Crocodile Louis Claude Saint Martin
Crocodile Louis Claude Saint Martin
Crocodile Louis Claude Saint Martin
est de partager ses intérêts avec les lecteurs, son admiration pour
les grands textes nourrissants du passé et celle aussi pour l’œuvre
de contemporains majeurs qui seront probablement davantage
appréciés demain qu’aujourd’hui. La belle littérature, les outils de
développement personnel, d’identité et de progrès, on les trouvera
donc au catalogue de l’Arbre d’Or à des prix résolument bas pour
la qualité offerte.
LES DROITS DES AUTEURS
Cet eBook est sous la protection de la loi fédérale suisse sur le droit
d’auteur et les droits voisins (art. 2, al. 2 tit. a, LDA). Il est égale-
ment protégé par les traités internationaux sur la propriété indus-
trielle. Comme un livre papier, le présent fichier et son image de
couverture sont sous copyright, vous ne devez en aucune façon les
modifier, les utiliser ou les diffuser sans l’accord des ayants droit.
Obtenir ce fichier autrement que suite à un téléchargement après
paiement sur le site est un délit. Transmettre ce fichier encodé sur
un autre ordinateur que celui avec lequel il a été payé et téléchargé
peut occasionner des dommages susceptibles d’engager votre res-
ponsabilité civile.
Ne diffusez pas votre copie mais, au contraire, quand un titre vous
a plu, encouragez-en l’achat : vous contribuerez à ce que les au-
teurs vous réservent à l’avenir le meilleur de leur production, parce
qu’ils auront confiance en vous.
Louis-Claude de Saint-Martin
Le Crocodile
OU
LA GUERRE
DU BIEN ET DU MAL
ARRIVÉE SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XV
POÈME ÉPICO-MAGIQUE EN 102 CHANTS
Dans lequel il y a de longs voyages, sans accidents mortels, un
peu d’amour sans aucune de ses fureurs, de grandes batailles
sans une goutte de sang répandu, quelques instructions sans
le bonnet de docteur, et qui parce qu’il renferme de la prose et
des vers, pourrait bien en effet, n’être ni en vers, ni en prose.
ŒUVRE POSTHUME
D’UN AMATEUR DE CHOSES CACHÉES
3
CHANT 1 :
Signes effrayants dans les astres.
Sécurité des savants. Alarmes du peuple
.......................................................... Je chante
La Peur, la Faim, la Soif et la Joie éclatante
Qu’éprouva notre antique et célèbre Cité,
Lorsqu’un reptile impur, par l’Égypte enfanté,
Vint, sans quitter Memphis, jusqu’aux bords de la
Seine,
Pour .................................. dans une immense arène.
Muse, dis-moi comment tant de faits merveilleux
À si peu de mortels ont dessillé les yeux ;
Dis-moi ce qu’en pensa le Corps académique ;
Dis-moi par quel moyen le Légat de l’Afrique
Reçut enfin le prix de tous ses attentats ;
Dis-moi, dis, ou plutôt, Muse, ne me dis pas ;
Car ces faits sont écrits au temple de mémoire,
Et je puis bien, sans toi, m’en rappeler l’histoire.
(Ami lecteur, puisque je me passe de Muse, il fau-
dra bien que vous vous passiez de vers ; car on n’en
doit pas faire sans que quelqu’une de ces Déesses ne
nous les dicte. Or, ces faveurs-là étant rares pour moi,
vous ne pourrez pas voir souvent de mes vers dans cet
ouvrages ; mais aussi, lorsque vous en rencontrerez,
vous serez sûr que ce ne seront pas des vers de contre-
bande comme il arrive quelquefois à mes confrères de
vous en fournir.)
Depuis plusieurs mois on voyait des signes extraor-
dinaires dans le ciel ; l’épi de la Vierge avait manqué
4
[3] à l’appel de l’observatoire ; la lune avait poussé
des gémissements comme si elle eût été en travail ;
la chevelure de Bérénice avait d’abord paru poudrée
à blanc, et ensuite, par un coup de vent, était deve-
nue noire comme un crêpe. Tous les astres à la fois
paraissaient donner des signes de tristesse. Ce n’était
plus ce concert harmonieux que les sphères célestes
firent entendre autrefois à Scipion chez le roi Masi-
nissa ; elles ne rendaient que des sons lugubres
comme les faux bourdons de cathédrales ; ou discor-
dants, comme les hurlements de plusieurs animaux.
Enfin, quelques personnes même crurent voir dans
la région des étoiles, comme de grands crocodiles qui
s’agitaient avec des contorsions effroyables.
Les savants, il est vrai, ne voyaient là aucun pro-
dige. D’un trait de plume ils expliquaient tous ces
phénomènes, ou ils les niaient quand ils ne pouvaient
pas les expliquer ; aussi paraissaient-ils fort tran-
quilles. Mais le peuple, qui n’a pas comme eux la clef
de la nature, se mourait de frayeur à la vue de ces
merveilles ; il n’y apercevait que les plus sinistres pré-
sages. Il se lamentait, errait çà et là, et courait par-
tout où son désespoir et sa peur l’entraînaient.
Oui, tes preux habitants de la cité romaine,
Pour eux, pour leurs foyers n’étaient pas plus en peine,
Quand, menacés des coups d’un ennemi puissant,
La basse-cour jeûnait ; et qu’un prêtre innocent,
Éprouvant les poulets aux eux d’un peuple pie,
Déclarait tristement qu’ils avaient .......................
5
CHANT 2 :
Relation du Cap Horn
6
LE CROCODILE
8
encore, c’est qu’aussitôt que chaque animal avait
déposé son cavalier et fait son annonce, il se dissolvait
en trois parties, selon les trois régions auxquelles ils
semblaient tous appartenir, et il disparaissait à mes
yeux. Dès que les cavaliers avaient mis pied à terre,
ils allaient (et cela sans ôter la tête de dessous l’aile)
chacun s’asseoir sur le tabouret brun du côté gauche
de la porte par où ils entraient, ayant soin de tenir,
tous, les deux mains en avant et ouvertes ; ils étaient
tous vêtus d’une manière différente et selon les cos-
tumes des diverses régions de l’Univers. [7]
CHANT 3 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Discours du président
9
des diverses régions de cet univers, je suis encore le
vice-roi du dieu de la matière universelle ; et en cette
qualité, c’est à moi qu’appartient le droit de présider
cette assemblée qui a été convoquée par ses ordres ; en
cette même qualité de vice-roi du dieu de la matière
universelle, j’ai au nom de mon maître, apposé en
personne, dans vos mains, quoique invisiblement, un
signe naturel qui est l’indice de vos [8] pouvoirs et de
la charge qui vous est confiée. C’est cet indice qui va
m’assurer si vos titres sont en bonne formes.
En effet, à peine eut-il prononcé cette parole,
que toutes leurs mains, sur lesquelles je n’avais
rien aperçu jusqu’alors, me parurent remplies de
signes divers analogues aux différentes sciences qui
occupent les académies. Quand le président eut ter-
miné son examen, il dit :
Vos mains ont été rendues aptes à remplir votre
emploi : ainsi cessez de les tenir dans cette attitude
gênante ; l’entière liberté leur est rendue. (Alors les
mains des génies prirent une attitude libre quoique
leur tête fût toujours sous l’aile). Mais comme mes
titres sont supérieurs aux vôtres, et comme je ne
porte point les mêmes marques que vous, il faut aussi
que vous puissiez reconnaître la validité de mes pou-
voirs : voici le signe que je vous en donne.
Dans le même moment, toutes les têtes sortirent de
dessous l’aile ; je vis apparaître sur la tête du président
une espèce de couronne d’un rouge vif tirant cepen-
dant sur la couleur de soufre ; mais en place des fleu-
10
LE CROCODILE
11
mers, elle a eu un plan qui s’étend bien au-delà de
la guerre présente et de l’expédition qui est confiée
à l’amiral Anson ; elle a l’espoir d’atteindre un jour
jusqu’à la maison de France elle-même, dont celle
d’Espagne tire son origine, et d’exterminer [10] entiè-
rement la nation française ; cette nation légère qui ose
être sa rivale et l’importune par sa prospérité et son
voisinage ; elle ne cessera de la harceler à l’extérieur
et dans l’intérieur. Je vous annonce même que bien-
tôt, à son instigation, le roi de France actuel appellera
à la tête de ses finances un ministre peu capable d’en
réparer les désordres ; aussi seront-ils portés à leur
comble par sa mauvaise administration. En outre, ce
ministre mettra une telle déprédation dans les sub-
sistances, que le peuple se livrera à toutes les fureurs
que la faim lui inspirera, et que la cour sera à deux
doigts de sa perte.
Cependant ceci ne sera rien encore en comparai-
son de ce qui attend la France dans une autre époque,
dont je n’ai point l’ordre de vous exposer les détails.
D’ailleurs, tout ce que j’en sais moi-même, c’est que
nous approchons d’un moment où le moule du temps
doit être brisé pour tout l’univers, en attendant que
le temps soit brisé lui-même ; et c’est par la France
que cette brisure commencera. Or, comme on ne peut
nous porter un plus grand coup que de briser pour
nous le moule du temps où nous avons nos ébats, et
comme nos fidèles amis les Anglais sont liés au temps
plus qu’aucun autre peuple, témoin leur spleen par
12
LE CROCODILE
13
Mais vous n’ignorez pas que celui dont nous
sommes les sujets, est aussi pourvu d’une grande
puissance ; vous savez que nos connaissances et nos
lumières peuvent seconder beaucoup cette puissance
déjà si redoutable, et que nous avons surtout le pou-
voir de prendre telle forme que nous jugerons la plus
avantageuse au succès de notre entreprise. [12]
Il s’agit donc, en ce moment si urgent, de délibé-
rer sur les moyens que nous emploierons pour rendre
nulle la résistance que cet Espagnol et les vents nous
opposent. C’est pour cela que le dieu de la matière
nous a ordonné de nous rendre ici, afin que de l’en-
semble de vos réflexions, il en résultât un expédient
qui pût être utile à son plan. La séance est ouverte,
faites part de vos avis à l’assemblée. » [13]
CHANT 4 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Opinion du génie du Fond de la Mer
14
LE CROCODILE
15
n’eut d’autre mobile qu’une pure colère d’enfant, et
qu’il ne s’adressa point à nous.
Mais depuis que cette chaîne est au fond de la mer,
je suis persuadé que par le mordant du sel marin pré-
cipité à froid, elle a acquis quelque nouvelle vertu qui
peut la rendre très propre à nos desseins. Le fond de
la mer est mon département, comme vous le savez ;
j’offre de me rendre à l’instant au lieu où est cette
chaîne et de la rapporter ici avec toute la promptitude
dont je suis capable ; je ne doute point qu’en la jetant
sur les flots qui s’agitent ici avec tant de furie, elle ne
les calme assez pour laisser la flotte anglaise conti-
nuer sa route. » [15]
CHANT 5 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Opinion du génie de la Lune
16
chaîne, parce que cette influence eût pu alors opé-
rer sur la partie mordante du seul ce précipité à froid
dont il nous parle ; mais il ne doit plus ignorer que si
autrefois la Lune acquérait chaque jour, par l’impres-
sion brûlante du Soleil, une soif assez ardente pour
qu’elle eût besoin aussi chaque jour de se désaltérer,
en pompant la partie volatile et douce des eaux de
la mer, cette action aspirante ne s’étend plus même
aujourd’hui jusqu’à la surface des mers, et que la
Lune n’est plus pour rien dans la marées.
Car c’est une connaissance que quelques savants
mortels nous ont communiquée, et nous n’aurions
jamais pu le savoir sans cela, puisque sans les décou-
vertes [16] de ces savants le monde serait encore tel
qu’il avait accoutumé d’être.
Je pourrais, il est vrai, excuser jusqu’à un certain
point l’ignorance du préopinant, puisque son dépar-
tement étant au-dessous des mers, il lui est permis de
n’être point au fait de ce qui se passe à leur surface
et dans leur intérieur ; mais ce que je ne lui pardonne
point, c’est d’oublier les droits qui sont attachés à
notre essence, et qui sont bien supérieurs à ceux que
peut posséder ou acquérir toute espèce de substance
matérielle et différente de la nôtre.
Oui, il devait savoir que nous ne réussirons jamais
mieux dans le projet qui nous rassemble, que par
le moyen de quelques substances qui émanent de
notre être même, et voici à ce sujet ce que j’ai à vous
proposer.
17
Plusieurs navigateurs ont éprouvé que par le
moyen de l’huile, on parvenait à calmer les flots
dans les plus violentes tempêtes. Sans doute la flotte
anglaise emploierait cet expédient, si la longue durée
de sa navigation n’eût épuisé même jusqu’à ses subs-
tances de première nécessité ; mais c’est à nous à y
suppléer ; et au lieu de cette huile grossière et maté-
rielle dont ils sont privés, employons la puissance qui
nous est donnée, à exprimer de notre propre essence
une huile plus abondante encore et plus efficace. Je
crois ce moyen si péremptoire, que sûrement l’assem-
blée n’hésitera pas à lui donner son assentiment. »
CHANT 6 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Opinion du génie de l’Éthiopie
18
Qu’il sache donc que si nous pouvons exprimer de
nos corps plusieurs substances très variées, l’huile
cependant n’est pas du nombre. Non, nos corps ne
peuvent ni se transformer en huile ni en produire,
parce que le germe de cette substance ne se trouve
plus dans la racine de notre être, et qu’elle circule
autour de nous, sans que nous puissions lui donner
accès, passé notre peau. C’est ce que surtout, nous
autres Éthiopiens, nous ne pouvons [18] ignorer ;
nous qui, comme tant de peuples de nos contrées,
avons toujours la peau luisante.
Si nous l’avions encore à nous, cette substance,
nous pourrions marcher à des conquêtes bien plus
glorieuses et bien autrement importantes que celles
qui nous occupent en cet instant. Mais ne jetons
point les yeux sur le passé ; et quant au moment pré-
sent, laissons de côté ce moyen que, par le fait, il nous
impossible d’employer.
