Hegel Au Prsent Kervgan Jean Fra
Hegel Au Prsent Kervgan Jean Fra
Hegel Au Prsent Kervgan Jean Fra
8- . Ibid., p. 274.
9- . Ibid., p. 423.
La critique de la métaphysique
de l’immédiateté dans l’Encyclopédie
des sciences philosophiques
Jean-Michel Buée
Choisir entre un Hegel métaphysicien et un Hegel anti-métaphysicien, n’est-ce pas
simplement tenter d’inscrire la philosophie hégélienne dans un cadre – celui de
l’entendement abstrait, ou de l’« entendement métaphysique »1 – qui n’est autre que celui
qu’elle entend dépasser ? Toutefois, pour qu’une telle objection, malgré son aspect formel,
soit réellement décisive, encore faudrait-il que cette prétention à dépasser la métaphysique
ait un sens univoque. Or, les textes auxquels nous venons de faire allusion ne suffisent-ils
pas à montrer qu’il n’en est rien ? Lorsque l’Encyclopédie accuse les tenants du savoir
immédiat – Jacobi et ses successeurs2 – de rester dépendants de la métaphysique,
lorsqu’elle ajoute que le savoir immédiat n’est rien d’autre qu’un retour à la métaphysique
« naïve », ou, plus exactement à ce qui en est le commencement cartésien3, qu’entend-elle
en effet par « métaphysique » ? Le terme renvoie-t-il à la « métaphysique d’autrefois
(vormalige Metaphysik) »4, c’est-à -dire à la « métaphysique scolaire », que Jacobi a
contribué à périmer5, mais dont il a été incapable de s’affranchir ? Et faut-il en conclure
que Hegel se proposerait de dissiper toute confusion entre la métaphysique véritable et sa
caricature scolaire en donnant à la métaphysique traditionnelle – ou du moins à ce qu’elle
comporte d’authentiquement « spéculatif »6 – la forme accomplie qui la mettrait
définitivement à l’abri des attaques « subjectivistes » d’un Kant ou d’un Jacobi ? Ou faut-il
plutô t référer le signifiant « métaphysique » au dogmatisme en général, c’est-à -dire à ce
que le § 27 nomme « la simple vision d’entendement des ob-jets de raison », en ajoutant que
cette vision est « toujours présente »7 ? Ce qui impliquerait que, loin de chercher à sauver
la tradition, Hegel entendrait plutô t mener à son terme l’entreprise critique initiée par Kant
et par Jacobi, c’est-à -dire libérer la pensée de tous les dogmatismes qui, en l’enfermant
dans l’exclusivité d’un point de vue abstrait, lui ont interdit de se déployer dans sa
cohérence pleine et entière ?
La façon la plus commode de résoudre ces difficultés est sans doute celle qui consiste à les
éliminer en affirmant que si l’exposé de la « troisième position par rapport à l’objectivité »
comporte bien une ambivalence, celle-ci concerne, non le rapport de Hegel à la
métaphysique, mais sa façon d’interpréter la pensée de Jacobi8, qui n’a cessé depuis Foi et
savoir d’osciller entre deux pô les : d’une part, une critique radicale pour laquelle le savoir
immédiat n’est qu’un empirisme destructeur de toute philosophie9 ; de l’autre, un éloge
appuyé qui voit au contraire dans les arguments que Jacobi oppose à Spinoza, à Kant ou à
Fichte la marque d’un « esprit profond », mû par un authentique instinct spéculatif. De ce
point de vue, l’Encyclopédie ne ferait que juxtaposer, sans réellement en concevoir l’unité,
deux déterminations du savoir immédiat, dont chacune correspondrait à l’un de ces deux
pô les : d’un cô té, le savoir immédiat est une expérience concrète ; il renvoie au fait que
chacun possède une certitude immédiate de la raison et de la vérité, qu’il peut opposer aux
séparations abstraites de l’entendement, en faisant valoir que « la vérité est pour l’esprit » et
que « c’est par la raison seule que l’homme subsiste » ; ce qui signifie simplement, précisent
les Leçons sur la logique de 1831 que « nous avons un savoir immédiat de Dieu ; c’est
comme ça en nous, la représentation de Dieu et la certitude que nous en avons. Eu égard au
droit, aux mœurs, on dit la même chose : c’est comme ça en nous, cela s’appelle alors raison,
et on a donc appelé croyance ce savoir simple »12. En ce sens, le savoir immédiat est donc
l’appréhension non conceptuelle – « non philosophique », dit le § 64 – du « contenu
universel tout entier » de la philosophie, tel que l’a exprimé la tradition ; ou, si l’on préfère,
il constitue l’expression contemporaine du « principe de l’expérience », selon lequel toute
vérité repose sur la certitude immédiate du sujet. Mais, en même temps, loin de lui
reconnaître cette dimension concrète, l’Encyclopédie en dénonce au contraire l’abstraction,
lorsqu’elle souligne que les expériences « les plus communes » – celle de ma « présence
immédiate » à Berlin, celle de « l’aisance à laquelle nous sommes parvenus dans un genre
quelconque de savoir et aussi d’art, de savoir-faire technique »15, celle de la nécessité d’en
passer par une éducation pour accéder à la conscience de principes religieux, moraux ou
juridiques – suffisent à montrer qu’il ne saurait y avoir de certitude immédiate sans
médiation ; à tel point que c’est finalement le contenu même du savoir immédiat tel que
chacun peut l’éprouver concrètement, autrement dit l’affirmation que le vrai n’est ni « une
pensée simplement subjective, ni simplement un être pour lui-même »17, qui y révèle la
présence, comme un « fait » irrécusable, de la médiation qu’il prétend exclure.
Peut-on se satisfaire, cependant, de ce type d’explication ? Outre le fait que parler
d’ambivalence semble pour le moins suspect – ce terme peut-il en effet désigner autre
chose que le « ou bien – ou bien » typique de l’« entendement métaphysique » ? – une telle
explication n’est-elle pas démentie par la façon même dont procède le texte de Hegel ?
Comme on le sait, celui-ci commence par évoquer Jacobi – ce qui semble indiquer que sa
pensée est bien l’illustration privilégiée de la position du savoir immédiat. Mais, loin d’en
proposer une lecture ou une interprétation, Hegel entend simplement souligner un point
décisif : comme Kant, Jacobi développe, lui aussi, une critique de la métaphysique, dont le
résultat est, en dernière analyse, identique à celui auquel parvient le criticisme : la vérité
est inconnaissable, ou comme le dit le § 61 « [la pensée] est pareillement incapable de [la]
saisir »20. Reste, toutefois une différence de taille, puisque ce caractère inconnaissable
n’est plus lié à un usage illégitime des catégories de l’entendement, mais à leur essence
même, c’est-à -dire à une finitude qui leur interdit d’appréhender l’infini sans le
transformer ipso facto en un terme fini et conditionné : [Les catégories], telles que
l’entendement les fixe, sont des déterminations bornées, des formes de ce qui est
conditionné, dépendant, médiatisé. Pour la pensée bornée à elles, l’infini, le vrai, n’est pas ;
elle ne peut opérer aucun passage à celui-ci […] Ces déterminations de pensée sont
appelées aussi concepts ; et concevoir un objet ne signifie dans cette mesure rien d’autre
que le saisir dans la forme de quelque chose de conditionné et de médiatisé, par conséquent,
dans la mesure où il est le vrai, l’infini, l’inconditionné, le changer en quelque chose de
conditionné et de médiatisé, et de cette manière, au lieu de saisir le vrai de façon pensante,
bien plutô t le renverser en un non-vrai.
Dès lors, le savoir immédiat peut prétendre franchir les limites que Kant a assignées à tout
savoir : il est certes impossible de connaître discursivement l’absolu, mais cela n’en fait ni
une chose en soi inconnaissable, ni un au-delà inaccessible. Au contraire, Dieu se révèle à
l’homme, sur le mode d’une foi ou d’une croyance, que l’on peut baptiser raison pour la
distinguer de l’entendement et de ses médiations finies, mais qui consiste en une intuition
immédiate : « En même temps, il est affirmé que la vérité est pour l’esprit, à tel point que
c’est par la raison seule que l’homme subsiste, et qu’elle est le savoir de Dieu. Mais puisque
le savoir médiatisé doit être borné seulement à un contenu fini, la raison est savoir
immédiat, croyance […] Ce que sait ce savoir immédiat, c’est que l’être infini, éternel, Dieu,
qui est dans notre représentation, est aussi, que, dans la conscience, à cette représentation
est liée immédiatement et inséparablement la certitude de son être »22.
À l’évidence, le débat qu’engage la suite du texte n’a pour objet que cette prétention à
parvenir à une appréhension immédiate de la raison ; autrement dit, il porte sur la question
de savoir si, en séparant l’immédiateté de la médiation, le savoir immédiat ne persiste pas à
se mouvoir dans le type de pensée – celui de l’« entendement métaphysique » – qu’il
prétend dépasser. Il est tout aussi évident, cependant, que le refus ainsi opposé à toute
médiation discursive crée une difficulté particulière, puisqu’en interdisant à la discussion
de se déployer sur un plan logique, elle l’oblige à adopter provisoirement pour critère du
vrai le seul critère dont les partisans du savoir immédiat reconnaissent l’autorité, c’est-à -
dire le critère de l’expérience ou de la facticité empirique. Or, si l’on peut ainsi comprendre
que Hegel oppose aux tenants de l’immédiateté les enseignements de l’expérience la plus
banale, ou encore qu’il expose l’incohérence du savoir immédiat en présentant comme un
fait ce qui en est le signe le plus manifeste, c’est-à -dire la contradiction qui interdit à la
forme vide et indéterminée qu’est la forme de l’immédiateté d’appréhender un contenu
dont la rationalité repose au contraire sur une médiation24, il n’en demeure pas moins que
cette manière de procéder peut paraître quelque peu problématique : comment
comprendre en effet que l’on fasse appel à l’autorité de l’expérience – ce qui semble
impliquer que l’on reconnaisse en elle un critère du vrai – pour récuser un discours qui n’a
pourtant d’autre prétention que de faire de l’expérience le critère du vrai ?
Sauf à accuser Hegel d’incohérence totale, il est clair que la seule façon d’éliminer la
difficulté est de poser que le terme « savoir immédiat » recouvre en réalité deux
significations distinctes, dont le texte cherche à mettre en évidence l’opposition : d’un cô té,
il renvoie à une attitude, qui n’est autre que la certitude immédiate, concrète et
concrètement vécue, qui caractérise l’expérience commune ; de l’autre, il renvoie à un
discours qui, en faisant de l’immédiat le seul critère du vrai, en efface la signification
concrète pour lui substituer une interprétation abstraite, relevant de ce que l’on peut
nommer une « métaphysique de l’immédiateté ». On comprend alors que la discussion a
pour but de défaire cette confusion, en ramenant les partisans de l’immédiateté au sol
concret de l’expérience, et en cherchant ainsi à leur faire prendre conscience du caractère
abstrait et dogmatique de leur discours ; ou, si l’on préfère, on comprend que la cible de la
critique hégélienne n’est pas le savoir immédiat en tant que tel, dont elle reconnaît au
contraire la légitimité, réelle bien que limitée, mais les philosophies de l’immédiateté qui,
telle la pensée de Jacobi, jouent sur l’ambiguïté du terme savoir immédiat pour prétendre
trouver dans l’immédiateté de l’expérience la confirmation de ce qui est en réalité le simple
produit d’une construction métaphysique.
À cet égard, la remarque au § 64 de l’Encyclopédie est décisive. Hegel y affirme en effet deux
choses ; d’une part, la philosophie ne cherche nullement à contester le bien-fondé des
propositions du savoir immédiat, selon lesquelles « ce qui est dans notre représentation, est
aussi » : « il ne saurait venir le moins du monde à l’esprit de la philosophie de vouloir
contredire ces propositions du savoir immédiat ; elle pourrait bien plutô t se féliciter de ce
que ces vieilles propositions qui sont les siennes et qui, même, expriment son contenu
universel tout entier, soient, d’une telle manière, il est vrai, non philosophique, devenues
dans une certaine mesure également des préjugés universels de l’époque ». D’autre part, ce
que la philosophie conteste, c’est uniquement le fait que « le savoir immédiat se donne une
position exclusive » ou, ce qui revient au même le fait « qu’il s’oppose à l’acte de
philosopher ». Il est clair que ce que Hegel qualifie ici de « position exclusive » renvoie à un
dogmatisme qui, en érigeant l’immédiat en critère exclusif du vrai, tente d’enfermer
l’expérience dans un cadre – celui de la « métaphysique réfléchissante » – dont son
caractère concret implique au contraire la mise en question, et se condamne ainsi à
retomber dans « l’entendement métaphysique » au-delà duquel « il s’imagine faussement
s’être placé ». En ce sens, loin d’opposer l’une à l’autre deux lectures du savoir immédiat,
Hegel entend simplement opposer une attitude concrète – l’expérience immédiate du vrai –
à ce qui n’en est précisément qu’une « lecture », métaphysique et abstraite. Ou, si l’on
préfère, loin de laisser apparaître une ambiguïté, qui tiendrait à la coexistence de deux
rapports opposés à la pensée de Jacobi, l’Encyclopédie cherche au contraire à dissiper
l’ambiguïté qu’entretiennent sciemment les métaphysiques de l’immédiateté en montrant,
comme le font – peut-être plus clairement – d’autres textes, qu’il est impossible de
confondre la certitude immédiate en tant que telle – autrement dit la foi naïve, le sentiment,
le cœur, la sensation – et les métaphysiques dogmatiques qui, en en absolutisant la
signification, prétendent, à tort, en être la justification philosophique. Ainsi les Leçons sur la
philosophie de la religion de 1824 rappellent-elles qu’il convient de distinguer la « foi
ingénue », dont le contenu peut être rationnel, d’un « fidéisme » qui cherche au contraire à
détruire toute « connaissance concevante » : « tout ce qui dans l’homme a pour base la
pensée, la raison », dit Hegel « peut aussi être transposé dans la forme du sentiment », et
c’est pourquoi c’est un non-sens pour la philosophie que de refuser les propositions de la
foi ingénue, mais on ne saurait en conclure pour autant qu’il s’agit là de notre seul savoir de
Dieu : Nous savons qu’il y a un Dieu ; nous savons immédiatement qu’il existe. Cela est tout
à fait juste, pouvons-nous dire, et notre représentation doit l’accorder. Cette proposition a
tout d’abord un sens tout à fait ingénu ; mais elle en a ensuite aussi un qui ne l’est pas, à
savoir que ce prétendu savoir immédiat est l’unique savoir que l’on a de Dieu, et dans cette
mesure la théologie moderne est tout aussi opposée à la religion révélée qu’à la
connaissance rationnelle, qui nie elle aussi cette proposition. C’est en effet contre la
connaissance concevante que l’on affirme que ce savoir immédiat est l’unique savoir.
De même, la Préface à la Philosophie de la religion de Hinrichs oppose – en visant
manifestement Schleiermacher – le sentiment à l’interprétation illégitime qu’en constitue le
sentimentalisme : il est parfaitement justifié de parler de « sentiments religieux » ou
« éthiques », ou d’affirmer que la religion, le droit ou la liberté ne sont véritables que si leur
contenu pénètre le cœur et le sentiment. Mais, c’est une chose de dire qu’« un contenu
objectif », qui « vaut en et pour soi » – c’est-à -dire un contenu rationnel – doit pénétrer le
cœur et le sentiment, « et que les sentiments en viennent à recevoir de lui aussi bien leur
contenu que leur détermination, leur rectification, leur justification » ; c’en est une autre de
prétendre « qu’un contenu tel que Dieu, la vérité, la liberté » est « tiré du sentiment » et que
« le sentiment » en constitue la « justification ». « Tout revient », dit le texte, « à cette
différence de position », car, dans le second cas, c’est « la méfiance » ou, pire, « le mépris et
la haine du penser – cette misologie dont parle déjà Platon » qui s’ajoutent au sentiment et
détruisent la religion et l’éthique.
Faut-il en conclure cependant que lorsqu’il qualifie le savoir immédiat de « retour » à la
métaphysique « naïve », ou plus exactement à la métaphysique cartésienne qui en est le
« commencement », Hegel ne ferait que reprendre cette critique de la métaphysique de
l’immédiateté ? Ne peut-on soutenir au contraire que cette déclaration, qui fait suite à celle
qui, dans le § 74, identifie « pensée abstraite (la forme de la métaphysique réfléchissante) et
intuition abstraite (la forme du savoir immédiat) », traduit une radicalisation du
questionnement qui, en portant sur la forme même de la certitude immédiate, prendrait
désormais pour objet le dogmatisme métaphysique lui-même ?
Peut-être convient-il, ici, tout d’abord de revenir sur la contradiction qu’énonce le § 70
entre l’irrationalité de la forme du savoir immédiat et le contenu rationnel qu’elle est
censée appréhender, en tentant de comprendre comment c’est en cherchant à l’effacer que
le savoir immédiat acquiert l’aspect « arbitraire » qu’analysent les §§ 71-73. Comme
l’explique la fin du § 70, cette contradiction constitue une « difficulté insurmontable » pour
toute pensée qui ne peut concevoir d’autre rapport entre immédiateté et médiation qu’un
rapport de séparation radicale. Mais, pour insurmontable qu’elle soit sur un plan logique,
cette difficulté n’est pas pour autant impossible à éliminer. Il suffit en effet pour cela que le
savoir immédiat cesse d’identifier son contenu à la raison ou à l’esprit. Autrement dit, il lui
suffit d’envisager ce contenu comme l’absolutisation de sa propre forme, ou, ce qui revient
au même, de se poser comme l’affirmation de la valeur absolue de la certitude immédiate.
Ainsi que le précise le § 71, le savoir immédiat devient ainsi un point de vue « unilatéral »,
dont l’unilatéralité tient au fait que « la forme de l’immédiateté […], parce qu’elle est
unilatérale, rend son contenu lui-même unilatéral et par là fini ». L’« universel » cesse en
effet de désigner un contenu spirituel ou rationnel ; il devient un universel abstrait et
indéterminé, une forme vide, à laquelle sa vacuité ô te toute rationalité, puisqu’elle peut
justifier n’importe quel contenu concret. Quant au « particulier », réduit à un pur « rapport
à soi », séparé de tout rapport à « autre chose en dehors de lui », il devient, lui aussi, un
« être » indifférencié, un immédiat sensible, dont la valeur, positive ou négative, dépend
uniquement de la conviction immédiate de chacun. Toutefois, si Hegel voit là l’émergence
d’un subjectivisme destructeur de toute rationalité, dont il expose les conséquences
désastreuses, tant sur le plan éthique et politique que sur le plan religieux, il semble aussi
avoir en vue autre chose que cette polémique contre la forme dégradée de métaphysique
de la subjectivité que développent les successeurs de Jacobi – Fries et Schleiermacher –
plus que Jacobi lui-même. En absolutisant la forme de l’immédiateté, en en faisant son seul
contenu, le savoir immédiat n’est pas seulement une métaphysique particulière ; il est aussi
la métaphysique qui, dans la mesure où son contenu n’est autre que la forme même du
dogmatisme métaphysique, fait de celle-ci la seule forme de la pensée et exclut ainsi la
possibilité de tout autre type de discours philosophique. Aussi la fin du § 74 déclare-t-elle
que : « Cet entendement qui s’imagine s’être affranchi du savoir fini, de l’identité
d’entendement de la métaphysique et de l’Aufklärung, fait lui-même immédiatement à
nouveau de cette immédiateté, c’est-à-dire de l’abstraite relation-à-soi, de l’identité
abstraite, le principe et le critère de la vérité », en sorte que « pensée abstraite (la forme de
la métaphysique réfléchissante) et intuition abstraite (la forme du savoir immédiat) sont
une seule et même chose ». En ce sens, l’irrationalisme que dénonce le texte est aussi le
résultat auquel aboutit la critique de la métaphysique dès lors qu’elle reste prisonnière du
dogmatisme dont elle se croyait libérée. Or, lorsqu’il évoque pour la première fois – dans la
remarque au § 64 – le Cogito cartésien, ce qui intéresse Hegel, ce n’est pas tant le rô le
fondateur que Descartes accorde à la subjectivité que l’affirmation, à travers celui-ci, de la
valeur absolue de la certitude immédiate ; ce qui semble indiquer que, lorsqu’elle parle
d’un « retour » du savoir immédiat à la métaphysique cartésienne, l’Encyclopédie ne fait
référence ni à un simple enfermement dans la métaphysique scolaire, ni à une simple
dépendance vis-à -vis de la métaphysique moderne à laquelle il serait possible de remédier
par une réinterprétation de la métaphysique antique, ou du moins de ce qu’elle comporte
d’authentiquement spéculatif. Ce « retour » semble plutô t faire allusion à l’incapacité d’une
pensée dogmatique comme celle de Jacobi et de ses successeurs à opposer à la tradition
métaphysique plus et autre chose que ce qui en est le principe même, en se contentant de
l’isoler, pour en inverser le sens.
Autrement dit, parce qu’il présuppose que la philosophie ne saurait être autre chose qu’un
discours métaphysique, le savoir immédiat en vient, en pervertissant la signification du
principe cartésien de l’intuition immédiate, à enfermer la pensée dans une alternative
ruineuse, qui ne lui laisse pour issue qu’un choix entre le rationalisme abstrait de
l’entendement et un irrationalisme, tout aussi dogmatique et tout aussi abstrait. C’est en
tout cas ce que semble affirmer le § 11 de l’Encyclopédie lorsque, déplorant l’existence de
cette polémique stérile et autodestructrice, il lie celle-ci à une fuite du savoir immédiat
devant les contradictions qu’il découvre au sein de la métaphysique, c’est-à -dire à une
attitude qui, en se soustrayant à la dialectique par laquelle la pensée peut, en se libérant
des déterminations abstraites et figées de l’entendement, se déployer comme raison
spéculative, se condamne à un repli sur la certitude immédiate qui forme le fond de tout
dogmatisme : Le discernement que la nature de la pensée elle-même est la dialectique
consistant en ce qu’elle doit nécessairement en tant qu’entendement tomber dans le négatif
d’elle-même, dans la contradiction, constitue un cô té capital de la Logique. La pensée,
désespérant de pouvoir à partir d’elle-même effectuer aussi la résolution de la
contradiction dans laquelle elle s’est posée elle-même, revient aux solutions et apaisements
qui ont échu en partage à l’esprit dans certaines autres de ses manières d’être et de ses
formes. La pensée, toutefois, n’aurait pas besoin, lors de ce retour, de sombrer dans la
misologie, dont Platon a déjà eu l’expérience sous les yeux, et de se conduire de façon
polémique à l’encontre de soi-même, ainsi que cela se produit dans l’affirmation de ce que
l’on appelle le savoir immédiat comme de la forme exclusive de la conscience de la vérité.
À l’évidence, lorsqu’il critique la métaphysique d’entendement ou la « métaphysique
réfléchissante », Hegel n’entend ni en revenir à une forme de métaphysique pré-kantienne,
ni refonder la tradition métaphysique en en reprenant les éléments spéculatifs. Sa critique
de la forme dogmatique par excellence qu’est la métaphysique de l’immédiateté semble
montrer qu’il cherche plutô t à dépasser les oppositions abstraites – entre sentiment et
raison, entre concept et intuition, entre rationalisme et irrationalisme – qui, en interdisant
à l’expérience concrète d’apercevoir dans le discours spéculatif ce qui constitue sa véritable
légitimation, empêchent en même temps celui-ci d’apercevoir que son rô le est de
comprendre l’expérience, en en élevant le contenu rationnel à la forme du concept. La
remarque au § 471 de l’Encyclopédie ne dit d’ailleurs rien d’autre, lorsqu’après avoir
souligné que le contenu du cœur et du sentiment est une « totalité » concrète, qui s’oppose
« aux abstractions unilatérales » de « l’entendement », elle ajoute que c’est seulement dans
« la figure de la rationalité » que ce contenu peut accéder à sa « vérité », avant de préciser
qu’« il est […] insensé de s’imaginer que, dans le passage du sentiment au droit et au devoir,
il y aurait perte de contenu et d’excellence ; c’est ce passage seulement qui amène le
sentiment à sa vérité ». C’est aussi ce qu’affirment, en sens inverse, les Leçons sur la
philosophie de la religion de 1827 lorsqu’elles expliquent qu’une fois libéré de la
métaphysique dogmatique qui prétend en être la justification, le savoir immédiat cesse
d’apparaître à la philosophie comme un obstacle ou une menace : il existe un accord
foncier, dit Hegel, entre le « préjugé », caractéristique de l’époque, qu’est le « savoir
immédiat » et les « principes fondamentaux de la philosophie elle-même », car, dès qu’il
n’« intervient » pas « polémiquement contre le savoir », le savoir immédiat n’énonce qu’un
certain nombre de propositions triviales, qui rappellent simplement que « ce qui doit valoir
pour moi doit avoir son accréditation dans mon esprit », et ne sauraient donc contredire les
« déterminations fondamentales » de la philosophie ; en sorte que ce n’est pas la
philosophie qui s’oppose au savoir immédiat, mais le savoir immédiat qui renie son propre
contenu en s’opposant à la philosophie sans voir que celle-ci ne fait que développer sous la
forme du concept ce qu’il énonce lui-même sur le mode de la certitude immédiate.
Nous n’avons pas besoin de frayer polémiquement la voie à notre science en combattant
ces vues qui font prétendument obstacle à la philosophie. […] Les affirmations qui
prétendent dire le contraire de la philosophie et la combattre, et qui pensent être opposées
à elle de la façon la plus nette, ces affirmations précisément montrent en elles-mêmes,
quand on considère leur
En ce sens, il paraît difficile de soutenir que lorsqu’il qualifie la Science de la logique de
« métaphysique au sens propre (eigentliche Metaphysik) », Hegel désignerait par là un
accomplissement de la tradition métaphysique qui chercherait à la mettre définitivement à
l’abri des critiques « subjectivistes ». Ce qualificatif semble plutô t renvoyer à ce que la suite
immédiate de ce passage nomme « une pure philosophie spéculative », c’est-à -dire à une
philosophie qui, une fois purifiée des « scories dogmatiques et représentatives » qui l’ont
empêchée de comprendre que son rô le était de saisir conceptuellement le sens de
l’expérience concrète, peut cesser de s’attribuer un domaine d’objets spécifiques, étrangers
à l’expérience – l’être ou le suprasensible en général – ou de se présenter comme un savoir
préalable, sans lequel le développement des sciences positives serait impossible.
Ces remarques ne sauraient, à elles seules, prétendre épuiser le débat sur le rapport de
Hegel à la métaphysique. Peut-être autorisent-elles cependant une double conclusion.
D’une part, pour qu’un tel débat soit autre chose qu’un dialogue de sourds, il est sans doute
indispensable de renoncer à un certain nombre de préjugés dont l’exposé encyclopédique
consacré au savoir immédiat a le mérite de mettre en évidence le caractère abstrait : ainsi
celui qui, dans la lignée de l’irrationalisme que critique le texte, prétend identifier d’emblée
le développement systématique de la raison absolue ou du concept spéculatif à la forme
accomplie du dogmatisme ; ou encore, celui qui, moyennant une opération comparable à
celle dont Hegel met à jour la présence en toute métaphysique de l’immédiateté, croit
pouvoir transformer cette même raison absolue en une détermination ontologique ou
onto-théologique, en oubliant que son procès d’infinie cohérence est aussi un procès
dialectique, par lequel elle entend se libérer de l’emprise qu’exercent sur tout discours les
déterminations abstraites et figées de l’« entendement métaphysique ». D’autre part, même
s’il est clair que la question du rapport de Hegel à la métaphysique exige d’abord un
examen détaillé du contenu de la Logique et du système, peut-être comporte-t-elle
également une autre dimension, que le débat avec la métaphysique de l’immédiateté aurait
l’intérêt de faire apparaître : si, la réponse hégélienne aux critiques que Jacobi et les tenants
du savoir immédiat adressent à toute forme de cohérence discursive – identifiée à la seule
rationalité d’entendement – consiste à alléguer la capacité du système à faire droit à
l’immédiateté et à la singularité de l’expérience concrète, on peut cependant se demander
si Hegel n’en vient pas, en dernière analyse, à faire du discours cohérent le lieu et le seul
lieu de la satisfaction véritable. En sorte que par delà l’alternative métaphysique/non-
métaphysique, il conviendrait aussi de s’interroger sur l’existence possible d’un
« théorétisme » hégélien, oublieux du fait que la cohérence infinie du discours n’a pour sens
que d’informer la vie de l’être fini.
Mort et transfiguration de la métaphysique chez Hegel
Les aventures de la métaphysique, des écrits de jeunesse à Iéna
Si l’on embrasse d’un seul regard l’ensemble des tentatives de construction systématique
expérimentées par Hegel, je crois qu’il est assez aisé de reconnaître qu’à partir des
premières annonces d’un système, liées à l’activité didactique à Iéna, jusqu’à la publication
de l’Encyclopédie de Heidelberg, la partie du système qui a subi la révolution la plus
profonde est la première, celle qui dans sa version définitive reçoit le nom de Science de la
logique. Au centre de cette révolution il y a, comme on le sait, le rô le joué par la
Métaphysique et par sa relation à la Logique. Au cours de l’évolution systématique, Hegel
passe en effet d’une logique dont la fonction est critique et introductive, et est destinée à
être anéantie, à une « science de la logique », à laquelle il va jusqu’à attribuer la dignité de
« théologie spéculative »1 ; d’une métaphysique en tant que science, à la disparition de
celle-ci comme partie relativement autonome du dessein systématique. Même si, à
Heidelberg puis à Berlin, Hegel a continué pendant treize ans à tenir des cours de « Logique
et métaphysique », il est clair que cet intitulé se conformait aux régimes didactiques, mais
ne reflétait pas le contenu de son enseignement, au sein duquel seule la logique était
exposée, en tant que véritable « philosophie spéculative ».
Hegel parvient à ce résultat en vertu d’un parcours qu’anticipent les écrits de sa période de
jeunesse pour ce qui est de certains de ses traits caractéristiques. Bien que dans ces écrits
les références à la métaphysique soient assez rares, il est toutefois possible de reconstruire
une parabole significative qui va d’une indifférence initiale ou d’un refus de la
métaphysique jusqu’à la reconnaissance de son rô le spécifique voire hégémonique dans la
construction du savoir philosophique, surtout en vue de l’efficacité avec laquelle celui-ci
peut opérer sur le plan pratique. Comme l’attestent les Exzerpte2, Hegel se familiarise
bientô t avec la métaphysique de la tradition académique. Celle-ci représentait la partie
spécifiquement théorétique ou spéculative de la philosophie qui avait pour objet la
constitution interne et universelle des choses et s’articulait en ontologie, cosmologie,
monadologie, pneumatologie et théologie rationnelle. En collecteur d’informations patient
et infatigable qu’il était, Hegel commence dès les années de Stuttgart à assimiler le premier
noyau de cette considération abstraite et intellectualiste des objets de la raison qui
occupera dans l’Encyclopédie une bonne partie de l’exposition de la première position de la
pensée par rapport à l’objectivité.
À l’égard de cette métaphysique d’école, Hegel manifeste de l’indifférence ou, plus encore,
un refus. Comme produit de la raison raisonnante, elle est précisément ce dont il déclare ne
pas vouloir s’occuper, et qu’il entend tenir bien à l’écart des enquêtes qu’il mène sur la
religion populaire3. La métaphysique intellectualiste constitue une sorte de « système de la
tranquillité » qui, même s’il se présente comme « le grand et haut édifice de la connaissance
de Dieu, des devoirs humains et de la nature »4, est fort loin de pouvoir satisfaire les plus
authentiques besoins pratiques de l’homme. Toutefois, à mesure que les méditations de
jeunesse s’enrichissent de thèmes spéculatifs et s’alimentent de leur confrontation critique
avec les développements de la philosophie postkantienne, il est possible d’enregistrer
certains changements significatifs dans l’évaluation de la métaphysique et de sa fonction.
Lorsque dans la Préface à son écrit sur la positivité de la religion chrétienne Hegel
reconnaît que la recherche concernant le lien entre le fini et l’infini (qui constitue l’essence
de la religion), « menée à fond avec des concepts, aboutirait à l’examen métaphysique du
rapport entre le fini et l’infini »5, il est évident qu’ici « métaphysique » indique le caractère
d’un savoir qui ne peut plus être placé sur le même plan que la métaphysique d’école. Le
devoir de la métaphysique est plutô t d’établir « avec des concepts » que la source de toute
« positivité » se situe dans l’admission d’« un très puissant entièrement autre » et de
trouver, toujours avec des concepts, une médiation entre le fini et l’infini qui ne soit pas
concentrée en un seul individu, comme il advient dans le Christ, mais qui appartienne de
droit à tout homme6. Est tout aussi peu assimilable à la métaphysique intellectualiste la
fonction selon laquelle la métaphysique est proposée par Hegel au sein du profond
mouvement de renouvellement spirituel et politique qu’il décrit dans le fragment
d’Introduction à la Constitution de l’Allemagne : si « le souffle d’une vie meilleure a touché
cette époque », « son impulsion se nourrit de l’action de certains hommes de grand
caractère, du mouvement de peuples entiers, de la représentation de la nature et du destin
par les poètes »7. Mais tout cela ne suffit pas, parce qu’il manque, à l’action de l’individu ou
de la communauté comme à l’activité représentative, le sceau de la nécessité. Et celui-ci ne
peut venir que de la métaphysique : « c’est de la métaphysique que les limitations reçoivent
leurs propres bornes et leur nécessité dans la connexion au tout »8. Sous cette forme
renouvelée, la métaphysique est donc en rapport aussi bien avec ce qui est limité qu’avec la
totalité : elle assigne à ce qui est limité les confins qu’il ne peut pas franchir, mais en même
temps ce confinement ne signifie pas isolement, car au contraire c’est précisément en
traçant des frontières que la métaphysique insère le fini et le limité dans un réseau de
relations nécessaires qui articulent la structure de la totalité.
Si pendant ses années juvéniles de vagabondage parmi les besoins subordonnés des
hommes Hegel a toujours été guidé, de son propre aveu explicite, par l’impulsion vers la
science, à présent c’est précisément en connexion avec ces pensées qu’une telle impulsion
prend une forme réfléchie pour pouvoir se configurer en tant que système9. Dans ce
cheminement vers un aboutissement systématique, la métaphysique en vient à jouer le rô le
privilégié qui est attesté par l’activité didactique d’Iéna. Les cours de logique et
métaphysique portent cet intitulé non pas en simple hommage aux coutumes académiques,
mais en pleine attestation de la forme dualiste sous laquelle Hegel présente désormais la
première partie du système. Comme le révèle avec une évidence particulière la Reinschrift
de 1804/05, la Logique a pour rô le d’introduire à la Métaphysique à travers l’exposition
des formes de la pensée finie, gouvernées par une dialectique négative qui en montre le
caractère intrinsèquement contradictoire.
Tout cela est bien connu. La Logique d’Iéna est essentiellement une logique des
« rapports », précisément parce que les modes abstraits et défectueux de comprendre la
connaissance sont acheminés vers leur dissolution, mettant toute détermination finie « en
rapport » avec ce qu’elle exclut de soi dans la mesure où elle est limitée. La destruction de
la prétention à l’autosuffisance de la part du fini est ce que Hegel appelle « Vernichten » ou
« dialektisches Aufheben », destruction à laquelle il revient de permettre le passage de la
Logique à la Métaphysique.
Si la Logique est une logique des rapports finis, on pourrait dire, à l’inverse, que la
Métaphysique obéit à une logique de la totalité. Par opposition au système de limitations,
élaboré par le Verstand, et à l’amas désorganisé et confus de la connaissance empirique, la
Métaphysique brise et dépasse les modes défectueux de connaissance pour reconstituer un
tout de connaissance en mesure d’exprimer la vie et la constitution même de l’absolu.
Comme on le voit, dans ce dépassement, la configuration particulière que reçoit ici la
Métaphysique hégélienne reste fidèle à la signification la plus ancienne, la plus élémentaire,
du terme, en ce qu’elle se pose au-delà (metá) d’un cadre de déterminations unilatérales et
finies. La Métaphysique signifie alors actualiser une différence et savoir se maintenir dans
la pensée de la différence pour reconnaître un mode d’être du monde « autre » que celui
qui peuple immédiatement la conscience finie. Non pas pour créer un double du monde fini,
mais pour libérer celui-ci des limitations et pour le montrer tel qu’il est dans son essence,
c’est-à -dire infini.
La Métaphysique soustrait en effet « les moments du tout au processus dialectique et à la
suppression/sursomption (Aufhebung) dialectique », change les formes de la finitude, qui
disparaissent perpétuellement, en déterminations permanentes, et « transforme les
moments en principes absolus ». Mettant dès maintenant en évidence un trait qui restera
caractéristique de l’architecture formelle du système de la maturité de Hegel, le
dépassement de quelque chose (dans le cas présent, de la Logique) ne signifie pas ici pour
lui sa disparition définitive, tout au contraire : le dépassement est effectivement tel
précisément dans la mesure où il réussit à transporter, pour ainsi dire, et à sauver le
contenu de la Logique dans la Métaphysique, à travers une répétition qui est en même
temps une transformation radicale. Hegel écrit en effet que la Métaphysique « réfléchit en
elle-même la Logique tout entière », sauf que maintenant les déterminations logiques ne
sont plus soumises à des vicissitudes d’apparitions et de disparitions, mais sont rendues
aptes à exprimer des contenus qui, « n’étant plus à supprimer/sursumer, expriment l’être
absolu et l’essence de toutes les choses ».
Conclusion
En conclusion, nous pouvons nous poser la question : le caractère anticipateur que prend la
métaphysique transfigurée de la sorte, ce caractère anticipateur, qui n’a pu voir le jour que
grâ ce au plein développement du principe de la subjectivité, conserve-t-il encore un sens
pour nous aujourd’hui ? Y a-t-il des directions de recherche au sein desquelles la logique,
en tant que pro-physique, anticipe la compréhension que nous pouvons avoir de domaines
de réalité bien définis et peut encore fournir un secours pour leur intelligibilité ? Je crois
que la réponse peut être affirmative selon une pluralité de directions, parmi lesquelles j’en
choisirai une seule, qui concerne de très près notre subjectivité.
Si l’on considère la Science de la logique dans son ensemble, elle présente certains
caractères généraux qui la distinguent de façon particulière. Elle est essentiellement
constituée de processus, dont les caractères dominants sont la circularité et la récursivité.
En effet, les formes et les manières selon lesquelles les processus se manifestent ne se
perdent plus une fois qu’ils ont vu le jour, mais s’avèrent répétables et superposables à
plusieurs échelles et niveaux. Il en résulte une connectivité globale, dans laquelle le tout
pénètre simultanément chacun de ses propres niveaux. La processualité montre en outre
qu’elle est essentiellement une auto-organisation, au sens où les moments des différents
processus se forment par construction endogène et non pas à travers l’ajout de nouvelles
structures depuis l’extérieur (Kant dirait : per intussusceptionem et non per appositionem).
L’auto-organisation s’effectue quant à elle à travers deux mouvements entrelacés : le
premier va du maximum d’extériorité consenti entre les constituants des niveaux
inférieurs jusqu’au maximum d’intériorité et de puissance connective des niveaux
supérieurs ; le second mouvement prévoit par contre que chaque niveau rétro-agisse aussi
bien sur soi-même que sur les niveaux précédents, en sorte que les constituants de chaque
niveau se transforment et se modulent continuellement eux-mêmes à travers le processus
global. La rétro-action est essentielle, parce que tandis qu’elle semble fermer de manière
circulaire la processualité intrinsèque à un niveau déterminé, en réalité elle transforme le
niveau même et rouvre ainsi le processus. En effet, une fois qu’un niveau et ses constituants
retournent sur eux-mêmes les dynamiques qui leur sont propres, ils en sortent transformés
et ne sont plus ce qu’ils étaient auparavant. La fermeture d’un cycle est par conséquent
intrinsèquement projective et prédictive d’un mouvement ultérieur (le présent est, de
manière leibnizienne, porteur de futur). La règle conformément à laquelle cela advient est
simple et s’exerce sur chaque niveau : c’est le principe de la « négation déterminée », le
véritable moteur de toute processualité. Les interactions entre les différents composants
du système ne sont par contre ni simples ni simplifiables, mais sont spécifiques pour
chaque niveau. Chaque détermination, en ce qu’elle est en rapport négatif avec son propre
autre, déclenche une série de dynamiques spécifiques, en s’exposant à toutes les
transformations consenties par son niveau d’appartenance. Elle développe ainsi par elle-
même une inégalité ou une différenciation intrinsèques, qui finissent par mettre en crise sa
configuration initiale. Ce mouvement de crise n’a pas simplement pour résultat son
anéantissement, mais l’apparition d’une nouvelle détermination, enrichie, en comparaison
avec la précédente, par l’apport de sa multiforme relation à l’altérité. L’organisation qui en
résulte est certes de nature hiérarchique, au sens où les différents niveaux, bien que
distincts dans leurs fonctions et leurs dynamiques, ne se répartissent pas l’espace des
différentes phases en modules séparés, mais s’avèrent emboîtés les uns dans les autres, du
plus simple au plus complexe. Toutefois, en même temps, cette hiérarchie ne signifie pas
que la force qui soutient l’organisation est plus concentrée en certains points et moins en
d’autres. Elle est également distribuée partout, tant il est vrai que chaque partie composant
l’ensemble est en mesure de donner des informations concernant le système dans sa
totalité. Précisément pour le motif que les interactions sont si envahissantes, chaque point
du tout est équipotent et le tout lui-même se présente comme pleinement structuré. La
stabilité structurelle, enfin, va de pair avec la fermeture organisationnelle de l’ensemble, où
« fermeture » ne signifie aucunement indisponibilité au rapport à autre chose. Dans un
organisme vivant la stabilité interne et la définition précise des limites constituent la
condition de l’ouverture à l’environnement, et il en va de même pour la totalité logique.
Stabilité et fermeture, loin de l’isoler du monde, sont la condition même de son ouverture
au monde de la nature et de l’esprit.
Si ces caractéristiques définissent avec une approximation suffisante la singularité de la
logique hégélienne, elles peuvent contenir une indication intéressante sur sa capacité
anticipatrice. Mais pour pouvoir expliciter cette indication, je dois d’abord m’excuser
auprès de mes lecteurs pour ce qui ressemble peut-être à un répréhensible tour de
prestidigitation. La plupart des expressions que j’ai utilisées pour définir les caractères
généraux de la Science de la logique ne sont pas de moi, ce sont des citations directes ou
paraphrasées, tirées de textes de W. J. Freeman, de G. M. Edelman, d’A. R. Damasio et
d’autres spécialistes des neurosciences, à travers lesquelles ils illustrent l’organisation et
les dynamiques du cerveau.
En ce qui concerne les experts de Hegel, je peux seulement espérer leur indulgence si par
cette opération je me suis exposé à une méprise radicale sur la pensée logique hégélienne.
Concernant les scientifiques, je compte sur la très haute improbabilité que leurs yeux
tombent sur ces lignes, pour éviter d’augmenter leur proverbiale méfiance envers la
philosophie. Si par contre les caractères de la Science de la logique que j’ai cherché à mettre
en relief ne sont pas étrangers à la signification globale de cette œuvre et si pour les
illustrer j’ai pu mettre à profit des expressions conceptuelles qui sont employées pour
décrire les structures et les dynamiques du cerveau, cela pourrait signifier que la nature de
la pensée (telle qu’elle a été explorée par Hegel) et les caractères formels des dynamiques
neuronales (mises en lumière par la recherche contemporaine) ne sont peut-être pas
incompatibles entre eux. En d’autres termes, la façon dont Hegel a compris la processualité
du logos, sa capacité de se couler dans les interstices qui séparent de manière toujours plus
fine une structure d’une autre structure en même temps que son regard constamment
tourné vers la connectivité globale du tout peuvent contenir des secours et des indications
précieuses pour une prise conceptuelle toujours plus précise et cohérente sur les
articulations délicates et complexes de l’activité cérébrale. Si tel était le cas, la
transfiguration de la métaphysique accomplie par Hegel continuerait à offrir un
témoignage non négligeable de son efficacité.
Situation de la logique hégélienne
La situation doit indiquer le site ou le lieu. Elle doit le montrer (in den Ort weisen), mais elle
demandera aussi, selon Heidegger, qui en fut le penseur, que l’on se rende attentif à lui (den
Ort beachten). Alors seulement la situation ouvre la question du domaine ou de la contrée,
Gegend, « à laquelle appartient le site »1. Alors la situation « médite le site », bedenkt den
Ort.
Une « situation » de la logique hégélienne devrait elle aussi, quelle que soit l’ampleur du
regard dont elle serait ou non capable, procéder à une telle « indication », déployer une
telle « attention », montrer et aussi prendre garde. Mais comment celui qui se tournerait
vers une tâ che au premier abord si lointaine pourrait-il s’y orienter pour en commencer
l’exécution ? Comment procéder à l’« indication » ? Plusieurs possibilités apparaissent. Le
commencement pourra être donné par la logique elle-même, en son apparition inaugurale,
en 1812 (et finale, et même posthume, en 1832), ou en amont par le livre qui la précéda et
lui ouvrit le chemin en 1807, la Phénoménologie de l’esprit, ou en aval par celui qui la reprit,
concentrée, en lui-même, comme le premier de ses trois cercles, l’Encyclopédie de
Heidelberg, en 1817 (ou celle, ultime, de Berlin, en 1830). Ces trois « vues » ouvriront, la
première, le sens pur, éclos à partir de lui-même, du Logos hégélien, la deuxième, le chemin
qui conduit, introduit à cette extension initiale de son domaine, la troisième, la situation de
celui-ci dans le cercle final de l’Esprit absolu : dans l’œuvre ainsi le lieu éclô t à partir de lui-
même, après que le chemin a conduit jusqu’à lui, avant d’apparaître dans le regard altier du
Cercle des cercles, le Regard absolu, celui qui le voit s’ouvrir en lui comme son premier
cercle, rompant de lui-même à la fin sa propre clô ture. Le chemin nocturne de la
conscience, aveugle à lui-même jusqu’à son illumination finale, aura conduit jusqu’à
l’avènement à partir d’elle-même de la pure clarté logique, à sa transparence, qui se
découvre alors comme le cercle initial dans le Cercle final.
Mais une telle situation systématique, chemin faisant, accomplira aussi toujours à nouveau
l’expérience nécessaire d’une orientation dans la tradition, d’abord à partir de la sourde
réélaboration à laquelle, dans Hegel, à travers tout l’enseignement, tout le lent travail
d’Iéna, la logique elle-même aura été soumise2. Et peut-être alors faudra-t-il revenir,
radicalement, au sens même du Logos et de ce qui ainsi demeure grec dans Hegel, quitte à
se séparer de l’aire grecque, à quitter celle-ci au lieu même où cette pensée en accomplit
pourtant l’héritage. À la situation de la logique sera alors liée, pour des raisons encore
inapparentes, une autre question, non moins classique, et la tâ che d’une autre situation,
celle de la métaphysique. Mais l’origine de cette seconde question redoublant la première
sera, elle, dans l’énigme si frappante d’une disparition hégélienne de la métaphysique, et
ainsi remontera nécessairement, de son cô té, à la tradition qui s’efface au moment précis
où elle se recueille en Hegel : à partir de celle-ci, il faudra demander où, après Iéna qui
tentait encore d’en penser la différence avec la logique, est passée la métaphysique. Est-elle
passée dans la logique, et, selon la loi peut-être ambiguë d’un tel « passage », est-elle
supprimée ou plutô t, ou tout autant accomplie en elle ? Est-elle ailleurs, ou nulle part, n’a-t-
elle plus, dans Hegel, de site propre ? En quelle mesure les deux questions et les deux
tâ ches, les deux « situations », la situation systématique et la situation « historiale », sont
liées, seuls le chemin et l’expérience de la situation elle-même en feraient l’intégrale
épreuve.
Mais commençons avec ce qu’en écrit celui qui aura le premier indiqué la tâ che d’une
situation. Celle-ci, selon une loi constante, ne peut commencer qu’à partir d’un autre site
que celui de Hegel, et dans une autre langue que la sienne3. Un tel domaine, quel qu’il soit,
est déjà ouvert lorsque le regard de Heidegger se pose sur Hegel4. Ce qui viendra en
question immédiatement est le sens hégélien de la Wissenschaft. Wissenschaft apparaîtra
elle-même comme l’accomplissement de tout Wissen, de la Selbstgewissheit du sujet qui est
la « terre ferme », Land, écrivait lui-même Hegel, pour la modernité. « Sujet » est désormais
tout ce qui se déploie en présence, das Anwesende, et ainsi ce que la philosophie en tant que
telle a à connaître : « Die Philosophie ist die Wissenschaft geworden, weil sie Philosophie
bleibt »5. En tant que sujet c’est l’étant qui apparaît, et ainsi Seiendheit veut dire désormais,
selon un mot devenu sans doute trop « bien connu », Subjektität. Mais selon une telle
situation, qui ne serait toutefois elle-même éclaircie qu’avec la situation plus ample de ce
qui est grec et le demeure, ou non, dans Hegel, l’accomplissement de la philosophie comme
Science est celui d’une seule volonté, dans Hegel la volonté de l’absolu lui-même, sur
laquelle Heidegger avait décisivement insisté dans son commentaire de la Vorrede du livre
de 1807 : « Das Absolute ist schon an und fü r sich bei uns und will bei uns sein »6. Or la
philosophie ne veut pas d’autre volonté que celle-là. Il ne s’agit pas, avec la Science, de
« méthode » ou de « résultats » : il s’agit de l’accomplissement de cette unique volonté, et
par elle, par son chemin, de la παρουσία, du Bei-uns-sein, comme Heidegger traduit lui-
même. Or une telle volonté s’accomplit dans Hegel sur le mode qu’indique en lui-même le
simple nom de l’absolu. Celui-ci est pensé par Heidegger à partir de la dissolution des liens
qui marquent son avènement comme Vérité-certitude. Absolu est ce qui a accompli et ne
cesse d’accomplir l’absolution par laquelle il se délie et se sépare (sich loslösen) de toute
relation à ce qui se tient devant lui en guise d’objet. À ce détachement, Heidegger donne le
nom d’Absolvenz : c’est une telle « absolvence » qui doit aller jusqu’à son accomplissement
sans réserve pour que la certitude de soi s’accomplisse elle-même en son essence, pour que
s’ouvre autrement dit le domaine du Libre qui lui est propre, das Freie ihres Wesens, tel qu’il
prévaut comme cette « terre »-là , la terre du sujet7. La question deviendra pour nous :
Quelle est la volonté qui règne en une telle « absolvence » ? Et quel est le sens même de son
règne ? Quelle est la volonté de l’absolu, en laquelle il s’approche de lui-même, « veut » être
auprès de nous et auprès de soi-même ?8 La méditation heideggerienne de cette question
aura conduit jusqu’au Gestell, jusqu’à son domaine essentiel. Nos propres remarques, ne
conduisant qu’une partie de l’expérience en vue d’une telle « situation », prétendent
seulement identifier quelques traits de la « volonté » énigmatique qui commande, d’un seul
geste, la « situation » de la logique et le sens de la « disparition » de la métaphysique. La
question devra rester pour nous ouverte de savoir si ces traits conduisent à ce lieu-là ,
indiqué par Heidegger, et à son danger, autrement dit s’ils appartiennent encore au
domaine de « ce qui est grec ».
L’approche elle-même « absolvante », dissolvante de l’absolu, qui est toujours dans Hegel
« approche en retour », l’approche propre à celui qui va à cela dont lui-même vient, et qui
vient par là tout autant à lui-même (aller au Savoir absolu, pour une conscience, c’est pour
lui venir à soi par elle et pour elle venir à elle-même en lui : l’un et l’autre ne forment qu’une
seule expérience, celle du détachement, celle de l’Absolvenz) – l’approche qui revient, tout
le livre de 1807 la conduit jusqu’à l’ouverture de ce domaine qui, lorsqu’il s’ouvrira, aura
déjà repris en lui-même le chemin qui avait conduit jusqu’à lui, dans une sorte d’ouverture
en retour : en sorte que le cercle s’ouvre toujours dans Hegel sur le mode de l’accueil en lui-
même, et qu’ainsi rien n’est moins fermé qu’un tel cercle qui ne cesse d’ouvrir à nouveau
des chemins laissant venir jusqu’à lui, autant de chemins qui se laissent pourtant
rassembler en cet unique mode d’être, cet unique sens d’être, l’être pour un autre, l’« il y a
quelque chose pour elle », es ist etwas für dasselbe, qui est le trait propre du Bewusst-sein.
La Science selon Hegel est par excellence accueil, qui laisse venir jusqu’à elle : le mode de
cette venue s’appelle conscience. S’il s’agit de volonté, comme le pense Heidegger – mais
comme Hegel d’abord l’écrit –, alors une telle volonté sous le nom du concept est par
excellence hospitalière pour cela, pour celui qui vient au-devant d’elle sur un chemin
qu’elle-même à chaque fois ouvre jusqu’à elle, mais qui est aussi, pour elle, l’unique chemin,
son chemin jusqu’à soi. La Science aime tout désir de savoir qui est déjà en son essence elle-
même, la volonté qu’elle est déjà . C’est à partir d’une telle volonté que la logique doit aussi
être située, son lieu commençant alors peut-être à devenir visible.
Très frappante est cependant l’entrée en scène de la logique, apparaissant dans la Préface
de 1812 sur les ruines de la métaphysique en tous ses massifs, Hegel évoquant en passant
la constitution de celle-ci en ontologie, psychologie, cosmologie et théologie, qui donnait
encore de loin la structure déjà mouvante du grand fragment d’Iéna. Disparition en vérité si
radicale qu’elle est celle de tout Interesse pour elle, autrement dit de ce que Kant avait
pensé comme son cœur, son sens premier, commandant toute la dimension théorétique en
laquelle elle déploie ses préoccupations spéculatives : intérêt pratique, c’est-à -dire, dans la
langue de Hegel, spirituel objectif. C’est ce cœur-là qui ne bat plus : situation digne d’être
notée, merkwürdig, car elle n’est pas celle de quelques savants et professeurs. Elle est, dans
le texte hégélien, celle d’un peuple : c’est lui qui a perdu une métaphysique qui était en effet
la sienne. Ce qui veut dire : l’esprit lui-même a perdu l’élément dans lequel il se préoccupait
de son sens le plus pur. Une telle situation est énigmatique. Hegel écrit, exactement : « So
merkwü rdig ist es wenigstens, wenn ein Volk seine Metaphysik verliert, wenn der mit
seinem reinen Wesen sich beschä ftigende Geist kein wirkliches Dasein mehr in demselben
hat ». La métaphysique appartient à l’esprit, elle est l’existence effective de son souci pur,
de la préoccupation tournée, en lui, vers son sens d’être intime. Un tel Dasein, comparé à la
vie éthique, puisqu’il est lui-même alors considéré, non pas dans sa dimension
rigoureusement théorétique, c’est-à -dire spirituelle absolue, mais sur le plan de l’esprit
objectif, est la métaphysique comme activité ou Geschäft, science ou discipline, non
seulement dans les livres et à l’Université, dans la Faculté de philosophie dont Kant avait
déjà médité l’institution par l’É tat, mais dans toute l’étude, qui est l’élément de son
existence « plus seule avec soi et plus silencieuse vers le dehors », telle que pourtant celle-
ci irradie d’un cœur vivant, intime, que Kant déjà avait aperçu en sa dimension ultimement
pratique, et dans cette mesure « cosmique », et que Hegel situe dans le peuple lui-même,
l’intérêt pour elle. C’est un tel Interesse cosmique qui appartient fondamentalement à la
Sittlichkeit, même si l’étude n’en est réservée qu’à quelques-uns. Or tout cela, cet être-là de
l’esprit, s’est éteint. Plus radicalement cependant, un tel effacement voudra dire que la vie
éthique a perdu ce qui était son centre absolu : l’esprit objectif s’est délié de celui qui est plus
haut que lui, l’esprit absolu. Que s’est-il passé, où la métaphysique est-elle passée ? Au juste,
ce qui s’est effacé – et par conséquent ce qu’était la métaphysique disparue –, c’est le lieu
pour un tel souci spirituel, le souci pour le sens d’être, Wesen, de Geist lui-même. Telle est la
dimension qu’il faudra surtout retenir : dans la métaphysique il s’agit ou il s’agissait du
Wesen de l’esprit lui-même. Restera à mesurer ce que veut dire ici Wesen. La « situation »
est marquée, quoi qu’il en soit, par l’absence d’une métaphysique désormais verschwunden.
Il faut penser à nouveau à ce qu’en avait écrit Kant dans l’Architectonique, à cet
« achèvement de toute culture de la raison humaine », « die Vollendung aller Kultur der
menschlichen Vernunft », pour mesurer plus justement la vision que Hegel décrit au
moment de donner le sens de cet Untergang : « Indem so die Wissenschaft und der gemeine
Menschenverstand sich in die Hä nde arbeiteten, den Untergang der Metaphysik zu
bewirken, so schien das sonderbare Schauspiel herbeigefü hrt zu werden, ein gebildetes
Volk ohne Metaphysik zu sehen ; – wie einen sonst mannigfaltig ausgeschmü ckten Tempel
ohne Allerheiligstes ». Alliance étrange et « populaire » de la science et de « l’entendement
humain commun » qui aura justement trouvé dans un kantisme exotérique la « doctrine »
d’une telle disparition du spéculatif, et avec celui-ci, dont le sens kantien est ici
volontairement redoublé de sa transfiguration hégélienne, aura accompli la destruction du
centre, du cœur absolu de toute Bildung. Il vaudra à cet égard la peine de retenir la
comparaison avec la religion et le lieu de son culte, qui indique elle aussi la disparition d’un
domaine, le domaine absolu, le domaine du saint, ou plutô t : le domaine du divin. Temple
dont le sanctuaire est désormais introuvable, la culture, et le peuple dont elle est la
substance, sont eux-mêmes, avec l’effondrement de la métaphysique, devenus vides. En un
sens il ne s’agira que du divin en cette disparition, comme l’atteste d’ailleurs le retrait de la
garde théologique qui veillait jusqu’à présent sur les « Mystères spéculatifs ». Tout cela
s’est retiré, tout a disparu, le temple est vide, le peuple a perdu son propre centre, le Geist a
perdu son propre cœur. Non moins saisissante est alors une autre disparition, en ce qu’il
faut déjà appeler notre monde, que Hegel pense en une très étrange correspondance
(entsprechend) avec celle de la métaphysique et surtout de sa garde théologique, et qui
donnera aussi une indication sur le sens de cette mystérieuse existence disparue de la
métaphysique : Hegel relève en effet la disparition de « ces solitaires », jene Einsamen,
autrefois « sacrifiés par leur peuple » et « séparés » (aufgeopfert, ausgeschieden), comme
envoyés par lui, qui se tenaient au service de la « contemplation de l’éternel ». Même et
unique fin des ténèbres (Finsternisse) spéculatives, de « l’occupation sans couleur de
l’esprit tourné en soi avec soi-même ». La disparition de la métaphysique est la disparition
d’une certaine sorte de solitude, la solitude de l’étude, en laquelle l’esprit seul avec lui-même
se tournait vers soi, vers son sens absolu. Ce qui s’est effacé, de la façon la plus étrange, c’est
le rapport à soi intime de l’esprit, la préoccupation pour son propre sens d’être, le souci
pour son sens absolu.
Hegel présente alors lui-même la situation de la logique en regard de la métaphysique. La
situation porte la marque de der neue Geist qui a vu le jour avec l’exigence indiquée par le
nom même de die Wissenschaft, et la Vorrede de 1812 répond à cet égard très précisément à
la grande explication avec notre monde commencée en 1807. Mais si le moment est venu
d’accomplir la logique, dans une époque marquée par la disparition de la métaphysique et
l’« étrange spectacle », comment penser alors l’identité rigoureusement affirmée de l’une,
die logische Wissenschaft, avec l’autre, du moins l’autre lorsqu’elle est authentique, die
eigentliche Metaphysik oder reine spekulative Philosophie ? Quel est le sens de cette
Eigentlichkeit ? Il faudra, avant toute autre considération, retenir un trait constant de toute
« situation » hégélienne, qui est toujours situation dans l’esprit : c’est toujours au point du
plus grand danger, de la perte la plus profonde et du dénuement le plus exposé, au lieu sans
protection où les anciens remparts sont à jamais ruinés, qu’advient, silencieusement mais
soudainement, l’accomplissement du sens le plus haut. Ce n’est que dans le temps du
danger des dangers, la détresse de la subjectivité la plus vide, la plus éloignée, en sa
décision souveraine, arbitraire, de la substantialité du sens et de toute nécessité, que
s’éveille aussi, dans la contingence et la fragilité qui marquent tout avènement en tant que
tel, autrement dit toute histoire, le Savoir absolu. Là où la subjectivité vide, en son ironie, en
son nihilisme, est devenue le Maître du sens et de la Loi, advient le détachement ultime par
lequel le sujet se sacrifie et se fait lui-même l’Acte du sens. C’est alors, dans l’étrangeté
même de sa disparition moderne, que la métaphysique s’accomplit comme logique.
Lorsque le cœur ne bat plus, dans le vide d’un temple que n’habite plus le divin, dans
l’absence de sens de la culture, paraît, apparaît la Science de la logique. Elle ne restaure rien
de ce qui est révolu, elle accomplit, comme Hegel ne cesse d’y insister, le Nouveau, sur « le
chemin qui se construit lui-même » (auf diesem sich selbst konstruierenden Wege) qui seul
est la Science : elle recueille et déploie l’accomplissement de Geist, elle rassemble, comme le
fait toujours le Concept, autrement dit le spéculatif, qui toujours consiste, en tout et pour
tout, à rassembler ses pensées. Recueil qui demeure cependant toujours lui-même un Acte,
celui de la conscience pensante, dans sa nouvelle solitude, puisque l’avènement de la
logique est aussi celui d’une nouvelle solitude. Nouvelle, la solitude logique, comme la
solitude métaphysique qu’avait recueillie la garde théologique, n’en aura pas moins
toujours pour centre le divin. Si Hegel pense alors à Jean, au πνεῦ μα τῆ ς ά ληθείας, qui
« vous conduira dans la vérité tout entière » (ὁ δηγή σει ὑ μᾶ ς ἐν τῇ ά ληθείᾳ πά σῃ) (16, 13),
il n’y a là en effet aucun hasard. Le logique est le chemin qui ouvre le domaine de l’ά ληθεία :
il est ce domaine lui-même. Mais dans la culture l’étude de la logique aura le sens d’un tel
chemin dans la vérité, d’une ascèse libératrice : l’absolu est libérateur, parce qu’il est le
Libre, et l’étude de la logique est l’éducation absolue de la conscience : « Das System der
Logik ist das Reich der Schatten, die Welt der einfachen Wesenheiten, von aller sinnlichen
Konkretion befreit. Das Studium dieser Wissenschaft, der Aufenthalt und die Arbeit in
diesem Schattenreich ist die absolute Bildung und Zucht des Bewusstseins ». Le royaume
de la vérité est le royaume des ombres, et la philosophie elle-même n’aura jamais les
couleurs de la vie. Mais la conscience, dans la fréquentation des ombres, le labeur
libérateur au milieu des essences logiques, est élevée à l’intensité absolue de la Science.
L’absolute Bildung logique apparaît ainsi dans le temple vide de la culture, dans le Saint des
saints déserté par la métaphysique. Mais regardons de plus près : de quoi la conscience,
dans son éducation absolue à l’abstraction, sera-t-elle, au juste, libérée ? Des « buts
sensibles » de la volonté, des « sentiments », du « monde de la représentation simplement
visé », de « la contingence du penser raisonnant et de l’arbitre », des « raisons ou raisons
opposées ». La libération logique laisse toute cette dimension arbitraire et sensible, tout ce
penser représentatif, autrement dit tout ce qui relève de la conscience : la conscience se
laisse elle-même et toute sa visée pour accéder au domaine de l’ά ληθεία, qui est le domaine
du Libre. Mais ce royaume lointain et le travail « dans le lointain » (l’étude de la logique est
« fernes Geschä ft, Geschä ft in dem Fernhalten », écrit Hegel) ne s’étend pas ailleurs, il ne
flotte pas quelque part. Dans le lointain, et le détachement qui éloigne, le détachement
logique, il s’agira au contraire de tout recevoir (aufnehmen), de tout saisir (erfassen), de
tout tenir fermement (festhalten) « dans la forme du rationnel », tout, précisément, de « la
diversité particulière des connaissances et des sciences », d’aller à l’essentiel en tout ce qui
est comme en tout ce qui est connu. Le logique alors n’est plus l’abstrait, il devient « le
contenu de toutes vérités », lui-même l’universel qui saisit l’essence de tout particulier,
« l’absolument vrai ». Le regard logique de l’esprit « dans la vérité tout entière », c’est-à -
dire dans lui-même, voit, dans tout ce qui est, c’est-à -dire dans l’esprit, le Wesen.
Mais d’abord cet accomplissement, qu’il faut dire geschichtlich, de la logique, comme
accomplissement de la métaphysique, aura été rendu possible par l’ouverture
phénoménologique de son domaine, comme Hegel dès la Vorrede de 1812 ne manquait pas
de le rappeler : or cette ouverture est en vérité la mise à découvert de ce qui était déjà le
fond, le Sens déjà partout à l’œuvre dans la Fortbewegung de la conscience. Le domaine qui
s’ouvre apparaît comme déjà ouvert, et en vérité le chemin de la conscience en
présupposait déjà l’extension : à quelle profondeur cependant, c’est ce que nous ne
pouvons encore clairement voir, et Geist n’aura pas d’autre sens que de donner à penser
une telle profondeur. Alors pourtant la « situation » apparaît déjà sous un nouveau jour.
L’Erscheinung qui s’appelle conscience sur son chemin se défait d’elle-même, se supprime
devant l’ouverture, qu’elle-même accomplit lorsqu’elle se sacrifie pour elle, du domaine de
son contenu pur. (Un tel acte pur advient à chaque instant de la pensée, qui ne fait qu’un
avec un tel sacrifice : le domaine logique ne cesse d’éclore dans l’acte d’un sacrifice
– toujours celui d’une conscience, c’est-à-dire d’un savoir fini : telle est la loi, et de la finitude,
et de l’absolu lui-même, la loi de la Menschwerdung en laquelle il n’accomplit rien d’autre
que son absoluité). « Pur » a le sens de ce qui provient d’une telle dissolution, de l’Absolvenz
en laquelle la conscience (qui est, en tout et pour tout, un sens d’être, Bewusst-sein) s’est
détachée d’elle-même pour s’accomplir dans le savoir dont elle était originairement
parente, le savoir qui est sa provenance, le Savoir pur. Reines Wissen qui non seulement a
désormais un objet nouveau, mais surtout a un objet en un autre sens que le Bewusstein en
avait lui-même un se tenant alors devant elle : la « pureté » indique dans cet objet qu’il n’est
justement plus un objet, que « cela » n’est plus là pour lui, mais désormais se tient sous le
sens de cette conjonction d’abord énigmatique qui porte en elle la pureté hégélienne, et par
conséquent le sens même de la métaphysique : an und für sich. Quel est cet objet en un
nouveau sens, l’objet « métaphysique » qui n’est plus pour un autre, mais s’élève an und für
sich, à partir de lui-même, à même soi, pour soi, où il faudra d’abord entendre le
dépassement du Rapport de conscience, qui en est pourtant toujours l’élément d’existence
(il faut toujours une conscience : dès qu’il y a pensée, il y a une conscience pensante ; le
domaine logique s’ouvre par conséquent lui-même toujours dans une conscience) ? Cet
« objet » métaphysique, qui est celui de la logique, est ce que Hegel nomme « ces
essentialités pures », jene reinen Wesenheiten. Wesen, une seconde fois, dit l’« objet » de la
métaphysique, aussi dans sa version authentique, en tant que logique. La première fois, il
s’agissait du Wesen de l’esprit se tournant vers lui-même. Or « ces essentialités pures »
forment à nouveau dans le jeu de leur mouvement le même Wesen spirituel. Les essences
logiques sont l’essence même de l’esprit. Dans la pureté des Wesenheiten formant le
domaine, le chemin logiques, le domaine et le chemin se mouvant d’eux-mêmes, il ne s’agit
que de l’esprit. Au sujet de telles « essentialités » Hegel écrit : « Sie sind die reinen
Gedanken, der sein Wesen denkende Geist ». Elles sont elles-mêmes et les pensées de
l’esprit, et l’esprit qui les pense : en elles l’esprit se pense lui-même, comme c’était déjà le
cas dans la métaphysique. Alors : L’être ou le sens d’être, Wesen, dont il s’agit dans la
métaphysique authentique en tant que logique, n’est autre que celui de l’esprit. La logique
est déjà philosophie de l’esprit. Le logique, en tant que contenu, est en ce sens déjà le
spirituel. Un tel contenu logique-spirituel, contenu pensé dans la logique, est aussi le
pensant en elle : les pensées sont la pensée, le penser, le noème est identique à la noèse, se
pensant elle-même, recueillie dans une conscience qui se fait elle. Il y a la pensée, mais il y a
toujours quelqu’un qui pense. Le sujet de la logique, aussi lorsque, nécessairement, il tombe
lui-même dans une conscience (qui écrit, qui lit, qui médite), est déjà l’esprit, et même
l’esprit absolu. Cela veut dire que le domaine de l’esprit, celui de l’esprit en son Absolvenz
accomplie, est déjà ouvert lorsque s’ouvre la logique. La νό ησις νοή σεως, qui sera atteinte à
la fin, a déjà commencé : mais tout, toujours, a déjà commencé, avant que « nous » n’y
venions, avant que « nous » n’en prenions conscience. Rien pourtant, sans nous, n’a
commencé vraiment. Le troisième cercle, qui sera celui du Geist, entoure déjà le cœur
logique en lequel il atteint la plus grande profondeur de son sens, son Allerheiligstes, son
ἄ δυτον, ce qu’il y a de divin en lui, ses pensées divines. La logique n’est pas seulement le
commencement du chemin encyclopédique, elle en est le centre, le cercle central, le cœur
rayonnant, et son élargissement sera son extension toujours plus grande, irradiante et
toujours plus englobante, jusqu’à ce Cercle qui a tous les autres en lui-même, l’esprit
absolu, qui existera alors dans la figure d’un Livre (autrement dit selon la pauvreté de
l’être, pauvre en effet même lorsqu’il est l’être-écrit, cet être ambigu de la langue portée sur
le papier), mais surtout dans la conscience qui le lit, qui le pense, dans l’Acte auquel elle-
même s’élève et se sacrifie. La logique n’est pas le tout, mais le cœur qui bat en tout, la
pulsation silencieuse du tout, qu’il est possible, faisant silence, d’entendre partout, dans le
lieu le plus nu, le moindre étant, la chose la plus pauvre ou la plus belle vision. La Science
recueille dans la logique ses pensées, ses premières et plus radicales pensées : mais parce
qu’elles sont elles-mêmes déjà la venue au jour de la Science, le surgissement de celle-ci à
partir de rien, elles sont elles-mêmes pensantes, esprit se pensant lui-même en recueillant
le déploiement libre de pensées qui toutes sont déjà lui-même : « Ihre Selbstbewegung ist
ihr geistiges Leben und ist das, wodurch sich die Wissenschaft konstituiert und dessen
Darstellung sie ist ». Dans la pauvreté du commencement pur, le Sein, sonst nichts, l’esprit
absolu s’affirme déjà , se pense déjà , vit déjà , mais alors sur son mode le plus humble, dans
la plus humble mais la plus profonde de ses pensées : Sein. L’« Il y a » initial appartient déjà
à cela ou à celui qui est à venir et viendra d’un tel commencement, qui s’est déjà ouvert
bien qu’il demeure à rejoindre : sur le chemin qui commence c’est lui-même qui commence
à venir à lui-même. Il revient ainsi au même, selon une opposition classique, de penser la
logique en tant que métaphysique authentique ou de situer la métaphysique disparue dans
l’esprit absolu. Car la logique s’ouvre dans l’esprit absolu en tant que celui-ci pense son
sens d’être intime, le plus pur, le plus profond. La singulière existence objective, pratique,
de la métaphysique fut elle-même l’être-là d’un tel souci absolu de l’esprit, qui, c’est la loi
de son sens absolu, existe toujours sur le mode fini de sa donation sans réserve aux
consciences. Et comme le Savoir absolu n’a pas d’autre contenu que la conscience, sa
propre apparition dans le déchirement du Deux, l’esprit absolu n’a pas d’autre contenu que
le chemin jusqu’à lui, puisque la philosophie, pas davantage que l’art ou la religion, ne voit
s’étendre un autre domaine, « métaphysique », zone étrange et flottante qui s’ouvrirait
quelque part : or ce chemin est entièrement un chemin logique, puisque le logique y est
partout la Vie pure qui s’écoule en elle-même comme en tout ce qui n’est pas elle. Le Cercle
spirituel qui s’est ouvert à la fin de la Phénoménologie s’ouvre d’emblée avec son sens le
plus intérieur et le plus simple : un tel sens se dit encore, dans Hegel, selon la langue de la
métaphysique, Sein. Geist n’est rien d’autre que l’accomplissement du sens de Sein. La
situation de la logique indiquera donc dans le Cercle des cercles le plus intérieur, le cœur,
comme le domaine de cet « Il y a » pur qui est déjà l’ouverture du Wesen spirituel. Un tel
domaine sera le domaine de la métaphysique : il présentera, dans l’esprit absolu, l’esprit se
pensant lui-même en son sens pur, son sens le plus profond, le sens logique, il s’ouvrira là
où l’esprit ne pense pas « sur quelque chose » (« Es ist in ihr nicht um ein Denken ü ber
etwas », écrira Hegel), mais où la Vérité, la Chose en question, est elle-même pensante, est
ainsi « la forme absolue même ». La description de ce domaine de la logique sera sans doute
à son tour « trop connue » : « Dieses Reich ist die Wahrheit selbst, wie sie ohne Hü lle an
(und) fü r sich selbst ist ; man kann sich deswegen ausdrü cken, dass dieser Inhalt die
Darstellung Gottes ist, wie er in seinem ewigen Wesen vor der Erschaffung der Natur und
eines endlichen Geistes ist ». La métaphysique cependant n’a pas d’autre sens, ni d’autre
étendue. Qu’il s’agisse d’un « royaume » indique qu’il s’étend en effet comme un domaine, le
domaine de la pensée, où règne la pensée pure : règne tranquille et sans violence, règne
ouvert où s’étend la pensée qui n’a pas encore, en tant que logique, à percer à travers son
autre, comme elle le devra dans la nature, son obscurité, la sauvagerie de celle qui est
toujours pour Hegel étrangère au Sens, en laquelle par conséquent celui-ci ne sera jamais
« chez lui ». Le domaine de la logique est identique à die Wahrheit, autrement dit il est celui
de la manifestation sans réserve, celui du non-retrait qui dans Hegel s’appelle précisément
esprit, parvenant lui-même à une telle clarté dans la dimension absolue de la
Durchsichtigkeit qui s’ouvre « sans voile » lorsque la conscience se supprime, s’accomplit.
