-
Christophe Rufin nous offre un
puissant thriller psychologique. Et
l’aventure de Maud éclaire un des
dilemmes les plus fondamentaux de
notre époque. À l’heure où la
violence s’invite jusqu’au cœur de
l’Europe, y a-t-il encore une place
pour la neutralité bienveillante de
l’action humanitaire ? Face à la
souffrance, n’est-il pas temps,
désormais, de prendre les armes ?

Pionnier du mouvement
humanitaire des « French
doctors », Jean-Christophe Rufin
est l’auteur de romans désormais
classiques : Rouge Brésil (prix
Goncourt 2001), L’Abyssin, Le
grand Cœur. Nombre de ses
ouvrages (Katiba, Globalia,
Immortelle randonnée) éclairent de
façon prémonitoire le monde
contemporain.
© Éditions Gallimard, 2015.
DU MÊME AUTEUR
Romans et nouvelles
L’ABYSSIN, Gallimard, 1997. Prix Méditerranée et
Goncourt du Premier roman (« Folio » no 3137).
L’ABYSSIN. Lu par Claude Giraud, Jean-Yves
Bertheloot et 10 comédiens (« Écoutez lire »).
SAUVER ISPAHAN, Gallimard, 1998 (« Folio »
no 3394).
LES CAUSES PERDUES, Gallimard, 1999. Prix
Interallié (« Folio » no 3492 sous le titre
ASMARA ET LES CAUSES PERDUES).
ROUGE BRÉSIL, Gallimard, 2001. Prix Goncourt
(« Folio » no 3906).
GLOBALIA, Gallimard, 2004 (« Folio » no 4230).
LA SALAMANDRE, Gallimard, 2005 (« Folio »
no 4379).
UN LÉOPARD SUR LE GARROT. Chroniques d’un
médecin nomade, Gallimard, 2008 (« Folio »
no 4905).
LE PARFUM D’ADAM, Flammarion, 2007
(« Folio » no 4736).
KATIBA, Flammarion, 2010.
SEPT HISTOIRES QUI REVIENNENT DE LOIN,
Gallimard, 2011 (« Folio » no 5449).
LE GRAND CŒUR, Gallimard, 2012 (« Folio »
no 5696).
LE GRAND CŒUR. Lu par Thierry Ancisse
(« Écoutez lire »).
IMMORTELLE RANDONNÉE. Compostelle malgré
moi, Éditions Guérin, 2013 (« Folio » no 5833).
Prix Pierre Loti.
IMMORTELLE RANDONNÉE. Compostelle malgré
moi. Photographies de Marc Vachon, Gallimard,
2013. Prix Pierre Loti.
LE COLLIER ROUGE, Gallimard, 2014 (« Folio »
no 5918). Prix Littré. Prix Maurice Genevoix.
LE COLLIER ROUGE. Lu par l’auteur (« Écoutez
lire »).

Essais
L’AVENTURE HUMANITAIRE, Gallimard, 1994
(« Découvertes » no 226).

Œuvres de Jean-Christophe Rufin


LE PIÈGE HUMANITAIRE. Quand l’aide
humanitaire remplace la guerre, J.-Cl. Lattès,
1986 ; « Poche Pluriel », 1992.
L’EMPIRE ET LES NOUVEAUX BARBARES, J.-
Cl. Lattès, 1991 ; « Poche Pluriel », 1993.
LA DICTATURE LIBÉRALE, J.-Cl. Lattès, 1994.
Prix Jean-Jacques Rousseau ; « Poche Pluriel »,
1995.
Cette édition électronique du livre
Check-point de Jean-christophe
Rufin a été réalisée le 06 mars
2015
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du
même ouvrage
(ISBN : 9782070146413 - Numéro
d’édition : 269860)
Code Sodis : N64312 - ISBN :
9782072559907.
Numéro d’édition : 269861
Le format ePub a été préparé par
PCA, Rezé.
Table des matières
Couverture
Titre
Exergue
Prologue
I. Mission
1
2
3
4
5
6
II. Engagement
1
2
3
4
5
6
III. Poursuite
1
2
3
4
5
6
7
IV. Destins
1
2
3
4
5
6
Postface
Présentation
Copyright
Du même auteur
Achevé de numériser

Vous aimerez peut-être aussi