Je suis bien loin, néanmoins, d’abandonner pour
cela notre entreprise. Je crois seulement qu’au lieu
d’huile, nous devrions faire sortir de notre essence
quelques transpiration aquatique en forme d’une
pluie légère, dont nous pourrions nous servir avec
succès ; car tout le monde sait que petite pluie abat
grand vent. Et l’orateur se rassit en riant en dessous,
et s’applaudissant en lui-même de son ingénieux
expédient. » [19]
19
CHANT 7 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Opinion du génie du Pic-de-Ténériffe
20
nous sommes sous leur joug impérieux ; et dans les
diverses régions où nous passons pour être leurs
génies, nous ne sommes réellement que leurs esclaves
et leurs victimes. Ils nous distillent tous continuelle-
ment à un feu bien plus puissant que le nôtre ; et cela
est d’autant plus désagréable pour nous, qu’ils nous
distillent sans nous sublimer, et que nous ne faisons
que subir sans cesse les angoisses de l’opération, sans
parvenir à aucun départ ni à aucune délivrance.
L’air est le seul qui, par sa mobilité, ait quelque ana-
logie avec nous : c’est donc vers lui que nous devons
porter toutes nos vues ; et nous ne devons rien négli-
ger pour tâcher de le distiller à notre tour. Toutefois
ce n’est point sur la masse des vents qu’il faut diriger
nos efforts ; nous ne pouvons employer que des ruses
contre l’effet de ces mêmes vents ; et il ne nous est
pas donné de les combattre à force ouverte.
Or comme le département que j’habite plane au-
dessus des vents de l’atmosphère de la terre, j’ai eu
assez l’occasion de les observer, et de savoir comment
il faut nous y prendre pour qu’ils ne portent plus pré-
judice à la flotte anglaise. Dans [21] les tempêtes, ils
se portent ordinairement en grandes masses réunies,
afin d’opérer plus fortement sur les vagues de la mer
et sur les vaisseaux, de même que sur les édifices,
quand c’est sur la terre qu’ils doivent exercer leurs
ravages. Ainsi donc pour atténuer ces masses dans
la tempête actuelle, voici l’expédient que j’ai à vous
proposer :
21
Ce serait de nous transformer tous en de vastes
alambics ouverts, qui, dans la partie inférieure, se
termineraient en de longs serpentins. En nous pré-
sentant ainsi transformés, et en interceptant une par-
tie de ces masses de vents dans nos alambics, nous la
dissoudrions par la chaleur qui nous est propre, nous
en extrairions, par l’évaporation, la portion d’air qui
est le principal ingrédient des vents et des tempêtes,
et le caput mortuum qui resterait, tomberait dans la
mer par nos serpentins, sans porter aucun préjudice à
la flotte.
Cela nous serait d’autant plus aisé, que le règne de
l’air est sur son déclin dans le monde ; car quelques
savants, après avoir quitté la vie terrestre, viennent
de nous apprendre que les académies doivent le des-
tituer incessamment, et le retrancher du nombre des
principes constitutifs des choses. Cet air étant donc
déjà menacé d’une prochaine ruine, ne pourrait guère
résister au pouvoir de nos alambics ; et nous renouvel-
lerions et continuerions ainsi cette espèce de distilla-
tion chimique, jusqu’à ce que nous eussions épuisé sa
puissance.
Admirable ! Admirable ! s’écrie un génie Lapon, et
il est appuyé par un grand nombre de voix. [22]
Mais le génie de l’Éthiopie, humilié de ce que sa
pluie avait été rejetée, se garda bien d’être de son
avis, il lui fit, lui et ses partisans, des huées si fortes,
qu’on commença bientôt à ne plus s’entendre.
Le génie du fond de la Mer, qui n’était guère plus
22
LE CROCODILE
23
rassit ; le président recouvra l’usage de la parole ; on
alla aux voix, et les alambics l’emportèrent à la seule
majorité de deux suffrages, c’est-à-dire de 551 contre
549.
Aussitôt la séance se lève, la salle disparaît et tous
les génies se métamorphosant en alambics, dans la
forme prescrite, s’élèvent dans les airs pour aller y
exécuter le décret qui vient d’être porté. »
CHANT 8 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Manœuvres des génies
24
LE CROCODILE
25
leurs alambics ; en outre ils fermaient tellement l’ori-
fice externe de leur serpentin, que les vents qui s’y
portaient ne trouvant plus d’issue, refluaient sur eux-
mêmes, et ne faisaient que se répandre dans les airs
avec plus de furie.
D’autres, au contraire, prolongeaient leurs serpen-
tins [26] et les élargissaient tellement, que, devenant
de vastes cylindres, les vents les traversaient sans la
moindre opposition, et venaient fondre, comme aupa-
ravant, sur les vaisseaux que le décret avait intention
de préserver ; infidélités qui, dans d’autres moments
et d’autres circonstances, que celles où je me trou-
vais, n’eussent fourni d’amples réflexions.
Une grande partie de la flotte éprouva de fâcheux
effets de cette trahison et de cette vengeance ; à
chaque moment je voyais quelques-uns de nos vais-
seaux assaillis si cruellement que tous leurs efforts
étaient vains. Ils avaient beau amener toutes leurs
voiles, ils avaient beau employer toutes les ressources
de l’art, ils avaient beau tirer chacun tant de coups
de canon de détresse, qu’on aurait cru que nous don-
nions une bataille navale ; personne n’allait à leur
secours, et rien ne pouvait les préserver de la mali-
gnité de l’ennemi qui les poursuivait : je voyais donc
les uns s’entrouvrir et se démolir, pour ainsi dire,
dans toutes leurs parties qui voguaient ensuite, dis-
persées, çà et là sur la surface agitée de la mer ; j’en
voyais d’autres tournoyer comme sur un pivot, et finir
par s’engloutir au fond des eaux.
26
LE CROCODILE
27
ceux qui n’avaient pas fidèlement rempli les vues du
décret, et qu’il saurait bien les faire punir.
Un moment après, je vis les génies alambics
reprendre tous leurs forme d’homme avec leur cos-
tume antérieur, excepté qu’ils ne remirent point leur
tête [28] sous l’aile. Je crus même que probablement
l’activité du grand air dans lequel ils venaient de s’es-
crimer contre les vents, avait influé sur les ailes ; car
elles s’étaient prodigieusement accrues, et cela me fit
comprendre quels étaient les pouvoirs des éléments,
et quels droits ils avaient sur tout ce qui se présentait
à leur action.
Mais à peine eus-je commencé à réfléchir sur un
sujet qui me semblait une mine inépuisable de véri-
tés, que le président donna l’ordre à tous ses collè-
gues de s’en retourner dans leurs départements, en
leur recommandant de se tenir prêts à poursuivre
leurs entreprises contre les Espagnols et à commencer
bientôt celles qui devaient se diriger contre la France ;
et sur-le-champ je vis tous les génies s’élever en l’air,
s’envoler avec la rapidité des aigles et se diriger vers
les différents points de l’atmosphère.
Le faible reste de l’escadre rentra sous les lois ordi-
naires des vents, et continua tranquillement sa route.
Je profitai de ce temps de repos pour rédiger la rela-
tion de tout ce que je venais de voir ; mais je fis ce tra-
vail en secret et sans m’ouvrir à personne, parce que
personne ne paraissait avoir rien vu, et que je crai-
gnais que me prenant pour un visionnaire, on n’eût
28
LE CROCODILE
29
Au reste, je me propose de ne rien communiquer
de tout ceci tant que je vivrai ; non pas seulement afin
de le faire connaître le plus tard possible aux Fran-
çais, qui sont mes ennemis naturels, mais encore
parce que j’ai un cousin qui est membre de la société
royale de Londres, et [30] qui, en sa qualité de savant,
ne manquerait pas de me couvrir de son mépris s’il
venait à savoir qu’il eût un parent si crédule. »
Signé : LOOKER.
P.S. — Malgré les secours évidents que j’avais reçus
au passage du cap Horn, le vaisseau le Hoperful, que je
montais, était destiné à être la victime de la puissance
cachée qui combattait les entreprises de l’Angleterre
contre l’Espagne. Il fut brisé sur des rochers, près des
côtes occidentales de l’Amérique méridionale. Lors du
naufrage, j’entendis une voix qui disait : « Je suis dans
mon département, et je peux me venger à mon aise
du parti des alambics, qui, au passage du cap Horn,
m’a empêché de faire tout le mal que j’aurais voulu ».
Je n’entendis plus rien après ces paroles.
Malgré mon désastre, n’ayant jamais perdu la
confiance dans la puissance suprême, ni la résigna-
tion à ses volontés, j’ai eu le bonheur aussi de sauver
ma relation et une écritoire.
Arrivés à terre, mes compagnons et moi, nous
avons erré dans des pays sauvages et dans les bois,
et nous avons gagné jusqu’aux bords de l’Orénoque,
où j’ai aperçu comme une fourmilière de crocodiles,
du milieu de laquelle j’ai entendu sortir ces mots :
30
LE CROCODILE
CHANT 9 :
Inquiétude des Parisiens
31
quand les contrées qui environnent notre capitale
éprouvent de la stagnation ou de la disette dans leurs
subsistances, il faut bien que nous en ressentions les
effets les plus désastreux.
Les sages administrateurs municipaux tâchèrent, il
est vrai, de prévenir les malheurs par tous les moyens
possibles ; mais les choses étaient disposées [33] de
manière que l’abondance même n’eût pas étouffé la
rumeur. Qui ne sait que le chef des finances, choisi
depuis peu de jours, et ne sachant combien de temps
il garderait sa place, avait un violent désir de s’assu-
rer de grandes richesses ? Qui ne sait qu’il avait au
nombre de ses plus cruels ennemis une femme d’un
grand nom et d’un grand poids, méchante, intrépide,
infatigable, toujours habillée en homme, et qui, sans
se montrer, lui fit faire tous les faux pas et toutes
les opérations les plus iniques qu’elle put imaginer,
mais que le ministre trouvait parfaites, dès qu’elles
pouvaient étancher sa soif de l’or ? Le sort du pauvre
peuple n’entra pas même un instant en balance ;
Et ce grand contrôleur, dont les sens étaient ivres,
Pour nous tuer, se fit entrepreneur des vivres.
De son côté, la femme de poids soulevait secrète-
ment le peuple contre le contrôleur et contre l’admi-
nistration municipale ; appuyant par-dessous main,
tous ceux qui seraient disposés à se mettre à la tête
de la révolte, et se réservant, in petto, de plus grandes
ressources, si les moyens ordinaires ne réussissaient
pas.
32
CHANT 10 :
Rencontre de Rachel et de Roson
33
à mon père, nous fit reconnaître pour Juifs. Un ami
nous conseilla prudemment de quitter le pays.
Nous nous mîmes aussitôt en route pour Paris, où
nous sommes depuis ce moment-là. Mon père y vit
paisiblement avec une très petite fortune, toujours
occupé de ses études, à son ordinaire ; et moi, qui suis
devenue veuve et sans enfants, je reste avec lui pour
le soigner et veiller au ménage. Dans nos moments de
loisir, il s’occupe quelquefois à m’instruire, et je ne
me lasse point de l’entendre, surtout depuis les ter-
ribles annonces de la relation du cap Horn.
Nous logeons dans la rue de Cléry, ici près. J’étais
venue dans ce quartier ci chercher des provisions ; j’ai
vu du monde assemblé, je me suis approchée, je vous
ai reconnu, je vous ai parlé : voilà en peu de mots toute
notre histoire. Mais vous, qu’êtes-vous devenu après
nous avoir eu quittés ? que faites-vous maintenant ?
Êtes-vous tranquille ? Êtes-vous heureux ? Ce pauvre
monsieur Roson ! Mon père vous aime toujours ; il me
parle avec plaisir du temps où vous veniez jouer à la
maison ; mais il me dit souvent que vous aviez une
mauvaise tête. [36]
34
CHANT 11 :
Histoire de Roson
35
Nouvelle aventure. Des voleurs arabes pillent tous
les effets de la caravane, tuent une partie de notre
monde, enchaînent l’autre, et en font plusieurs parts
qu’ils vont vendre en différents marchés. La bande
dont j’étais fut menée jusqu’à Damiette : là, je fus
acheté par un seigneur du pays, un grand homme
sec, un rêve creux, qu’un riche monsieur était venu
chercher de Paris par ordre d’une grande dame, pour
l’amener en France. Ils partent en effet peu de jours
après mon arrivée ; et comme je parlais français, ils
m’emmenèrent avec eux. Dans la route, je sauvai
deux fois la vie à mon maître ; l’une en le tirant de
l’eau où il était tombé, l’autre en le défendant contre
dix voleurs.
Pour ma récompense, en arrivant à Paris, j’eus ma
liberté et quelque argent, mais cela ne suffisant pas
pour me faire un sort, je m’amusais à dévaliser le soir
les passants ; lorsque le mois dernier, on me vient
faire les propositions les plus brillantes, si je veux me
mettre à la tête d’un parti. Ce mot m’enflamme ; j’ac-
cepte. Tu viens de me voir au milieu des miens ; tous
les arrangements sont pris ; demain tu entendras par-
ler de moi. Adieu, Rachel, ne restons pas plus long-
temps ensemble, on m’observe, on [38] nous écoute, il
est tard. Dis à ton père que j’irai le voir aussitôt que je
serai libre ; mais qu’il soit tranquille. Adieu. Et il passe
par l’allée du Saumon, laissant Rachel toute étourdie
de ce qu’elle venait d’entendre, et n’ayant rien de plus
pressé que de l’aller raconter à Éléazar. [39]
36
CHANT 12 :
Rencontre du volontaire Ourdeck
39
CHANT 13 :
Vigilance du lieutenant de police.