An und für sich de son cô té dit ce dépassement du rapport de conscience, le sens d’être de
tout ce qui se présente sur ce chemin de la Science, dans le royaume logique. Tout ce qui
apparaît dans le développement du Concept n’« apparaît » pas au sens de la conscience,
mais commence « à même soi » et « pour soi », allant, sur le chemin qui se reprend à chaque
instant totalement en lui-même, jusqu’à la concentration finale de l’Idée absolue (puisque
tout dans l’esprit va à la concentration, à la densité, à la simplicité, à la Profondeur). La
vérité apparaît et se déploie alors « elle-même », pour ainsi dire « en personne », selbst
(Hegel à la fin écrira : Persönlichkeit). En un sens, le hégélianisme tient entièrement dans un
tel Selbst, en lequel se concentre la liberté de tout ce qui s’avance jusqu’à son propre sens,
ici la liberté du Sens lui-même s’avançant dans la lumière logique. Alors s’accomplit aussi la
Darstellung Gottes : en quel sens il s’agit du divin, nous avons commencé à l’apercevoir dans
le temple vide. C’est, à nouveau, son sens d’être, Wesen, qui sera le centre. Si la religion est
la conscience de soi de l’essence absolue, le Savoir absolu supprimant ce qui reste de
conscience en celle-ci atteint à la transparence du Logos, de l’an und für sich. Mais alors,
dans le premier cercle du Savoir absolu, le contenu logique n’est autre que l’essence de
Dieu : en chacune des déterminités logiques, à commencer par Sein, c’est le sens de Gott qui
sera ainsi plus précisément pensé. Mais Wesen Gottes veut dire la même chose que Wesen
des Geistes : si le contenu logique est déjà contenu spirituel, il est le contenu absolu, éternel,
d’un tel esprit, et par conséquent le sens d’être, le sens de « Ê tre » qu’il décline, est aussi le
sens de θεό ς. Τοῦ το γὰ ρ ὁ θεό ς : les mots du livre Lambda de la Métaphysique, lorsque le
livre du système, son existence finie, se refermera, donneront ce qui fut déjà le contenu non
pas seulement initial mais central du Savoir absolu, « ce qui est le meilleur par soi »,
recueilli dans la pensée, la νό ησις qui est elle-même par soi. Pour la situation de la logique,
la conséquence est majeure : en elle se déploie le cœur de la « théologie » hégélienne. Dans
l’Idée logique il ne s’agit de rien d’autre que du sens de θεό ς. Mais c’est comme Esprit, et
par conséquent comme « Religion » (« Religion », indique Hegel, signifie la sphère entière
de l’esprit absolu), accomplissement de la manifestation, que l’Idée, le θεό ς et son contenu
logique, accompliront leur absoluité, l’absolu de la Donation sans réserve : l’Idée logique a
pour sens absolu de se sacrifier et de s’unir à ce qui n’est pas elle. Geist est le nom de ce qui
a traversé un tel sacrifice. Natur est le nom du lieu où il est accompli, ne cesse de
s’accomplir. Il n’y a pas de domaine absolu qui ne rompe son cercle d’absoluité, il n’est pas
d’absolu qui ne se brise, ne veuille se briser, avant de guérir. Le domaine logique est le
domaine de cette extension du Sens, de la pensée, avant la création, autrement dit avant la
Décision par laquelle l’Idée logique « laisse librement aller hors d’elle-même » – rien
d’autre qu’elle-même selon le premier moment d’elle-même, Sein, elle-même en tant
qu’immédiateté, elle-même en tant que nature. Le domaine logique est, lui, le domaine pur
de toute contingence, laquelle sera pour la première fois ouverte par une telle Décision, et
plus originaire que toute conscience, qui est le nom de toute finitude dans l’esprit. Mais
« pur » et « originaire » ne veulent pas dire qu’un tel domaine se tiendrait plus haut qu’eux,
comme flottant quelque part : la contingence et la finitude sont l’une et l’autre pour le
Logos le seul chemin de son accomplissement, elles forment le lieu dans lequel s’ouvre le
domaine logique, car le cœur logique ne cesse de battre en elles. Tout apparaît, tout se
donne dans l’expérience, et tout se recueille dans une conscience, même la logique : le
domaine logique s’ouvre par conséquent dans la nouvelle solitude de la conscience faisant
silence vers le dehors, lorsque l’esprit en elle se tourne, un jour, aujourd’hui, vers soi : alors
Dieu, en cette conscience peut-être solitaire, est présent. La métaphysique disparue avec sa
solitude ancienne, dans le désert de l’intérêt moderne, celui de la subjectivité et de son
autorité absolue, se recueille chaque jour dans la nouvelle solitude logique et son
« occupation dans le lointain », la recollection d’une conscience qui se souvient du
commencement pur, Sein, sonst nichts, et ira jusqu’au bout de son avènement, de sa
concentration, jusqu’à la « Personnalité pure » qui en est l’intensification absolue. Elle
aussi, à présent, comme l’ancienne solitude métaphysique, est peut-être en quelque sens
envoyée, « sacrifiée » et « séparée » par son peuple.
Mais alors, au centre de la « situation » ainsi à peine indiquée, qu’en sera-t-il de la Volonté
de l’absolu ? En sa décision l’absolu « veut être auprès de nous ». Lorsque la conscience sur
son chemin de sacrifice, le chemin de tourments qui est aussi celui de son accomplissement,
va à lui, allant à l’ouverture du domaine du Logos, à la Science où l’esprit regardera dans
soi, supprimant chemin faisant ce qui est son trait d’être propre, la scission en Deux, c’est
l’esprit, auquel elle appartient déjà , qui accomplit tout autant une telle volonté, c’est l’esprit
qui s’approche. Tel est le renversement : de la venue de l’esprit dans la présence en la
figure d’une conscience se dépouillant de ses figures, jusqu’à ce qu’elle parvienne à la
Figure sans figure. Mais à vrai dire, pour Hegel, il est déjà venu, et cette venue, telle que la
religion accomplie en a recueilli la représentation, est aussi le sol pour l’ouverture,
aujourd’hui, dans la conscience, du domaine de la Science. Si les pensées logiques forment,
dans leur contenu, la Darstellung Gottes avant la création, pour autant leur présence dans
une conscience n’advient qu’après la Menschwerdung par laquelle l’absolu a déjà accompli
la volonté du bei uns sein. Avec la religion manifeste, l’esprit a déjà atteint le contenu
absolu : alors, comme toujours, « le concept opère la liaison en vertu de laquelle le contenu
est le propre faire du Soi », écrit Hegel. Pascal notait : « Il a fallu que la vérité soit venue afin
que l’homme ne véquît plus pour soi-même ». Pour Hegel aussi, en un autre sens, qui du
moins ne laisse plus de voiles ni de figures, la vérité est déjà venue et doit être venue avant
que la certitude ne devînt la figure de son existence et qu’elle n’apparû t, dans le concept,
« dans la forme du savoir de soi-même ». Une telle venue en présence dans le concept est
l’anéantissement du temps, qui marque encore la dimension de la représentation :
pourtant, selon la loi même de toute expérience, il a fallu que la vérité vînt dans le temps
avant de venir dans le concept. Le concept efface le temps, qui n’est rien d’autre que la
forme de son existence avant qu’il ne vienne lui-même en présence. Venue qui pour autant
s’accomplit elle aussi dans le temps, dans l’expérience d’une conscience, et seulement
quand le temps lui-même est venu, comme le rappelle la Vorrede de 1807 : « Dass die
Erhebung der Philosophie zur Wissenschaft an der Zeit ist… ». Il faut que l’expérience ait eu
lieu, il faut qu’une sorte de rencontre ait eu lieu, pour que le domaine où tout se tient an
sich vienne à s’ouvrir devant et pour une conscience. C’est seulement dans l’ouverture de
cette expérience que l’esprit se met en mouvement et qu’apparaît le für sich : autrement dit
un sujet. Sans la substance il n’y aura jamais de sujet. Sans la religion manifeste, la Science
n’apparaît en aucune conscience, en aucune sorte d’effectivité.
La question restera décidément ouverte, à partir de là , de savoir ce qui demeure grec en cet
achèvement logique de la métaphysique, à l’époque de la disparition subjective de celle-ci,
et si une telle volonté, qui s’avance dans le Logos, est elle-même grecque en son essence,
lorsqu’elle s’accomplit en tant que reine Persönlichkeit, qui est le cœur de l’esprit, comme
elle est l’accomplissement du Logos. Le royaume de la vérité est le royaume de la
personnalité, qui est le dernier mot, le dernier nom, l’accomplissement le plus haut, le plus
dense, le plus profond pour la simplicité de Sein. Mais cela est-il encore grec ? L’ά ληθεία est
quelqu’un.
La logique de la liberté, c’est la liberté du logique
Que la Science de la logique n’ait pas seulement affaire avec la vérité (et moins encore avec
la rectitude formelle des énoncés ou la validité des inférences), mais aussi et surtout avec la
liberté, c’est là quelque chose sur quoi Hegel insiste de manière explicite et à maintes
reprises, notamment dans la préface à la seconde édition de la Logique de l’être. La logique
est ainsi, en premier lieu, une logique de la liberté, c’est-à -dire de la libération des
contraintes par lesquelles le monde sensible nous retient, passifs, en son pouvoir. En outre
l’homme, en tant qu’il s’exerce à la logique, et par une sorte de Schritt zurück, de pas en
arrière, réhabilite cette liberté – pas en arrière qui lui revient de par sa nature même et y
fait retour, à la différence près qu’il l’effectue cette fois de manière consciente, réflexive :
« Lorsque nous nous soumettons à une sensation, [une] fin, [un] intérêt, et que là nous nous
sentons limités, non libres, le lieu dans lequel nous sommes capables de sortir de cette
situation et de faire à partir de là retour à la liberté est ce lieu de la certitude de soi-même,
de l’abstraction pure, du penser »1.
La logique se présente ainsi en tant que Heimkehr : un voyage de retour à ce que l’homme a
d’ores et déjà été – immémorialement. Et cela, non seulement comme kathartikón
relativement aux formes inférieures de la pensée et de l’action, mais aussi et surtout pour
ce qui est des déterminations logiques elles-mêmes, utilisées d’abord de manière
instinctive et rhapsodique. Par là , si la tâ che première de la logique consiste à nous libérer
de notre passive soumission aux sensations et intérêts mondains, nous enseignant à
« mourir au sensible » (absterben zum Sinnlichen), à l’exemple du Christ sur la croix, la
tâ che supérieure et ultime de la logique consistera à enraciner à nouveau les catégories et
déterminations de réflexion – dont il est communément fait usage de manière
inconsciente – dans la conscience de l’esprit, et « les élever avec lui à la liberté et vérité :
telle est la tâ che supérieure de la logique »2.
Or se libérer du sensible – en reprenant la tâ che première, c’est dire préliminaire, de la
logique –, cela ne signifie pas faire subjectivement abstraction du monde et s’en remettre de
manière rêveuse à un domaine supposé supérieur, à un topos hyperouránios, par-delà le
bien et le mal, abandonnant ainsi le monde sensible et la vie quotidienne à son sort, en une
sorte d’aristocratisme de l’esprit, mais cela signifie bien plutô t, et en même temps, libérer
objectivement le monde et la vie de leur propre présence immédiate, de leur « être-sous-la-
main » (pour faire écho au terme allemand Vorhandenheit), afin aussi de redonner au
monde même ses droits rationnels.
Une tâ che double et simultanée, somme toute, que la Logique hérite déjà relativement
élaborée de l’état de chose scientifique, d’une part, et institutionnel ou politico-religieux
propre à un certain moment historique déterminé, de l’autre. Et la logique, quant à elle,
restitue à son tour, mais transformé, c’est-à -dire articulé et rendu cohérent, ce nouveau
monde de la nécessité légale, dont la « matière » a donc été fournie par les Sciences et l’É tat.
À cet égard, Hegel se réfère explicitement à Aristote, qui avait, dans sa Métaphysique, déjà
avancé la question suivante : d’où vient la nécessité que ce soient les activités technico-
pratiques qui opèrent d’abord et la philosophie seulement ensuite ? La modification que
Hegel fait subir à la conception du Stagirite est subtile et profonde, tous deux partant
certainement de cette conviction commune, à savoir celle qui attribue un continuum
évolutif à la connaissance, dont le développement fait que le connu et le connaissant sont à
chaque fois plus libres à mesure qu’ils en viennent à se déprendre du poids matériel
immédiat qui les opprime. Comme nous le savons, la philosophie commence pour Aristote
avec la libération des nécessités de la vie pour s’engouffrer dans la contemplatio3. De là
l’exemple donné par Aristote des prêtres égyptiens qui purent se consacrer aux
mathématiques parce qu’ils en avaient le loisir (comme nous le savons aussi, scholè signifie
oisiveté)4. De là aussi, Hegel en vient à se référer pour la troisième fois à Aristote : la
science inutile est le propre de l’être absolument libre ; c’est pour cela qu’elle n’est pas de
l’ordre d’une possession humaine5.
Or cette conception – au fond aristocratique – ne paraît pas convenir aux tentatives et
efforts de Hegel, jamais démentis et sans cesse prodigués, de donner à sa philosophie pour
épicentre la vie et les intérêts des hommes et des peuples, ainsi que le signale le fameux
programme – vital et non pas seulement académique – annoncé dans une lettre à Schelling
de novembre 1800. Il est vrai cependant que l’envol nocturne de l’oiseau de Minerve n’est
pas moins célèbre. Mais la question est de savoir si cet envol est aussi important qu’il y
paraît. Ce que dit Hegel, c’est que la philosophie peint son gris sur du gris (c’est-à -dire
qu’elle ne s’occupe essentiellement que de ce qui a été, logiquement et chronologiquement
parlant). Finalement, lorsqu’une forme de la vie a vieilli, « elle ne se laisse pas rajeunir
(verjüngen) avec du gris sur du gris, mais seulement connaître (erkennen) ; la chouette de
Minerve ne prend son envol qu’à l’irruption du crépuscule »7. L’idée est claire, en dépit de
toutes les manipulations et arrière-pensées retorses auxquelles ce texte a donné lieu : la
philosophie ne sert pas à restaurer l’ancien (Hegel écrivait cette préface en pleine
« persécution des démagogues » [Demagogenverfolgung], c’est-à -dire des intellectuels
engagés, en pleine Restauration, selon les décisions de Karlsbad), mais seulement à le juger
comme ce qu’il est (et laisser ainsi ouvert, dans ce règlement de compte, le chemin pour le
nouveau). Hegel va aussi appliquer cette idée ici, dans la préface de la seconde édition de la
Logique (que nous pouvons d’ailleurs mettre en rapport avec un autre début de texte non
moins célèbre du corpus hégélien : celui de l’Écrit sur la différence ou Differenzschrift, relatif
au « besoin de la philosophie », Bedürfnis der Philosophie8). Une fois le nécessaire déjà
satisfait, il est dit ici que, quand il est fait abstraction de l’enveloppe matérielle dont les
déterminations de la pensée sont recouvertes (eingehüllt), surgit alors le besoin produit
par le manque de besoin (Bedürfnis […] der Bedürfnislosigkeit).
Ce qui est véritablement subtil est le point suivant : Hegel identifie la nécessité avec
laquelle l’époque fait l’épreuve du besoin de philosophie, « ce qui est nécessaire »
(Nothwendigkeit), avec cette absence de besoins naturels, voire politiques. Ce qui veut dire :
la forme de vie qui a eu jusqu’ici cours, qui ainsi vient de passer et qui est déjà impossible à
rajeunir, est celle du formalisme, aussi théorique et bien fondé que celui-ci puisse s’avérer
– comme dans le cas de Newton –, mais qui ne peut aller au-delà 9. De même que Hegel,
après avoir parlé du langage ordinaire à titre d’enveloppe du logique, en vient à parler en
termes techniques, au sein desquels la catégorie logique est mise en relief, de même voit-on
ici surgir le besoin de la philosophie précisément à partir de ce que recèle d’insatisfaisant
l’état de la simple nécessité logique, en laquelle il est rendu raison de la réalité, sans que
cette nécessité puisse, précisément pour cela, se concevoir, se reconnaître soi-même (si elle
le pouvait, la nécessité serait déjà eo ipso liberté).
C’est pour cela que Hegel n’est pas d’accord – et ne peut pas l’être – avec la conception
aristotélicienne à laquelle il fait référence (en mélangeant assurément la philosophie en
général, la logique et la métaphysique, alors que la troisième citation d’Aristote se réfère
exclusivement à cette dernière), mais il reconnaît cependant avec le Stagirite – en dépit
donc de ce désaccord – la nécessité de ce chemin, à savoir la voie préalable du formalisme
propre à la logique de l’entendement. La détresse (Bedürfnis) dans laquelle se trouve son
époque, et par conséquent la philosophie qui lui appartient pleinement, à savoir ce que
Hegel appelle « la philosophie de la réflexion », est précisément due au fait que, dans l’une
comme dans l’autre, ce n’est qu’un palier de la nécessité logique qui a été atteint, – niveau
qui est exposé de manière critique et développé dialectiquement dans la Doctrine de
l’essence ; cela ressort clairement : dans les sciences positives, avec le newtonisme ; en
politique, avec la liberté vide de la Révolution française et le système de partis ultérieur,
spécifique au libéralisme ; et en philosophie, avec la nombreuse progéniture du kantisme,
communément agnostique en philosophie et « pieuse » pour ce qui est de la religiosité
intérieure. Aussi tout ce que l’époque paraît offrir consiste à chaque fois en des
« généralités » (Allgemeinheiten). D’où la nécessité de sursumer ou relever (aufheben) ces
scissions et différences vides, afin d’accéder à ce qui est véritablement concret. Bien
évidemment tout un monde sépare la concrétude sensible, première, tout entière faite de
carence et d’impulsion, de la concrétude idéelle – produite par concrescence – des
déterminations du Logique. Ainsi donc, et grâ ce à la logique, et seulement au sein du
processus de concrescence qui lui est propre, la realitas du monde devient claire et
distincte et les sciences deviennent susceptibles d’être unifiées sous forme encyclopédique.
Telle est la prétention de Hegel : « La logique est ainsi l’esprit universellement vivifiant de
toutes les sciences, les déterminations de pensée de la logique sont les purs esprits. »
À cet égard, il ne me paraît pas nécessaire d’expliquer ici dans le détail ce que Hegel entend
ici par le mot « esprit » (Geist). Je me bornerai à faire trois remarques qui n’ont qu’une
valeur indicative : en premier lieu, l’allusion aux « esprits » sert premièrement de cautèle,
de caveat contre tout formalisme ou réductionnisme (c’est-à -dire : d’un cô té tenir les
sciences comme de pures excroissances ou épiphénomènes de la logique – et en dernière
instance comme superflues –, ou, de l’autre cô té, considérer au contraire cette dernière
comme étant de l’ordre du simple calcul vide en lui-même). Contre ces deux extrêmes,
affirmer que la logique et ses déterminations sont de l’ordre de l’esprit, cela signifie que ces
déterminations ne sont ce qu’elles sont que si elles se déploient dans leur autre, soit dans
les sciences. N’oublions pas en effet que « l’histoire de l’esprit est le résultat de son propre
faire (Tat), et qu’il n’est donc que ce qu’il fait ». Cette présence (parousia) du Logique dans
les sciences dissipe en outre le malentendu consistant à prendre la critique mentionnée de
Hegel à l’encontre du formalisme et du scientisme (ainsi qu’à sa conséquence naturelle : le
subjectivisme sceptique) pour une critique générale des sciences et un éloge des croyances
de la vie quotidienne.
En deuxième lieu, que la logique constitue l’« esprit » des sciences implique nécessairement
l’existence d’une concordance entre les deux : en fin de compte, la Logique est obtenue en
partie par abstraction des références naturelles ou représentatives véhiculées par les
concepts scientifiques (les autres sources de la Logique sont la réflexion sur l’usage et le
sens du langage et l’histoire de la pensée philosophique). Il ne devrait donc pas y avoir, en
principe, de litiges, de conflits, entre les sciences et la philosophie. Celle-ci doit veiller,
surtout, à ce que les premières ne convertissent pas leurs objets en quelque chose de rigide,
de mort, ni se considèrent elles-mêmes comme quelque chose d’ultime et de définitif. De
même, à l’inverse, les sciences doivent mettre un frein aux prétentions qu’a la philosophie
d’apporter de nouvelles connaissances ou de diriger le développement scientifique (ce que
la Naturphilosophie romantique prétendait effectivement).
En troisième et dernier lieu, le concept d’esprit fait en tout cas allusion à un versant
pratique. Cela signifie que la Logique, en tant qu’esprit des sciences, libère celles-ci de leur
prétendue théoréticité « objective », aseptique, et les rétablit en leur enracinement techno-
politique. La logique est, sous cet aspect, la théorie de la praxis. Et c’est dire que la pensée
pure n’est pas un refuge aussi commode que placide, fait pour échapper aux angoisses de la
vie quotidienne, mais constitue bien plutô t le cœur même de cette dernière. Connaître cela
et se reconnaître en cette pensée pure s’avère ainsi être la vie la plus haute et plus intense :
celle de l’homme libre. C’est là ce qui est ainsi lapidairement signalé par Hegel : « L’homme
se comporte ici de manière absolument libre. »
Par où l’on comprend que la Science hégélienne progresse et en vient à se modifier de
manière aussi bien synthétique qu’analytique à mesure que progressent les sciences et de
manière générale le monde spirituel qui en provient ; et cela, non seulement pour ce qui
concerne les exemples et les incises polémiques (que l’on peut trouver dans les
Anmerkungen ou Remarques) de la Science de la Logique mais aussi au sein même de celle-
ci. C’est que, de manière générale, la philosophie de Hegel ne prétend pas apporter de
nouvelles connaissances, mais plutô t porter à la conscience les préjugés au moyen desquels
nous vivons et sommes ce que nous sommes et reconnaître dans cet état de chose réflexif la
première incidence-occurrence du procès logique. Cependant, ce qui demeure stable, c’est
la structure, la méthode – explicitée à la fin de l’œuvre logique, dans le chapitre sur l’Idée
absolue –, comme une sorte de programme génétique qui assimilerait téléologiquement
chaque palier ultérieur du procès logique en le reconduisant à une trace proposée de
manière rétroactive. C’est précisément par cette croissance ainsi régulée que la Logique
mérite d’être considérée – selon Hegel – comme une science, ou mieux : comme la Science,
puisqu’elle seule pourrait exposer le modèle général de croissance et de structuration de
toute science.
À cet égard, on aperçoit également bien l’inversion opérée par la Logique par rapport au
point de départ de la Phénoménologie, intitulée aussi, non sans raison : Science de
l’expérience de la conscience. Dans cette œuvre, le commencement se fait par le sujet (la
conscience sensible). Dans la Logique, en revanche, c’est l’objectif (l’être) qui est le premier.
Il est vrai que, dans les deux œuvres, les caprices, les hasards et les opinions subjectives
sont supprimées. Mais dans la Phénoménologie, il n’en demeure pas moins qu’un Sujet
collectif continue à exister, le « Nous » qui sert de guide et de lien entre les différentes
figures de la conscience, c’est-à -dire du Moi délaissé et désorienté (bien que « le grand
nombre » [oi polloi] de la démocratie athénienne, les cives, les citoyens de l’Empire Romain,
ou les électeurs-consommateurs de l’É tat postrévolutionnaire, constituent un Moi collectif,
ceux-ci ne constituent pas encore, loin s’en faut, le « Nous » exigé par Hegel). C’est la raison
pour laquelle il est ici demandé qu’aussi bien l’auteur ou scribe que le lecteur ou complice
(les premiers et les plus immédiats configurateurs du Nous) se bornent à un reines Zusehen,
à un pur « contempler ». Certes. Mais cette démarche implique eo ipso une attitude (sinon
déjà une activité) précisément subjective, bien qu’il s’agisse de laisser être la chose même,
c’est-à -dire l’expérience de la conscience.
En revanche, une fois le savoir absolu atteint, à la fin de la Phénoménologie, il est logique
que dans la Logique ne se trouve présente – un présent mobile – que la pure essentialité
des choses : elle est le royaume de la pensée objective. Mais quelle sera dès lors, pour le
lecteur de la Science, l’attitude à adopter ? Précisément, au contraire de ce qui se passe dans
l’œuvre de 1807, le lecteur qui ouvre la Logique pense que ce qui est exposé ici ne l’engage
à rien et ne l’affecte en rien. Il suffit de rappeler l’engagement pris par la conscience
sensible lorsqu’elle commence à parler et réfléchit (bedenkt) à ce que cela signifie : d’un
cô té, le monde, tout d’abord étranger à la conscience et indépendant d’elle, commence alors
à être considéré par celle-ci comme le résultat d’une activité qui lui est propre, soit comme
une représentation ou un « fait de conscience » ; mais en même temps, d’un autre cô té, la
conscience s’étonne, se surprend elle-même, en faisant l’expérience de ce que cette sienne
activité, cette capacité de représentation, cesse d’être, dans l’acte conscientiel même,
quelque chose d’unilatéralement subjectif, donc exclusif de la conscience, pour se convertir
en une « chose » commune présente-là et à la vue des autres hommes : une chose en
laquelle la conscience s’aliène, devient étrangère à elle-même. Au début, la conscience, pour
ainsi dire, voit et touche tout mais n’en sait rien (et de soi-même encore moins que du
reste). À la fin, la conscience elle-même, jointe à son monde, se fond dans le pur éther du
savoir absolu.
Le Logique (l’Esprit en son concept), par contre, retourne en soi à partir de ce savoir
anonyme qui, pour ainsi dire « appartient à tout le monde et à personne ». D’où l’explicite
froideur initiale de la Logique : une froideur qui va s’attiédir au cours de son procès
(précisément à l’instar d’un clavecin bien tempéré) de sorte que en son parcours le
mouvement logique fait retour à l’activité humaine, qui est le propre de l’esprit subjectif
(tant au niveau de la connaissance de soi – dans les moments spécifiques d’un penser qui
n’est déjà plus simple reflet, mais qui est pour ainsi dire ingurgité, englouti –, que dans la
méthodologie des sciences et du travail, lieu où lui, le sujet à la fin aussi collectif, aussi
« Nous », se voit être littéralement compromis, engagé). La traversée du désert des formes
logiques initialement froides et arides s’achève dans la chaleur civique de la solidarité entre
les hommes.
Selon moi, ce n’est qu’après ces considérations qu’il est possible de parvenir à une juste
vision des rapports entre le psychologique (sensu hegeliano, l’Esprit subjectif) et le Logique.
En effet, les philosophies de la conscience établissaient de telles relations comme s’il y avait
un hiatus, un gouffre entre le an sich (dont elles affirmaient ne rien savoir mais à partir
duquel elles déployaient l’appareil transcendantal : la table des catégories) et le réellement
effectif (das Wirkliche). Le milieu kantien était justement un medium de dissolution : le
temps, lequel, précisément, est lorsqu’il n’est pas et n’est pas lorsqu’il est. Le milieu
hégélien est en revanche le moyen-terme du syllogisme : au départ, certainement
dissolution universelle mais qui, plus avant, apparaîtra en tant qu’autoconscience, soit
comme un « savoir de soi de l’esprit » ; c’est dire, en définitive, en tant que le concept même
de l’esprit. C’est ainsi qu’élever les catégories – qui sont au départ formelles et séparées des
choses – à la liberté et à la vérité, c’est là la tâ che de la logique (dans le texte parallèle de la
Phénoménologie, cela correspondrait à passer de « la nuit vide de l’au-delà suprasensible »
– l’ineffable Chose en soi – « au jour spirituel de la présence ») et Hegel ajoute de manière
significative que cette tâ che est « plus haute » (s’entend : plus haute que celle de la logique
transcendantale, qui établissait la relation-différence entre l’en soi et le réellement effectif ;
mais plus haute aussi que celle de la Phénoménologie, puisque, en celle-ci, le se savoir de
l’esprit était pour la conscience et en elle, mais sans être encore en et pour soi).
Le résultat de la réalisation de cette tâ che plus haute suppose la réconciliation finale de la
conscience et de l’esprit, ou, pour le dire en langage représentatif : de l’homme et de Dieu. Il
existe à cet égard un parallélisme strict entre la liberté du Logique et l’abnégation du Dieu
métaphysique. D’un cô té, le Logique, à la fin du développement dialectique, se congédie
(sich entlässt) librement dans et comme Nature, et de l’autre cô té nous avons la double
abnégation ou Hingabe théologique et religieuse : du Père dans le Fils, et de Dieu dans le
Monde : « Les théologiens, eux aussi, font une différence entre ce que Dieu est censé faire et
ce que l’homme accomplit dans sa vanité et arbitraire ; mais l’idéal plastique est au-dessus
de ce genre de questions, dès lors qu’il se tient au milieu (Mitte) de cette béatitude et libre
nécessité pour laquelle ni l’abstraction de l’universel ni l’arbitraire du particulier n’ont de
validité et d’importance ». Le parallèle est excellent : l’abstraction et l’arbitraire sont des
dégénérescences de la béatitude et de la liberté, quand elles sont fixées représentativement
par l’entendement. Et ce sont à mon avis précisément ces extrêmes qui sont coupables de ce
que la Science de la Logique n’a pas été comprise comme le plus haut programme d’une
double liberté : d’un cô té, la libertas ex, la libération des urgences et des embarras du
monde sensible, de l’autre cô té, la libertas ad, la liberté par laquelle l’homme se remet
librement au monde et l’humanise, voire le divinise grâ ce à la triple action du travail, de la
religion et de la philosophie.
C’est grâ ce à tout ceci que nous pouvons maintenant comprendre que ce phénomène
consistant à se livrer à l’autre avec désintéressement n’est pas autre chose que la liberté ;
liberté qui, dans la Logique, se fait de manière patente actū, en acte, en tant que vérité :
l’être soi-même chez l’autre. En effet, si cette connaissance de soi dans la reconnaissance de
l’autre doit être effectivement libre et non pas simplement arbitraire, elle aura à se guider
d’après ce qui constitue sa propre essence, tournée vers l’action en tant que loi et norme. Si
l’objectif de l’homme qui ouvre sa pensée au Système de la raison pure est précisément la
conséquence d’une vie libre et bonne, cela ne peut qu’être dû à ceci que l’objet et,
davantage, le noyau social (jamais totalement patent) de cette Science des hommes libres
doit être simplement et seulement la vérité, aussi bien sur le plan philosophique que sur le
plan du sentiment intimement religieux (correspondant au fond luthérien de Hegel), parce
que seule la vérité peut rendre l’homme libre. Que la vérité soit le fondement de la
solidarité humaine a, d’autre part, sa base historique et représentative dans l’objet
suprême de la métaphysique traditionnelle : Dieu ; en effet, affirme Hegel, Dieu n’est
naturellement pas autre chose que la vérité.
Et cependant : s’il est vrai que la Vérité et seule la Vérité est l’Idée absolue, comme cela est
exposé par Hegel dans le premier paragraphe du chapitre final de la Science de la Logique,
s’il est vrai qu’elle seule, l’Idée, est être absolument autodéterminé, et que le reste (das
Übrige) n’est qu’erreur, caducité et trouble, faisant ainsi que ce « reste » ne puisse être que
la totalité des déterminations logiques que das Logische a parcourue, et qu’il congédiera
(wird entlassen) en fin de compte comme le domaine en apparence informe de la Nature, en
tant que Abfall der Idee : le déchet de l’Idée ; s’il est vrai enfin que la liberté du Logique se
forme dans la nécessité de das Natürliche, je vois dès lors affleurer en moi, face à cette
formidable Grundoperation der Freiheit, un soupçon littéralement marginal, à savoir qu’au
fond même des déterminations logiques persiste la trace de tous les matériaux liminaires
de basse extraction, soit les bas-fonds inconscients de das Logische, ces déchets qui
continuent à y demeurer de manière obtuse, sourde et obstinée. Et si tel est bien le cas,
s’avère ainsi clairement l’impossibilité pour le Logique de digérer sans reste ces mêmes
éléments logiques qui composent la Science et la rendent possible, en même temps
cependant qu’ils la questionnent (dans l’inter-dit de l’intel-ligible). Je veux dire par là que le
fait que ces matériaux soient dans la Logique aussi bien latents que de trop laisse entrevoir
ce que la rigoureuse méthode hégélienne occulte peut-être sans le vouloir : le fait que la
raison est le résultat d’une négation déterminée du sans-raison, sans-raison qui toutefois, par
là même, doit être nécessairement relevé (aufgehoben) et réprimé par la raison même. Et
s’il en est bien ainsi, il faudra alors se demander si la liberté de das Logische ne renverrait
pas indirectement à une passion de la raison, raison qui, à son tour, prétendrait, sans pour
autant y réussir, rendre raison (lógon didónai) de la passion elle-même, du pâ tir initial dont
la logique prétendait nous libérer. Et tout cet immense artifice logique ne traiterait-il pas
au fond d’une Passion, disons originaire, en vertu de laquelle aussi bien la rose logique (une
fleur noire, ne l’oublions pas) que la croix du présent s’élèveraient sur un passé
immémorial, impensable ? Voilà un spectre que le vieux Schelling tentera de conjurer, non
sans crainte et tremblement, et qui apparaîtra à nouveau, d’une manière inopinée, dans
l’objet petit a de Lacan. Voilà un problème dont l’élucidation (à défaut d’une solution
définitive qu’il serait difficile de trouver) nécessiterait de la patience, mais aussi et en
même temps de la résolution de la part d’un concept qui a fait volte-face contre ses propres
entrailles. Je peux laisser ainsi ce problème à sa vibration propre en lui donnant la forme de
la question suivante, question dont la difficile réponse est décisive pour le sens et la validité
du système hégélien en son entier : après la libre éclosion et ouverture de das Logische
dans et comme Nature, après l’odyssée ultérieure de l’esprit comme une sorte de ritorno di
Ulisse in patria, est-elle possible en vérité ? Ne serait-il pas trop tard pour cela ? L’Idée ne
serait-elle pas par hasard l’éternelle nostalgie de l’Esprit ?
La philosophie de Hegel – avec la métaphysique et sans elle
Il n’y a pas que le mot grec ancien correspondant à notre mot « étant » qui, comme le
souligne Aristote, se dit de manière diverse. Le terme « métaphysique » est aussi, dès le
début, une expression polysémique. Quant à sa structure lexicale, déjà , il a à vrai dire
besoin d’être complété par un substantif, pour lequel, en grec comme en allemand,
différents candidats se présentent : « écrits », « choses », « étude », « art », « discipline »,
« connaissance », « science », « philosophie » en sont des exemples remarquables, mais
certainement pas les seuls choix possibles. De surcroît, l’expression « métaphysique », qui
n’apparaît pas chez Aristote lui-même, mais qui est rapidement devenue d’usage courant
dans l’école aristotélicienne, est la dénomination aussi bien d’un ensemble précis d’écrits
d’Aristote que des matières dont traitent ces écrits. Ce n’est pas tout : en sus de son
équivocité, qui tient déjà à son origine, le terme « métaphysique » a de nos jours au moins
autant de significations qu’il n’y eut et qu’il n’y a aujourd’hui de conceptions divergentes de
la métaphysique dans l’histoire de l’influence de la philosophie aristotélicienne, avec ses
diverses ramifications. Sans une entente préalable sur au moins quelques-unes de ces
significations, un traitement fructueux du thème qui est ici en discussion ne pourrait être
possible. Toutefois, il ne peut s’agir ici seulement de distinguer sur le plan lexical les
différentes significations du mot.
Si la philosophie rencontre des différences de signification dans son vocabulaire conceptuel
central et si elle veut les tirer au clair, il lui faut toujours se soucier aussi de la
compréhension des choses qui sont désignées par les expressions en question, et il lui faut
discuter de façon spécifique les énoncés dont elle trouve la vérité revendiquée ou
contestée, et dont elle entend aussi pour sa part revendiquer ou contester la vérité. Ceci
vaut même au cas où l’on doit découvrir, chez tel ou tel représentant majeur de la
philosophie, la compréhension exacte du mot en question. Dans un tel cas déjà , l’acte de
comprendre doit être philosophique, et il faut que les pensées qui sont à comprendre, et
qui sont exprimées au moyen du mot, soient réfléchies quant à leur vérité ou à leur défaut
de vérité. En faveur de leur prétention à la vérité ou à son encontre, il faut donc invoquer et,
en fin de compte, faire valoir d’une manière ou d’une autre des raisons tenant à la chose
même. En cela, si le thème à traiter est la métaphysique dans la philosophie d’un certain
philosophe, il se peut bien que le nombre des conceptions pertinentes de la métaphysique
diminue de manière réjouissante. Mais une philosophie qui doit autant que celle de Hegel
au traitement de l’histoire de la philosophie offre peu d’espoir d’une réduction drastique du
domaine pertinent. De surcroît, pour parvenir à une exacte distinction des différentes
conceptions de la métaphysique qui sont en concurrence et qui y jouent un rô le ou un
autre, la philosophie hégélienne exige plutô t que l’on prête attention à l’accentuation de ces
conceptions qui règne en elle.
Pour Hegel – et par conséquent pour le traitement de mon sujet – la métaphysique est une
discipline philosophique parmi d’autres disciplines ou « sciences » particulières de la
philosophie ; cette discipline émet une prétention de connaissance spécifique, très élevée, à
l’égard des « choses » dont elle traite (à savoir les pensées pures et leurs déterminations).
Dans cette mesure déjà , il faut que l’expression qui désigne cette discipline soit distinguée
de multiple façon des termes ayant une signification proche.
1. La métaphysique comme discipline et doctrine, ou comme exposition d’états de choses
définis, doit être distinguée de la métaphysique que quiconque – fû t-ce le philosophe en
question lui-même – peut avoir, tenir pour vraie ou également faire advenir à la validité
dans d’autres disciplines de la philosophie ; en d’autres termes, la métaphysique comme
metaphysica docens doit être distinguée de la metaphysica utens, tout comme il faut aussi
distinguer logica utens et logica docens. Nous avons naturellement besoin d’une telle
distinction lorsque nous parlons de la métaphysique « dans » la philosophie de Hegel. Car,
dans cette philosophie, la metaphysica utens aura une extension bien plus grande que la
metaphysica docens ; celle-ci, en tant que discipline distinguée des autres, y revendique
pourtant seule, et à bon droit, le nom de « métaphysique », un nom qu’elle se réserve ; de
surcroît, elle représente quelque chose de plus précis qu’une metaphysica utens en général.
Même si chez Hegel il y a une philosophie sans métaphysique, la distinction entre ces deux
manières de concevoir la métaphysique sera pertinente. En effet, s’agissant de la
métaphysique qui n’est pas utilisée chez lui, il ne peut naturellement s’agir que d’une
metaphysica docens, même si, là où elle est utilisée, elle peut résider en tout autre chose que
dans la discipline philosophique qui revendique l’exclusivité de la dénomination de
« métaphysique ». En fin de compte, intentionnellement ou non, consciemment ou non, un
type quelconque de metaphysica utens sera contenu dans n’importe quel acte
philosophique – tout comme en n’importe quel énoncé discursif, voire dans n’importe
quelle représentation d’un tel énoncé ; de la sorte, parler de philosophie sans
métaphysique, si celle-ci est comprise simplement comme une quelconque metaphysica
utens, serait tout simplement dépourvu de sens. Il faut donc bien que l’expression « sans
métaphysique » signifie à tout le moins quelque chose comme : « mis en œuvre sans
métaphysique (comprise comme discipline) ».
2. En plus de tracer les limites de la métaphysique qui est au premier chef pertinente pour
le présent thème (à savoir celles de la metaphysica docens), il faut inévitablement
distinguer plusieurs conceptions de cette metaphysica docens. Car c’est d’elles que doit se
détacher la métaphysique inaugurée et réalisée par Hegel, en tant qu’elle prétend être la
métaphysique « véritable ». Par conséquent, il ne suffit pas de distinguer l’une de l’autre
(quitte à les subsumer sous un concept universel de métaphysique) diverses conceptions
de la metaphysica docens comme si elles se trouvaient sur la même ligne, et d’identifier
dans cet ensemble celle de Hegel. Il faut aussi, à tout le moins, examiner et évaluer ce qui
constitue leur prétention à être la métaphysique véritable. Ces deux premières séries de
distinctions exigées entraînent d’autres différenciations, et par là d’autres précisions fines,
nécessaires en vue d’un discours clair sur « la métaphysique ».
3. Puisque non seulement elle se distingue d’autres disciplines philosophiques et d’autres
conceptions de la métaphysique, mais puisque, de surcroît, elle se détache d’elles en sa
qualité d’effort de connaissance, la métaphysique entretient de toute évidence un rapport
de fondation avec ces autres disciplines. Elle rend ces disciplines – du moins en ce qui
regarde ce qu’il y a en elles de « métaphysique » – dépendantes d’elle-même, de sorte que,
en partant d’elles, on en vient de façon exemplaire à une philosophie avec métaphysique.
Car une telle sorte de métaphysique n’est pas seulement présupposée par ces disciplines :
elle est aussi actualisée en elles, ne serait-ce que sur le mode d’une application ; elle se
donne donc comme liée à autre chose qu’elle. Par conséquent, les disciplines en question
constituent aussi des exemples spécifiques de la metaphysica utens. De surcroît, il ne serait
pas sensé de dire d’elles, en tant qu’elles sont fondées par la métaphysique véritable,
qu’elles sont de la philosophie « sans métaphysique », puisqu’il leur faut bien se réclamer
de quelque chose de métaphysique, et par là -même de la metaphysica docens
correspondante. Si l’entreprise philosophique de Hegel et son œuvre doivent contenir une
partie dépourvue de métaphysique, celle-ci ne peut se composer des disciplines ci-dessus
définies ou de certaines d’entre elles ; il lui faut au contraire être distincte d’elles toutes,
tout comme de la métaphysique véritable, d’une façon qui soit caractéristique d’elle, et ce
quel que soit le type de metaphysica utens, étayée par une metaphysica docens définie, que
ces disciplines puissent contenir. En d’autres termes, la philosophie de Hegel ne peut se
dissoudre dans la métaphysique et dans les disciplines instituées par celle-ci. Il lui faut
plutô t contenir, en regard de l’une comme des autres, un tiers élément.
4. Si le mot grec « métaphysique » ne doit pas seulement désigner les écrits qui, selon
l’ordre canonique des œuvres d’Aristote, se situent « après » (meta) la « physique », s’il vise
aussi en outre certains contenus exemplaires grâ ce auxquels les écrits ainsi rangés sont
devenus déterminants pour les conceptions et analyses ultérieures de la discipline
désormais désignée par ce nom, et si de surcroît la métaphysique ainsi conçue doit avoir
une signification fondatrice pour d’autres disciplines philosophiques : alors ce nom ne
demeure susceptible d’une utilisation sensée que s’il ne désigne pas seulement une
philosophie qui fonde (d’autres disciplines philosophiques), que si par conséquent il ne
désigne pas seulement une philosophie première (par rapport à celles-ci). Il faut bien plutô t
que la discipline désignée à l’aide du terme « métaphysique » ait connaissance de choses
qui, dans une certaine perspective, sont à traiter philosophiquement après la nature (la
physis) et après tout ce qui dépend d’elle et la présuppose, donc également après la
« physique » philosophique. En ce sens (encore à préciser, il est vrai), elle doit être aussi
une philosophie dernière, tout comme, chez Aristote déjà , la métaphysique n’était pas
seulement une philosophie première quant à sa matière, mais de surcroît aussi une
doctrine des choses dernières. Ainsi, pour Hegel, il pourrait en tout cas y avoir une
philosophie sans métaphysique, dans des opérations se situant en dehors du tout formé par
la philosophie première et dernière. De façon paradigmatique, il s’agira d’opérations qui
sont bien philosophiques, mais qui se situent, dans une succession systématiquement
ordonnée, après la fin de la dernière et avant le commencement de la première discipline
de la philosophie.
Pour aboutir aux constatations qui ont été faites ci-dessus dans le cadre des distinctions
qu’on a entrepris de faire, il n’est besoin, à ce qu’il me semble, en sus d’un peu de common
sense, que d’une connaissance minimale de l’histoire de la métaphysique (Hegel inclus, cela
va de soi). C’est à partir d’elle que doit être traité le thème défini dans le titre de cette
contribution : la philosophie de Hegel, paradigme de la philosophie actuelle en général, est
une entreprise de pensée qui ne mérite pas seulement notre attention en tant qu’elle est
une philosophie « avec métaphysique », mais qui ne la mérite pas non plus en tant qu’elle
serait simplement une philosophie « sans métaphysique » ; ce qu’il convient de contester,
c’est que cette entreprise serait pour une part « avec » et pour une autre part « sans »
métaphysique. Telle est, sous la forme d’une affirmation, la thèse qui devra dans ce qui suit
être exposée, affinée et, pour autant que les limites imparties à cet exercice le permettent,
justifiée. La démarche qui en procède est avant tout structurée par une affirmation vraie,
mais triviale : la philosophie de Hegel n’est certes pas entièrement dénuée de
métaphysique, mais une partie au moins de cette philosophie, si elle s’en sort sans
métaphysique ou si elle le doit, doit cependant être mise en relation avec cette
métaphysique et, par conséquent, ne peut être prise en considération qu’une fois
caractérisée la métaphysique et une fois que sont définies les parties de la philosophie de
Hegel qui sont de manière indéniable fondées sur elle. La constatation nous met en face de
quatre complexes de questions : 1. En quoi consiste, selon la conviction de Hegel, la
métaphysique véritable ? Qu’est-ce qui fait de cette métaphysique la métaphysique
véritable et qu’est-ce qui la justifie de façon interne ?
2. Comment une telle métaphysique se transforme-t-elle en disciplines philosophiques qui
se distinguent d’elle, mais sont également mises en œuvre grâ ce à elle ? Qu’y a-t-il en elle de
métaphysique qui soit aussi contenu dans les disciplines qui dépendent d’elle, et qui lui
confère une fonction et une force ? En quoi consiste, sur cette base, la philosophie
hégélienne « avec métaphysique » ? Qu’est-ce qui, en elle, permet ou contraint de
considérer la métaphysique autrement que comme une philosophie première ou dernière,
et en quel sens la métaphysique est-elle la philosophie dernière ?
3. En quoi consiste – à la différence de tout ce qui précède et cependant en se justifiant par
rapport à lui – le projet hégélien de philosophie « sans métaphysique » ? Comment ce projet
est-il, d’après la conviction de Hegel, réalisable dans le cadre d’une discipline ? Qu’y a-t-il à
dire de cette exigence de réalisation, et comment faut-il l’évaluer ?
4. Comment peut-on, dans la réalisation de ces deux projets formant le tout de l’entreprise
« philosophie », mais en partant du projet d’une philosophie « sans métaphysique », donc
d’une façon qui soit externe à la métaphysique, justifier la prétention de la métaphysique
hégélienne à être la métaphysique véritable et à se substituer, au moins d’un certain point
de vue, aux projets métaphysiques antécédents et à leurs rejetons ? Mais alors, comment
peut-on – en dépit de la différence entre métaphysique authentique et inauthentique –
reconnaître une certaine légitimité à d’autres conceptions de la métaphysique ? Pourquoi la
métaphysique, sans la réalisation du projet hégélien, n’était-elle pas à la hauteur de sa
mission de connaissance, alors qu’elle en est capable chez Hegel ?
À ces quatre complexes de questions tentent de correspondre les quatre sections qui
suivent. (I) Il va de soi que l’une d’entre elles doit se concentrer sur la Science de la
Logique ; mais il faut que celle-ci soit analysée non seulement en tant que philosophie
première, mais aussi comme science possiblement dernière. (II) La section suivante
traitera des disciplines « avec métaphysique » qui dépendent d’elle dans leur rapport avec
ce qu’il y a de métaphysique en elles et avec la métaphysique en tant que philosophie
dernière. (III) La troisième section analyse surtout la Phénoménologie de l’esprit en tant que
philosophie « sans métaphysique » (véritable). En liaison avec cela, je ne pourrai faire
l’économie d’une rectification de certains jugements antérieurs relativement à cette œuvre.
(IV) C’est seulement dans une ultime section que pourra être rapidement examinée la
liaison bel et bien existante de cette Phénoménologie avec la métaphysique véritable. À
partir de là , on pourra évaluer ce qui peut être conservé d’autres projets de métaphysique,
en dépit du rejet de la suggestion qui provient d’eux : la métaphysique véritable serait
superflue. C’est de ce contexte spécial que relève aussi la question suivante : n’y a-t-il pas
lieu de critiquer le projet hégélien concernant la métaphysique et la philosophie, en dépit
de l’approbation qu’il mérite sur tel ou tel point ?
Le bénéfice que l’on peut attendre de mon entreprise, qui traite son thème de manière
cavalière, pourrait être le suivant. En plus de fournir une accès non négligeable à la
philosophie de Hegel en général, elle veut contribuer à libérer son étude des deux
orientations peu satisfaisantes qui se font face actuellement : soit, de manière convulsive,
on tient le langage de la fondation de toute philosophie dans la métaphysique (comprise
même, si possible, comme philosophia perennis), et donc on rejette toute philosophie « sans
métaphysique » ; soit, au contraire, on se voue au rejet stéréotypé de toute métaphysique,
ce poncif post-moderne ressassé jusqu’à la nausée.
I
Sans aucun doute, Hegel était tout aussi convaincu que Kant de ce que la philosophie
comme telle ne peut être pleinement pratiquée « sans métaphysique » (au sens d’une
discipline qui devrait faire l’objet d’une mise en œuvre propre). Non seulement sa Science
de la Logique de 1812 est d’emblée définie sans la moindre ambiguïté comme la
« métaphysique proprement dite ou la pure philosophie spéculative »1. Mais Hegel a aussi
conçu cette œuvre en s’appuyant sur sa conception antérieure d’une « logique et
métaphysique », conception élaborée durant son séjour à Iéna et exposée dans un
manuscrit qui a été conservé. La Logique réunit ces deux parties en un unique tout, divisé
en trois parties, et qui ne fait plus de la « logique » et de la « métaphysique » des parties
distinctes. Toutefois, après 1812, Hegel a donné des cours portant sur la discipline exposée
dans cette nouvelle œuvre (la Science de la Logique) en se servant du titre « Logique et
Métaphysique », qui était familier dans le cercle des philosophes post-kantiens. Ce n’est pas
ici le lieu d’exposer ce qui a poussé Hegel à abandonner sa conception, propre à la période
d’Iéna, d’une « logique et métaphysique », et à rassembler ces deux parties en une unique
Science de la logique qui est à la fois la « pure philosophie spéculative » et la
« métaphysique proprement dite »2. Mais il convient de noter que, dès avant Hegel, la
conviction s’était développée au sein de l’idéalisme allemand post-kantien que la
métaphysique antérieure, y compris la philosophie transcendantale conçue par Kant, ne
résistait pas vraiment à la force destructrice du scepticisme ; pour défendre efficacement la
révolution de la manière de penser initiée par Kant contre les critiques sceptiques, il fallait
par conséquent procéder aussi à une révision de la conception kantienne de la
métaphysique. Indépendamment même de Hegel, les réflexions de l’idéalisme post-kantien
devaient de façon prioritaire s’orienter vers la question suivante : que doit-on considérer
comme formant le propre d’une métaphysique développant une critique de la raison et
dont la prétention de connaissance puisse néanmoins être justifiée de façon convaincante,
de telle sorte que la révolution dans la « manière de penser » soit effectivement concluante
en matière de métaphysique ? À ce propos, il était dès avant Hegel indéniable que ce noyau
ne pouvait pas être formé par les disciplines particulières de la métaphysique, dont Kant
avait récusé l’ambition d’être des connaissances : la psychologie, la cosmologie et la
théologie rationnelles de la « philosophie d’école » pré-critique.
Naturellement, je ne puis exposer ici en détail le contenu et la structure de cette
métaphysique « véritable », d’un type nouveau, à laquelle conduisaient ces convictions qui
allaient de soi dans l’atmosphère d’Iéna. Il est tout aussi impossible de spécifier ici les
tâches qu’impliquait le contenu de la « métaphysique » bâ tie sur ces convictions et
auxquelles devait répondre de manière satisfaisante la procédure d’exposition
correspondante3. Il faut aussi laisser de cô té les multiples mésinterprétations auxquelles a
donné lieu la métaphysique de Hegel – tout comme celle de Kant4. Pour mon présent
thème, qui concerne toute la philosophie de Hegel, il me faut me contenter d’extraire de
tout ce contexte ce qui est indispensable pour clarifier la connexion qui existe entre les
composantes de la philosophie de Hegel qui sont présentées en tant que, « avec » ou « sans »
métaphysique ; cette connexion, elles l’avaient déjà trouvée dans la pensée singulièrement
cohérente de leur auteur. Le premier pas, dans ce travail d’élucidation, concerne la
métaphysique véritable entendue de manière hégélienne.
Celui qui, comme Hegel, revendique le statut de métaphysique véritable pour une discipline
philosophique qu’il a lui-même conçue, réalisée et dotée d’un nouveau nom, signifie par là
qu’il considère tous les écrits jusqu’alors définis comme étant de la « métaphysique »
comme indignes de porter ce nom, soit parce qu’ils ne le méritent pas pleinement, soit
parce qu’ils n’ont même pas aperçu la revendication que ce mot implique. Toutefois, ceci ne
peut pas signifier que celui qui pense ainsi ait justifié sa propre conception de la
métaphysique en regard des conceptions antérieures avant même d’avoir entrepris
d’exposer sa propre métaphysique. La justification qu’il doit apporter, à lui-même et à
autrui, peut être fournie au cours de l’exposition ou après-coup – donc dans une forme
autre que celle de « Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter
comme science » ou que celle d’une « Critique de la raison pure » précédant cette
métaphysique. Il peut bien être inévitable, pour une métaphysique scientifique, que la
tâ che d’une telle critique soit accomplie. Mais cet accomplissement, au lieu de précéder
l’ouvrage propre de la métaphysique, peut aussi se diviser lui-même en deux tâ ches. Une
première composante, intégrée à l’exécution du programme de la métaphysique véritable,
exclut ou corrige ce qui dans cette exécution est erroné et y inclut au contraire du vrai. Une
autre composante, qui peut précéder, suivre ou accompagner l’œuvre en cours
d’élaboration, en offre (sans présupposer la métaphysique véritable) une justification
externe : elle entreprend explicitement, sous certaines conditions, de corriger les
conceptions antérieures de la métaphysique et de son histoire, et démontre le besoin qu’il y
a de modifier les conceptions des prédécesseurs, ou bien les intègre dans un contexte
nouveau.
La latitude qui est donnée de procéder à une telle justification externe devrait nous
permettre d’indiquer brièvement ce qu’est le jugement de Hegel sur les progrès de la
métaphysique qui ont immédiatement précédé sa propre pensée. Il tient pour acquis et
reconnaît pleinement le fait que la métaphysique était devenue, grâ ce à Kant, le fondement
d’une logique philosophique entendue comme science de la pensée développant une
connaissance métaphysique. Mais il en tire la conséquence suivante : à la suite de Kant, qui
n’a jamais exposé lui-même sa philosophie transcendantale, ce qu’il aurait fallu développer
avant tout, c’était une nouvelle conception de la pensée philosophique, de l’acte de
concevoir et de la connaissance conceptuelle ; de cette façon, les états de choses
métaphysiques auraient pu être connus au cours de son exposition. La critique fichtéenne
de l’idéalisme « exalté » de Schelling, porteuse de l’exigence que l’on puisse faire part d’une
information contrô lée sur une telle pensée, lui semble justifiée. Mais il soutient en même
temps que Fichte a lui-même négligé de procéder à un examen direct et fondamental de la
pensée philosophique comme connaissance conceptuelle. Tel est le contexte dont Hegel
doit se détacher lorsqu’il juge, tout au début de sa Science de la Logique, que « la science
logique, qui constitue la […] pure philosophie spéculative, s’est vue jusqu’à présent encore
très négligée »5.
Si l’on veut mettre un terme à cette négligence, il faut prendre en compte au moins neuf
points.
1. La pensée qui se pense elle-même, autant que possible selon toutes les déterminations
qui lui reviennent propre, doit neutraliser l’opposition entre elle-même et son objet (d’une
manière autre que lorsqu’il s’agit d’un objet différent d’elle) et examiner si la pensée, prise
en ses déterminations immanentes, et le véritable (quoi qu’on mette là -dessous) ne sont
pas, à prendre les choses exactement, un seul et même contenu.
2. Il est en même temps requis par là de ne pas prendre les déterminations immanentes de
la pensée pour des choses quelconques, dû t-il s’agir de choses en elles-mêmes ou « en soi ».
Ces déterminations doivent bien plutô t être examinées dans la perspective du contexte
formé par la raison qui réside en elles et des pensées qui les constituent ; on est donc en
quête de la vérité que ces déterminations ont dans leur concordance mutuelle et non pas
dans leur concordance avec des ob-jets qui leur sont externes. En vue de la connexion
recherchée, il se pourrait tout à fait que les bons vieux « transcendantaux » – unum, verum,
perfectum – soient décisifs ; mais en tout cas ni en tant que prédicats de n’importe quel ens,
ni comme des « exigences logiques et des critères de toute la connaissance des choses en
général »6.
3. Par conséquent, la science logique de la pensée pure n’est pas un retour à la
« métaphysique d’antan » : elle prend plutô t la place de ce que, avant Kant, on nommait
« métaphysique »7. En même temps, comme on vient de l’indiquer, elle s’écarte nettement
de la conception kantienne de la métaphysique en général comme philosophie
transcendantale. Par ailleurs, cette logique partage avec Fichte la conviction que toute
métaphysique doit désormais procéder dans la perspective du contexte de la raison. Ainsi
comprise, elle est la continuation de la critique kantienne de la raison, mais va au-delà des
résultats proprement kantiens de cette critique. Les déterminations de la pensée et des
pensées, et ce qu’elles ont de proprement métaphysique, y sont présentés de manière telle
que leur mise en œuvre se combine avec leur critique. En effet, tout ce que ces
déterminations, prises immédiatement, devaient encore à la manière dont la métaphysique
d’antan les avait comprises, se trouve complètement remanié ; toutefois, ce remaniement
fait aussi disparaître l’interprétation subjective que ces déterminations recevaient dans le
cadre de la philosophie transcendantale kantienne.
4. Dans une interprétation qui n’est plus prédicative (et qui est enrichie, pour chaque
couple de prédicats opposés, d’un tiers terme les réunissant en lui de manière rationnelle),
font partie des déterminations constituant le contenu de la science logique toutes les
déterminations qualitatives et quantitatives fondamentales du pensable, tout comme, avant
même cela, les déterminations de pensée « être », « non-être » et (les réunissant toutes
deux) « devenir ». En font ensuite partie – dans une interprétation qui, là aussi, n’est plus
objectale – les déterminations conceptuelles correspondant aux catégories kantiennes de la
relation et de la modalité ainsi que, avant même cela, les déterminations de réflexion de
l’entendement pur avec tout ce qu’elles présupposent et ce qu’elles procurent (y compris
les actes de poser, de présupposer et de déterminer eux-mêmes) ; tout ceci étant examiné
et, si possible, interprété dans la perspective de ce qui est en soi-même rationnel. Ne sont
pas moins partie constituante de cet ensemble les déterminations dans desquelles l’acte de
pensée lui-même se met en œuvre, des déterminations au sein desquelles la métaphysique
évoluait dès le début, bien qu’elle ait, jusqu’à Kant, exclu de les thématiser dans une logique
distincte d’elle-même : ces déterminations sont celles de « concept », de « jugement », de
« syllogisme », avec leurs spécifications, pour autant qu’elles sont fondamentales dans le
contexte de la raison. De surcroît, une telle « logique du concept », les modes de mise en
œuvre de celui-ci étant inclus, a affaire à toutes les déterminations fondamentales dans
lesquelles des concepts s’objectivent et, en fin de compte, dans leur objectivité même, se
dotent d’une concordance avec eux-mêmes ; ils reconduisent ainsi cette objectivité au sein
du concept un, vrai, et en cela parfaitement déterminé. C’est dans ce contexte qu’il convient
de traiter des « transcendantaux » précédemment évoqués, en les interprétant d’une
manière conforme à la raison ; ainsi déterminé, le vrai est par suite aussi un vrai qui
connaît et devient connu sur le mode théorique et sur le mode pratique et, finalement
(dans la connaissance spéculative), un terme achevé, unifiant en lui ces deux modes. Par
conséquent, la science logique reconduit elle aussi – ainsi que l’exigeait Kant8, mais de
façon plus radicale que chez lui – de l’Un au Vrai et, en passant par les conséquences vraies
de tout cela, au Concept.
5. La forme de la science logique n’est pas moins déterminée que son riche contenu ; cette
forme est celle dans laquelle le contenu de la métaphysique commence à s’exposer, se
déploie ensuite pas après pas et trouve son achèvement dans un système complet de
déterminations incluant celle de forme, puisque ce contenu s’avère être le contenu de cette
forme. En tant que forme d’un contenu se déployant de la manière indiquée, la forme
présente un aspect saillant : c’est seulement à la fin qu’elle se dévoile à la pensée dans sa
déterminité conceptuelle propre, quoique ce soit elle qui meuve son contenu depuis le
début et tout au long de son déploiement. Elle se situe même au-delà de la science logique,
bien qu’elle soit en liaison avec ce qui suit, et qui est décisif pour la connaissance
conceptuelle spéculative.
6. Toutefois, seule la science logique elle-même est la métaphysique, et non pas la
philosophie spéculative du réel que rendent possible la forme de son contenu et ce contenu
lui-même ; celle-ci s’ajoute à ce contenu et se conforme à lui, et elle est reconnaissable par
son contenu comme par sa forme. C’est un point sur lequel il faut s’opposer à de nombreux
interprètes de la philosophie hégélienne de la nature ou de l’esprit.
7. Dans la mesure où la science logique est aussi la métaphysique véritable, elle ne doit
évidemment pas seulement, pour mériter ce nom, être simplement la première science
philosophique. Il lui faut de surcroît non seulement pouvoir être traitée (et, d’une certaine
manière, être effectivement traitée) à la suite de la thématisation philosophique de la
nature ; il lui faut aussi pouvoir être traitée après la philosophie de la nature tout entière et
après toute la philosophie systématique, laquelle doit encore penser ce qu’elle connaît du
réel de manière conceptuelle sous présupposition de la nature. Hegel rend compte de cela
de la manière suivante : il ne conçoit pas seulement sa science logique comme une
philosophie première, elle est aussi, dans l’ordre encyclopédique de toutes les disciplines
qui sont à pratiquer « avec métaphysique », la science dernière au sein du tout des sciences
philosophiques systématiquement ordonnées et articulées les une aux autres. Mais il n’en
va pas comme chez Aristote, pour qui une partie seulement de la métaphysique constitue la
philosophie dernière, et une autre la philosophie première. Pour Hegel, c’est plutô t toute la
philosophie première qui est aussi philosophie dernière. Il ne s’agit donc pas seulement
d’en traiter après la philosophie de la physique ou la philosophie de la nature, mais après
n’importe quelle sorte de connaissance philosophique où l’objet du connaître soit encore à
concevoir sous présupposition de la nature, quoique cette connaissance elle-même ne soit
plus nature, mais esprit. Oui, même par rapport à l’esprit, la métaphysique, entendue
comme science philosophique dernière, est quelque chose qui doit être conçu par après : à
savoir cet universel englobant, autonome, et son devenir-pensé ; mais elle est aussi l’acte de
penser la manière dont, en tant que science philosophique première, elle est cet universel
et comment cet universel fut pensé au terme de cette science.
8. En tant que science dernière, la Science de la Logique reçoit aussi « la signification d’une
théologie spéculative »9. Examinée de plus près, elle n’est assurément pas que cela.
Toutefois, comment ce caractère ultime de ce qui est connu dans la science logique est-il
exactement à penser, et comment cette science est-elle elle-même à concevoir au sein de ce
connu : ceci ne peut être formulé que si les autres disciplines philosophiques qui ne sont
pas à comprendre comme de la métaphysique, mais dont il faut traiter en même temps que
d’elle, sont soumises à examen dans leur spécificité.
9. Mais, on peut déjà l’affirmer : contrairement à l’ensemble de la métaphysique apparue
jusqu’alors, métaphysique qui est aux yeux de Hegel inauthentique, la métaphysique
hégélienne peut avec succès répliquer au scepticisme, puisqu’elle l’intègre pleinement au
cœur de son entreprise critique et fait qu’il y est mis en œuvre de manière optimale. Elle ne
se contente donc pas, contrairement à la philosophie transcendantale kantienne, de se
mouvoir entre dogmatisme et scepticisme, mais elle traverse ce dernier pas à pas, ce qui lui
permet de se justifier elle-même d’une manière qui ne soit plus contestable du point de vue
même de celui-ci. C’est précisément dans sa démarche dialectique, laissant totalement libre
cours au scepticisme, qu’elle révèle le fondement dont elle procède elle-même et (en tant
que science logique) revient par deux fois – une fois comme philosophie première et une
fois comme philosophie dernière – au concept qui constitue ce fondement. La mobilisation
du scepticisme et le recours à l’intégralité de son efficace traversent donc toute la
philosophie : la philosophie comme métaphysique, mais aussi la philosophie « avec
métaphysique » et même, comme on le verra dans la troisième partie de cet article, la
philosophie « sans métaphysique ».
À première vue, il peut sembler qu’une telle métaphysique faite logique se prive de tous les
avantages que comporte une logique pour le traitement de problèmes particuliers, et
qu’elle n’ait donc rien à y gagner, sinon une monstrueuse universalité de la manière de
penser, due à l’abstraction la plus rigide ; en revanche, elle renonce aux grandes promesses
de connaissance qui avaient jadis conduit à la formation de la métaphysique et perd même
de vue les questions dont procédaient à l’origine les attentes métaphysiques en matière de
connaissance. Mais, si l’on y regarde de près, c’est plutô t le contraire qui a lieu : c’est
maintenant seulement qu’il devient possible de distinguer ce qui dans les anciennes
questions était mal posé, et ce dont la réponse était cherchée au mauvais endroit. En
revanche, on devient capable d’établir ce qui est en fait problématique, mais qui autrement
serait insoluble ou indigne d’une réponse ; et on peut convenir de ce qui, par opposition à
tout cela, est non seulement problématique mais digne d’une réponse accessible : à savoir
ce qui est substantiellement digne d’être recherché et qui, de surcroît, promet aussi de
recevoir une réponse de caractère cognitif, sur une voie que l’on peut découvrir. En effet, le
potentiel de connaissances philosophiques que l’on peut acquérir en dehors d’une telle
métaphysique, mais seulement en partant d’elle et dans les disciplines qui en dépendent,
est insurpassable. C’est à ce potentiel qu’il faut mesurer les avantages d’une philosophie
avec la métaphysique véritable.
II
Le rapport entretenu avec la Science de la Logique (qui, en tant que métaphysique véritable,
les précède systématiquement) par les disciplines conçues et (tout au moins à l’état
d’ébauche) traitées par Hegel, qui sont de la philosophie « avec métaphysique », même si
elles ne constituent pas elles-mêmes la métaphysique ou une partie particulière de celle-ci,
ce rapport peut être globalement caractérisé au mieux par l’affirmation suivante : en elles,
le métaphysique, qui procède de la métaphysique et n’est pleinement intelligible qu’à partir
de la structure propre de celle-ci, joue un rô le décisif pour les concepts de ces disciplines et
pour leur réalisation. Par conséquent, par « le métaphysique », il faut entendre l’élément
métaphysique de la métaphysique véritable, donc de la Science de la Logique hégélienne.