Rencontre d’Ouderck et de Madame Jof
40
LE CROCODILE
41
connais depuis que vous êtes au monde, et je viens
vous donner quelques avis, en témoignage de l’atta-
chement que je vous porte. Vous avez parcouru beau-
coup de pays, vous avez beaucoup de connaissances ;
vous savez beaucoup de langues ; vous avez des ver-
tus, et vous aimez la justice ; mais vous vous reposez
trop sur la force de votre bras, et sur la bonté de votre
cœur : telle est la cause du peu de succès que vous
venez d’avoir. Pourquoi auriez-vous besoin de diriger
vos armes guerrières avec intelligence et sagesse, si
vos ennemis n’avaient aussi une sagesse à eux pour
se diriger contre vous ? Mais si vous ne centralisez
vos vertus humaines, comment pouvez-vous obtenir
l’avantage sur les factieux qui ont peut-être centralisé
les leurs dans le sens opposé à la vérité ? Élevez-vous
donc jusqu’au principe de toutes les vertus, puisque
vous avez à combattre le principe de tous les vices.
Plus vous connaîtrez les puissants secours de ce prin-
cipe de toutes les sagesses, plus vous verrez qu’il ne
serait pas aussi prompt à développer son activité vive,
s’il n’avait à réduire le principe de toutes les activi-
tés mortes. Les bras de chair ne connaissent ni ce qui
est bien, ni ce qui est mal ; ils ne se remueraient pas
eux-mêmes, ni pour la bonne cause ni pour la mau-
vaise, s’il n’y avait pas des puissances cachées, mais
contraires, qui alternativement les fissent mouvoir.
Oui, dans ce qui se passe sous vos yeux [46] à Paris,
en ce moment, tout vous prouve qu’il y a des ressorts
particuliers qui vous sont encore inconnus. Vous ne
42
LE CROCODILE
CHANT 14 :
Histoire de Madame Jof
43
Toutes les glaces se fondirent ; les fleuves devinrent
fluides ; les prairies se couvrirent de verdure, les jar-
dins de fleurs, les arbres, de fruits. Mais ce qu’il [48] y
eut de remarquable, c’est que les chardons, les ronces
et les plantes venimeuses ou malsaines ne poussèrent
point.
On dit même que le fameux gouffre du Malstrom
fut fermé, et que les vaisseaux purent s’en approcher
et y naviguer en sûreté. On ajoute que les mauvais
magiciens, dont le Nord fourmille, furent troublés
dans leurs opérations au point qu’ils furent obligés de
les abandonner ; et que les simples malfaiteurs ordi-
naires furent tourmentés dans leur conscience, au
point qu’à vingt lieues à la ronde on n’entendit plus
parler d’aucun crime.
Un historien profond dans toutes sortes de connais-
sances, membre de l’académie de Pétersbourg, et ami
du père de l’enfant chez qui il était venu faire un petit
séjour, se trouva saisi subitement comme d’un esprit
prophétique. Il s’approcha du berceau de cet enfant,
et après avoir regardé attentivement cette petite
fille, il annonça qu’elle serait grande en lumières et
en vertus, mais que le monde ne la connaîtrait point ;
que cependant elle serait à la tête d’une société qui
s’étendrait dans toutes les parties de la terre, et qui
porterait le nom de société des Indépendants, sans
avoir nulle espèce de ressemblance avec aucune des
sociétés connues.
Il fixa de nouveau cette petite fille, et fit avec atten-
44
LE CROCODILE
45
vous découvririez, et quelles lumières vous pourriez
procurer à vos auditeurs. Un flûteur pourrait-il char-
mer nos oreilles par les sons de son instrument, s’il ne
prenait pas auparavant, et sans cesse, la précaution
d’aspirer l’air ? »
Parvenue à l’âge de sept ans, elle disparut de la
maison paternelle vers le moment où le soleil se [50]
lève, et depuis lors, on n’a jamais su positivement ni la
route qu’elle avait prise, ni les lieux qu’elle avait habi-
tés. On a appris seulement par des traditions, qu’elle
avait pris souvent différents noms et différentes qua-
lités ; qu’elle avait la faculté très extraordinaire de se
faire connaître à la fois dans des pays très différents,
ainsi qu’à des personnes fort éloignées les unes des
autres, n’ayant entre elles aucune relation ; enfin que
c’est à cause de ce pouvoir qu’elle avait d’habiter par-
tout, qu’il était impossible de savoir où elle habitait,
et qu’elle était regardée comme une véritable cos-
mopolite, dans le sens rigoureux de ce nom qu’on a
bien mal entendu, quand on l’a présenté de manière à
n’offrir que l’idée d’un être errant.
Comme elle habitait partout, elle avait aussi par-
tout sa société des Indépendants, qui, dans le vrai,
aurait dû plutôt s’appeler la société des Solitaires,
puisque chaque homme a en lui-même cette société.
Madame Jof, vu les circonstances malheureuses qui
menaçaient Paris, y rassemblait de temps en temps
sa société, pour l’instruire des véritables causes des
grands événements qui se préparaient, et pour l’enga-
46
LE CROCODILE
47
CHANT 15 :
Discours de Madame Jof
à la société des Indépendants
48
LE CROCODILE
49
acte, le développement de sa base, et le lien qui sus-
pend le monde partiel à l’universelle éternité ; que par
conséquent ils ne pourraient le connaître que quand
il ne serait plus.
« Ils ne savent pas que la raison pour laquelle ils
croient que l’univers ne passera point, c’est peut-être
parce qu’ils se tiennent à un degré où il est toujours
passé, ou comme dans un continuel dépérissement,
par l’isolement et la désunion des qualités qui le com-
posent. C’est ainsi qu’en effet les cadavres d’un cime-
tière n’ont point l’idée de leur mort, et qu’ils seraient
fondés à dire qu’ils ne passeront point, puisqu’ils sont
passés, et sous la loi de la destruction, par la disso-
lution de leurs éléments. Ce n’est point en se tenant
au-dessous d’une région, qu’on peut juger des lois qui
la dirigent, et du sort qui l’attend ; c’est en se plaçant
au-dessus d’elle. Ce ne sont que les corps vivants qui
peuvent juger les corps morts ; et sûrement les juge-
ments seront différents, en se plaçant dans ces deux
classes.
« D’après cela, ils ne savent pas combien sont
plus insensés encore ceux qui veulent s’emparer du
secret de l’existence du principe universel lui-même,
puisque le secret d’un être ne pouvant se dévoiler qu’à
la cessation de l’existence de ce même être, le secret
du principe suprême ne pourrait être connu qu’au
moment où ce principe finirait ; et que si ce principe
pouvait finir, il ne serait plus le principe suprême :
50
ce qu’on doit dire de tout principe qu’on voudrait lui
substituer.
« Car les athées eux-mêmes, qui soutiennent la [55]
non existence de ce principe suprême, abusent du
nom d’athée dont ils osent se vanter. Un athée est,
à la vérité, un être pour lequel il n’y a point de Dieu,
ou, si l’on veut, qui est sans Dieu. On ne leur conteste
pas qu’ils ne se soient assez séparés de lui, pour qu’en
effet ils soient sans lui, et que Dieu soit comme nul
et comme n’existant point pour eux. Mais de ce qu’ils
sont sans Dieu, cela ne prouve nullement qu’il n’y en
ait point ; comme un aveugle, qui est sans le soleil, ne
prouve point du tout qu’il n’y a pas de soleil pour les
autres hommes.
« Il en est d’autres qui, amenés à des connaissances
profondes par des voies indirectes, ne savent ni où
ces connaissances doivent les conduire, ni à quel prix
elles doivent être achetées ; et après y être entrés
imprudemment, ils y alimentent leur orgueil, ou des
cupidités plus criminelles encore, et qui ne peuvent
manquer de leur devenir infiniment funestes.
« La principale de ces cupidités est celle qui les
porte à vouloir percer dans l’avenir, par d’autres voies
que celles que la vérité elle-même ouvre à l’homme,
quand il a soin de ne pas lui opposer de barrière, par
ses volontés déréglées. Entraînés par cette curiosité
coupable, ils veulent anticiper sur l’acte divin, qu’ils
devraient attendre, et qui se plaît à se créer lui-même.
« Ils ignorent que si, à la vérité, il n’y a que les plus
51
vastes lumières qui puissent balancer pour l’homme le
poids des ténèbres incalculables dont il est habituel-
lement environné, ces mêmes lumières ne peuvent
[56] jamais frapper ses yeux, qu’autant qu’il a recou-
vré une sorte d’homogénéité naturelle avec elles ; et
que, comme toute son atmosphère est infestée de
l’insalubrité de l’air même qu’il respire pendant toute
la durée de sa vie, il ne peut remonter à ce sublime
degré, qu’autant qu’il se préserve de son mieux des
approches de toutes ces substances vénéneuses et
corrosives qui empoisonnent ses propres essences et
obstruent toutes ses facultés.
« Vous le savez, mes chers frères, c’est le défaut de
ces salutaires précautions, qui a introduit dans l’uni-
vers mille erreurs pour une vérité, des déluges de
crimes pour quelques actes de vertu, et des torrents de
superstitions pour quelques étincelles véritablement
lumineuses. Car la sagesse avait dit depuis longtemps
à ces imprudents qu’elle mettrait en élection leurs illu-
sions, pour apprendre aux hommes que la plus grande
punition qu’ils puissent éprouver, est que leurs faux
desseins soient amenés à leur accomplissement.
« C’est aussi pour cela que tant d’écrivains, amis de
la vérité, ne l’ont présentée qu’en tremblant, et en la
cachant sous des emblèmes et des allégories ; tant ils
craignaient de la profaner et de l’exposer à la pros-
titution des méchants ! C’est pourquoi enfin, si l’on
s’arrête aux cadres quelquefois singuliers de leurs
écrits, et si l’on ne scrute pas jusqu’à la racine même
52
LE CROCODILE
53
pêtes dans les véritables domaines de l’homme, qui
sont sa pensée et son entendement, tempêtes dont les
désordres et les privations qu’il éprouve aujourd’hui
dans ses subsistances matérielles, ne sont que des
images indicatives, et des signes donnés à son intelli-
gence et à sa réflexion, afin qu’après avoir [58] purgé
l’atmosphère des vapeurs épaisses et malfaisantes qui
l’obscurcissent, la vérité puisse s’y montrer dans sa
splendeur.
« Voilà les raisons pour lesquelles elle a permis
qu’une cause cachée reçut le pouvoir d’agir dans ces
grands événements ; voilà pourquoi cette cause cachée
a déjà commencé à prendre dans le peuple tant de
rumeurs et d’alarmes ; car la vérité ne manque jamais
d’annoncer aux nations les catastrophes importantes
qui les regardent, afin qu’elles aient le temps d’en
arrêter l’effet, par leur prudence, et leur retour dans
des voies régulières ; voilà pourquoi aussi cette cause
cachée que la vérité emploie, a préparé son œuvre
depuis longtemps, ainsi que la relation du cap Horn
nous le confirme aujourd’hui ; et je dois convenir que
depuis que j’ai quitté ma mission paternelle pour
accomplir l’œuvre qui m’a appelée sur la terre, je n’ai
point connu d’époque qui fût plus importante que
celle-ci.
« Aussi vous tous, mes frères, qui êtes instruits de
ces profonds secrets, vous n’avez plus qu’à redoubler
de zèle et d’efforts pour venir au secours des hommes
de bien, qui auront des emplois visibles à remplir dans
54
LE CROCODILE
55
la doctrine profonde à laquelle s’appliquaient ses dif-
férents membres. [60]
CHANT 16 :
Pouvoirs de la société des Indépendants.
Histoire d’un professeur de rhétorique
56
LE CROCODILE
57
CHANT 17 :
Histoire d’un colonel de dragons
58
ser dans Paris tous les maux du corps et de l’esprit,
en y répandant la disette et l’ignorance : ce n’est point
assez que nous portions le désordre dans les subsis-
tances ; il faut aussi le porter dans la tête du peuple,
et surtout dans la tête des savants docteurs, qui sont
regardés comme les lumières du monde ; et c’est ce
qui nous sera le moins difficile, parce qu’ils nous ont
eux-mêmes parfaitement préparé les voies. »
« À mesure que cette tête hideuse prononçait ces
paroles menaçantes vers chaque région, elle lançait de
sa bouche, par son porte-voix, une traînée de vapeurs
épaisses qui se portait au loin dans l’air, et qui a telle-
ment rempli les quatre parties de l’atmosphère, que,
sans un rayon de soleil qui a pu filtrer au travers, et
qui a tout dissipé, les ténèbres allaient m’aveugler ;
je suis venu vous faire part de ma surprise. Peut-être
serez-vous tentés de vous moquer de moi ; mais vous
savez cependant que je ne suis pas d’un état ni d’un
caractère à être d’une crédulité sans bornes. »
On lui répondit que l’on était bien loin de le tour-
ner en ridicule, que l’on partageait au contraire sa
surprise, et qu’il était impossible de ne pas croire qu’il
se préparait des événements bien extraordinaires et
bien fâcheux, puisqu’une partie de ces [64] menaces
était déjà accomplie. Et en effet, il courut des bruits
que dans Paris, depuis le plus grand jusqu’au plus
petit, tout le monde avait perdu la tête ; il y en eut
même qui prétendirent avoir vu quelques-unes de ces
vapeurs épaisses, soufflées par la tête hideuse, entrer
59
dans celle de plusieurs docteurs, dans celle de la plus
grande partie du peuple, et surtout dans la tête des
régisseurs des subsistances ; ce qui expliquait pour-
quoi elles étaient si rares et de si mauvaise qualité.
[65]
CHANT 18 :
Espérances de quelques habitants.
Histoire d’un académicien
61
ment antérieur, aussi bien que dans les transports de
sa conviction actuelle, il aurait voulu faire partager à
tout le monde, et surtout à ses confrères, sa nouvelle
situation.
Mais sur les premiers essais qu’il en fît, jugeant
bien qu’il prêcherait dans le désert, il renferma ses
[67] secrets dans son sein, et se contenta d’offrir aux
hommes de vérité qui vivent ignorés et dans le silence,
le spectacle intéressant d’un savant qui reconnaissait
un Dieu et qui le priait.
Néanmoins, toutes ces choses secrètes et merveil-
leuses qui se communiquaient à quelques particu-
liers, ces ressorts supérieurs de la société des Indé-
pendants, cette extraordinaire Madame Jof, tout
cela était perdu pour le vulgaire, qui ne connaît que
le besoin des sens, et n’est en prise qu’à ce qui les
touche : aussi la puissance ennemie qui bouleversait
la ville, avait beau jeu pour accomplir ses desseins
destructeurs en effrayant et soulevant le peuple à la
vue des maux et des dangers dont il était environné.
Mais, d’un autre côté, le vigilant et généreux Sédir,
cet homme rare, susceptible de tout ce qui tient à la
vertu, étant aussi propre au métier des armes qu’à
l’utile magistrature qu’il remplissait, comme tenant
cet état de ses ancêtres, ayant même un grand attrait
pour les vérités sublimes et religieuses, quoiqu’il n’en
eût encore que de légers aperçus, ne négligeait aucun
des moyens qui étaient de son ressort pour remé-
dier aux petits échecs que la bonne cause avait déjà
62
LE CROCODILE
CHANT 19:
Entrevue de l’émissaire Stilet
et d’Éléazar, juif espagnol
63
ressiez à lui ; si cela est, mettez-moi à même de lui
rendre les plus grands services.
Il est vrai, Monsieur, répond Rachel, que j’ai connu
monsieur Roson à Madrid, et que je fais des [69] vœux
pour son bonheur. Mais depuis dix ans que ma famille
et moi avons quitté l’Espagne, comme juifs, je l’avais
perdu de vue ; je l’ai rencontré hier, pour la première
fois depuis cette époque ; il m’a dit en gros ses aven-
tures ; il m’a paru fort pressé, et fort occupé d’un
grand projet de fortune. Comme je l’ai quitté sans
qu’il m’ait donné son adresse, je ne puis vous dire où
vous le trouverez ; mais, Monsieur, entrez, mon père
sera sûrement bien aise de voir quelqu’un qui s’inté-
resse au pauvre monsieur Roson. Nous l’avons connu
tout enfant ; il demeurait dans notre voisinage à
Madrid, et il était presque toute la journée chez nous.
Stilet entre, salue Éléazar et lui raconte le sujet
de sa visite. Éléazar l’écoute et ne peut retenir ses
larmes, tant il est touché de reconnaissance pour ce
bon procédé ! Mais le malheureux, dit-il, se faire chez
de parti, aller se mêler avec cette canaille qui met
tout Paris en rumeur ! Hélas, combien de fois ai-je
dit à sa mère, d’après les proverbes de notre bon roi
Salomon : Élevez bien votre fils, et il vous consolera et
deviendra les délices de votre âme. La verge et la cor-
rection donnent la sagesse ; mais l’enfant qui est aban-
donné à sa volonté couvrira sa mère de confusion !
Elle ne m’a point écouté dit-il à Stilet, puisque vous
[70] voulez du bien à notre ami, et que vous parais-
64
LE CROCODILE
65
CHANT 20:
Stilet et Rachel voient défiler la révolte
66
je vais promptement rendrez compte de ma commis-
sion. Si je n’étais pas si pressé par cette affaire, je
ne sortirais pas avant de savoir ce que cela va deve-
nir. Monsieur, lui dit Rachel, sauvez Roson, sauvez
Roson, si vous pouvez : les dangers qu’il court nous
inquiètent, comme s’il était encore digne de notre
attachement. Mais la foule est bien grande, ne crai-
gnez-vous point de vous exposer trop tôt ?
Ma fille, lui répondit Éléazar, laissez-le aller. Loin
d’être porté pour Roson, c’est un espion de police, un
homme qui a fait tous les métiers, jusqu’à celui de
filou, et qui venait ici avec de fort mauvais desseins.
Je viens de l’apprendre par des moyens secrets qu’il
ignore, et que vous savez ne m’être point étrangers.
Stilet, frappé comme d’un coup de foudre,
contemple un moment Éléazar ; puis, sans proférer
une parole, il ouvre la porte et s’évade ; il va sur-le-
champ rendre compte de ses démarches à Sédir et
surtout de l’aventure singulière qui vient de lui arri-
ver avec Éléazar. [73]
CHANT 21:
Précautions prises par Sédir contre la révolte
68
LE CROCODILE
CHANT 22 :
Éléazar va chez Sédir.
Poudre de pensée double
69
des Abbassides. Le cinquième ou sixième aïeul de cet
arabe avait connu Las Casas, et en avait obtenu des
secrets fort utiles qui, de main en main, parvinrent
dans celles d’Éléazar.
Ils consistaient particulièrement dans un sel ou
une poudre extraite de la racine, de la tige et des
feuilles [76] de la fleur connue sous le nom vulgaire
de : la pensée double. Il fallait lier ces trois choses
ensemble, leur laisser évaporer à l’air leurs sucs gros-
siers, jusqu’à siccité, puis les piler dans un mortier
préparé exprès.
La poudre saline qui ne résultait se mettait dans
une petite boîte d’or, en forme d’œuf, qu’Éléazar por-
tait toujours dans sa poche. Quand il voulait savoir
quelque chose, il lui suffisait de flairer sept fois cette
poudre saline ; puis en se recueillant un moment,
l’esprit de cette poudre pénétrait son cerveau, et il
connaissait sur-le-champ, ce qu’il devait faire, quel
était le caractère des personnes qui l’environnaient, et
même quelles étaient les intentions cachées de celles
qui se trouvaient ou en sa présence, ou en quelque
rapport avec lui.
Cette poudre renfermait aussi d’autres propriétés,
et il avait différentes manières de l’employer, selon
l’usage qu’il en voulait faire. Il avait cultivé ce don
soigneusement dans toutes les époques de sa vie ;
et comme tous les grains qu’on cultive, il l’avait fait
venir au degré parfait de maturité, tandis que ceux
70
LE CROCODILE
71
CHANT 23:
Entrevue d’Éléazar et de Sédir.
Doctrine d’Éléazar
72
LE CROCODILE
73
prophète Baruch a si bien peintes, et qui non seule-
ment ne peuvent voir les victimes qu’on leur immole,
respirer l’encens qu’on brûle pour elles, ni entendre
les cantiques qu’on chante en leur honneur ; mais ne
sont même pas capables de ses défendre, ni de sentir
le dédain et les insultes dont chacun est maître de les
accabler. Je n’ai pas cru devoir offrir mes hommages
à cette impotente déesse, qui m’a paru aussi propre à
favoriser ceux qui n’avaient rien fait pour elle, qu’à
délaisser ceux qui lui avaient sacrifié tous leurs ins-
tants, et j’ai porté tous mes soins vers la culture de
ma raison, la seule occupation qui semblât m’assurer
un bonheur durable.
« Parmi les devoirs que cette étude m’a imposés,
celui d’être utile à mes semblables fut toujours un des
plus importants ; et c’est ce devoir, dont une aventure
affligeante pour moi m’a rendu la victime en Espagne,
et m’a forcé à me réfugier dans votre capitale.
« J’avais à Madrid un ami chrétien, appartenant à la
famille de Las Casas, à laquelle j’ai, quoique indirec-
tement, les plus grandes obligations. Après quelques
prospérités dans le commerce, il fut soudainement
ruiné de fond en comble par une banqueroute frau-
duleuse. Je vole à l’instant chez lui pour prendre part
à sa peine, et lui offrir le peu de ressource dont ma
médiocre fortune me permettait de disposer ; mais
ces ressources étant trop légères [81] pour le mettre
au pair de ses affaires, je cédai à l’amitié que je lui
portais, et je me laissai entraîner à ce mouvement,
74
LE CROCODILE
75
lait-il se donner le temps de juger les faits, et d’exa-
miner cette voie particulière dont vous me parlez, et
que vous me donnez, je vous l’avoue, grande envie de
connaître.
« Je ne leur en veux point, reprit Éléazar ; j’ai appris
par mes propres faiblesses à excuser celles de mes
semblables. J’en veux encore moins à la religion qu’ils
professent. Si on la croit au-dessus des lumières et
des faibles pouvoirs des hommes, je la crois encore
plus au-dessus de leur ignorance et de leur déprava-
tion, en la considérant dans la pureté et la lucidité
de son éternelle source, à part de tout ce que le fana-
tisme et la mauvaise foi y ont introduit, et de toutes
les abominations que des monstres ont opérées sous
son nom.
« Ce langage, Monsieur, doit vous étonner dans
ma bouche ; mais puisque vous-même avez amené
ce sujet, et puisque j’ai commencé à vous laisser voir
mes sentiments, je ne craindrai point d’achever un
aveu dont je ne puis rougir, et que je ne puis mieux
adresser qu’à vous, d’autant que je m’y sens porté par
ce mouvement secret et cette même voie particulière
qui pique avec raison votre curiosité. »
Parlez avec confiance, Monsieur, lui dit Sédir, et
mettez le comble à l’intérêt que vous m’inspirez.
« Je vous avoue, Monsieur, Éléazar, que pour tout
autre que vous, ce que j’ai à vous [83] exposer devrait
être répété dix fois, si l’on voulait en goûter le sens
et l’esprit ; mais outre que je sais à qui je m’adresse,
76
le temps qui vous presse ne me permettrait pas cette
prudente précaution. Ce sera à vous à y suppléer par
vos réflexions.
« Je vous dirai donc brièvement, et une seule fois,
que depuis longtemps, nourri de l’étude de l’homme,
j’ai cru apercevoir en lui des clartés vives et lumi-
neuses sur ses rapports avec toute la nature et avec
toutes les merveilles qu’elle renferme, et qui lui
seraient ouvertes s’il ne laissait pas égarer la clef qui
lui en est donnée avec la vie.
« En effet, les objets sensibles ne nous occupent et
ne nous attachent tant, que parce qu’ils sont l’assem-
blage réduit et visible de toutes les vertus et proprié-
tés invisibles renfermées entre le degré de la série
des choses auquel ils commencent à être, et celui de
ces degrés auquel ils ont le pouvoir de ses manifes-
ter. Oui, ces objets ne sont autre chose que toutes ces
propriétés quelconques antécédentes à eux, sensibili-
sées ; comme une fleur est la réunion visible de toutes
les propriétés qui existent invisiblement, depuis sa
racine jusqu’à elle. Tous les objets renferment une
portion de cette échelle, chacun selon leur mesure et
leur espèce ; et la nature entière n’existant que par
cette même loi, n’est autre chose qu’une plus grande
portion de cette échelle des propriétés des êtres.
« C’est donc pour cela que les objets sensibles fixent
tant notre attention, qu’ils nous inspirent [84] tant
d’intérêt, et qu’ils aiguillonnent tant notre curiosité.
Aussi c’est moins ce que nous voyons en eux, que ce
77
que nous n’y voyons pas, qui nous attire, et est le véri-
table but de nos recherches ; et c’est pourquoi lorsque
les plus éloquents naturalistes s’efforcent de nous
charmer par l’élégance avec laquelle ils décrivent
ce qu’il y a de visible et de palpable dans ces objets
sensibles, ils ne remplissent pas l’emploi qu’ils sem-
blaient avoir pris auprès de la nature. Ils ne nous
disent rien de ce que cette nature était censée leur
dire elle-même, de préférence aux autres hommes, ou
de cette série de propriétés antécédentes, et de cette
progression cachée dont elle n’est, soit en général,
soit en particulier, que le terme ostensible et indica-
teur. Ils trompent notre attente, en ne satisfaisant
pas en nous ce besoin ardent et pressant qui nous
porte moins vers ce que nous voyons dans ces objets
sensibles, que vers ce que nous n’y voyons pas.
« Ils ne satisfont pas non plus leur propre attente,
ni ce même besoin qui les a pressés souvent comme
les autres mortels ; et ils ont beau se séduire eux-
mêmes, et nous étonner par la perfection et le coloris
de leurs tableaux, il n’en est pas moins vrai qu’inté-
rieurement et pour sa satisfaction, leur esprit, comme
le nôtre, attendait sur tous les objets de la nature qui
nous environnent, quelque instruction plus substan-
tielle que celle de ces peintures.
« Mais ce besoin, pourquoi se fait-il sentir dans
notre être ? C’est parce que nous renfermons, par [85]
privilège sur tous les objets sensibles et sur la nature
elle-même, toutes les propriétés antécédentes qui se
78
LE CROCODILE
79
seules sentir et nous démontrer l’existence, et qui
est à la fois la source nécessaire et la racine exclusive
d’où elles puissent tenir leur activité ?
« Voilà ce qui m‘a fait croire que c’était en même
temps pour nous une obligation et un droit de travail-
ler à étendre notre existence, nos lumières et notre
bonheur, en ranimant et vivifiant les rapports origi-
nels que nous avons avec cette suprême source, et qui
sont comme enfouis et concentrés en nous par des
causes que nous pourrions également connaître et
qu’il nous serait impossible de nier.
« En outre, j’ai cru que la plus étonnante de toues
les connaissances que nous pouvions acquérir, était
celle de l’amour inépuisable de cette source pour ses
productions, qui la fait voler journellement au-devant
de nous, dans tous les précipices où nous nous trou-
vons, et qui l’engage à se modifier et à s’insinuer par-
tout dans nos blessures, comme fait l’industrieuse
tendresse d’une mère, dont la pensée inquiète se porte
continuellement dans les blessures de son enfant,
et répare en esprit tous les dérangements qu’il a pu
éprouver ; et comme font nos remèdes matériels pour
nos plaies et nos maladies journalières.