Pour être un peu plus précis, il faut ajouter que cet élément métaphysique – et le rô le qu’il
joue – se spécifie d’une triple façon : A/ tout d’abord par rapport à ce qui joue un rô le
déterminant en ce qui concerne le commencement et la forme de connaissance des
disciplines qui font suite à la Logique ; B/ il est ce qui contient les formes de pensée grâ ce
auxquelles les connexions spéculatives des états de choses dont traitent ces disciplines leur
deviennent accessibles ; C/ il est enfin ce qui fait que la métaphysique devient aussi la
science philosophique dernière. L’élément métaphysique n’établit pas seulement le noyau
de la méthode de connaissance de toutes ces disciplines ainsi liées avec la métaphysique.
Cet élément métaphysique est bien plutô t, d’une part, constitutif de la détermination du
contenu du commencement de toute la série des disciplines, ainsi que de leur perspective
de connaissance ; – et dans cette perspective il est même ce qui offre leur point de départ
aux deux principaux groupes de disciplines (les philosophies de la nature et de l’esprit), et
ce qui définit la spécificité de ces commencements et des attitudes de connaissance
particulières qui leur correspondent. D’autre part, dans toutes ces disciplines qui sont de la
philosophie « avec métaphysique », l’élément métaphysique exerce, de par la dynamique
conceptuelle qui lui est inhérente, une contrainte sur la connaissance conceptuelle déjà
donnée et sur son élaboration analytique et spécifique à son matériau : cette contrainte
tend à prolonger et à compléter l’élément spéculatif de ces disciplines (en respectant leur
matériau, mais en adoptant un point de vue synthétique), mais vise aussi finalement à
transgresser les limites propres à chacune d’elles, limites qui tiennent à leurs objets
respectifs. Il est vrai que, dans ces disciplines qu’il faut pratiquer « avec métaphysique »,
tout ce qu’elles comportent comme procédures et comme contenus de connaissance ne
relève plus de cette métaphysique qui exige, outre ce qui trouve son origine et sa
dynamique dans la Logique, des matériaux et des modes de pensée d’une autre provenance.
Grâ ce à la Science de la Logique, déjà parvenue à son achèvement systématique (quoique
susceptible de recevoir bien des améliorations de détail), on peut cependant convenir en
principe de ce grâce à quoi les disciplines succédant à la Logique peuvent être pratiquées
(en tant qu’elles en procèdent). Enfin, en troisième lieu, l’élément métaphysique, en raison
de sa forme méthodique, reconduit à sa propre origine la connaissance progressive des
disciplines ainsi pratiquées ; il ramène ainsi leur tout systématique à la métaphysique
véritable, de telle sorte que celle-ci est aussi la science philosophique ultime. Il convient
alors d’expliquer rapidement ces trois rô les que joue le métaphysique dans les disciplines
pratiquées « avec métaphysique ».
A. La Science de la Logique atteint sa conclusion avec la connaissance conceptuelle de la
détermination adéquate, purement conceptuelle, de sa propre forme, une forme dans
laquelle les contenus conceptuels de la connaissance philosophique systématique se
rassemblent en un tout ; ces contenus, en tant que contenus de la Logique, se sont déjà
rassemblés, au cours de la réalisation de celle-ci, en un système de la totalité de ce qui est
purement logique. Mais la conclusion de la Logique ne signifie pas l’abandon durable de
toute connaissance conceptuelle, ni tout simplement le passage immotivé à quelque chose
d’autre. Avec elle, la pensée philosophique, qui connaît de manière conceptuelle, n’est pas
non plus seulement contrainte de se donner un nouveau contenu, qui ne fait plus partie de
la métaphysique. Elle est, de surcroît, conduite à adopter une nouvelle attitude quant à la
connaissance, relativement à une sphère déterminée que forme ce nouveau contenu,
auquel s’adjoindront d’autres contenus qui sont encore à connaître ; cette attitude n’était
pas encore thématique dans la métaphysique elle-même, elle y était même soumise à une
critique relevant d’autres attitudes de connaissance. C’est seulement maintenant, au terme
de la Logique, que cette attitude de connaissance surgit ; elle résulte du traitement critique
(accompli juste auparavant dans la Logique) de l’idée de la connaissance théorique et de
l’idée de la connaissance pratique, traitement critique grâ ce auquel ce qu’il y a de vrai dans
les deux types de connaissance est réuni et grâ ce auquel les rapports antinomiques entre
eux sont surmontés relativement au nouveau contenu de connaissance et à sa sphère. Mais
cela ne suffit pas : sur la base de la forme méthodique de la connaissance conceptuelle (une
forme qui, au fond, reste identique à elle-même et ne s’enrichit que de moments annexes ;
mais, désormais, elle n’est plus simplement mise en œuvre, mais déduite), la « déduction »
de la première détermination conceptuelle, dont le contenu n’est plus purement logique,
est suivie de « l’exposition » du concept qui constitue la nouvelle sphère de connaissance :
d’abord celui de nature, mais aussi, de manière générale, celui de la sphère globale du
« réel », un réel qu’il convient sans doute de distinguer de ce qui est purement logique mais
qui, cependant, doit être connu de manière conceptuelle ; cette sphère, on l’a compris,
englobe le contenu de toute Realphilosophie au sens de Hegel. En toute rigueur, on a
désormais affaire, dans toutes les disciplines ainsi pratiquées, aux trois tâ ches
introductives suivantes : déduire le concept, s’accorder sur une nouvelle attitude de
connaissance et exposer le concept de la sphère en question, ce qui passe par une mise en
œuvre de la connaissance conceptuelle.
Mais, de surcroît, au début de toute la série des disciplines qui sont à traiter « avec
métaphysique », une perspective formelle en vue du travail ultérieur de conceptualisation
se donne aussi à connaître en partant du point d’aboutissement de cette métaphysique.
Cette perspective tend au développement de la nouvelle teneur conceptuelle (dans sa
propre sphère et dans la substitution ultérieure d’une autre sphère à celle-ci) ; elle tend
aussi à passer de l’attitude de connaissance qui donne accès à la série des disciplines à (au
moins) une autre attitude et, pour terminer, au retour de la connaissance à la
métaphysique. Dès le début de la Realphilosophie, une perspective s’ouvre donc à la
connaissance : celle de revenir au terme de son parcours à la métaphysique véritable, en
ajoutant ainsi, à l’occasion de son retour à soi-même, une nouvelle détermination,
désormais définitive, au concept de cette métaphysique (c’est-à -dire de la Logique).
On ne peut exposer ici – et d’ailleurs ce n’est pas nécessaire – comment tout ce qui vient
d’être évoqué advient dans le contexte de la conception hégélienne de l’idée absolue qui, au
terme de son déploiement comme idée « encore » logique, se « donne librement congé »
pour se faire nature. Mais il est important de prendre conscience du point suivant : dans la
connaissance conceptuelle intervient un trait qui anticipe l’extension et la progression de
celle-ci ; mais ce trait, quoique n’étant pas propre à la Logique, a pourtant bien son origine
en elle. Ce trait appartient lui aussi à ce qu’ont de proprement métaphysique les disciplines
philosophiques qui sont à pratiquer « avec métaphysique ». C’est un point qui, me semble-t-
il, a été insuffisamment pris en compte dans les analyses (rares, au demeurant) des rô les
que joue la métaphysique hégélienne dans les disciplines philosophiques qui sont à
pratiquer avec elle.
B. C’est à partir de ce point seulement que devient plausible la fonction qui, pour les
disciplines qui sont à pratiquer « avec métaphysique », revient à l’élément métaphysique
dans la deuxième des perspectives évoquées ci-dessus. En effet, au terme du procès de
connaissance intra-logique (et métaphysique), la forme et le contenu de la connaissance
spéculativement conceptuelle se compénètrent d’une manière qui est désormais
transparente pour le sujet de cette connaissance ; et ceci reste vrai, de manière définitive,
pour le cours ultérieur de la connaissance. Dans l’Encyclopédie, et plus encore dans les
leçons qu’il a données sur les diverses disciplines de la Realphilosophie qu’il projetait
d’élaborer, Hegel s’est fréquemment référé à l’explication des phénomènes au moyen de
concepts empruntés à telle ou telle de ces métaphysiques qu’il nomme « indicibles »,
« grossières » ou (le plus souvent) « d’entendement » ; il a souligné abruptement ce qui
démarque de leur soi-disant fonction explicative les déterminations et contextes
correspondants de la métaphysique véritable. Même dans leur rô le de critique de la
métaphysique inadéquate et de rempart contre elle, les disciplines de la Realphilosophie
sont donc pour Hegel de la philosophie « avec » métaphysique. On doit ici laisser de cô té la
question de savoir si la polémique de Hegel à ce propos est justifiée en règle générale ou en
partie, ou bien si elle est injustifiée. On ne peut évoquer non plus les raisons pour
lesquelles, dans la connaissance conceptuelle relevant de la Realphilosophie, il est
constamment fait recours aux déterminations et aux complexes de déterminations de la
Logique, ni rappeler la discipline méthodique à laquelle ce recours obéit ; on ne peut même
pas indiquer lesquelles de ces déterminations sont pertinentes en chaque cas, ni pourquoi
elles le sont. Cette pertinence au cas par cas et la récurrence de ces déterminations
dépendent des détails qui sont mis en exergue par la démarche propre à la connaissance
conceptuelle de la Realphilosophie. Voici ce qu’on peut dire de manière générale à ce
propos. Conformément à la démarche qu’on a décrite, la fonction de l’intervention,
renouvelée en chaque cas, des déterminations de la Logique est de faire apparaître
l’inéluctabilité de la progression de la connaissance, en particulier lorsqu’il s’agit de passer
– et ce passage est inévitable pour la « métaphysique d’entendement » – des
déterminations dialectiques au point de vue spéculatif. En dépit de la contribution du
« proprement métaphysique », on n’a pas affaire, dans les disciplines faisant partie d’une
Realphilosophie, à une « fondation » métaphysique, ni avec les « premiers principes
métaphysiques » de connaissances scientifiques spécialisées, donc extra-philosophiques ; la
philosophie ne concourt en aucune manière au type de connaissance qui incombe aux
sciences particulières.
Ce qu’est le logique, autrement dit l’élément proprement métaphysique dont la dynamique
favorise la connaissance conceptuelle spéculative, est pour l’essentiel simplement indiqué
dans les disciplines philosophiques qui y recourent ; à vrai dire, ces disciplines elles-mêmes
ne sont exposées par Hegel que « en abrégé » ou quant à leurs « principes ». Cette
circonstance, jointe aux indications que contiennent les Remarques et les Additions de
l’Encyclopédie, rédigées par les élèves de Hegel, a suscité de façon durable une recherche de
la teneur de sens des énoncés produits par ces disciplines qui s’épargne la peine d’une
investigation précise de ce que les déterminations conceptuelles qui y sont contenues ont
de proprement métaphysique. Pourtant Hegel lui-même a attiré l’attention sur sa volonté
de voir « le tout » de ce qui était traité dans chacune de ces disciplines ainsi que « la
formation de [leurs] maillons » saisis et évalués avant tout selon « l’esprit logique » sur
lequel l’un et l’autre reposent. Toutefois, la tentation de négliger cet esprit (au lieu de
dégager ce qui en procède spécifiquement) est d’autant plus grande que Hegel lui-même,
dans les cours qu’il a consacré aux disciplines en question, s’est montré peu enclin à
satisfaire à l’exigence qu’il avait pourtant émise à l’endroit de l’exposition de ses Principes
de la philosophie du droit ou de n’importe quelle autre partie de « l’abrégé » encyclopédique
de la Realphilosophie. Manifestement, cette tâ che lui semblait trop difficile à accomplir dans
le cadre de l’enseignement qu’il avait à dispenser sous forme de leçons tenues devant des
auditeurs encore débutants. Les sciences historiques de l’esprit, qui se constituèrent à la
même époque et étaient enseignées dans un style tout à fait analogue, y ont contribué de
surcroît : l’exigence de respect de « l’esprit logique » de l’abrégé hégélien des « sciences
réelles » n’a été jusqu’ici satisfaite que dans des limites étroites. De ce fait, s’efforcer malgré
tous ces obstacles et toutes ces contre-tendances de remplir cette exigence n’est vraiment
pas une entreprise qu’on puisse accomplir pour ainsi dire en passant. Pour la connexion
entre la philosophie hégélienne « sans » et « avec » métaphysique, une chose toutefois est
d’importance : conserver constamment cette tâ che sous les yeux. Le fait même que Hegel,
dans ses contributions à la philosophie « sans métaphysique », s’est prudemment gardé de
donner des indications précises quant au potentiel argumentatif des connexions
conceptuelles spéculatives nous indique l’importance de cette tâ che.
C. De manière générale, c’est une des particularités de la démarche de la connaissance
conceptuelle telle qu’elle est à l’œuvre dans la Realphilosophie de devoir toujours revenir à
nouveau aux déterminations et aux démarches correspondantes de la Logique et de
repartir d’elles pour aller de l’avant. Toutefois, cette démarche aboutit aussi, dans la
succession systématique des disciplines formant une telle connaissance, à une conclusion
(non pas de la connaissance elle-même, mais bien de la série des disciplines) ; cette
conclusion, comme l’annonçait déjà la fin de la Logique, consiste dans la connaissance
systématique qu’acquiert de soi la philosophie. Mais alors, eu égard à l’importance que
revêt une Science de la Logique pour ce tout de la connaissance, il n’est pas surprenant que
la philosophie « avec métaphysique », qui conclut le tout systématique des disciplines de la
Realphilosophie, fasse retour à la Logique spéculative en tant que métaphysique véritable,
mais comprise maintenant comme philosophie dernière ; en cela, cette métaphysique se
trouve enrichie de la détermination concrète de son concept. Par contraste avec la Science
de la Logique et avec sa conclusion, cette détermination supplémentaire – l’orientation vers
la métaphysique véritable –, qui appose pour ainsi dire le sceau de la métaphysique sur le
tout des disciplines philosophiques « avec métaphysique », n’est pas une détermination qui
procède simplement de la connaissance logique. Elle est d’abord une détermination
procédant des disciplines précédentes de la Realphilosophie, dans leur liaison principielle
avec la métaphysique véritable. Mais elle est en même temps aussi une détermination de la
philosophie comme métaphysique ; toutefois, cette métaphysique n’est telle qu’en liaison
avec la Realphilosophie, et cette liaison est d’un type très particulier.
En effet, cette détermination ultime est, tout d’abord, une détermination du logique comme
élément spirituel global et de la Logique comme « théologie spéculative ». Car toute la
métaphilosophie de la philosophie hégélienne, cette philosophie qui pose le logique au
commencement, procède de la philosophie systématique de la religion (qui confirme cette
position du logique) et donne seulement à la teneur rationnelle de celle-ci une forme
adéquate au concept. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la nouvelle caractérisation
pour ainsi dire « réalphilosophique » de la Logique qui intervient dans ce contexte conduise
à définir celle-ci comme une théologie spéculative. Mais la direction du mouvement de
détermination mettant en rapport la métaphysique véritable et les disciplines de la
Realphilosophie s’est désormais inversée. Comme on pouvait déjà s’y attendre au vu de la
fin de la Logique, la philosophie revient ainsi, à partir des disciplines de la Realphilosophie
qui ont été systématiquement projetées et parcourues, à l’unique et véritable
métaphysique. Toutefois, s’agissant de l’ensemble de la philosophie-système organisée de
façon cyclique, la pointe ultime de l’argumentation de Hegel est la suivante : il faut que la
compréhension « réalphilosophique » – métaphilosophique de la Logique et de sa
connaissance conceptuelle comme théologie spéculative, et par là comme métaphysique de
l’unique étant suprême (ontôs on) soit elle aussi à son tour révisée et surmontée. Il en
résulte la détermination de cette Logique et de cette métaphysique véritable comme
« l’absolument universel » se connaissant lui-même au sein d’une nature qui fait partie de
lui et d’un esprit qui fait également partie de lui – et qui connaît la nature aussi bien que lui-
même. Cet absolument universel, cette raison ayant savoir d’elle-même, n’est plus un
« étant ». Son savoir de soi, en tout cas, est le savoir d’une théologie spéculative qui ne se
rapporte plus à un Dieu distinct d’elle (et en tant que tel seulement représentable). Par
conséquent, la métaphysique, en tant que philosophie dernière, renonce à faire le moindre
usage de noms désignant « Dieu », « l’étant suprême », « l’ens realissimum », etc. De surcroît,
le logique se révèle finalement de cette manière être l’universel englobant et reposant en
lui-même, et ce pour des raisons purement logiques ; conformément à celles-ci, il
« s’élève », dans le se-savoir-soi-même métaphilosophique de la philosophie, du plan des
phénomènes dont il était encore affecté à celui de son essence se concevant elle-même,
pure et non troublée par ce résidu phénoménal. De la sorte, le logique retourne en fin de
compte aussi en totalité à son commencement, et ce de lui-même et non plus pour des
raisons relevant de la Realphilosophie ; et c’est aussi d’elle-même que la métaphysique est
reconnue de manière conceptuelle comme la philosophie véritablement dernière. Sans être
en son entier une « onto-théologie », la métaphysique véritable, toutefois, n’est pas
seulement le fondement architectonique de cet ensemble puissant, organique, des
disciplines philosophiques systématiques ; elle est aussi, pour ainsi dire, l’â me qui anime ce
tout et constitue son horizon, son périmètre universel. Quelle autre métaphysique et quelle
autre philosophie « avec métaphysique » pourrait revendiquer cela ?
III
Ce cercle se refermant sur lui-même – composé d’une Science de la logique comprise
comme la véritable métaphysique et des disciplines de la Realphilosophie qui sont
pratiquées à partir de cette dernière – laisse-t-il encore quelque possibilité pour une
philosophie sans métaphysique ? Et si tel est le cas, en quoi peut bien consister cette
philosophie hégélienne « sans métaphysique » ?
A. Pour répondre par l’affirmative à la première de ces questions, il faut que la philosophie
de Hegel puisse apporter quelque chose en dehors du cercle des disciplines liées
systématiquement les unes aux autres ; et, afin de s’assurer qu’un tel apport externe au
système est au moins conciliable avec l’ensemble du savoir philosophique systématique, il
est non seulement nécessaire qu’il existe une certaine connexion épistémique entre ces
deux champs de la pratique philosophique, mais il faut également que cette connexion soit
connaissable, ou, plutô t, qu’on puisse la réaliser et la porter à la connaissance de manière
spécifique. À mon avis, il y a seulement deux manières de faire que cette connexion autorise
une philosophie « sans métaphysique ». Soit elle doit résulter du savoir disciplinaire
systématique après l’achèvement de ce dernier ; mais elle doit alors en résulter de telle
manière que cet achèvement ouvre un espace pour une recherche et un savoir
philosophiques portant sur le réel qui ne soient plus tributaires de la métaphysique – c’est-
à -dire pour une activité philosophique qui ne soit pas initiée, dirigée et animée par la
Science de la logique en étant même à terme reconduite à cette dernière. Soit il faut que
cette activité philosophique « sans métaphysique » se meuve en dehors de cette
métaphysique et de l’ensemble des disciplines qui en dépendent ; mais elle doit alors
conserver la connexion assurant qu’elle est conciliable avec le savoir philosophique
systématique en découvrant en son propre sein une liaison avec le savoir conceptuel de la
véritable métaphysique ou tout au moins avec son commencement ; et à ce point précis du
commencement, c’est-à -dire au minimum lorsqu’elle a atteint son terme, il lui faut éviter ou
évacuer tout ce qui est inconciliable avec ce savoir avant que d’atteindre la liaison en
question. Peu importe qu’il existe ou non des rapprochements, des connexions et des
affinités avec le savoir systématique des sciences philosophiques réelles, car dans ce cas il
s’agit seulement d’une cohérence avec la Logique ; cohérence présente d’entrée ou
s’imposant progressivement, mais en tous les cas atteignable au terme de cette activité
philosophique. Si l’on ne veut pas que le statut de science première de la Logique devienne
contestable, la liaison qu’elle entretient avec ce terme ne peut naturellement pas être telle
que s’opère par son intermédiaire une fondation de la Logique et de son commencement
qui satisferait les critères intra-logiques de la vérité du savoir conceptuel ou se
substituerait à son besoin de fondation. Par là , la Logique et son commencement peuvent
tout au plus être éclairés et justifiés de manière externe, c’est-à -dire pour une personne qui
demeure à l’extérieur du système. En regardant les choses de plus près, il est difficile de
contester que Hegel ait envisagé – quant aux deux membres de l’alternative énoncée ci-
dessus – des possibilités et des arguments pour cette pratique de la philosophie, et même
qu’il les ait pour partie réalisés à des degrés divers. Il nous faut à présent les esquisser.
B. En ce qui concerne le premier membre de l’alternative, ces possibilités et ces arguments
contraignants proviennent du constat et de la conviction exprimés par Hegel que l’activité
de l’intelligence philosophique ne cesse pas avec l’achèvement systématique du savoir
conceptuel, mais se transforme en une autre forme d’activité impliquant des perspectives
et des tâ ches supplémentaires pour la philosophie. L’attitude de l’intelligence ainsi que son
mode d’activité correspondent alors à « la raison abstraite et impersonnelle en tant
qu’intuitionner infini ». « L’idée une » intuitionnée dans une telle intuition « intellectuelle »
est en revanche une « image de la vision rationnelle du monde à travers la saisie
conceptuelle de cette dernière » ainsi qu’une « vue d’ensemble » – « une totalité, … une
plénitude soudée de déterminations », dont l’intuition saisit la « substance compacte » de
son objet. Une fois parvenu à une telle « intuition de la Chose », nous pouvons alors
« progresser jusqu’à la considération des particularités qui s’enracinent dans cette
substance » ; et, dans la pensée philosophique, il faut alors également commencer par une
nouvelle espèce de connaissance, dont une telle intuition est devenue l’élément, de telle
sorte qu’en cette dernière – à l’abris des erreurs grossières grâ ce au savoir conceptuel qui
précède – le rationnel peut être porté à l’expression par une « vision du monde »
philosophique qui le présente de manière imagée et sensible. Avec la citation d’Aristote qui
clô t l’Encyclopédie, Hegel indique un exemple historique de ce mode de connaissance et de
présentation. Mais, avec cette indication, la science philosophique – qui est essentiellement
système – s’ouvre en même temps sur sa contrepartie externe ; une contrepartie dont il
était déjà question dans l’introduction de l’Encyclopédie avec « cette figure propre » dans
laquelle « la naissance et le développement de la philosophie sont représentés comme
histoire de cette science ».
La présentation d’une histoire de la philosophie représentée de la sorte est certes encore
préparée et rendue possible par l’ensemble de la philosophie mise en œuvre « avec
métaphysique ». Mais elle n’est plus pratiquée à la manière des disciplines de la
Realphilosophie « avec métaphysique » incluses dans le système. À cet égard, l’idée de la
philosophie avec tout ce qui relève de son architecture conceptuelle, y compris les
disciplines de la Realphilosophie appartenant au système, conserve tout au plus une
fonction heuristique. Sinon, comment l’histoire philosophique de la philosophie pourrait-
elle contribuer à la « confirmation » finale du tout composé de la Realphilosophie
systématique, pratiquée et mise en œuvre comme la métaphysique véritable, sans
raisonner de manière circulaire ? Comment pourrait-elle « confirmer » cette philosophie en
tant que résultat de l’histoire de la philosophie en son tout, donc la confirmer de manière
externe, en faisant connaître son « image symétrique » ?
Il en va de même, à tout le moins, pour les autres histoires philosophiques spéciales ainsi
que pour la philosophie de l’histoire mondiale générale, relativement aux segments
correspondants des disciplines de la Realphilosophie systématique. Toujours est-il que les
parties de ces histoires qui forment la véritable historia philosophique sont absolument
mal comprises lorsqu’on les considère, sans autre forme de procès, comme des traités
faisant partie de la Realphilosophie systématique dont l’Encyclopédie fournit « l’abrégé ».
Même les parties générales de ces histoires s’abstiennent de l’élément métaphysique qui
joue le rô le que nous avons esquissé plus haut dans les disciplines systématiques ; qui plus
est, comme il serait aisé de le montrer à travers l’exemple des Leçons sur la philosophie de
l’histoire mondiale, elles fournissent également une nouvelle interprétation des concepts
fondamentaux propres à ces disciplines, tandis que ces mêmes concepts, dans la
signification originaire qui leur a été conférée grâ ce à l’élément métaphysique, conservent
en tout cas un usage régulateur pour la véritable connaissance historico-philosophique. La
question de savoir comment ces déterminations différentes, et pour partie hétérogènes, de
la méthode de cette connaissance peuvent être liées les unes aux autres exigerait une
recherche à part entière que nous ne pouvons entreprendre dans le cadre présent.
Cependant, pour ce qui regarde les parties générales de tous les traités historico-
philosophiques portant sur les domaines philosophiques systématiques de la
Realphilosophie hégélienne, il est grosso modo permis d’affirmer la chose suivante : cum
grano salis, elles contiennent encore tout au plus des traces de la véritable métaphysique.
Dans la manière qu’elles ont de traiter le matériau historique qui est le leur, elles sont
– d’un point de vue épistémologique – des exemples de la possibilité d’une philosophie
hégélienne qui serait pratiquée sans métaphysique.
La double question formulée au début de la section III admet donc, en tout cas, une réponse
affirmative en ce qui concerne le premier membre de l’alternative indiquée plus haut ; la
philosophie hégélienne est même tenue de fournir une telle réponse, tant il est vrai que
l’intelligence philosophique, au terme du savoir conceptuel systématique, n’est pas encore
totalement à la hauteur de la tâ che de « saisir son temps en pensées ». Que serait en effet la
saisie d’un présent sans la meilleure élucidation herméneutique possible de son passé ?
Cette question conserve un caractère purement rhétorique, même lorsque l’approche
historico-herméneutique, dans le traitement de l’histoire mondiale ainsi que des histoires
de la religion, de l’art et de la philosophie, n’a pas recours aux procédés de la philosophie
systématique pratiquée « avec » la métaphysique véritable, de sorte que la nécessité propre
à cette dernière de laisser agir les pures déterminations de pensée n’a plus cours pour elle.
Cela n’implique pourtant pas que la philosophie se réduise à une herméneutique
philosophique ou que cette herméneutique remplace la métaphysique véritable et se
contente de vivre des résultats atteints par cette dernière.
C. Le second membre de l’alternative exposée ci-dessus exige plus fortement encore qu’on
laisse intentionnellement de cô té la philosophie « avec » la métaphysique véritable, à
supposer que la pratique de la philosophie ne soit pas soumise à une condition qui rende
tout simplement inactuelle la définition des contours d’une telle philosophie systématique
pratiquée de la manière qu’on a dite. Des exemples triviaux de cette dernière possibilité
sont naturellement fournis pas les travaux critiques où Hegel se trouvait peut-être déjà sur
la piste d’une logique spéculative et même d’une logique réalisant la véritable
métaphysique, mais n’était pas encore parvenu à trouver son concept. La plupart des essais
qui ont fait connaître Hegel à Iéna entrent dans ce cadre, tout comme la Logique et
Métaphysique de 1804-1805, bien que ce dernier texte ne soit guère l’exemple d’une
philosophie dépourvue de toute métaphysique. Tous ces textes sont en effet des exemples
d’une connaissance philosophique qui n’intervient pas seulement après l’achèvement de la
philosophie systématique comprenant la métaphysique véritable, mais qui en est
indépendante en tant que philosophie fonctionnant sans cette métaphysique.
Parmi toutes les possibilités de pratiquer une philosophie « sans métaphysique » qui se
présentent en contexte hégélien, il faut avant toute chose évoquer la Phénoménologie de
l’esprit de 1807. Pour quelle raison et en quel sens représente-t-elle également une forme
de philosophie « sans métaphysique » – et ce de la manière la plus radicale – alors qu’elle
porte pourtant le même titre qu’une théorie philosophico-systématique de la conscience
esquissée dans l’Encyclopédie ? Malgré l’intérêt historique et herméneutique suscité depuis
plusieurs décennies par cet opus magnum, la réponse que l’on apporte communément à
cette question n’est guère satisfaisante. Elle a longtemps été entravée par les recherches
portant sur la Phénoménologie, qui se sont surtout concentrées sur la genèse de cette
œuvre. Elle n’a par ailleurs guère suscité l’attention des nouvelles interprétations stimulées
par l’épistémologie, la philosophie sociale et la sémantique inférentielle qui s’inspirent du
pragmatisme, et ce d’autant plus que ces approches – si l’on met à part la France – vont de
pair avec un total désintérêt pour la Logique de Hegel comprise comme la métaphysique
véritable. Dans cette perspective, pour comprendre correctement la Phénoménologie, il
faudrait soigneusement la distinguer de la Logique ; une fois cette dernière publiée, elle
apparaîtrait comme une entreprise ouvrant la voie de manière propédeutique à la Logique.
Je voudrais rapidement tenter de proposer les éléments d’une réponse plus satisfaisante,
qui n’essaie pas de régler de manière précipitée le problème de la démarcation, mais qui
l’affronte attentivement et pas à pas, en gardant à l’esprit que la Phénoménologie, dont il est
ici question, a été publiée des années avant la Logique.
À la différence de toutes les disciplines de la philosophie systématique, qui s’organisent à
l’aide de la logique, la Phénoménologie de 1807 n’ébauche pas l’ensemble de son
programme et n’aborde pas son rapport avec la « Logique ou philosophie spéculative » dès
le départ. Il lui faut plutô t, tant qu’il n’est pas question d’elle dans ce contexte, ne rien
présupposer de la Logique ainsi que des disciplines qui en dépendent, en ayant néanmoins
la possibilité de s’avérer à terme être la seule introduction scientifique possible à la Logique
et sa justification externe. Contrairement à la Critique de la raison pure dans son rapport
avec la véritable philosophie transcendantale kantienne, la Phénoménologie ne souhaite pas
plus esquisser d’emblée « l’idée » de la totalité de disciplines qu’elle constitue, qu’elle ne se
propose d’esquisser l’idée de la totalité de la Logique en lieu et place de cette dernière ; idée
dont elle doit, à terme, justifier le point de départ et le point de vue en tant que « science de
l’expérience de la conscience ». Il ne faut pas y voir l’indice de l’insuffisance du travail de
l’auteur préalablement à la réalisation et à l’impression de son œuvre. Cela relève
davantage de ce qui fait l’essentiel du propos de cette œuvre, et cela sert aussi bien sa
propre justification que celle de la Logique. En effet, pour éviter à l’auteur d’être soupçonné
– et même de se voir à juste titre objecter – de construire sa démarche sur une pétition de
principe anticipant ses chances de succès, il faut que l’œuvre ne mette pas « les pieds dans
le plat » quant à sa propre définition et, a fortiori, quant à son éventuelle contribution à une
nouvelle forme de logique, pour l’heure inconnue.
Il est dès lors tout à la fois approprié et opportun que la Phénoménologie de l’esprit – si l’on
excepte la préface qui annonce déjà le « système de la science » – n’explicite pas d’entrée le
caractère insolite de son titre, n’en fasse même guère usage jusqu’aux quatre alinéas finaux
et ne dise mot, jusqu’à son terme, du lien qu’elle entretient avec le projet parallèle d’une
nouvelle forme de logique censée être la véritable métaphysique. Au lieu d’anticiper sur
cette logique, elle commence par un programme minimal qui lui est propre et expose les
raisons aisément intelligibles de le mener à bien ; un tel programme minimal permet déjà
d’identifier un but formel, auquel le développement doit se tenir, et donne à l’auteur
l’occasion d’expliciter, pour lui-même ainsi que pour les lecteurs, une méthode sans
laquelle le but ne pourrait guère être atteint. Ainsi le titre de l’œuvre, tout comme ses
résultats eu égard à « la connaissance effective de ce qui est en vérité », demeure longtemps
hors jeu durant toute l’exposition du programme et aussi, fort prudemment, durant tout le
développement. Le fait même qu’il sera à la fin question d’introduire à une nouvelle forme
de logique ou à la philosophie spéculative, et de justifier une telle entreprise, n’est guère
thématisé que dans une préface à l’ensemble du système de la science philosophique par
laquelle l’œuvre projetée peut commencer dans la mesure où elle y donne accès. Dans
l’œuvre elle-même par contre, il n’en est jamais question. Même à la fin de l’œuvre, la chose
sera plus indiquée qu’affirmée. Eu égard au titre de l’œuvre ainsi qu’à son projet, il faut
donc avant tout prendre acte du fait que la Phénoménologie de 1807 doit être lue comme un
work in progress ; une œuvre qui ne développe d’importantes parties de son programme
qu’au cours de la réalisation de son noyau programmatique et à partir de fondements qui
n’apparaissent pas d’entrée de jeu, n’indiquant son titre – synonyme d’une discipline
relevant de la Realphilosophie et tributaire de la Logique – qu’au moment où son caractère
de parergon systématique à l’ensemble du « système de la science » apparaît clairement.
Avec son programme, le work in progress procède donc d’une manière qui n’a pas plus
d’équivalent dans la Logique que dans les disciplines qui en dépendent. L’étape
– appartenant encore à la courte partie initiale qui n’est désignée comme « Introduction »
que dans la table des matières – conduisant de « la présentation du savoir apparaissant » à
une « science de l’expérience de la conscience », constitue déjà un pas en avant dans le
développement de ce programme. Mais bien d’autres le suivent au début de chacun des
huit chapitres que comporte l’exposé – et ce jusqu’au dernier d’entre eux.
Il est vrai que les spécificités que l’on vient d’indiquer ne sont pas les seules à identifier la
Phénoménologie de 1807 comme étant, sans équivoque possible, une philosophie « sans
métaphysique ». Et cela déjà pour la bonne et simple raison que cette œuvre fut achevée et
publiée des années avant la Logique. En effet, l’idée de cette dernière s’est développée, dans
la pensée de Hegel, parallèlement au programme de la Phénoménologie et ce n’est au plus
tard qu’au terme de ce programme qu’elle est apparue à l’auteur de manière détaillée.
Pourtant ce sont bien les qualités méthodiques, qui appartiennent déjà au programme
d’une « science de l’expérience de la conscience », qui font de la Phénoménologie une œuvre
dépourvue des prétentions cognitives de la métaphysique hégélienne. Cela pourrait
d’emblée éclairer le « mouvement dialectique » que la conscience, qui est examinée dans
une exposition du savoir apparaissant et s’apparaissant comme savoir, « pratique […] aussi
bien à même son savoir qu’à même son objet […] » et qui est « proprement ce que l’on
nomme expérience ». Le mouvement laisse la conscience déboucher à chacune de ses étapes
– telle qu’elle se montre à chaque fois au cours de son auto-examen sceptique – sur le
savoir socratique de son absence de savoir. Mais les réflexions que la conscience effectue
au cours de son auto-examen à l’aide d’un critère qui lui est à chaque fois propre, sont à
l’évidence telles qu’elles ne présupposent ou ne mettent en œuvre explicitement ni aucune
pure détermination de pensée appartenant à la Logique, ni aucune de ses dynamiques
conceptuelles. Pour autant que de telles déterminations sont comprises dans ces réflexions,
elles sont incluses sans présupposition dans le prétendu savoir qui est soumis à l’auto-
examen ; elles font donc tout au plus partie de la logica utens, mais ne sont pas accréditées
par une logica docens ou présupposées à partir d’une telle logique.
Qu’en est-il cependant de « l’ajout » qui est à chaque fois le fait de celui qui expose le savoir
apparaissant et qui conduit d’une étape de la conscience à la suivante ainsi qu’à son
exposition ? Considéré plus précisément, chacun de ces ajouts se passe des vues qui ne sont
atteintes que dans la Logique ou dans les disciplines systématiques élaborées grâ ce à elle,
et il a lieu de facto aussi sans ces vues. Comme ces deux points ne peuvent être justifiés
dans le cadre présent, il est d’autant plus nécessaire de souligner l’essentiel : le programme
hégélien de la Phénoménologie, tel qu’il se déploie au cours du développement de l’œuvre,
doit se développer sans avoir aucunement recours aux ressources fournies par la Logique.
Une exposition du savoir apparaissant qui concède d’entrée qu’avant d’avoir atteint le but
de sa procédure elle ne peut être elle-même, avec les certitudes qui lui permettent de juger,
qu’une apparition du savoir, une telle exposition ne sera parvenue à s’extraire de cette
situation que si elle parvient, grâ ce à l’auto-examen de la conscience qu’elle considère, à
s’unifier avec cette dernière ; mais à s’unifier avec cette dernière en lui montrant, à partir
de ses propres capacités de conception, que la différence entre leurs deux conceptions
possibles a disparu dans le contexte de l’expérience qui est alors en cours, de telle sorte que
toutes deux, la conscience qui expose et la conscience qui est exposée, pourront s’identifier
comme étant le même savoir absolu apparaissant. Mais cela n’aura pas lieu tant que la
conscience considérée dans l’exposition ne sera pas parvenue à confirmer, au moins de
manière rétrospective, que les « ajouts » antérieurs de la conscience qui est à l’origine de
l’exposition sont éclairants. S’il fallait, pour ce faire, que l’une ou l’autre des consciences qui
apparaissent comme du savoir ait besoin d’une pensée qui conçoive de manière spéculative
à partir de certaines possibilités offertes par la Logique ou qui recoure à la réalisation de
telles possibilités, nous ne parviendrions jamais à l’unification du savoir apparaissant qui
est à l’origine de l’exposition et de celui qui est exposé. En revanche, si l’on y parvient, le
résultat est alors à la hauteur de la skepsis la plus rigoureuse, car en lui cette dernière a déjà
été prise en considération. Nous avons alors affaire à une « science » qui n’esquisse sa
propre systématique – signe caractéristique de sa scientificité – qu’au cours de sa
réalisation (à travers le développement progressif de son programme) et qui reconnaît pas
à pas, c’est-à -dire au fur et à mesure que le programme en sa réalisation le permet, la
satisfaction de ses exigences. Aussi l’exposition du savoir apparaissant n’est-elle pas
seulement une « science de l’expérience de la conscience » grâ ce à sa forme. Elle l’est aussi
grâ ce au contenu organisé par cette dernière, et ce bien qu’elle ne fournisse et n’enchaîne
pas toujours, avec les ajouts permettant de progresser d’une étape de la conscience à la
suivante, des preuves absolument inattaquables ; au contraire, elle ne conquiert son statut
de science (au sens d’une entreprise dotée de sa propre systématique) que durant sa
progression : elle concourt à la possibilité d’une série d’expériences de la conscience
formant un système, expériences qui sont à chaque fois élaborées du mieux qu’il est
possible, mais qui peuvent aussi être ultérieurement approfondies, et dont l’élaboration
engendre en même temps une continuité de pensée. Même s’il s’agissait d’une simple
anticipation, il serait par contre désastreux d’exiger de pures connexions logiques de
pensée pour rendre possible la bonne marche de l’exposition du savoir apparaissant, si
cette dernière doit contribuer à la connaissance effective de ce qui est en vérité.
Cependant, Hegel n’a-t-il pas lui-même insuffisamment prêté attention à cette vue ? Au
début du dernier alinéa de l’Introduction de sa Phénoménologie, il avait indiqué que
l’expérience faite par la conscience qui s’apparaît comme savoir ne pouvait comprendre,
selon son concept, rien de moins que « le royaume total de la vérité de l’esprit » ; et il
ajoutait immédiatement que cette vérité contient « des moments » qui ne sont pas
seulement des « moments purs », mais se présentent aussi dans une déterminité spécifique
qui en fait des figures de la conscience. On est tenté d’admettre que cela revient à affirmer
l’existence d’une correspondance complète entre les purs moments logiques et les modes
selon lesquels ils se présentent à la conscience, et partant que le contenu de la Logique dans
son développement méthodique est présupposé par la Phénoménologie. Lorsqu’on lit
attentivement l’Introduction à ce texte et que l’on mesure l’importance que revêt son
dernier alinéa, il en résulte pourtant, à ce qu’il me semble, qu’il n’y aucune nécessité de le
comprendre de la sorte. La fin du texte de l’introduction révèle au lecteur, en préjugeant de
la compréhension qu’il en aura, que l’auteur lui-même n’est pas dépourvu de conviction
quant à la réussite de son entreprise ; elle lui révèle que le work in progress est loin d’être
un « voyage dans l’inconnu ». Mais ce faisant, on annonce quelque chose qui est pour
l’heure difficilement compréhensible et dont la compréhension ainsi que la plausibilité
dépendent de la réalisation du programme. Cela ne sera compréhensible qu’à partir des
expériences de la conscience qui sont elles aussi annoncées. Il ne s’agit pas d’affirmer
qu’une telle chose est vraie ou de la présupposer comme certaine, mais de l’avoir en vue et
de la promettre comme quelque chose qui se réalisera, à un moment ou à un autre, en
permettant par là même d’accréditer de surcroît la totalité de l’entreprise. Nous n’avons
pas affaire à une anticipation par laquelle on ferait une affirmation vraie de ce qui est
anticipé et par où l’on précipiterait l’exposition dans un cercle vicieux en lui faisant
admettre, par une pétition de principe, ce qui doit d’abord être prouvé.
IV
A. Comme nous l’avons déjà dit, la Phénoménologie de 1807 n’est pas sans contact avec la
logique ou la philosophie spéculative. Elle y accède en son propre sein. C’est-à -dire que la
réalisation du programme complètement développé d’une science de l’expérience que la
conscience fait de ce qui lui apparaît comme le savoir, intervient à une étape de la
conscience où son savoir est le savoir absolu apparaissant. Cependant, le mouvement de la
conscience qui s’accomplit alors, mouvement dialectique – qu’il faut bien ici nommer
expérience au sens propre –, conduit finalement au savoir absolu effectif, et ce d’une
manière qui n’est pas essentiellement différente des séquences d’expérience antérieures,
quand bien même le caractère de l’expérience s’est à présent modifié. Le mouvement que la
conscience pratique « à même elle-même », « aussi bien à même son savoir [apparaissant]
qu’à même son ob-jet », demeure en tous les cas inchangé ; ce mouvement est aussi une
expérience « dans la mesure où, pour elle, le nouveau » contenu « vrai en surgit », quand bien
même ce contenu, à la différence de tous les mouvements de conscience précédents, ne
peut être dénommé « ob-jet » au sens propre du terme. La différence qui intervient ici par
rapport aux mouvements antérieurs de la conscience n’est pas posée de manière arbitraire.
Elle résulte du cours même de l’expérience et se distingue par le fait que le simple
apparaître est relayé par le devenir-effectif et l’être-effectif en tant qu’acte de se manifester
de ce qui était simplement intérieur dans l’apparaître et ne pouvait complètement
transparaître dans l’extériorité. En effet, comme nous l’avons déjà indiqué, « notre » savoir
apparaissant qui expose et le savoir apparaissant de la conscience accomplissant le
mouvement qui y est exposé, s’identifient à présent. Mais cela implique plus que ce qui a
été indiqué jusqu’à maintenant ; dans la mesure où , des deux cô tés – celui de ce qui est à
exposer et celui de ce qui expose – un seul et même accomplissement du savoir
apparaissant a lieu, ou plutô t se réalise enfin, et que ce mouvement conduit par là même
aussi à un contenu qui est pour tous deux identique, ce contenu ne peut plus être élevé, par
un « ajout de notre part », à une nouvelle étape de la conscience dans laquelle le savoir
absolu à exposer ne ferait que recommencer à nouveau le mouvement dialectique. Le
mouvement doit bien plutô t faire accéder le nouveau contenu vrai au savoir, dans la
présence non troublée du savoir absolu « effectif » ; un savoir qui ne recèle plus aucune
intériorité – que ce soit celle d’un phénomène objectif de la conscience ou celle qui tient à
l’acte de le tenir pour vrai – sans le laisser accéder à la manifestation. Dans un autre article,
j’ai déjà essayé de montrer comment Hegel concevait tout cela en détail et comment il
s’acquittait de ce dessein dans les dernières parties de la Phénoménologie dont le caractère
« informe » se fait de plus en plus prégnant. Après les indications qui précèdent, je peux
d’autant plus me contenter d’y renvoyer, à peu de choses près, pour de plus amples
informations, que cet article est paru à la fois en allemand et en français.
J’estime à présent qu’il aurait simplement fallu ajouter qu’avec l’identification des deux
cô tés, celui qui expose et celui qui est à exposer, l’exposition du savoir apparaissant
débouche elle aussi sur le savoir socratique de son absence de savoir, de sorte que c’est
aussi pour cette raison qu’aucune nouvelle étape de la conscience ne peut être atteinte
« par un ajout de notre part ». Aussi le nouveau contenu – ou le nouvel « objet » s’il est
encore permis de conserver cette dénomination – n’est-il pas un contenu qui serait
différent du savoir, qui lui serait simplement « donné » comme un « contenu de
conscience ». Jusqu’à présent ce contenu en tant que tel était double, et ce du fait de la
différence entre ce qui est « simplement pour nous » et de ce qui est « aussi pour lui », c’est-
à -dire pour le savoir à exposer. Mais désormais – en tant que contenu, identique de part et
d’autre, d’un savoir de son absence de savoir, contenu dans lequel en même temps
« l’opposition de la conscience » est neutralisée – ce contenu en vient à l’abstraction la plus
haute, où tout contenu de pensée ne peut plus et ne doit plus être pensé que « purement
pour soi ». En tant qu’il est un tel contenu, il peut précisément constituer le commencement
d’une logique, ou d’une pure philosophie spéculative, qui n’est plus une philosophie de la
conscience. L’exposition du savoir apparaissant, au terme de cette dialectique de
l’expérience qui est la sienne, est mise en relation avec la Logique en tant que la véritable
métaphysique – ou plutô t : elle est devenue le commencement de celle-ci de par sa propre
nécessité interne.
La poterne qui conduit du monde merveilleux du savoir apparaissant qui s’annule lui-
même au paradis philosophique de la pensée spéculative, et aux premières de ses pures
déterminations de pensée, est décidemment bien étroite et dissimulée. Mais deux
battements de cils d’une réflexion fort triviale suffirent à laisser le savoir apparaissant
« accomplir » à son terme son propre scepticisme et – ainsi transformé – à le conduire à
travers cette poterne à l’air libre des pures pensées où , bien sû r, le scepticisme ne cessera
pas d’être mis en œuvre et de s’accomplir. C’est seulement ainsi que l’on comprend de
manière définitive pourquoi la Phénoménologie n’avait pas pompeusement annoncé une
« introduction à la science de la logique » à coup de propos programmatiques préalables à
son entreprise aventureuse.
B. En voilà assez à propos de la Phénoménologie comme philosophie hégélienne « sans »
métaphysique et, au final, en contact « avec » elle. En tant qu’il s’agit pourtant d’une
entreprise « avec » et « sans » métaphysique, il nous faut encore envisager brièvement
cette philosophie à partir des tâches – auxquelles nous n’avons pas prêté attention pour
l’instant – qui ont été mal perçues, mais bien perçues par la métaphysique d’antan et qui ont
conduit en son sein à la formation d’une série de disciplines métaphysiques singulières. Ces
tâ ches sont-elles devenues inutiles du simple fait que la Logique de Hegel a voulu prendre
la place de « l’ancienne » métaphysique ? Est-ce qu’on l’on s’en acquitte dans la Logique ou
dans les diverses disciplines qui sont pratiquées « avec métaphysique » ? Sont-elles au
contraire déclarées superflues à l’un quelconque de ces endroits, ou purement et
simplement négligées dans l’ensemble de la philosophie hégélienne ?
En ce qui concerne la métaphysique comme théologie spéculative et partant également
comme philosophie de l’étant qui est « en vérité » (ontôs), nous avons déjà dit plus haut ce
qu’il fallait. Mais qu’en est-il de la métaphysique comme ontologie, comme psychologie
rationnelle et comme cosmologie rationnelle ? Ces dernières disciplines ont-elles
complètement disparu avec la « véritable métaphysique », ont-elles périclité en elle, ou
sont-elles à tout le moins prises en considération en un quelconque endroit des disciplines
qui dépendent de la logique spéculative de Hegel ? Il faut répondre à cette question,
quoique la réponse soit différente pour chacune des disciplines traditionnelles de la
métaphysique qui demeurent encore (après l’examen de la théologie métaphysique).
Pour ce qui regarde l’ontologie, on aura compris – en fonction de ce que nous avons dit
avant tout dans la section I – qu’il ne faut plus la chercher, ni chercher quelles sont ses
tâ ches, dans la Science de la logique ; comme nous l’avons montré, non seulement il ne faut
pas l’y rechercher si par ontologie l’on comprend la philosophie de l’ontôs on, mais il ne le
faut pas non plus si l’ontologie est comprise comme fournissant une information sur ce qui
revient en soi à chaque étant en tant que tel, ou si elle se réduit à nous informer sur ce qu’il
« y a » selon une évaluation philosophique. Comme c’est déjà le cas dans la philosophie
transcendantale kantienne, les tâ ches d’une ontologie ainsi conçue sont devenues celles
d’une doctrine a priori de la déterminité stable (et connaissable) de l’ob-jet de la
conscience. Néanmoins la connaissance qu’il faut acquérir d’un tel étant est bien plus
raffinée que ce n’est le cas chez Kant (ou même chez Quine). L’information « ontologique »
qu’il faut acquérir se transforme en effet en une doctrine de la déterminité-de-forme
objectivement constitutive et conceptuelle de l’un ou l’autre des contenus de conscience ;
une doctrine qui est spécifiée et régionalisée en fonction de divers modes de conscience qui
devraient être traités dans une Phénoménologie de l’esprit tributaire de la Logique. Dès lors
l’information se relativise – qu’il s’agisse de répondre à la question de savoir ce qui existe,
ou qu’il s’agisse de ce qui peut revenir en soi à l’objet de l’un ou l’autre des modes de
conscience, en tant que cet objet est un étant. Mais, à la différence de l’ontologie
transformée par la philosophie transcendantale, la doctrine hégélienne des déterminités
objectales s’abstient, dans la mesure où elle s’intègre à une doctrine philosophique de la
conscience qui est systématique et tributaire de la Logique, de prétendre être elle-même la
métaphysique ou même la métaphysique générale – ou d’en être seulement une de ses
composantes, selon l’interprétation kantienne de la métaphysique comme philosophie
transcendantale.
La psychologie rationnelle pré-critique connaît un destin similaire. La critique kantienne qui
porte sur ses prétentions de connaissance est reprise dans son principe. Mais les contenus
conceptuels, pour lesquelles ces prétentions étaient élevées, subissent une transformation
encore plus profonde que ceux de l’ancienne ontologie. Ils sont pour l’essentiel abandonnés
au profit d’une réévaluation renouvelée et plus différenciée des écrits d’Aristote portant
sur l’â me. La petite partie de ces contenus qui ne disparaît pas complètement est non
seulement mélangée à certaines de vues principales de la psychologie empirique, mais elle
est aussi largement divisée entre les (désormais) nombreuses disciplines singulières,
tributaires de la Logique, qui composent la philosophie de l’esprit subjectif : entre une
doctrine anthropologique de ce qui est animé par l’esprit dans la vie humaine et dans son
environnement, une doctrine de la conscience et une doctrines des potentialités et des
activités, systématiquement liées les unes aux autres, de l’intelligence spirituelle subjective.
On parvient à peine à identifier les vestiges de l’ancienne Pneumatica philosophique, tant
ils sont dispersés et en même temps intégrés au contexte plus large de la connaissance
conceptuelle de l’esprit qui se développe en relation avec lui-même. Mais, surtout, ses
traces ont à jamais perdu la prétention d’appartenir à une métaphysique particulière.
La philosophie systématique de Hegel conserve encore moins quelque chose de ce qui
appartenait à la vieille cosmologie rationnelle. En effet, la Logique de Hegel ainsi que la
Realphilosophie qui dépend de cette Logique déploient déjà ce qui en était le concept
fondamental – celui du (ou d’un) monde. On le confond souvent avec le concept de nature.
Si l’on veut éviter – suivant en cela Hegel – de le faire, il faut cependant concéder que, pris
au sens strict, le mot « monde » ne représente aucun concept, mais n’est qu’une « collection
de ce qui est spirituel et de ce qui est naturel », collection relevant de la représentation, qui
n’a rien perdu dans la connaissance conceptuelle spéculative de la nature et de l’esprit. Son
élaboration conceptuelle, ainsi que les problèmes des antinomies qui lui sont liés, relèvent
d’une doctrine de la conscience dépendant de la Logique. Qu’elles soient prises chacune
pour elle-même ou ensemble, la philosophie de la nature et la philosophie de l’esprit ne
sauraient correspondre à une cosmologie, pas plus qu’elles ne constituent la philosophie
d’un monde physico-spirituel – et, partant, d’un monde conçu d’une manière dualiste. A
fortiori aucune de ces disciplines de la philosophie hégélienne – ou même leur liaison –
n’est une entreprise métaphysique cherchant à connaître « le monde en sa totalité » de
« manière rationnelle » ou à partir de la simple raison. Hegel s’en tient résolument à la
seule et unique métaphysique – alors dénommée à bon droit la « véritable »
métaphysique – qui est la logique spéculative comme philosophie première et dernière.
C. Dans ce bilan parfaitement net et cohérent de l’ensemble de la philosophie hégélienne en
matière de métaphysique, il faut toutefois avouer une chose : pour autant que la
philosophie, ainsi comprise, est elle-même une métaphysique ou une philosophie « avec
métaphysique », elle a cependant des connaissances théoriques et pratiques ainsi que leurs
objets parmi les thèmes qui sont les siens ; mais elle ne connaît aucun de ces deux types de
connaissances, ainsi que leurs objets, dans leur propre perspective ; et de plus, à même
l’accomplissement du savoir apparaissant, dans la Phénoménologie conduisant à la Logique,
elle ne prend part à l’une et l’autre de ces perspectives qu’en « observant » de l’extérieur et
en introduisant de la continuité dans les étapes successives de la conscience. Toujours est-il
qu’elle n’est pas elle-même une philosophie mettant en œuvre une connaissance théorique
ou pratique. Il est donc justifié de se demander si, ce faisant, les tâ ches et les intérêts d’une
véritable philosophie théorique et d’une véritable philosophie pratique sont suffisamment
pris en compte. Ces deux modes de connaissance ne requièrent-ils pas aussi – au delà du
fait d’être exploités par la connaissance conceptuelle spéculative dominée de main de
maître par Hegel – d’apparaître et d’être articulés philosophiquement dans une recherche
philosophique qui travaille elle-même dans leur propre perspective ? La fin de la
philosophie systématique spéculative – au-delà des possibilités d’une connaissance
philosophique portant sur le passé et d’une intuition du monde spirituel permise par « une
vue d’ensemble » – n’aurait-elle pas dû s’ouvrir également pour permettre un accès, non
pas seulement historique mais au contraire systématique, d’une part à une véritable
connaissance philosophique théorique, d’autre part à une véritable connaissance
philosophique pratique ? Il est difficile de répondre franchement par la négative à cette
question. Celui qui voudrait y répondre par l’affirmative, quand bien même ce serait avec
réserve, peut s’appuyer sur des raisons de poids. Il peut notamment avancer que le refus
d’une véritable philosophie pratique, qui domina également le néo-kantisme allemand et sa
variante néo-hégélienne, engendra des conséquences fatales, du moins pour ce qui regarde
la philosophie du droit. Hegel aurait indéniablement désapprouvé les tendances
philosophiques qui conduisirent à de telles conséquences. Mais il aurait certainement été
impossible de mésinterpréter sa doctrine de l’É tat et de l’éthicité, au point que les néo-
hégéliens puissent la juger conciliable avec leurs assertions ethnicistes et nationalistes, si
Hegel avait conçu, à partir d’une véritable connaissance rationnelle pratique, une doctrine
philosophique du droit qui soit conciliable avec, et rendu possible par, sa philosophie
conceptuelle et spéculative du droit.
L’affirmation hardie de la possibilité, en termes hégéliens, d’une connaissance
philosophique dans une perspective véritablement pratique (et parallèlement aussi dans
une perspective véritablement théorique) conduirait aussi – en raison de ces deux
perspectives unilatérales – à des problèmes métaphysiques spécifiques et impliquerait qu’il
faille aussi leur accorder un traitement qui leur soit propre – ce qui impliquerait donc
encore la reconnaissance d’une métaphysique différente, quant à la figure et à la méthode,
de la seule et unique métaphysique « véritable ». Cependant que pourraient être des
contributions à une telle métaphysique particulière, sinon une sorte de « premiers
principes métaphysiques de la science de la nature » (ou de « cosmologie physique ?) et de
« premiers principes métaphysiques » de la connaissance philosophique, mais
véritablement pratique, qui autoriseraient quant à eux une doctrine practico-philosophique
spécifique du droit et de l’éthique ou des vertus ? Je ne serais pas prêt à sacrifier
complètement cet héritage kantien à la conception hégélienne de la métaphysique et de la
philosophie spéculative pratiquée « avec métaphysique ». Mais peut-on redécouvrir la
possibilité d’une telle chose, de la même manière qu’on l’a fait pour l’histoire
philosophique, dans le concept hégélien de philosophie – et quel rô le y joueraient les
concepts élaborés spéculativement par l’intelligence théorique qui connaît et par
l’intelligence pratique qui est active ? Quel rô le y jouerait également l’idée du vrai ainsi que
l’idée du bien dont la Logique a fourni l’explication systématique ?
Cette question ouverte forme également la morale triviale de toutes les réflexions que nous
avons ici engagées : dans l’ensemble, il n’est guère possible de pratiquer la philosophie,
d’une manière sensée et fructueuse, en se passant absolument de métaphysique. Mais il est
également impossible de la pratiquer de manière sensée comme métaphysique, ou comme
philosophie « avec métaphysique », si on ne la pratique pas aussi, dans certaines de ses
parties, sans métaphysique. La question « Hegel avec ou sans métaphysique ? » est donc au
premier chef une question de juste hiérarchisation, accentuation et délimitation de
réponses partielles. Lorsque cette question est formulée correctement de ces trois points
de vue, elle n’est plus une question mettant en œuvre une alternative. Il faut donc y
répondre résolument par : « et l’un, et l’autre ».
La fonction du nom dans la logique spéculative
« Τό τε δύ ο ὀ νό ματα ὁ μολογεῖν εἷναι μηδὲν θέμενον πλὴ ν ἓν καταγέλαστό ν που. » (Platon,
Sophiste, 244 c.) Car, en effet, il serait ridicule, en ne posant rien que l’Un, de convenir qu’il
y a Deux, c’est-à -dire deux noms, à savoir le nom « Un » (ἕν) et le nom « étant » (ὄ ν). S’il n’y
a que l’Un, on ne peut donc pas formuler de jugement dont la forme la plus abstraite est
bien le ἓν ὄ ν lui-même, unité qui ne saurait être formée sans différence. Mais il suffit de
nommer l’Un pour qu’il y ait déjà dualité, car pour être le nom de quelque chose, il faut qu’il
soit bien autre que ce qu’il nomme, sans quoi, nous dit l’« étranger » dans le Sophiste, il ne
serait plus que le nom du nom (244 d). Mais qu’est-ce que le nom d’un nom de rien (nom de
soi-même) ? Ce nom aurait un référent dans la mesure où il se réfèrerait à la référence
même qui le relie avec son référent. Son référent serait fonction de sa référence. Et la
référence (relation au référent) précèderait le référent. Le nom absolu qui ne serait que le
nom de lui-même n’est rien d’autre que l’essence (« Wesen » au sens hégélien). Car il se
réfère à la référence qui est différence, c’est-à -dire négation. Comme il s’y réfère, il en est la
négation, double négation qu’il faut, avant tout, penser comme contradiction pure, c’est-à -
dire comme impossible. Or, l’impossible n’est rien de moins que l’essence du logos (du
discours).
Il est possible, nous semble-t-il, de rendre à ce qui précède une rigueur capable de
réintroduire la logique hégélienne dans des discussions actuelles sur le logique et le
langage, et ceci à différents niveaux d’élaboration scientifique. Nous allons essayer dans ce
qui suit d’exposer le plus simplement et le plus rapidement possible ce qu’il en est de la
fonction du nom dans la logique hégélienne. Disons d’une façon préliminaire et générale
que, dans la logique hégélienne, le fonctionnement de la nomination même en tant qu’elle
produit des effets est toujours et partout du moins co-thématique et qu’aucun « calcul »
logique (si toutefois de calcul il est ici question) n’est donc rigoureusement « immanent »
dans cette perspective. Hegel prétend par ce procédé renouveler la logique et lever son
aveuglement foncier auquel elle succombe tant qu’elle exclut de son champ ce qui constitue
bel et bien son rapport à la réalité. La prétendue immanence logique est un leurre. Cette
découverte appelle une reformulation intrinsèque de la logique jusqu’à la théorie du
calcul ; et c’est ce que Hegel entreprend.
Dans cette perspective, le discours (Rede) peut apparaître d’emblée comme un problème
ontologique dans la mesure où l’on se demande ici quelle est la nature de son inscription
dans l’ensemble de ce qui est. La question est posée et centrée sur le phénomène peut-être
plus simple du nom par Platon dans les termes qui ont été rappelés : S’il y a du nom, il y a
aussi du non-Ê tre. La nature du nom est en effet celle-ci de nommer ce qu’il n’est pas et du
coup de pouvoir se référer à du non-Ê tre. Le non-Ê tre lui-même n’existe pas autrement que
comme référent d’un nom, en dehors de quoi il n’est pas, conformément à sa définition.
L’introduction du Néant dans la réalité par le nom produit un effet remarquable sur le
monde humain. Elle amène entre autres ce rapport, combien décisif, du comportement
humain à la mort. Hegel analyse l’introduction de la thématique de la mort dans le monde
humain par la nature du signifiant dans l’esthétique où il expose la logique de l’œuvre d’art
symbolique. L’œuvre d’art, nous dit Hegel, est un signe qui signifie l’idée par son Être. On a
pu se méprendre sur la nature encore inachevée de l’œuvre d’art symbolique dans la
mesure où le signe y reste, de l’aveu de Hegel lui-même, partiellement opaque. Mais à bien
lire Hegel, le symbole est œuvre d’art à part entière, pour la simple raison qu’en effet il
signifie par son Ê tre, à savoir par son être-signe, par le fait très précisément qu’il ne livre
pas ce qu’il signifie et qu’il nous expose à ce qu’il n’est pas et qui reste absent, à une
absence structurale. C’est donc par sa nature et par son Ê tre que le symbole est tombeau :
non seulement il symbolise la mort, mais il introduit dans le monde humain jusqu’à la
possibilité d’en faire l’expérience. Il faut le creux d’un signe pour qu’y vive le mort dans son
absence même.
(Le nom produit donc des effets dans la réalité, des effets par lesquels il apparaît bien
comme quelque chose qui appartient à l’Ê tre lui-même, et ceci dans un sens qui se révèlera
singulièrement fort du moment qu’entre en considération son rapport à l’Ê tre lui-même.
L’Ê tre en effet n’est pas un étant, il s’apparente de ce fait au Néant (non-ens), que l’on sera
amené du coup à distinguer du non-Ê tre. Si Hegel identifie non-ens et non-esse – puisqu’il
omet de les distinguer dans ses développements sur le Nichts (Néant) – cette identification
semble avoir un sens particulier : elle est constitutive de la spécificité du comportement
logique du Néant. Il semble en effet, que la différence entre esse et ens qu’un autre a
nommée, par la suite, la « différence ontologique » ne se présente pas de façon analogue
pour le couple non-esse et non-ens1. Disons de façon provisoire que le Néant pourrait se
montrer n’être rien d’autre que la différence même « onto-logique », en tant qu’elle serait à
la fois la différence entre l’Ê tre et l’étant et celle, corrélative, entre les étants, – différence
par conséquent qui médiatise l’Ê tre des étants et par laquelle, tout simplement, les étants
sont.)
Cette fonction du creux qui appartient au nom n’est pas la seule dans le tissu articulé des
fonctions du nom. Le nom comporte un creux pour y convoquer quelque chose, un contenu
(Inhalt) qui, du fait d’être seulement nommé, se présente immédiatement en tant que lui-
même « sous la forme de l’Ê tre », comme Hegel s’exprime dans sa Logique. Nommer une
chose n’est pas la dire. Le dire va plus loin que la nomination dans la mesure où il dit ce
qu’elle est ; la nomination ne fait que la convoquer. Mais si, dans le dire, nous avons accès à
la définition de la chose (c’est-à -dire à la définition de son nom), dans la nomination, nous
accédons à la chose elle-même. C’est l’essence même du nom dans la mesure très
précisément où il ne dit pas ce qu’est la chose, mais ne fait que la nommer. La position dans
laquelle la chose apparaît dès lors est celle d’une immédiateté. Or, l’immédiateté n’est rien
d’autre, à ce stade, que l’Ê tre lui-même. Le corrélat du nom apparaît en ce sens toujours
dans une position d’être. Mais encore faut-il comprendre ce que cela veut dire.
Cela ne veut pas dire qu’il suffit de nommer une chose pour qu’elle soit. Cela veut dire que
dans la mesure où l’on nomme quelque chose, cette chose se présente d’abord « sous la
forme de l’Ê tre », c’est-à -dire immédiatement et à partir d’elle-même. Remarquons dès
maintenant que cette immédiateté est évidemment déjà le résultat d’une médiation par le
nom, ce pourquoi Hegel pourra plus loin déduire l’immédiateté d’une négation de la
médiation. L’immédiateté est une fonction de sens. Elle n’en est pas moins une fonction où
il est fait abstraction de la médiation et où par conséquent la négation n’apparaît pas. Tant
qu’une nomination fonctionne, elle se réfère à ce qui se présente de soi-même comme
corrélat du nom dans une position d’immédiateté. Le premier corrélat du nom, tout en
général, c’est donc l’Ê tre.
Le contenu est ce qui répond au nom. Du moment qu’on le dit, c’est sa forme qui se révèle.
La forme au sens hégélien est précisément ce qu’un contenu se révèle être dans le travail de
le dire. La forme n’est donc rien d’autre que le contenu, dans la mesure où il s’y montre lui-
même en tant que lui-même ; mais elle est aussi structuralement différente de lui dans la
mesure où il est par définition ce qui se trouve dans la position d’immédiateté. Disons en ce
sens que le contenu est le corrélat de l’avis (Meinung)2. Or, la position d’immédiateté du
contenu et la position de médiation de la forme produisent des effets très remarquables sur
le sens.
La logique débute avec une nomination : « Sein, reines Sein », où le verbe manque. Il s’agit
précisément de convoquer l’Ê tre sans le dire, sans en donner une définition, ce qui est
d’ailleurs impossible comme le montre la suite. L’Ê tre est nommé, c’est-à -dire convoqué, il
se montre en tant que corrélat du nom, immédiatement, c’est-à -dire précisément comme
Ê tre (immédiateté). Mais il suffit de le dire pour que sa forme se révèle, à savoir que l’Ê tre
n’est pas, qu’il est Néant. Le premier mouvement logique est celui du contenu vers la forme
où la forme se révèle être l’opposé du contenu. Seulement, en tant que contenu, l’Ê tre est
avisé (gemeintes Sein), alors qu’en tant que forme, il est dit. Cette différence assure la
pérennité de la dialectique en question. C’est pourtant une différence que l’on ne saurait
fixer d’aucune façon, étant donné que l’état immédiat de l’Ê tre comme contenu, corrélat
immédiat du nom, et son état médiatisé comme forme révélée et dite (comme Néant) ne
peuvent cohabiter dans une seule et même pensée : Deux attitudes, deux directions s’y
opposent. – Si Sein est le nom qui appelle l’Ê tre, Nichts n’est pas pour autant un deuxième
nom appelant le Néant. Les paragraphes sur l’Ê tre et le Néant ne sont pas symétriques, et
cela se vérifie aussi dans quelques différences de formulation, nous y reviendrons. Si le
terme Nichts ne fonctionne pas de la même façon que le terme Sein, c’est qu’il n’y a que ce
deuxième qui soit nom pur. En effet, si la fonction du nom, c’est d’appeler son corrélat et de
le mettre en position d’immédiateté, ce qu’il appelle, ce sera essentiellement l’Ê tre lui-
même. L’Ê tre se définit par cette fonction logique comme le revenant du nom. Pour
l’instant, l’Ê tre n’est pas plus déterminé encore, et notamment la différence entre existence
et copule n’est pas encore posée. Cette différence est, selon Hegel, le résultat d’une
différenciation fonctionnelle ; Hegel peut en ce sens maintenir l’unité de l’Ê tre dans ses
différentes acceptions et préciser la façon dont il faut entendre l’analogie qu’y voyait
Aristote.
Si donc Sein nomme un référent (l’Ê tre) qui s’avère être de par sa nature logique le corrélat
du nom, le Néant ne se laisse pas appeler d’une façon analogue, pour la simple raison qu’il
vient à manquer quand on le convoque. Mais ce défaut d’Ê tre (Néant) est, dit Hegel, la
même indéterminité que l’Ê tre, et donc Ê tre à son tour. Il s’agit ici d’un syllogisme
analogique tel qu’il est décrit dans la logique du concept. Ce n’est pas le lieu ici de faire la
théorie du syllogisme analogique, ni de discuter si oui ou non, ce type de syllogisme est
admissible en l’occurrence. Mais il est essentiel de remarquer que l’argument du passage
du Néant dans l’Ê tre repose entièrement sur celui concernant le passage de l’Ê tre dans le
Néant. Le Néant n’est rien d’autre que l’Ê tre, donc il est Ê tre. Qu’il ne soit rien d’autre
qu’Ê tre s’en suit du fait que l’Ê tre n’est rien d’autre que le Néant. L’Ê tre s’est montré, de par
sa forme, être en effet néant. Le Néant est dans ce sens le nom de l’Ê tre, dans la mesure
précisément où l’Ê tre est ce qui est pensé par le Néant, ou qu’il est ce à quoi la pensée du
Néant se réfère, attendu qu’elle se réfère à quelque chose, autrement dit qu’elle nomme
quelque chose3. C’est la nature du nom d’être un non-ens qui par le fait de n’être pas soi-
même se réfère à ce qu’il n’est pas. Tout nom est néant, mais le Néant est le nom de l’Ê tre
(la nature du Néant est de nommer l’Ê tre).
Que l’Ê tre soit le revenant du nom, c’est une thèse d’une portée métaphysique et (ce qui
veut dire la même chose) ontologique remarquable. Cette seule thèse suffit pour écarter
toute la discussion sur comment la pensée peut atteindre l’Ê tre ou comment l’Ê tre peut
entrer dans la pensée, discussion née d’une méconnaissance des catégories engagées.
L’Ê tre n’est pas quelque chose de « réel », quelque étant « objectif », mais une fonction de
sens. Le sens n’est pas du « vent », mais il est ce qui décide de la réalité. La seule question
intéressante en l’occurrence c’est celle de savoir comment ce sens fonctionne, quelles
réalisations il rend possibles et comment elles se réfèrent les unes aux autres. Cette thèse
concerne aussi, bien entendu, la nature du nom qui devient ainsi un problème majeur de la
métaphysique.
Avec l’introduction de la catégorie du Dasein, le nom prend une fonction parfaitement
articulée et opératoire dans la logique, et il vaut la peine d’en détailler les ressorts. Disons
d’abord que cette catégorie résout, si on peut dire, la contradiction qui conclut la
dialectique du devenir et consiste dans l’identification de l’Ê tre et du Néant ou encore du
naître et du périr dans l’unité d’un seul terme. La difficulté posée par cette identification est
plus profonde que maints commentaires de la pensée hégélienne ne semblent le
soupçonner. Même si l’on admet la nécessité d’une unité fonctionnelle des termes opposés
(unité dans laquelle chaque terme ne peut se penser que dans la solidarité avec l’autre,
solidarité que nous avons formulée comme rapport entre contenu et forme), il reste la
difficulté d’identifier avec justesse le type d’unité pertinent selon le contexte4. Comment
par exemple distinguer rigoureusement l’unité de l’Ê tre et du Néant dans le Dasein d’une
part de leur unité dans la qualité, le Etwas ou encore la limite ? Si pour en rendre compte, il
ne suffit pas de supposer une prétendue graduation des degrés de simplicité des catégories,
il faut bien indiquer des critères plus rigoureux.