« Étant déjà convaincu par mes observations, de
toutes ces vérités importantes et fondamentales, qui
existent dans tous les hommes avant que d’exister
[87] dans aucun livre, j’ai cru que par conséquent
elles devraient toujours être étudiées par nous-
mêmes et en nous-mêmes, avant de nous jeter dans
80
LE CROCODILE
81
pères pour nos écritures saintes, qui pour lors sont
devenues pour moi ce que doivent être toutes les tra-
ditions vraies, c’est-à-dire les témoins d’un fait dont
l’existence m’était démontrée par ma propre nature,
et dont je n’eusse eu aucun doute, quand même nos
livres saints ne m’en auraient pas parlé.
« Aussi je n’ai pas été surpris de voir Salomon s’an-
noncer comme connaissant la disposition du globe de
la terre, les vertus des éléments, l’origine le milieu et
la fin des temps, le cours des astres, l’ordre des étoiles,
la nature des animaux, la force des vents, les variétés
des plantes, les propriétés des racines, les pensées des
hommes et toutes les choses cachées ; parce que je
suis persuadé que tout homme peut connaître comme
lui toutes ces profondeurs, s’il ne s’éloigne pas de la
porte de la nature qui, à tous les pas, ne cherche qu’à
s’ouvrir pour nous, ni de la principale source supé-
rieure d’où il tient la clef de cette porte de la nature.
« J’ai trouvé en outre des rapports si frappants
entre l’autre partie de ces vérités et les traditions des
chrétiens, que j’ai grandement suspecté la croyance
opiniâtre de ma nation, et que je la crois dans un pro-
fond aveuglement. Mais n’osant la braver en face, et
n’étant pas encore aussi éclairé que je souhaite de
l’être, je garde ma foi dans mon cœur, et j’attends
l’occasion pour en faire un aveu public. »
Vous parlez à un homme moins éclairé que vous,
sans [89] doute, répliqua Sédir, mais assez persuadé
pour que je vous félicite d’être parvenu au degré
82
LE CROCODILE
83
devoir faire quelques additions à ce présent, comme
l’arabe m’a recommandé de le faire selon les circons-
tances et mes lumières. »
Il communiqua alors à Sédir une partie de ses
secrets, en lui montrant sa boîte et les ingrédients
qu’elle contenait ; mais sans lui dire ni de quelle
plante, ni de quel animal ces ingrédients étaient liés.
Le temps n’en était pas venu ; puis il ajouta : « Mon-
sieur, j’ai suivi fidèlement ce que m’a enseigné le
savant arabe, j’ai cru ce que dit l’Ecclésiastique, et je
ne puis vous exprimer ce que j’en ai retiré. Oui, Mon-
sieur, si tous les hommes le voulaient, leur séjour
deviendrait l’asile de la paix et de la lumière, au lieu
des désordres et des ténèbres qui les environnent ».
J’ai cru comme vous, Monsieur, lui dit Sédir, que
l’homme était appelé, par la sublimité de son intelli-
gence, à avoir également des rapports sublimes avec
la nature ; j’en jugeais par les recherches journalières,
et même par les découvertes qu’il fait de temps en
temps dans le domaine des sciences. J’ai cru aussi que
la dignité de son origine pouvait l’élever jusqu’à avoir
pour guide, dans cette vaste carrière, la main même
du principe où je sens qu’il a puisé la naissance ; enfin
j’ai cru en apercevoir des indices et des témoignages
dans vos Écritures et les nôtres ; mais trop peu ins-
truit sur les principes fondamentaux de la nature de
l’homme, ainsi que sur la liaison de ces principes avec
les témoignages traditionnels, je suis bien loin d’avoir
retiré de toutes ces notions les mêmes avantages que
84
LE CROCODILE
CHANT 24:
Éléazar découvre à Sédir les ennemis de l’État
85
cet homme si dangereux n’épargnera rien pour nous
en faire sentir les fâcheux effets.
« Ce n’est pas sans fondement que cette relation
contient tant d’imprécations contre l’Espagne et
contre la France : les ennemis invisibles dont elle [93]
parle, veulent se venger contre l’Espagne de ce qu’elle
m’a donné naissance, et ils veulent se venger contre
la France, de ce qu’elle m’a donné un asile, parce que
tout homme dévoué à la même à la même carrière que
moi, réveille leur inquiétude et leur malice. Le grand
homme sec est un de leurs organes.
« Ce qui le rend si à craindre, c’est qu’au moyen de
quelques fausses lumières et de quelques puissances
encore plus pernicieuses, il fascine les yeux de ses dis-
ciples, et leur ferme l’entrée aux lumières véritables.
Je ne connais pas encore en détail tous ses projets,
parce que mon instinct ne me découvre les choses
qu’à mesure qu’elles se développent ; mais je vois déjà
assez clair dans ses entreprises actuelles, pour vous
assurer que les suites en seront terribles.
« Il soutient, tant qu’il peut, la révolte, par les
moyens qui lui sont connus ; il souffle dans les conju-
rés l’esprit de vertige, et se prépare à les soutenir
dans tous les désastres dont leur parti est menacé par
les troupes fidèles ; mais je suis bien loin de désespé-
rer de la chose publique, et de croire qu’il l’empor-
tera sur la justice. Quand même cet ennemi juré de
la bonne cause aurait quelques moments de succès
contre elle (et j’ai quelques raisons de vous parler
86
LE CROCODILE
87
bonne escorte, votre famille et tout ce qui compose
votre maison. Vous serez ici comme chez vous ; vous
y vivrez selon les usages de votre religion ; vous aurez
une liberté entière.
« Monsieur, lui répondit Éléazar, je suis profon-
dément touché de vos bontés ; mais je crois que [95]
pour l’intérêt même de la chose à laquelle vous vou-
lez m’employer, il sera prudent que je ne les accepte
pas. Un déplacement, une habitation commune avec
vous, trop de rapports de votre part dans ce moment
ci avec un homme de ma nation, feraient ouvrir les
yeux sur l’objet qui nous occupe, et qui, par lui-
même, demande que nous évitions tout ce qui peut se
faire remarquer, tant que les circonstances ne nous
y contraindront point : permettez donc que je reste
chez moi ; je n’en serai pas moins à vos ordres à tous
les moments où vous aurez besoin de mon secours ; et
le temps viendra peut-être où nous pourrons avouer
publiquement notre liaison.
« Quant au danger que vous craignez pour moi dans
les rues, soyez tranquille ; j’espère, moyennant Dieu,
qu’il ne m’arrivera rien, comme il ne m’est rien arrivé
pour venir chez vous : si j’avais eu quelque inquiétude,
je n’aurais pas souffert que ma fille Rachel m’accom-
pagnât, elle qui est la consolation de mes jours, et qui,
en outre, comme vous, monsieur, porte toutes ses
inclinations vers la vérité. Oui, monsieur, quand on
a le bonheur de craindre Dieu, et de ne craindre que
lui, on est à couvert de tous les périls. »
88
LE CROCODILE
89
dans leur logis, où indépendamment des soins du
ménage, elle secondait son père selon ses moyens,
dans toutes les entreprises visibles ou cachées qu’il
faisait continuellement pour la bonne cause. [97]
CHANT 25 :
Sédir apprend de fâcheuses nouvelles
par ses émissaires
90
mal serait plus grand, je ne me déterminerai point [98]
au parti que vous me proposez, et je ne désespérerai
jamais de voir tôt ou tard triompher la bonne cause.
Puisque le danger augmente, il nous faut augmenter
aussi nos moyens de résistance, et nous n’avons pas
à hésiter un instant à convoquer les troupes de ligne ;
nous avons d’ailleurs de fidèles appuis qui ne nous
abandonneront pas, et sur lesquels repose ma plus
ferme confiance.
Sur-le-champ, sans s’expliquer davantage, il vole
chez le gouverneur de Paris et chez les commandants
de ces troupes valeureuses qui ont signalé leur cou-
rage à Denaim, à Guastalle, à Fontenoy. En peu de
mots il leur expose l’état des choses dont la renom-
mée les avait déjà informés ; il ne les engage pas
moins à ménager la vie de leurs concitoyens, et il leur
fait cette courte harangue :
Compagnons, appelés à d’utiles exploits,
Vous, qu’un mot, aux dangers a conduits tant de fois,
Le moment est venu de montrer à la France,
Ce que peut le sang-froid aidé par la vaillance ;
Songez tous à répandre au milieu du combat,
De l’effroi, non du sang. La gloire de l’État
Vous défend d’oublier que tous ces téméraires,
Pour être révoltés, n’en sont pas moins vos frères.
On lui promet tout ce qu’il demande. Dans un ins-
tant la générale bat : les troupes de ligne sont ras-
semblées, les officiers à leur tête, et marchent au pas
de charge vers le lieu principal ; chemin faisant elles
91
s’accroissent par de nombreux volontaires, qui, [99]
honteux de leur défaite, et ranimés par la présence
de ces troupes de ligne, ont à cœur de reprendre sur
l’ennemi, le poste qu’ils ont été forcés de lui aban-
donner. Sédir lui-même se serait mis dans les rangs,
si sa place l’eût appelé à se montrer partout, et à ne
pas agir comme simple soldat ; mais partout où il se
présentait, il y portait ce calme qui n’appartient qu’à
la vertu, et peut-être, sans le savoir, y portait-il aussi
quelques-unes de ces heureuses influences sur les-
quelles Éléazar lui avait ouvert les yeux, et dont son
cœur et son esprit se rendaient naturellement les
organes. [100]
CHANT 26 :
Courage audacieux de Roson.
Son armure. Sa fuite
92
LE CROCODILE
93
moment où les autres rangs étaient prêts de succom-
ber aussi, on vit par un prodige inouï, cette arme si
terrible s’échapper toute seule des mains de Roson, et
tomber d’elle-même à ses pieds.
Brave Ourdeck, ma Muse doit ici vous rendre jus-
tice. Oui, elle convient que c’est à vous qu’est dû ce
prodige ; elle convient que c’est en vous pénétrant
vivement des instructions de madame Jof, que l’épée
de Roson ne vous a point donné de vertiges, et que
vous avez pu en fixer les magiques sculptures, sans
[102] vous enferrer dans sa lame ; elle convient que
vous méritâtes par votre confiance dans ses bons avis,
d’avoir la preuve de leur justesse ; et elle dit que pour
votre récompense votre esprit commença à n’être plus
si opposé aux choses que vous ne connaissiez pas.
Soudain les rangs des troupes réglées, qui avaient
été renversés, se relèvent, frémissant de rage. On
s’empare de la fatale épée avec toute la fureur qu’ins-
pire la honte d’avoir été vaincu, et l’ardeur de la ven-
geance. Mais suivant les ordres que les commandants
de division avaient reçus, de ménager le sang de l’en-
nemi, on ne fait point servir cette épée contre lui ; on
se contente de la briser en mille pièces ; et toute l’ar-
mée combine à la fois ses mouvements pour serrer de
plus près les révoltés.
Roson désarmé, saisit le sabre du premier soldat
qui se trouve auprès de lui ; mais ce sabre n’avait
aucune des propriétés de l’épée qu’il venait de perdre.
Cependant, son courage naturel, aidé également par
94
LE CROCODILE
CHANT 27 :
Les révoltés se portent à la plaine des Sablons.
Ils sont chargés par les troupes réglées
95
se jeter en foule vers l’endroit où il trouvait le plus
d’espace. Chaudronniers, maîtres à danser, ramo-
neurs, fiacres, poètes, tout était pêle-mêle dans cette
horrible confusion ; ils s’enfuirent ainsi jusqu’à la
plaine des Sablons, lieu où le brave Sédir dirigeait ses
pas, comme les autres : lieu significatif par son nom,
et choisi sans doute par le destin pour l’accomplisse-
ment de ses plans.
Là, le courage renaît dans les révoltés : Roson s’ar-
rête, et voit avec transport cette ardeur qui se montre
dans tous les siens ; puis, sur-le-champ, leur faisant
reprendre leur rang, il les porte, avec [105] la rapidité
des aigles, sur les troupes réglées : celles-ci, voyant
l’audace de ces mutins, ont beaucoup de peine à se
contenir dans les bornes qui leur sont prescrites ; elles
fondent dessus avec l’impétuosité qui leur est natu-
relle. Elles frappent du pommeau et du plat de l’épée,
elles bourrent avec la crosse du fusil ; et ne donnant
pas le moindre relâche à l’ennemi, elles le serrent, le
culbutent l’un par-dessous l’autre, et le font tomber
par rangs entiers.
Dans un instant la campagne fut jonchée de
révoltés renversés. Sans doute leur parti allait être
exterminé tout entier, et la guerre allait finir ; mais
l’homme sec, mais la femme de poids existaient
encore, et les destins avaient fait naître ces terribles
ministres de la justice, pour le malheur et la punition
de la capitale : aussi, malgré les glorieux succès qui
semblaient devoir bientôt couronner les efforts des
96
LE CROCODILE
CHANT 28 :
Prodige inattendu.
Les académiciens examinent ce prodige
97
On voyait sortir du sol une espèce de colonne gri-
sâtre, d’une grosseur immense, toujours en mouve-
ment, comme par l’effet d’un tremblement de terre,
et cependant, ne laissant pas détacher la moindre
partie des matières qui la composaient. Indépendam-
ment de sa largeur inimaginable, cette colonne s’éle-
vait à une hauteur qui était comme à perte de vue.
Des vapeurs bruyantes sortaient avec éclat de
ce gouffre si merveilleux ; de façon que le bruit, les
secousses et les éruptions étaient autant de fléaux
qui, séparés, pouvaient effrayer, mais qui, réunis,
étaient capables de tout pétrifier.
Sédir, qui avait eu le temps d’approcher du lieu
de la scène, est frappé de surprise à la singularité de
ce spectacle, auquel il ne peut rien comprendre ; et
après avoir considéré cette colonne pendant quelques
moments, il revole à Paris pour y préparer de nou-
veaux moyens de défense, si c’est un nouvel ennemi
qui s’annonce, et en même temps pour y consulter
Éléazar, qu’il mande sur-le-champ, ne croyant pas
pouvoir s’adresser mieux pour expliquer cette surpre-
nante énigme.