Pour des raisons de simplicité, nous omettons la dialectique, fort intéressante d’ailleurs, du
devenir (naître et périr) pour aborder directement l’identification de l’Ê tre et du Néant
dans le Dasein. Disons que, d’une part, cette identification est exigée par la coïncidence
rigoureuse des deux termes. La question se pose alors de savoir comment cette unité peut
être pensée. Or, du moment que l’opération appartient à la logique de l’Ê tre, il faut qu’elle
suive le procédé de nomination qui est propre à cette discipline : Cette opération ne
consiste en rien d’autre que dans le fait de donner un nom et de poser comme contenu ce
qui a été le résultat du développement de la forme, c’est-à -dire de le placer dans une
position d’immédiateté ou d’Ê tre comme unité simple (non articulée). Tant que cette unité
est articulée, il s’agit d’une unité structurée entre moments (moments évanescents, Ê tre et
Néant). Si donc le passage de l’Ê tre au Devenir est un passage du contenu corrélat du nom à
une forme, le passage du Devenir au Dasein ramènera la forme au contenu, le dire à la
nomination. Quelle nécessité nous y oblige ? – C’est la nécessité de faire coïncider Ê tre et
Néant, la nécessité donc de poser, d’affirmer une contradiction. C’est à peu près ce qui se
passe chez Fichte dans la Wissenschaftslehre où la contradiction définit une « tâ che »
(Aufgabe) qui est résolue à chaque fois par une nouvelle catégorie. Mais d’une façon plus
technique, nous pouvons dire que la nomination intervient précisément lorsqu’on est
obligé de penser la contradiction. Le dire s’abolit dans la contradiction pour devenir
nomination : es geht zu Grunde. L’acte de nomination est précisément l’assomption de la
contradiction en tant qu’elle est l’essence même de la référence ; le nom n’est pas
seulement Néant, il est nihil negativum (Kant), contradiction. Dans la logique de l’Ê tre, la
contradiction se pose sous forme de nomination : nommer ce qui, dans une expression
articulée, est dit. Le passage du dire à la nomination abolit la contradiction en tant qu’elle,
la nomination, s’abolit elle-même dans le retour au revenant du nom : par un zum-Grunde-
Gehen (« mise en abîme », si l’on veut, mais dans le sens précisé ici, nous y reviendrons). La
logique de l’essence fournit une théorie complète du fonctionnement de la contradiction
dans tout acte signifiant.
Il suffit d’imposer un nom à ce qui tout en se contredisant néanmoins s’impose à la pensée,
pour que cela réponde, autrement dit, pour qu’un contenu se présente dans l’immédiateté
fonctionnelle de la position du revenant du nom. On a l’impression en effet que le nom, ça
nomme quelque chose. C’est du moins ce que Platon nous rappelle dans le Sophiste en
disant qu’il serait tout de même ridicule de croire qu’il y ait un nom, mais que ce nom ne
nomme rien (qu’il ne « parle » pas) : « [καταγέλαστό ν που] τὸ παρά παν γε ά ποδέχεσθαί
του λέγοντος ὡ ς ἔστιν ὄ νομά τι, λογον οὐ κ ἂ ν ἔχον. » (244 c-d.)
Le passage du Devenir au Dasein se fait donc par le seul acte d’imposer un nom à l’unité
contradictoire, mais inévitable de l’Ê tre et du Néant. C’est du moins ce qui ressort d’une
lecture attentive du texte hégélien. Il y dit : « Aber diß Nichts ist wesentliches Uebergehen ins
Seyn, und das Werden also Uebergehen in die Einheit des Seyns und Nichts, welche als seyend
ist, oder die Gestalt der unmittelbaren Einheit dieser Momente hat ; das Dasein. » L’unité
donc des deux termes se trouve dans la position d’être ou, ce qui veut dire la même chose
(oder), qu’elle est unité immédiate ; et cette unité immédiate se montre nommée seulement,
elle s’achève dans la nomination par le terme « Dasein » de la catégorie qui ici s’impose. Un
peu plus loin, Hegel précise encore que l’unité entre Ê tre et Néant est simple (« Daseyn ist
das einfache Einssein des Seyns und des Nichts. Es hat um dieser Einfachheit willen, die Form
von einem Unmittelbaren. »), l’accentuation dans l’écriture montre bien à chaque fois quelle
parole porte l’argument. La simplicité est un corrélat de l’immédiateté. Celle-ci n’est rien
d’autre que la position d’être du contenu.
Du moment que le nouveau contenu se présente structurellement comme le corrélat du
nom, l’imposition du nom fonctionne comme performatif, élément irréductible du
déplacement de sens qui définit le contenu, autrement dit comme opérateur logique. Cette
opération a une structure singulière dans le cas du Dasein, dans la mesure où elle est
l’opérateur exclusif du déplacement dont nous venons de décrire les assises. Comme le
contenu doit se présenter soi-même à partir de la seule nomination et que cette nomination
ne peut être assortie d’une définition sous peine que le contenu ne passe tout aussitô t dans
sa forme, contradictoire, comme on verra par la suite, nous sommes en face ici d’un nom
qui doit être compréhensible par lui-même. Ce qu’il vise (viser = meinen, avis = Meinung), la
chose nommée par le terme Dasein, sera donc quelque chose que l’on ne peut indiquer
autrement qu’en le pointant et qui en soi n’est pas dicible, vu que le dire implique déjà le
passage à la forme. Mais, qui plus est, Hegel introduit cette catégorie par un terme
technique qui n’avait jamais été utilisé dans ce sens précis. Le terme Dasein du coup se
définit dans l’acte de son imposition même, il prend un sens exclusivement par le lieu qu’il
occupe dans l’ensemble du tissu logique5.
La définition du Dasein comme « bestimmtes Sein » (p. 47) constitue déjà un dépassement
de cette catégorie, dans la mesure où la déterminité y est visiblement distinguée de l’Ê tre
– Hegel lui-même le souligne –, alors que le Dasein en est l’unité simple, comme nous avons
vu. Pour pointer ou indiquer le sens du Dasein lui-même en-deçà du déploiement inévitable
de sa forme, nous pouvons proposer d’y voir la pure positivité, la realitas au sens post-
leibnizien qui a eu des retombées dans la pensée de Kant encore. Cette pure positivité
constitue évidemment une limite pour la raison, car elle est rigoureusement indicible, étant
donné que tout essai de la définir aboutit à une mise en relation différentielle, c’est-à -dire
réduction à une négativité. Admettons pour un instant que le rouge est une positivité pure,
on peut bien entendu le distinguer des autres couleurs, construire un modèle chromatique
où à chaque couleur sera attribué un lieu relatif à tous les autres lieux, mais l’essence du
rouge en lui-même ne peut évidemment jamais être rejointe par aucune description, elle
reste pure positivité susceptible d’être nommée, mais non pas d’être dite. C’est sans doute
pourquoi il ne rentre pas dans un certain discours scientifique qui justement réduit toutes
ces positivités à des relations quantifiables (à des longueurs d’ondes par exemple).
Toujours est-il que la catégorie de la pure positivité, ou, comme le dit Hegel, du Dasein
garde un statut et une place, voire une pertinence dans la pensée, dont le lieu exact est
indiqué par la façon dont Hegel localise ici une certaine nomination.
Le résultat le plus spectaculaire de cette opération est qu’elle permet d’introduire la
« différence ontologique » et la figure onto-logique (seinslogisch) du jugement, l’étant (das
Seiende ; das Etwas, insofern es ist). Nous renonçons à approfondir le fonctionnement
logique de ce passage extraordinairement important de la Logique de l’Ê tre6, où il s’agit
déjà du jugement, du ἓν ὄ ν, pour reprendre la formule de Platon. Limitons-nous à indiquer
qu’avec l’introduction du Etwas, la structuration de la nomination s’enrichit d’une façon
très notable. Si, de par sa structure propre, le nom nomme l’Ê tre, en tant que l’Ê tre est
l’immédiateté même de ce qui peut répondre à quelque nomination, on remarque
maintenant que par l’intermédiaire du nom, on ne peut nommer qu’un étant, dont le mode
d’Ê tre, au regard du nom, est dès lors l’Ê tre-en-soi (Ansichsein). L’Ê tre-en-soi ne signifie pas
seulement négativement ce qui s’oppose à l’Ê tre-pour-l’autre, mais d’abord, et plus
fondamentalement, le mode d’Ê tre de ce qui débute de soi-même (was bei sich anfängt und
daher an ihm selbst ist), autrement dit, ce qui est en soi-même quelque chose plutô t que
rien. Dans la mesure où l’en-soi n’a pas besoin d’une autre médiation, il est ce qui répond
au nom du moment que celui-ci entre dans une prédication. La forme de la prédication est
de s’abolir dans la position d’un en-soi qui serait même si la prédication n’était pas. La
chose, elle, est en elle-même, elle est immédiatement, elle débute d’elle-même. Et c’est
précisément cette immédiateté fonctionnelle par où elle se montre être le corrélat
structural du nom.
La structure logique de la nomination, le rapport du nom à ce qu’il nomme et qui se trouve,
du fait de sa nomination, dans une position d’immédiateté qui est en réalité une médiation
niée, cette structure sera décrite, dans la logique de l’essence, comme « effondrement » de
la contradiction par quoi nous traduisons ici le terme allemand de Zugrundegehen. Celui-ci
définit par ailleurs ce que Hegel nomme die Grundbeziehung que nous traduirons,
littéralement, par « rationalité ». Nous voulons dire par là que toute rationalité (dans un
sens plus usuel) est au fond et originairement Grundbeziehung et que la Grundbeziehung se
réduit à son tour à l’abolition dans le Grund (Zu-Grunde-Gehen), donc dans la contradiction.
L’effondrement de la contradiction se construit en deux temps, d’abord par l’apparition de
la différence au sein de l’identité et qui se renverse en identité de la différence, ensuite par
l’apparition de l’égalité et de l’inégalité dans chaque terme de la différence et par leur
identification contradictoire. La dialectique de l’identité et de la différence fonde l’essence
même du signifiant en tant qu’il est structuralement itérable, alors que la dialectique de
l’égalité et de l’inégalité et sa résolution dans l’effondrement de la contradiction fonde
l’essence de la référence ou signifiance. Si le signifiant est essentiellement itérable, cela
implique qu’il se réalise par l’identification d’instances différentes. La formule la plus
simple de ce rapport logique est le a = a, où les deux termes identifiés doivent bien entendu
être distincts pour que leur identité puisse seulement être formulée. On y identifie a et a’.
Ce n’est néanmoins pas le rapport identifiant entre a et a’ qui est conçu par Hegel comme la
contradiction. Ce qui permet au nom d’être identifié dans ses instanciations, c’est l’égalité à
soi de ce en vue de quoi les instances sont en effet égales entre elles, un troisième terme.
Celui-ci s’appelle chez Fichte déjà Unterscheidungs – et Beziehungsgrund, c’est-à -dire Grund
(raison, ratio)7. Hegel lui-même le pensera dans ces termes en introduisant, comme
résultat de l’effondrement par la contradiction, la Grundbeziehung, que je traduirais par le
terme « rationalité », tant ce terme dans l’économie de l’argument hégélien semble pouvoir
supporter en effet ce que l’on entend traditionnellement par là . L’égalité entre deux termes,
Hegel la pense d’une façon générale comme identification entre égalité et inégalité, dans la
mesure où il est en effet impossible d’établir quelque égalité que ce soit entre deux termes
sans que ceux-ci soient bien entendu inégaux (l’inégalité consistant dans une différence
entre eux établie par rapport à un troisième terme qui sert alors de Unterscheidungsgrund).
Or, ce troisième terme apparaît dès lors comme le référent des deux autres qui, de ce fait,
fonctionnent en effet comme autant de signifiants. Le type de signification dont il est
question ici ne dépasse pas encore celle de l’équation a = a, où a et a’ signifient /a/ que l’on
postule alors comme un contenu conceptuel. Mais si a et a’ signifient ce contenu conceptuel,
ils ne le font que grâ ce au fait d’être, chacun, un nom, c’est-à -dire contradiction structurale.
Tant qu’ils ne se comportent pas comme autant de contradictions, ils ne signifient rien.
Ce qui est très remarquable dans l’effondrement du nom par la contradiction, c’est que son
contenu y apparaît en effet comme dépourvu de médiation, et partant comme une
immédiateté dans la position de l’Ê tre, étant donné que la référence se réalise précisément
par l’effondrement de la contradiction, c’est-à -dire par une annulation du nom en faveur de
ce qu’il nomme. Le nom s’annule parce qu’il n’est rien ; il n’est rien, non pas par
« convention », mais parce qu’il se contredit, et qu’il est donc, pour le dire d’un mot avec
Kant, nihil negativum. L’effondrement du nom par sa contradiction structurale se réalise
comme référence. C’est in nuce la justification et explication du caractère intensionnel des
concepts selon Hegel.
Dans la Grande Logique, Hegel explique la contradiction comme l’effondrement de l’être-
posé8. En effet, ne peut entrer dans une contradiction qu’un être posé. Mais tout être posé
en tant que tel se contredit ; c’est donc la nature de l’être-posé de renvoyer à quelque
corrélat lequel, du moment qu’il se produit par le mouvement d’effondrement de l’être-
posé, apparaît non plus dans la fonction tout simplement de l’immédiateté immédiate
(Sein), mais dans la fonction du Grund (« fondement », ratio, raison).
Il est surprenant de voir la référence signifiante (la nomination) traitée d’emblée comme le
paradigme même de la Grundbeziehung qui dans le sillon de la pensée leibnizienne semble
être le garant même d’une rationalité et d’une nécessité. Mais il est essentiel de saisir le
rapport en effet irréductible qui relie référence arbitraire et rationalité dans la pensée de
Hegel. C’est ce lien précisément qui permet de comprendre la conception hégélienne de la
nécessité notamment dans les lois de la nature en tant qu’elles sont, au dire de Hegel,
tautologiques.
La causalité peut être conçue, et Kant n’était pas étranger à cette conception, comme
rapport nécessaire entre deux termes apparemment indépendants, selon la formule a Ž b.
On pense alors le b posé nécessairement du moment que a est posé. En reprenant Hume,
Kant pose alors la question de savoir ce qui peut garantir la nécessité du lien, du moment
où il relie deux termes différents. Ce qui préside à ce modèle de la causalité, c’est bien le
lien arbitraire de la référence signifiante. Sur ce point, la théorie kantienne de la causalité
mériterait bien d’être reprise en détail. Soulignons cependant que la théorie hégélienne
retient le caractère tautologique du lien entre les termes dans le rapport causal. La chaleur
n’est pas une cause a liée nécessairement à un effet b, l’évaporation de l’eau, qui est distinct
par rapport à elle, mais l’eau est une matière qui par définition se trouve dans un état
évaporé à partir d’une certaine température. C’est même le caractère tautologique de ce
rapport qui permet sa mathématisation sous forme d’équations. Le semblant d’arbitraire et
d’occulte qui existe pourtant dans l’expérience de la causalité s’explique par le fait que les
termes de la formulation tautologique de la loi se réfèrent à leurs référents comme des
noms, c’est-à -dire en les posant à chaque fois comme autant de contenus immédiats et
différents. C’est ainsi que la chaleur apparaît comme un étant à part et l’évaporation
comme un autre étant à part, chacun doté d’existence propre et indépendante l’un de
l’autre, ce qui est une illusion (ou apparence) inévitable issue de la logique même de la
nomination. Illusion, dans la mesure où de par leur forme, ces étants manifestent bien leur
interdépendance. Et pour qu’ils la manifestent, il suffit de les dire. Mais le dire commence
avec la nomination, c’est une leçon déjà de la Phénoménologie de l’esprit. Et c’est de ce cô té-
là que nous allons conclure nos efforts de parler du nom dans la logique spéculative.
Si le nom peut appeler son corrélat dans une position d’immédiateté, inversement, il peut
suffire de donner son nom à une chose pour découvrir qu’elle est autre qu’elle semblait
être. Autrement dit, le nom introduit ici la dimension qui permet le travail de la forme, une
dimension que l’on pourrait nommer, d’une façon provisoire, l’ouverture de l’Ê tre. La
question qui se pose dès lors est celle de savoir comment le nom en tant que lieu de cette
« ouverture » est lui-même possible. Or, nous avons vu déjà qu’il est proprement ce qui est
de tous les Ê tres est le plus impossible, du moment qu’il se définit par la contradiction en ce
qu’elle s’effondre et réalise par là le mouvement de la référence.
ANNOTATION
Dans cette annotation, je montrerai l’intérêt de ce qui précède en discutant quelques
interprétations récentes et notamment celles de Pirmin Stekeler-Weithofer et de Robert
Brandom qui me semblent convergentes à bien des égards, même si Brandom ne cite pas
les travaux du premier. Les deux auteurs s’attachent à insérer la philosophie hégélienne
respectivement dans la perspective d’une théorie analytique de la signification (Stekeler-
Weithofer) et dans un pragmatisme logique (Brandom). Stekeler-Weithofer conçoit comme
on sait la dialectique hégélienne comme une pratique analytique se référant toujours à un
matériel conceptuel donné qu’elle aboutit à restructurer en l’insérant dans les rapports
logiques (d’exclusion, inclusion, contradiction, etc.) qui le définissent9. Cette conception
épouse d’une façon radicale la critique hégélienne de l’origine (Anfang) puisqu’elle exclut
d’emblée la figure de l’« élément simple » sur lequel s’étagerait une construction logique de
plus en plus complexe. S’il y a une simplicité, celle-ci devra toujours se montrer comme
moment structural d’un tissu plus large. Ce tissu plus large, rien ne nous oblige à le
supposer donné dans sa totalité, même s’il faut le considérer, et c’est une nécessité
méthodologique, comme une totalité dans le sens où il est ce par rapport à quoi il n’y a pas
d’extérieur (= l’Absolu hégélien). L’idée est reprise par Brandom dans le programme même
d’une logique comme explicitation. En effet, cette logique qui renonce à la construction à
partir d’éléments prétendument simples, s’élabore bien plutô t à partir de données
complexes qu’elle « explicite », c’est-à -dire dont elle révèle les implications et qu’elle
réorganise après l’analyse en les insérant dans un contexte plus vaste qui joue dès lors le
rô le de la totalité structurale englobante et fondatrice, mais fondatrice après coup, d’une
façon qui reprend évidemment un motif hégélien. C’est dans ce sens que Brandom parle
d’un « holisme » chez Hegel.
Dans ces conditions, la théorie du nom et de la nomination présente un intérêt et une
difficulté particuliers. Car le nom semble, dans la mesure où il nomme un étant, instaurer
un lien avec ce qui dépasse le domaine du discours (la logique) et lui servir pour cette
raison de soubassement et de présupposition, c’est-à -dire de « structure élémentaire ».
Comment maintenir une fonction positive de la nomination, dès lors qu’on critique
l’atomisme logique ? Et pourtant, les deux auteurs cités la maintiennent, Stekeler-Weithofer
entre autres dans sa critique des logiques purement extensionnelles (la nomination serait
donc une fonction intensionnelle), Brandom par sa tentative de prouver une nécessité de la
fonction nominative (singular terms ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’un nom,
mais peu importe ici) à partir d’une analyse du tissu logique auquel elle participe. La
définition qu’il donne dans ce contexte du terme singulier nous intéresse ici, parce qu’elle
introduit une limitation qui permet de bien saisir l’écart entre Brandom et Hegel. Il dit que
le terme singulier se définit par deux éléments, l’un sémantique, l’autre syntaxique. Sur le
plan sémantique, toute substitution entre deux termes singuliers est réversible ou
symétrique, c’est-à -dire que si les termes a et b désignent l’individu x, a et b sont
substituables de façon réciproque et symétrique. Cette réciprocité distingue les noms des
prédicats où la substitution de l’espèce par le genre n’autorise pas pour autant la
substitution inverse du genre par l’espèce, cette asymétrie définissant justement la
différence entre espèce et genre. Sur le plan syntaxique, la fonction spécifique du terme
singulier apparaît dans la mesure où dans un discours, un terme peut être substitué à
l’autre (substitution-for), ce qui semble être un aspect essentiel de tout signe arbitraire. La
fonction du prédicat consiste alors dans le fait de constituer le cadre (frame) pour une
substitution nominale. Afin de substituer un nom à l’autre, il faut en effet que ces noms
participent d’une structure propositionnelle au sein de laquelle seulement l’acte de la
substitution peut avoir un sens quelconque. Le cadre propositionnel est donc le corrélat
nécessaire de la fonction syntaxique essentielle du nom appelée substitution-pour. Selon
Brandom, la jonction entre la fonction syntaxique de la substitution-pour et la symétrie
sémantique des substitutions définit le terme singulier. Or, Brandom montre que la
fonction du terme singulier est nécessitée par la structure logique du discours en tant que
tel et en lui-même et qu’il n’est donc pas besoin de recourir à sa référence à quelque
instance extralogique pour en ressentir la nécessité. L’argument est curieux, notamment
dans son rapport à Aristote, Métaphysique Γ. Brandom dit que sans termes singuliers, il n’y
aurait pas d’usage réglé de la négation, ni de quantificateurs. En effet, la substitution
symétrique entre noms assure l’identité des arguments sans laquelle la règle du tiers exclu,
par exemple, ne saurait être appliquée. À la différence d’Aristote, Brandom traite donc du
terme singulier comme d’un moment dérivé et du bon fonctionnement de la négation
comme d’une présupposition (ou hypothèse) recommandée par son « utilité » pour la vie
en commun (c’est-à -dire pour des raisons de « pragmatique »). Le point de vue
« pragmatique » pourrait ainsi hardiment se définir par l’inversion du rapport de fondation
entre le terme singulier et la négation.
Brandom semble ici considérer le nom essentiellement comme substitut, c’est-à -dire
comme une variable dont le comportement logique serait descriptible en-deçà du rapport à
quelque corrélat « réel » par la nomination. Cette décision théorique dont la fertilité ne fait
pas de doute semble néanmoins exclure tout un pan de la réflexion sur le nom et sur le
langage. Du moins est-elle difficilement conciliable avec ce que Walter Benjamin développe
comme essence du langage humain à partir de l’acte de nomination, pensé, quant à lui,
comme dédicace du nom à une chose par laquelle l’être humain communiquerait son
« essence spirituelle » à Dieu, c’est-à -dire à la fonction du grand Autre lacanien, pour
proposer une reformulation rapide. L’élision de cette dimension produit un certain nombre
d’effets qui se manifestent surtout en marge du travail de Brandom. Par exemple, Brandom
arrive à recommander l’usage du nom (terme singulier) en vertu des opérations logiques
qu’il rend possible, c’est-à -dire qu’il traite le langage comme un moyen, objet d’un choix
possible, ce qui présuppose que celui qui utilise ce « moyen » soit lui-même déterminé en-
deçà des moyens de communication dont il « se sert ». C’est précisément cette conception
du langage que Benjamin rejette comme « bourgeoise ». Hegel lui-même conçoit la
subjectivité comme fonction d’une intersubjectivité. Et dans sa théorie de l’esprit subjectif,
il élabore une conception de l’acte de penser à partir, entre autres, d’une dialectique de
l’acte de la nomination. Il nous semble donc indiqué de maintenir une perspective sur les
possibilités théoriques que ce lien promet et d’éviter donc la réduction du nom au substitut
et à la variable.
Cette réduction est d’ailleurs évitée par Stekeler-Weithofer, nous l’avons déjà évoqué, grâ ce
à sa critique d’un extensionnalisme pur en logique. Il distingue des ensembles primaires et
secondaires, les premiers étant justement définis par leur fonction nominative. L’argument
est peut-être circulaire, mais nous en trouvons une application très astucieuse chez
Brandom qui réinjecte notre problématique dans un contexte dont elle semblait déjà
exclue. En parlant de Hegel, Brandom interprète en effet les qualités réelles comme autant
de noms des structures (modélisations) qui en expliquent le fonctionnement. Dans la
terminologie que nous avons introduite ci-avant, nous dirions plutô t que la qualité est la
façon dont ce qui est modélisé apparaît lorsqu’il n’est que nommé, c’est-à -dire
« immédiatement ». Mais, qui plus est, cette position d’immédiateté paraît nécessaire, au
sein de la philosophie hégélienne, non pas tout simplement parce que l’usage de termes
singuliers est la condition de la possibilité d’un usage réglé de la négation, mais parce que
la position d’immédiateté est le corrélat structural du néant négatif (Kant), c’est-à -dire de la
contradiction.
La contradiction est chez Hegel le paradigme même du sens (de tout être-posé). Du moins
peut-on dire que si elle existe, elle ne peut se produire ailleurs qu’au niveau du sens, au
niveau du « réel » (das Wirkliche) seulement dans la mesure où celui-ci est lui-même sens,
autrement dit, dans la mesure où le sens constitue une réalité (par exemple le capital,
l’É tat). À partir de là , on peut être tenté de concevoir la subjectivité elle-même comme
essentiellement contradictoire, c’est-à -dire comme constituée par une forme de
contradiction (par l’identité de l’identité et de la non-identité, selon la célèbre formule). La
fonction du nom produit donc une fonction logique qui s’appelle Ê tre et qu’on est obligé
d’utiliser dans certains contextes, même si cet usage est par ailleurs caduc. Brandom lui-
même nous donne un exemple d’école de cet usage caduque (et néanmoins parfois
inévitable) en écrivant : « The thought that that world is always already there anyway,
regardless of the activities, if any, of knowing and acting subjects, has always stood as the
most fundamental objection to any sort of idealism. It is a true and important thought ; but
it is not an objection to Hegel’s objective idealism, as here construed. » Il est clair qu’à
partir de la théorie du singular term, il ne devrait plus y avoir de place pour des énoncés
ontologiques « forts » de ce type (qui n’ont d’ailleurs probablement pas de sens par rapport
à aucun « idéalisme » jamais construit).
Nous pouvons parler d’une nomination (Ernennung) de l’Ê tre dans le sens où l’acte de
nomination pro-duit (mène en avant) ce qu’il appelle et où ce qu’il produit est bien une
fonction logique, l’Ê tre ne pouvant se confondre, comme chacun sait, avec l’étant. (Donc, la
nomination produit l’Ê tre, son revenant, mais elle ne crée pas l’étant.) L’usage de cette
fonction a un certain statut dans notre pensée, ancré dans la logique du discours de l’autre
que nous sommes (c’est-à -dire dans l’inconscient) et dont Hegel s’occupe dans la Science de
la Logique.
Si, comme nous l’avons suggéré, la logique de l’essence aboutit à une immédiateté par son
effondrement même, effondrement de l’être-posé en tant que tel, et si ce mouvement
dessine justement la relation de nomination (l’être-posé qu’est le nom s’abolissant dans sa
propre contradiction et pro-duisant par là le rapport avisé (gemeint) à ce qu’il n’est pas), si
cette même structure est ensuite réélaborée en termes de jugement comme position
affirmative de la différence (Ur-teilung) qui s’abolit par identification (copule) et qui de ce
fait aboutit à une nomination (objectivité), il est clair que la nomination change de rô le et
de statut depuis la logique de l’Ê tre. De « nominative » dans la logique de l’Ê tre, elle devient
« dative » dans celle de l’essence, étant donné que l’essence édite l’Ê tre, alors qu’au début
l’être répond de lui-même à sa nomination, immédiatement.
La logique actionnelle et la « vraie critique »
Que la logique spéculative ait vocation à remplacer la métaphysique est une affirmation
« bien connue » de tout lecteur de Hegel. Peut-on dire pour autant qu’on en mesure
vraiment la portée ? La suppression dialectique à laquelle donnent lieu cette redéfinition
des champs épistémiques et cette revendication de la liberté du penser – i. e. de la pensée
en liberté – qui caractérise la sphère proprement logique, implique non seulement un
remplacement d’une discipline scientifique par une autre, mais encore un déplacement de
perspective qui nous place à un point de vue supérieur, ou au point de vue enfin de la
pensée elle-même, quand il ne s’agissait auparavant que d’une utilisation naïve de celle-ci.
Le rapport à la « métaphysique d’autrefois » tient une place privilégiée parmi les précisions
préliminaires qui, dans la Grande Logique, comme dans la Logique encyclopédique, doivent
aider le lecteur à se faire, plus distinctement que par le parcours phénoménologique, une
idée de la nouvelle science spéculative. Or, outre les considérations méthodologiques
auxquelles ces pages décisives donnent lieu, il en va d’un enjeu systématique plus général
engageant le sens même de l’entreprise de détermination de l’instance véritative nouvelle
dans laquelle Hegel voit l’essence même de sa philosophie spéculative, à savoir l’expression
du vrai non tant comme substance que comme sujet.
L’exégèse est à ce propos trop fournie pour qu’on s’y attarde. Rappelons seulement que si la
spéculation ne porte plus alors sur quelque chose de substantiel, comme la métaphysique
wolffienne, sur un substrat ou une réalité que la pensée aurait à rejoindre de façon
adéquate, cette dernière ne vise pourtant pas à prendre, au lieu de la substance, le sujet
pour objet. Il s’agit plutô t de laisser s’exprimer la pensée qui se démontre comme la vérité
selon l’efficace, i. e. l’effectivité qui est la sienne et qui témoigne alors de son infinité
authentique. Ainsi, l’étude à laquelle procède la logique hégélienne ne porte-t-elle déjà pas
sur les objets ou les choses en utilisant naïvement les concepts de la métaphysique. Il s’agit
au contraire de l’examen de ces concepts, non comme objets, – fussent-ils idéels – mais
comme déterminant une pensée des objets qui témoigne d’abord de la manière dont la
pensée investit le réel et conserve à celui-ci une signification progressivement conforme à
la vérité qu’il en reçoit. La logique « objective » n’est à cet égard pas plus extérieure au réel
– vis-à -vis duquel elle témoignerait d’une pensée en surplomb en portant sur le monde –
que la logique subjective qui exprimerait la réalité ou la coïncidence avec le concept, se
révélant enfin au terme du processus logique. Les concepts de la logique objective, pas plus
que le Concept de la logique subjective, ne sauraient simplement s’inscrire dans la
perspective d’une pensée se prenant pour objet, alors que la logique est tout entière sous le
régime d’une subjectivité qui se dégage du caractère unilatéral encore présent dans le
cadre de l’idéalisme transcendantal, pour indiquer son infinité propre et s’affirmer comme
le sens de l’entreprise. Disons que, contrairement à toute analyse de catégories et de
jugements antérieure, qu’elle soit celle d’Aristote ou de Kant, le parcours conceptuel
présenté par Hegel n’a rien à voir avec une classification neutre ; mais, par le caractère
dialectique qui manquait à la métaphysique, il procède à la mise en évidence de la logique
même du développement effectif d’une pensée toujours déjà à l’œuvre dans le réel qu’elle
dote d’intelligibilité en même temps qu’elle s’y donne sa substantialité. Si le Sujet apparaît
comme le vrai, c’est aussi en tant qu’il est seul apte à porter tout caractère substantiel, i. e.
le seul à proposer un contenu authentique. Le dualisme qui pourrait être reconduit par
l’analyse logique de la forme des pensées est dialectiquement supprimé car tout contenu
véritable – l’en soi des choses – ne peut procéder que de la pensée en tant qu’elle est le
meilleur critère du caractère substantiel, de la teneur des choses elles-mêmes, de la valeur
de leur essence, de l’adéquation à leur propre concept qui juge de façon interne de leur vie
ou de leur trépas.
Dès lors la différence entre logique objective et logique subjective ne vient que de
l’acheminement progressif vers la reconnaissance que c’est bien du Sujet infini qu’il s’agit
dans tout le procès, même si la conceptualisation de celui-ci, dans le double sens du génitif,
ne peut se présenter dans sa plénitude que sous le mode du résultat et sous la forme
redoublée caractérisant la médiation accomplie dans le rapport à soi du Concept. Cet
acheminement médiatisé du rapport à soi du Concept qui aboutit à son égalité à soi est une
transformation accomplie à partir de la pensée de l’autre par le soi, de la logique objective,
en la pensée de soi par soi, dans la logique subjective. Pour autant, la suppression, ou la
subjectivation de la métaphysique ancienne par la logique hégélienne projette sa propre
dialectique sur le sujet logique qui s’y constitue et se réinscrit au cœur de la loi
conceptuelle. La manière dont, on le verra, la logique fait émerger le sujet comme le sens
d’une pensée de la réalité qui y puise une intelligibilité dialectique, détermine en retour ce
sujet comme une instance véritative, comme ayant à se faire vrai, i. e. à se constituer son
effectivité. Bref, le sujet que la loi du Concept dégage comme susceptible d’exprimer, mieux
que la substance, le règne et la règle de vérité, ne doit pas non plus s’entendre en termes
ontologiques, ce qui serait encore le cas si l’on croyait l’avoir exprimé en sa vérité par la
logique sous prétexte que, dans la catégorialisation de l’absolu à laquelle Hegel procède,
l’absolu lui-même apparaîtrait en son terme sous la figure du Concept. Il convient à cet
égard de comprendre au contraire que la négativité dont la logique est porteuse à
l’encontre de la systématicité métaphysique implique aussi qu’aucune affirmation simple
n’est plus possible ensuite. Ce n’est pas seulement tout principe, la substance, ou l’être, qui
se voit alors invalidé, mais aussi l’idée d’un résultat qui reconduirait une logique
ontologique et substantielle, fû t-ce à propos du Sujet absolu. Il s’agira donc ici de voir, après
avoir rappelé les principes de la dialectisation hégélienne de la métaphysique, comment la
détermination logique même qui en procède pour le sujet met celui-ci face à la tâ che de se
réaliser dans le domaine du droit, de la morale et de l’éthicité. Et c’est ultimement à un
statut éthique du sujet, dont nous nous proposerons d’indiquer les modalités, que conduit à
nos yeux l’Aufhebung de la substance par le sujet, contrairement à ce que certaines
critiques kantiennes ont pu faire croire. Du moins est-ce la thèse que nous nous proposons
ici de défendre.
Logique et métaphysique
C’est évidemment dans le Vorbegriff de la Science de la logique encyclopédique que Hegel
détermine précisément le rapport de celle-ci à la métaphysique. Le commentaire explicatif
qu’il en fournit dans le cadre des ultimes leçons berlinoises suivant le manuel qu’est
d’abord l’Encyclopédie est, à cet égard, particulièrement clair. Il s’agit d’examiner
l’objectivité des pensées, dans la mesure où la séparation habituelle de l’objectif et du
subjectif doit être supprimée pour justement bien saisir la spécificité de la logique, c’est-à -
dire de la pensée. Loin en effet de n’être que subjectif, selon une limitation qui, en retour,
réduirait l’objectivité aux objets de la représentation et viderait alors la logique de tout
contenu, en laissant à la métaphysique l’application de notre pensée aux choses, l’exercice
de la pensée implique un contenu, « la Chose », « l’objectif », et « cette Chose est en même
temps la mienne »1. Lorsqu’on entend par logique le seul aspect formel et limité, la
métaphysique désigne par contre « un penser appliqué » s’étendant à des objets, de sorte
qu’on « pourrait la nommer logique appliquée »2. Mais si on supprime la différence, qui
n’était liée qu’à la réduction de la subjectivité à la particularité, pour parler de « pensées
qui sont la Chose », de sorte qu’en la pensant « nous y sommes », de pensées qui « sont la
teneur, la substantialité », alors « la logique est la teneur et elle coïncide par là avec la
métaphysique »3.
Cette objectivité de la pensée et la possibilité pour elle d’aller au fond des choses,
d’exprimer, dans l’intériorité même de son exercice, l’extériorité propre de celles-ci, voilà
ce qu’il y avait de juste dans la perception de ce que Hegel nomme « l’ancienne
métaphysique »4. Même si celle-ci, à ses yeux, représentait la simple « vision
d’entendement des objets de la raison »5, elle témoignait néanmoins aussi de cette
croyance justifiée et partagée par toute philosophie initialement, selon laquelle la pensée
dans son activité, comme « réflexion sur quelque chose »6 contient dans l’universel comme
son « produit » toute la « valeur de la chose »7. Ainsi, loin d’être un problème, l’accord de la
pensée et de la chose est-il une conviction de la plus haute importance, dont seule « la
maladie » subjectiviste8 de son temps semble pouvoir détourner les esprits, aux yeux de
Hegel. Or cet accord ne témoigne ni d’une confusion, ni d’une indifférence, mais bien de la
« liberté » de celui qui, en pensant, ne sépare, par le changement qu’il y introduit, la Chose
que de sa particularité propre, tandis qu’inversement, il ne s’occupe bien, tout en étant près
de soi, que de la Chose elle-même. « La vraie nature de la Chose » en effet « est mon activité
en tant que moi pur »9. La métaphysique d’autrefois néanmoins n’avait pas saisi que telle
était la leçon à retenir de la capacité de la pensée à exprimer l’essence des choses, la réalité
intérieure, l’universalité, par delà les accidents. Elle oubliait ce qu’impliquait cette
reconnaissance du pouvoir de la pensée pour l’exercer de façon « naïve » car prise encore
dans les rets de la finitude, elle se laissait influencer par l’idée selon laquelle l’être est
séparé de la pensée, comme c’est le cas pour les objets habituels, de sorte qu’elle projetait
sur ceux de la pensée – Dieu, l’â me, le monde – envisagés alors en mode représentatif, une
extériorité contredisant la leçon d’intériorité que portait la détermination même de
l’essence des choses à laquelle elle prétendait. D’où une unité trop immédiatement
proclamée cette fois avec l’être, dont elle restait pourtant séparée, de sorte que, n’ayant su
voir son activité présente dans les choses mêmes, la pensée s’aliénait en laissant subsister
sous la forme d’un être, d’une chose (Ding), ce qu’elle énonçait pourtant comme l’essence
des choses. Des pages de l’Encyclopédie dans la Philosophie de l’esprit soulignent d’ailleurs à
l’envi ce caractère chosiste de la métaphysique, la rapprochant d’une attitude pathologique
propre au dérangement de l’esprit, où Hegel voit un possible développement constitutif de
celui-ci, tout comme la métaphysique correspond à « une attitude de la pensée à l’égard de
l’objectivité ».
La logique spéculative par contre témoigne d’une authentique « infinité affirmative » dans
la mesure où « dans le penser » qui est son domaine « je me comporte de manière infinie,
car je suis auprès de moi-même ». Telle est sa différence avec la métaphysique de la
finitude où la pensée se rapportait à un autre que soi, tout en prétendant le saisir, et où il ne
pouvait alors y avoir de vraie conformité à la vérité. Toute la question est non pas tant de
déterminer la vérité du jugement porté sur les choses – ce qui s’appelle l’exactitude – que
ce qui est vrai, ou le plus vrai, c’est-à -dire la détermination témoignant d’une teneur de
pensée où l’on peut reconnaître la réalisation du Concept, l’être conforme à la pensée, ce
qui est objet de la logique parce que la pensée s’y prend et s’y trouve comme objet.
La vérité logique, à cet égard, sera la réalisation – ou ce en quoi se montre la réalisation –
du penser. L’infinité consiste dans cet « acte de comprendre » ou concept d’une réalité qui
se juge ainsi. Dès lors, la seule instance véritative est bien l’esprit qui, pour Hegel, est le
concept existant, l’activité ou « l’actuosité » à l’œuvre dans l’exposition de ses
déterminations de pensées au travers desquelles il s’exprime.
On doit alors comprendre le processus logique comme fondamentalement différent d’une
exposition métaphysique, en ce qu’il ne s’agit que de la pensée même ou du sujet pur qui
s’indique comme le sens des déterminations thématisées, au sein desquelles la saisie de
l’essence vraie des choses tend à montrer que celle-ci est la pensée. L’affirmation logique
du sujet consiste d’abord en sa mise en évidence comme le sens du procès logique dont le
développement démontre qu’il est bien l’instance judicative interne de la pensée par
rapport à laquelle doit se comprendre, de façon génétique, la séparation de l’être et du
concept.
Si donc la métaphysique était juste en ce qu’elle prétendait aller au fond des choses, par
l’exercice de la pensée, elle demeurait naïve et limitée, faute d’avoir pris conscience de
l’importance du fondement qui justifiait cette pratique dans la pensée elle-même. Tel est
l’intérêt par contre de la critique kantienne d’avoir insisté sur les conditions de l’exercice
de la pensée et sur l’importance de ce facteur, sur le rô le déterminant du sujet, alors
nommé transcendantal, dans la saisie du réel, ou la conceptualisation. Mais la relativité à
notre pensée, sur laquelle insiste le kantisme, n’indique qu’une relativité de notre pensée,
dans la mesure où l’objectivité, si ancrée soit-elle dans le caractère transcendantal de la
subjectivité, ne se trouve déterminée que comme phénomène, laissant alors hors de soi la
Chose, considérée comme en-soi, dans une indépendance ne faisant que reconduire
finalement l’extériorité caractérisant la pensée métaphysique elle-même. C’est pourquoi
Hegel prétend apporter « la vraie » critique par sa compréhension dialectique qui indique
que la relativité est celle de l’objectivité elle-même, ou de l’en-soi des choses finies, dont la
détermination phénoménale n’invalide pas la pensée qui s’en saisit, mais l’être qu’elles
recèlent. D’où , inversement, la pleine conscience d’une identité, dans la pensée, à la Chose,
mais modalisée par le caractère fini ou infini de l’être même dont il s’agit.
Sans reprendre ici les étapes de ce procès, il est évident que, dès la triade logique initiale,
c’est, au-delà de la vérité du concept de l’être qui l’identifie au néant, l’instance ontologique
elle-même qui se trouve invalidée, et dès l’abord supprimée au profit d’une analyse du
concept de l’être qui en conditionne la pensée, i. e. la détermination véritative, qui aboutira
à la mise en évidence de l’être du concept, i. e. de l’être véritable comme Concept. Le sujet
n’est plus la forme face à un contenu, mais le contenu qui se forme au travers des contenus
encore finis car liés à l’un des deux aspects de la finité indiqués clairement dans les Leçons
de 1831 : « Cette finité dans les déterminations de pensée est comprise de deux manières ;
la première manière est celle-ci : il y a des déterminations de la pensée et ces dernières
sont seulement quelque chose de subjectif, elles ont un terme en l’objet, ce dernier est une
négation vis-à -vis d’elles ; ou la finité peut tomber du même cô té, les déterminations de
pensée peuvent être finies en elles-mêmes lorsqu’une détermination de pensée a sa limite
en une autre détermination de pensée. ». Et Hegel d’ajouter : « Le contenu d’une
détermination de pensée peut avoir une borne en une autre détermination de pensée ; ainsi
la cause a sa borne en l’effet, l’espace a une limite. »
Il est vrai, pour reprendre l’exemple de la causalité dans la Doctrine de l’essence, que ce
n’est pas tant l’importance de la cause, ni d’une cause, qui doit être soulignée, avec, à la clef,
une remontée éventuelle à une première cause selon un procédé métaphysique. Ce qui
importe, c’est, au contraire, la relativité de la cause à l’effet qui en quelque sorte fait sa
causation. Bref, ce qui compte dans l’usage de ce concept causal, au moment même où la
cause semble déboutée de son efficace ontologique qui la rendait particulièrement apte à
exprimer l’absolu, c’est qu’il y ait causalité. Celle-ci ne peut être imputée à un étant, lequel
est, au contraire, réinscrit et réfléchi, à cause de sa finitude, dans le circuit causal où
quelque chose se passe au-delà de lui, comme en témoignent les faits, qui le nient autant
qu’ils l’affirment. Mais alors, la raison de la causalité ne réside pas dans la cause ; et même
si la finalité semble donner à celle-ci une apparence de rationalité plus grande à cause de la
réintroduction de l’intelligence, c’est le Concept même qui investit tout le procès logique,
lui seul pouvant apporter cette justification au fait qu’il y ait quelque chose et que cela
s’analyse en termes de causalité ; seul le Concept permet de comprendre qu’il y ait toujours
quelque cause – plutô t que rien. Déjà la dialectique de la possibilité et des conditions,
comme celle du fondement, ne signifie pas autre chose : elle indique la relativité du
fondement au fondé, où il trouve son sens tout en le relativisant, comme la justification
réciproque des conditions par la chose et de la chose par les conditions lui permet de se
produire. Cette circularité réflexive fait apparaître la manière dont le Concept s’anticipe
dans les déterminations de pensée d’une réalité dont le passage et la réflexivité servent à
manifester sa seule puissance – la seule garantie que se passe quelque chose, qu’il y ait des
phénomènes, des causes et des substances, bref de l’effectif.
Cette relativité des déterminations essentielles montre seulement que leur vérité réside
dans l’affirmation dont elles sont porteuses, celle du sujet, qui est seul à donner à la cause, à
la substance, au fondement, leur rationalité véritable. La destruction dialectique des
catégories, inaptes à rendre compte seules du réel, a donc comme corrélat affirmatif
l’institution du sujet qui est seul à même de leur donner un sens véritable, d’un sujet qui se
fait, qui s’affirme. La dialectique n’est pas en effet une technique artificielle, par laquelle on
pourrait disjoindre la vérité du contenu de sa présentation formelle – comme la
métaphysique le faisait avec les preuves de l’existence de Dieu en affirmant le nécessaire à
partir des êtres contingents. Or, comme ce sont les objets ou les concepts mêmes de la
métaphysique dont il s’agit, c’est à l’impossibilité d’un sujet métaphysique – sur le modèle
d’une â me ou d’un esprit chosifié – qu’on doit conclure. Cela nous conduit à nous interroger
alors sur la valeur du sujet – d’un sujet éthique, ou de l’éthicité.
Le Sujet de l’éthique
Le Sujet dont la logique substitue le règne à celui de toute détermination métaphysique
n’est aucunement, on l’a vu, identifiable à une nouvelle entité, mais révèle l’exigence d’un
Concept qui se caractérise par son activité. C’est d’ailleurs pourquoi son existence comme
esprit porte avec soi la réalisation de ce qu’il est, cette effectivité sans laquelle manque
l’infinité propre à la vérité. La vérité qui exige que la réalité corresponde au Concept
implique en effet non seulement que le penser soit chez soi en se prenant pour objet, mais
encore que la reconnaissance du soi dans l’objectivité permette au Concept de
s’intuitionner dans la réalité où il est « pour soi », même si « c’est quelque chose d’autre » et
pourtant « bien la même chose ». Quand le Concept « se trouve dans l’autre, paraissant
divers, dans cet au-dehors, il est pourtant auprès de soi-même, en lui il est donc revenu à
soi ». La réalité infinie correspondant au Concept est bien ce que Hegel nomme l’esprit.
Mais il entre dans sa définition même de n’être que ce qu’il se fait, d’avoir à se réaliser. C’est
la construction d’un monde sien où il est présent et où , comme une seconde nature, se
développe son caractère éthique ainsi que l’affirme le paragraphe 151 des Principes de la
philosophie du droit, qui instaure vraiment le règne de l’esprit. Telle est « l’institution de la
liberté » dans l’édifice des lois et des rapports humains, comme le dit bellement J.-
F. Kervégan dans sa présentation de l’œuvre. Toute l’entreprise logique vise à assigner à
l’esprit la tâ che de se faire tel qu’il doit être. Mais tout est encore à faire et la logique n’est
pas définitive si on la coupe de la réalisation de l’idée dans l’histoire et les institutions.
Parler néanmoins d’exigence de réalisation à propos du Sujet dont le statut, d’abord
logique, se supprime au profit de son éthicité, ne revient-il pas à se rapprocher indû ment
de Kant et de l’idéalisme du devoir-être pourtant si souvent critiqué par Hegel ? Ce serait
oublier que si, pour Hegel, le Sujet se voit confier en quelque sorte le sort et le sens du
monde, dans lequel, contrairement aux philosophies de la nature il ne peut se reconnaître
que par la constitution du second monde, monde de l’esprit et des institutions, il ne s’agit
aucunement de considérer que cette exigence liée à la nature active de l’esprit, qui n’est
que de se faire, soit celle d’un idéal irréalisable. Dans la mesure où , au contraire, l’esprit se
constitue un monde conforme à la pensée – i. e. d’abord au Concept dont l’universalité
régissant les êtres qui sont soumis à sa loi est clairement intériorisée et assumée par eux
sans être encore grevée du régime immédiat et trop extérieur du genre – il trouve pleine
garantie de s’y retrouver. Ce qui ne veut pas dire, on y reviendra, que la conformité
véritative de la réalité à son Concept, i. e. l’effectivité de la raison soit automatique et
immédiate. On sait que Hegel veille justement à distinguer, par exemple, un É tat à
proprement parler d’un « mauvais » É tat, « non vrai », à cause de la « contradiction qui se
rencontre entre la détermination ou le concept et l’existence » de celui-ci. Tout ce qui existe
dans la forme des institutions humaines n’est pas bon ou vrai sous prétexte que cela existe
et l’effectivité ne se réduit pas à la réalité. Mais ne peut pourtant être vraiment spirituel que
ce qui témoigne effectivement de la présence de l’esprit, moyennant les modalités et les
degrés divers de celle-ci. Il ne saurait par contre en aucun cas être question de valoriser
l’idéal d’un moi, un sujet transcendantal, ni un quelconque règne des fins dont la pureté
n’aurait, pour Hegel, d’égale que la vacuité, dénoncée dès la Phénoménologie de l’esprit.
C’est donc, nous semble-t-il, à un double égard que la logique objective hégélienne et la
dialectique du Sujet qui en résulte peuvent apparaître comme la « vraie critique » des
formes de la pensée et donc de la métaphysique comme science d’entendement, réalisant
par là ce que Kant avait annoncé sans avoir mené l’entreprise de façon conséquente.
Contrairement à lui, en effet, la dénonciation de la naïveté métaphysique ne se limite pas à
déterminer les capacités de la pensée selon le contenu a priori ou a posteriori des
connaissances. Il s’agit du contenu lui-même et les concepts recèlent à cet égard leur
dialectique propre. Mais surtout, au lieu de faire peser sur la pensée le poids de la relativité
qui en limite le champ, Hegel sait reconnaître la limitation ou la relativité définissant les
phénomènes en eux-mêmes comme détermination des choses elles-mêmes selon la nature
de la présence du concept qui s’y indique, et non par rapport à une chose en soi. Ainsi est-
ce justement, en opposition à la critique kantienne de la preuve ontologique, la marque de
la « vraie critique » logique que de refuser d’appliquer à l’infini les déterminations ne
valant que pour le fini. C’est tout simplement alors savoir juger en fonction de la nature de
la chose dont il s’agit, et selon un régime de connaître différencié.
Mais il faut ajouter que la « vraie critique » effectuée par la logique hégélienne se mesure
aussi par rapport au statut du sujet engagé dans cette entreprise et qui, chez Kant, se
trouve encore indéniablement pris dans la métaphysique résiduelle du nouménal. La
substitution de la foi pratique au savoir, par laquelle Kant entend en effet préserver le
monde de l’idéalité sans déroger à l’impératif critique, ne fait rien à l’affaire. Car c’est
toujours à cause même du hiatus qui demeure entre phénomène et chose-en-soi, entre
sensible et intelligible, moi empirique et moi transcendantal, le pur devoir-être et un idéal
du moi qui nous sont proposés et qui permettent de retrouver les fondements de la
métaphysique au travers des postulats de la raison pratique. Le moi pratique aura beau se
substituer à une détermination ontologique, c’est bien encore un rêve de métaphysique qui
est ici à l’œuvre dans la volonté de l’exclure, soustrayant définitivement le monde
intelligible à l’objection de la réalité et à l’analyse des conditions de l’action censée le
réaliser. Tel est bien le problème qu’aujourd’hui encore Habermas a tenté de résoudre, en
exploitant l’héritage de la philosophie transcendantale pour formuler les réponses de son
« éthique de la discussion » aux questions normatives, tout en essayant d’éviter de
reconduire par contre la métaphysique dualiste et l’illusion du monde intelligible et du
règne des fins qui grevaient la morale kantienne d’une lourde hypothèque. Par rapport
donc au régime kantien de la subjectivité, la logique hégélienne opère le tournant décisif
qui replace le sujet sur le terrain du monde et remet son destin entre ses mains.
Loin donc de constituer l’aboutissement ultime d’une onto-théologie culminant dans
l’affirmation d’un sujet absolutisé, le sujet hégélien inscrit la vérité logique au cœur de
l’expérience humaine de l’action ; il est le sujet de l’éthicité tel que nous le présentent les
Principes de la philosophie du droit où s’invente la liberté, et le cheminement de la
Philosophie de l’esprit de l’Encyclopédie où se marquent les étapes de sa conquête
individuelle et collective. Mais la puissance du négatif, qui supprime l’instance ontologique
au profit de la logique, opère à l’encontre de celle-ci pour lui conférer sa véritable portée
comme logique actionnelle à l’œuvre à même l’effectivité que le sujet se donne. Remarquons
toutefois que cette logique actionnelle, témoignant de sa puissance critique, i. e. dialectique,
empêche alors d’identifier cette inscription dans l’éthicité à la confusion avec quelque état
– et É tat – de fait que ce soit. Il ne peut pas être question d’une justification, ni d’une
sanctification de l’É tat – dernier terme de la théorie de l’éthicité – contrairement aux
critiques trop connues en la matière. D’une part, il y a bien jugement, au moins interne au
réel, qui permet la discrimination entre vrais et faux É tats. Dès lors le philosophe, loin de
hausser l’instance étatique à l’absolu, ne peut que se faire le modeste lecteur des structures
et des événements qu’il faut comprendre. Telle est la vraie exigence. D’autre part, on le sait,
l’É tat ne constitue aucunement l’ultime concept de la Philosophie de l’esprit qui est ressaisi
en son absoluité dans sa production réflexive de soi qu’en fait vraiment l’esprit absolu.
Cette réflexion dans la pratique spéculative de la philosophie nous reconduit à la saisie du
sens vrai du sujet de la pratique où il se constitue. Mais cela relativise les réalisations
institutionnelles qui se couperaient du sens de l’histoire et prétendraient à une valeur
immuable reconduisant alors une nouvelle immédiateté. Face à cette situation c’est une
instance encore une fois critique que constitue, n’en déplaise à certains, l’évocation d’un
savoir absolu, ou l’absolutisation de la philosophie et de l’Esprit dans la philosophie.
Il conviendrait bien sû r de suivre cette dialectique par laquelle la subjectivité se montre
irréductible à toute assimilation hâ tive à une structure objective sous prétexte qu’elle
serait celle de l’esprit objectif. C’est plutô t cette constitution de ce monde objectif comme
second monde approprié enfin à elle qu’il faut envisager comme significative. D’ailleurs,
comme on y a insisté en d’autres occasions, l’inscription de la moralité au cœur même des
Principes de la philosophie du droit, au moment de médiation, loin d’indiquer son
absorption dans une substance objective, indique que demeure la puissance dynamique
motrice de l’intériorité subjective au centre du dispositif. De même les lois sont, dans le
monde de l’esprit, liées à l’adhésion des sujets. Le Bien vivant que cherche le sujet et qu’il
ne peut trouver dans les déterminations de l’objet ne s’indique alors que comme réalisation
d’une liberté où , dépouillé de sa subjectivité particulière, le sujet hégélien trouve dans
l’intersubjectivité et les rapports constitutifs de la famille, de la société civile et de l’É tat, la
garantie qu’il soit vraiment lui-même. C’est tout le cheminement qui, dans l’articulation de
la moralité à l’éthicité si bien analysée par L. Siep ou par R. Pippin notamment, garantit la
pleine subjectivité réelle de l’esprit hégélien dans son ancrage sociopolitique qu’il
conviendrait de rappeler. Mais l’on se contentera, pour finir, d’insister sur la pleine
positivité ou « l’infinité affirmative », indiquée par la logique, à laquelle conduit vraiment
l’existence éthique d’un sujet qui n’a plus besoin de postuler autre chose que les
institutions de l’esprit pour pouvoir être tout simplement soi.
La liberté et le monde de la vie
À l’instar de tous ses contemporains, Hegel était on ne peut plus conscient des difficultés de
s’adonner à quoi que ce soit qui s’apparente à la philosophie traditionnelle, suite à la
critique dévastatrice de la métaphysique accomplie par Kant. La philosophie se concevait
traditionnellement comme l’usage de la raison pure en vue de déterminer la constitution
ultime de l’univers ainsi que les normes ultimes de l’action. Compte tenu des attaques de
Hume et Kant relatives aux prétentions de la raison pure, il était devenu difficile de savoir
quelle forme pourrait prendre – si tant est que cela soit encore possible – une authentique
philosophie postkantienne.
Cet article comporte trois parties dont chacune se subdivise en trois sections. Il est donc, à
tout le moins en sa forme, d’esprit hégélien.
Signification, usage, liberté
En élaborant sa propre combinaison d’Aristote, de Kant et du christianisme, Hegel a
transformé la métaphysique aristotélicienne de la puissance et de l’acte en sa propre
conception postkantienne et dialectique de l’effectuation des significations dans des
pratiques. Une telle transformation était pour partie motivée par la critique hégélienne de
la conception traditionnelle de la logique que Kant avait héritée d’Aristote. Au départ, la
logique était la science des relations entre les concepts ; par l’entremise d’Aristote, elle a
été formalisée comme l’étude des relations syllogistiques – ou inférentielles – entre les
jugements. Toutefois, de nombreux jugements impliquaient de déterminer si un certain
particulier « tombait sous » le concept, et non de déterminer si un concept était inclus dans
un autre concept. (Si on disait « le chat est gris », on devait déterminer si le particulier était
effectivement un chat et s’il était effectivement gris ; « les chats sont des mammifères » est
un type différent de jugement.) Si la contrainte logique concernait les relations entre
concepts, la relation entre un concept et un particulier qui tombe sous lui pouvait donc – du
moins le semblait-il – être aussi soumise à la contrainte logique, mais si tel n’était pas le cas,
dès lors elle n’était pas soumise à la contrainte rationnelle. Ainsi, concluait Hegel, si la
relation entre l’« universel » et le « particulier » devait être conçue différemment, cette
conception différente ferait aussi une différence dans la « logique » elle-même. Se saisir
d’un concept ne se réduit donc pas à la possession d’une règle d’inférence mais implique en
outre de posséder une capacité de voir ce qui est exigé de nous afin de saisir véritablement
ce qu’est le monde quand nous produisons un jugement – telle est l’orientation de
l’interprétation hégélienne de la doctrine aristotélicienne (davantage tournée vers
l’éthique) de la phronêsis, de l’art du jugement.
Afin de concevoir adéquatement une telle relation, il fallait comprendre non pas comment
les essences se développent dans le monde phénoménal, mais comment nous « élaborons »
(ausführen) et « réalisons »1 (verwirklichen) les significations de nos concepts dans la
pratique (y compris le concept d’une essence se manifestant dans le monde phénoménal).
Cette distinction est mise en œuvre par Hegel, selon qui nous ne pouvons pas saisir le
contenu de nos conceptions élémentaires si nous ne discernons pas comment de telles
conceptions sont mobilisées dans la réalité, et la logique de ces concepts est pour une part
liée à la manière dont les pressions sur la « signification abstraite » du concept – sa
signification considérée indépendamment de sa réalisation – qui proviennent de ses
différentes réalisations concrètes prennent forme au cours du temps. Parvenir à saisir la
logique de tels concepts suppose une perspective différente de la manière dont
« l’entendement » considère les choses – qui s’inscrit toujours dans le point de vue
consistant à se demander comment appliquer une signification « abstraite » à un cas
concret – il s’agit plutô t de se demander quelle différence produit la réalisation d’un
concept eu égard à sa signification qui, autrement, serait « abstraite ». La prise en compte
d’une logique propre à ces termes dans leur réalisation revient à adopter ce que Hegel
nomme une « science de l’expérience de la conscience » du cheminement suivi par de telles
réalisations – une logique de la manière dont nous donnons un sens à ces réalisations et
aux déceptions et erreurs qui en découlent2. Avec les réserves qui s’imposent, nous
pouvons formuler cela comme une distinction « signification/usage » : la signification d’un
terme ne peut pas être spécifiée indépendamment de son usage, bien qu’une telle
signification, en tant que statut normatif, ne soit jamais réductible (ni simplement
identique) à son usage. Ou, pour le dire dans des termes légèrement différents : l’usage
effectif d’un terme produit une différence dans sa signification abstraite, mais celle-ci a un
« excédent normatif » qui n’est pas identique à son usage effectif. Sa signification est le
concept « en soi », et cet « en soi » se développe lorsque le concept est réalisé.
Une telle conception des concepts et de leur réalisation fournit à Hegel les moyens
d’élaborer sa conception de la relation entre « l’intérieur » et « l’extérieur » de manière à
proposer une conception de la liberté qui soit moins lestée de métaphysique.
Pour ce faire, Hegel a fait retour à la conception aristotélicienne de la volonté. (Hegel
pensait que les penseurs antiques disposaient effectivement d’un concept de volonté – que
« la volonté » n’était pas une invention post-augustinienne – et il estimait que leur
conception non volontariste de la volonté était plus adéquate que la nô tre3.) Aux dires de
Hegel, la pensée et la volonté « ne sont pas deux facultés différentes, mais la volonté est un
mode particulier de la pensée : la pensée qui se traduit dans l’existence, la pensée comme
impulsion à se donner une existence »4. Autrement dit, l’activité de vouloir quelque chose
n’est qu’un autre mode sur lequel le conceptuel est mis en œuvre, est réalisé dans des actes
corporels5. (La volonté n’est pas, pour ainsi dire, la partie séparée de l’esprit, le levier que
l’on actionne pour mettre en pratique des jugements délibératifs6.) Selon le diagnostic de
Hegel, c’est en réalité la compréhension de la différence entre « l’intérieur » et
« l’extérieur » comme une différence entre deux « choses » séparées – les états mentaux et
les mouvements corporels – qui suscite la conception plus volontariste de la liberté comme
résultant en quelque façon d’un acte « intérieur » de la volonté qui produit une action par
l’entremise d’un type inhabituel de causalité. Le problème ne concerne pas la relation entre
deux « choses » mais la relation des contenus – les « significations » – de « l’intérieur » avec
« l’extérieur ». C’est cette conception de la liberté comme un type spécial de causalité que
Hegel rejette en faveur d’une conception plus proche de celle d’Aristote, conception qu’il
transforme alors en une conception historique et sociale de la liberté, ce qui lui permet de
faire l’économie des termes de la métaphysique traditionnelle de la volonté libre.
Aristote concevait une action comme « volontaire » quand le « principe moteur » est à
l’intérieur de l’agent (ou, comme il le dit aussi, quand l’agent lui-même est l’origine de
l’action)7. Hegel reformule et modifie l’idée d’Aristote de telle sorte que le « principe
intérieur, moteur » est dit être effectué quand la formation « intérieure » d’une intention,
éclairée par une réactivité aux raisons, est effectuée dans une action « extérieure » en
conformité avec l’intention8. Dans sa version la plus succincte : une action est en
conformité à l’intention quand le contenu des deux est le même (quand l’action est
l’intention pleinement réalisée). Présentée sous une forme plus développée, cette idée
prend chez Hegel la forme suivante : l’interprétation d’un complexe « intention-action » de
la part de l’acteur doit être en conformité à l’interprétation donnée par les autres, lesquels,
pour une raison quelconque, sont tenus ou sont en position d’évaluer l’action.
Selon le diagnostic de Hegel, ce qui distingue la conception aristotélicienne de la volonté
des conceptions modernes, et qui met aussi en évidence les limites de l’approche
aristotélicienne, c’est le facteur social et historique dans l’antiquité grecque, à savoir que la
profondeur potentielle du gouffre entre « l’intérieur » et « l’extérieur » ne s’était pas encore
totalement creusée (ou plutô t, était en train de se creuser). Certes, un tel diagnostic
reposait sur une conception assez idéalisée, voire romantisée, de la polis grecque, mais
l’idéalisation n’est pas ce qui fait problème pour Hegel. Selon lui, la polis romantisée servait
de paradigme pour une forme de vie au sein de laquelle existerait une perspective
largement partagée et suffisamment dense sur la question de savoir quels genres de
comportements pourraient compter comme exprimant telle ou telle intention, de telle sorte
que, par exemple, l’intention d’accomplir un acte noble puisse uniquement être exprimée de
telle ou telle façon et que d’autres modes d’expression ne puissent tout simplement pas
compter comme étant nobles, avec pour conséquence que si l’on agit de cette façon, on ne
peut de prime abord pas être dit avoir une intention noble. Certes, cela était parfaitement
compatible avec la conception selon laquelle un agent pourrait avoir l’intention de faire
quelque chose de noble et néanmoins échouer à agir ainsi à cause de divers facteurs
contingents (il peut changer d’avis, être empêché d’agir ainsi, être victime d’un accident…).
Cependant, l’agent ne pouvait pas prétendre que son action était noble « malgré tout » au
motif que son intention était noble même si ses actions ou ses « actes » ne relevaient pas du
type d’actes qui sont normalement censés compter comme étant nobles.
En effet, une telle conception était rattachée à une collectivité qui s’en tenait à certaines
normes, lesquelles étaient non seulement déterminées (« denses ») et largement partagées,
mais apparaissaient en outre comme rationnelles. Dans la vie grecque, la rationalité des
normes (là encore selon la conception ouvertement romantisée que Hegel se faisait de la
vie grecque) reposait sur le fait que tout agent agissant d’après ces normes (les normes
concernant ce qui doit être fait et la manière dont l’action doit être réalisée) pouvait être
assuré que le résultat serait toujours une harmonie spontanée d’actions et, partant,
relèverait également de la beauté. Tout agent qui forme son intention à la lumière des
normes partagées qui sont en vigueur dans cette forme de vie parle et agit en s’appuyant
sur l’autorité du « Tout » ; « l’intérieur » qui trouve sa réalisation dans un tel monde social
est ainsi soutenu par la force apparente de quelque chose comme la raison elle-même.
Pour cette raison, dans sa Phénoménologie de l’esprit de 1807, Hegel appelait cette forme de
vie « l’esprit véritable », la considérant comme une incarnation de ce que voudrait dire être
libre, le fait d’« être chez soi » (Beisichsein). Toutefois, cette conception romantisée d’une
forme de vie échoua nécessairement à se réaliser complètement, dans la mesure où elle
générait en son sein une sorte d’auto-contradiction qui a été bien mise en évidence dans
l’interprétation hégélienne de l’Antigone de Sophocle. La contradiction s’établit entre deux
interprétations également valables de ce que signifie être « chez soi ». Selon l’une des
perspectives – qui trouve elle-même à s’exprimer dans les écrits éthico-politiques
d’Aristote – au moins certains agents, à savoir les mâ les disposant d’un statut adéquat,
étaient « chez eux » en étant autosuffisants dans chacune de leurs relations aux autres (c’est
ainsi qu’Aristote décrit celui qui est vraiment heureux, l’homme eudémonique). Une fois que
les contradictions de ce mode de vie avaient fait surface, l’environnement social ne
proposait dès lors plus une compréhension immédiate de la relation correcte entre les
intentions de quelqu’un et ses actions. Considérons l’exemple choisi par Hegel : Antigone se
trouve dans l’obligation inconditionnelle d’accomplir les rites funéraires pour son frère,
dans l’obligation inconditionnelle d’obéir au décret de son oncle (Créon) lui interdisant de
le faire, et dans l’obligation inconditionnelle de ne pas décider par elle-même de ce qu’elle
doit faire ; dès lors, quoi qu’elle fasse, ce qu’elle fait est mal – ses actions échoueront
nécessairement à réaliser ses « nobles » intentions. Là où de telles tensions sont
perceptibles, la question « quelle est vraiment son intention et une action quelconque peut-
elle l’exprimer ? » devient une question de définition qui exprime elle-même, voire
provoque un basculement du souci d’autosuffisance vers le souci de liberté, d’adéquation
entre le « principe moteur intérieur » et les agissements « extérieurs » par le recours au
contrô le d’un agent.
La propre thèse de Hegel est pour une part que dans la vie moderne, ce lien entre
« l’intérieur » et « l’extérieur » a été irrémédiablement brisé, non pas en raison d’un
quelconque fait métaphysique concernant la nature « intérieure » de la volonté, mais à
cause de la manière dont les différents cadres évaluatifs en vigueur dans la forme moderne
de vie rendent la connexion toujours provisoire et souvent sujette à débat. En particulier,
une société moderne et pluraliste ne fait que rendre ce lien encore plus difficile à établir,
puisque non seulement fera défaut un accord sur le type d’actions qui expriment
« naturellement » telles ou telles intentions, mais il sera également problématique de
déterminer comment interpréter l’intention elle-même, à la fois de la part de l’acteur et de
ceux à qui on demande d’évaluer l’action.
Ce qui se révèle à nous dans de tels cas, c’est que nos vies modernes font de nous ce que
Hegel nomme des « animaux amphibies », qui vivent dans « deux mondes se contredisant
l’un l’autre ». (En guise d’exemples, Hegel cite « le devoir pour le devoir, le froid
commandement d’une part, et d’autre part l’intérêt particulier (…) la contradiction entre le
concept mort, vide en lui-même, et la vie concrète dans sa plénitude, entre la théorie, la
pensée subjective, et l’existence objective, l’expérience9. ») Le sentiment d’un
« ajustement » parfait entre l’intérieur et l’extérieur – par exemple entre nos vies incarnées
et émotionnelles et une vie publique – ne nous est pas accessible. Il n’y a pas non plus
d’assurance ferme que nos réactions au monde environnant soient rationnelles, autrement
dit que les raisons sociales que nous mobilisons soient effectivement susceptibles d’être
tenues pour d’authentiques raisons. En outre, une fois que les difficultés de l’autosuffisance
ont ouvert la voie à une conception de la liberté comme un « intérieur » trouvant sa
réalisation dans « l’extérieur », la question de savoir si « l’intérieur » de quelqu’un est lui-
même authentique (ou vrai) se pose nécessairement, puisque l’agent authentiquement libre
agit conformément à ce qui est important, à ce qui lui importe vraiment. (Cela ajoute une
autre complication à l’histoire de notre conscience croissante de notre propre contingence,
complication que je n’aborderai point ici.)
L’expérience des Modernes est celle d’une exposition à la contingence sans qu’aucun
« destin » ne vienne arranger les choses à la fin, et nous sommes au final moins réconciliés
qu’accoutumés au jeu de la nécessité et de la contingence. Il ne s’agit pas d’un destin
métaphysique mais d’une destinée sociale et historique. (Nous serions susceptibles d’être
réconciliés avec elle si nous pensions que le Tout est lui-même rationnel ; Hegel pensait
qu’il pourrait aussi nous convaincre de cela, mais il n’est pas évident qu’il ait réussi son pari
– ce qui serait le sujet d’un autre article.)
3- . GW 5, p. 274.
4- . Cf. sur ce point les pages lumineuses des éditeurs des Vorlesungen über die Geschichte
der Philosophie dans leur Vorwort (VGPh 6, p. XIII sq.).
5- . VGPh 6, p. 108.
6- . WdL 12, GW 21, p. 46 sq. / SL 12, p. 42 (traduction légèrement modifiée).
7- . VGPh 6, p. 108.
9- . Nous avons essayé de montrer ailleurs que telle est la conception de l’absolu qui régit
les premiers écrits de Hegel à Iéna, à l’époque de son étroite collaboration avec Schelling
(cf. notre Critique et dialectique. L’itinéraire de Hegel à Iéna (1801-1805), Bruxelles,
Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1982).