Dans la frayeur générale où ce phénomène jette
tous les esprits, les curieux, qui n’ont pas les mêmes
ressources que l’heureux Sédir, crurent n’avoir rien
de mieux à faire que de s’adresser aux savants, pour
obtenir des éclaircissements sur un fait si extraor-
dinaire ; quelques-uns reviennent donc tout [108]
98
pensifs ; ils se présentent à l’Académie, et l’un d’eux,
chargé de la harangue, dit :
Ornement de la France, illustre Académie,
Vous, des sœurs d’Apollon et la sœur et l’amie,
Qui, près de Jupiter savez si bien agir,
Qu’il n’oserait tousser sans vous en avertir ;
Venez nous expliquer un prodige effroyable :
Sans vous, nous croirions tous qu’il ne vient que du
diable.
Du diable ! répond le président ; si cela était, ce ne
serait plus un fait de notre compétence : mais soyez
tranquilles ; nous allons nommer une commission, et
bientôt vous saurez à quoi vous en tenir sur ce qui
vous inquiète.
En effet, peu de moments après, on voit partir un
détachement d’académiciens avec tous les sextants,
octants, astrolabes, lunettes achromatiques, etc. Ils
arrivent à l’entrée de la plaine des Sablons ; mais la
terre agitée par les grandes secousses de cette force
inconnue qui occasionnait tant de rumeurs, ils se
tinrent à quelque distance, et braquèrent tous leurs
instruments. Voici les résultats de leurs opérations :
Hauteur de la colonne : six mille toises, ou huit
mille cinq cents toises, ou trois mille deux cent cin-
quante toises trois pieds, ou vingt-cinq mille toises
cinq pieds et demi.
Couleur de la colonne : Grise ou verte, ou [109]
ventre de crapaud mâle, ou cul de bouteille, ou boue
de Paris.
99
Matière de la colonne ; vif argent, ou ardoise, ou
granit quartzeux, ou portion du verre fondu qui se
trouve encore liquide au centre de la terre, selon nos
plus savants naturalistes. [110]
CHANT 29 :
Décision des commissaires de l’Académie.
Leur étonnement
100
LE CROCODILE
101
nés ; avant cet engloutissement inattendu, ils n’au-
raient pu en comprendre le sens.)
Jusque-là je veux bien donner quelques instants
À faire en votre honneur un cours scientifique.
De l’univers, je tiens la clef philosophique.
Les spectateurs qui avaient déjà un peu levé la
tête au mot de crocodile, et au voyage miraculeux de
cet animal, se relevèrent tout à fait au mot de cours
scientifique, et tout le monde écoutant, la voix conti-
nua ainsi : [113]
CHANT 30 :
Cours scientifique du crocodile.
Origine des choses
102
LE CROCODILE
103
Voilà par quels moyens la nature actuelle est devenue
visible. Et c’est là le principe originel de ce moule du
temps qu’on nous menace de briser un jour, et que
j’ai tant d’intérêt de conserver.
« En effet, par leur rassemblement, ces vapeurs
acquirent différents degrés d’épaississement et de
solidité, et formèrent ainsi les différents êtres qui
composent l’univers.
« C’est des effluves les moins condensés et les [116]
plus proches de leur ancienne subtilité, que sont sor-
tis les étoiles et le ciel empyrée ; le second degré forma
les planètes ; il y eut quelques effluves vagues qui
formèrent les comètes ; et le corps lui-même, réduit
à sa partie solide par les émanations qui en étaient
sorties, forma la masse de la terre. Il resta cependant
quelques humeurs âcres, qui ne pouvant ni devenir
terre, ni monter à la classe des effluves limpides,
formèrent le bassin des mers. D’autres s’élevèrent
comme des nuages, et c’est ce qui forme les pluies.
D’autres se sont fixés à la surface comme des transpi-
rations arrêtées, et ce sont les neiges et les glaces des
montagnes.
« Une portion d’air incandescent se trouva prise
au milieu de cette circonférence, et laissa un vide
que nulle substance n’a pu remplir ; c’est ce qui a fait
dire à des philosophes, comme par inspiration, que le
noyau de la terre était vide et chaud.
« Ils ont aussi parlé selon les principes, quand ils
ont dit que tout avait commencé par être du verre,
104
LE CROCODILE
105
tuent l’univers, ne se sont point formés ainsi aux
dépens des uns des autres, et que chacun d’eux est le
produit d’un effluve particulier, et qui lui est propre.
« Au risque d’être accusé de plagiat moi-même,
j’ajouterai que son système n’est pas nouveau, et
qu’il a pu, s’il l’a voulu, le puiser dans d’autres phi-
losophes ; car ce système, modifié par mes [117] cor-
rectifs, a été rendu public en allemand, à Amsterdam,
en l’année 1682 ; et je suis d’autant plus loyal en fai-
sant une semblable déclaration, que celui qui, dans ce
temps-là, a mis au jour cette découverte, a dit beau-
coup de mal sur moi. [118]
CHANT 31 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
Développement du système du monde
106
compression, ainsi que l’ont peint Newton et Kepler,
par leurs lois de l’attraction et de la répulsion, il en
résultait que ce corps descendait en tournant, et tour-
nait en descendant.
« Par une conséquence naturelle, il imprimait
le même mouvement à tous les effluves de divers
degrés qui sortaient de lui ; voilà pourquoi tous les
astres circulent ; et tel est le principe de la rotation
[119] universelle. (L’orateur s’arrêta là un moment ;
puis il ajouta, comme à regret :) Une voix inconnue
m’oblige à vous dire que c’est ce mouvement de rota-
tion universelle, qui est cause que la nature entière
est comme endormie, comme en somnambulisme, et
ne connaissant rien de ce qu’elle fait, et vous pouvez
regarder tous les êtres corporels qui la composent,
comme les coqs à qui vous vous amusez quelquefois
à mettre la tête sous l’aile, que vous étourdissez en
les faisant tourner, et dont ensuite vous faites ce que
vous voulez, sans qu’ils s’en aperçoivent. »
(Dès le commencement de ce discours, tous les
auditeurs avaient voulu fuir, un peu par dédain et
beaucoup par frayeur : mais une force souterraine
les retenait malgré eux ; ils sentaient sous leurs pieds
comme l’effet d’une pompe aspirante qui, à force
d’attirer l’air, collait leurs pieds à la terre, et les empê-
chait de bouger de place. Quand ils entendirent cette
singulière explication du système du monde, il y eut
une rumeur considérable dans l’assemblée, et surtout
parmi les académiciens, qui sont accoutumés depuis
107
longtemps à voir les choses autrement ; mais la même
force qui les faisait rester sur pieds, sut bien aussi
les faire taire : cette pompe aspirante étendit, par le
moyen de leurs artères et de leurs nerfs, son action
jusqu’à leur bouche, et à force de pomper l’air par en
dedans, elle leur ferma si bien les lèvres, [120] qu’ils
ne pouvaient les ouvrir, ni proférer un seul mot, ainsi
qu’il en est des auditeurs condamnés au silence dans
les écoles où certains professeurs ont beau jeu pour
répéter leurs leçons dans leur chaire. L’orateur conti-
nua donc ainsi tout à son aise :) [121]
CHANT 32 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
Formation des êtres particuliers.
La pyramide
108
LE CROCODILE
109
les sens ; mais, selon moi, tout ceci n’est qu’une dis-
pute de mots : je n’ai prétendu dire autre chose sinon
que toutes ces productions qui se formaient autour
de moi, n’étaient plus que les figures corporisées
de ce que je pouvait antérieurement apercevoir et
connaître en réalité ; et sûrement vos doctes ne pré-
tendent autre chose, sinon que vous avez besoin de
vos organes pour puiser aujourd’hui dans ces figures
corporisées le peu de réalité qu’elles peuvent avoir
conservée ; le tout afin que l’harmonie ancienne, et
la [123] circulation primitive, s’entretiennent encore,
autant que possible.
« Quand ce nouvel ordre de choses fut ainsi établi,
je me trouvai à peu près souverain dans mon petit
empire. Cependant je ne tardai pas à vouloir y jouer
un autre rôle, dont je n’ai pas besoin de vous parler,
puisque vous le répétez vous-même tous les jours ;
mais un génie puissant, attaché sans doute à cette
région des idées dont je ne jouissais plus, s’aperce-
vant de mon dessein, et craignant que les dérange-
ments que j’avais occasionnés dans cette région de la
primitive harmonie, n’allaient encore plus loin, com-
mença par rompre cette forme circulaire que j’avais
prise lors de mon changement d’état, et qui désor-
mais devait faire toute ma force ; puis, remarquez
bien ceci, je vous prie, il attacha ma queue à un écrou
sous une des plus hautes pyramides d’Égypte que lui-
même bâtit exprès avec quelques morceaux de granit,
que mes propres effluves avaient formé.
110
LE CROCODILE
111
parvenu aussi, par les moyens dont je dispose, à me
faire un nom assez célèbre, non seulement en Égypte,
mais encore dans plusieurs autre parties de la Terre.
« Cette faculté de me mouvoir, que j’ai conservée,
malgré le pouvoir qui me tient cloué sous la grande
pyramide, et ce combat que j’éprouve de la part des
bons génies, est la cause pour laquelle on j’a jamais
pu, ni du temps d’Hérodote, [125] ni du temps de
Strabon, ni du temps de M. Maillet, mesurer juste les
dimensions de cette grande masse, que je tâche de
tenir toujours en mouvement ; et c’est aussi la même
cause qui a occasionné tant de diversité dans les déci-
sions des académiciens, qui, tout à l’heure, ont voulu
me soumettre à leur examen. [126]
CHANT 33 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
Députation des sciences
112
LE CROCODILE
113
faire l’almanach de tous les corps célestes, et même
à tracer les lois extérieures de leurs mouvements,
mais que, quant au pivot autour duquel ils circulent,
et quant aux droits que j’avais sur eux, je défendais
expressément qu’elle en parlât, et que ce secret devait
rester dans mes archives.
« Je dis à la botanique, que je la laisserais débiter
ses systèmes sur la classification des plantes par leurs
figures, par leurs sexes, par leurs fruits, par leurs
calices, par leurs feuilles ou par leurs familles ; mais
que je lui interdisais la seule classification véritable
[128] qui est celle de leurs éléments constitutifs, et
que cette clef serait déposée dans mes archives.
« Je dis à la médecine, que je lui abandonnais le soin
de la santé des hommes ; mais qu’il lui faudrait laisser
dans mes archives le secret si important de purger les
substances médicinales elles-mêmes, avec lesquelles
elle essaierait de purger les malades, et que ce serait à
elle à y suppléer de son mieux.
« Je dis à la musique, que je lui donnais la carrière
la plus vaste pour peindre tout ce qu’elle voudrait,
mais j’y mis deux conditions : la première, que le dia-
pason resterait dans mes archives ; la seconde, que la
portée de sa voix et de ses instruments serait limitée à
la gamme planétaire connue des nations ; seulement,
je n’imposerai cette seconde condition que pour un
temps, et jusqu’à ce que Herschel eût découvert une
nouvelle planète qui serait le grave d’une nouvelle
gamme, et la tonique d’une nouvelle octave.
114
LE CROCODILE
115
marionnettes, sans pouvoir rien dire des fils auxquels
elles sont attachées et qui les font mouvoir.
« Je mis ensuite une condition obligatoire pour
toutes ces sciences en général. C’est qu’il ne se ferait,
dans le ressort de chacune d’elles, aucune décou-
verte dont on ne me communiquât la connaissance ;
et qu’elles ne feraient aucun disciple, qu’elles ne
l’eussent spécialement dévoué à ma gloire et à mon
service.
« À ces mots, toutes les sciences sortirent [130]
confuses, et gémissant tout bas des restrictions aux-
quelles je les avais soumises. Mais malgré tous les
efforts qu’elles ont faits pour obtenir de plus amples
franchises dans mon empire, je les ai tellement sur-
veillées, qu’elles sont bien loin d’avoir atteint le but
auquel elles aspiraient, et que l’impôt que j’ai mis sur
elles m’a rendu plus que je n’en attendais.
« Il est vrai qu’il y a quelques sciences particulières
qui ne se trouvèrent point dans la députation, et à qui
je n’eus rien à prescrire, puisqu’elles n’ont pas jugé
à propos de me rien demander. Mais si elles ont cru
pouvoir se passer de moi, je n’en ai que plus de rai-
son de me défier d’elles. Aussi m’ont-elles voulu sou-
vent contrarier dans mes desseins. Heureusement
que ma surveillance a jusqu’ici maintenu tous mes
droits, et j’espère qu’elle les maintiendra encore plus
à l’avenir. »
(L’auditoire était toujours fixe et muet par le pou-
voir de la pompe. Cet auditoire s’augmenta même en
116
LE CROCODILE
CHANT 34 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
État de l’espèce humaine
117
leur égard, dès qu’ils eurent posé le pied dans mon
empire, ce fut de leur mettre aussi la tête sous l’aile :
figure que vous pouvez comprendre. Mais en leur
mettant la tête sous l’aile, je leur ai laissé l’usage des
pieds, des mains et de la langue ; et comme je me suis
réservé celui du cerveau, il faut qu’ils soient bien
adroits, s’ils parlent, s’ils agissent et s’ils se meuvent
autrement que selon ma volonté. Aussi je les emploie
journellement à l’exécution de mes plans, et je les
tiens dans un véritable somnambulisme. Par [132]
ce moyen je gouverne depuis longtemps les empires,
comme je dispose des lois de l’univers.