11- . Très précisément à partir du Projet de système de 1803 (cf. sur ce point notre Critique
et dialectique, op. cit., p. 273 sq.).
15- . Cf. sur ce point la troisième section de la première partie de l’écrit sur la Différence
intitulée : « La réflexion comme instrument de l’activité philosophique », que Hegel
introduit par ces mots : « L’absolu doit être construit pour la conscience, telle est la tâ che
de la philosophie » (GW 4, p. 16 / PP, p. 90).
16- . Ce point est également évoqué dans le § 1 de l’Encyclopédie sur lequel nous portons ici
notre attention.
17- . La qualification de « naïf » et d’« ingénu » revient constamment dans les cours sur
l’Histoire de la philosophie pour caractériser le premier moment du développement
historique de la philosophie qui est aussi proprement son moment métaphysique (cf. sur ce
point notre ouvrage : Le concept hégélien de l’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 2008,
p. 172 sq.). Par ailleurs, la caractérisation de « non critique » intervient expressément dans
les Leçons sur la logique de 1831 (VL, p. 25 / LL 1831, p. 41).
30- . On se reportera sur ce point à l’Addition du § 41 de l’Encyclopédie qui, dans sa
deuxième section, examine l’emploi du terme « objectif » par Kant et, contre l’usage
courant, lui donne raison : « Kant a appelé ce qui est conforme à la pensée (ce qui est
universel et nécessaire) l’objectif, et cela à bon droit » (SW 8, p. 126 / Encycl. 1, p. 498).
31- . À propos de laquelle Hegel écrit : « C’est là le grand cô té de cette philosophie. Ce que
montre Kant, c’est que le penser est concret en lui-même, qu’il comporte des jugements
synthétiques a priori qui ne sont pas tirés de la perception. L’idée ici contenue est grande »
(GdP, W 20, p. 337 / HP 7, p. 1856 sq.).
33- . « La pensée de l’ancienne métaphysique, remarque Hegel sur ce point, n’était pas une
pensée libre, puisqu’elle admettait ses déterminations sans plus comme quelque chose de
préexistant, comme un a priori que la réflexion n’avait pas elle-même examiné » (SW 8,
p. 124 / Encycl. 1, § 41 Add., p. 497).
46- . Enzykl. 1830, § 11, GW 20, p. 52 / Encycl. 1, p. 176. La « misologie » est ici imputée à la
doctrine du savoir immédiat qu’illustre la pensée de Jacobi. Toutefois, aux yeux de Hegel et
bien qu’il différencie la démarche de Kant de celle de Jacobi, ces deux pensées convergent
dans leur résultat qui consiste en une dévaluation de la pensée, déclarée, de part et d’autre,
incapable de connaître l’absolu et le vrai (cf. par exemple les premières lignes du chapitre
que les Leçons sur l’histoire de la philosophe consacrent à Jacobi : GdP, W 20, p. 315 / HP 7,
p. 1831).
47- . « Affirmer des catégories qu’elles sont pour elles-mêmes vides est non-fondé, dans la
mesure où elles ont en tout cas, en ce qu’elles sont déterminées, leur contenu » (SW 8,
p. 132 / Encycl. 1, § 43 Add., p. 501).
48- . Enzykl. 1830, § 48, GW 20, p. 84 / Encycl. 1, p. 307 sq.
52- . Ces présupposés sont évoqués par Hegel dans l’Introduction de la Phénoménologie de
l’esprit (cf. PhG, GW 9, p. 54 / PhE B, p. 119).
Une pensée
non-métaphysique de l’action
Jean-François Kervégan
« Seuls des individus,
que ce soient des hommes ou des dieux,
peuvent agir effectivement1. »
« Seul est innocent le non-agir,
tel que l’être d’une pierre,
mais pas même celui d’un enfant2. »
Il règne une sorte d’évidence pour la plupart des philosophes contemporains, y compris
pour ceux qui trouvent de l’intérêt à Hegel et cherchent même parfois à actualiser sa
pensée : son univers intellectuel nous serait devenu définitivement étranger. Quelle que
soit la fécondité de certaines analyses hégéliennes, le cadre dans lequel elles s’inscrivent
serait révolu ; ce cadre est « métaphysique », alors que nous nous situons, que nous le
sachions ou non, sur un territoire « post-métaphysique », comme dit Habermas. C’est
effectivement une idée qui s’exprime régulièrement chez des philosophes comme
Habermas ou Honneth – et on pourrait citer d’autres noms. En voici deux formulations :
Depuis déjà la première génération des élèves de Hegel, la philosophie tente d’aborder le
medium de la pensée post-métaphysique […] Sur cette voie, on peut sans dramatiser
prendre congé du concept d’Absolu3.
Les réflexions [du jeune Hegel sur la lutte pour la reconnaissance] doivent une partie de
leur force à des présupposés idéalistes qui ne peuvent être maintenus dans le contexte
d’une pensée post-métaphysique4.
Il n’est pas difficile d’identifier la provenance de cette conviction, que la phrase de
Habermas indique d’ailleurs formellement : elle réside dans la posture jeune-hégélienne
selon laquelle, si l’on entend maintenir en vie quelque chose de l’héritage de Hegel, il
convient de jouer l’esprit contre la lettre, la méthode contre le système et, en particulier, la
teneur normative de la doctrine de l’esprit objectif contre son fondement logique
revendiqué, un fondement qui « nous est devenu complètement incompréhensible »5.
Je ne prétends nullement qu’une telle perspective de lecture soit fautive ; je me rallie
d’ailleurs pour l’essentiel à l’une de ses variantes, comme l’indique la Préface de mon livre
L’effectif et le rationnel. Mais deux choses me posent problème. Tout d’abord, l’espèce
d’évidence avec laquelle il est affirmé que notre univers de pensée est assurément étranger
à l’univers, évidemment « métaphysique », de Hegel. Est-il si certain que cela que nous nous
situions au-delà de « la métaphysique » ? Est-il si certain que Hegel, de son cô té, se tienne à
l’intérieur de ce cadre ? D’où la deuxième interrogation : en quoi consiste, le cas échéant, le
caractère métaphysique de la philosophie hégélienne ? On trouve chez les auteurs que j’ai
cités des éléments de réponse à cette question. En vrac : le poids de la Logique et de « son
concept ontologique de l’Esprit »6, la « philosophie de la conscience » à laquelle se serait
rallié Hegel après ses esquisses d’Iéna7, ou encore son incapacité à dépasser le cadre de la
« philosophie du sujet »8, l’optimisme historique de Hegel (en d’autres termes, sa confiance
contre-intuitive en une fin rationnelle de l’histoire), sans oublier bien sû r la fameuse
équation du wirklich et du vernünftig, qui revient toujours dans ce type de discussion. Mais
ces éléments me paraissent poser plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. Il convient donc
de reprendre le problème à la base, afin de déterminer ce qu’il en est du rapport de Hegel à
« la métaphysique » – expression qui est déjà en elle-même problématique. Je me
contenterai dans ce qui suit de jeter quelques jalons, en abordant successivement les
questions suivantes. 1/ Faut-il tout uniment considérer la Logique hégélienne comme une
métaphysique, et en quel sens du terme9 ? 2/ La philosophie post-hégélienne, en
particulier le courant francfortois que je prends pour exemple, est-elle elle-même, sans
autre forme de procès, « post-métaphysique » ? 3/ Ne peut-on pas justifier certains
résultats avancés à partir des prémisses « non-métaphysiques » de cette philosophie en
s’appuyant sur des arguments provenant de la dite « métaphysique » hégélienne ? Je
tenterai de l’établir à propos de la théorie de l’action. On découvre ainsi certaines des
raisons pour lesquelles, que nous le voulions ou non, nous restons hégéliens.
La Logique hégélienne comme critique de la métaphysique et comme métaphysique
À première vue, les jugements de Hegel sur la métaphysique et par conséquent sur la
situation de sa propre pensée à l’égard de celle-ci sont contradictoires. D’un texte à l’autre,
on passe en effet de la dépréciation méprisante (la métaphysique a une « simple vision
d’entendement des objets de la raison »10) à la profession de foi enthousiaste (« l’homme,
en tant qu’être pensant, est un métaphysicien-né »11), en sorte que Hegel peut se féliciter
de la disparition de la métaphysique, du moins de la « métaphysique d’antan » (sa
disparition est un heureux événement, puisque « la pensée de l’ancienne métaphysique
n’était pas une pensée libre »12), mais il peut tout aussi bien la déplorer : « Triste temps
pour la vérité où toute métaphysique, toute philosophie est passée, – où ne vaut qu’une
philosophie qui n’en est pas une »13. En réalité, il n’y a aucune contradiction, car Hegel
emploie le terme « métaphysique » en deux acceptions différentes ; c’est un bon exemple,
mais il y en aurait beaucoup d’autres, de ce qu’on peut nommer la double valence des
concepts hégéliens, dont mon hypothèse est qu’elle est essentielle au déploiement d’une
discursivité dialectique. D’un cô té, la métaphysique, généralement qualifiée dans ce
contexte d’ancienne métaphysique ou de métaphysique d’antan, est obsolète, car elle est
une pensée finie du fini, incapable de surmonter les oppositions supposées ultimes, comme
celle du vrai et du faux (Préface de la Phénoménologie), celle du fini et de l’infini (Logique
de l’Ê tre)14, celle du sujet et de l’objet, et bien entendu celle de l’être et du non-être.
L’illustration de ce caractère borné est offerte, comme on le sait, par la Schulmetaphysik de
l’école wolffienne, cette « métaphysique tombée à son dernier degré de faiblesse »15 qui,
suivant la topique de l’Encyclopédie, constitue la « première position de la pensée
relativement à l’objectivité ». Une telle caractérisation indique bien que, au-delà de cette
illustration particulière qu’est le système de Wolff, la (mauvaise) métaphysique constitue
une structure de pensée en quelque sorte intemporelle : elle est – malheureusement –
« toujours présente »16. Comme on le sait, la logique, et tout particulièrement la logique de
l’essence, véritable « critique de la métaphysique », selon l’expression de B. Longuenesse17,
procède à une déconstruction systématique des oppositions que met en scène la tradition
métaphysique, non pour les dissoudre, car ces oppositions ne sont pas imaginaires, elles
ont de la réalité, mais pour montrer qu’il est faux de les considérer comme données et/ou
comme ultimes.
D’un autre cô té, la métaphysique, en sa signification positive, répond avec plus ou moins de
succès à l’ambition spéculative de parvenir, par delà les oppositions figées auxquelles
s’arrête l’entendement, au « dépassement » ou à la « réconciliation » (ce n’est pas la même
chose, il faut en convenir !) des oppositions : telle est la tâ che qu’assume la Logique
comprise en sa définition proprement spéculative. La Logique, en effet, a l’ambition tout à
la fois de prendre la place et de prendre la suite de la métaphysique18. Elle prend sa place
au sens où elle rend caduque la « pensée finie » ; à vrai dire, cette péremption de la
métaphysique d’entendement était déjà patente depuis la « révolution de la manière de
penser » opérée par Kant. Mais elle prend également sa suite au sens où elle assume, dans
les conditions nouvelles créées par la philosophie critique, « la tâ che profonde de la
métaphysique »19 entendue comme πϱώ τη ϕιλοσοϕία20 : cette tâ che consiste à procéder
à l’Aufhebung des oppositions à partir desquelles se structure la pensée commune (et la
mauvaise métaphysique d’entendement), et à permettre ainsi le déploiement d’une pensée
du réel (naturel et spirituel) en sa fluidité, en sa mobilité, en sa dialecticité.
Faut-il donc dire que la vocation (légitime, nécessaire) de la vraie métaphysique (ce qui
veut dire ici de la Logique) est de dissoudre toutes les oppositions finies (entendons : non
engendrées et déconstruites spéculativement) qui font le dogmatisme de la mauvaise
métaphysique ? Oui, à première vue : la tâ che de la logique spéculative, Hegel le souligne à
maintes reprises, est de combattre le « dogmatisme » du « ou bien, ou bien »21 qui affecte
toutes les productions de celle-ci. Et il précise : Le dogmatisme de la métaphysique
d’entendement consiste à maintenir ferme en leur isolement des déterminations-de-pensée
unilatérales, alors qu’au contraire l’idéalisme de la philosophie spéculative possède le
principe de la totalité et se montre comme ayant prise sur l’unilatéralité des
déterminations d’entendement abstraites22.
Pourtant, la vocation spéculative de la logique ne s’épuise pas dans l’accomplissement de ce
nécessaire travail critique. Elle a aussi une tâ che positive, qui consiste à faire
systématiquement prévaloir le point de vue de la médiation sur celui de l’immédiateté.
Certes, la tâ che propre (et « profonde ») de la métaphysique est pour Hegel de dissoudre
les oppositions. Il en est une, pourtant (mais s’agit-il bien d’une opposition
d’entendement ?), qui à mon avis n’est jamais « relevée » : c’est celle de l’immédiat et de la
médiation. Car, si l’on peut dire que l’infini véritable est celui qui contient et dissout en lui
l’opposition du fini et du (mauvais) infini, on ne peut pas dire, à mon avis, la même chose de
la médiation : la médiation n’est ni le résultat de l’immédiat (point de vue de la conscience
naïve), ni son autre (point de vue de la mauvaise métaphysique), ni même l’unité de
l’immédiat et du médiat (point de vue qu’on peut qualifier de négativement rationnel), mais
cela même qui permet à l’immédiat d’être et d’être dit. En d’autres termes, il n’y a pas de
« fausse » médiation ou, ce qui revient au même, il n’y a pas de « vrai » immédiat. La tâ che de
la vraie métaphysique (de la philosophie spéculative) consiste donc à faire
systématiquement prévaloir le point de vue de la médiation, en montrant (comme le fait le
chapitre de la Phénoménologie sur la certitude sensible, et comme l’explique le chapitre de
la Logique sur l’idée absolue), que tout immédiat est en réalité saturé de médiation. En
effet, seule cette présence en lui d’une médiation qu’il faut bien penser comme antérieure à
toute immédiateté donnée permet de l’énoncer comme immédiat ; il n’est d’immédiat que
devenu, ou encore : l’immédiateté est toujours en elle-même seconde ou dérivée, ainsi que
l’expose le chapitre sur l’idée absolue23. La « vraie » métaphysique ne consiste donc en
rien d’autre qu’à penser la contradiction que porte en soi l’immédiateté, pour autant qu’elle
paraît toujours en dette à l’égard de la médiation ou de la processualité qu’elle est censée
précéder (logiquement) : plus que jamais se vérifie ici que « en fait c’est le penser de la
contradiction qui est le moment essentiel du concept »24. Car penser la contradiction, c’est
expliciter la médiation qui est à l’œuvre dans ce qui est apparemment donné sur mode
immédiat, et montrer ainsi que l’immédiateté est toujours déjà médiatisée.
De ce point de vue, le rapprochement que fait John McDowell entre le point de vue de Hegel
et la critique du « mythe du donné » développée par Wilfrid Sellars dans Empirisme et
philosophie de l’esprit me paraît pertinent25. S’il est vrai que, au-delà de l’analyse de la
certitude sensible (à laquelle pense certainement McDowell lorsqu’il fait ce
rapprochement), le noyau de toute la philosophie de Hegel réside dans la négation de toute
position d’immédiateté absolue ou simple, alors sans doute, malgré tout ce qui peut séparer
par ailleurs le « nominalisme psychologique » professé par Sellars26 de la position logico-
ontologique sur laquelle repose la logique hégélienne – position que résume la formule « ce
qui est bien connu est en général, pour cette raison qu’il est bien connu, non connu »27 – il
n’est pas de critique plus radicale du « mythe du donné » que celle à laquelle procède Hegel.
À condition, bien entendu, de ne pas entendre « donné » comme le simple antonyme de
« construit », ce qui reviendrait à substituer à un empirisme naïf un constructivisme tout
aussi problématique. Lorsque Hegel affirme que l’acte de parler (das Sprechen) a « la nature
divine de renverser immédiatement la visée, d’en faire quelque chose d’autre et, ainsi, de
ne pas la laisser du tout accéder à la parole »28, son propos n’est pas de dire que
l’expérience brute du « ceci » (du « donné ») excèderait de par sa plénitude les ressources
de la parole et de la discursivité, mais bien plutô t de rappeler que toute expérience
singulière s’inscrit dans « l’espace logique des raisons », ainsi que le nomme Sellars. Hegel
dit pour sa part que cette expérience censément anti-prédicative de l’immédiat est inscrite
dans l’ordre du Logos, en ce qu’elle est à son insu porteuse de la « raison de la Chose »29.
McDowell traduit, de manière à mon avis pertinente (même si, par ailleurs, la manière dont
il situe le propos de Kant sur la même ligne que celui de Hegel me paraît problématique) :
« Il n’y a pas d’immédiateté empirique, pas de saisie empirique possible sans médiation
conceptuelle »30. Mais ceci, à vrai dire, ne traduit qu’une des dimensions du propos de
Hegel, celle qui correspond à la dialectique ascendante conduisant, dans la Phénoménologie,
de la certitude sensible au savoir absolu, ou, dans la progression de la Logique, de l’être pur
à l’idée absolue. Car, pour éviter le risque encouru par une lecture « logico-
transcendantale » de Hegel, inspirée (comme chez McDowell) par l’idée, au demeurant
essentielle, que « des intuitions sans concept sont aveugles »31, il ne faut pas oublier la
dialectique descendante qui reconduit du savoir absolu à la certitude sensible, de l’idée
absolue à l’être pur, de l’absolue médiation au pur immédiat (qui cependant ne peut plus
dès lors être considéré comme un pur immédiat) : La science contient dans elle-même cette
nécessité de s’aliéner en se dessaisissant de la forme du concept pur, et le passage du
concept en la conscience. Car l’esprit qui se sait lui-même, précisément parce qu’il saisit son
concept, est l’égalité immédiate avec soi-même, laquelle est, dans sa différence, la certitude
de l’immédiat, ou la conscience sensible, – le commencement dont nous sommes partis ; le
fait, pour lui, de se congédier lui-même de la forme de son soi est la suprême liberté et
assurance de son savoir de soi32.
Mais s’il est vrai, comme le prétend Hegel, que « le congé donné à soi-même [par le savoir]
à partir de la forme de son Soi [le savoir “absolu”] est la liberté suprême », alors,
paradoxalement, la critique du mythe du donné doit en fin de compte valider le donné, tout
au moins sur le mode du « comme si ». Autrement dit, le savoir spéculatif doit se retrouver
investi dans ce qui en première approche en constitue l’exact opposé, le pur immédiat :
C’est ainsi également que la Logique, dans l’idée absolue, a fait retour à cette unité simple
qui est son commencement ; l’immédiateté pure de l’être, dans lequel tout d’abord toute
détermination apparaît comme éteinte ou omise par l’abstraction, est l’idée venue à son
égalité à soi lui correspondant par la médiation, à savoir par l’abolition de la médiation33.
C’est cet ultime pas, consistant à endosser la certitude métaphysique première (« l’être est,
le non-être n’est pas ») en ce qu’elle a de plus immédiat, qui permet de comprendre en des
termes qui ne sont pas nécessairement religieux la manière dont Hegel traite du rapport
entre philosophie et représentation religieuse à la fin de l’Encyclopédie : la certitude
religieuse a sa vérité dans le savoir philosophique, mais celui-ci doit lui-même s’énoncer
dans la forme de la représentation religieuse, dont le contenu apparaît dès lors comme
« essentiellement spéculatif »34.
Qu’en est-il alors de la métaphysique chez Hegel ? La question, telle que j’ai tenté de la
reconstruire, comporte trois strates. Tout d’abord, le propos obvie de sa philosophie, et
donc au premier chef de sa πϱώ τη ϕιλοσοϕία, exposée dans la Logique, est de critiquer et
de dépasser la « mauvaise métaphysique », dont la propriété caractéristique est le
dualisme. Cette métaphysique, illustrée par la Schulmetaphysik, cette « voix de notre
conscience ordinaire »35, peut et doit être déconstruite sur le patron de la critique de la
mauvaise infinité (qualitative, puis quantitative) dans la Logique de l’Ê tre36. Dans un
deuxième temps, Hegel substitue à la mauvaise une « bonne » métaphysique dont la
position épistémologique et ontologique fondamentale est l’antériorité de la médiation à
l’égard de l’immédiateté : l’immédiat, quel qu’il soit, est toujours advenu « par abolition de
la médiation »37, il est un immédiat constitutivement médiatisé. On a là affaire, si l’on veut,
au point de vue du savoir absolu – qui, tel que je l’interprète, n’est pas autre chose qu’une
« position de savoir »38 : l’immédiateté (celle du « donné ») est toujours seconde. Toutefois,
ce point de vue, qui prend la suite de celui de la métaphysique ordinaire, risque de
n’apparaître que comme sa simple négation (même s’il est vrai que la relation de la
médiation et de l’immédiateté n’est pas symétrique). C’est pourquoi il convient, dans un
troisième temps, que le savoir pur « s’aliène en se dessaisissant de la forme du concept
pur »39 ; il faut donc revenir à la métaphysique, et même à la plus « naïve », pour y déceler
la diction de ce que le savoir dit absolu a de plus propre – ce dont lui seul, à vrai dire, est
capable. Ici réside la provocation : ce que Hegel nous invite à penser, c’est en un sens que la
seule manière de sortir de la (mauvaise) métaphysique est de s’installer en elle, en pleine
conscience de ce qu’on ne peut pas et qu’on n’a pas à en sortir, car elle structure la
« conscience ordinaire ».
1- . Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, W 15, p. 358 / Cours d’esthétique, t. III, Paris,
Aubier, 1997, p. 336.
4- . A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, É d. du Cerf, 2007, p. 7. Voir aussi
op. cit., p. 81 : « son raisonnement central repose sur des prémisses métaphysiques qui ne
s’accordent plus avec les conditions théoriques de la pensée actuelle. »
6- . Ibid., p. 25.
14- . Voir Hegel, Enzykl., § 28 Zusatz, W 8, p. 94 / Encycl. 1, p. 485 : « La pensée de
l’ancienne métaphysique était une pensée finie, car cette métaphysique se mouvait dans
des déterminations de pensée dont la borne valait pour elle comme quelque chose de fixe
qui n’était pas à son tour nié. »
15- . Hegel, Über Jacobis Werke, W 4, p. 429 / Recension des œuvres de Jacobi, p. 19.
17- . Voir la récente réédition augmentée du livre qu’elle avait publié sous ce titre en 1981 :
B. Longuenesse, Hegel’s Critique of Metaphysics, Cambrige, Mass., Cambridge UP, 2007.
18- . Voir, d’une part, WdL 11, W 5, p. 60 / SL 11, p. 37 : « La logique objective prend la place
de la métaphysique d’autrefois » ; d’autre part, WdL 11, W 5, p. 15 / SL 11, p. 5 : « la science
logique constitue la métaphysique proprement dite ou la philosophie purement
spéculative ».
20- . Hegel, GdP, W 19, p. 151 / HP 3, p. 516 : « ce que nous appelons métaphysique, Aristote
l’appelle πϱώ τη ϕιλοσοϕία ».
21- . Voir Enzykl., § 32 Zusatz, W 8, pp. 97-98 / Encycl. 1, p. 487 ; Enzykl., § 60 Anm., W 8,
p. 142 / Encycl. 1, p. 321 ; Enzykl., § 95 Anm., W 8, p. 200 / Encycl. 1, p. 358.
22- . Enzykl., § 32 Zusatz, W 8, p. 98 / Encycl. 1, p. 487.
23- . WdL 3, W 6, p. 560 / SL 3, p. 379 : « ce qui est d’abord immédiat est ainsi posé comme
quelque chose de médiatisé, rapporté à un autre, ou l’universel est posé comme un
particulier ».
25- . Voir J. McDowell, « Hegel et le mythe du donné », Philosophie 99 (2008), pp. 46-62, et
L’Esprit et le monde, Vrin, 2007, p. 148. Il fait référence à W. Sellars, Empirisme et
philosophie de l’esprit (1956), Combas, É d. de l’É clat, 1992. Sellars lui-même fait d’emblée le
rapprochement de ce qu’il appelle le mythe du donné avec la « dénonciation de
l’immédiateté » chez Hegel, tout en considérant que celui-ci ne s’en est pas « entièrement
affranchi » (op. cit., p. 17), ce qui peut surprendre. Plus loin, Sellars décrit sa propre
position comme relevant de « méditations hégéliennes naissantes » (p. 48).
27- . Hegel, PhG, W 3, p. 34 / PhE B, p. 79 ; voir également WdL 11, W 5, p. 21 / SL 1², p. 5.
29- . Voir pour cette expression WdL 11, W 5, p. 29 / SL 1², p. 12 et RPh, W 7, p. 19 / PPD K
p. 99.
36- . Voir WdL 11, W 5, p. 151 sq. et W 5, pp. 262-263 / SL 1², pp. 117 sq. et 218.
37- . Hegel, WdL 3, W 6, p. 564 / SL 3, p. 384 ; Enzykl., § 548 Zusatz, W 9, p. 30 / Encycl. 3,
p. 352.
40- . Voir J. Habermas, Vérité et justification, chap. 4, Paris, Gallimard, 2001, pp. 125-163 :
« Manières de “détranscendantaliser”. De Kant à Hegel et retour ». Voir également
Idéalisations et communication, Paris, Fayard, 2006 [titre original : Kommunikatives
Handeln und detranszendantalisierte Vernunft, Francfort/M., Suhrkamp, 2005].
41- . Le rapprochement entre Heidegger et Wittgenstein, « les deux héros », est fait par
Habermas, Vérité et justification, pp. 28-29.
42- . Voir sa formule percutante : « Toute la philosophie du droit n’est qu’une parenthèse
de la Logique » (Critique du droit politique hégélien, Paris, É ditions Sociales, 1975, p. 52).
46- . Voir Apel, Penser avec Habermas contre Habermas, Combas, É d. de l’É clat, 1990 ; « La
relation entre morale, droit et démocratie », Les Études philosophiques, janvier-mars 2001,
pp. 67-80.
59- . Voir Apel, Penser avec Habermas contre Habermas, pp. 10-20, et « La relation entre
morale, droit et démocratie », pp. 70-71.
61- . À ce propos, voir les analyses toujours éclairantes de Desanti : « Sur le rapport
traditionnel des sciences et de la philosophie », in La Philosophie silencieuse, Paris, É d. du
Seuil, 1975, pp. 7-109.
62- . Voir Hegel, Enzykl., § 99 Zusatz, W 8, p. 210 / Encycl. 1, p. 534 : « Ici se montre à
nouveau cette mauvaise métaphysique dont on a fait mention précédemment (§ 98
Addition), qui pose des déterminations d’entendement unilatérales et abstraites à la place
de l’idée concrète ».
64- . Voir Thomas d’Aquin, Somma theologiae, II/II, quaest. 58, art. 2 / Somme théologique,
Paris, É d. du Cerf, t. 3, p. 385. En ce qui regarde Leibniz, les références les plus significatives
sont : Discours de Métaphysique, art. 8 (« Les actions et passions appartiennent proprement
aux substances individuelles ») ; De la nature en elle-même, art. 9 ; Nouveaux Essais, l. II,
chap. 21, § 72 (« tout ce qui est proprement une substance ne fait qu’agir ») ; Théodicée, III,
art. 393 (« ce qui n’agit point ne mérite pas le nom de substance »). Sur la signification de ce
motif récurrent dans la philosophie leibnizienne, voir M. Fichant, « “Actiones sunt
suppositorum”. L’ontologie leibnizienne de l’action », Philosophie 53 (1997), pp. 135-148.
65- . Voir A. de Libéra, Archéologie du sujet, II : La quête de l’identité, Paris, Vrin, 2008,
chap. 1.
66- . « Pour ma part, si, comme je le crois, j’ai bien compris la notion d’action, j’estime
qu’elle implique et justifie le principe philosophique unanimement reçu, que toute action
est l’action d’un sujet individuel. Et je trouve ce principe si vrai que sa réciproque l’est aussi,
c’est-à -dire que non seulement tout ce qui agit est une substance individuelle, mais aussi
que toute substance individuelle agit sans interruption » (De la nature en elle-même, art. 9).
68- . Voir D. Davidson, « Actions, raisons et causes », in Actions et événements, Paris, PUF,
1993, pp. 15-36 ; Ch. Taylor, « Esprit et action dans la philosophie de Hegel », in La Liberté
des Modernes, Paris, PUF, 1997, pp. 87-113.
70- . Voir B. F. Skinner, Science et comportement humain, Paris, In Press, 2005 [Science and
Human Behaviour, New York, McMillan, 1953].
74- . Voir Hegel, RPh, § 118 Anm., W 7, p. 218 / PPD K, p. 216 : le sujet agissant ne peut « ni
renier, ni mépriser » les conséquences de l’action, qui en sont « la configuration immanente
propre ».
82- . Voir Hegel, RPh, §§ 115-118, W 7, pp. 215-219 / PPD K, pp. 214-216 : un acte (Tat)
devient mon action (Handlung) « pour autant que le prédicat abstrait d’être mien réside
dans l’être-là transformé » (RPh, § 115, W 7, p. 215 / PPD K, p. 214), ce qui évidemment ne
peut s’établir qu’après-coup.
83- . Le mot allemand Tat a une connotation moins active que le français « acte » : on
pourrait traduire par « fait », en pensant à l’expression « c’est mon fait », si cela
n’introduisait pas un risque de confusion avec les faits au sens de Tatsachen.
85- . Voir notamment, parmi une vaste littérature : B. Bourgeois, « L’action », in Hegel. Les
actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001, pp. 159-171 ; J. Derbolav, « Hegels Theorie der
Handlung », in M. Riedel (dir.), Materialen zu Hegels Rechtsphilosophie, Francfort/M.,
Suhrkamp, 1975, pp. 201-216 ; F. Fischbach, « Théorie de l’action et ontologie de l’activité
chez Hegel », in J.-F. Kervégan et G. Marmasse (dir.), Hegel penseur du droit, Paris, CNRS
É ditions, 2004, pp. 97-112, et L’Être et l’acte, chap. 2, Vrin 2002, pp. 57-88 ; M. Giusti,
« Bemerkungen zu Hegels Theorie der Handlung », Hegel-Studien 1987, pp. 51-71 ;
M. Inwood, « Hegel on Action », in G. Vesey, Idealism Past and Present, Cambridge,
Cambridge UP, 1982, pp. 141-154 ; J.-F. Kervégan, L’effectif et le rationnel, chap. 10 (p. 329
sq.) ; F. Menegoni, Soggetto e structura dell’agire in Hegel, Trente, Verifiche, 1993 ;
R. Pippin, « La théorie hégélienne de l’agentivité » et Hegel’s practical philosophy, op. cit. ;
M. Quante, Hegels Begriff der Handlung, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1993 ; Ch. Taylor,
« Esprit et action dans la philosophie de Hegel », op. cit., et « Hegel and the philosophy of
action », in L. Stepelevitch et D. Lamb (dir.), Hegel’s Philosophy of Action, Atlantic Highlands,
Humanities Press, 1983, pp. 1-18.
87- . Aristote, Éthique à Nicomaque, VII, 1147 a 28-32. Autre exemple en VI, 1141 b 18-22 :
« Les viandes légères sont facilement digestes et bonnes pour la santé. Or les volailles sont
des viandes légères et bonnes pour la santé. Donc il faut manger de la volaille. » Voir
également De motu animalium, VII, 701 a 5-35.
88- . Voir J. D. Allan, « The practical syllogism », in Autour d’Aristote. Mélanges offerts à
Mgr Mansion, Louvain, PU Louvain, 1955, pp. 325-340 et la synthèse de R. Ogien,
« Pratique », in Dictionnaire de philosophie morale, vol. 2, Paris, PUF, 2004, p. 1532.
E. Anscombe (L’intention, §§ 33-35, Paris, Gallimard, 2002, pp. 109-121) souligne, contre la
tendance qu’ont les commentateurs d’Aristote à ramener le raisonnement pratique au
raisonnement théorique, que dans le « véritable syllogisme pratique », « la conclusion est
une action dont la pertinence est montrée par les prémisses » (p. 112). Par ailleurs, elle
indique que « l’opinion selon laquelle le syllogisme pratique [est] essentiellement éthique »
« ne tient pas debout » (p. 117).
89- . Ces affirmations supposent l’adoption d’un parti que je ne puis le justifier ici dans les
controverses qui viennent d’être évoquées. J’ai choisi celui qui est le mieux compatible avec
la façon dont Hegel conçoit le syllogisme pratique.
100- . Ibid.
104- . Voir Hegel, RPh, § 141 Anm., W 7, p. 285 / PPD K, p. 248 : « Le détail d’une telle
transition du concept se rend intelligible dans la Logique ».
108- . Voir Kritik der Urteilskraft, Einleitung, AA 6, p. 171 : « On procède tout à fait
justement quand on divise, comme c’est fait d’habitude, la philosophie, pour autant qu’elle
contient les principes de la connaissance rationnelle des choses par concepts, en
philosophie théorique et pratique. »
Hegel, le dépassement
de quelle métaphysique ?
Bernard Mabille
La question « Hegel avec ou sans métaphysique ? » est plus complexe qu’elle n’en a l’air.
Elle nous oblige à distinguer trois ordres de problèmes. Hegel est-il métaphysicien ? Si oui
(ou non) en quel sens précis ? Enfin que pouvons-nous (hégéliens ou hégélianisants1) faire
aujourd’hui à partir de son legs en matière de métaphysique ? Nous voudrions nous garder
de plusieurs réductions. Une « stratégique » et deux « ab-stractives ». 1) Réduction
« stratégique » : elle consiste à utiliser le clivage « vieux hégéliens » / « jeunes hégéliens »
historiquement révolu (il n’a été pertinent qu’au XIXe siècle) pour disqualifier un Hegel
avec la métaphysique. Il s’accomplit moyennant deux glissements. D’abord opposer d’un
cô té les « Gardiens de l’Œuvre »2 (non inventifs) et de l’autre ceux qui osent trahir la lettre
(« créatifs »). Ensuite accomplir un second glissement de l’opposition « vieux » / « jeunes »
à « hégéliens qui restent métaphysiciens » et « hégéliens qui s’adaptent à un contexte post-
métaphysique ». 2) Une deuxième réduction consiste par exemple à vouloir considérer
Hegel comme un théologien ou comme un tenant d’une « métaphysique éternelle » qui
n’existe pas plus qu’une philosophia perennis. C’est ce qui se produit après la mort de Hegel
chez ceux que l’on nomme (de façon historiquement pertinente) les « hégéliens de droite ».
Une telle approche s’est constamment maintenue. Nous ne la suivrons pas. La théologie
n’est qu’un moment du système. Elle n’est pas non plus un trait nécessaire de toute la
métaphysique (nous verrons que l’affaire (Sache) de celle-ci peut se régler sans théologie).
La philosophie de Hegel peut bien penser la dimension théologique de l’appréhension de
l’absolu sans pour autant affirmer son primat. À cô té de la réduction de la philosophie
spéculative à la théologie, on trouve d’autres réductions (à des sciences humaines
particulières) qui, au lieu de prétendre conserver, cherchent à « adapter » Hegel ou à le
rendre « acceptable » dans le paysage philosophique du moment. Cela se fait aussi par
abstraction ou coupure. La philosophie de la nature devient une épistémologie. L’esprit
objectif se sépare du système pour être réinscrit dans les débats contemporains internes
des sciences sociales.
Le problème dirimant de ces deux réductions « abstractives » est alors de savoir si l’usage
de telle ou telle sphère de la philosophie de Hegel est légitime sans entraîner purement et
simplement l’abandon d’une référence rigoureuse. Pour l’historien scrupuleux de la
philosophie ou pour le lecteur simplement attentif au statut systématique du corpus
hégélien, de telles démarches « ab-stractives » sont non seulement inacceptables mais
dénuées de sens (en tout cas si l’on veut maintenir la référence à Hegel – ce à quoi
personne n’est obligé). Plus profondément nous devons en fait constater que conservatisme
ou obsession de « l’adaptation » sont deux faces d’une même pente conformiste qui
impliquent un éloignement de Hegel dès qu’elles sont appliquées. Conformisme
conservateur d’une doctrine réifiée (Gabler), conformismes de la nouveauté qui produisent
au besoin un Hegel prussien, marxiste, existentialiste, structuraliste, lacanien, comble de
l’ontothéologie, pragmatiste, etc.
En même temps la « trahison » est non seulement inévitable mais indispensable. Il n’est
cependant pas souhaitable de seulement « répéter » Hegel. L’idéal d’une lecture strictement
interne n’est pas réalisable et dans tous les cas, il est déjà un engagement philosophique.
Plus important : notre but commun est bien de philosopher. Pour ce faire, comment repartir
sur des bases claires ? Pour cela, il nous faut nous poser quelques questions : Que dit Hegel
sur sa relation avec la « métaphysique » (c’est-à -dire l’ancienne métaphysique qui est
morte) ? Cette mort de « l’ancienne métaphysique » (die vormalige Metaphysik) signifie-t-
elle l’anéantissement de toute métaphysique ? N’y a-t-il pas chez Hegel l’émergence d’une
nouvelle forme de métaphysique liée à une réflexion sur le langage3 et la logique ? Depuis
son instauration grecque jusqu’à ses contestations les plus véhémentes, la métaphysique
est une logique. Quel concept construire pour reprendre (en culture hégélienne) la tâ che
commencée avec l’instauration de la philosophie première (πρώ τη ϕιλοσοϕία) ?
*
Quelle est la situation de Hegel ? À notre sens elle s’énonce en quatre points : mort de la
métaphysique dogmatique, ambiguïté de la critique kantienne, diagnostic ontologique du
présupposé de la représentation, exigence de sa « relève » spéculative. Lorsque Hegel,
comme Kant, parle de la mort de la métaphysique dogmatique, de quoi s’agit-il ? La Préface
à la Science de la logique de mars 1812 nous répond. Elle s’ouvre sur le tableau des ruines
de ce que Hegel nomme, à la suite de Kant, die vormalige Metaphysik. Que recouvre cette
expression ? Il est évident que Hegel ici ne se réfère pas à Aristote. Les Leçons sur l’histoire
de la philosophie précisent en effet que le terme n’existe même pas chez le Stagirite4. En
outre l’adjectif vormalig ne désigne pas un passé très ancien. C’est l’expression « alte
Metaphysik » qui caractérise plutô t l’instauration grecque. Bref, l’édifice en ruine n’est pas
toute la métaphysique mais seulement la Schulmetaphysik wolffienne. Si Kant est
responsable de cette « heureuse » destruction, il faut savoir de quel Kant il s’agit.
Il mener une évaluation de la démarche de Kant. Hegel écarte ce qu’il nomme ironiquement
le « kantisme exotérique » (die exoterische Lehre der Kantischen Philosophie)5. Il faut
distinguer le texte kantien de la vulgate qui en a été tiré. Dans l’introduction de 1812, Hegel
la résume ainsi. Elle exige d’abord de « ne pas dépasser l’expérience » (die Erfahrung nicht
überfliegen), sous peine d’engendrer des illusions métaphysiques (toute méta-physique est
extra-vagance). Dans ce cas, toute métaphysique est Schwärmerei. Elle provoque en
conséquence un repli sur la « plaine de l’expérience » avec surestimation d’une
« pédagogie » consacrée à satisfaire le « besoin » immédiat en dispensant une culture
pratique. Enfin, elle laisse se développer une accumulation de savoirs parcellaires et dont
chacun prétend à l’auto-suffisance6. Parallèlement (et par compensation à cette sécheresse
d’une culture pragmatique), Hegel décrit une inflation du sentiment7.
Pour Hegel l’affaire est plus complexe : l’acquis kantien est à la fois riche et ambigu.
Richesse d’abord, parce que l’analytique transcendantale n’est pas seulement une
justification des pratiques scientifiques du moment (la physique newtonienne). Elle est
premièrement une logique du contenu qui reprend la question de l’étantité de l’étant sous la
forme représentative de l’objectivité de l’objet. Elle ne mène pas une pure et simple
éradication de la Métaphysique mais une profonde transformation. Certes au « nom
orgueilleux » d’ontologie est préféré le nom « plus modeste d’analytique de l’entendement
pur », mais deux orientations préservent une certaine légitimité de l’inspiration
métaphysique. D’abord, la dialectique transcendantale autorise sinon une « connaissance »
du moins une « pensée » de la métaphysique spéciale même : Â me, Monde, Dieu. Les Idées
de la raison sont parfaitement légitimes à condition de s’en tenir à un usage régulateur. La
voie est donc ouverte pour passer d’une critique de la métaphysique à une métaphysique
critique qui consiste à penser au-delà des limites de l’expérience sans prétendre connaître.
Ensuite, l’architectonique de la raison pure (A 840-841, B 868-869) désigne comme
« métaphysique » toute la « philosophie pure » (c’est-à -dire la propédeutique critique mais
aussi le système de la raison pure) par opposition à la « philosophie empirique ».
Ambiguïtés cependant. Kant reste d’abord tributaire de « l’ancienne métaphysique » dans
la mesure où il en conserve le « cadre ». Il suffit de comparer les divisions du « système »
wolffien et celles de la Critique de la raison pure pour s’en convaincre. Lorsque Hegel
énumère les décombres de « l’ancienne métaphysique » il en retrouve les parties
principales où l’on reconnaît le découpage de la première critique. À l’ontologie correspond
l’analytique transcendantale, à la psychologie rationnelle les paralogismes, à la cosmologie
les antinomies et à la théologie naturelle l’idéal de la raison pure. Une critique (même
comme « modeste » analyse) s’inscrit inévitablement dans l’espace de ce qui est critiqué8.
Plus profondément, la démarche kantienne ne sort pas du cadre ontologique qui domine
aussi bien le rationalisme naïf des wolffiens que la réaction empiriste de l’É cole de Leipzig
(Crusius).
Cela nous conduit avec Hegel à la découverte du « présupposé représentatif » de la
philosophie kantienne. Il s’agit du terrain même sur lequel se déploie la toute la démarche
transcendantale (et qui la grève) : le couple sujet / objet caractéristique de la
représentation (Vorstellung). Il y a donc deux éléments toujours en tension chez Kant.
D’abord une subordination de l’étant à la pensée (S>O) ou irréductibilité du donné
empirique (O>S) demeurent dans l’espace (S-O) de la représentation (Vorstellung). La
critique kantienne se développe en ne remettant jamais en cause et même en présupposant
cet espace bipolaire qu’elle décline en une série d’oppositions dans lesquelles le kantisme
s’empêtre : formalisme/empirisme, intuition/pensée, forme/contenu, phénomène/chose
en soi etc. Ensuite et en continuité avec l’héritage wolffien, Kant reste tributaire d’une
considération de l’étant suspendue à la pensée. C’est ce que résume la réflexion 4853
(Ak XVIII, p. 10) : « La métaphysique ne traite pas d’objets mais de connaissances » (pô le
sujet). Dans la ligne de son héritage « empiriste », Kant peut affirmer : « Le principe qui
constamment régit et détermine mon idéalisme : […] il n’y a de vérité que dans
l’expérience »9 (pô le objet).
Si Kant est pris dans un dispositif qui le condamne à l’impuissance, comment recueillir son
héritage sans être condamné à l’échec ? La solution indiquée par la Préface de 1812 comme
par le « concept préliminaire » de l’Encyclopédie (1830) consiste à retravailler la relation
forme/contenu. C’est pourquoi, il faut découvrir une onto-logique spéculative « à la place »
de la métaphysique de la représentation. Pour surmonter la métaphysique de la
représentation, Hegel fait un diagnostic et propose un traitement. Le diagnostic s’appuie
sur l’observation de deux symptô mes. D’une part ce que l’on peut nommer une
« dianoétisation » : en déclarant que « cette science considérait les déterminations de
pensée (Denkbestimmungen) comme les déterminations fondamentales des choses (als die
Grundbestimmungen der Dinge) », le § 28 retrouve la doctrine wolffienne pour laquelle une
chose (Ding) est définie par ses déterminations de pensée (ou essentialia). Ce-qui-est se
trouve commandé ou constitué par les pensées, les propriétés ou les prédicats. Est possible
ce qui est non contradictoire c’est-à -dire ce dont les essentialia (déterminations de pensée)
sont compatibles. Ne peut donc entrer dans l’existence que ce qui est « complètement
déterminé (durchgängig bestimmt) ». C’est l’activité de l’entendement (d’où notre
préférence pour le terme « dianoétisation » par rapport à « noétisation ») qui conditionne
l’ontologie et fait de l’ens un cogitabile. Dans une telle métaphysique, l’étant devient
diaphane, il s’évanouit dans le pensable. Pourtant, c’est en même temps le contraire qui
semble se produire : une opacification. Hegel reconnaît au § 26 (qui ouvre la division
« métaphysique » du Vorbegriff) que « ce que les objets sont véritablement [est] amené
devant la conscience » et ajoute que ce qui est, « est connu en soi (§ 28) ». L’ancienne
métaphysique se retrouve placée « plus haut que la philosophie critique postérieure ». Mais
alors pourquoi alors parler de dissolution ? Si l’étant n’est que le non-contradictoire, le
possible, l’essence ou simplement le pensable, alors au revers de la dianoétisation de l’étant
va s’effectuer une opacification de l’existence qui apparaîtra dans toute sa radicalité avec la
figure kantienne de la chose en soi.
Après le diagnostic, il faut une thérapie. Pour sortir de l’ambiguïté transcendantale, Hegel
exige de retravailler la relation forme/contenu. Pour surmonter la scission entre le contenu
et la forme, il faut briser ce double présupposé empirico-formaliste qui date de la querelle de
l’opposition des réalismes et des nominalismes médiévaux10 : lorsque l’on présuppose
l’extériorité du contenu (sous la seule forme reconnue légitime du donné empirique), alors
le logos est essentiellement vide. Après avoir dévoilé les présupposés de l’empirico-
formalisme qui, aux yeux de Hegel, subsistent chez Kant, il reste à comprendre la
signification spéculative de la relation forme/contenu. Et là , plusieurs questions se posent.
D’abord de quel contenu s’agit-il ? Les 19e et 20e alinéas de la même Introduction
répondent : c’est la « pure pensée » (der reine Gedanke) ou le « penser objectif » (das
objektive Denken). Nous ne sommes plus en terrain représentatif. Hegel a d’ailleurs rappelé
quelques alinéas plus haut le rô le de la Phénoménologie de l’esprit comme déploiement et
dépassement de l’opposition sujet/objet caractéristique de la Vorstellung et dès lors
comme introduction à la Logique11. « Pensée pure » ne signifie pas pensée subjective12.
« Pensée objective » ne renvoie pas à une objectivité opposée à une subjectivité. Objektive
n’est plus gegenständliche. La « pensée objective » est donc pensée totale ou pensée du
Tout. Dialectique et totalité : si le contenu qui est bien à la fois pensée de l’étant et étant
pensé (ou sensé) – ce que l’instauration platonicienne nommait « ontôs on » et que Hegel
appelle « effectivité (Wirklichkeit) » – quelle est la relation à la forme ? Elle n’est ni unité
indifférenciée (la Raison de la Darstellung schellingienne de 1801), ni extériorité (la
rationalité duelle de l’idéalisme kantien que la Phénoménologie de l’esprit a eu la charge de
surmonter) mais la forme comme différenciation du contenu. Le contenu se déploie en se
différenciant dans ses formes qui n’ont de consistance que comme formes de ce contenu.
Mais qu’est-ce alors que cette auto-différenciation du contenu ? L’alinéa 30 de
l’Introduction de mars 1812 à la Science de la logique la nomme : c’est la dialectique13. Le
développement dialectique a au moins deux caractéristiques que les alinéas 34 à 36
expliquent : la déstabilisation du thétique (dans et par la négativité) n’est pas simple
anéantissement. « Ce par quoi le concept lui-même pro-gresse14, c’est le négatif qu’il a en
soi-même ; cela constitue le véritable dialectique15. » Comme le montrera plus tard le § 81
de l’Encyclopédie, le négatif est le « négativement-rationnel » c’est-à -dire ce qui dissout la
fixité de toute détermination. La suite du 34e alinéa met cet aspect négatif du dialectique
sous le patronage platonicien. Il s’agit chez Platon de « dissoudre et de réfuter par elles-
mêmes [les] affirmations bornées »16. Mais si cette dissolution n’est pas anéantissement,
sur quoi débouche-t-elle ? La seconde caractéristique du dialectique apparaît alors
– toujours en correspondance avec la démarche platonicienne. L’alinéa 36 précise que le
rô le du dialecticien consiste dans « l’acte de saisir l’opposé dans son unité (fassen des
Entgegengesetzten in seiner Einheit) » et qu’en un tel acte « consiste le spéculatif (besteht
das Spekulative) ». Il correspond alors à la désignation platonicienne du dialecticien comme
« synopticien (synoptikos) »17. Cette syn-optique caractérise la raison spéculative en tant
qu’elle est systématique. L’accomplissement ou l’effectuation du dialectique est donc bien
la totalisation qui n’est pas enfermement mais libération du sens. Sans système, pas se
signification. C’est la différenciation qui fait vivre l’identité. Mais cette différenciation doit
s’identifier, se déterminer parce qu’une pure fluidité serait dissolution.
Mais qu’est-ce que ce mouvement de détermination ? C’est le rythme même de l’Absolu
comme liberté (auto-détermination). Quelle conception du logique cette métaphysique
exige-t-elle ? Avant d’en déterminer l’origine et d’en préciser le sens, il faut d’abord insister
sur le fait que la métaphysique est bien et se veut pleinement, selon Hegel, une logique. En
outre, la différenciation dialectique suppose une conception du logos comme système de
relations. Ce n’est pas l’Identité qui prime dans la vie du rationnel mais l’altérité – celle dont
le Sophiste montrait qu’elle traverse tous les genres. L’accomplissement du Logique est en
même temps ré-instauration (et non simple restauration) de l’instauration grecque18.
Cependant, à la différence de la totalité du Logos grec dont la vie organique est unité de sa
propre différenciation, plérô me intelligible sans Séité propre et auquel le penseur fini ne fait
que participer, la totalisation hégélienne, elle, est vie de la liberté. L’auto-détermination est
libération de soi par libération de son autre, détermination de soi dans l’accueil de son
autre. Position qui ne s’accomplit que par un dessaisissement. Cela vaut d’abord et avant
tout pour la vie de l’Absolu même : la liberté comme rythme d’Entäusserung et
d’Erinnerung. Cela vaut aussi pour l’exercice de notre pensée finie : nos logiques (ex)posent
le Logique et nous le font intérioriser.
Comment nous situer aujourd’hui par rapport à cet héritage ? Qu’en est-il de notre relation
(en culture hégélienne) avec la métaphysique ? Quelle signification lui accorder ?
Distinguons l’historique et le conceptuel. D’un point de vue historique, nous sommes dans
un espace à géométrie variable. Historiquement, nous devons constater qu’il est légitime de
nommer « métaphysique »19 : die vormalige Metaphysik (Leibniz-Wolff). Il s’agit d’une
métaphysique qui n’est plus un classement de traités (Andronikos de Rhodes), une série de
commentaires sur ces traités mais bien une discipline : ainsi la Deutsche Metaphysik de
Wolff (1751) ou la Metaphysica de Baumgarten (1757). Sans doute faut-il remonter plus
haut pour déterminer ce que Hegel nomme une métaphysique de la représentation. De Duns
Scot à Suarez : imposition graduelle de l’univocité de l’étant, doctrine de l’esse objectivum
qui prépare l’espace sujet – objet. Mais cette délimitation historique est sujette à variations
et elle-même commandée20 par le concept de son objet. Par exemple la place de Duns Scot
et son rô le changent lorsqu’on passe d’une culture hégélienne à une culture positiviste.
Pour un hégélien, il est un des principaux moments de l’émergence de la Vorstellung. Pour
le « positiviste », il ne traduit plus un blocage mais une libération. Il est, dirons-nous, celui
qui « fait place nette ». L’univocité devient une façon de supprimer toute ambiguïté qui
laisse ouvert l’espace d’une pratique de la pensée sur le modèle des sciences21.
Une approche historique – toujours ambivalente – doit être clarifiée et située grâ ce à une
détermination conceptuelle de la métaphysique qui nous oblige à passer par la référence
instauratrice à Aristote. Conceptuellement, nous nous retrouvons devant une fameuse (et
redoutable) ambiguïté sur laquelle il nous faut inévitablement prendre position (quelle
qu’elle soit). De la difformité à la dimorphie : le Stagirite, comme chacun sait, donne deux
définitions de ce qui sera appelé plus tard « métaphysique » mais que lui-même ne nomme
jamais ainsi. Le Livre Γ (chapitre 2, 1003 b 16-19) désigne cette « science recherchée »
comme science des premiers principes et des premières causes22. Or le même livre Γ
(chapitre 1, 1003 a 21) parle d’une « science de l’étant en tant qu’étant » (estin épithêmê tis
he theôrei to on he on). Devant cette tension entre l’universalité de l’étance (horizontalité)
et la dignité du Principe (verticalité), les interprètes cherchent une solution. S’agit-il d’une
évolution des positions d’Aristote ? Est-ce une unification par la théologie23 via une
« ousiologie » ? Faut-il reconnaître là une aporie insoluble24 ? À notre sens, le génie de la
lecture de Heidegger25 par rapport aux autres est d’avoir réussi à montrer qu’il n’y a dans
cette dualité aucune faiblesse, aucun accident par rapport à une norme stable (dont on ne
voit d’ailleurs pas bien ce qu’elle pourrait être). Il n’y a pas à « arranger » une science
supposée mal définie. Il faut donc passer d’une thèse de l’incohérence soupçonnée à la
compréhension d’une « dimorphie essentielle » : « die Metaphysik ist zwiegestaltig ».
Comment passe-t-on du regret de la « difformité » à la découverte de la « dimorphie » ? À
notre sens, Heidegger parle ici en phénoménologue. Il ne s’agit pas – pour cette fois au
moins – d’une affirmation dogmatique prononcée sur « un ton de Grand Seigneur » ou
d’Oracle mais du résultat d’une « réduction »26 eidétique : pas de métaphysique où il ne
soit question de l’étant (O), de dieu (T) et de logos (L).
Que ce soit pour définir la métaphysique comme un discours (L) qui répond à la question de
l’étant (O) en le reconduisant à son principe divin (T) ou que ce soit (les deux s’articulent)
pour déceler une co-appartenance de l’Ê tre et du Fond27 qui se joue dans le Logos et fait de
la métaphysique une logique. Précisons pour notre part que dans la mesure où le principe
n’est pas nécessairement Dieu, le(s) dieu(x) ou le(s) divin(s), et dans la mesure où nous
n’acceptons pas dans les « dogmes » heideggériens28 parce qu’ils nous semblent se
soustraire à la réfutation, nous préfèrerons l’expression d’onto-proto-logie à celle d’onto-
théo-logie. De la mise à jour de l’invariance conceptuelle du métaphysique nous passons
alors à sa nécessité. Consciemment ou non, ce dispositif onto-proto-logique est toujours
déjà présupposé dans nos savoirs comme dans nos pratiques.
Avançons pas à pas. Premièrement, tout savoir doit se mettre au clair avec ce dont il parle
(O), avec ce sur quoi il s’appuie (P) [même pour clamer une an-archie] et selon quelles
normes discursives (L). Deuxièmement, chaque invariant a plusieurs sens. L’étant (O) peut
être univoque ou équivoque, il ne peut admettre qu’individus et signes ou reconnaître un
statut ontologique spécifique à la signification. Le principe (P) peut être théologique,
relationnel, rythmique29, réticulaire ou coïncider avec une acception de l’étant (P = O
[phénoménisme]) ou du Logos (P = L [métaphysique du Verbe]). Le logos (L) de l’onto-
proto-logie peut être logique (formel, transcendantal ou dialectique entre autres),
artistique (poésie ou musique)30. En effet, si L désigne le rationnel et si sont établies des
bornes à la raison, alors un langage L’peut prendre le relais sous une forme mythologique
ou théosophique (passage de la logique au récit à partir de la Freiheitschrift de 1809, récit
d’origine ou structure symbolique) ou s’accomplir dans le silence31, etc. Troisièmement, si
la signification d’une onto-proto-logie dépend de celles de ses termes, ceux-ci changent
eux-mêmes de sens en fonction de la façon dont ils sont reliés. Ainsi venons-nous de voir
varier la structure de la métaphysique de la Vorstellung en fonction des sens de forme et
contenu et des types de relations qu’ils entretiennent (Wolff – Kant – Hegel). Toute
démarche – dont L désigne un logos transcendantal ou formel – implique un constituant O
séparé et à relier ; nous avons notamment montré que la réduction de la pensée au formel
(Wolff) laisse un résidu totalement opaque que la philosophie transcendantale nomme
« chose en soi ». Dans la logique spéculative, c’est le sens de l’être et l’être du sens qui se
manifestent (darstellen).
Si la triple invariance (d’une référence à l’étant, à partir d’un principe et au sein d’un type
déterminé de logos) signe la présence d’une philosophie première (onto-proto-logie), est-il
réciproquement possible de penser hors de cette tripartition ? Prenons deux arguments
pour étayer l’hypothèse d’une réponse négative : celui du caractère inévitable d’un méta-
discours, celui d’une stratification des savoirs32.
Méta-discours d’abord. Dans son magnifique ouvrage La patience du concept. Essai sur le
discours hégélien, Gérard Lebrun mène une réflexion subtile sur le statut de la nature chez
Hegel et sur le sens de sa Naturphilosophie. Commentant le célèbre § 246 de l’Encyclopédie,
il déclare : la philosophie ne coordonne donc pas les résultats que lui apportent les
spécialistes – comme il en sera pour Auguste Comte – ; la philosophie éclaircit (verklärt) ces
résultats. […] Ni science des généralités, ni eidétique régionale, elle se contentera de
rectifier les interprétations jugées abusives et établira la juste formulation des concepts
[c’est nous qui soulignons] dont les physiciens se servent sans savoir33 le moins du monde
si [ces concepts] ont une vérité et dans quelle mesure ils l’ont34.
La philosophie est première non au sens où elle mènerait ou serait établie en un monde au-
dessus de notre monde (dans un sur-nature) mais au sens où elle est un sur-discours.
Lebrun le nomme une « sémantique régulatrice ». La richesse de cette thèse, reconnue par
les interprètes les plus opposés, se paie d’une ambiguïté. Ce travail méta-discursif peut être
aussi bien intégré à l’exercice des sciences particulières (ce qui permet de tirer cette
réflexion vers un travail épistémologique) que déclaré spécifiquement philosophique35. Il
peut donc aussi bien conduire à une assimilation de la philosophie à un discours de même
niveau que celui des sciences particulières qu’à la reconnaissance de son irréductibilité. Les
deux gestes nous semblent également possibles. Il ne reste donc plus qu’à décider. Comme
notre objectif assumé n’est ni la réduction conservatrice ni le conformisme de l’adaptation
mais un travail sur la question métaphysique, nous suivrons la seconde ligne sans déclarer
la première absurde ou irrecevable.
Pour mettre la démarche de Hegel en perspective selon le concept d’onto-proto-logie,
repartons d’un exemple que chacun connaît : la définition du mouvement par Aristote. La
Physique (III, I, 201 a 10-11) déclare : « le mouvement est l’acte de ce qui est en
puissance36. » Pour définir le mouvement physique, il faut dépasser le simple discours
physique. Il y a donc deux niveaux (L et L’)37. Le premier (au sens de to prôton) – L –, est
celui où des termes comme « puissance », et « acte » sont pensés (ce qui relève de la
philosophie première et qu’il est possible d’assimiler à un méta-discours). Le second – L’ –
est celui où les mêmes termes (premiers) sont employés (et ne peuvent pas ne pas l’être)
dans un discours de niveau inférieur parce qu’il les présuppose sans les définir. La
Philosophie première est précisément cet ordre supérieur (ou distancié) du discours qui
pense les termes non définis de telles définitions.
Topographie ensuite. C’est cette impossibilité d’en rester à un seul régime discursif qui
implique une stratification des savoirs ; ce qui nous conduit à notre second argument. La
philosophie première montre sa nécessité dans une topographie des savoirs. Nous l’avons
déjà vu chez Aristote avec la définition méta-physique du mouvement physique. Nous le
retrouvons vingt-cinq siècles plus tard dans la phénoménologie de Husserl (Ideen I,
chapitre 1, §§ 1-2, 7, 10)38 : Pratique des sciences – OR – OF. Comment cerner cette
topologie et son organisation chez Hegel ? Nous avons déjà reconnu que cette topographie
existe dans la démarche hégélienne. Cela explique à notre sens la (trop) fameuse formule
« prendre la place ». L’interprétation (souvent choisie par ceux qui défendent la thèse d’un
Hegel « sans métaphysique ») consiste à comprendre cet « à la place de » comme une
disparition. Or « prendre la place », c’est la confirmer. Lorsque le psychanalyste prend la
place du confesseur, c’est toujours celle [place] d’une forme (illusoire ou non) de
« libération par la parole » qui est conservée.
L’organisation hégélienne des topoi (des sphères) du savoir est syllogistique. C’est
pourquoi la Logique occupe la place principielle39 (L=P). Nature (oN) et Esprit (oE)
reçoivent leur sens de oL40 (le logique et non pas seulement la logique qui en est
l’expression « pure »). Le Logique est ce par et en quoi oN et oE peuvent faire l’objet d’une
philosophie (à des degrés différents). C’est le syllogisme de la nécessité (où U se scinde en P
et en S) sous sa forme disjonctive qui offre une topologie qui n’est pas statique mais
dynamique et relationnelle (puisqu’il s’agit d’un réseau de relations).
oL
↓
oN ← ↑oE
Expliquons : oL est le contenu logique de ce qui est41 (oN est oL) « dans l’élément de
l’extériorité ». Cela implique à la fois une certaine « impuissance du concept » qui est
comme dispersé ou perdu dans la nature, et une « impuissance de la nature » qui ne peut
elle-même et par elle-même totalement coïncider avec le concept. C’est seulement par
l’esprit (sciences de la nature et philosophie de la nature) que la nature prend sens. De là le
déséquilibre du schéma : oL → oN, oL ↔ oE et oN ← oE où oE > oN. L pénètre N et E mais N
ne peut être portée au sens que par E
Comment donc pratiquer la philosophie première (comme onto-proto-logie) en culture
hégélienne ? Nous avons déjà donné quelques éléments (précautions contre les
réductionnismes et contre les conformismes symétriques de la fidélité figée et de
l’adaptation opportuniste). Choisissons d’approfondir un peu le thème que nous avons
reconnu principiel de la logique42. Si l’on choisit donc de garder l’inspiration fondamentale
d’une logique spéculative, comment la pratiquer aujourd’hui ? Suggérons seulement deux
exigences : conserver le langage naturel (Hegel dit le « langage maternel »43 à propos du
terme même de Aufhebung), pratiquer une dialectique et pas seulement un
« éclaircissement » qu’elle implique déjà puisque toute dialectique des Topiques d’Aristote
jusqu’à la Logique hégélienne en passant par la dialectique transcendantale est
éclaircissement – façon de partager, de dé-partager – diairesis / synagogê.
Les réflexions que nous venons de proposer nous conduisent à dire adieu à un certain
« catéchisme » hégélien. Dans l’espace réduit de cette contribution, faisons seulement
quelques remarques sur la nécessité, la rationalité (qui commande le modèle systématique
et la dialectique), pour enfin prendre quelques décisions. Prenons comme biais le thème de
la « nécessité » logique. Il faut distinguer : la nécessité de la philosophie de Hegel et la
nécessité du contenu qu’elle déploie. Pourquoi ? Contrairement à ce qu’affirme (sans
pouvoir ni vouloir justifier cette affirmation) une sorte de conviction hégélienne, la
philosophie de Hegel (comme toutes les autres) n’a aucune nécessité44. Si est nécessaire
« ce qui ne peut pas ne pas être », alors la philosophie hégélienne n’est pas nécessaire sinon
tous les philosophes la pratiqueraient45. Nous n’interpréterons donc pas les textes où
Hegel parle de l’unité de la philosophie comme s’il affirmait qu’il s’agit seulement de la
sienne – ce qui serait contradictoire. L’unité est à un autre niveau : celui du contenu. Aucune
philosophie première (et donc aucune science particulière) ne peut se passer de concepts
comme la qualité, la quantité, la mesure, l’identité, la différence, la négation, l’opposition, la
contradiction, le phénomène, la cause, l’effectivité, le jugement, l’objectivité et bien d’autres
qui ne peuvent être traités que dans un méta-discours par rapport à celui des sciences
particulières. Puisqu’il y a contenu nécessaire et expressions contingentes, notre tâ che
consiste à dessiner des modèles possibles que j’appelle « gestes ».
Un geste philosophique n’est pas une simple démarche isolée comme l’occupation d’une
position mais une décision et un accomplissement dans un contexte où se mêlent nécessité
relative (l’époque philosophique) et contingence (l’inscription singulière de l’individu
philosophant – ce qui fait qu’un philosophe a un style ou n’en a pas). Ce mélange de
nécessité et de contingence se distribue donc philosophiquement ainsi. La nécessité (qui
pèse sur notre pratique mais la soutient peut-être tout autant) est à la fois historique
(absolument relative) et logique (relativement absolue). Dans le premier cas, c’est la
situation historique (au pire l’air du temps) qui oblige à aborder une question en tenant
compte du climat intellectuel et des préjugés environnants (ce colloque – qu’on le veuille ou
non et au plus haut point – en est un symptôme). Dans le second, parce que l’exercice de la
pensée découvre des invariants (la nécessité du contenu) qu’elle ne peut pas ne pas
appréhender. Cependant la contingence caractérise (dans les cadres que nous venons de
situer) nos décisions et notre façon de les conduire.
Prenons un exemple et un biais : celui de la détermination de l’ouverture du spectre de
l’étance. Que faut-il admettre comme étant ? Réduisons ce champ trop large pour nous
concentrer sur une question révélatrice : faut-il admettre la signification au rang de ce qui
est ? Cet exemple est capital parce qu’il conditionne le choix entre les deux voies d’un
discours hégélien mises au jour plus haut : une intra-discursive comme simple
éclaircissement immanent des sciences particulières ou une sur-discursive comme figure
post-hégélienne de la prôtè philosophia.
Partons de la thèse qui semble la plus immédiate ou de la théorie la plus économique. Pour
ne pas multiplier les entités sans nécessité, on va refuser un statut ontologique spécifique de
la signification. Le sens n’est pas donné à l’intuition empirique (il ne peut en être que dérivé
au risque d’être ensuite hypostasié). C’est, pour simplifier, ce que l’on trouve aux premiers
pas de l’empirisme logique : ne sont recevables que les énoncés logiquement valides et
renvoyant à des donnés sensibles. Dans ce cas de figure, le spectre de l’étant (ce qui est) est
binaire. Il n’y a que des signes et des faits et, fondamentalement, ce sont les faits (c’est-à -
dire au bout du compte les sense data) qui conditionnent la recevabilité d’un discours. En
utilisant les abréviations indiquées plus haut, nous dirons que O (les donnés empiriques)
= P (ce qui commande en dernière instance la pratique légitime de la philosophie) et que L
n’est qu’une trace, un signe (dont on ne peut pas dire véritablement qu’il est) et même qui
doit s’employer à se limiter sans cesse soi-même pour ne pas se poser comme étant mais
n’apparaissant que pour s’effacer dans la désignation de O en son absence. Cette thèse
enregistrée, elle vacille aussitô t. La raison dialectique nous a appris que toute thèse (isolée)
est à soi seule contingente. Est-ce à partir d’un donné (si tant est que l’emploi en soit fixé
par ceux-là même qui en font le plus grand usage) que dérive le sens ou est-ce à partir d’un
élément de sens préalable que le donné peut être tel ? Peut-on réduire la signification à la
référence et la vérité à l’adéquation ? La référence aux sense data n’implique-t-elle pas
nécessairement la prise en compte d’une certitude subjective et donc d’un autre mode
d’être ?
La nécessité du contenu nous conduit alors46 à repenser le statut des trois constituants et
leur composition. Bien sû r, comme le note Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, libre à
chacun de décider de s’arrêter et de s’établir47 en telle ou telle figure. La nécessité du
contenu n’annule pas la contingence de la décision. Décidons de poursuivre48 c’est-à -dire
de voir la médiation imprégner et dissoudre le modèle thétique et binaire dont nous
sommes partis. Puisque rien n’établit de façon absolument nécessaire que le sens n’est que
la référence et la vérité l’adéquation du discours à ce référent, nous sommes conduits à
passer de l’adéquation à la relation. Ce passage est aussi bien effectué chez les héritiers du
positivisme logique viennois qu’en culture hégélienne. Dans les deux cas est réactivé
(différemment) le thème de la totalité. Les tenants de l’adéquation découvrent très
heureusement l’importance des contextes et passent d’un modèle binaire à un modèle
« holistique ». En « culture » hégélienne, l’exigence de totalisation (inséparable du
philosopher – das Philosophieren – ne peut conduire qu’à écarter les réductionnismes. La
distribution Logique – Nature – Esprit de la totalité (que la philosophie a en charge de
penser) implique un modèle non plus binaire mais ternaire : Nature (oN), Logique (oL),
Esprit (oE).
En culture (et non en doctrine) hégélienne, nous ne sommes pas tenus à rester en lecture
interne qui cherche à restituer « au plus près » ce que Hegel dit. Nous sommes au contraire
tenus à ouvrir notre activité logique à d’autres significations et d’autres types de relations.
Que le terme « Nature » puisse être admis comme étant, cela va même de soi pour les
tenants du modèle binaire49. Mais y a-t-il rien de moins « naturel » que la nature ? L’esprit
(la pensée), quel que soit le modèle adopté pour le penser (« fantô me dans la machine » ?
É clat de l’Absolu divin dans la finitude ? Ensemble de processus chimiques et électriques ?)
doit bien avoir une consistance (ou simplement un statut) puisqu’il est présupposé dans sa
négation même ou puisque (au minimum) l’expérience que nous en avons doit être
démystifiée. Le Logique (qu’il désigne le Verbe divin ou l’ensemble de signes et de règles de
composition arbitraires au sein d’une communauté linguistique historiquement et
géographiquement déterminée) est ce sans quoi aucun discours n’est possible. Certes la
poésie ou le mythe ne relèvent pas de la logique mais ils présupposent bien un sens et des
relations (le Logique). L’étant s’entend (s’étend) donc en trois ordres ou niveaux
ontologiques50.
Pour conclure (mais, en la matière, cela s’avère plus une affaire de volonté que
d’intelligence), distinguons d’une part ce qui doit être dit sur la relation de Hegel avec la
métaphysique et d’autre part ce que nous pouvons en recueillir.
Premier temps
Si par « métaphysique » on entend la Schulmetaphysik que Kant critique, alors Hegel n’est
pas métaphysicien.
S’il n’y a pas d’autre sens à ce mot alors nous n’avons même plus à poser la question de ce
colloque puisque la métaphysique est définitivement révolue : Hegel est sans métaphysique.
En ce sens nous sommes bien dans un â ge « post-métaphysique ».
Or, Hegel nous permet de comprendre que sa (et du même coup notre) situation est
beaucoup plus complexe. Il faut distinguer en tant qu’hégéliens (ou hégélianisants) : d’abord
la métaphysique révolue (pré-critique), ensuite la métaphysique de la Vorstellung qui
prend ses racines dans la philosophie médiévale et reste très largement répandue
aujourd’hui (majoritaire ?) – malgré Hegel et Heidegger –, et enfin la métaphysique
spéculative que Hegel nomme Logique et dont les deux caractéristiques que nous retenons
sont le fait qu’elle utilise le langage « naturel » [ ! ?] et qu’elle est dialectique c’est-à -dire
qu’elle montre que toute thèse isolée est abstraite voire dénuée de sens (le sens est
relation).
Second temps
Cela nous apporte quelques orientations : Nous travaillons en culture hégélienne. Cela ne
veut pas dire que nous devons nous en tenir à son évaluation de la question métaphysique.
Il nous faut déterminer un concept de métaphysique plus englobant (au moins à titre
d’hypothèse) comme onto-proto-logie (irréductible à l’onto-théo-logie de Heidegger). Nous
la qualifions de Philosophie première pour éviter toute ambiguïté avec la « métaphysique »
dont Kant a sonné le glas et pour marquer sa continuité avec l’instauration grecque
jusqu’aux travaux contemporains.
Ce renouvellement de la logique peut s’orienter dans deux directions bien distinctes que
nous proposons de nommer effacement ou renouvellement. (L) peut devenir un
éclaircissement immanent aux savoirs régionaux. Conséquence : la philosophie (a fortiori
première) est tendanciellement (mais en fait apparemment) effacée. Elle n’est plus qu’un
discours intersticiel. Mais cet entre-tien même implique un espace au sein duquel (qu’on le
veuille ou non) il faut se mettre au clair avec ce dont on parle (O), sur quel sol (P) subjectif,
intersubjectif, selon quelles normes discursives (L). Une pratique onto-proto-logique
(consciente ou non) nous semble donc inévitable.
Cette activité onto-proto-logique peut jouer deux rôles. Pour modifier la terminologie de
Strawson51, elle peut être de description ou de révision (je préfère « invention »52) :
Description lorsqu’il s’agit de mettre à jours les significations et les relations spécifiques de
l’étant, du principe et du logos dans des œuvres philosophiques ou scientifiques déjà
constituées. Invention lorsqu’il s’agit de produire d’autres significations et d’autres
relations.
Cette décision théorique s’accompagne d’une décision éthique inspirée d’une interprétation
du système53. Le modèle hégélien du système n’est pas celui de la forteresse mais celui de
l’espace régulé d’un accueil de déterminations qui doivent trouver leurs significations et
leurs places nécessaires. Il ne nous semble plus possible (pour des raisons historiques,
conceptuelles ou tout simplement liées aux limites de nos capacités individuelles) de garder
cet « optimisme ». Nous sommes obligés de « suspendre notre jugement » sans refuser ou
nier. Ce n’est pas parce qu’une tâ che n’a pas été accomplie qu’elle est impossible. Le volatile
inductiviste de Russell54 est mort de ne l’avoir pas compris. Le travail de philosophie
première est à la fois nécessaire en son affaire et contingent dans ses exercices et ses
résultats. Il ne doit pas conduire à rejeter telle ou telle approche mais à l’accueillir et la
mettre à l’épreuve tout comme l’hypothèse de l’onto-proto-logie s’expose elle-même (dès lors
qu’elle se pose) à la réfutation ou au simple refus. C’est pour cela que nous pratiquons depuis
nos premières publications une lecture aporétique (ou aporématique de Hegel).
1- . Ce terme a été très utilement forgé par B. Bourgeois pour distinguer celui qui adhère à
la philosophie de Hegel (qui est donc « hégélien ») de celui qui travaille (avec) l’œuvre de
Hegel sans nécessairement adhérer à ses thèses.
3- . Il faut être très prudent lorsqu’on parle de « tournant linguistique ». Il faut distinguer
d’une part l’attention des philosophes au langage et d’autre part l’assimilation de toute
question philosophique à un phénomène discursif. On entend souvent par l’expression de
tournant linguistique l’avènement de la seconde position. Dans La pensée postmétaphysique
(Paris, A. Colin, p. 13), Habermas, comme souvent, exprime très bien les présupposés de
son époque : « Le changement de paradigme que représente le passage d’une philosophie
de la conscience à une philosophie du langage constitue une coupure tout aussi profonde
que la rupture avec la métaphysique ». Il explique que « philosophie de la conscience
désigne une pensée des “relations entre sujet et objet” – rapport supplanté par “les
relations entre langage et monde ou entre proposition et état de choses”. Prenons un peu
de recul. D’une part, il n’est pas certain que cette nouvelle dualité ne soit pas un avatar de
la précédente (le dépictif – auquel il fait allusion – est-il totalement dégagé du
représentatif ?), d’autre part la mise au centre de la question du langage est aussi vieille
que la métaphysique au point que la naissance platonico-aristotélicienne de la philosophie
est elle-même tournant linguistique. Le tournant linguistique de la philosophie date de son
instauration même : le Cratyle, le Théétète, le Sophiste, De l’interprétation et l’ensemble de
l’Organon font naître la philosophie dans l’exercice même de réflexions sur les signes, la
proposition, la vérité comme correspondance entre faits et propositions, etc.
4- . « Métaphysique » n’est pas un terme d’Aristote, et les Anciens ne connaissent pas cette
œuvre sous ce nom ; Hegel montre beaucoup de lucidité : « ce que nous appelons
métaphysique, Aristote l’appelle prôtê philosophia » (HP 3, p. 516). La première mention du
titre meta ta physica est faite au premier siècle de notre ère par Nicolas de Damas. Aristote
quant à lui utilise le titre ta péri tês prôtês philosophias (par exemple dans le De motu
animalium, 6, 700 b 7). Voir Aubenque, Aristote et le problème de l’être, Paris, PUF, 1972,
p. 34.
5- . « Die exoterische Lehre der Kantischen Philosophie – dab der Verstand die Erfahrung
nicht überfliegen dürfe ; sonst werde das Erkenntnisvermö gen theoretische Vernunft,
welche fü r sich nichts als Hirngespinste gebä re, – hat es von der wissenschaftlichen Seite
gerechtfertigt, dem spekulativen Denken zu entsagen » (WdL I, GW 11, p. 5). « La doctrine
exotérique de la philosophie kantienne – à savoir que l’entendement n’aurait pas le droit de
franchir l’expérience, autrement la faculté de connaissance deviendrait une raison
théorique qui pour soi n’engendrerait que des chimères – a justifié sous l’aspect scientifique
le fait de renoncer au penser spéculatif » (SL 11, pp. 3-4)
8- . C’est en ce sens que Heidegger peut assez plaisamment dire que la volonté
nietzschéenne de renversement du platonisme ne donne qu’un platonisme inversé et
même le plus « débridé des platonismes ».
9- . Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme une science,
Ak. IV, p. 374.
10- . Les Leçons sur l’histoire de la philosophie (HP 3, pp. 1097-1098) montrent comment
l’opposition du réalisme et du nominalisme conduit à l’apparition d’une opposition entre
universalité vide (purement nominale) et réalité singulière (opaque). Dans cette
opposition, Hegel voit se dessiner l’espace représentatif de la scission subjectivité/réalité
(que l’époque moderne nommera « objet »).
11- . « Der Begriff der reinen Wissenschaft und seine Deduktion wird hier also insofern
vorausgesetzt, als die Phänomenologie des Geistes nichts anderes als die Deduktion
desselben ist […] Die reine Wissenschaft setzt somit die Befreiung von dem Gegensatz des
Bewußtseins » (WdL I, GW 11, pp. 20-21 / SL 11, p. 19).
12- . « Logique subjective » n’est pas logique dont l’agent est l’entendement du sujet
logicien mais auto-déploiement du Sujet qui est le contenu même de la logique c’est-à -dire
le vrai, l’absolu.
13- . « La méthode que j’ai suivie dans ce système de la Logique […] n’est rien de différent
– car elle est le contenu en lui-même, la dialectique qu’il a en soi, [et] qui la meut » (WdL I,
GW 11, p. 25 / SL 11, p. 23).
14- . Mot à mot : « se conduit plus avant (weiterleitet) ». Nous mettons en valeur le préfixe
« pro » pour rendre weiter qui marque à la fois l’élargissement (comme dans weitere Saal)
et le fait d’aller plus loin (comme dans weitere Forschungen). La difficulté est de rendre
leiten qui ne connote pas seulement une avancée mais un conduire au sens d’un diriger, de
ce qui ne donne pas seulement la direction mais qui commande.
15- . « Das aber, wodurch sich der Begriff selbst weiterleitet, ist das Negative, das er in sich
selbst hat ; dies macht das wahrhaft Dialektische aus » (WdL I, GW 11, p. 26 / SL 11, p. 24).
16- . Ibid.
17- . « Et c’est aussi, ajoutai-je, la meilleure épreuve pour distinguer les esprits propres à la
dialectique de ceux qui ne le sont pas : celui qui est capable d’une vue d’ensemble est
dialecticien (synoptikos dialektikos) » (République, VII, 537 c).
18- . D’où , à l’alinéa 22, la référence à cette source, à l’alinéa 23 l’appel à « l’Idée
platonicienne » comme détermination du sens et à l’alinéa 34 le patronage de la dialectique
par le Parménide.
21- . Voir C. Tiercelin, « Mérites du réalisme dispositionnel » ?, in Ce peu d’espace autour. Six
essais sur la métaphysique et ses limites, Chatou, É ditions de la Transparence, 2010, pp. 35-
36, 46-50 en particulier.
22- . Pantachou dè kuriôs tou prôton he epithêmê (Dans tous les cas la science est
éminemment [science] du premier), kai ex outa alla êrtêai (et de ce dont tout le reste
dépend) kai di’o légontai (et par quoi il est dit).
23- . Nous avons évoqué la solution de la « droite hégélienne » qui n’unifie pas pensée de la
rationalité du réel (onto-logie) avec la théologie mais absorbe (soumet) toute la
philosophie en elle.
24- . C’est la position défendue par Aubenque dans sa célèbre thèse publiée sous le titre Le
Problème de l’être chez Aristote.
27- . Nous permettons sur ce point de renvoyer à notre ouvrage Hegel, Heidegger et la
métaphysique. Recherches pour une constitution, Paris, Vrin, 2004, chapitre III.
30- . Lorsque Carnap déclare que « les métaphysiciens sont des musiciens sans talent
musical », il reconnaît par là même une instance (artistique) irréductible aux
commandements du positivisme logique et qui répond à des besoins qu’il ne peut
satisfaire : voir A. Soulez (éd.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, PUF,
1985, p. 177.
32- . Cela permet de dissoudre la question surestimée sur ce que signifie « prendre la
place ». C’est occuper la même position (première) mais avec des ressources de pensée
différentes.
33- . C’est aussi le geste que Heidegger accomplit. Le § 3 de Sein und Zeit reprend la
définition des sciences particulières comme découpage d’un domaine de l’étant. Trois
exemples sont donnés : la physique (l’étant naturel), la biologie (le vivant) et la théologie
(l’étant divin). Mais comment un tel découpage s’effectue-t-il ? La science particulière en
est-elle la pleine et consciente instigatrice ? Le même paragraphe déclare : « la recherche
scientifique accomplit de manière naïve et grossière le dégagement et la première fixation
des domaines de choses ». Pourquoi naïveté et grossièreté ? Parce que, selon la célèbre
formule de Was heißt Denken ? (1951) reprise, expliquée et assumée dans l’Entretien de
1969 avec le Professeur Richard Wisser, « la science ne pense pas ».
34- . Gérard Lebrun, La Patience du concept, Paris, Gallimard, 1972, pp. 144 et suivantes.
37- . On pourrait inverser L et L’ (nous choisissons L pour l’onto-proto-logie puisque, d’un
point de vue topographique, elle est plus originaire. Il serait donc possible de parler aussi
bien d’infra-physique que de méta-physique).
39- . Nous disons bien « place principielle » et non Principe puisque comme nous l’avons
montré ailleurs, aucun terme Nature – Esprit – Logique n’est principe. Seule leur relation
les commande : elle se nomme Liberté.
40- . Nous ajoutons o parce qu’il ne faut pas oublier que le logique a une consistance
ontologique irréductible aux rationalités seulement formelles : mathématiques ou
transcendantales.
41- . C’est ce qui explique la formule selon laquelle ce qui est effectif est rationnel.
42- . Non seulement Hegel la situe ainsi mais dès son instauration platonico-
aristotélicienne et pour Heidegger lui-même « la métaphysique est une logique » (célèbre
formule de Heidegger que nous discutons dans notre ouvrage Hegel, Heidegger et la
métaphysique, chapitres V et VI).
44- . Ce n’est pas ce que dément mais ce que confirme le célèbre texte de l’Encyclopédie,
§ 13 et Remarque (Enzykl., W 8, pp. 57-58 / Encycl. 1, pp. 181-182) : il n’y a pas des
philosophies mais une histoire de la philosophie. Interprétation naïve : il n’y a qu’une
philosophie (« la mienne », dirait Hegel). Une interprétation « stratégique » consiste à voler
au secours de la différence en dénonçant la domination du système. Une lecture plus
factuelle découvre que la clé du paragraphe réside dans sa remarque : celui qui refusait
cerises, poires, raisins parce que du fruit qu’il voulait. En fait le fruit est en tous les fruits. La
philosophie est un contenu universel (au moins relativement – car occidental) qui
s’exprime en plusieurs philosophies. C’est en ce sens que l’onto-proto-logie est la
philosophie première dont les sens varient en fonction de ceux des éléments et ceux de
leurs combinaisons.
45- . Sauf à décréter que toute philosophie n’est qu’un moment du système hégélien. Si
cette thèse a pu être soutenue dans des cas de lectures « littérales », elle nous semble
difficile à reprendre telle quelle aujourd’hui. Ce qui reste n’est pas la thèse naïve que toute
philosophie est contenue dans l’œuvre de Hegel mais que cette dernière nous permet de
comprendre et d’évaluer des travaux ultérieurs. Ce que fait avec une véhémence peut-être
excessive Ernst Bloch lorsqu’il critique certaines formes contemporaines de l’empirisme :
« Comme on l’a déjà noté, Hegel n’appréciait guère le bon sens (gesunder Verstand
– common sense). Plutô t que sain (gesund), il lui semblait paresseux, inerte, obèse ; il ne lui
apparaissait même pas comme un entendement, sinon au sens le plus pauvre du terme,
celui qui désigne un entendement figé schématique. […] On rejette ici [dans la philosophie
dite du bon sens] comme dénué de sens (meaningless) tout concept qui, au-delà de la
correction formelle, se veut matériellement vrai. En se nommant positivisme, cette
perspective à ras de terre s’est donné bonne conscience, voire les dehors d’une particulière
scientificité » (Subjekt-Objekt. Erläuterungen zu Hegel, chapitre 8). Bloch dénonce les
conséquences politiques d’une philosophie qui en tant que « vénération des facts », est « au
service » – elle « a pour supports des couches petites-bourgeoises » satisfaites par l’ordre
établi. Il reprend aussi une observation de Hegel : il y a une corrélation entre formalisme et
empirisme. Lorsque la condition nécessaire pour recevoir une proposition comme vraie est
la cohérence formelle, alors il faut aller chercher une condition suffisante dans une
adéquation avec l’expérience. De Kant à l’empirisme logique, c’est pour un lecteur de Hegel
comme Bloch la même démarche.
46- . Reste que le geste initial peut être conservé en s’adaptant aux objections. Exemple de
Quine : résoudre le problème en dénonçant la signification comme mythique et superflue.
Voir Le Mot et la chose, où l’indétermination de la traduction élimine le « mythe » d’une
couche universelle appelée « signification » pour ne laisser que l’observation de
comportements humains devant des objets. Le problème est alors de savoir si le modèle
behavioriste présupposé ne prédétermine pas le verdict. Voir N. Chomsky, « Quine’s
empirical assumptions », in Synthèse, volume 19, n° 1-2, 1968.
47- . Il est possible de décider de ne jamais s’établir. C’est la figure du « nomade » sceptique
de Kant, le parti pris du néant selon Hegel ou la « dialectique négative » d’Adorno.
48- . Si l’on tire les conséquences de la Dialectique négative d’Adorno, la décision ne nous
est même pas laissée. La difficulté consiste à se demander dès lors qu’est-ce qui permet
d’affirmer que le mouvement de négativité est indéfini. On ne peut pas plus légitimement
inférer de l’expérience d’une négativité toujours relancée la proposition « il n’y jamais de
repos, jamais de port ». Ce n’est pas parce qu’on ne rencontre que des cygnes blancs que
l’on peut légitimement prétendre : « tous les cygnes sont blancs ».
49- . C’est précisément cet « aller de soi » qui est le symptô me de la fragilité d’une telle
attitude.
50- . Un tel modèle ternaire du spectre de l’étant n’est pas exclusivement hégélien. Il peut
nous permettre de situer d’un point de vue onto-proto-logique d’autres gestes. Prenons
très rapidement deux cas : d’une part Frege et d’autre part Husserl. D’abord le Frege de
Über Sinn und Bedeutung (1892). En partant des apories de l’égalité, il en vient à traiter de
la relation entre « nom propre » et « proposition ». Soit trois expressions : 1. « le vainqueur
d’Iéna », 2. « le vaincu de Waterloo », 3. « Napoléon ». Il est aisé de comprendre que 1 n’est
pas égale à 2 et pourtant 1 et 2 renvoient à 3. Frege prend position contre le psychologisme.
Le sens n’est réductible ni à l’état psychologique ni à la chose désignée. Il a un statut
propre. Cela lui vaudra chez les réductionnistes l’accusation de « platonisme ». Second cas :
Husserl (Logische Untersuchungen. Teil 1, § 6, Tü bingen, Niemeyer, 6. Aufl., 1980, pp. 31-23,
43). Lisons-le : « En ce qui concerne chaque expression, on a l’habitude de distinguer deux
choses 1. L’expression selon sa face physique […] 2. Une certaine somme de vécus
psychiques ». Cela suffit-il ? Un peu plus loin, Husserl précise en distinguant trois niveaux :
« On a, pour chaque nom, distingué entre ce dont il informe (c’est-à -dire les vécus
psychiques) et ce qu’il signifie. Et de plus, entre ce qu’il signifie (le sens, le “contenu” de la
représentation nominale) et ce qu’il nomme, l’objet de la représentation ». Le § 11 résume
ainsi l’irréductibilité du sens au référent et au psychologique : « Ce qu’énonce cet énoncé
reste la même chose quelle que soit la personne qui le formule ».
51- . P.F. Strawson, Individuals. An Essay in Descriptive Metaphysics, London, Methuen & co
LTD, 1959, pp. 9-12. L’auteur caractérise les deux formes : « Descriptive metaphysics is
content to describe the actual structure of our thought about the world, revisionary
metaphysics is concerned to produce a better structure ». Même s’il ne souhaite pas
opposer les deux de façon exclusive, il subordonne la révision à la description :
« Revisionary metaphysics is at the service of descriptive metaphysics ». Toute la démarche
se fait à partir du présupposé : « the reliance upon a close examination of the actual words
is the best, and indeed the only sure, way in philosophy ».
54- . Russell, Problems of philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1912, chapitre VI.
II
Durant toute sa vie, Hegel a caractérisé sa propre position en invoquant et en s’appropriant
d’une part et en critiquant d’autre part, ce qu’il considérait être la conception kantienne de
la relation entre l’entendement et la sensibilité, entre le concept et l’intuition2. Tous les
passages indiquent clairement que ce que Hegel cherche à critiquer n’est pas la distinction
en tant que telle, mais la manière dont Kant comprend la nature de l’unité entre concept et
intuition dans les jugements de connaissance. Une sorte d’application « mécanique » ou une
réflexion inductive, comme il l’appelle, est ce qui est rejeté en faveur de ce qu’il appelle une
compréhension « organique ». Mais tous les passages ont déjà chez Kant une forme
dialectique et quelque peu instable, comme s’ils préfiguraient déjà la logique hégélienne. La
distinction et l’entrelacement nécessaire (l’inséparabilité dans tout jugement de
connaissance) sont tous deux mis en avant. Cette position kantienne soulève deux
problèmes considérables. Le premier concerne la manière juste de formuler les
implications de cette double affirmation de la distinction et du nécessaire entrelacement
pour toute analyse de la connaissance empirique. Cela nous mène directement aux
problèmes des différents mythes (celui du donné et celui du mental) sous la forme desquels
ce qui à l’origine était l’objet du désaccord entre Kant et Hegel a ressurgi dans les débats
contemporains. Le second problème concerne la question de l’idéalisme, celle de savoir si
la thèse de l’inséparabilité de l’intuition et du concept telle que Hegel la comprend, dans sa
différence majeure avec Kant, idéalise ou pose comme relative à notre saisie toute thèse
philosophique sur les objets.
J’ai dit que certains passages de Hegel montrent clairement qu’il est tout à fait en accord
avec Kant quant à la coopération nécessaire de tels éléments dans la connaissance (et donc
aussi qu’il admet qu’il y a de tels éléments). Mais il faut être prudent. On a à plusieurs
reprises dit des interprètes qui prô nent cette lecture qu’ils avaient conduit Hegel à « laisser
tomber » la distinction entre concept et intuition, et Michael Friedman accuse les idéalistes
post-kantiens d’avoir purement et simplement « congédié » la distinction kantienne entre
concept et intuition et d’avoir adopté une Vernunft qui s’auto-détermine complètement et
opère sans contrainte empirique3. (Friedman qualifie de « traditionnelle » une thèse que je
juge plutô t étrange d’attribuer à quiconque et d’après laquelle « la doctrine idéaliste qui
tient que le monde auquel notre pensée se rapporte est une création de notre propre
conceptualisation ». Attribuer à Hegel une telle doctrine de l’intuition intellectuelle est la
manière courante dont les commentateurs comprennent la « métaphysique » de Hegel4.)
Mais les passages évoqués sont tout à fait clairs. Hegel n’a jamais nié la thèse de la
distinction, il a même insisté sur cette dernière (par exemple dans le passage mentionné
plus haut traitant de l’unité « organique » et non « mécanique » de telles dimensions
épistémiques différentes de l’expérience5). Il est vrai que Hegel souhaitait souligner et faire
ressortir davantage que Kant ne l’avait fait l’unité organique ou l’inséparabilité organique
de tels éléments. Pour Kant, organique signifie simplement ce qu’il a toujours signifié : une
main coupée n’est plus une main, un contenu intuitionné considéré séparément, ou pris
isolément de son rô le « à l’intérieur » de l’acte de juger ne peut pas être un élément
contribuant à la connaissance. Cela revient à affirmer que la « cécité » des intuitions
considérées indépendamment de la conceptualisation a chez Hegel des implications
différentes de celles que Kant admet, et cela modifie ce que l’on peut affirmer d’un concept
non-dérivé qui a un contenu intuitionné et qui est objectivement valide.
Cette thèse de l’unité organique est la première manifestation de l’idée selon laquelle le
conceptuel est illimité, selon laquelle le contenu conceptuel ne peut être compris comme
étant approvisionné « de l’extérieur » par des intuitions épistémologiquement distinctes.
Cette affirmation est aussi la version hégélienne de l’attaque bien connue menée par
Wilfrid Sellars contre « le mythe du donné ». Mais cela suscite immédiatement une
hésitation compréhensible quant à la direction évoquée. Ce que l’on craint d’abord, c’est
que la thèse de l’illimitation ne revienne à une sorte d’« intellectualisme », que la
compréhension de la conscience elle-même comme une activité et de la visée comme un
résultat signifie que cette activité doive être un jugement aperceptif. Puisqu’il y a de toute
évidence de nombreuses sortes d’engagements relativement non réfléchis qui ne
correspondent pas à un tel modèle, on peut se demander si une telle position n’exagère pas
énormément la dimension « intellectuelle » de l’expérience.
Mais l’idée d’une articulation conceptuelle illimitée n’est pas nécessairement liée à une telle
exagération. Considérons le cas du domaine pratique. Ce qui, dans la pratique, est tenu
pour essentiel, comme ayant une importance éthique, ce qui passe inaperçu dans une
société égalitaire fonctionnant bien (couleur des yeux, race, genre, etc.), ce qui pose
problème, ce qui demande attention et ce qui n’en demande pas, ce qui est considéré
comme relevant de la communauté morale (humains, animaux, les personnes lourdement
handicapées) et ce qui ne l’est pas (les plantes), etc. : tout cela peut être considéré comme
ayant un poids considérable et « non réfléchi » dans notre monde pratique, certaines
choses étant si profondément non réfléchies qu’il est même difficile d’imaginer de les
« questionner ». Néanmoins, il est hautement improbable que l’on puisse dire de ces
éléments historiquement et culturellement variables qu’ils sont immédiatement et
directement présents dans notre expérience, comme si « d’eux-mêmes » et de
« l’extérieur », ils nous pressaient d’être attentifs à eux. Un cadre interprétatif conceptuel
ou normatif très complexe est à l’œuvre, bien qu’il ne soit pas l’objet d’une « prise en charge
réfléchie » explicite ou le résultat d’une évaluation morale formulée.
III
Tout cela n’est pas, je suppose, une révélation pour quiconque s’intéresse à Hegel ; on sait
que l’analyse initiale de la Phénoménologie nous engage dans une voie qui conduira
finalement à une compréhension fort différente de la relation « sujet-objet » que celle qui
est caractéristique des philosophies dites « de la réflexion » comme celle de Kant. Mais si
nous explorons davantage les affirmations contrastées de Hegel sur l’idéalisme, nous
rencontrons immédiatement deux types de formulations préoccupantes Le premier
concerne les affirmations fréquentes qui ont trait non pas à la relation entre concept et
intuition, mais à l’auto-négation de la pensée ; le second porte sur les formulations non
moins fréquentes concernant le Concept se donnant à soi-même son propre contenu, le
Concept étant absolu ou, pour employer le terme bien connu que l’on doit à McDowell,
« illimité ». Pour être tout à fait honnête envers des commentateurs tels que Friedman, il
est certain que de telles affirmations peuvent donner l’impression qu’il s’agit de concepts
non limités par les intuitions et que Hegel aurait rejeté la « thèse de la discursivité »6 selon
laquelle la pensée humaine ne peut se donner à elle-même aucun contenu, mais peut
seulement catégoriser un contenu fourni « de l’extérieur ». Dans ce qui suit, j’aimerais tout
d’abord présenter un bref commentaire du premier de ces deux problèmes (qui, une fois
situé dans le contexte du langage développé par les successeurs de Kant, n’est pas aussi
mystérieux qu’il en a l’air), puis consacrer le reste de mon exposé à tenter de comprendre
ce que signifie un concept se donnant à lui-même son propre contenu – ce qui est bien en
quelque façon mystérieux, si cela ne signifie pas abandonner la distinction entre concept et
intuition – et proposer ainsi une métaphysique dans laquelle la structure fondamentale de
la réalité est conceptuelle, une sorte de réalisme moniste néo-platonicien. Dans les termes
introduits ici, cette position impliquerait que l’on souligne non seulement l’inséparabilité
du concept et de l’intuition dans la cognition, mais encore que l’on affirme qu’il est
réellement impossible de les distinguer.
Voici une déclaration typique sur la négation tirée des notes de cours sur la
Phénoménologie de l’esprit (Berlin, semestre d’été 1825), aussi déconcertante pour un
interprète d’aujourd’hui qu’elle a dû l’être à l’époque pour ses premiers lecteurs : Le moi
est désormais cette subjectivité, cette relation infinie à soi-même, mais en celle-ci, c’est-à -
dire dans cette subjectivité, se tient sa relation négative à soi-même, division,
différenciation, jugement. Le moi juge, et cela le constitue comme conscience ; il se
repousse lui-même de lui-même ; c’est une détermination logique7.
Il y a un grand nombre d’autres passages dans différentes œuvres où Hegel a recours à
cette notion de sujet de pensée, de « je » qui pense, comme une relation négative à soi, une
scission de soi (diremptio), une séparation originale de soi ou encore une répulsion de soi.
Dans un sens général, cette formulation abstraite n’est pas inconnue : on connait
l’insistance de Spinoza sur l’idée selon laquelle toute détermination est négation (omnis
determinatio est negatio). La relation déterminée à un objet ou à un contenu est une
exclusion ou une négation de tout ce qu’un tel contenu n’est pas, une restriction ou fixation
du contenu qui exclut. La spécificité de la formulation kantienne et post-kantienne de cette
idée est d’insister sur le fait que la fixation et la négation sont un résultat, que la conscience
est auto-négation. Puisqu’elle est une telle auto-négation, toute saisie du monde est aussi
implicitement et potentiellement auto-transcendante. Puisque la conscience intentionnelle
est une conscience qui détermine et qui fixe l’attention sur quelque chose, cette activité est
également potentiellement auto-négation en un sens plus large : elle peut être défaite et
reformulée.
Relativement à notre problème, je pense que Hegel s’efforce ici de rendre manifeste que,
pour lui, nier qu’intuition et concept puissent être séparés ne nous condamne pas à en
rester à nos propres conceptions, comme si nous étions enfermés dans un « monde fait de
nos propres conceptions ». Dès lors, si l’on est attentif à cette approche plutô t fichtéenne
– selon laquelle toute saisie, par la conscience, de ce que sont les choses doit être comprise
comme étant potentiellement auto-négation, négation qui ne soit pas une négation en
réalité restreinte, contenue ou faite « de l’extérieur » – nous voyons que pour aucune forme
cognitive de l’esprit, il ne saurait jamais s’agir d’être seulement « positivement » dans un
état doxique, ou d’être seulement quel que soit le mode, comme si un jugement pouvait être
quelque chose de causé. Affirmer, c’est simultanément ouvrir la possibilité que ce que l’on
affirme ne soit pas vrai, et ouvrir ainsi cette possibilité signifie que le jugement est toujours
potentiellement auto-transcendant, c’est viser le monde tel qu’il est, c’est-à -dire non pas
comme étant en quelque sorte confiné à la manière d’un fait dans une représentation du
monde.
Les arguments en faveur du relativisme et parfois ceux qui sont en faveur de l’idéalisme
transcendantal font souvent l’erreur de concevoir la pensée, les horizons de sens, les modes
du faire-sens ou encore les schèmes conceptuels, à la troisième personne, comme s’il
s’agissait de choses que l’on pouvait piéger et tenir enfermées jusqu’à ce que quelque chose
d’exogène puisse les « percer ». Comme il a été dit dans différents contextes contemporains,
une des sources de la confusion est la tentation de penser en termes de schèmes
conceptuels et de contenu non conceptuel et séparable, sinon neutre, qui serait
conceptualisé par de tels schèmes. La tentation est de concevoir un contenu ou un monde
posé comme neutre et indéterminé en soi, auquel on accèderait en appliquant un schème à
ce contenu, de telle sorte que l’on parvient à quelque chose de « moins » que le monde lui-
même, qui est bien plutô t seulement le monde ainsi appréhendé de manière finie. Hegel fait
partie de ceux qui refusent une telle distinction entre schème et contenu, bien qu’il ne nie
certainement pas qu’il puisse y avoir des saisies différentes et parfois très différents du
monde. Le propos de ce discours de l’auto-négation est de distinguer entre la possible
partialité d’une « figure de l’esprit » et l’idée d’un schéma conceptuel supposé radicalement
différent d’elle, et cette conception de l’aspect d’auto-négation intrinsèquement possible
d’une telle « figure » est censée souligner ce que Gadamer appelle « l’ouverture »
réciproque des horizons linguistiques8. (Hegel élabore bien plus cette notion d’ouverture.
En effet, celle-ci n’est pas seulement une caractéristique des horizons ; elle est « maintenue
ouverte » de manière active.) Cela permet à Hegel de distinguer entre, d’une part, une
conception partielle du monde selon certains de ses aspects – qui peuvent, de manière
intelligible, être intégrés à d’autres aspects partiels9 – et, d’autre part, une conception
opposée, pour laquelle la partialité vient de ce que l’on applique un schéma à un contenu en
soi à jamais inaccessible10. Le schème et le contenu sont peut-être inséparables dans toute
saisie du monde, mais cela ne signifie pas qu’on ne saurait les distinguer, comme si cette
partialité ne pouvait être perçue, corrigée et déployée, comme si le contenu était
complètement « constitué » par l’application d’un schème « fini ». Je voudrais montrer que
ce point constitue précisément la différence entre un idéalisme fini et un idéalisme absolu.
Ce que je veux établir ici est simplement que ce langage très inhabituel de la négation et de
la répulsion de soi est destiné à rejeter l’image de ce « schème alternatif », et insister sur le
fait que la distinction entre ce que nous considérons être ce qui est et ce qui est est une
distinction que nous faisons en réaction à ce que nous apprenons du monde, et non pas
quelque chose qui nous adviendrait de l’extérieur, quelle que soit la manière dont on puisse
comprendre cette intrusion. (Dans sa philosophie pratique, Hegel invoque une idée
similaire pour réfuter l’explication de Hume ou toute autre explication naturaliste de
l’action. Dans la mesure où une chose doit être considérée comme mon action, comme une
chose faite intentionnellement selon un désir ou un besoin, on ne peut la concevoir comme
un corps mu ou tout simplement « mis » en mouvement par une cause somatique. Quelle
que soit la chose que j’entreprenne, elle doit être aussi intentionnellement assumée, et
assumer ainsi cette chose signifie toujours être capable de ne pas réussir à l’assumer. Cet
échec n’est pas quelque chose qui ne fait que m’arriver, comme si une force causale était
anéantie. J’annule ou assume un engagement en vue d’une fin au moment ou je réalise une
action, et de nouveau (dans l’Introduction des Principes de la Philosophie du Droit), Hegel
décrit cela dans le langage abstrait de l’auto-négation ou de la scission de soi). Il utilise
également parfois le langage trompeur de « l’identification » pour dire que, tout à la fois,
nous assumons ou nous identifions à un jugement assertorique ou au cours d’une action,
alors même que nous maintenons ouverte la possibilité de leur négation et que nous ne
nous sommes donc pas, en un autre sens, identifiés à eux. Pour Hegel, c’est une manière de
dire que toute détermination (disons, toute détermination empirique) de la pensée est une
détermination par la pensée, une auto-détermination ou même auto-négation potentielle et
c’est pourquoi, pour lui, il est si important de souligner la thèse de l’inséparabilité. Mais il
nous faut faire quelques pas en arrière pour démêler l’enchaînement de ces thèses.
IV
Nous pouvons à présent citer une série de passages dans lesquels Kant dit en effet que
« des objets peuvent nous apparaître, sans qu’ils doivent se rapporter nécessairement à des
fonctions de l’entendement » (A 89/B 122 ; voir aussi A 90/B 122 et B 145). Mais la
question de savoir ce que Kant veut dire lorsqu’il affirme qu’il est possible « d’intuitionner
un objet » indépendamment des concepts n’est pas résolue par là . À première vue, Kant
semble seulement répéter que les aspects intuitionnels de tout objet perçu ne peuvent pas
être attribués aux résultats de la détermination de l’entendement ; il ne dit pas qu’une
expérience pré-conceptuelle cognitivement significative d’un objet est possible. (Il parle
souvent d’une synthèse de l’appréhension dans l’intuition et de la reproduction dans
l’imagination, et, en A 120, il soutient que « l’imagination fait nécessairement partie de la
perception. ») Il est par conséquent trompeur de poser la question en termes
contemporains de contenu non-conceptuel, comme l’ont fait des commentateurs récents.
Kant ne parle pas vraiment de contenu non-conceptuel ou intuitionnel dans le passage en
question, mais seulement des aspects non-conceptuels, formels, de toute relation à un objet.
En vertu, précisément, de cette restriction, rien n’indique qu’il confère à de telles choses
une signification cognitive quand elles sont considérées isolément. Et aucun penseur se
réclamant du holisme conceptuel n’a besoin d’affirmer que la référence doit être
complètement fixée de manière conceptuelle, où « de manière conceptuelle » est ici
grossièrement entendu comme « de manière descriptive ». Il y a aussi un usage
démonstratif des concepts.
Mais si nous voulons retracer le cheminement hégélien à partir de ces réflexions, nous
avons besoin d’un autre élément qui n’est pas mis en relief dans l’analyse de McDowell. En
effet, relativement aux interprétations telles que celle de Friedman, cet aspect de la
position de Hegel est de loin le plus important à noter, lorsqu’on examine la question de
savoir ce que signifie réellement ou ce à quoi équivaut la négation d’une séparabilité stricte
entre concept et intuition. Car même si Hegel a effectivement abandonné la stratégie
kantienne pour démontrer la validité objective des catégories, il maintient néanmoins
l’idée que la possibilité même d’une visée objective requiert une projection conceptuelle de
l’expérience possible, dont l’autorité normative ne peut être rapportée à une dérivation
empirique (ou à une « déduction » empirique, comme le dirait Kant). Mais, dès lors, une
telle autorité demeure une question. (Hegel pense également que les principes ou normes
de l’action ne sont pas des stratégies en quelque sorte rationalisées en vue de la satisfaction
des désirs et des besoins, ni des législations formelles de la raison pure pratique. Mais la
question de leur statut normatif n’est pas pour autant élucidée.) Ainsi la question de
l’autorité ou de la légitimité de normes non-dérivées (et non-instrumentales) se prolonge-
t-elle très loin dans la pensée de Hegel, une fois le modèle esprit-monde modifié depuis
Kant (ou l’« esprit » authentique de Kant). L’idée principale est que cette modification ne
déplace pas la question réflexive du statut de l’autorité normative des concepts et principes
ainsi compris. Cela revient-il à dire que nous sommes voués à une thèse (quasi-
psychologique pour Hegel) d’une indispensabilité purement subjective, à la quête d’un
« roulement sans frottements »11 ? Ou bien à une thèse métaphysique sur la « structure
conceptuelle » de la réalité en soi ? Non, puisque le résultat de la conception hégélienne de
la déduction est censé impliquer une autre manière de concevoir la relation « sujet
– objet », si bien que de telles interprétations semblent reposer sur plusieurs affirmations
biaisées. Le déploiement de la tentative hégélienne de nous convaincre sur ce point et
d’éclairer ce sens différent de la relation esprit-monde est la tâ che de la Phénoménologie de
l’Esprit.
Comme l’indique très clairement l’Introduction de la Phénoménologie, Hegel s’aperçoit que
sa version, disons « sellarsienne » avant la lettre, de tout cela pose une difficulté propre,
celle de fonder d’une autre manière (c’est-à -dire autrement qu’en recourant à l’intuition
pure, à la forme indépendante de tout donné, que ce soit empiriquement ou
pragmatiquement) l’autorité normative (que Kant appelle « validité objective » et Hegel
« effectivité », Wirklichkeit) des éléments non dérivés, normativement contraignant (ou,
s’agissant de la pratique, des éléments qui orientent l’action) de l’expérience12. De façon
générale, l’« expérience » de la conscience contribue à l’effondrement ou à la perte de
l’autorité normative de ce qui avait jusqu’alors fonctionné comme empiriquement
incontestable et une chose telle que le problème kantien des jugements synthétiques a
priori doit être traité, mais en se passant désormais de l’explication kantienne des formes
pures (indépendantes) de l’intuition.
V
J’aimerais maintenant exposer rapidement et incomplètement ce qui découle de cette
manière de comprendre la différence entre idéalisme fini et idéalisme absolu,
compréhension selon laquelle l’idéalisme « fini » affirme la dépendance de la pensée non
seulement à l’égard de l’existence d’objets indépendants, mais aussi à l’égard de contraintes
et de directives exogènes, alors que l’idéalisme absolu affirme que toute détermination de
la pensée est une détermination par la pensée ou une auto-détermination comme auto-
négation. (Il y a une image utilisée par Kant, élégamment empruntée et adaptée par
Stephen Engstrom pour expliquer le sens véritable de la dépendance : la dépendance de la
pensée à l’égard de la réceptivité peut être conçue à la manière de la dépendance d’un
oiseau à l’égard de l’air pour voler. L’air et sa résistance rendent possible un tel vol, de telle
sorte que cette dépendance ne peut être conçue à l’image de la manière dont l’air ou le vent
ballottent l’oiseau dans une direction ou une autre)13. Commençons par reprendre et
reformuler ce qui a été dit. On considère fréquemment que nier qu’il y ait des
représentations particulières ayant un contenu non conceptuel et jouant un rô le
cognitivement significatif dans l’expérience (c’est-à -dire un rô le qui ne soit pas seulement
causal) revient à nier que ces représentations puissent « fournir » le contenu à la pensée.
(Comment le pourraient-elles, si de tels éléments séparables n’existent pas ?) On déduit
naturellement de cette négation qu’elle implique de dire que la pensée « remplit » d’elle-
même ce contenu, qu’elle se « donne à elle-même un contenu », ce que McDowell appelle
« l’illimité du conceptuel » et Hegel « l’auto-détermination du Concept ». Cette position
suscite de nombreuses critiques enflammées, la plupart d’entre elles étant fondées, à mon
sens, sur une lecture très peu charitable de cette position elle-même, et toutes ne reposent
que sur le rappel de ce qui est le plus souvent affirmé de l’insistance de Hegel sur le
caractère inséparable du concept et de l’intuition. On affirme, par exemple, que puisque les
animaux perçoivent consciemment, mais sans être aptes à manier des concepts, à répondre
de leurs jugements, etc., et puisque nous ressemblons aux animaux dans notre corporéité
sensible, nous nous fions aussi nécessairement de manière similaire à un contenu non-
conceptuel cognitivement significatif, mais non-aperceptif. On affirme aussi que le simple
fait que la richesse et le détail de notre expérience sensible peut dépasser le pouvoir de
discrimination de notre arsenal conceptuel courant, signifie que le contenu non-conceptuel
doit jouer un rô le cognitivement significatif dans l’expérience. Ou encore que l’illusion
véridique et la persistance des apparences de Mü ller-Lyer démontrent un aspect
obstinément non-conceptuel et cognitivement significatif de l’expérience (ou une
« modularité » réelle dans nos vies mentales). Ou encore (ce qui est incroyable) que
quelqu’un qui partagerait le holisme de McDowell-Hegel devrait défendre la thèse selon
laquelle aucune augmentation de la connaissance empirique, aucune addition à notre
arsenal conceptuel n’est jamais possible, parce que la thèse est censée soutenir que nos
concepts courants déterminent entièrement ce qui est accessible dans l’expérience. Bien
entendu, lorsque Hegel expose l’auto-détermination du Concept, il peut parfois sembler
présenter les choses d’une manière qui l’expose à ces objections (épistémologiques)
dualistes et empiristes. Il n’est donc pas surprenant de voir qu’il suscite tant
d’exaspération. Mais cette exaspération est prématurée.
Comme nous l’avons vu, la thèse de Hegel sur l’auto-détermination du concept, comme celle
de McDowell sur l’illimité ont conduit plusieurs lecteurs à affirmer que ce dernier était
retourné, malgré ses dires, au modèle du « roulement sans frottements ». La même chose
est dite à propos de Hegel (par Friedman, de nouveau, et par d’autres). Dans les deux cas,
ces accusations sont très hâ tives, puisqu’elles confondent la thèse d’inséparabilité avec la
position pour laquelle concept et intuition ne sont pas distinguables. Mais, si l’on est
attentif à la distinction entre ces deux thèses, on voit que ces affirmations hégéliennes
visent d’abord seulement à insister sur le fait que la relation de la pensée aux objets n’est
pas, pour ainsi dire, « assurée » par la seule réceptivité, par ce que nous livre la sensibilité.
La thèse de l’illimité est avant tout apparentée à la thèse de Davidson selon laquelle la seule
chose qui peut assurer ou soutenir une croyance est une autre croyance, ou encore que
c’est seulement parce que notre compréhension du monde sensible est déjà
conceptuellement articulée que ces données de la sensibilité peuvent tenir un rô le de
justification. (En effet, puisque le monde sensible est une saisie sensible immédiate du
monde, on pourrait aisément dire de cette thèse qu’elle est réaliste : la réalité elle-même est
conceptuelle, elle nous offre « ce qui pourrait être pris comme ayant lieu14. » Et lorsque
Hegel parle de la raison qui se trouve elle-même dans le monde et affirme que « le Logos »
est partout présent dans le monde, on peut penser qu’il ne fait que répéter le principe
fondateur du rationalisme grec : être, c’est être intelligible, il n’y a en principe rien qui soit
inintelligible. Ou, dans le langage du Tractatus que McDowell invoque parfois : la pensée
« ne s’arrête pas au seuil » du monde. Une manière de penser à un objet (un Sinn) n’est pas
une entité intermédiaire entre nous et les référents de la pensée, c’est une manière de voir
le monde.) Selon une telle conception, il y a encore beaucoup de contenu substantiel et
d’orientation empirique dans l’expérience. Encore une fois, la thèse soutient seulement que
la relation de la pensée à de tels objets ne peut pas être assurée ou même définie
intuitivement par les seules données de la sensibilité. La manière la plus large de
reformuler ce point est simplement que le domaine du normatif – dans le cas présent, ce
qui doit être affirmé – est autonome. (C’est l’« idée métaphysique » centrale de Hegel, bien
qu’elle ne relève pas d’une métaphysique substantialiste.) Les principes qui nous
contraignent à ce que nous devons croire, à ce qui peut être tenu pour un objet possible de
l’expérience ou à ce que l’on doit faire, sont complètement indépendants des affirmations
relatives à la manière dont l’esprit fonctionne, ou à ce que font les gens en général, ou
encore à ce que le monde perçu nous détermine à penser. Fichte a interprété cette idée
d’une manière très profonde et a construit toute sa philosophie autour d’elle.
Cela dit, si le conceptuel est illimité et si le domaine normatif est autonome, quelle est la
signification non-métaphorique de la notion d’« auto-détermination » du Concept ou de
l’« illimité » ? Mais cette question dépend d’une autre. Ainsi formulée, peut-on encore dire
de cette version hégélienne du problème qu’elle est un idéalisme ? Et si tel est le cas, en
quel sens, si ce n’est celui d’un idéalisme réaliste ou d’un idéalisme métaphysique en un
sens rationaliste ?
VI
Le résumé le plus ambitieux de ces positions est que les formes de jugement, les formes de
pensée sont les formes des choses, des objets et des évènements. (Non pas qu’elles se
correspondent les unes aux autres, ce serait du réalisme. L’une est l’autre, comme dans la
philosophie de l’identité et dans le principe suprême des jugements synthétiques de Kant.)
À cette hauteur extrême, on pense aux thèses similaires et controversées de Wittgenstein
dans le Tractatus, comme en 5.6 : « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon
monde »15, affirmation que Wittgenstein qualifie de manière provocatrice de « vérité du
solipsisme » et développe en 5.61 en disant que « Ce que nous ne pouvons penser, nous ne
pouvons le penser ; nous ne pouvons donc davantage dire ce que nous ne pouvons
penser. »16 Bien que Wittgenstein ne semble parler que de ce que Kant appellerait une
« logique générale », ce qui est en jeu est vaste et a fait l’objet de toutes sortes d’usages. Il y
a des similitudes entre l’usage respectif des termes « mon » et « nous » chez Wittgenstein et
des expressions « sujet d’expérience » et « subjectif » chez Kant (et le « je » dans le « je
pense » qui « doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ».) Pour les deux
penseurs, ces termes ne renvoient à rien dans le monde, mais ils expriment les limites du
monde, posent les limites de ce que peut être un monde. Toute rencontre avec quelque
chose dans le monde présuppose, mais ne saurait « découvrir » un tel sujet. Le sujet n’est
pas un objet supplémentaire dans le monde qui contient d’une certaine manière tout le
reste.
Chez les deux penseurs également, puisque ce dernier point signifie que l’assertion
fondamentale de l’idéalisme n’implique aucune référence à un sujet psychologique
empirique ou à un sujet social réel (comme le note Bernard Williams, il n’y a ici aucune
espèce de thèse « whorfienne » sur l’influence du langage sur les conceptions du monde)
ou, puisque l’idéalisme n’est pas invoqué ici comme une explication (la forme de pensée ou
la forme de langage n’explique pas « pourquoi nous expérimentons le monde comme nous
le faisons »), la thèse risque d’apparaître soit comme une tautologie soit, à un niveau plus
profond et bien moins habituel, comme quelque chose qui ne serait pas même pas une
thèse possible. Le premier danger est suffisamment clair. L’affirmation fondamentale
semble dire : ce que nous pouvons comprendre et formuler, nous pouvons le comprendre
et le formuler ; ce que nous ne pouvons pas comprendre et formuler, nous ne le pouvons
pas. (Ce risque est évident dans les interprétations de Kant qui « restreignent » la
connaissance à nos « conditions épistémiques ». Toute compréhension non tautologique de
ce point risque d’introduire un sujet substantiel ou empirique et par conséquent une notion
substantielle, matérielle, ou encore psychologique de « limite ». Que Kant puisse donner
cette impression est justement l’objection principale de Hegel dans sa célèbre critique de la
notion de « limite » ou de finitude.)
La seconde possibilité, à savoir que l’affirmation fondamentale n’est pas même une thèse
mais nous montre pourtant quelque chose, semble être la manière dont Wittgenstein
comprend cette thèse. Prendre les choses de cette façon reflète une réponse à un problème
profond propre à toute assertion d’un idéalisme non-métaphysique. Une assertion d’un tel
idéalisme post-kantien soutient qu’il y a une sorte de dépendance (savoir de quelle sorte de
dépendance il s’agit est le cœur de la question) entre la forme de ce à quoi nos
représentations répondent et certains aspects de nos facultés de représentation, ou, dans
une version qui pose le problème de la tautologie, qu’il y a une dépendance entre la forme
des objets connus et la forme de connaissance. Hegel, pour sa part, n’affectionne pas ce
langage de la dépendance ; il lui préfère ses propres assertions relevant de la « philosophie
de l’identité » et ainsi la thèse idéaliste selon laquelle le conceptuel est illimité et s’auto-
détermine. Mais, dans les deux cas, il est évident que cette dépendance (ou cette identité)
ne saurait être elle-même un des objets auquel les représentations répondent. Si elle était
formulée de cette manière, cette conception serait fausse. Mais nous avons besoin de
pouvoir expliquer notre emprise sur quelque chose de tel que la mondanéité du monde, la
possibilité d’un monde de l’expérience, d’une manière qui ne prenne pas à tort cette cible
pour une chose à laquelle nos représentations pourraient répondre, une chose qui serait
une caractéristique du monde. Se contenter de qualifier cette dimension de
transcendantale n’est pas d’un grand secours. D’où la compréhensible insistance sur le
« montrer ».
Mais cela donne lieu à une divergence potentielle entre Kant et Wittgenstein. Mesurer
l’ampleur de cette divergence et de ce qui est ici pertinent pour Hegel sont des questions
ardues. Pour Wittgenstein, arriver à saisir ce que « comprendre le sens d’un terme »
signifie pour nous n’est pas rendre compte empiriquement de la manière dont nous
avançons, il ne s’agit pas d’un élément relevant de la socio-linguistique. Il s’agit simplement
d’arriver à saisir ce que comprendre le sens d’un terme ou d’une règle peut être.
(L’équivalent kantien serait : tout ce qu’être un objet de notre expérience peut être.) Même
si Wittgenstein semble plus tard avoir ménagé la possibilité d’êtres ayant un esprit
différent du nô tre, ce qu’il semble en définitive vouloir montrer est qu’il ne peut y avoir (de
manière intelligible) d’êtres ayant un esprit différent du nô tre. Si nous insistons et
affirmons : « Mais l’impossibilité de prendre en considération un esprit différent du nô tre
ne vaut qu’en vertu de nos lumières, pour nous », alors c’est que nous n’avons pas compris
ce qui vient d’être expliqué : qu’il n’y a dans le monde ni nous, ni je, « pour » lequel les
choses sont, que la raison d’introduire l’idée de « nos » formes de pensée est de nous aider
à voir que, si formes de pensée il y a, elles ne peuvent être que « les nô tres ». La vérité du
solipsisme, selon une formule wittgensteinienne célèbre qui rappelle le style de Hegel, est
la vérité du réalisme ; le « nous », selon l’expression de Jonathan Lear, est un « nous qui
disparaît ». L’idéalisme de Kant est un réalisme empirique solide ; imaginer une intelligence
intuitive, non discursive, ne fait pas de nos formes de pensée des « limites » au-delà
desquelles il y aurait quelque chose qui serait en principe connaissable, mais
inconnaissable pour nous. Le monde créé par l’intellect divin en pensant est le même
monde que celui que nous connaissons, même si Dieu le connaît selon plus de dimensions
et de manière différente. (La différence principale est que Dieu connait le monde
immédiatement dans son intégralité, alors que notre connaissance est partielle et
cumulative à l’infini.) Ainsi, selon la manière dont le sens commun pose parfois le
problème, si la question est « Comment pourrions nous supposer qu’il ne peut y avoir
d’abîme entre “tout ce qui est connaissable” et “notre faculté de connaissance” ? », la
réponse n’est pas une démonstration, ni une déduction du fait qu’il ne peut pas y avoir un
tel abîme, pas plus qu’elle ne doit se méprendre sur la question, comme si celle-ci portait
sur les facultés empiriques. (Spéculer sur la possibilité du cerveau humain à être un jour
capable de comprendre, disons, la nature de la conscience, est un jeu ridicule et sans intérêt
philosophique.) La réponse juste est de se concentrer sur la confusion implicitement
contenue dans l’idée qu’il y a un référent réel de « notre » dans l’expression « notre faculté
de connaissance ». S’il s’agit d’une faculté de connaissance, elle n’est pas simplement « la
nô tre ». Ou bien, selon l’expression appropriée de Rorty, l’embarras sceptique sur ce que
pourrait être le monde en soi, considéré indépendamment de toutes les manières dont
nous pouvons le connaître, est un « monde bel et bien perdu ».
Mais c’est ici que commence la divergence (avec Kant, et en définitive avec Hegel).
Wittgenstein ne veut visiblement pas que les limites du langage soient de la sorte de limite
qui a un autre cô té, une limite qui serait une clô ture ou une barrière. Mais une expression
telle que « les limites de mon langage » implique une sorte de restriction. C’est pourquoi la
version wittgensteinienne de la thèse fondamentale n’est pas une tautologie, même s’il ne
s’agit pas d’une thèse au sens normal du terme (ni, pour le dire peut-être plus clairement,
d’une explication des formes de choses faisant appel aux formes de pensée. C’est en ce
même sens que la thèse selon laquelle l’esprit exige une « spontanéité » ne vise pas un
pouvoir non-causal de donner des explications des activités mentales.) Il y a un point où le
non-sens commence, quelque chose dont nous ne pouvons faire sens mais qui peut être
reconnu comme dépourvu de sens. Cette restriction ne suggère néanmoins aucun monde
inconnaissable, elle n’est disponible que « de l’intérieur » comme le dit Williams, en « …
trouvant notre chemin à l’intérieur de notre propre vue, sentant notre chemin aboutir aux
points où nous commençons à perdre prise sur lui (ou lui sa prise sur nous) et où les choses
commencent à nous paraître tout à fait étranges »17. L’expression de Strawson, les
« limites du sens », est devenue à juste titre célèbre (une expression que Strawson ne
pensait certainement pas comme une version de l’idéalisme, une affirmation des limites.
Cela n’est pas et n’a pas à être le tout de son propos.)
Kant ne semble pas concevoir les choses de cette manière et semble véritablement utiliser
la notion de limite comme barrière ayant un autre cô té. C’est la raison pour laquelle,
comme chacun le sait, Hegel l’a pris à partie. (Il nous faut être à cheval sur la limite, être des
deux cô tés, pour comprendre la notion de limite en ce sens. Auquel cas il ne s’agit pas d’une
limite dans le premier sens)18. É tant donné la sympathie de Hegel pour ce type de
critiques de la notion de limite, faut-il alors comprendre l’« idéalisme » de Hegel comme
étant une thèse aussi peu substantielle que celle de Wittgenstein, une manière de montrer
la disparition de la pertinence de tout « nous » ?19
C’est lorsque nous nous confrontons au problème de la détermination des candidats
susceptibles d’être légitimement des « formes de pensée » et à celui de l’indisponibilité des
formes séparables de l’intuition de Kant pour tenir ce rô le, qu’une nouvelle forme que nous
pourrions appeler « instabilité » émerge : la « puissance du négatif » qui forme le cœur et
l’â me de la Phénoménologie (le « chemin du doute et du désespoir »). Autrement dit, pour
emprunter la voie la plus rapide vers la solution hégélienne, si une condition de la visée
objective possible est une sorte de projection de possibilité, une condition dont on ne
saurait rendre compte empiriquement ou que l’on ne saurait déduire par la raison pure à
partir de la possibilité de la pensée, à partir des contraintes normatives relatives à ce qui
peut être un contenu conceptuel, alors nous devons d’une manière ou d’une autre prendre
en compte le fait que l’autorité normative de ces principes, non seulement ne peut pas être
établie une fois pour toutes par une déduction, mais que cette autorité peut s’effondrer
(« intérieurement ») et s’est déjà effondrée au cours de l’histoire. Et nous devons être
capables de faire cela sans objectiver, psychologiser ou sociologiser une telle subjectivité
collective. Autrement dit, l’effondrement de cette autorité implique une expérience de la
partialité et de l’incomplétude et nons des schémas conceptuels différents et donc des
mondes différents. À partir de la thèse de l’inséparabilité, l’assurance que l’on peut
supposément exiger face à cette possibilité et ce fait ne peut en aucun cas être l’assurance
très générale et vague que les objets, considérés indépendamment de ces conditions,
peuvent être supposés correspondre ou coïncider avec ce que nous exigeons. Mais cela ne
signifie pas qu’il n’y ait aucun problème à résoudre, du moins si l’on prend en considération
de nombreux passages de l’Introduction de la Phénoménologie de l’Esprit. Dans ce que nous
pouvons appeler l’expérience « normale », dans le cadre de ce que Hegel appelle une
« figure de l’esprit », il y a des normes qui ne peuvent être remises en question, parce que le
fondement de la possibilité de toute remise en question20 implique, pour Hegel et
Wittgenstein, des normes dont nous sommes « certains ». Que la conscience soit
directement et immédiatement présentée avec des objets déterminés qu’elle peut choisir et
auxquels elle peut se référer de manière indexicale n’est pas une théorie ou une thèse. Il
s’agit plutô t d’une figure de ce que l’expérience peut être, de ce que la relation esprit-
monde est. Comme on l’a noté plus haut, ce n’est pas une thèse sur la relation esprit-monde,
comme s’il s’agissait d’un autre objet dans le monde. Dans ce contexte, qu’une telle forme
de pensée soit la forme des objets est nécessairement une platitude. Hegel « examine » son
exhaustivité, dit-il, en « regardant », en observant comment on peut imaginer qu’une
expérience ainsi configurée tente de dire ce qu’elle connaît. Elle ne le peut pas, et une autre
figure est introduite.
On est tenté de dire que cela est une réponse hégélienne à un problème et à divers motifs
« sceptiques ». Hegel fut tenté de le dire de cette manière et a succombé occasionnellement
à cette tentation. Mais c’est une formulation trompeuse du problème, qui suggère
inévitablement une perspective se situant « à l’extérieur » des thèses empiriques et
éthiques ordinaires à partir desquelles la possibilité même de telles thèses peut être
établie. Mais la Phénoménologie demeure phénoménologique du début à la fin, et cela
signifie que Hegel traite la manière dont « la conscience souffre de la violence de ses
propres mains » comme une partie de ce qu’est avoir de l’expérience en général (et cela
signifie : avoir un monde), de réagir aux échecs des pratiques de justification et de
légitimation décrites comme si elles venaient « de l’intérieur », pour filer cette image.
Il est certain que dans les chapitres sur Conscience, Conscience de Soi et Raison, Hegel
présente un tableau idéalisé de l’éducation de la conscience relativement à sa propre
possibilité et que l’auto-négation est ainsi idéalisée, mais ce vers quoi une telle éducation
tend est un corollaire final de l’inséparabilité de l’esprit et du monde, qui était le point
essentiel de l’appropriation hégélienne de la déduction kantienne. Cette inséparabilité ne
signifie pas que la logique transcendantale, établie par la méthode philosophique, ne
constitue que subjectivement ce que pourrait être la forme des objets. La voie hégélienne,
conformément à sa thèse impopulaire de « l’identité », va dans l’autre sens. L’inséparabilité
signifie pour Hegel qu’une logique est entrelacée à une forme de vie, une forme de vie réelle
et historique, et qu’elle ne peut pas être correctement comprise si elle est abstraite, séparée
de la « vie » qu’elle régule. Et ces formes ou normes échouent ou s’effondrent dans le temps,
perdent en quelque sorte leur prise dans cette forme de vie comme totalité, en sorte que
toute philosophie peut être « son temps appréhendé en pensées ». C’est la logique,
pourrions-nous dire, de la réapparition perpétuelle du « Nous ».
4- . Ibid., p. 464.
5- . Voir Pippin, Hegel’s Idealism, p. 85.
6- . Voir Henry Allison, Kant’s Transcendental Idealism, 2e éd., New Haven, Yale University
Press, 2004, pp. 12-16.
9- . Sur la question de l’intégration, voir l’analyse d’A. W. Moore dans les chapitres 1 et 2 de
Points of View (Oxford University Press, 1997), en particulier la formulation de son principe
fondamental, p. 21.
10- . Cela engage évidemment Hegel dans une tâ che très difficile. Tous les aspects partiels
ou les faisceaux conceptuels organisés autour de ce qui est essentiel, de ce qui importe,
préoccupe, etc., ne sont pas partiels en ce sens, intégrables dans une position plus
compréhensive, et Hegel doit nous aider à distinguer entre ce qui peut être désigné comme
une « Gestalt des Geistes » et ce qui est en-deçà d’une telle chose. De plus, contrairement à
Moore (op. cit.), ces points de vue partiels ne sont pas, pour Hegel, intégrables par « simple
addition ».
11- . Cette expression (« frictionless spinning ») est empruntée à J. McDowell : voir L’Esprit
et le monde, Paris, Vrin, 2007, p. 43 [N.d.T].
12- . Si concept et intuition sont radicalement inséparables, alors non seulement un
empirisme pur ou fondationnel est impossible, mais la doctrine kantienne du formalisme
transcendantal doit également être rejetée, et on doit trouver une autre voie pour rendre
compte de la détermination du concept et (particulièrement chez Hegel) du changement
fondamental du concept. À propos de l’intérêt de ce problème relativement aux questions
similaires que pose l’appropriation de Hegel par Brandom, voir mon « Brandom’s Hegel »,
European Journal of Philosophy, 13-3, 2005, pp. 381-408.
13- . Engstrom, op. cit., p. 17. Le passage de Kant est extrait de la première Critique, B 8-9
(Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, GF-Flammarion, Paris, 2001, p. 98) : « La
colombe légère, quand, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance,
pourrait se représenter qu’elle réussirait encore bien mieux dans l’espace vide d’air. »
16- . Ibid.
18- . Cf. la formulation lapidaire de Moore, op. cit., p. 119 : « At a more general level, we
cannot represent limits to what we can represent. For if we cannot represent anything
beyond those limits, then we cannot represent our not being able to represent anything
beyond those limits. » Je ne crois pas que Moore voit véritablement le rapport entre ces
questions et la tradition de l’idéalisme kantien parce qu’il ne tient pas compte, il faut en
convenir, de l’importante distinction entre « transcendant » et « transcendantal » chez
Kant. Cf. n. 8, p. 122. Comme par une ruse de la raison pourtant, cette distinction joue un
grand rô le dans sa propre entreprise, dans le dernier tiers de son livre, lorsqu’il distingue
entre, d’une part, un niveau réflexif d’analyse auquel sa propre affirmation fondamentale
ne tient pas et, d’autre part, un niveau « non-transcendantal » auquel son affirmation tient
et les représentations absolues sont possibles. La controverse avec Kant et Hegel concerne
la thèse selon laquelle le premier type de connaissance serait « ineffable ». Il n’y a pas, dans
l’histoire de la philosophie, de plus grand adversaire de l’ineffable que Hegel.
19- . Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce point. Pris stricto sensu, Wittgenstein parle de
la logique générale dans plusieurs de ces passages et pointer les limites de ce qui est
logiquement exprimable ne revient pas à pointer une « limite » réelle. Mais, il semble qu’il y
ait plus que cela en jeu, particulièrement dans les Philosophical Investigations. Cf. le
commentaire de Williams sur la manière dont la position de Wittgenstein est naturellement
conduite à l’adoption d’une sorte d’idéalisme transcendantal, position qui, selon ses
propres conceptions, doit être fausse (op. cit., p. 163).
20- . Voir De la certitude, où Wittgenstein admet que les formes de vie changent.
L’abstraction métaphysique
Dès avant le Concept préliminaire de l’Encyclopédie, l’Introduction développe un certain
nombre d’arguments contre l’abstraction métaphysique. Ils sont d’une autre nature.
Qu’il y ait fondamentalement deux types de critiques de la métaphysique, qui plus est
complémentaires l’une de l’autre, c’est d’ailleurs ce que semble suggérer une remarque de
la première édition de l’Encyclopédie : « Cette métaphysique a succombé à deux attaques
qui vinrent de cô tés opposés ; I. l’une est la démarche philosophique se fondant sur
l’empirisme (…). II. La manière de voir qui fait tout d’abord face à celle-ci est contenue dans
la philosophie kantienne. Elle a, plus précisément, soumis à l’examen la valeur des concepts
d’entendements employés dans la métaphysique » (§§ 26-27). D’une certaine manière,
l’Introduction de l’Encyclopédie définit la philosophie spéculative à partir de cette double
critique en la caractérisant dans un premier temps par la transformation des
représentations en pensées, puis des pensées en concepts (§§ 1-5), et dans un deuxième
temps, par son contenu qui est l’effectivité et l’expérience (§§ 6-8). Cette dernière
orientation méthodologique vers le concret engage une triple polémique avec l’abstraction
spécifique du discours métaphysique. Trois types de dépassement de la métaphysique sont
envisagés qui sont fondés respectivement sur le principe de l’expérience, sur le concept
d’effectivité et sur l’exigence de systématicité.
Hegel reformule manifestement les thèmes de la critique empiriste de la métaphysique
lorsqu’il critique les philosophies qui en restent à « l’universalité des idées », à « la
première universalité abstraite de la pensée » alors que « c’est en un sens plus juste et plus
profond que la philosophie est redevable de son développement à l’expérience » (§ 12
Rem.). La philosophie ne doit pas se « comporter seulement abstraitement, comme dans les
débuts philosophiques des Grecs » mais se « jeter sur la matière apparaissant sans mesure
du monde des phénomènes » et elle doit « emprunter son contenu à l’intuition et
perception propre de l’extérieur et de l’intérieur, à la nature présente comme à l’esprit
présent et au cœur de l’homme » (§ 7). La critique de la métaphysique porte ici sur la
réduction du contenu du savoir à des principes unilatéraux, et à la conception hiérarchique
du système qui en résulte16. Hegel y oppose l’universel concret et le système comme
« cercle de cercles », ou comme antidote à cette maladie chronique de la philosophie
transmise par la métaphysique : la pensée sous complexe.
Le concept d’effectivité vient ainsi spécifier la critique méthodologique de l’abstraction
métaphysique en la reformulant sur un plan ontologique. Contre le projet visant à saisir
l’essence des phénomènes au-delà de leur existence phénoménale, le concept d’effectivité,
défini comme « unité devenue immédiate de l’essence et de l’existence, de l’intérieur et de
l’extérieur » (§ 142), récuse les présupposés dualistes de cette opération : il n’y a pas
d’intérieur caché au-delà des phénomènes parce que « l’essence doit nécessairement
apparaître » (§ 131) ; il y a pas d’un cô té une réalité immédiatement contingente (celles des
choses de la perception) et une réalité immédiatement véritable, essentielle, que la
réflexion seule saisirait au-delà des phénomènes ; la seule réalité de l’essence est celle de
ses manifestations phénoménales et le concept d’essence ne désigne en définitive que
l’hypostase réflexive de ce qui en constitue l’unité17.
Là où le projet métaphysique dirige traditionnellement la philosophie vers l’essentiel,
Hegel entend la réorienter vers l’effectivité par l’intermédiaire d’un concept original de
concret. Suivant sa définition technique, le spéculativement rationnel « bien qu’il soit
quelque chose de pensé, abstrait aussi, est en même temps un concret, parce qu’il n’est pas
une unité simple, formelle, mais une unité de déterminations différentes. C’est pourquoi en
général la philosophie n’a pas du tout affaire à de simples abstractions ou pensées
formelles, mais uniquement à des pensées concrètes » (§ 82 Rem.). Bien plutô t que par la
contemplation d’essences séparées ou de caractéristiques communes à un ensemble de
manifestations phénoménales, la pensée spéculative est ici définie par une connaissance du
concret qui suppose une étude systématique des multiples processus et rapports qui
traversent les phénomènes ainsi que des multiples connexions entre vérités.
Loin de développer sa critique de la métaphysique sur le seul terrain kantien de la pensée
de la pensée, Hegel la déplace donc également sur le terrain de la conception de la
rationalité et des présupposés ontologiques de la métaphysique ; celle-là étant solidaire de
ceux-ci : solidarité de la rationalité abstraite avec l’opposition l’essentiel et le phénoménal.
Sur ce terrain se fixe le sens de bien des thèses hégéliennes. Ainsi, par exemple,
l’identification de la philosophie à une science systématique ou encore la trop fameuse
affirmation de la Préface des Principes de la philosophie du droit : « Ce qui est rationnel est
effectif, ce qui est effectif est rationnel. » Si la philosophie veut connaître le concret, elle doit
se faire connaissance systématique18 et déployer une rationalité qui soit celle de
l’expérience comme effectivité. Le paradoxe mérite d’être relevé : là où l’on voit souvent la
preuve que la philosophie hégélienne retombe dans la métaphysique dogmatique après que
Kant en a développé la critique, nous avons plutô t affaire aux conséquences d’une critique
non kantienne, en l’occurrence empiriste, de la métaphysique.
Cette deuxième ligne argumentative polémique à l’égard de la métaphysique a été
développée par différents courants de la philosophie des XIXe et XXe siècles. Depuis le
Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande de Engels, différents
courants du marxisme occidental ont conçu l’orientation non métaphysique de la
philosophie marxiste sous des oppositions comme celle du statique et du dynamique, de
l’unilatéral et du total, de l’abstrait et du concret, en les rattachant généralement à la
conception hégélienne de l’effectivité. Le pragmatisme américain des origines, plus
précisément, celui de Dewey et Mead a également souligné l’inspiration qu’il puisait dans
l’entreprise hégélienne visant à dépasser les dualismes et à privilégier une approche
processuelle de l’expérience19 (tout en revendiquant explicitement une interprétation non
métaphysique de Hegel20). Pourtant, à l’exception des interprétations (déjà datées)
centrées sur la critique du dualisme ontologique21, seule la critique idéaliste de la
métaphysique semble retenir l’attention dans les débats actuels. Une première raison s’en
trouve dans le fait que les concepts connotés par le marxisme font l’objet d’une sorte de
disqualification réflexe, comme en témoignent la péremption de l’opposition
métaphysique/dialectique, et plus généralement, la perte d’intérêt pour le débat
concernant la dialectique. Une deuxième raison tient au fait que les interprétations néo-
pragmatistes dissolvent la métaphysique et l’épistémologie dans la sémantique en tournant
ainsi le dos à tout ce qui constituait le cœur du pragmatisme, à savoir le lien de la
connaissance et de la normativité avec les dynamiques immanentes de l’expérience22.
Dans ce cadre, la critique hégélienne de la métaphysique au nom de l’expérience perd
nécessairement de son intérêt. Une troisième raison renvoie à la manière dont sont
généralement conçues les entreprises de dissolution de la métaphysique dans
l’épistémologie.