« Cependant je conviens que c’est la faute des
hommes si la chose est ainsi : car ils auraient bien des
moyens de me contester ma souveraineté ; mais ce
n’est pas à moi à les en avertir. Je me bornerai même
par prudence à ne vous parler de leur histoire que
depuis le déluge. [133]
CHANT 35 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
Histoire du genre humain
118
LE CROCODILE
119
montagnes et le lit des fleuves. Voilà pourquoi aussi
on ne voit pas une ligne droite sur le corps terrestre.
« Je trouvai les Chinois en pleine jouissance de
beaucoup de lumières, et surtout d’une superbe
vérité, pour laquelle deux mille ans après, vous
avez vu Pythagore vouloir immoler cent bœufs ; ils
l’avaient même portée à un tel degré au-dessus de lui,
Qu’ils pouvaient hardiment en immoler cent mille.
Mais ma terre d’Égypte, en miracles fertile,
Sut si bien sur ce point leur brouiller le cerveau,
Qu’aujourd’hui c’est beaucoup s’ils immolaient un
veau.
« Ce fut à un des plus fameux sectateurs de Fo
[135] que je m’adressai ; et après l’avoir un peu tra-
vaillé, je lui promis d’attacher son nom et sa gloire
aux grands événements qui devaient remplir l’univers
jusqu’à la fin du monde, s’il voulait seulement me
confier quelques-uns de ses secrets, et donner cours à
quelques-uns des miens dans son pays. Flatté de l’es-
poir que je lui faisais envisager, frappé des preuves
dont j’appuyais mes promesses, l’échange fut bien-
tôt fait entre nous deux. Alors muni des importantes
lumières de Fo qui me manquaient, mais que je frela-
tai un peu, et ne doutant plus du succès de mes entre-
prises, je partis sur-le-champ pour aller faire usage
de mes provisions sur la terre, pour acheter par leur
moyen tout ce que les hommes pourraient me vendre
en retour, et pour les acheter peut-être ainsi eux-
120
mêmes les uns par les autres selon que les temps le
permettraient.
« J’étendis d’abord une de mes pattes jusqu’au
Japon. J’offris de mes provisions au Dairi, qui, grâce
à ma terre d’Égypte, les trouva meilleures que celles
de Fo dont il s’était nourri jusque-là ; et moyennant
quelques petits secrets que j’obtins de lui à son tour,
je le fis empereur du soleil, et c’est depuis ce temps-là
que ses successeurs ne sortent jamais de leur palais
quand il y a de la lune, dans la crainte de s’encanailler.
« Après une légère excursion dans le Nord, où Odin
consentit à se laisser arracher un œil, à condition que
je rendrais le plus grand devin du pays, je continuai
ma route autour de la terre, en ne [136] côtoyant
d’abord que ses confins, afin de la circonvaller toute
entière ; et j’eus soin de gagner ainsi tous les chefs des
postes avancés. Mais il faut qu’il y ait dans la nature
des caps bien redoutables, car le promontoire des
tempêtes qui a illustré le Camouens n’est rien auprès
de certains points du monde que j’ai rencontrés ; et si
la fiction de ce poète a paru si imposante, que serait-
ce donc s’il eût connu comme moi la réalité ?
« Quand ma course extérieure fut terminée, je me
rapprochai de l’intérieur de l’Asie. Là je fis un traité
avec la fameuse Sémiramis, par lequel, en donnant à
quelques-uns de mes adjudants, des places dans son
temple de Bélus, elle devait jouir de toute l’illustration
qui a signalé son règne. Je fis inventer les livres par la
famille de Chanaan, qui ne tarda pas à les propager
121
chez ses voisins. J’établis le goût des raisonnements
et des disputes parmi les brahmanes et les talapoins ;
je rendis le Lama vénérable au suprême degré chez
les Tartares ; je promis pour l’avenir la surabondance
de l’or au grand Mogol, et je délivrai sur-le-champ de
superbes titres généalogiques aux Indiens : le tout en
échange de la doctrine de Fo que j’obscurcissais dans
tous ces pays.
« Quand j’eus ainsi mis à peu près toute l’Asie en
combustion, je revins en Égypte pour y renouveler
ma provision de terre du pays ; mais surtout pour y
mettre en mouvement le célèbre Sésostris qui était
compris pour beaucoup dans le traité secret que
j’avais fait à la Chine ; je lui en donnai des signes
[137] non équivoques : aussi il ne cessa d’immoler
à son humeur guerrière tous les peuples que j’avais
livrés à son glaive ; et c’est en me mêlant un peu de
ses exploits qu’ils sont paru assez extraordinaires
pour que les savants aient regardé Sésostris lui-même
comme un personnage fabuleux ; pour moi, qui sais
mieux qu’eux à quoi m’en tenir, je vous déclare que
c’est à cet esprit guerrier qu’il a semé dans les divers
théâtres de ses conquêtes, renforcé de la nouvelle
doctrine de Fo, que je dois les pouvoirs, dont j’ai joui
depuis, de bouleverser tout l’univers.
« En effet, je passai bientôt dans la Grèce, où, pen-
dant un festin royal que donnait la belle Hélène, je
jetai dans sa coupe une goutte du sang du vaillant
Paris, imprégnée de ce double esprit ; et telle est l’ori-
122
LE CROCODILE
123
le fameux Platon, eut la sagesse plus dans l’esprit que
dans le cœur ; Aristote, disciple de Platon, l’eut plutôt
dans la mémoire que dans le cœur et dans l’esprit ;
enfin son royal disciple, Alexandre, ne l’eut que dans
l’estomac et au bout de son épée ; et c’est où je l’at-
tendais pour l’envoyer en Assyrie dissiper un peu les
riches successions de Cyrus.
« Pendant ces préparatifs dont l’effet, quoique éloi-
gné, ne pouvait manquer, je fis un voyage très court
en Égypte, pour y aller traiter l’armée de Cambyse
égarée dans les déserts, comme je viens de traiter les
deux vôtres ; et c’est pour cela que les historiens n’ont
jamais pu savoir ce qu’elle était devenue.
« Dans la route, je passai sous la presqu’île [139]
de l’Eubée, où j’occasionnai un tremblement de terre
assez violent pour engloutir la ville d’Atalante ; et ce
n’était qu’une petite répétition de ceux que je médi-
tais à d’autres époques, et particulièrement de celui
qui est arrivé dans votre siècle à la province de Chensi,
où j’ai écrasé nombre de villes en y jouant à la boule
avec des montagnes ; tant mes mouvements sont de
nature à se faire remarquer !
« J’étais pressé de revenir à Rome pour y fomenter
des querelles avec Carthage, avec l’Espagne, la Grèce,
l’Asie Mineure et la Judée. Vous êtes trop instruits
pour que j’aie besoin de vous retracer tous ces faits. Je
ne dois pas me plaindre de mes succès. Grâce aux Tar-
quin, aux Appius, aux Marius, aux Sylla, aux Cinna,
aux Pompée, aux César, aux Tibère, au Caligula, j’ai
124
LE CROCODILE
125
de son assoupissement. Je me rendis à l’instant dans
l’Aravis. Là, grâce à la négligence de ceux... (Il fit une
pause), je trouvai dans Mahomet un homme selon
mon sens, et analogue à mes desseins : je l’engageai
à prêcher à coups de sabre, ayant bien formé le pro-
jet de l’opposer aux... (Il fit une seconde pause) et par
conséquent aux... (Une troisième pause) ; car Mahomet
avait trois yeux, attendu que, pour mieux le détermi-
ner, je lui avais donné celui dont Odin s’était défait.
« C’est ce qui fit que par lui et ses successeurs, il
étendit si rapidement et si loin ses conquêtes dans
l’Asie et dans l’Europe, et qu’il fut près même de sub-
juguer toutes ces nations septentrionales que j’avais
lâchées contre les Romains. Mais je ne sais [141] où
Martel avait aiguisé l’épée qu’il lui opposa : sans elle,
toute l’Europe porterait le turban.
« Je pris ma revanche dans les Croisades que je fus
bien aise de voir paraître, mais que je n’aurais pas pu
inventer. J’en profitai assez pour que l’Occident fût
molesté : aussi, moyennant les complaisances d’Éléo-
nore de Guyenne pour Saladin, en a-t-il coûté, dans
un seul article, environ trois millions d’hommes à
l’Europe.
« Pendant ce temps-là, Gengis Khan ne m’en immo-
lait guère moins dans l’Asie, parce que je reportai bien
vite sur lui le charme que j’avais mis sur Mahomet. et
qui n’avait pas assez prospéré dans l’Occident. C’est
moi aussi qui, avec une portion de ce charme, établis
une pomme de discorde entre Naples et la Hongrie,
126
LE CROCODILE
127
beaucoup à apprendre les secrets des hommes depuis
que j’ai perdu ceux que je possédais par ma nature.
« Ce n’est point sans motif que j’ai choisi le quin-
zième siècle pour offrir à l’univers toutes ces mer-
veilles. Ce n’est pas non plus sans motif, que j’ai
choisi le règne de Louis XV, pour venir en personne
me montrer sur les bords de la Seine ; et le tout à
cause du moule du temps que je veux conserver. Mais
à quelque époque que je fasse mes présents, j’ai soin
de ne rien prêter en ce genre qu’avec usure ; aussi les
Arabes n’ont pu échapper à Thamas-Kouli-Khan ; les
Portugais ont été chercher des épices qui leur brûlent
le sang ; les Espagnols trouvèrent la mort dans leurs
plaisirs en Amérique, après y avoir cherché l’or dans
le sang de ses habitants, et chez eux je leur ai [143]
donné l’Inquisition, qui est comme l’abrégé et l’élixir
de toutes mes industries. Enfin Mahomet lui-même,
malgré ses trois yeux, est prêt à perdre la vue.
« J’irais contre mes intérêts, si je vous expliquais
davantage quelle est cette usure que j’exige finale-
ment de ceux que je favorise. Je vous en ai dit assez en
vous confiant ce que je retire de l’imprimerie. Quant
à la poudre à canon, et à toutes les inventions des-
tructives dont les hommes se servent, elles ont un but
au moins aussi utile pour moi, mais qui ne peut être
connu sur cette terre. Car ceux-là n’ont pas trouvé
la clef toute entière, qui ont dit que les meurtres et
les batailles étaient une suite de la grande ardeur de
la soif qui me dévorait et que je ne pouvait étancher
128
LE CROCODILE
129
dier. C’est ce qui me fit inventer tant d’associations
singulières.
« On a tort d’accuser généralement de fourberie les
membres qui les composent ; la plupart ne sont pas
maîtres de leurs mouvements : c’est une vapeur active
que je leur souffle parfois, afin de leur faire faire
des actes extraordinaires. D’ailleurs, il y a des socié-
tés qui ne m’appartiennent qu’en second, et qui ont
commencé par être sous la loi des bons génies. Il y en
a que je dirige encore, mais que les bons génies me
menacent tous les jours de soustraire à mon empire.
Il y en a que nous gouvernons par indivis, les bons
génies et moi ; mais, dans toutes, je n’oublie rien pour
m’accréditer dans l’esprit des hommes, aux dépens
de la puissance qui ne cesse de me combattre ; et
sur [145] cela, je ne laisse pas de trouver quelques
hommes assez dociles.
« C’est pour les payer de leur confiance en moi,
et de leur docilité que je les ai livrés au pouvoir de
ces diverses sciences mutilées que l’ai laissé s’établir
dans mon empire ; c’est pour cela que j’ai fait profes-
ser aux philosophes de ce siècle toutes ces doctrines
qui ont appris aux hommes que tout n’était rien ; que
les corps pensaient, et que la pensée ne pensait point ;
que l’on n’avait pas besoin de recourir à un sens moral
pour expliquer l’homme ; mais qu’il fallait seulement
lui apprendre à faire des idées. Je ne les ai point aver-
tis de la contradiction de ces doctrines, qui me sont
si profitables ; car ils verraient bientôt que s’il n’y
130
LE CROCODILE
131
un élément, parce qu’ils la réduisent en vapeurs,
comme si un morceau de glace n’était pas un corps
solide et palpable, parce qu’on peut le réduire en eau,
et comme s’ils avaient jamais joui d’un élément pur,
pour oser prononcer sur sa nature.
« Je leur ferai dire au contraire que le soufre est une
substance simple, parce qu’ils ne savent pas se rendre
compte de ce qui le constitue ; et ce sera un des tours
les plus adroits que je puisse leur jouer, car si je viens
leur persuader que le soufre est simple, il faudra bien
qu’ils me croient simple aussi, attendu que le soufre
et moi, nous le sommes autant l’un que l’autre.
« Je leur ferai trouver un nouveau secret pour la
reproduction de l’espèce humaine. Malheureusement
[147] le beau sexe ne s’en accommodera point parce
qu’il n’en aurait par là que les charges. « Je mettrai
dans leur esprit assez de variation pour qu’il y en
ait parmi eux qui ne croient à rien, et qui cependant
aillent consulter des sorciers et des tireuses de cartes.
« J’inspirerai à un grand navigateur l’idée de ses
faire initier aux cérémonies des habitants d’Owhyhe,
et cela le conduira à être mangé par ces anthropo-
phages ; car je peux mener loin les hommes avec les
cérémonies.
« Je confirmerai les géomètres dans l’opinion où ils
sont depuis longtemps, que les racines sont des puis-
sances mises en fraction, comme si les puissances
de la nature pouvaient me fractionner, et subir
une autre loi que d’être comprimées, et qu’ainsi les
132
LE CROCODILE
CHANT 36 :
Projet audacieux du crocodile renversés
134
LE CROCODILE
CHANT 37 :
Stupeur des Parisiens.
Décret académique
135
ils s’empressent de faire leur rapport à l’assemblée ;
chacun des membres fait un saut, en apprenant une
doctrine et des explications si différentes de ce qu’on
leur a enseigné jusqu’alors. Après un quart d’heure
de silence, où l’embarras et la confusion occupent
tous les esprits, on va aux voix ; et par l’organe du
président qui recueille les avis :
Ordonné de fouiller dans les bibliothèques,
Dans les traditions Guèbres, Teutonnes, Grecques,
Pour tâcher d’expliquer tout naturellement,
Un fait qui, dès l’abord, semble un peu surprenant.