Dans le cadre de la discussion sur la nature de l’idéalisme hégélien, l’importance donnée
aux thèmes de l’aperception transcendantale (c’est-à -dire au Je = Je) et de l’autonomie de la
raison23 conduit à faire perdre de vue tout ce qui oppose les concepts kantiens et hégéliens
de connaissance : d’une part, la critique du formalisme de l’entendement (et tout ce qui
dans le concept d’expérience relève d’un certain primat de l’objet et d’un lien entre
connaissance et saisie du non identique24), d’autre part, la redéfinition de l’objectivité
comme totalité (et tout ce qui dans fluidification des pensées d’entendement ne renvoie pas
seulement à la pensée de la pensée mais aussi aux formes de totalisation spécifiques
thématisées dans la section « L’Objet » de la Science de la logique).
2- . C’est du moins ce que nous avons soutenu dans E. Renault, « La métaphysique entre
logique et sciences particulières », in J. B. Buée, E. Renault, D. Wittmann (dir.), Logique et
sciences concrètes (nature et esprit) dans le système hégélien, L’Harmattan, Paris, 2006,
pp. 13-32.
3- . Dès les tous premiers développements de l’école hégélienne, la question fut posée de
savoir si la Science de la Logique devait être complétée par une métaphysique (comme le
soutenaient les pseudo-hégéliens comme le fils Fichte ou Weisse) ou si elle constituait déjà
par elle-même une métaphysique complète (comme le soutenaient des hégéliens
orthodoxes). Pour une critique du point de vue pseudo-hégélien sur ce point, voir Julius
Schaller, Die Philosophie unserer Zeit (1837). Rosenkranz affirmait quant à lui que la
Logique hégélienne contenait bien le principe d’une métaphysique complète, mais qu’elle
n’avait pas encore été développée par l’école hégélienne (voir la préface de sa Psychologie,
1837). Quant aux Jeunes-hégéliens, leur volonté d’appliquer la philosophie à l’histoire
présente les conduisait à des interprétations non-métaphysiques.
5- . La manière dont Adorno mobilise Hegel dans le cadre d’un polémique contre la
« liquidation de la philosophie » et au profit d’un « sauvetage de la métaphysique » fournit
une illustration la plus intéressante de cette orientation ; voir Dialectique négative, Paris,
Payot, 1978 et Métaphysique. Concepts et problèmes, Paris, Payot, 2006. L’objectif de la
dernière partie de sa Dialectique négative est de sauver la métaphysique à l’époque de son
impossibilité absolue. Il écrit dans sa lettre à Scholem du 14 mars 1967 que « l’intention de
sauver la métaphysique est en fait l’intention centrale de la Dialectique négative ».
9- . Voir sur ce point O. Tinland, « L’idéalisme hégélien », in M. Caron (dir.), Hegel, Paris, É d.
du Cerf, 2007, pp. 213-240.
12- . Ibid.
13- . Ibid.
14- . Mentionnons par exemple K. Hartmann, « Hegel, a Non Metaphysical View », in A. Mac
Intyre (ed.), Hegel. A Collection of Critical Essays, London, University of Notre Dame Press,
1972 ; G. Lebrun, La Patience du concept, Paris, Gallimard, 1968 ; R. Pippin, Hegel’s Idealism.
The Satisfaction of the Self-consciousness, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
16- . Hegel se réfère parfois explicitement à la critique des « systèmes » chez des auteurs
comme Condillac. Voir par exemple GdP, W 19, pp. 247-248. Sur le rapport entre les
conceptions du système chez les Lumières et chez Hegel, voir E. Renault, La Naturalisation
de la dialectique, Paris, Vrin, 2001, chapitre. 4.
17- . C’est sans doute dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit que cette prétention
métaphysique à saisir immédiatement l’essentiel et à le fixer sous des prédicats
fondamentaux est contestée le plus vigoureusement : « La philosophie, par contre, ne
considère pas la détermination inessentielle, mais la détermination en tant qu’elle est
détermination essentielle ; ce n’est pas l’abstrait ou ineffectif qui est son élément et
contenu, mais l’effectif, ce qui se pose soi-même et qui dit dans soi […]. C’est le processus
qui se donne en les engendrait ses moments et qui les parcourt, et ce mouvement tout
entier constitue le positif et la vérité de celui-ci […]. Le phénomène est le naître et
disparaître qui, lui-même, ne naît ni ne disparaît, mais est en soi, et[ constitue l’effectivité et
le mouvement de la vie de la vérité » (PhG, GW 9, pp. 34-35 / Phénoménologie de l’esprit.
Préface et introduction, pp. 117-119).
18- . « La science [de l’absolu] est essentiellement système, parce que le vrai en tant que
concret est seulement en tant qu’il se déploie lui-même et se recueille et retient dans
l’unité, c’est-à -dire en tant que totalité » (Enzykl., § 14, W 8, p. 58 / Encycl. 1, p. 180).
19- . Voir par exemple G. H. Mead, « Suggestions toward a theory of the philosophical
disciplines », Philosophical Review 9 (1900), pp. 1-17 et J. Dewey, « From Absolutism to
Experimentalism », in G. P. Adams, W. P. Montague (éd.), Contemporary American
Philosophers, New York, 1930, vol. II, pp. 13-27. Une nouvelle lumière est jetée sur ces
questions par une publication récente : J. R. Shook, J. A. Good, John Dewey’s Philosophy of
Spirit, with the 1897 Lecture on Hegel, Fordham University Press, 2010.
20- . Voir par exemple, G. H. Mead, « A new criticism of Hegelianism : Is it valid ? »,
American Journal of Theology 5, (1901), pp. 87-96 ; J. Dewey, « Beliefs and Existences »
(1906), in The Influence of Darwin on Philosophy and Other Essays, New York, Henry Holt
and Co, 1910. Comme l’a montré J. Good, Dewey lutte depuis la fin des années 1880 contre
l’interprétation métaphysique et théologique de Hegel par T. H. Green et F. H. Bradley, au
nom d’une interprétation alternative développée par les hégéliens de St. Louis. Voir à ce
propos, ainsi que pour une spectaculaire réévaluation de l’importance de Hegel dans le
pragmatisme deweyien, J. Good, A Search for Unity in Diversity : The « Permanent Hegelian
Deposit » in the Philosophy of John Dewey, Lanham, Lexington Books, 2005.
21- . Voir notamment M. Theunissen, Sein und Schein, Francfort/M., Suhrkamp, 1978, et
B. Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique, Paris, Vrin, 1981.
22- . Il serait pourtant possible de faire ressortir les connotations pragmatistes du concept
hégélien d’expérience ; voir à ce propos, E. Renault, « L’autonomie de la raison comme
“présupposé de l’époque” », à paraître dans les actes du colloque « L’idée d’autonomie : ses
enjeux ontologiques, critiques et politiques » (Tozeur 19, 20, 21 et 22 novembre 2009).
24- . Pour cette spécificité du concept hégélien d’expérience, voir Adorno, « Le contenu de
l’expérience », Trois études sur Hegel, Paris, Payot, 1979, et « Sujet et objet », Modèles
critiques, Paris, Payot, 1984.
27- . Enzykl., § 246 Zusatz, W 9, pp. 20-21 / Encycl. 2, pp. 343-344. Sur la place du moment
métaphysique dans les sciences, voir notamment J.-M. Buée, « Spéculation et sciences
positives : le cas des mathématiques », in J.-M. Buée, E. Renault, D. Wittmann (dir.), Logique
et sciences concrètes…, op. cit., pp. 113-126.
30- . Sur les ambiguïtés de cette thèse, voir J.-F. Kervégan, L’Effectif et le rationnel. Hegel et
l’esprit objectif, Vrin, 2007, pp. 17-32.
31- . Dans un texte fondateur de la gauche hégélienne comme ses Streitschriften zur
Vertheidigung meiner Schrift über das Leben Jesu und zur Charakteristik der Gegenwartigen
Theologie (1837-1838), D. Strauss s’efforçait de montrer que si l’opposition du rationnel à
l’effectif constituait une rechutte de Hegel dans Kant et Fichte, leur identification
substantielle constituait une rechute de Hegel dans le panthéisme schellingien (voir
3e cahier, pp. 65-75 sq.), et il reprochait à ce qu’il devait dénommer « droite » hégélienne
quelques pages plus loin de succomber à cette seconde erreur.
32- . Voir B. Bauer dans La trompette du jugement dernier – Contre Hegel, l’athée et
l’Antéchrist – Un ultimatum (1841 ; trad. Baatsch, Paris, Aubier, 1972).
Réalité et effectivité.
Haym et Nietzsche
face à Hegel
Ari Simhon
Notre propos sera, en partant du livre de Rudolf Haym de 1857, Hegel et son temps, qu’il
faut bien considérer comme une « somme » d’antihégélianisme, et après un repérage des
diverses formes de critique de Hegel qu’il comporte, de noter les points de convergence,
parfois troublants, avec l’antihégélianisme de Nietzsche. Car certains points de contact
entre ces deux contemporains contempteurs de leur temps ne peuvent qu’être mis en
exergue, la question étant toutefois de savoir jusqu’où la comparaison peut être menée.
Notre étude vise à montrer que Nietzsche est celui des deux qui prend Hegel le plus au
sérieux, assume le diagnostic hégélien sur l’effectivité du temps – même s’il en inverse le
jugement de valeur – et, d’une manière générale, celui qui intègre en sa pensée un
« principe d’effectivité » avec lequel se lie inéluctablement le critère du succès mais aussi
certains schèmes dialectiques étrangement rémanents chez lui. L’antihégélianisme de
Nietzsche nous paraîtra alors fortement paradoxal en tant qu’il salue encore Hegel, en
considère l’importance, au point de se situer, parfois, dans son sillage, avant de le saluer au
sens de lui dire adieu. La déconsidération haymienne de la distinction spéculative
hégélienne du « réel » et de l’« effectif » n’est pas chez lui reconduite, contrairement à ce
que l’on pourrait croire, et son œuvre qui critique la notion, jugée encore métaphysique, de
progrès, intègre, mais en la déliant alors de celle de progrès, la notion de succès : la critique
nietzschéenne de la notion hégélienne de succès n’empêche en effet pas son auteur de la
reprendre pour son propre compte – entre autres raisons afin de justifier sa propre
philosophie, présentée comme une nouvelle interprétation ayant vocation à « gagner ».
Cela signifie bien l’intégration par le philosophe au marteau d’un principe d’effectivité et
une divergence avec Haym dans leur commune critique de la notion hégélienne du
Fortschritt. Il ne s’agit pas, pour Nietzsche, contrairement à Haym, de surmonter
simplement « Hegel », mais de surmonter tout le mouvement de civilisation que Hegel
accomplit : surmonter la philosophie hégélienne de l’histoire ne consiste donc pas
banalement à nier l’effectivité du sens qui se dessine en elle, à récuser que la Weltgeschichte
affirme de plus en plus le droit de l’individu jusqu’à le reconnaître pleinement avec la
modernité politique du monde chrétien-germanique, mais à refuser le jugement de valeur
positif sur cette civilisation, et à poser son interprétation du monde comme prémisse d’une
nouvelle. Nietzsche assume alors bien plus Hegel qu’on ne le dit parfois : un Hegel sans
progrès, sans métaphysique.
Rudolf Haym
Le célèbre écrit polémique de R. Haym, Hegel und seine Zeit1, qui date de 1857, connut un
grand succès, jusque chez certains hégéliens. É laboré grâ ce à la diligence de la famille de
Hegel à partir des documents mêmes dont disposait K. Rosenkranz, premier biographe du
philosophe2, ce classique, écrit contre celui de son prédécesseur qualifié péjorativement
d’« apologiste »3, peut être vu comme un monument de l’anti-hégélianisme en ce sens qu’il
concentre en son sein un ensemble foisonnant de reproches – dont l’unité ne paraît
d’ailleurs guère au premier abord, empruntés qu’ils sont à divers points de vue et non à une
philosophie qui serait une et celle de Haym. Mais à défaut d’un « système propre », selon
son expression, la pensée de Haym, qui emprunte à plusieurs, n’en repose pas moins sur
une vision politique qui a sa cohérence et qui constitue la raison des prises de position à
l’égard du système hégélien. É crivain politique, publiciste intéressé à ce qui fait l’unité
spirituelle de l’Allemagne, député à l’éphémère Parlement de Francfort en 1848, Haym qui
est également professeur de littérature allemande estime pourtant que son livre ne saurait
être réduit à une critique de l’idéologie de l’homme Hegel et de son œuvre. C’est pourtant
bien cette dimension idéologique qui constitue incontestablement le ressort de la plaidoirie
antihégélienne du livre de 1857, et les vues philosophiques qui sont déployées, par leur
diversité même et leur caractère d’emprunt, n’ont qu’un statut de simples outils critiques.
La thèse du livre (d’ailleurs reprise à Jakob Fr. Fries4) – Hegel est en vérité un penseur
conservateur et servile, dont le philonapoléonisme ne l’a pas empêché de devenir un
philosophe de la Restauration, de la puissance de l’É tat prussien, tant il est complaisant à
l’égard de ce qui triomphe et capable de traîtrise à l’encontre de sa nation – vise donc Hegel
dans son œuvre mais aussi bien ad hominem, ainsi que n’avait pas manqué de le noter
Rosenkranz5. Le cœur de l’hégélianisme, selon Haym, est la visée de réconciliation avec le
réel, la primauté de la pensée sur la volonté, du théorique sur le pratique – le tout
rejoignant selon lui le quiétisme de la Restauration. À l’inverse, l’auteur lui-même,
proclamant sa haine du conservatisme politique, se veut libéral, ce qui signifie d’abord
– mais pour nous – une limitation du pouvoir par les droits de l’individu et une acceptation
de notre modernité politique.
Avec une telle thèse, Haym règle ses comptes avec Hegel et liquide du même coup son
propre passé hégélien. Or le publiciste qu’il est ne serait-il pas finalement et à bien des
égards moins libéral que le philosophe qui est sa cible ? D’où certaines difficultés d’accès à
la base idéologique elle-même d’où sont issues les critiques6. Si la thèse essentielle du livre
de Haym est le caractère profondément conservateur de la philosophie hégélienne, ce
caractère se trouve selon lui indissociablement lié à l’absence de place que le système
accorde à la subjectivité – mais encore : à la liberté, l’intériorité, l’individuel, le personnel,
l’affectif. Toutefois, en dépit de sa haine proclamée du conservatisme politique, la pensée
de Haym s’inscrit fondamentalement dans le cadre de ce qui était nommé à l’époque
national-libéralisme, lequel n’était pas exempt, loin s’en faut, de dimensions conservatrices
et politiquement anti-modernes, ce national-libéralisme n’étant en effet pas tant une forme
de nationalisme tempérée par du libéralisme qu’une pensée de nature völkisch.
Envisageons les choses de plus près.
Le système
« La philosophie de Hegel, commence par déclarer Haym, est aussi bien l’histoire de la
philosophie in nuce que la philosophie in nuce »7 : in nuce, c’est-à -dire dans sa
quintessence, en concentré, en une récapitulation intense. Cette dimension, si elle est
assurément hégélienne, peut toutefois ouvrir à des jugements de signes opposés : positif,
d’un point de vue hégélien ; parfois même, quand on entend à partir de là déconstruire
l’ensemble de la philosophie en critiquant le système dont on admire qu’il ait la puissance
de la contenir et de la couronner – d’où l’ambiguïté positive-négative de l’antihégélianisme
qui s’exprime alors ; négatif, comme le jugement de Haym, quand on considère que cette
philosophie certes récapitule l’ensemble de l’histoire de la philosophie qui la précède, mais
en étant à son égard tyrannique et mortifère : « dominatrice, [la philosophie de Hegel]
surplombe tant de points de vue par elle surmontés et réfutés… Elle fait des dépouilles de
ces systèmes défaits la matière dont elle se compose »8. Ainsi, la philosophie de Hegel
apparaît chez Haym comme une sorte d’ogre faisant de la chair de ses victimes la sienne
propre : loin de considérer hégéliennement que l’Aufhebung des philosophies passées est
une domination de son autre dont la philosophie hégélienne résulte, les maintenant en
éternelle vie, les sauvant de la réfutation externe des unes par les autres et d’elles toutes
comme opinion par l’opinion, en sorte que cette domination est aussi bien une assomption,
Haym considère que cette domination est bien domination de son autre, en un
assujettissement dévitalisant. Par un tel geste, Haym se place d’emblée dans une
perspective de lecture externe du système, celle de celui qui n’entend pas, ou plus, s’en
laisser accroire, qui en est revenu de Hegel comme il était au fond déjà revenu auparavant
de la foi religieuse par sa lecture de Feuerbach9. Hegel und seine Zeit entend être une mise
au tombeau10 d’un système qui se nourrit de cadavres11, et qui est finalement lui-même
sinon mort du moins moribond. C’est la tâ che de l’esprit allemand, selon Haym, de se
défaire une fois pour toutes de la présence naguère dominante d’un système qui a eu sa
grandeur mais qui est désormais néfaste. Il faudra toutefois se demander s’il ne reste pas,
pour Haym, des éléments toujours vivants du système à sauvegarder – et pour quelles
raisons.
Comment la critique de Hegel s’opère-t-elle ? Haym qui estime en premier lieu qu’un
« système ne peut être réfuté que par un système », et qui n’en dispose guère par devers lui,
va tout d’abord lutter contre Hegel en utilisant le critère hégélien – il en a conscience – de la
désuétude : ce système, jadis rayonnant, ne règne plus de nos jours sur la vie et la science,
constate-t-il, opposant à Hegel le fait, selon lui incontestable, de l’exténuation de la
philosophie, des systèmes, et encore – et surtout – de la spéculation et de l’idéalisme. Nous
sommes à l’époque des découvertes techniques. Penser la technique, telle est donc la tâ che
des nouveaux temps, ainsi que réévaluer ce qui a été sévèrement critiqué par Hegel comme
empirisme ; Haym reconnaît aussi l’importance du positivisme qui se développe en
particulier dans les recherches historiques (L. von Ranke, mais aussi Dahlmann, Droysen,
Duncker, tous cô toyés au Parlement de Francfort). Certes, la philosophie de Hegel mérite
assurément « une place d’honneur dans l’histoire du développement de l’esprit allemand »12
– allemand et non pas universel –, mais elle n’exprime plus cette nouvelle époque qui est
nô tre ni ne répond à ses besoins. Nous ne pouvons du reste plus avoir foi en une marche
idéale des choses alors que « nous avons été saisis, depuis désormais neuf ans, par un
mouvement politique lourd de conséquences », estime Haym qui fait ici allusion aux
événements révolutionnaires de 1848 en Allemagne13. Se trouve donc mise en œuvre une
critique de Hegel reposant sur le constat de la désormais impossible croyance au progrès ;
mais c’est la prise en compte de l’esprit du temps en général, et non un système propre,
même si l’auteur peut s’appuyer à l’occasion sur les philosophies déjà « constituées » de
Kant, Fichte, Schleiermacher ou Feuerbach, qui est la raison suffisante de l’adieu donné à
Hegel. Dans un deuxième temps toutefois, l’absence de système n’est plus considérée par
Haym comme un déficit : avoir un système n’est nullement chose nécessaire, s’exclame-t-il,
comme le savent les Allemands du Nord (mais ceux du Sud connaissent l’enclave
protestante du Wurtemberg dont est issu Hegel), lesquels, en tant que luthériens, sont
habitués à se méfier des constructions théoriques. Un système comme celui de Hegel n’est
d’ailleurs, souligne Haym qui présente Hegel comme un dévoreur de connaissances en tout
genre, qu’un produit du talent et non du génie, c’est seulement chose fabriquée (ein
Gemachtes)14 ; dénonçant le formalisme de la pensée mise en œuvre, il retourne ainsi
perfidement contre Hegel le reproche même que ce dernier adressait à Schelling dans la
Préface à la Phénoménologie de l’esprit : Haym prend son lecteur à témoin en proclamant
que « personne ne se laissera séduire par la tendance générale de ce système à réaliser et à
animer les concepts », impressionner par le caractère « forcé » du « développement qui fait
passer une détermination dans une autre »15, là où Hegel reprochait un demi-siècle
auparavant à la philosophie de la nature (à Schelling !) le caractère arbitraire de ces
équivalences – l’entendement serait électricité, l’animal azote – devant lesquelles
« l’incompétence peut bien tomber dans une stupeur admirative » mais seulement jusqu’à
ce que soit mis en évidence le « truc (Pfiff) d’une telle sagesse » (Préface de 1807, § 51). On
peut alors se demander si Haym ne reproche pas simplement (et platement) à un système
d’être un système. Formellement inverse de ce reproche, mais sur le fond équivalente, est
l’objection selon laquelle le système hégélien n’est pas un sy-stème (sun-istèmi), en ce sens
précis qu’il ne parvient pas à faire tenir ensemble tous les points de vue et, en particulier, à
donner son droit à la subjectivité, faiblesse essentielle pour Haym qui se réclame de l’esprit
de l’Allemagne du Nord. Haym peut toutefois se sentir proche de certains résultats
essentiels du hégélianisme – ce dernier ayant permis de mieux voir l’indigence de
l’entendement abstrait des Lumières et du vide du mode de pensée romantique – jusqu’à
même se proclamer sur ce point disciple de Hegel16, mais la réconciliation dialectique de
telles positions unilatérales inverses est à ses yeux fausse puisqu’elle oblitère un des
termes à réconcilier, à savoir l’élément subjectif et affectif, l’individualité et l’intériorité ;
ceci l’amène à se déclarer « habilité à poser cette question : sa philosophie a-t-elle mis en
œuvre ce qu’elle déclare être sa propre fin, peut-elle même ce qu’elle doit, est-elle même ce
qu’elle veut ? »17. Hegel a certes voulu constituer un système de la liberté, mais il a échoué :
la démarche hégélienne, récusant la conception du système élaboré par et pour un sujet au
nom d’un système-sujet, obère la dimension subjective. À l’instar de la Réforme luthérienne
qui n’a pas modifié le dogme mais restauré l’intériorité, l’époque n’a pas besoin après Hegel
d’un système de plus mais avant tout de développer à nouveau le « sens de la vérité et
l’incorruptibilité de la conscience »18. Le mérite de Kant, philosophe plus authentiquement
luthérien que Hegel, est de ne pas avoir ajouté un système aux précédents et d’avoir rompu
avec le dogmatisme philosophique en s’installant au cœur de l’esprit humain comme racine
de toute systématique – de même que Luther avait su retrouver dans l’intériorité
l’authentique foi vivante purifiée du dogmatisme théologique19. Pour Haym, la perte
d’autorité de la philosophie hégélienne ne vient pas de l’extérieur (des critiques), mais de
sa propre faute : elle s’est fait des ennemis par les exigences même qu’elle a refoulées et qui
ont resurgi face à elle comme un destin (dont Haym se veut le porte parole)20. L’auteur
entend ainsi réévaluer la profondeur vivante l’intériorité ; il estime, véritable leitmotiv du
livre, qu’il y a des formes justifiées de subjectivisme pourtant malmenées par Hegel,
surtout dans sa maturité, en dépit de la thèse générale de la subjectivité de l’absolu21.
Notons anticipativement que le recours à Luther – comme au kantisme ou au
« libéralisme » – pourrait certes nous faire croire à un engagement de Haym dans la
modernité ; pourtant l’intériorité de l’individu n’est jamais par lui valorisée qu’emplie de
l’esprit collectif du peuple, lui-même envisagé comme ethnos plutô t que comme demos.
Jeunesse et maturité
Haym, comme le fera Luká cs après lui, distingue le Hegel de la maturité, conservateur qu’il
condamne, et le jeune Hegel (d’avant 1800), qui trouve davantage sa sympathie. À
l’encontre donc de toute lecture unitaire du parcours hégélien22, Haym oppose l’œuvre du
jeune Hegel – dont il ne maîtrise pas toute la diversité interne mais qui fait encore selon lui
place à la profondeur de la vie – au système, qui est dévitalisant à l’extrême,
idéologiquement conservateur, aussi bien au niveau théologique que politique, et parle
pour ce dernier de « conversion de la doctrine hégélienne à la positivité »23. Au niveau
politique tout d’abord, le rapport de Hegel à la Révolution française est significatif de cette
conversion. Le jeune Hegel, déclare l’auteur, vivant « en plein Wurtemberg, de surcroit au
pays du despotisme le plus capricieux, dans la proximité de la scène révolutionnaire », est
emporté par les idées de 1789, il plante avec ses amis (selon la légende) un arbre de la
liberté avant de devenir par la suite, nous assène-t-il juste après, « si totalement
antirévolutionnaire. Il suffit d’attendre un peu, et l’ivresse sera dissipée »24. Il va sans dire
que Haym n’entre pas dans le détail subtil des textes : Hegel n’a en fait jamais été un
admirateur inconditionnel de la Révolution de 1789 (même dans sa jeunesse) ni ne l’a
jamais honnie globalement – loin s’en faut – dans sa maturité ; s’il critique 1793 – la
Terreur, non la Déclaration – dans la Phénoménologie de l’esprit, il qualifie 1789, dans les
Principes de la philosophie du droit (§ 258), d’événement ungeheuer (prodigieux, sublime)
et qui provoque, selon la Philosophie de l’histoire, une erhabene Rührung (émotion sublime),
« sublime » étant chez lui un terme au delà du positif et du négatif25). Tout se brouille
encore plus si l’on met en perspective les éléments ainsi exposés par Haym et les liens
idéologiques de ce dernier avec Heinrich von Treitschke (1834-1896) et le parti national-
libéral qui critique la Révolution française et l’étatisme jacobin !26 : il se peut que l’on soit
ici dans la stratégie au suprême degré, si l’on garde à l’esprit que Haym critique le soi-
disant reniement hégélien à l’égard de 1789 tout en étant lui-même profondément hostile à
1789. Au niveau théologique maintenant, Haym souligne que chez le jeune Hegel l’origine
de la religion positive (instituée, objective), est une religion vivante et instituante (religion
subjective, de l’imagination) qui cherche à s’objectiver dans des formes. Ainsi la religion,
loin d’être analysée simplement en termes de superstition, est lue comme expression
objectivée de la vie des hommes. Cette analyse fait alors de ces textes du jeune Hegel – qui
seront connus du public seulement en 1907 grâ ce à Herman Nohl27, mais qui étaient déjà à
la disposition de Haym et de Rosenkranz – une anticipation de l’analyse « jeune
hégélienne » (l’expression est de D. Fr. Strauss) de Feuerbach : le divin devient un miroir,
une autoprojection (non consciente) de la vie des hommes28. Mais la différence avec la
Philosophie de la religion de la maturité saute alors manifestement aux yeux, si on
interprète avec Haym cette dernière comme une justification du dogme.
« En dépit de… »
Mais revenons sur le diagnostic du livre – le profond conservatisme de Hegel est lié à la
tendance dominante de son système à nier le subjectif –, que Haym n’a pas honte d’opposer
à la thèse centrale du hégélianisme énonçant que l’absolu est sujet ou esprit : thèse de
l’absolu-sujet aussitô t interprétée par Haym comme point de vue de l’absolu sujet-
substance29. Une telle posture d’affrontement comporte inévitablement cette dimension
sous-jacente au texte de Haym – parfois presque énoncée – du en dépit de… : en dépit de la
reconnaissance de la subjectivité par Hegel, de son droit hautement proclamé au sein du
système, le philosophe ne lui accorde finalement pas sa légitime place et fait prévaloir le
substantiel, l’universel, la raison, le dogme, l’É tat, le cours du monde ; donc, en dépit de ce
que Hegel dit, il faut voir ce qu’il fait, et qui consiste justement à se dédire, ce qui trahit
alors la promesse du dit initial30. Cette posture haymienne est surtout présente dans
l’analyse de la philosophie politique et de la philosophie de la religion, les plus critiques à
l’égard de Hegel. Elle se maintient néanmoins encore étrangement, mais en s’inversant,
dans l’analyse des Leçons sur la philosophie de l’histoire et de celles sur L’esthétique, ces
dernières « sauvant le système d’une complète dissolution dans un positivisme sophistico-
spiritualiste »31 : positivisme par sa docilité vis-à -vis des faits, spiritualiste puisque l’absolu
est esprit, mais sophistique car la nécessité dialectique du mouvement est par trop
défaillante aux yeux de Haym. En clair, les philosophies de l’histoire et de l’art restent
vivantes en dépit de leur dimension métaphysico-rationaliste tandis que les philosophies de
la religion et du droit valorisent l’objectif de manière conservatrice en dépit de leur
affirmation de l’intégration de l’élément subjectif. Cet en dépit du Dit hégélien, disons-le dès
maintenant, nous apparaîtra aussi bien in fine comme un dépit tout court devant Hegel. Il
nous faut toutefois commencer par la Logique.
La logique
Le système, « révolutionnaire dans sa partie logique, est conservateur dans sa partie
pratique »32, déclare Haym, dont on sent bien le cô té non révolutionnaire en logique – quoi
qu’il passe d’un point de vue à l’autre ! Donc, derrière la formule, un double reproche. En
effet, le caractère rationnellement nécessaire du passage dialectique d’une catégorie à
l’autre est contesté par Haym33, à vrai dire sans justification. Il parle à ce propos de la
dimension sophistique de la logique : la dialectique hégélienne comme éristique – art non
pas de présenter la chose même dans sa dialecticité immanente, mais de jeter la confusion
et de gagner en manipulant de manière externe son objet et son interlocuteur, lui-même
ramené au rang d’objet… De plus, les pensées pures de la Logique ne sont pas jugées pures
puisqu’elles empruntent aux domaines réels (Nature et Esprit, comme si ces domaines
étaient de purs autres du logique…), d’où l’objection plus intéressante – elle est empruntée
à Schelling – qui concerne la difficulté du passage de l’Idée logique à la nature. Si alors,
d’une manière générale, comparé à Herbart qui a maintenu le rô le éminent du principe de
non-contradiction, Hegel se voit qualifié d’« impardonnable confusionarius », il n’en a pas
moins, ajoute Haym – de manière surprenante à partir de ce qui vient d’être dit ! –, une
« grandeur [qui] consiste justement dans le courage de briser et de ployer la loi de
l’entendement » (le principe d’identité A = A). Et alors que la pensée du système se voit
qualifiée par Haym de formaliste et de constructiviste, et est jugée pour cela fort peu
allemande (« luthérienne »), cette assomption hégélienne de la contradiction comme
moteur de la pensée et du réel, bien qu’elle soit au cœur du système, se voit considérée
comme typiquement allemande (et donc valorisée) en tant qu’elle procède à ses yeux d’une
dimension spirituelle présente dans la poésie classique du pays, laquelle se trouve, par
Hegel, projetée dans le domaine scientifique34. Nous pouvons faire l’hypothèse qu’une telle
germanité de la logique se trouve liée, dans l’esprit de Haym, aux pensées de Fr. Schlegel,
qui ont influencé Novalis, sur la non-applicabilité du principe de contradiction à l’Absolu
(on peut rappeler que Hegel a assisté à Iéna aux leçons de Fr. Schlegel sur la dialectique35).
In fine, nous avons un jugement étonnamment laudatif de Haym sur la logique hégélienne,
tant l’auteur, de manière répétitive, avait proféré contre elle ses invectives : « [elle] est un
maillon vivant dans l’évolution de l’esprit allemand et continuera d’exercer sa puissante
influence même quand le nom d’hégélien aura été effacé »36. Autrement dit : nous,
Allemands, resterions hégéliens quand même le nom de Hegel serait oublié ! É tonnante
manière, chez Haym, de souffler le chaud et le froid…
L’histoire
Mêmes méandres dans l’analyse : les œuvres de jeunesse semblent au premier abord
préférées à celles de la maturité dans la mesure où elles enseignent, contre les Lumières,
une méfiance envers un concept universel de nature humaine et manifestent une attention
à la diversité des peuples, tandis que le système clos de la maturité a tendance à scléroser
la vie37. Le système imposant sa puissance propre, les divers défauts du hégélianisme ne
peuvent que se retrouver : les passions sont certes le moteur de l’histoire, mais la ruse de la
raison manifeste l’éternelle tendance hégélienne à sacrifier l’individu38 ; l’histoire
universelle s’achève en une justification, au vrai une sacralisation, de l’É tat prussien, de la
Restauration ; le but de cette histoire est d’atteindre un « maximum de savoir » et ne
saurait ainsi ouvrir à la perspective de l’avenir39 (du point de vue de l’action car, en tant
que contemplative, elle instaure une forme d’optimisme). Toutefois, cette philosophie de
l’histoire du système « vaut beaucoup mieux que ce qu’elle prétend être »40. Ce n’est donc
pas que le système ne tienne pas ici ses promesses, mais il vaut mieux qu’un système, la
dimension systémique ne gâ chant pas, au bout du compte, la richesse du contenu qui se
trouve par elle déployée. La justification de ce revirement est assez vite détectable : si la
dimension logique enserre le contenu vivant de l’histoire, dans la mesure où elle est elle-
même dynamisée vitalement par l’histoire (de la philosophie) qu’elle récapitule, et animée
par la contradiction qui la meut, elle ne mortifie pas à son tour purement et simplement ce
contenu41. L’histoire hégélienne reste vivante car lue dans le cadre d’une logique vivante.
Haym veut sans doute exprimer par là que les Leçons sur la philosophie de l’histoire gardent,
en dépit même de la forme logique du système, une grande richesse de contenu qui fait leur
valeur. Mais il soulignera dans un autre chapitre que l’histoire hégélienne tend à réduire la
dimension de factualité de l’événement : à propos de la venue du Christ, réconciliation avec
l’absolu sur la base juive d’une dédivinisation de la nature, d’un mépris du monde, d’une
scission extrême avec l’infini, Haym estimera que « Hegel démontre la nécessité de cette
théophanie factuelle unique […]. La facticité (Faktizität) d’un tel homme-Dieu ne résulte
donc, en vérité, que de cette nécessité : que l’idée de réconciliation devienne certitude pour
tous les hommes, et non seulement pour tous ceux dont la culture parvient au point de vue
spéculatif »42. Hegel, selon Haym, est certes celui qui se réconcilie à Berlin avec la positivité
(reproche de célébrer le succès), mais il manque, du fait de son prisme logique, la facticité
même de l’événement (reproche de déduire l’indéductible de l’existence) – Haym voulant
sans doute dire que la Weltgeschichte hégélienne donne l’impression que le moment de la
réconciliation est si logique à partir de la scission extrême qui le précède que son
avènement n’est plus un événement : ainsi la venue du Christ perd-elle toute contingence et
aussi bien alors son absence n’aurait finalement rien changé, la réconciliation se serait de
toute façon réalisée en tant que logiquement nécessaire. La pensée hégélienne éroderait
donc la facticité, les événements n’étant pas tant les déclencheurs que les révélateurs de
processus plus profonds qu’eux, et la continuité l’emporterait sur la discontinuité. Ajoutons
un dernier reproche, promis lui aussi à un grand avenir : la Weltgeschichte hégélienne
« regardant derrière soi à partir du but qu’elle a atteint »43, procède rétrospectivement, à
partir de son point d’arrivée (Hegel lui-même prononçant ses célèbres leçons), d’où leur
constructivisme à partir du centre de perspective qu’est le système hégélien et ses
valorisations du théorique sur le pratique, de l’éternel sur le temporel, du substantiel sur le
subjectif.
L’esthétique
Si, comme nous allons le voir, le traitement hégélien de la religion, réduisant selon Haym
l’intériorité, manque le religieux lui-même, le traitement hégélien de l’art est à ses yeux
beaucoup plus respectueux de son objet. Cela peut tout d’abord surprendre, si l’on
considère que, pour l’art tout autant que pour la religion, l’absolu comme raison et esprit
est hégéliennement le contenu véritable, en sorte que la surpuissance de la dimension
rationnelle et théorétique du système devrait affecter en même mesure les domaines
esthétique et religieux. L’art est selon Hegel un mode d’expression du divin et, par l’art,
l’absolu prend conscience de lui-même sur un mode sensible qui exprime alors l’absolu-
Idée et Esprit ; de même, la religion est spéculativement un mode (représentatif) de
conscience de soi de l’absolu. La même réduction de la subjectivité devrait donc pouvoir se
repérer dans les registres de l’art et de la religion. Or, Haym tire bien cette conséquence
lorsqu’il insiste sur le caractère théologique de l’esthétique hégélienne et note que, chez
Hegel, « ce n’est pas l’homme mais l’absolu qui s’expose dans l’art »44 (plus précisément :
l’absolu prend conscience de lui-même par la médiation de l’homme qui, par l’art, prend
aussi bien conscience de lui-même que de l’absolu) ; par là se trouve expliquée, selon lui, la
prépondérance accordée par les Leçons sur l’esthétique à l’apparition du beau par rapport à
la question de son engendrement, et donc la minoration de la perspective de la création :
« faire voir dans l’œuvre d’art objective le reflet de l’absolu devient l’affaire principale »45.
Certes, mais comment comprendre alors le jugement selon lequel l’esthétique hégélienne
aurait reconnu la spécificité de l’art tandis que sa philosophie de la religion aurait manqué
la religion ? C’est que le propre de la religion est l’intériorité, que le système réduit, tandis
que le propre de l’art est l’objectif de l’œuvre, moins soumis au travail d’érosion du
système : la Philosophie de la religion, selon Haym, n’explore pas, ou pas assez, le sentiment
religieux lui-même, tandis que la Philosophie de l’art ne peut pas nier purement et
simplement ce qui compte en art, à savoir le sensible dans sa dimension objective, l’œuvre
dans sa matérialité. Haym va jusqu’à déclarer que « notre philosophe n’a pas l’idée de
vouloir “justifier” le beau par le concept »46. Mais ne déclarait-il pas pourtant tout
l’inverse, que l’affaire majeure de cette esthétique était de faire voir dans l’œuvre d’art
objective l’expression de l’absolu – qui est Esprit, Raison, Idée –, en sorte que la perspective
« métaphysico-rationaliste » est chez Hegel ce qui gêne le contenu ? N’y a-t-il pas là plus
qu’une tension, à savoir une contradiction dure dans le propos ? Tout cela laisse en tout cas
une impression de confusion, comme si Haym ne parvenait pas vraiment à justifier qu’à ses
yeux l’esthétique hégélienne est une grande œuvre. Assurément, d’un cô té, dépendant « du
centre monarchique qu’est l’Absolu », elle est dans sa relation à l’art « froide et
abstraite »47 et tout ce qui relève en elle du « principe métaphysico-rationaliste » est de
l’ordre du « déchet » (Abfall) ; mais, en dépit de cela, elle n’est pas moins vivante, en sorte
que l’auteur s’autorise à conclure avec pompe – compliment qui aurait fait horreur à Hegel
qui se gaussait du mot Deutschtum et sa proximité avec Deutschdumm48 – que « la nation
allemande possède en elle une esthétique comme aucun autre peuple »49. Supposons que
les tensions de l’analyse de Haym peuvent recevoir la solution générale qui était mise en
œuvre dans son examen de l’histoire hégélienne : l’histoire hégélienne – de l’art cette fois –
serait vivante en tant qu’inscrite dans une logique elle-même vivante.
La religion
L’analyse de la philosophie hégélienne de la religion est d’une sévérité – et d’une injustice –
radicale. Un seul élément se trouve favorablement jugé, la critique hégélienne du miracle. Si
les œuvres hégéliennes de jeunesse avaient su être critiques à l’égard de la positivité des
religions (Haym n’en dit guère plus, ne distinguant pas l’attitude des textes bernois de celle
des textes francfortois par exemple), le système s’est au contraire selon lui honteusement
réconcilié avec la positivité à laquelle il se soumet docilement. Hegel est bien pour lui le
philosophe qui accompagne en Prusse le phénomène de la Restauration. Comment
comprendre cela, si l’on a à l’esprit le travail du concept hégélien sur la représentation
religieuse, qui va parfois jusqu’à la subversion du sens obvie et conforme à l’orthodoxie ? Et
comment comprendre qu’à la fin de sa vie son point de vue spéculatif lui ait valu
l’accusation, grave dans le contexte, de panthéisme ? L’Aufhebung de la religion par la
philosophie est bien aux yeux de Hegel négative et positive, donc négatrice et
conservatrice : elle travaille certes la représentation religieuse dont le contenu, selon
maintes déclarations hégéliennes, est préservé tandis que la forme représentative elle-
même est annulée par celle du concept. Mais si la forme, tout aussi hégéliennement, est
indissociable du contenu, cette Aufhebung n’est-elle pas inéluctablement modification du
sens représentatif religieux commun ? Elle est en tout cas interprétée par Haym comme
négation du subjectif, de l’intériorité, du sentiment individuel dans sa profondeur d’un cô té,
et comme conservatrice du réel institué, factuel, existant, celui de l’orthodoxie de l’autre !
Comme si le travail du concept, scolastiquement (de manière médiévale), sauvait chez
Hegel la dogmatique et le pouvoir qui s’appuie sur elle… Pour Haym, la dimension
subjective de la religion, qui est à ses yeux sa dimension véritable, souffre en tout cas du
système absolu qui fait officiellement droit au subjectif, mais dont la surpuissance de la
dimension rationnelle l’écrase tyranniquement : le peu de pages consacrées par Hegel au
culte, et donc à ce qui intéresse l’â me pieuse, est un signe de la minoration de cette
dimension affective. Haym entend alors revaloriser, par delà la critique hégélienne, le
sentiment de Jacobi et de Schleiermacher, et il se croit autorisé à souligner la proximité de
la position générale de Hegel avec celles du néoplatonisme et de la scolastique
médiévale50 : si l’analogie est assurément fausse dans le second cas, puisque la philosophie
médiévale présuppose pour Hegel un contenu révélé sur le sol duquel elle peut se déployer
mais en restant lié à lui, ainsi de manière non libre, et donc en ce sens non philosophique,
elle est toutefois très pertinente dans le premier, puisqu’il s’agit bien aux yeux de Hegel, à
l’instar du néoplatonisme, non seulement de traduire le contenu religieux dans le concept
mais aussi bien de considérer le déploiement du concept comme la vie divine elle-même à
laquelle participe le philosophe. Se développe chez Hegel un rationalisme mystique, le
philosophe contemplant l’Idée rationnelle s’unit (= mystique) aussi bien au divin, et se voit
affecté par lui. L’affectif religieux, à ce plus haut niveau du religieux, n’est certes ainsi
hégéliennement que l’ombre projetée du rationnel lui-même auquel le philosophe se sent
uni ; ceci ne peut satisfaire Haym qui y lit non pas la richesse du sentiment mais son
appauvrissement : être affecté par l’absolu rationnel-spirituel en même temps que nous le
pensons et qu’il se pense en et par nous n’est pas comparable à la profondeur affective du
sentiment véritablement religieux, lequel est du reste accessible à tous (comme chez Hegel
la religion dans sa forme représentative). Et maltraiter le sentiment religieux comme le fait
Hegel présentant la philosophie comme le suprême service divin est une marque de mépris
« de la classe des savants à l’égard de la classe des croyants », ajoute-t-il51 (comme on le
verra en examinant son idéologie, ce n’est pas le peuple comme ensemble des classes
inférieures par rapport aux dominantes que Haym a ici en vue mais le peuple comme
identité et donc particularité par rapport à l’universalité de la classe intellectuelle).
Concernant la traduction hégélienne du contenu religieux du christianisme, elle est
fondamentalement, dit Haym, une sécularisation qui vise à le sauver : « Le salut de la
religion coïncide avec le triomphe de l’entendement [= de la raison ici appelée
entendement de manière polémique par Haym qui montre qu’il ne s’en laisse pas conter !] ;
il consiste uniquement dans sa sécularisation sous la domination de la philosophie »52.
Assurément le mystère de la Trinité est pour Hegel le rationnel même et l’idée chrétienne
de Providence se voit transposée dans celle d’une raison historique. Mais comment Haym
peut-il considérer que cette traduction serait toujours une transposition ou translation
sauvant l’orthodoxie ? Par exemple, chez Hegel, l’idée de l’immortalité de l’â me
(mentionnée explicitement par Haym) signifie spéculativement non pas une vie indéfinie
de l’â me après cette vie finie mais la valeur infinie de la vie humaine finie ; l’idée
représentative de sacrifice divin signifie spéculativement non pas un sacrifice au sens d’une
perte (de hauteur, d’infinité) mais l’avènement à soi (à sa concrétude) de l’infini53.
Contrairement à ce qu’affirme Haym, la rationalité philosophique, accueillante au contenu
dogmatique de la religion, en subvertit aussi le sens : le changement de forme, le passage de
la représentation au concept, ne pouvait d’ailleurs laisser intact le contenu (forme et
contenu n’étant pas spéculativement indifférents l’un à l’autre). Mais pour Haym, Hegel,
philosophe de la Restauration, développe une philosophie qui conserve purement et
simplement la dogmatique chrétienne et annule la véritable religiosité qui se situe dans la
profondeur du sentiment. Dans sa manière de parler, Hegel n’est pas familier de cette
région, et c’est sans nul doute Schleiermacher, « l’ennemi » de Hegel, qui offre à ses yeux
aux Allemands la meilleure philosophie de la religion. Ajoutons toutefois que si la
Philosophie de la religion de Hegel anéantit selon Haym le subjectif et donc
l’authentiquement religieux, l’auteur considère qu’il est fait droit à cette dimension de
l’intériorité religieuse dans l’Esthétique, avec l’art romantique54. En effet, si l’art classique,
selon Hegel, exprime positivement l’équilibre entre une forme sensible et l’esprit, qui
transparaît dans le sensible du visage même s’il manque la fine pointe de l’individualité
dans le regard sans éclat des statues grecques, l’art romantique par contre, par les corps
souffrants (œuvres peintes de la Passion du Christ ou du martyre des Apô tres) mais aussi
les Nativités, Vierges à l’enfant et Piétas, exprime négativement (= fait signe vers) l’esprit
qui est souci, renoncement et retour en soi. Cette expression de l’intériorité constitue la
beauté romantique, laquelle concurrence la beauté classique grecque, en sorte que Haym
peut écrire : « c’est tantô t la forme classique, tantô t la forme romantique qui apparaît
comme la forme artistique suprême »55. En d’autres termes, l’art romantique, progrès dans
l’histoire de l’art, n’est pas un progrès de l’art lui-même, l’Idéal du beau restant classique :
Haym estime néanmoins tenir avec lui l’élément le plus proprement religieux de tout le
système hégélien, la Philosophie de la religion faisant dévier le religieux vers la sphère
théorétique mais aussi vers l’É tat, « divin terrestre ».
Droit et politique
« Le but de la Philosophie du droit [de Hegel] ne saurait être de construire un É tat tel qu’il
doit être, mais de concevoir l’É tat tel qu’il est »56, écrit Haym dans son analyse de la
Préface de l’écrit de 1820, rendant sensible le fait qu’il n’y a pas deux sortes d’idéalisme,
l’idéalisme subjectif de Kant, qui oppose les faits aux valeurs, la raison théorique à la raison
pratique, et l’idéalisme absolu de Hegel qui distingue le réel simplement là et l’effectif (le
réel conforme à la raison) ; le prétendu second type, de même qu’il réduit le pratique en le
ramenant au théorique, nie tendanciellement l’opposition fait/valeur et se rapproche alors
de l’empirisme (Bacon et Hegel se trouvent mis en parallèle57). Hegel, qui s’interdit
d’opposer entendementalement l’idéal au réel, manifestant plutô t comment le premier se
dégage progressivement du second, se trouve pour cela accusé par Haym d’idéaliser le
réel58 quand bien même, chez Hegel, ce qui est doit être évalué à partir du rationnel. Non
que Haym commette un contresens involontaire (comme on pourrait le croire d’un point de
vue hégélien, en menant une lecture externe de la pensée haymienne) ; mais il lit Hegel à
partir du prisme kantien (ou instrumentalise Kant), dans une intention évidemment
polémique, afin d’étayer la démonstration de sa thèse selon laquelle la philosophie
hégélienne serait conservatrice. Alors qu’il critiquait au début du livre le système idéaliste
selon le critère de la désuétude en considérant que l’époque était désormais marquée par
des mots d’ordre réalistes et positivistes, l’idéalisme hégélien est maintenant (Haym
change pour le moins son fusil d’épaule) à peine un idéalisme puisqu’il « rend les armes
devant la réalité »59. Cet idéalisme est donc un quiétisme qui épouse l’esprit de la
Restauration s’installant en Prusse juste après l’arrivée du philosophe à Berlin. Il est peu
efficace, bien sû r, d’objecter que l’affirmation de la rationalité de l’effectif (Wirklichkeit)
n’induit pas un argument paresseux promouvant l’inaction, qu’elle n’est nullement
négatrice d’un changement qu’elle estime ancré dans la dialectique objective du réel. Car la
discursivité haymienne, explicitement ou implicitement, est celle du « en dépit de… » qui se
déploie à partir de points de vue externes au système dialectique60. Haym, qui avait déjà
opposé à l’attitude philonapoléonienne de Hegel à Iéna l’idéalisme de Fichte dont le « viril
discours a sonné le réveil du sentiment national assoupi »61 (sans noter que Fichte était
certes antinapoléonien mais aussi admirateur des idéaux de la Révolution française !), a
aussi cherché à rendre clair à quel point la Bamberger Zeitung que Hegel avait dirigée en
1807-1808 était une gazette napoléonienne, défendant l’intérêt de la France et de la
Bavière, où Hegel s’était montré « la servante (die Dienerin) du seul intérêt au service
duquel n’aurait jamais dû se mettre aucune plume allemande »62. De Tü bingen à Berlin,
des œuvres de jeunesse aux Principes de la philosophie du droit, il n’y a donc pas de saut, le
virage étant déjà préparé et annoncé. Hegel se mettrait désormais nettement au service de
la force, qu’il justifie même si elle nie le droit des personnes. On peut alors comprendre
qu’à partir de son libéralisme Haym regrette que Hegel puisse parler des dangers d’une
trop grande liberté de la presse63, que l’É tat hégélien n’ajoute à l’É tat antique qu’une
simple « couche de vernis constitutionnel »64, et qu’ainsi « l’harmonisme » de cet É tat
négateur de l’individuel se trouve critiqué ; mais il resterait encore à comprendre comment
à partir de ce même libéralisme Haym peut également accuser l’É tat rationnel hégélien
d’avoir à son sommet un monarque seulement formel qui couronne le travail rationnel de
ses fonctionnaires par un simple oui (et une signature qui n’est qu’un point sur l’i, selon la
formule célèbre65), comment, plus troublant encore, l’organicisme de l’É tat hégélien qui
vient d’être critiqué (sous le nom d’harmonisme, parce qu’il réduit le droit de l’individuel)
est aussi bien célébré comme le « principal mérite et la valeur propre du droit public
hégélien »66. Car Haym ne se contente pas de donner des bons points et des blâ mes à
Hegel, d’osciller entre le pour et le contre, de souffler le chaud et le froid, il semble se
dédire, à quelques pages près, sur un même thème (comme l’organicisme), d’où la difficulté
à trouver sa cohérence.
Avant de montrer que l’organicisme prô né par Hegel est bien un « organicisme supérieur »
préservant le droit de la subjectivité et en quel sens67, dans la mesure où Haym n’en
estime pas moins qu’avec lui justice n’est pas rendue au subjectif, l’essentiel est en effet de
comprendre à partir de quelle cohérence cet organicisme de l’É tat hégélien se voit à la fois
critiqué et célébré dans l’ouvrage de 1857. Nous l’aurons compris quand nous aurons vu
que célébré en tant qu’organicisme, il est critiqué en tant qu’organicisme supérieur, un
organicisme qui prétend intégrer la dimension du subjectif, mais dont la notion n’est pas la
même chez Haym et chez Hegel. Nous nous trouvons ici à un point de carrefour : sitô t que
Haym accuse l’harmonisme hégélien, c’est son « libéralisme » qui parle, le droit de
l’individu se trouve mis en avant contre le holisme de l’éthicité concrète elle-même fondée
dans l’É tat ; mais quand il célèbre son organicisme, c’est son nationalisme allemand opposé
au mécanisme français qu’il affirme. D’un cô té l’individu contre l’étatisme, et même la
statolâ trie ; de l’autre, l’organicisme contre l’individualisme. Le point nodal est donc la
notion d’individu, de sujet ; la conception national-libérale – opposée à celle abstraite des
Lumières qui donne naissance à l’égalitarisme jugé niveleur, massifiant et anesthésiant de
la Révolution française – entend faire toute sa place à sa créativité, mais pour autant que
son génie exprime une â me plus englobante. Il s’agit certes de protéger la capacité de se
différencier des individus, mais sans que soit prô née pour autant n’importe quel arbitraire,
puisque – telle est la clé de l’idéologie de Haym – l’individu qui n’est certes pas conçu
comme appartenant essentiellement à une communauté politique, à un É tat, n’en est pas
moins membre d’une autre communauté : culturelle, ethnique, mystique (s’enracinant dans
l’obscurité de la terre et du sang). D’où la critique de l’anti-individualisme des Lumières
(qui font « abstraction de tout ce qui est individuel au nom de la raison universelle »68) :
jugement surprenant (surtout venant de ce camp) si la raison éclairée du XVIIIe siècle est
aussi bien celle d’un individu que la pensée des Lumières exhorte à s’individualiser
toujours davantage en « pensant par lui-même » ; mais les mots sont trompeurs et la
phraséologie codée, car ce jugement s’appuie sur la conception romantique de l’individu
comme expression du génie d’un peuple, individu qui n’a pas tant à s’arracher aux préjugés
qu’à se défier du préjugé contre les préjugés : il doit s’enraciner dans l’â me particulière de
sa communauté afin d’être le plus profondément lui-même. La critique par Haym de ce qu’il
nomme l’anti-individualisme des Lumières équivaut donc sur le fond à la classique critique
romantique de l’individualisme des Lumières. Et l’individu, qui n’est pas conçu comme
essentiellement isolé, « abstrait », et ayant en tant que tel des droits, mais comme
appartenant à une communauté ethnique, culturelle et nationale, ne saurait voir ses
aspirations ramenées uniquement à la sphère politique. Car tout autant que les droits de
l’homme de 1789 – justifiés par Hegel, non pas en tant qu’éternels mais en tant que
résultats de la Weltgeschichte –, la divinisation hégélienne de l’É tat devient la cible de cette
idéologie. Exposer l’É tat comme le « divin-terrestre » (ein irdisch-göttliches)69 ne veut pas
simplement dire qu’il n’a rien au dessus de lui dans la sphère de l’Esprit objectif, aucune
instance limitant sa souveraineté sinon la Weltgeschichte qui est l’unique droit supérieur ;
cela signifie plus encore une tendance forte à refuser le confinement du spirituel dans
l’É glise et à revendiquer la divinité de la famille, du travail, de l’É tat lui-même ; d’où le
« pathos de l’É tat » (selon l’expression polémique de Treitschke70) que l’on trouve chez
Hegel et auquel le national-libéralisme oppose un pathos du sentiment : du subjectif, de
l’individuel, du personnel, de l’intériorité, de la profondeur, et qui proclame que la
spiritualité ne saurait être cantonnée dans la sphère étatique au niveau politique de
l’existence. Nous sommes ici en régime de pensée völkisch, à proximité des Teutomanes et
des crieurs de germanité en tout genre, lesquels voient dans la départicularisation une
désindividualisation. Si la critique haymienne (pseudo-)libérale de la divinisation
hégélienne de l’É tat procède bien de la visée de sa désabsolutisation, ce n’est donc
sû rement pas au nom des idées de 1789 qu’elle se trouve engagée, tant Haym ou Treitschke
entendent avant tout affirmer la « liberté allemande ». Quant à la critique de la réduction
hégélienne du rô le du monarque (devant se contenter de mettre le point sur le i), elle prend
sens dans l’horizon nationaliste qui fait du monarque l’individu-génie incarnant la
communauté culturelle nationale. La thèse du livre de 1857 – la philosophie de Hegel est
foncièrement conservatrice – trouve fondamentalement sa racine dans la ligne
réactionnaire de la pensée européenne.
Conclusions sur Hegel et son temps
Surface et profondeur – Haym se veut un philosophe de la profondeur, de l’intériorité. Hegel
quant à lui se méfie, pour parler comme l’auteur du livre de 1857, de cette « région ». En
effet, tief est chez lui un terme souvent péjoratif, la seule bonne profondeur étant justement
celle qui ne reste pas dans le fond mais a le pouvoir de s’extérioriser en passant par la
lumière de l’entendement. Hegel ridiculise la mauvaise profondeur ineffable, car elle ne
brasse que du vide, un vide qui, dans l’ordre politique, se remplit dangereusement de
n’importe quel contenu et, dans le contexte idéologique de l’époque, d’une teutomanie
(Deutschtümelei) dangereuse et imbécile. In interiore homine, au plus profond de l’homme,
Haym qui, par la lecture de Feuerbach, a perdu la foi religieuse de sa jeunesse, ne trouve
plus que l’absolu de son peuple – ethnos et non demos –, absolu ethnique et non éthique.
Du dépit – Haym est un philosophe du dépit : dépit devant la Restauration prussienne,
devant son étatisme qui écrase la liberté allemande. Dépit qui l’engage dans ses activités de
journaliste ou de publiciste, mais qui trouve aussi à se soulager dans ses livres
« scientifiques », et tout particulièrement par l’attaque virulente de Hegel. La plasticité du
discours dialectique permet à Haym de le réduire à une dimension idéologique, celle d’un
conservatisme servile et étatiste ; et si Hegel se trouve ainsi simplifié, c’est dans un livre qui
apparaît comme un complexe discursif où se mêlent diverses considérations hétérogènes,
philosophiques et idéologiques, un fourre-tout où se rassemblent diverses critiques
émanant de points de vue eux-mêmes souvent stratégiquement et non véritablement
adoptés. Politiquement le libéralisme moderne, philosophiquement le kantisme sont
envisagés par lui comme des outils critiques. Le fond du livre est idéologique et trouve là
son unité ; plus encore que d’un refus de la Restauration en Prusse, que Hegel regrettait
sans doute également, il paraît provenir d’un dépit devant la modernité.
Du romantisme – Resterait encore à montrer que le romantisme allemand ne doit pas être
réduit à sa dimension nationaliste, qu’il ne dérive pas inéluctablement là où l’amènent
certains idéologues, et que certains éléments de romantisme restent présents chez Hegel.
Bien sû r, Hegel critique très sévèrement les auteurs du romantisme (F. Schlegel, Jacobi,
Novalis, Schleiermacher) et n’a nulle connivence avec le romantisme politique ou la pensée
völkisch – point sur lequel la lecture de Haym, en prenant Hegel pour ennemi, a
parfaitement vu juste. Mais le romantisme intériorisé par Hegel dans sa conception de
l’É tat doit impérativement se voir opposé au romantisme politique de type haymien, dans
la mesure où l’organicisme hégélien (le refus de la contrainte externe de l’universel, du
pouvoir, sur le(s) particulier(s)), salué par Haym, se caractérise justement, ce que
n’accorde pas Haym, par un droit accordé au subjectif, au particulier. Car droit du subjectif,
cela veut dire chez Hegel : droit de la personne en tant que telle, indépendamment de sa
particularité juive, noire, catholique, protestante, etc.71 Ce droit est le ressort de la
condamnation hégélienne de tout esclavage ou servage, de l’antisémitisme. Droit
insupportable pour Haym qui lit en lui la négation de la subjectivité authentique
inextricablement et mystiquement nouée aux particularités et qu’il entend promouvoir en
dépit de la Weltgeschichte, de la modernité juridico-politique, de Hegel. Les efforts de Haym
en vue de montrer que Hegel n’était désormais plus vivant se sont avérés de courte vue.
Réalité et effectivité – Haym, contrairement à ce que laissent entendre les critiques
hégélianisantes de son livre, ne commet pas de vulgaire contresens sur Hegel en
confondant chez lui le réel et l’Effectif, mais il estime qu’ils se confondent dans sa pensée.
Trois raisons : 1/ Haym lit cette dualité conceptuelle à partir du prisme kantien de la
scission faits/valeurs, prisme de la « hache » à partir duquel la distinction hégélienne ne
saurait qu’apparaître insuffisamment nette 2/ Haym estime que, du point de vue hégélien
même, l’affirmation hégélienne de la rationalité de l’effectif, c’est-à -dire du réel porteur
d’un sens rationnel, est tautologique (ignorant peut-être les ressources de la pensée
spéculative pour répondre à cette objection qu’Hegel évidemment n’ignorait pas). 3/ Cette
confusion ou ce contresens volontaire sur le couple réel/effectif chez Hegel peut être
interprété – c’est vers ce point que convergent nos analyses – comme symptô me d’un refus
d’admettre ce que Hegel tenait pour l’effectivité du temps : l’erreur théorique procèderait
alors du prisme idéologique de Haym, et serait tout sauf l’erreur d’un lecteur peu avisé et
étourdi. C’est sur ce point que Nietzsche peut paraître un penseur bien plus sérieux, car il
prend en charge ce que Hegel prend en compte : l’histoire. Il ne s’agit nullement, pour
Nietzsche, de nier l’histoire mais seulement une métaphysique (progressiste) de l’histoire,
ce qui ne veut pas dire rejeter Hegel, sans reste, dans le métaphysique.
Nietzsche
La différence entre ces penseurs contemporains l’un de l’autre, séparés par une petite
génération, que sont Nietzsche (1844-1900) et Haym (1821-1901) – et qui ont en commun
de ne guère aimer la modernité européenne et ses visages égalitaristes et progressistes –,
outre que l’un, Haym, célèbre la germanité et l’autre, Nietzsche, la brocarde régulièrement,
est fondamentalement que Nietzsche a davantage conscience que Haym du caractère
« effectif » du principe d’égalité. Une attention au réel, à son déploiement sur le long cours,
et aussi bien ce que nous avons nommé un principe d’effectivité, sont alors à l’œuvre dans
sa pensée ; de ce point de vue, il prend Hegel au sérieux, tout en changeant le signe du
jugement hégélien sur l’effectivité du temps. Refusant comme une « ombre de Dieu »72 tout
le progressisme de son temps – lié entre autres à l’hégélianisme –, et estimant que toute
grande civilisation comporte de l’esclavage, Nietzsche vise en effet une sortie hors de cette
civilisation platonico-chrétienne qui se déploie jusqu’à Hegel, tendant vers les démocraties.
Il s’agit bien pour lui, contrairement à Haym, de surmonter non pas simplement Hegel
(pour retrouver la « liberté allemande »), mais l’Europe elle-même telle qu’elle est (pour
retrouver les « grands Grecs » d’avant Socrate). Contrairement à Hegel qui a su se
« réconcilier avec son temps », il se sait et se dit « inactuel » (unzeitgemass) en ce sens qu’il
refuse ce qui est en train de s’actualiser avec la modernité – les avancées du principe
d’égalité qu’il ne considère pas comme des progrès. Mais, contrairement à Haym, il refuse ce
monde sans en récuser l’effectivité qui, pour le penseur de la longue (très longue) durée
qu’il est comme Hegel, s’enracine dans ses origines socratiques et chrétiennes ; de ce point
de vue, il se rapproche du philosophe de Berlin. Assurément Nietzsche n’est pas inactuel en
ce sens que ses discours anti-modernes peuvent rencontrer certains contempteurs de la
modernité, ainsi être en congruence – même si ce n’est que de manière punctiforme – avec
les discours des anti-antiesclavagistes de son temps73. Mais, il faut le préciser aussitô t,
cette non-inactualité ressemble plutô t à une connivence de façade avec une pensée
réactionnaire qui n’a pas compris, contrairement à Nietzsche, l’effectivité de ce monde,
pensant pouvoir surmonter la pensée déjà moribonde de Hegel sans difficulté alors qu’il
s’agit, pour Nietzsche, de surmonter toute une civilisation par une nouvelle qu’il se sent
appelé – c’est son « destin » – à engendrer.
La forte opposition de Nietzsche à Hegel repose donc sur une reconnaissance de
l’importance de Hegel qui ne saurait être minimisée, comme si la pensée de Hegel était déjà
obsolète et à courte vue. Nietzsche sait reconnaître la valeur du diagnostic hégélien sur
l’effectivité du temps, intégrant ipso facto, avec ce principe d’effectivité, ses divers
corollaires dont le plus spectaculaire est que sa nouvelle interprétation du monde – comme
chaos, volonté de puissance et éternel retour – doit également chercher à devenir effective
et donc à rencontrer le succès. Pourtant, le reproche emphatique et récurrent que Nietzsche
a pu adresser à Hegel tout au long de son chemin de pensée – de la période médiane
jusqu’aux derniers Fragments – n’est-il pas de courber l’échine devant ce qui triomphe ?
L’assomption d’un « principe d’effectivité » débouche inéluctablement sur une certaine
prise en compte du succès, dont il faudra examiner de près le statut chez Hegel et chez
Nietzsche, en considérant avec précision la raison du reproche adressé par Nietzsche à son
usage hégélien74. Nous nous demanderons alors si, par delà la mise en garde
deleuzienne75, il n’y aurait pas des structures hégéliennes rémanentes chez Nietzsche.
L’objectif sera à la fois de reconnaître l’antihégélianisme de Nietzsche et tout aussi bien de
restituer ce qui, de Hegel, reste effectif, au sens d’agissant, en Nietzsche : un Hegel sans
métaphysique.
La philosophie médiane de Nietzsche
La deuxième Considération inactuelle (1874) présente une critique de Hegel bien connue
dont il faut pourtant savoir apprécier la portée : Nietzsche y évoque en effet « l’influence
immense (prodigieuse et monstrueuse), et toujours vivante, de cette philosophie,
l’hégélienne »76 de même qu’il parlait, dans la première des Inactuelles de l’« hegelerie » de
D. Fr. Strauss77. Comprenons déjà , avec de telles formules, qu’il ne s’agit pas tant pour
Nietzsche de s’en prendre à Hegel lui-même qu’à l’hégélianisme, ou à un certain
hégélianisme, un hégélianisme exotérique implanté dans le mode de pensée de l’époque,
des philosophes jusqu’à la multitude. Ainsi, outre la précision sur le danger de cette
philosophie, qui est, pour une époque, de se considérer comme le but de toute l’évolution
historique antérieure – danger de n’avoir plus rien à faire sinon contempler le processus
divinisé –, Nietzsche estime que la manière hégélienne a habitué les Allemands à parler de
« processus universel », à voir dans l’histoire un « tribunal » ou un « jugement dernier »
(Weltgericht), d’où finalement la conclusion : Hegel a « implanté dans les générations
pénétrées de sa doctrine cette admiration de la puissance de l’histoire qui, pratiquement, se
transforme à tout instant en une admiration nue du succès et conduit à l’idolâ trie des
faits »78. Le reproche n’est pas neuf ; un hégélien réfuterait aussitô t une telle critique et
répliquerait évidemment que Hegel n’a aucune idolâ trie pour le fait en tant que tel,
puisqu’il sait distinguer le simplement réel du véritablement réel ou effectif et que tout ce
qui a lieu dans l’histoire n’est donc pas pour autant à ses yeux historique, qu’il ne saurait
alors nullement y avoir place dans sa philosophie pour une « admiration toute nue du
succès » (nackte Bewunderung des Erfolges) : car, hégéliennement, ce n’est pas l’histoire
simplement qui juge, mais l’histoire universelle, en sorte que ce n’est pas ce qui
factuellement gagne qui a pour autant immanquablement raison mais tout à l’inverse la
Raison, l’Esprit, qui ont le pouvoir, avec la longueur du temps79, de vaincre. Mais une telle
réfutation hégélianisante de ce reproche, qui vise l’antihégélianisme de Nietzsche, ne
saurait véritablement atteindre ce dernier, en tant que procédant d’une lecture interne de
Hegel et d’une lecture externe de Nietzsche ; elle ne devinerait même pas l’hégélianisme
sous-jacent à cet antihégélianisme. Car ce n’est pas premièrement Hegel, mais un certain
hégélianisme de la culture allemande, si l’on veut une hégélianisation des esprits, qui est la
cible du philosophe au marteau. La critique porte bien sur cet hégélianisme qui a fait
époque et donc non pas tant sur Hegel que sur son impact – sans exclure alors que d’autres
dimensions (et usages possibles) de la pensée du philosophe berlinois soient
envisageables. Ce faisant, Nietzsche ne s’inspire-t-il pas de Hegel lui-même qui analysait
par exemple le luthéranisme – l’impact de Luther sur le monde chrétien-germanique –
plutô t que Luther lui-même ? Au point même que le nom « Luther » désignait chez lui le
luthéranisme bien plus que le moine d’Erfurt ou que ses textes étudiés de manière
philologique indépendamment des conséquences psycho-culturelles engendrées en
Europe ?
Ainsi, au moment même où l’antihégélianisme de Nietzsche s’exprime, il emprunte encore à
Hegel une attitude herméneutique générale. Peut-être faudrait-il garder cette remarque en
mémoire pour nombre d’autres mentions nietzschéennes du nom « Hegel » chez Nietzsche.
La question que nous aimerions alors poser est la suivante : comment Nietzsche expose-t-il
son lien à Hegel ? Que disent à propos de Hegel, de manière explicite, les textes où
Nietzsche présente son « auto-généalogie » intellectuelle ?
Le rapport à Hegel dans les textes autogénéalogiques de Nietzsche
Nous trouvons en effet, avec la maturité de Nietzsche (à partir de 1880), deux types de
textes. Ceux qui présentent leur auteur dans le sillage de Hegel, de sa pensée du devenir
– de son « héraclitéisme » – et ceux qui présentent leur auteur en rupture nette avec Hegel,
estimant que le devenir hégélien trahit de manière platonicienne l’héraclitéisme,
instrumentalisant en quelque sorte ce dernier pour promouvoir un idéal négateur de vie,
un christianisme (le mauvais idéalisme métaphysique). Deux voies s’ouvrent alors à nous :
ou bien nous cherchons la cohérence de cette dualité de points de vue et lisons de manière
unitaire ces divers fragments ou passages de livres publiés – comme le fait le philosophe du
multiple qu’est Deleuze – de telle sorte que Hegel et l’hégélianisme apparaissent uniment
rejetés par Nietzsche (son héraclitéisme, étant platonisant, n’est pas un véritable
héraclitéisme que l’on pourrait opposer à son platonisme manifeste), ou bien nous
distinguons ces passages et remarquons que Nietzsche, virulent envers le platonisme et le
christianisme de Hegel, n’en estime pas moins se trouver lui-même dans la lignée de la
pensée du devenir dont il fait l’éloge et trouve ainsi en Hegel, si le mot n’est pas trop fort,
un précurseur. On pourrait alors faire remarquer que la première lecture, unitaire ou
« systémique », de ces divers passages, assurément justifiée et féconde, irrépressible même
si la raison par essence cherche l’unité, risque toutefois de manquer le ton si positif, voire
laudateur, qu’ont certains textes de Nietzsche à l’égard de Hegel.
Si l’on veut : quand Nietzsche entend marquer l’importance de la notion de devenir pour la
culture allemande et pour sa propre philosophie méfiante à l’égard de toute pensée
anhistorique, sub specie æternitatis, il sait donner toute sa place à Hegel, assume sa propre
filiation avec lui et souligne le sens historique et l’héraclitéisme de ce dernier80. Mais
inversement, quand il insiste sur ce qui le sépare de Hegel, il précise que son héraclitéisme
n’est pas suffisant, trahit la pensée du devenir en se platonisant, n’est peut-être même
qu’une ruse du platonisme pour se maintenir en vie au sein du nihilisme européen81, en
sorte que c’est désormais du cô té de Spinoza et des penseurs anti-finalistes qu’il cherche
ses précurseurs. Toutefois, sitô t que l’on insiste emphatiquement sur cette critique
nietzschéenne du devenir hégélien, on instaure une coupure si radicale que l’on ne parvient
plus à comprendre toute la série de fragments où Nietzsche a fait un effort d’auto-
compréhension en situant sa propre pensée dans la lignée de celle de Hegel ; nous sommes,
semble-t-il, au rouet, pris dans un va-et-vient tourbillonnant provoqué par les textes eux-
mêmes. Comme si Nietzsche interdisait la lecture unitaire pourtant indispensable de ces
divers passages. Nous comprenons, en ce qui nous concerne, que le salut nietzschéen à
Hegel est véritablement double ; il rend hommage – salue avec révérence – l’importance de
la pensée hégélienne du devenir et aussi bien salue, quitte – radicalement – cette pensée du
devenir, considérée comme contaminée par le platonisme et le christianisme.
L’importance de la pensée du devenir ne fait pas de doute pour Nietzsche qui entend
seulement la purifier de toute métaphysique, c’est-à -dire selon lui du mauvais idéalisme
négateur de vie : l’évolution de la culture doit pour cela être déliée de toute idée de finalité,
ce qui veut dire encore de toute dimension de progrès – laquelle persiste chrétiennement
chez Hegel. Découpler les notions de devenir et de progrès, c’est donc encore, par
soustraction du progrès, garder le devenir… et, avec lui – surprise inattendue – parfois la
notion (hégélienne) d’Aufhebung, certains schèmes dialectiques, et celle (hégélienne ou
pseudo-hégélienne) de succès, qui ne sont pas purement et simplement rejetées par
Nietzsche. Il est indispensable d’examiner chacun de ces points.
Les structures hégéliennes de la pensée de Nietzsche
L’analyse précise de l’auto-généalogie intellectuelle de Nietzsche montre qu’il est possible
de trouver chez lui certains schèmes hégéliens curieusement rémanents – pour celui qui
n’a pas à l’esprit les éléments d’auto-généalogie précédents, ou qui en minore la portée.
Tout d’abord, le devenir de la pulsion sexuelle (Geschlechtstrieb) se trouve exprimé par
Nietzsche en termes quasi-hégéliens. La pulsion sexuelle se transmue, expose-t-il, en
amour, devenir qui tout à la fois supprime la forme initiale de cette pulsion et conserve son
énergie, l’élevant finalement sur un plan supérieur : nous avons donc bien ici les trois
dimensions de l’Aufhebung hégélienne, même si Nietzsche préfère encore le terme d’origine
latine et française Sublimierung – de sublimis – (que Freud reprendra) et écrit : « sous la
pression de jugements de valeur chrétiens, la pulsion sexuelle s’est sublimée [sublimiert
hat] en amour (amour-passion)82. » Nous avons donc déjà ici, sinon le mot83, en tout cas
les trois dimensions de l’Aufhebung hégélienne (négative, positive et positive-négative), en
sorte que c’est Hegel, et non pas Nietzsche, qui pourrait apparaître comme le lointain
précurseur de Freud qui présentera et défendra la notion de sublimation. Le devenir de la
pulsion sexuelle, toutefois, manque encore, dans le cadre du propos nietzschéen, de
négativité explicite (la sublimation semblant venir de la rencontre contingente de la
pulsion sexuelle et d’une culture particulière, chrétienne), qui constitue le cœur du
mouvement hégélien.
Nous trouvons cette négativité dans la célèbre exposition du devenir de la morale
chrétienne avec ce que Nietzsche nomme très hégéliennement à diverses reprises la
Selbstaufhebung der Moral84. C’est, en effet, très dialectiquement que Nietzsche présente la
dévalorisation des valeurs chrétiennes dans le monde européen : la conscience chrétienne,
faisant fond sur l’intériorité et la sincérité, finit par « se traduire et se sublimer » (übersetzt
und sublimiert85) en probité intellectuelle qui anime la conscience scientifique et critique,
laquelle se retourne au bout du compte contre le Dieu chrétien lui-même, le déstabilise,
jette un doute sur lui et sur sa morale. Le christianisme n’apparaît donc pas détruit de
l’extérieur mais par lui-même, par son mouvement immanent ou, comme dirait Hegel, son
auto-mouvement (Selbstbewegung), qui est la condition de la « négativité » (une négation
interne). Et Nietzsche ne s’en cache nullement : parlant de Selbstaufhebung der Moral, non
seulement il emploie le mot le plus proprement hégélien, celui d’Aufhebung mais, pour ceux
qui n’auraient pas compris à qui est emprunté ce terme et ce schème dialectique, il ajoute,
en anté-position, le Selbst – selon une structure de langage elle-même hégélienne – afin de
marquer nettement le caractère interne de cette négation du christianisme, ce qui nous
conduit inévitablement vers la negatio negationis. Car Nietzsche indique que le nihilisme de
cette morale, en tant qu’elle est en son origine anti-vie, et donc négation, ne peut ensuite
que déboucher, en conséquence de cette première négation, sur le nihilisme au sens cette
fois de dévalorisation – donc là aussi négation – de ses valeurs proclamées absolues.
Négation (processuelle) alors de la négation (originelle, de la morale anti-vie). La morale du
monothéisme chrétien apparaît finalement à ses yeux comme une morale déicide et par là
même suicidaire, ce que disent encore, s’il en était besoin, d’autres formules
nietzschéennes : « Dieu a tué Dieu » et « la morale mourut de moralité »86.
Une structure dialectique apparaît donc à l’occasion chez Nietzsche, qui ne refuse pas tant
– c’est la conclusion à laquelle on parvient – la dialectique en tant que telle (contrairement à
ce qu’affirme Deleuze) que la dialectique hégélienne, c’est-à -dire nouée aux idées de finalité
et de progrès. Même remarque pour la notion de succès.
Car la notion de succès se trouve elle aussi liée de manière inextricable à celle du devenir
que revendique Nietzsche : un devenir qui ne ferait rien advenir – qui ne deviendrait rien,
où rien ne parviendrait à se stabiliser, à se maintenir avec succès – ne serait en effet pas un
devenir (et ne serait au bout du compte pas même pensable). Et Nietzsche a des raisons
supplémentaires, comme on va le voir, d’admettre cette notion. Certes, ses textes critiquent
souvent l’usage hégélien de la notion de succès (comme d’ailleurs, en parallèle, sa présence
chez Darwin) et manifestent parfois, avec ironie et fermeté, leur hostilité envers ceux qui
l’érigent en critère. Le succès pur ne saurait procurer aucune éminente dignité à ce qu’il
couronne : la victoire des Allemands à Sedan le 2 septembre 1870 ne prouve pas la
supériorité de la culture allemande sur la française87 ; ou encore, à l’échelle des
civilisations, la victoire du christianisme sur la philosophie grecque ne signifie pas sa
supériorité, le christianisme triomphant n’étant en l’occurrence, écrit Nietzsche, « qu’un
peu plus de grossièreté et de violence sur un peu plus d’esprit et de délicatesse »88 ; ou
même ultimement, la domination humaine sur le règne animal – et donc le rapport de la
culture à la nature – ne prouve nulle supériorité de l’humanité89. La notion de succès se
trouve donc critiquée par Nietzsche lorsqu’elle se voit assimilée à celles de meilleur et de
progrès ou mieux, franchissons encore un pas : ne se voit nietzschéennement critiquée que
lorsqu’elle se trouve appariée à celle de progrès et qu’elle sert alors de critère attestant la
réalité de ce progrès, ce qui n’exclut pas qu’elle puisse jouer un rô le chez Nietzsche, et
même un rô le essentiel, sitô t qu’elle se voit déliée de tout « progressisme », celui-ci étant en
général lié, ne serait-ce qu’implicitement, à une métaphysique ou théologie du progrès.
Reprenons d’ailleurs, afin de le mettre en évidence, un des fragments qui vient d’être cité :
« L’homme n’est pas un progrès sur l’animal : le civilisé débile est un avorton, auprès de
l’Arabe et du Corse ; le Chinois est un type plus réussi, c’est-à -dire plus durable que
l’Européen… »90. Nietzsche, on le voit, va jusqu’à remettre en cause la dignité éminente de
l’Esprit affirmée par Hegel, la supériorité de la culture sur la nature, de l’humain sur
l’animal, et la négation de ce progrès se voit liée à la négation de la philosophie de l’histoire
hégélienne : Nietzsche affirme la supériorité du Chinois sur l’Européen – présenté comme
un type plus stable et donc plus réussi – alors que Hegel présentait inversement le monde
oriental (qui inclut la Chine) comme le tout premier stade de la Weltgeschichte et le monde
chrétien germanique (européen) comme l’accomplissement de cette histoire universelle.
Nietzsche ne récuse donc pas le critère de la réussite mais refuse simplement ses usages
métaphysiques, c’est-à -dire son instrumentalisation afin de légitimer une Histoire justifiant
le christianisme et son pseudo-progrès moral qui n’est en réalité qu’un déni toujours plus
grand de la vie.
C’est qu’il y a – contrairement à ce qu’affirme Deleuze dans son livre de 1962 – un
bellicisme ontologique chez Nietzsche, la lutte n’étant pas simplement chez lui le fait de
l’esclave qui entend par elle renverser la hiérarchie : « “On développe toujours son moi aux
dépens du prochain” – “la vie est toujours aux dépens d’une autre vie” – quiconque ne
comprend pas cela n’a pas fait le premier pas dans la probité envers soi-même »91. Une
dimension de lutte et de domination se trouve en toute force et en toute vie, le « toujours »
indiquant le caractère ontologique de cette agonistique, de cette visée de domination qui ne
saurait en tant que telle se trouver soustraite à la soif de victoire : « exiger de la force
qu’elle ne se manifeste pas comme force, qu’elle ne soit pas un vouloir-dominer, un vouloir-
maîtriser, une soif d’ennemis, de résistances et de triomphes, c’est tout aussi insensé que
d’exiger de la faiblesse qu’elle manifeste de la force »92, écrit Nietzsche pour qui toute vie
est force – forte ou faible – visant la domination et la victoire, ce qui ne veut bien sû r pas
dire pour autant l’anéantissement du dominé, puisqu’il est clairement indiqué que la force
jouit aussi de la résistance de la force sur laquelle elle s’exerce. Et il en va naturellement de
même des idées qui sont des forces, ou expressives de forces, qui doivent pouvoir entrer en
lutte et garder des adversaires : « Quand même serions-nous assez insensés pour
considérer toutes nos opinions comme vraies, nous ne désirerions cependant pas qu’elles
soient seules à exister ; j’ignore pour quelle raison l’hégémonie et l’omnipotence de la
vérité seraient souhaitables ; il me suffirait déjà qu’elle possède une grande puissance. Mais
elle doit pouvoir lutter et avoir une opposition »93.
Accentuons : non seulement le succès détient une place dans l’ontologie de Nietzsche, en ce
sens que les forces en tant que telles visent à se déployer et à s’imposer mais, de surcroît, il
acquiert, comme chez Hegel, le statut d’un critère pour légitimer sa propre philosophie.
« La nature du vrai de percer quand son temps est venu »94, écrit Hegel pour justifier, au
seuil de son système – dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit – la philosophie, la
sienne, qui est à venir. Et ne voulant pas avoir raison seul contre tout le monde il estime
que « nous devons croire que ce qui est excellent s’applique et se fait aimer »95. Ce n’est
certes pas, chez Hegel, que ce qui est là comme philosophie et qui a obtenu audience large
et succès institutionnels soit purement et simplement justifié : tout à l’inverse, la
philosophie qui a une justification dans la substance de l’Esprit et dans la Raison doit
s’imposer, être « reçue ». L’histoire, universelle s’entend, sous-tendue par la raison, est
bien, hégéliennement, un critère. Or Nietzsche, pareillement, parle de lui-même comme
d’un « phénomène historico-universel » (weltgeschichtlich)96, de « sa tâ che et de ce qu’elle
a d’historico-universel (weltgeschichtlich) »97 : lexique étrangement hégélien qui, loin
d’être ironique, doit au contraire – c’est notre axe de lecture – être pris au sérieux et, pour
être compris, relié à la notion quelque peu mystérieuse de destin qui se substitue à celle,
hégélienne, d’Esprit. C’est le destin qui accordera, ou non, à la philosophie nietzschéenne
une place non pas simplement dans l’histoire de la philosophie mais dans celle de
l’humanité : « je suis cet homme prédestiné qui détermine les valeurs pour des siècles »98,
écrit Nietzsche, ce qui est l’explicitation même du titre de la dernière partie d’Ecce homo :
« Pourquoi je suis un destin ». Ce destin, c’est celui là même que les animaux de
Zarathoustra enseignent au convalescent : « Car tes animaux savent bien, ô Zarathoustra,
qui tu es et dois devenir : vois, tu es celui qui enseigne l’Éternel retour ; tel est maintenant
ton destin99 ! », ce destin face auquel Nietzsche lui-même ne se sent d’abord pas à la
hauteur – tel est le sens le plus plausible de la vision de Rapallo où Zarathoustra surgit et le
dépasse sans lui adresser la parole – jusqu’à ce qu’il l’assume pleinement. Comment, en
effet, pourrait-il en être autrement ? Comment, sans cette notion de destin, la philosophie
de Nietzsche pourrait-elle recevoir une quelconque légitimation tout en récusant le critère
classique de la vérité comme adéquation à l’en soi ? Si le monde est chaos, infinité de forces
qui sont autant de centres de perspective et d’évaluation, il perd la stabilité d’un en soi
substantiel, en sorte qu’un tel contexte théorique invite à identifier le monde à une infinité
d’interprétations. Et la question devient, dans cette monadologie sans Dieu-fondement qui
récuse la liberté individuelle comme illusion et, avec elle, le droit de chaque individu à
livrer sa propre interprétation, celle de savoir qui a le droit d’apporter une nouvelle
interprétation du monde. La question de la vérité, inéluctablement, tend ainsi à devenir ici
une question de justice, mais la justice ne saurait plus elle-même s’opposer au monde
comme un idéal inconsistant, un feu de paille au sein du chaos, elle ne peut plus que se
trouver adossée à cette notion de destin : est « vrai » et juste ce que le destin appelle, qui
doit donc devenir historique, universel, effectif : s’imposer. Telle est la « vérité » que
réclame pour elle-même la philosophie de Nietzsche qui entend faire advenir une nouvelle
civilisation.
Nietzsche, à l’inverse de Haym, a reconnu le diagnostic hégélien sur l’effectivité du temps.
En cherchant à les surmonter, il s’est agi pour lui de surmonter Hegel : non pas alors de se
défaire, grossièrement, de la « métaphysique de Hegel » mais du métaphysique en Hegel. Ce
n’est pas tant le sens (orientation) de la Weltgeschichte hégélienne qui est le métaphysique
en elle que le sens du sens, la valeur qu’elle octroie au monde moderne chrétien.
1- . Rudolf Haym, Hegel und seine Zeit, Vorlesungen über Entstehung und Entwickelung,
Wesen und Wert der Hegel’schen Philosophie, R. Gaertner, 1857 (désormais noté HsZ) ; rééd.
anastatique, Darmstadt, 1974 et G. Olms, 2007 / Hegel et son temps, trad. P. Osmo, Paris,
Gallimard, 2008 (désormais noté HsT).
2- . Karl Rosenkranz, G. W. F. Hegels Leben, Berlin, Duncker und Humblot, 1840 / Vie de
Hegel, suivi de Apologie de Hegel contre le docteur Haym, trad. P. Osmo, Paris, Gallimard,
2004.
3- . Rosenkranz entendait justement ne pas faire en 1845 un livre apologétique sur Hegel et
se résout à intituler sa réplique de 1858 : Apologie de Hegel contre le Docteur Haym pour
montrer qu’il assume le terrain polémique de l’adversaire, et ainsi le statut d’« ennemi »
que lui confère Haym en le visant comme tel.
4- . Voir G. Nicolin (éd.), Hegel in Berichten seiner Zeitgenossen, Hambourg, Meiner, 1970,
p. 221.
16- . HsZ, p. 229 / HsT, p. 291. Mais le mode de pensée romantique, chez Schleiermacher en
particulier, est très important pour Haym qui le réévalue par rapport à la critique
hégélienne (cf. HsZ, seizième leçon, sur la religion). Haym épouse à l’occasion le point de
vue hégélien pour critiquer les points de vue (kantisme, romantisme) surmontés par le
système, mais se sert aussi de ces derniers pour critiquer Hegel : celui de Kant sans
l’adopter, celui de Schleiermacher par affinité : tous ces basculements donnent l’impression
d’une démarche sophistique (dont la cohérence in fine est idéologique).
22- . Elles seront surtout postérieures à Haym, puisque les Œuvres théologiques de jeunesse
de Hegel ne seront à la disposition de tous qu’à partir de 1907. Songeons, près de nous, aux
travaux si différents de J. Derrida [Glas, Paris, Galilée, 1974 ; rééd. Denoël/Gonthier (op. cit.
infra)] et de J. D’Hondt. Le premier insiste sur « l’unité vivante du discours hégélien » (cf.
Glas I, pp. 28, 77, 117), unité d’intuition fondamentale parcourant l’œuvre qui elle-même
condense la pensée occidentale qu’il s’agit de déconstruire en Hegel essentiellement ; le
second insiste sur l’unité de l’œuvre pour une raison tout autre, à savoir que les lectures
hégéliennes de la religion d’avant 1800 font du divin l’objectivation de la vie des peuples,
sont ainsi pré-feuerbachiennes et sont peut-être la clé secrète pour lire le Hegel du système
de maturité lui-même (« Le Dieu-miroir », in De Hegel à Marx, Paris, PUF, 1972). J. D’Hondt
s’inspire donc manifestement de la piste interprétative ouverte par Haym, mais la retourne
contre ce dernier. Sur l’herméneutique de J. D’Hondt, voir notre « Hegel sans secret », en
appendice à Hegel, Qui pense abstrait ?, Paris, Hermann, 2007.
25- . Voir l’étude sur le sublime hégélien qui précède notre Levinas critique de Hegel,
Bruxelles, Ousia, 2006.
26- . Haym est alors, avant que Treitschke ne lui succède, le directeur des Preussische
Jahrbücher – les Annales prussiennes –, organe du parti nationaliste libéral allemand. Ce
n’est pas simplement la Terreur de 1793 qui est critiquée par ce mouvement mais
également 1789.
32- . HsZ, p. 369 / HsT, p. 433. Notons aussi l’erreur de datation de la Logique d’Iéna (1804-
1805) qui est située par Haym à Francfort (1797-1800), ce qui fausse sa lecture des
premiers écrits d’Iéna.
34- . On trouve une approche tout à fait similaire chez Nietzsche dans l’Avant-propos (§ 3)
d’Aurore.
35- . Voir A. Stanguennec, La Philosophie romantique allemande, Paris, Vrin, 2011, p. 34 et
sqq.
43- . HsZ, p. 449 / HsT, p. 515. Même reproche chez Nietzsche : cf. Considérations inactuelles,
II, § 8.
48- . Voir Lettre à Paulus du 9 octobre 1814 ; elle évoque le Congrès de Vienne
(18 septembre 1814) réunissant les puissances européennes après la chute de Napoléon en
vue d’une réorganisation politique.
53- . Sur ces exemples, et d’autres, voir notre essai « Hegel sans secret » cité supra (pp. 142-
145).
60- . De même que Haym, selon nous, et contrairement à ce que laissent entendre P. Osmo
et Ch. Bouton, ne confond pas (par simple erreur) le réel (Realität) et l’effectif
(Wirklichkeit) mais estime qu’en dépit de leur distinction élaborée par Hegel ils se
confondent, de même ne confond-il pas entendement (Verstand) et raison (Vernunft) chez
Hegel : la raison dialectique étant aux yeux de Haym sophistique, manipulant de manière
formaliste un contenu, elle se confond elle-même avec l’entendement.
62- . HsZ, p. 271 / HsT, p. 333. Nous modifions la traduction pour bien marquer l’opposition
haymienne de la virilité fichtéenne et de la servile féminité hégélienne : Hegel n’est pas
simplement traité de « valet », ainsi que le traduit P. Osmo, mais de « servante ».
66- . HsZ, pp. 388-389 / HsT, pp. 453-454. Mais Haym ne prend pas pour thème
(explicitement), dans HsZ, le caractère non fabriqué (mais façonné par la vie du peuple) de
la constitution de l’É tat hégélien, point de romantisme qui ne peut que susciter son accord.
67- . Voir Hegel, PPD, § 260. Dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel estime que
l’É tat dont Platon et Aristote exposent les principes, s’il est organique, ignore ce qu’est une
« vie organique supérieure » ; à l’inverse de l’É tat rationnel moderne, il est donc
insuffisamment organique, parce que négateur du droit de la subjectivité.
69- . Voir Hegel, RPh, W 7, § 331, p. 497 / PPD K, p. 425 : l’É tat comme « puissance absolue
sur terre ».
74- . Les principaux textes de Nietzsche concernant Hegel sont : Considérations inactuelles I
et II, I, § 6 ; II, §§ 7 et 8 ; Généalogie de la morale, III, 27 ; Gai savoir, § 357 ; Par-delà Bien et
Mal, §§ 204, 211, 244, 252, 254 ; Aurore, Préface de 1886, § 3 ; Ecce homo, « Pourquoi je suis
si avisé », § 3 ; Volonté de puissance, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, t. I, pp. 23, 35-36, 37,
110, 111, 120, 226 ; t. II, pp. 120, 276.
75- . Voir Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, pp. 4, 9, 223.
79- . Sur la lenteur de l’esprit, voir PhE H, t. II, pp. 311-312 et HP Introd, p. 47.
80- . Gai savoir, § 357, KA, t. 3, p. 598 ; Volonté de puissance II, op. cit., p. 120.
82- . Par delà Bien et Mal, § 189, KA, t. 5, p. 111 ; la parenthèse (amour-passion) est en
français.
83- . Le terme français « sublimation » a naguère servi à traduire le terme « Aufhebung »
chez Hegel.
84- . Voir et comparer Aurore, Avant-Propos de 1886, § 4, KA, t. 3, p. 16 ; Généalogie de la
morale, III, 27, KA, t. 5, p. 410 ; Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 3, KA, t. 6, p. 367.
87- . Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », chapitre sur les Considérations
inactuelles, KA, t. 6, p. 316.
89- . Fragment de 1888 : « L’homme n’est pas un progrès sur l’animal » (Volonté de
puissance II, op. cit., p. 24).
96- . Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 2, KA, t. 6, p. 302.
97- . Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », chapitre sur Humain trop humain, § 6,
KA, t. 6, p. 327.
Métaphysique critique
et suppositions métaphysiques.
La logique hégélienne
comme analyse de l’être
Pirmin Stekeler-Weithofer
Les problèmes de l’interprétation philosophique
Les lectures seulement philologiques des textes philosophiques sous-estiment couramment
combien de connaissances préalables sont requises pour saisir leur objet thématique. Le
problème commence dès qu’il s’agit de comprendre la manière nouvelle dont Socrate suit
l’injonction de l’oracle de Delphes. Pour lui, se connaître soi-même ne consiste pas en
réflexions introspectives et intuitives, mais à interroger les formes implicites des pratiques
données et leur explication courante. D’un questionnement informel d’ordre éthique et
épistémique, Platon et Aristote étendent l’investigation à des institutions plus formalisées
telles que l’É tat et la science, mais ils soulignent également le rô le irréductible du jugement
d’expérience non encore formalisé (sôphrosunè et phronèsis) dans la saisie des traits
particuliers des cas singuliers et effectifs.
La critique hégélienne de la réflexion empiriste fait retour à cette tradition, alors que
l’analyse transcendantale kantienne reste ambivalente à cet égard : à première vue, elle se
présente comme une réflexion purement subjective. Cependant, Kant aussi vise à énoncer
les critères que la vérité et la connaissance présupposent. Il fut ainsi le premier à découvrir
les formes et normes sous-jacentes à cette pratique partagée1 que l’on appelle
« connaissance objective ». En effet, c’est le caractère coopératif de la connaissance, du
contenu, de la pensée et du langage qui est la source de la normativité de nos concepts de
vérité et de validité. La science et la connaissance doivent être comprises comme division
d’un travail partagé d’investigation, et comme articulation de ses résultats. L’épistémologie
traditionnelle, cependant, se concentre uniquement sur la question de savoir comment un
individu peut « connaître » quelque chose « avec certitude ». Cette quête (« cartésienne » et
« empiriste ») de la certitude et des fondations subjectives fait obstacle à une
compréhension plus réaliste de la connaissance et de sa question directrice : Qu’est-ce que
participer convenablement à une pratique partagée de connaissance partagée ? Et comment
devons-nous comprendre les tensions et les rapports entre nos propres idéaux de
connaissance parfaite et la connaissance réelle ?
Les idéaux ne font qu’exprimer des orientations génériques. Ils ne peuvent et ne doivent
pas être utilisés directement comme critères de vérité réelle ou comme conditions de
réalisation de la connaissance réelle. La connaissance idéale est, par définition, utopique et
inaccessible. La connaissance réelle est toujours finie, limitée, faillible. Malgré cela, elle doit
pouvoir satisfaire à un certain nombre de critères, c’est-à -dire qu’elle doit pouvoir
répondre aux attentes individuelles ou partagées, exactement de la même manière qu’un
avion ou un cercle réels doivent pouvoir répondre à ce que l’on attend d’un avion ou d’un
cercle et ne sont pas évalués à l’aune de l’avion ou du cercle idéaux.
Pour articuler convenablement la structure de nos pratiques ou institutions, ainsi que
notre manière idéale ou générique d’en parler, il est nécessaire de surmonter un certain
nombre de profonds problèmes logiques. Connaître ces problèmes est une condition
préalable de toute compréhension plus profonde de protagonistes philosophiques tels
qu’Héraclite, Parménide et Platon, ou Kant, Hegel et Heidegger, pour ne citer que quelques-
uns des plus importants. Les problèmes se révèlent dans le fait que les conceptions
logiques de ces philosophes sont le plus souvent, dans leur réception, transformées en le
contraire de ce qu’elles sont réellement. Une des raisons principales de ce fait est que leurs
affirmations sont lues comme des thèses portant immédiatement sur le monde en tant que
tel, c’est-à -dire sur un niveau objectal, alors qu’elles doivent être lues comme des réflexions
à un niveau méta-théorique portant sur notre accès conceptuel et perceptuel au monde
réel.
Traduit de l’anglais
par Élodie Djordjevic et Bruno Haas
1- . Nous rendons systématiquement « joint », dans les locutions telles que « joint
knowledge », « joint practice », « joint development », etc., par « partagé(e) » et « jointly » par
« de manière partagée ». [N.d.T.]
2- . Les formes pratiques de référence partagée à un objet dans l’espace et le temps sont
rendues explicites dans la géométrie et la cinématique (pour ne parler que des formes
purement mathématiques). Le domaine de ces formes pures est celui de l’intuition pure.
3- . On doit ce terme très commode d’empratique à Karl Bü hler, un élève de Husserl.
4- . Notons en passant que nous devrions toujours veiller à distinguer entre conduite non
intentionnelle et conséquences non intentionnelles de l’action.
5- . Dans un domaine de classe X, les égalités de la forme x = y et les inégalités de type x ≠ y
sont définies, ainsi que les prédicats de forme A(x), de telle sorte qu’une quantification du
type « il y a un x tel que A(x) » ait du sens en X.
6- . Cette observation implique que l’on doit se tenir éloignés de toute métaphysique
« aristotélicienne » qui fait du cas des animaux évolués singuliers le paradigme de ce qu’est
une substance.
8- . Il est ici tout à fait crucial de ne pas traduire le terme kantien d’Erfahrung par
« expérience ». Ce dernier terme contient en effet trop de connotations subjectives et
empiristes en anglais, et pas seulement en philosophie. De la même manière, il faut
distinguer entre simple cognition individuelle et connaissance partagée.
9- . R. B. Brandom a, d’une façon qui a été largement remarquée, développé ces idées,
notamment pour ce qui concerne la normativité. Mon approche diffère cependant de la
sienne en ce qu’elle souligne le mode d’existence intersubjectif, « générique » et
« historique » des institutions et autres formes de pratiques coopératives, en tant que
fondement véritable de toute normativité – ce qui est au plus haut point éloigné du fait
individuel de « marquer des points » et de la sanction singulière en cas de manquements
dans les jeux de langage dialogique (David Lewis) ou dans le contexte d’autres formes de
coopération. J’accorde cependant parfaitement que le fait de marquer des points, les
louanges, les blâ mes et même les menaces de punitions, jouent un rô le structurel important
pour que nos formes de pratiques partagées soient suivies.
10- . On peut, si l’on veut, désigner cette idée par le terme d’« idéalisme objectif ». J’éviterai
cependant cette étiquette.
12- . Reprenant un trait d’esprit platonicien, on pourrait dire que ceux qui ne saisissent pas
cette partie de l’analyse hégélienne doivent être comptés comme ne comptant plus comme
des penseurs sérieux s’agissant de ces choses.
Hegel et l’épuisement
du réalisme
Olivier Tinland
La détermination du sens et de la portée de l’idéalisme de Hegel a toujours constitué un
morceau de choix pour ses commentateurs aussi bien que pour ses critiques. S’agissant du
sens de cet idéalisme1, on a ainsi pu se demander – la liste n’est assurément pas
exhaustive – si celui-ci consistait 1) en une régression précritique à une métaphysique
dogmatique de l’être et de ses propriétés2, 2) en un prolongement conséquent de
l’idéalisme kantien qui radicaliserait le tournant transcendantal de celui-ci3, 3) en une
métaphysique mentaliste réduisant en quelque façon l’être à la pensée4, 4) en une
ontologie holiste ou moniste établissant un lien universel d’interdépendance entre les
choses finies5, ou encore 5) en une forme de réalisme conceptuel mettant l’accent sur la
part décisive que les concepts prennent dans la structuration du réel6.
Par-delà leurs orientations respectives, les tenants des positions qui structurent de tels
débats ont pour point commun de se demander ce que Hegel a à nous apprendre
d’intéressant sur la question désormais rebattue de l’idéalisme : peut-on être idéaliste ?
Quel est le prix spéculatif à payer pour cela ? Qu’a-t-on au juste à y gagner ? Et que risque-t-
on d’y perdre ? À quelles postures philosophiques s’oppose une telle démarche ?
L’idéalisme « subjectif », notamment en sa version transcendantale, est-il tenable, ou faut-il
aller jusqu’à endosser une forme d’idéalisme « objectif » ou « absolu » ? etc. Il me semble
qu’une telle approche, en dépit de son indéniable intérêt, demeure unilatérale et peine
souvent à recouper de manière pertinente les débats philosophiques contemporains en
philosophie de l’esprit et de la connaissance ; c’est pourquoi elle gagnerait sans doute à se
prolonger dans une enquête qui prendrait le problème dans l’autre sens, à savoir : qu’est-ce
que la conception hégélienne de l’idéalisme pourrait bien avoir à nous apprendre sur ce qui
constitue, pour l’auteur de la Science de la logique, l’antithèse absolue d’une philosophie
conséquente (donc de la philosophie elle-même), à savoir le réalisme ? Y a-t-il quoi que ce
soit à tirer de la critique hégélienne du réalisme en vue de la clarification des termes du
débat contemporain à ce propos7, et si oui peut-on mobiliser les résultats d’une telle
critique pour définir une perspective réaliste susceptible d’échapper aux principaux écueils
que l’idéalisme, précisément, entend éviter – en proposant un remède qui, tout bien pesé,
s’avère souvent pire que le mal8 ?
Curieusement, la question du statut du réalisme dans la philosophie de Hegel a assez peu
retenu l’attention des exégètes, alors même qu’elle constitue l’envers naturel de la
question, quant à elle abondamment traitée, du statut de l’idéalisme. Cette question du
réalisme a pourtant joué un rô le de tout premier ordre dans l’élaboration des grandes
problématiques de l’idéalisme allemand – que l’on songe ne serait-ce qu’à l’importance
historique de la figure de Jacobi – après avoir joué un rô le clé dans la constitution puis dans
la critique de la pensée kantienne elle-même – sous la forme de l’articulation de l’idéalisme
transcendantal et du réalisme empirique (et, parallèlement, de l’articulation du phénomène
et de la chose en soi)9. Il m’a donc semblé essentiel, dans le prolongement de travaux
antérieurs10, de faire droit à cette question, afin de déterminer quelle peut être sa valeur
heuristique en vue d’évaluer la pertinence contemporaine d’une défense philosophique du
réalisme.
*
Il est notoire que Hegel se fait de la notion d’idéalisme une conception pour ainsi dire
hyperbolique. Loin de ne désigner qu’une thèse relative au primat de la représentation (de
nos « idées ») dans l’accès au réel, l’idéalisme constitue selon lui une position métaphysique
relative au statut de toute réalité finie : L’être-là, appréhendé tout d’abord seulement
suivant son être ou son affirmation, a une réalité, par conséquent la finité est tout d’abord
dans la détermination de la réalité. Mais la vérité du fini est bien plutô t son idéalité11.
Caractérisons à grands traits cette entente pour le moins radicale de l’idéalisme. Toute
réalité finie, nous dit Hegel, est idéelle, au sens où elle ne se tient pas en et par elle-même
dans l’existence (elle n’est pas selbstständig), mais s’avère tributaire d’un lien essentiel à
l’infini ou à « l’idée absolue », par quoi il faut entendre le processus (onto-)logique qui
délivre le sens dialectique de l’être appréhendé en sa « totalité-mouvement »12. De ce point
de vue, la relativité du réel à nos idées, mise en exergue par l’idéalisme « subjectif » d’un
Berkeley, d’un Kant ou d’un Fichte, ne serait que la partie émergée de l’iceberg
métaphysique, que l’épiphénomène d’une relativité plus fondamentale du réel à l’idée en
tant que telle, i. e. à l’armature conceptuelle qui structure rationnellement le réel dans son
ensemble et lui confère la densité ontologique de l’effectivité.
Si le réel ne tient dans l’existence que par l’entremise de l’idée absolue, et si celle-ci est
caractérisée par une processualité dialectique qui suscite la négation déterminée de chacun
des concepts ontologiques fondamentaux et les intègre ainsi dans un mouvement
dialectique de totalisation logique, dès lors c’est l’ensemble de la réalité, en tant qu’elle a
partie liée avec cette processualité logique, qui sera pour ainsi dire contaminée par cette
idéalité des essentialités logiques et deviendra elle-même de part en part idéelle,
dialectique. C’est parce que la rationalité, entendue comme logique systématique et
dialectique des significations de l’être, est elle-même soumise à la loi de l’idéalité prescrite
par l’idée absolue que la réalité, qui est pétrie de rationalité, se trouve à son tour soumise à
cette loi.
Face à l’idéalisme ainsi conçu, le réalisme fait pâ le figure : à peine lui concède-t-on une
dignité philosophique minimale. Il y a bien dans la philosophie hégélienne comme un
épuisement de l’option réaliste, laquelle se trouve traquée jusque sous ses formes les plus
inapparentes pour être vidée de tout contenu signifiant, de toute pertinence théorique.
Moyennant une réinterprétation dépréciative de l’identification jacobienne du réalisme et
de la « non-philosophie »13, Hegel repousse la posture réaliste en marge de la philosophie,
laquelle s’identifie purement et simplement à l’idéalisme bien compris : La proposition
selon laquelle le fini est idéel constitue l’idéalisme. L’idéalisme de la philosophie ne consiste
en rien d’autre que dans la non-reconnaissance du fini comme un étant véritable. Toute
philosophie est essentiellement un idéalisme ou l’a au moins pour principe, et la question
est alors seulement de savoir dans quelle mesure ce principe est effectivement mis en
œuvre. La philosophie est tout autant un idéalisme que la religion ; car la religion reconnaît
tout aussi peu la finité comme un étant véritable, comme un terme ultime, absolu, ou
encore comme un terme non posé, incréé, éternel. L’opposition de la philosophie idéaliste
et de la philosophie réaliste est par conséquent dépourvue de signification. Une philosophie
qui attribuerait à l’être-là fini comme tel un être véritable, ultime, absolu ne serait pas
digne du nom de philosophie14.
C’est donc en vertu du statut primordial de la thèse de l’idéalité du fini que le réalisme se
voit expulsé pour de bon du royaume de la philosophie : « Cette idéalité du fini est la
proposition capitale de la philosophie, ce pourquoi toute vraie philosophie est un
idéalisme. »15 L’idéalité du fini, c’est précisément ce que refuse résolument le réalisme
jacobien, dans la mesure où l’idéalisation du réel coïnciderait fatalement avec sa
déréalisation, donc avec sa nihilisation16 : penser le réel sous l’égide de l’idéalité, cela
revient pour Jacobi à se condamner à en biffer le caractère littéralement miraculeux17 – le
miracle primordial, matrice de tout miracle religieux, du « es gibt » – et à sortir de
l’expérience sensible immédiate du Dasein des choses pour ne plus jamais être en mesure
d’y revenir. Si la philosophie, comme idéalisme, est pour Jacobi une sortie irrévocable du
monde sensible et de son évidence irrépressible, inversement, pour Hegel, le réalisme,
égaré par l’impression de « position absolue »18 que nous procure l’existence des choses
sensibles hors de nous, est une sortie sans retour de la philosophie, renoncement
inconséquent à prendre la mesure de la précarité ontologique du fini, de sa foncière
dépendance vis-à -vis d’autre chose – ou de son « être-posé-par-autre-chose » – que le
philosophe rend explicite en l’érigeant en principe explicatif de la réalité : Les principes des
philosophies anciennes ou modernes, l’eau, la matière ou l’atome, sont des pensées, elles
sont universelles, idéelles et non pas des choses telles qu’on les trouve immédiatement
devant soi, c’est-à -dire dans la singularité sensible – pas même l’Eau de Thalès ; en effet,
bien qu’elle soit également l’eau empirique, en outre elle est en même temps l’en-soi ou
l’essence de toutes les autres choses, et celles-ci ne subsistent pas par elles-mêmes, ne se
fondent pas au-dedans d’elles-mêmes, mais sont posées par quelque chose d’autre, par
l’Eau – elles sont idéelles19.
On trouve ici le clivage fondamental qui permettrait de faire la part entre la philosophie et
la non-philosophie : le simple fait d’entrer dans une démarche explicative, à en croire
Hegel, nous installerait de plain-pied dans l’idéalisme, i. e. dans la mise en évidence de
l’idéalité ou de l’être-posé de toute réalité en regard d’un principe (ou, dans la Science de la
logique, d’une constellation processuelle de concepts) qui en commande l’intelligibilité. Peu
importe, en l’occurrence, qu’un tel principe soit de nature spirituelle ou matérielle :
l’atomisme est de ce point de vue tout autant idéaliste que le platonisme ou le
pythagorisme, en ce qu’il subordonne notre entente de la réalité à une pensée, à un principe
explicatif universel qui dévoile l’idéalité, l’absence de Selbstständigkeit des choses finies.
L’idéalisme trouve donc son noyau primitif de signification dans la négation principielle de
l’idée d’existence comme position absolue d’un étant singulier (en cela, il se rapproche de
l’anti-nominalisme sans pour autant souscrire à un naïf réalisme des universaux20) : une
telle position équivaudrait selon Hegel à absolutiser indû ment un moment du réel parmi
d’autres, en l’occurrence celui de la conscience sensible, laquelle se caractérise
phénoménologiquement par un privilège (illégitimement) accordé à la ponctualité de la
saisie de l’objet (au détriment du processus de cognition empirique appréhendé dans sa
globalité), à la consistance ontologique de l’objet lui-même (au détriment d’une prise en
compte du rô le constituant des prestations subjectives de la conscience) et à la fixité des
propriétés sensibles de cet objet (au détriment d’une attention prêtée à la mobilisation
sous-jacente de catégories intellectuelles jusque dans l’appréhension sensible, catégories
qui sont elles-mêmes sujettes à une processualité dialectique susceptible de dynamiser et
de complexifier l’expérience sensible la plus élémentaire, et d’abord d’en faire une
expérience tout court).
S’agissant du versant strictement phénoménologique du savoir philosophique, Hegel
propose la caractérisation suivante de l’opposition entre le réalisme et l’idéalisme : Puisque
les choses et leurs déterminations appartiennent au savoir, on peut, d’une part, se
représenter que ces choses sont, en soi et pour soi, hors de la conscience, et qu’elles lui sont
purement et simplement données comme une réalité étrangère et toute prête ; mais,
d’autre part, puisque la conscience n’est pas moins essentielle au savoir, on peut se
représenter aussi que la conscience se pose elle-même ce monde qui est le sien et que, par
son comportement et son activité, elle produit d’elle-même ou modifie, de façon totale ou
partielle, les déterminations de ce monde. Le premier mode de représentation est appelé
réalisme, le second idéalisme21.
Dans ce texte souvent cité (et souvent cité pour lui faire dire davantage qu’il ne dit), le
réalisme se trouve défini, comme « mode de représentation <Vorstellungsweise> », par
antithèse avec ce que Hegel nomme ailleurs l’idéalisme « subjectif » : c’est dans le cadre de
l’expérience phénoménale de la conscience qu’il est possible d’opposer deux points de vue
sur l’expérience, l’un qui ne prend en compte que l’objet de l’expérience et pense le rapport
de celui-ci au sujet comme une donation immédiate, l’autre qui rapporte essentiellement,
comme à sa condition de manifestation phénoménale, un tel objet au sujet de l’expérience,
c’est-à -dire au moi ou à la conscience. Le réalisme, dans un tel contexte, est un réalisme de
l’objet empirique assez proche de ce que Kant, dans la Critique de la raison pure, nommait
« réalisme transcendantal » : il consiste à penser l’objet de l’expérience comme étant en soi
indifférent à la conscience subjective, indépendant de son point de vue, intégré à un
« ready-made world »22. Un tel réalisme se caractérise donc 1) par son abstraction (il
absolutise indû ment une partie de l’expérience, à savoir la part objectale – gegenständlich –
de celle-ci) et 2) par sa propension à la réification (il chosifie ce qui relève pourtant des
modalités subjectives de la conscience et fait ainsi abstraction de l’être-posé de tout objet
empirique) et 3) par une confusion épistémologique fatale entre l’immédiateté de la forme
d’un savoir (intuition, sentiment, croyance) et la prétendue immédiateté de son contenu23.
À cela, il convient selon Hegel d’opposer un idéalisme qui soit capable de prendre en
compte l’intervention constituante de la conscience dans le champ de l’expérience et
parvienne ainsi à se donner une vue concrète (totale) et processuelle (non réifiée) de
l’expérience phénoménale.
Pour autant, une telle entente simplement phénoménologique de l’opposition du réalisme et
de l’idéalisme – qui sous-tend les polémiques postkantiennes d’un Reinhold, d’un Jacobi,
d’un Schulze ou d’un Fichte – ne saurait avoir qu’une portée locale, subalterne, dérivée : ces
deux « modes de représentation » de l’expérience de la conscience que sont le réalisme et
l’idéalisme ne valent précisément que par référence à une telle expérience et voient leur
pertinence s’étioler dès qu’on passe à un autre niveau d’analyse. C’est ainsi que l’idéalisme
subjectif, pour peu qu’on le considère indépendamment de son rapport antinomique au
réalisme phénoménologique, s’avère être lui-même une forme plus subtile et insidieuse de
réalisme : un réalisme du sujet. En effet, à s’en tenir aux seules prestations de sens de la
conscience comme condition d’un savoir de l’objet empirique, c’est la conscience elle-même
qui risque de se trouver réifiée, indû ment absolutisée comme instance égologique de
constitution de l’expérience, posée dans son illusoire autarcie ontologique comme la pierre
de touche de tout savoir.
De ce point de vue, si les trois premiers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit peuvent
être lus – moyennant le déploiement raisonné de ce qu’on a pu assimiler à des « arguments
transcendantaux »24 – comme une réfutation interne du réalisme phénoménologique, en
ce qu’ils dévoilent l’impossibilité, pour la conscience en quête de savoir, de s’en tenir à une
représentation de l’objet empirique comme étant en soi indépendant des prestations de la
conscience25, l’introduction du cinquième chapitre intitulé « Certitude et vérité de la
raison » peut quant à elle être considérée comme une réfutation interne de l’idéalisme
phénoménologique ou subjectif, c’est-à -dire de la « certitude de la conscience d’être toute
réalité »26, certitude qui enveloppe de nouveau l’idée d’une position absolue d’un étant fini,
en l’occurrence de la conscience certaine d’elle-même, figée dans l’adhésion immédiate à
son propre pouvoir de constitution égologique de l’expérience phénoménale.
Ainsi s’ébauche la figure pour le moins étrange d’une entente réaliste de l’idéalisme, c’est-à -
dire de la position immédiate de la conscience s’appréhendant en son pouvoir idéalisant
comme une réalité absolue, elle-même soustraite au procès total d’idéalisation qui en est
pourtant la condition d’émergence (ce qui explique selon Hegel les affinités profondes de
l’idéalisme transcendantal et de la psychologie empirique, malgré les démentis officiels) :
La raison est la certitude d’être toute réalité ; c’est ainsi que l’idéalisme énonce le concept
de cette raison. De même que la conscience qui entre en scène comme raison a
immédiatement une telle certitude en soi, de même l’idéalisme, lui aussi, l’énonce
immédiatement : Moi, je suis Moi27.
La conscience idéaliste, dont la figure inaugure la section « Certitude et vérité de la raison »,
exprime la posture qui est la sienne sur le registre de l’immédiateté, autrement dit en
faisant abstraction du « chemin » par lequel la conscience de soi est parvenue à se placer à
un tel point de vue réflexif sur sa propre expérience. Négligeant de prendre en compte
l’itinéraire en vertu duquel l’affirmation tautologique du Moi peut, par une intellection
rétrospective de son élaboration phénoménologique, acquérir le sens d’une vérité
philosophique, la conscience idéaliste se voit condamnée à une appréhension seulement
subjective et abstraite d’une telle affirmation, ou encore elle « entre en scène seulement
comme la certitude de cette vérité ».
Incarnant une raison se rapportant à elle-même de façon irrationnelle, car s’affirmant dans
l’ignorance résolue de sa propre constitution phénoménologique, la position idéaliste du
« Moi = Moi », au lieu d’atteindre un principe absolument inconditionné à partir duquel
avérer le savoir philosophique en sa déduction nécessaire, se voit borné à une simple
assurance, à une simple revendication d’intelligibilité cantonnée dans les limites étroites de
la conscience de soi. Faute de s’enquérir de la généalogie de sa propre posture, la raison
idéaliste « ne fait ainsi qu’assurer qu’elle est toute réalité, mais cela, elle-même ne le
comprend pas conceptuellement ; car ce chemin oublié est la compréhension conceptuelle
de cette affirmation exprimée de façon immédiate »28. Ce que l’idéaliste prend pour une
(auto-)position absolue n’est en réalité que la résultante déterminée d’une négativité à
l’œuvre dans les strates enfouies de la conscience s’affirmant abstraitement comme raison.
L’idéalisme phénoménologique qui s’en tient à une position immédiate de son propre point
de vue ne serait donc qu’un réalisme de la subjectivité. Nulle surprise, par conséquent, de
voir un tel idéalisme bâ tard sombrer dans le réalisme objectiviste le plus sommaire – que
ce soit sous la forme du réalisme de la chose en soi chez Kant ou sous celle de la fameuse
théorie du « choc » (Anstoβ) chez Fichte – dès lors qu’il s’agit de dépasser le solipsisme vide
de sa certitude immédiate de soi, solipsisme dont l’image à bien des égards contestable de
l’expérience comme accès à une extériorité problématique constitue la contrepartie
nécessaire, et de lester celle-ci du poids rassurant de la réalité objective29.
À bien y regarder, réalisme objectif et idéalisme subjectif apparaissent ainsi moins comme
de véritables options concurrentes que comme les deux faces symétriquement
insatisfaisantes d’une même médaille : d’un cô té, le réalisme objectiviste se renverse en
idéalisme subjectif pour peu que l’on s’intéresse aux conditions subjectives de constitution
de l’objectivité empirique (pas d’objet sans sujet), de l’autre ce même idéalisme subjectif se
renverse en réalisme de la subjectivité (et in fine en réalisme objectiviste) en absolutisant
indû ment le moment de la conscience dans la constitution du savoir empirique (pas de
sujet sans objet)30. Cette fausse alternative nous dévoile ainsi – et il faut rendre justice à
Hegel d’avoir su mieux que quiconque mettre ce point en lumière – le caractère à la fois
unilatéral et instable des positions qui la composent. Le « ou bien… ou bien… » qui oppose
le réalisme et l’idéalisme phénoménologiques (et leur donne une consistance apparente en
vertu de cette opposition même) n’est qu’un dualisme d’entendement, une opposition
factice qui repose sur une compréhension superficielle du couple réalité/idéalité.
Tout le problème est de savoir comment sortir de ce dilemme apparent sans pour autant
reconduire la solution hégélienne (l’idéalisme « objectif » ou « absolu ») qui a pourtant
permis d’en dévoiler l’inanité. Cela suppose de s’interroger sur les conditions d’une issue
non-hégélienne à cette alternative insatisfaisante, c’est-à -dire d’une issue réaliste malgré
tout, qui, tout en refusant la surenchère idéaliste de Hegel (on comble les lacunes de
l’idéalisme subjectif par un surcroît d’idéalité), ne retombe pas pour autant dans les travers
dénoncés avec raison par l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit. La question rectrice de
mon propos trouve ainsi une forme plus déterminée : à quelles conditions un réalisme post-
hégélien est-il possible ?
*
Répondre de manière circonstanciée à une telle question dépasserait très largement le
cadre du présent article. On peut néanmoins proposer quelques pistes de réflexion en vue
de dégager les conditions de formulation d’un type de réalisme qui soit exempt des
contradictions dévoilées par Hegel. Pour commencer, il faut souligner l’incontestable
fécondité de la critique hégélienne du réalisme : en refusant de s’en tenir à sa forme la plus
explicite – le réalisme de l’objet empirique – mais en l’assimilant de façon plus radicale à la
fixation dogmatique du fini31 appréhendé en sa séparation abstraite d’avec son contexte
épistémologique ou ontologique, Hegel nous permet de dévoiler l’ambiguïté ou
l’inconséquence de postures philosophiques qui, à un titre ou à un autre, succombent à
l’emprise multiforme du « mythe du donné »32.
En particulier, le diagnostic critique mené dans la Phénoménologie de l’esprit permet de
débusquer un tel réalisme dogmatique non seulement sous ses formes objectivistes les plus
patentes – la certitude sensible, la perception des propriétés sensibles de la chose, le
dualisme du phénomène et de la chose en soi – mais aussi sous des formes subjectivistes
dont les présupposés réalistes sont moins aisément identifiables – celle du stade idéaliste
de la conscience de soi étant de ce point de vue sans doute la plus frappante. Qu’il ne suffise
point de passer de l’objectivisme au subjectivisme ni de se rallier officiellement à la
bannière de l’idéalisme pour échapper au réalisme dogmatique33, telle est la leçon de cette
autocritique intransigeante de la conscience finie aux prises avec le « désespoir » de voir sa
propre image d’elle-même constamment démentie dans le cours de son expérience
phénoménologique. Il est ainsi possible de se dégager d’une entente excessivement
restreinte (calquée sur la seule conscience sensible) du réalisme et d’envisager l’existence
d’un « cadre du donné » qui conférerait au réalisme dogmatique une unité structurale par-
delà ses diverses incarnations (réalisme logique, épistémique, ontologique, moral,
esthétique, sociologique…) et rendrait ainsi possible une « critique générale du donné » et
du réalisme dogmatique qui en constitue par excellence l’habillage philosophique.
La question est alors de savoir dans quelle mesure une telle critique peut faire sienne les
acquis hégéliens susmentionnés tout en se désolidarisant des prémisses métaphysiques de
l’idéalisme absolu qui en constituent l’arrière-plan. Ou, pour le dire autrement : est-il
possible d’identifier des formes insatisfaisantes (abstraites, partielles, biaisées) de réalisme
à partir d’un point de vue qui ne soit pas celui d’une théorie spéculative de l’idéalité du fini,
mais celui d’une forme plus exigeante de réalisme ? Il me semble que tel est bien le cas. En
premier lieu, il paraît pour le moins clair que d’un point de vue épistémologique, la mise en
évidence des processus d’apprentissage conceptuel impliqués dans la connaissance
perceptive la plus élémentaire34 ou l’insistance sur la dépendance des énoncés théoriques
singuliers vis-à -vis de contextes théoriques holistiques35 peuvent se substituer sans
difficulté notable à la métaphysique de l’idée absolue édifiée par Hegel (on substitue un
holisme sémantique à un holisme ontologique), tout en déployant des effets critiques de
nature similaire concernant les formes les plus sommaires de réalisme épistémique. Il ne
semble pas non plus indispensable de mobiliser une logique spéculative – et avec elle le
présupposé coû teux d’une clô ture a priori de l’arsenal de nos concepts fondamentaux –
pour rendre compte du statut, de la genèse et de la portée de nos concepts empiriques :
pour ce faire, on peut fort bien recourir de manière féconde à un « méta-langage
pragmatique, dans lequel nous décrivons les pratiques qui produisent et déterminent un
contenu conceptuel »36, en accomplissant ainsi la vocation explicitante de la logique
hégélienne sans en payer le tribut métaphysique. On peut enfin remarquer – mais il
faudrait raffiner bien davantage ces différents points – qu’il n’est nul besoin d’une théorie
spéculative de l’expérience présupposant comme sa condition de possibilité l’existence
d’un savoir absolu pour diagnostiquer l’abstraction d’un certain nombre de conceptions de
la connaissance qui se focalisent unilatéralement sur le pô le subjectif ou objectif, sensible
ou intellectuel de l’expérience. Une forme suffisamment exigeante d’empirisme, se plaçant
sciemment dans une zone phénoménologique d’indistinction du sujet et de l’objet, doit
pouvoir être en mesure de rendre compte de la genèse d’une telle abstraction sous ses
diverses formes37. Comme le remarquait avec sagacité William James,
Prenez n’importe quelle chose concrète et finie et essayez de la fixer. Vous n’y réussirez
pas, car fixée ainsi, elle se trouve n’être plus concrète du tout mais bien un extrait ou une
abstraction arbitraires que vous avez fabriqués à partir du reste de la réalité empirique.
Toutes les autres choses l’envahissent et la submergent, en même temps que vous, et
annihilent votre tentative imprudente. Toute perspective partielle sur le monde, quelle
qu’elle soit, arrache cette partie à ses relations, laisse de cô té quelque vérité la concernant,
est fausse à son égard, la falsifie. La vérité entière à propos de quoi que ce soit implique
davantage que cette chose elle-même. En définitive, ce n’est pas moins que l’ensemble total
des choses qui peut être la vérité de quoi que ce soit. Considéré ainsi de manière sommaire,
Hegel n’est pas seulement inoffensif mais il est aussi exact. Il y a bien un mouvement
dialectique dans les choses, s’il vous plaît d’appeler ainsi un mouvement qui découle de la
constitution entière de la vie concrète ; il peut cependant être décrit et expliqué bien plus
naturellement dans les termes de la vision pluraliste des choses qu’au moyen des termes
monistes auxquels Hegel l’a finalement réduit38.
Si une critique « dialectique » du réalisme dogmatique est possible selon des prémisses qui
ne relèvent plus de la métaphysique hégélienne (tout en trouvant en celle-ci des
orientations fécondes), l’idée d’un épuisement de l’option réaliste, dont nous étions partis,
semble peu à peu perdre de son évidence.
Tout en repérant les formes multiples sous lesquelles renaissent de nos jours les
conceptions unilatérales, réductrices ou réifiantes de la réalité (que l’on pense au
renouveau contemporain du projet ontologique comme tentative d’analyser les strates
physiques, psychiques, sociales, etc., de « l’ameublement de l’univers »39), il ne semble pas
inconcevable ni aberrant d’entrevoir la possibilité d’un réalisme décanté, ramené à son
étiage théorique, épuré de ses scories métaphysiques par l’impitoyable critique des
« grands adversaires de l’immédiateté » dont Hegel constitue une figure majeure, qui
renouerait avec l’étonnement jacobien face au « miracle » quotidien de l’existence des
choses finies (dont nous sommes) sans pour autant sombrer dans une vaine apologie du
savoir immédiat et une sacralisation équivoque du donné.
Ce qu’il s’agirait d’imaginer alors, c’est quelque chose comme un réalisme critique, dont la
fonction soit moins de ramener la réalité à un principe explicatif quelconque (ce qui serait,
conformément à l’enseignement hégélien, retomber peu ou prou dans l’idéalisme) ou
d’absolutiser celle-ci en succombant au fétichisme du « donné » (telle est la forme
générique du réalisme dogmatique) que d’incarner une manière de « séjourner dans le
banal » en assumant la précarité spéculative d’un tel séjour, précarité inséparable de la
puissance d’effraction et de débordement du réel – tel est ce qui le rend précisément
« réel » – vis-à -vis de nos schèmes conceptuels les mieux assurés. Une telle démarche ferait
du réel moins un référent théorique en instance d’idéalisation ou de réification que le motif
d’un étonnement face au spectacle aussi banal que déconcertant du commerce protéiforme
et évolutif de l’esprit et du monde, face à l’indéfinité des rapports réels dans lesquels notre
pensée, antérieurement à toute mise en crise explicite de notre accès théorique ou pratique
au monde, se trouve toujours déjà engagée de manière contextuelle et immanente, en
s’investissant dans des usages conceptuels variés qui la rattachent, via le langage, au
monde qui est le sien40.
En quoi, in fine, se trouverait confirmée sous une forme inattendue l’interprétation
hégélienne du réalisme : si son opposition à l’idéalisme est « dépourvue de signification »,
si son statut s’avère si malaisément identifiable, au point d’être souvent considéré comme
peu « digne du nom de philosophie », c’est précisément qu’en lui ne se joue peut-être pas
d’abord une thèse sur l’être (comme « idéel » ou « réel », comme « position absolue » ou
« relative »), mais une sensibilité au caractère à la fois mystérieux et banal du réel – ce réel
dont la pensée n’est décidément pas l’Autre, mais plutô t un inquiet fragment de réflexivité
arraché à sa course indifférente.
Accepter « l’image » manifeste, le Lebenswelt, le monde tel que nous en faisons réellement
l’expérience, exige de nous qui avons reçu (pour le meilleur et pour le pire) une formation
philosophique que nous regagnions et notre sens du mystère (car il est bel et bien
mystérieux que quelque chose puisse être à la fois le monde et à propos du monde) et notre
sens de la banalité (car il est banal, après tout, que certaines idées soient
« déraisonnables ») – ce sont seulement les notions étranges d’« objectivité » et de
« subjectivité » que nous avons reçues de l’ontologie et de l’épistémologie qui nous rendent
inaptes à séjourner dans le banal41.
1- . Pour une bonne mise au point, voir l’article de K. Ameriks, « Hegel and Idealism », The
Monist, 74 (1991), pp. 386-402.
4- . Cette tendance est bien illustrée dans la métaphysique néo-hégélienne de Josiah Royce.
Voir notamment The Religious Aspect of Philosophy, Boston, Houghton Mifflin, 1885, et The
World and the Individual [1899-1901], New York, MacMillan, 1923. Pour une évaluation
critique de cette démarche, voir R. Rorty, « Quelques usages américains de Hegel », trad.
Tinland, Philosophie 99 (2008).
6- . Pour une défense de cette perspective, voir M. Rosen, « From Vorstellung to Thought : Is
a “Non-Metaphysical” View of Hegel Possible ? », in D. Henrich et R.-P. Horstmann (éd.),
Metaphysik nach Kant ?, Stuttgart, Klett-Cotta, 1988, pp. 248-262 ; réédition in Robert Stern
(ed.), G. W. F. Hegel : Critical Assessments, vol. III, London, Routledge, 1993, pp. 329–344.
12- . Selon l’expression heureuse de G. Jarczyk, Système et liberté dans la Logique de Hegel,
Paris, Aubier, 1980, p. 171.
13- . Voir Jacobi, « Lettre de Jacobi à Fichte », in Lettre sur le nihilisme, trad. Radrizzani,
Paris, GF-Flammarion, 2009, p. 69 : « Je suis encore, d’une façon générale, tout à fait celui
qui, dans les Lettres sur Spinoza, partit du miracle de la perception et de l’insondable secret
de la liberté et osa de cette façon, par un salto mortale, non pas fonder sa propre
philosophie mais bien au contraire étaler témérairement devant tout le monde son
entêtement non-philosophique. »
15- . Enzykl., W 8, p. 202 / Encycl. 1 (1830), § 95 Rem., p. 360 (je souligne).
16- . Voir « Lettre de Jacobi à Fichte », op. cit., p. 70 : « … l’idéalisme, que je traite de
nihilisme ».
17- . Voir Jacobi, David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme, op. cit., p. 191 : « Il n’y a
rien sur quoi son jugement puisse s’appuyer sinon la chose elle-même ; rien que le fait que
les choses se tiennent réellement devant lui. (…) Cette révélation [de l’existence des choses
hors de nous] mérite d’être qualifiée de vraiment miraculeuse. »
18- . On fait bien entendu référence à la compréhension kantienne de l’existence exposée
dans L’Unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu,
1re considération, § II (AK II, 74 ; Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard, 1980, p. 327).
20- . Dans ses leçons sur la philosophie médiévale, Hegel rend hommage aux nominalistes,
dont les critiques ont permis de raffiner les théories classiques des universaux : « Les
Nominalistes ou Formalistes affirmaient que l’universel est seulement représentation,
généralisation subjective, produit de l’esprit pensant : si l’on forme des genres, etc., ceux-ci ne
seraient que des noms, que quelque chose de formel, de façonné par l’â me et de subjectif […]
Tel est l’objet du débat ; il est d’un grand intérêt, c’est une opposition bien supérieure à celle
qu’ont connue les Anciens. » (GdP, W 19, p. 572 / HP 5, « L’opposition du Réalisme et du
Nominalisme », p. 1098).
22- . Cf. H. Putnam, « Why there isn’t a ready-made World », in Realism and Reason.
Philosophical Papers, vol. 3, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1983.
23- . Pour une mise en évidence du caractère médiatisé de tout savoir immédiat, voir
Enzykl., W 8, p. 156 / Encycl. 1, § 66, p. 331 : « Des vérités dont on sait très bien qu’elles
sont un résultat des considérations les plus compliquées, au plus haut point médiatisées, se
présentent immédiatement à la conscience de celui à qui une telle connaissance est devenue
familière. […] Non seulement l’immédiateté du savoir n’exclut pas sa médiation, mais elles
sont tellement liées que le savoir immédiat lui-même est un produit et un résultat du savoir
médiatisé. »
24- . C. Taylor, « The Opening Arguments of the Phenomenology », in A. MacIntyre (dir.),
Hegel, New York, Doubleday, 1972.
25- . À ce sujet, on pourra se reporter à mon étude intitulée « Désespérer de l’objet. Les
premières expériences de la conscience », in C. Michalewski (dir.), La Phénoménologie de
l’esprit à plusieurs voix, Paris, Ellipses, 2008.
31- . Sur le dogmatisme comme fixation abstraite du fini, voir Enzykl., W 8, pp. 169-172 /
Encycl. 1, § 80 et Addition, p. 343 et pp. 510-512.
33- . En ce sens, voir ce que Hegel dit de la philosophie kantienne dans ses Leçons sur
l’histoire de la philosophie (GdP, W 20, p. 333 / HP 7, p. 1854) : Kant aurait substitué à un
« dogmatisme objectif » un « dogmatisme subjectif » admettant « une fois pour toutes le
connaître fini comme le point de vue fixe et ultime », moyennant l’importation, dans sa
théorie de la conscience, des « déterminations d’entendement » qui structurent la posture
dogmatique caractéristique de la métaphysique pré-kantienne.
36- . R. Brandom, « Esquisse d’un programme pour une lecture critique de Hegel. Comparer
les concepts empiriques et les concepts logiques », trad. Tinland, Philosophie 99 (2008),
p. 94.
37- . Voir W. James, Essais d’empirisme radical, trad. Garreta-Girel, Paris, Flammarion, 2007,
chapitre II. On trouve une remarquable reprise critique de ce projet dans le sens d’un
« réalisme naturel » chez Hilary Putnam : voir The Threefold Cord, New York, Columbia
University Press, 1999.
38- . W. James, Philosophie de l’expérience. Un univers pluraliste, trad. Galetic, Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond, pp. 67-79.
39- . Cf. H. Putnam, Le Réalisme à visage humain, op. cit., p. 270 : « Le temps est venu pour
un moratoire sur le genre de spéculation qui cherche à décrire l’ameublement de l’univers
et à nous dire ce qui est réellement là et ce qui n’est qu’une projection humaine. »
40- . Sur cette entente du réalisme, voir J. Benoist, Concepts, Paris, Cerf, 2010, et Éléments de
philosophie réaliste, Paris, Vrin, 2011.
2- . J. McDowell, « Hegel et le mythe du donné », Hegel Pragmatiste ?, Philosophie 99 (2008),
p. 48.
3- . « Je me borne ici à une remarque qui peut servir à la saisie des concepts ici développés
et peut faciliter [le fait] de s’y retrouver. Le concept, dans la mesure où il parvient à une
existence telle qu’elle est elle-même libre, n’est rien d’autre que [le] Je ou la conscience de
soi pure » (WdL II, GW 12, p. 17 / SL 3, p. 44). Contre une assimilation immédiate du
concept et de la conscience de soi dans ce passage, cf. M. Wildenauer, Epistemologie freien
Denkens. Die logische Idee in Hegels Philosophie des endlichen Geistes, Hambourg, Meiner,
2004.
4- . WdL II, GW 12, p. 17-18 / SL 3, p. 45.
5- . WdL II, GW 12, p. 18, lignes 22-25 / SL 3, p. 46 : « Selon cette présentation, l’unité du
concept est ce par quoi quelque-chose est, non pas simple détermination-de-sentiment,
intuition, ou encore simple représentation, mais objet, et cette unité objective est cette unité
du Je avec soi-même. »
8- . Ibid.
12- . Il convient d’être très attentif à cette distinction entre Objectivität et Realität, termes
qui sont soulignés dans le texte, cf. WdL II, GW 12, p. 19 / SL 3, p. 47.
14- . Il faut dire que la doctrine kantienne d’une séparation nette entre la sensibilité et
l’entendement ne fait guère l’unanimité à l’époque ; il n’est que de lire les Philosophische
Aphorismen de Platner – texte bien connu à l’époque – pour s’en rendre compte :
« Comment peut-on prouver que la sensibilité et l’entendement sont aussi séparés dans la
faculté de représentation que ne le dit l’analytique ? N’est-ce pas une seule et même faculté
de représentation qui reçoit une impression et en fait ensuite une représentation ? Quelles
raisons a-t-on de soutenir que les formes de la sensibilité et les formes de l’entendement
sont deux actions absolument diverses et que le temps ainsi que l’espace sont des
dispositions de la faculté de représentation complètement séparées des catégories ? » (le
premier tome des Aphorismen est reproduit in Fichte, GA II, 4S, ici § 697, op. cit., p. 166). Les
propos de Platner sur l’unité de la faculté de représentation sont ici marqués par la
psychologie wolffienne. On comprend également mieux, en lisant son texte, les raisons pour
lesquels Hegel s’efforce d’insister sur la question de l’objectivité dans sa lecture de
l’aperception transcendantale, car ce qui pose problème à Platner dans sa critique de la
raison kantienne, c’est l’usage des mots subjectivité et objectivité ; en effet, au § 699, il
s’interroge pour savoir : « si les connaissances sont objectives lorsqu’elles sont rapportées
à des objets qui sont quelque chose de produit par ma faculté de représentation et donc en
grande partie quelque chose de subjectif » ; puis, dans la remarque, il affirme que Kant fait
violence au terme d’objectivité de manière inouïe lorsqu’il parle de validité objective, car
par là il entend en fait le subjectif et dans ce cadre l’objectivité devrait être taxée
d’objectivité subjective (§ 699, pp. 168-169). Par ailleurs, Platner est un fort bon exemple
de la collusion entre logique et psychologie dont nous parlions dans la note 9, puisqu’il
définit la première discipline ainsi : « La logique au sens le plus large est ce que désigne le
titre ci-dessus : une histoire pragmatique c’est-à -dire une histoire critique de la faculté de
connaissance humaine » (Id., § 21 p. 16). On sait l’influence de cette lexie sur Fichte, par
exemple. Hegel possédait une édition de ces Aphorismen dans sa bibliothèque.
15- . Hegel avait une très bonne connaissance des psychologies de l’Aufklärung tardive, que
ces dernières soient d’obédience rationaliste ou empiriste. Il avait, comme on sait, suivi un
cours de Flatt portant sur le sujet, en 1790, lorsqu’il était encore au Stift (nous disposons
d’un jeu de notes prises par F. Klü pfel qui est en cours d’édition chez Frommann-Holzboog
par M. Franz et E-O. Onnasch) ; il possédait certains ouvrages décisifs comme les Essais
philosophiques sur la nature humaine et son développement de Tetens ou l’édition de l’Essai
Analytique sur les facultés de l’âme de Bonnet par Schü tz. Il avait, en outre, pris très tô t des
notes qui témoignent de son intérêt pour la psychologie (cf. entre autres les extraits de
Garve, in Dokumente zu Hegels Entwicklung, J. Hoffmeister (éd.), Stuttgart, Fromann, 1936,
p. 115 sq). La référence à Condillac vaut comme une référence générique renvoyant à tout
ce contexte, on pourrait d’ailleurs montrer que la critique hégélienne des théories
sensualistes peut avoir été influencée par les textes de Tetens, cf. par exemple
Philosophische Versuche über die menschliche Natur und ihre Entwicklung, I, 1, p. 7.
17- . Enzykl. 1830, GW 20, p. 441, 8-15 / Encycl. 3, p. 241 : « L’agir de l’intelligence en tant
qu’esprit théorique a été nommé le connaître, – non pas dans ce sens que, entre autre
chose, elle connaît aussi, mais, en outre, aussi intuitionne, se représente, se rappelle,
imagine, etc… Une telle position se rattache, tout d’abord à la démarche – qu’on vient de
critiquer – qui isole les activités de l’esprit, – mais, de plus, s’y rattache aussi la grande
question de l’époque moderne [à savoir] si une connaissance vraie, c’est-à -dire la
connaissance de la vérité, est possible ». Où l’on voit que la nouvelle conception de
l’appareil cognitif est essentiellement liée pour Hegel à la question qui pour lui est
caractéristique des apories héritées du kantisme et des limites de la philosophie critique.
19- . Rappelons que la difficulté d’une théorie de l’esprit subjectif consiste précisément à
isoler ces différents niveaux et ces différents degrés, puisque dans l’esprit, contrairement à
ce qui se passe dans la nature, ces derniers ne sont pas fixes les uns par rapport aux autres,
mais ne sont que des moments, le supérieur pouvant se manifester à même l’inférieur et
réciproquement (§ 380). Cf. Enzykl. 1830, GW 20, p. 381 / Encycl. 3, p. 177.
20- . Cette critique touche aussi bien la philosophie critique que l’empirisme. Cf. WdL II, GW
12, p. 20 / SL 3, pp. 49-50.
Les auteurs
Myriam BIENENSTOCK est professeur à l’Université François Rabelais de Tours et
présidente de la Société Rosenzweig Internationale.
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David WITTMANN est ATER à l’É cole Normale Supérieure de Lyon
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hégélien, sous la direction de Jean-Michel Buée, Emmanuel Renault et David Wittmann,
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traduction et notes de Jean-Michel Buée et David Wittmann, Vrin, 2007 ; « Remarques sur
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