Car sur un tel sujet, avec tant de lumière,
Il nous serait honteux de rester en arrière ;
Et pour sauver ici l’honneur de notre nom,
Il faut absolument que nous ayons raison. [152]
CHANT 38 :
Plaie des livres
136
LE CROCODILE
137
à la bouche de tous ces savants. Ceux-ci, frappés sans
doute par le même pouvoir magique, oublient l’objet
qui les avait amenés ; l’appétit prend en eux la place
du désir de la science, et voyant cette pâte molle et
grisâtre que les nourrices leur présentent, ils se
jettent dessus avec toute la voracité de la faim ; et ils
ne cessent d’avaler que quand ils en ont jusque par-
dessus les oreilles, et que les nourrices se sont reti-
rées. [154]
CHANT 39 :
Résultat de la plaie des livres
138
LE CROCODILE
CHANT 40 :
Courte invocation à ma Muse
139
Au moins, trempe un moment tes pinceaux dans les
plus vives de tes couleurs, pour nous peindre celui de
tous ces faits qui te paraîtra le plus frappant. On vit
donc arriver en hâte un de ces commissaires envoyé
par l’Académie. Soit qu’il eût les fibres du cerveau
plus électriques que ses confrères, soit [156] qu’il eût
mangé davantage de cette pâte grisâtre dans laquelle
s’étaient convertis tous les livres, une fureur de
paroles, de citations et d’interprétations s’empare de
lui ; et se présentant devant l’Académie, il commença
ainsi son discours :
140
LE CROCODILE
CHANT 41 :
Rapport de la commission scientifique à l’Académie
141
à sa cour, il n’est rien dont l’explication doive nous
embarrasser.
« Sans recourir aux savantes collections de l’abbé
Muratori et du père Mont-Faucon, n’avons-nous pas
pour témoin tout l’ordre Teutonique, ainsi que la
grammaire de Restaut ? Ne savons-nous pas même
que le logarithme de moins un, a une infinité de
valeurs toutes imaginaires, puisque, hors de un, il ne
peut exister aucunes valeurs qui soient réelles ?
« Aussi les mathématiques sont une science qui ne
pénètre pas jusqu’à notre essence radicale et inté-
grale. Il semble que ce qui les apprend et les sait
en nous, est un être moindre que nous et autre que
nous. Comment cela serait-il autrement, puisque, ne
connaissant point la racine de deux, nous ne pouvons
être parfaitement sûrs de toutes les autres racines qui
se montrent après ce nombre ; attendu que c’est par
lui qu’elles doivent passer, et qu’ainsi nous ne savons
d’où elles viennent, par où elles marchent, ni où elles
arrivent ? Et nous n’avons autre chose en ce genre que
de l’approximatif, parce que nous ne tablons que sur
des données et des suppositions, dont la valeur n’est
pas même connue de ceux qui nous les présentent.
Pilpay n’est pas le seul qui ait passé son temps dans
des fictions. [159]
« Nous n’avons pas besoin cependant de nier les
faits, dans la circonstance dont il s’agit, comme, entre
nous, cela nous est arrivé quelquefois, lorsque nous
ne savions pas comment nous en tirer. Oui, conve-
142
nons que les deux armées ont été avalées ; conve-
nons qu’une colonne monstrueuse s’est montrée, et a
englouti tous les champions ; convenons qu’une voix
extraordinaire s’est fait entendre ; convenons même,
s’il le faut, que l’animal en question est un vrai cro-
codile. L’homme, sut la terre, peut-il croire y remplir
son emploi, s’il y est un instant sans prophétiser ?
« Que résultera-t-il de là contre notre gloire et
nos connaissances ? On nous a bien dit que nous ne
parlions que de la couverture du livre de la nature,
et jamais de son esprit ; qu’en peignant avec autant
de soin les couleurs, les dimensions et les formes des
animaux, ou en calculant les mouvements des astres
avec une précision scrupuleuse, mais ne sachant pas
un iota sur la destination de toutes ces choses, nous
étions comme quelqu’un qui prétendrait avoir donné
le portrait moral et physique d’un homme, quand il
aurait donné la description de ses habits. C’est par là
que Trimalcion, en présentant à la cour de Mandane
le fameux imprimeur Christophe Plantin, né à Mont-
Louis près de Tours, surprit beaucoup les sept sages
de la Grèce. Or, si Leibnitz a été persécuté par Gali-
lée, pour avoir aperçu le premier la pesanteur de l’air,
Néron n’a pas eu si grand tort d’en vouloir à l’abbé de
Pétrone. [160]
Le président : Orateur, vous faites des anachro-
nismes ; reprenez-vous.
« Nous avons bien su nous passer de la philosophie
occulte de Cornélius Agrippa, pour apprendre aux
143
hommes comment étaient toutes choses ; nous leur
avons bien donné, sans cela, des explications de tous
les phénomènes de la nature, et nous avons simplifié
tellement les sciences que :
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur
« Mais, messieurs, en apprenant aux hommes com-
ment étaient toutes choses, nous ne nous sommes
point interdit le pouvoir d’ajouter de nouvelles
lumières à celles que nous avions répandues ; et rien
nez nous empêche de convenir que les choses peuvent
encore avoir une autre manière d’être, après celle que
nous leur avons donnée.
« Notre confrère Freret a bien dit en effet que
toutes les idées divines et religieuses ne provenaient
que des fantômes de notre imagination, parce qu’il
n’a regardé l’arbre que par en haut, et en dehors, et
que là effectivement il ne se trouve que des feuilles
mobiles, et sans cesse agitées par tous les vents ;
mais s’il eût regardé en bas de l’arbre et en dedans,
il n’y eût trouvé, quoi que nous en disions, qu’une
seule sève, qu’une seule souche, qu’un seul germe et
qu’une seule racine, que les vents même ne peuvent
atteindre, et sans laquelle l’arbre n’aurait ni feuilles,
ni fruits ; et même convenons que celui qui croit
savoir quelque chose, ne sait pas seulement comment
on doit savoir : mais [161] Meleth to pan, Industriœ
nil impossibile. Aussi les Agwans qui ont renversé le
trône de Perse ont tellement enflammé le génie de
Catilina, que voyant près de Charing Cross la statue
144
de Narsès, méditant profondément sur les strata-
gèmes de Polyen, il engagea le moine Alcuin à récon-
cilier Pibrac avec Charlemagne.
« C’est ainsi que dans les sciences exactes, après
avoir reconnu les trois degrés de puissance qui com-
posent le cube, nous n’avons pas moins imaginé des
puissances subséquentes, qui ne sont, il est vrai, que
des multiples des degrés précédents, mais qui, cepen-
dant, offrent à la pensée une manière d’être diffé-
rente, et une nouvelle mine pour l’intelligence : d’ail-
leurs n’est-ce pas une vérité certaine, qu’un effet peut
être attribué à plusieurs causes diverses ?
« Mais que dis-je ? Comment croirions-nous à une
vérité ? Nous ne croyons pas à l’âme de l’homme ;
et l’âme de l’homme est, ici-bas, le seul miroir de la
vérité. Aussi nous n’aurions pas besoin de remonter
aux fragments de Sanchoniaton ni à l’Ezourvedam, et
il nous suffirait d’observer que notre âme embrasse
l’universalité ; qu’ainsi pour qu’elle pût mourir, il fau-
drait que le plus prît place dans le moins ; tandis que
dans l’ordre réel et non conventionnel des choses, il
n’y a que le moins qui puisse prendre place dans le
plus. Aussi j’étais près de dire qu’il n’y avait rien de
plus auguste que notre âme, si je n’avais pas remar-
qué que Voltaire, Crébillon, [162] Racine et plusieurs
de leurs confrères, ont abusé du droit de l’épithète,
en employant le mot auguste dans des sujets qui n’en
étaient pas dignes, et qui non seulement étaient anté-
rieurs au règne comme à la gloire de l’empereur de ce
145
nom, mais même au poète Ennius, qui avait appliqué
ce titre-là aux augures.
« Par exemple, si nous avons attribué les tremble-
ments de terre, tantôt à l’air comprimé dans les sou-
terrains, tantôt à l’effort des eaux, tantôt à la force
électrique de l’atmosphère, cela empêche-t-il que nous
ne puissions aussi les attribuer à quelque corps étran-
ger, animal ou non, qui se glisserait dans les inters-
tices de la terre ? Nous ne connaissons pas encore
tous les animaux ; nous ne savons pas même pour-
quoi la classe des papillons, phalènes ou nocturnes,
est la plus nombreuse, et nous ne nous connaissons
pas nous-mêmes, parce que l’âme de l’homme, sans
pouvoir cesser d’être immortelle, est cependant deve-
nue un papillon phalène, et que l’inquiétude journa-
lière qui la dévore, prouve plus sa dégradation, que
tous les balbutiements des philosophes ne prouvent
le contraire. Aussi voit-on avec beaucoup de douleur
que la pomme épineuse ou l’herbe aux sorciers, est
naturelle aux deux Indes, et qu’elle s’est naturalisée
dans nos climats. Voyez l’ouvrage de M. de l’Ancre,
conseiller au parlement de Bordeaux, sur l’incons-
tance des mauvais anges et des démons. [163]
Le Président : Dans votre sujet, orateur, dans votre
sujet.
« Quant à cette propriété d’avoir pu s’étendre
depuis l’Égypte jusqu’à Paris, selon la voix que nous
avons entendue, nous ne pourrions prononcer contre
avec certitude. N’avons-nous pas sous les yeux la
146
LE CROCODILE
147
tibles. Mais Condillac et Claude Bonnet, moins sages
que l’Heptaméron et le fameux Bacon de Verulam,
ont voulu tellement lier les choses et les confondre,
qu’à les en croire, nous n’aurions plus besoin de dis-
cernement, puisqu’il n’y aurait plus de différence ; et
dans l’âne d’or d’Apulée qui porta Clémence Isaure à
la baie de Chesapeake, on voit que si les substances
végétales nous présentent souvent les propriétés du
règne minéral, comme nous nous en sommes convain-
cus par nos opérations sur les plantes, le règne ani-
mal pourrait bien participer aux propriétés du règne
végétal. Non, Linné, Tournefort, Jussieu, Magnol,
Sauvage, vous ne tenez point la clef du système réel
de la botanique.
« Il ne faut pas non plus chercher dans Hérodote
celle de tous les hiéroglyphes égyptiens ; et nos plus
savants naturalistes ne savent pas pourquoi les pétales
des fleurs ne portent point la couleur verte, qui n’est
que la couleur d’attente, et non point la couleur du
triomphe. C’est pourquoi nous devons convenir avec
les sages organes de la vérité, que nous l’avons aban-
donnée, elle qui est une source [165] d’eau vive, et
que nous nous sommes creusé des citernes qui ne
tiennent point l’eau ; car pour avancer dans la carrière
scientifique, disait quelqu’un de ma connaissance, ce
ne serait pas la tête qu’il faudrait se casser, comme
font tant de gens ; ce serait le cœur. Ce quelqu’un
voudrait bien aussi que tout le monde fît des livres,
mais en même temps il voudrait que personne n’en
148
lût. Car enfin, messieurs, Shakespeare n’avait-il pas
raison de dire que les livres n’étaient que de la sciure
de livres ?
« Je ne trouve donc rien dans la physique, qui s’op-
pose à ce que le crocodile que nous avons vu, ait pu
s’étendre depuis l’Égypte jusqu’à Paris ; je ne sais
même si nous ne pourrions pas le démontrer par la
calcul. J’ai vu dernièrement chez un curieux un mor-
ceau de gomme élastique, figurée en cheval, de la
longueur de trois ou quatre pouces. En tirant le col
de ce cheval, il parvenait à l’allonger sans le rompre,
jusqu’à la longueur d’un pied. Or, nous savons qu’un
crocodile est comme un incommensurable pour sa
longueur, comparée à celle de ce cheval de trois
pouces. Ist es nicht zu bezweifeln, dass unser werck hie-
durch einen höhern grad der vollkommenheit erhalten
hat, disait Pompée, lors de la bataille de Salamine ;
car Klopstock et la bibliothèque orientale de d’Herbe-
lot prenant place parmi les merveilles du Dauphiné...
Le Président : Orateur ! Orateur !
« Si donc nous ne nions pas que ce crocodile [166]
puisse étendre sa propriété élastique jusqu’à une lon-
gueur incommensurable, comparée à celle où l’on
étendait le cheval de gomme, nous trouvons tout
de suite une règle de trois, par laquelle le cheval de
gomme, dans son état nature, est au crocodile, dans
son état naturel, comme le cheval de gomme, dans
son état extraordinaire, est à X, qui est le véritable
149
prolongement du crocodile, depuis l’Égypte jusqu’à
Paris.
« Cela n’empêche pas que la science de l’homme ne
soit nulle et vaine comme le néant. Il l’a dit, le pro-
phète Isaïe : La vérité ne mettra point sa joie dans les
docteurs. Aussi pouvons-nous nous regarder, en fait
de sciences, comme des chevaliers d’industrie qui ne
s’occupent qu’à dissimuler leur pénurie. Si seulement
nous savions pourquoi le paramètre est une ligne
constante, et pourquoi les végétaux vont puiser dans
la terre la potasse que nous découvrons dans leur
substance !
« Car si ce que le crocodile nous a dit sur la forma-
tion du monde est, dans le vrai, susceptible de quelque
difficulté, convenons que nous ne sommes guère plus
imprenables que lui sur cet article ; nous pouvons
donc le lui passer ; ainsi tenons-nous en à cette vérité
profonde, que pour échauffer un corps jusqu’au
degré de fusion, il faut au moins la quinzième partie
du temps qui est nécessaire pour le refroidir ; mais si
cette échelle n’est pas employée avec ménagement,
elle peut grandement nous égarer. [167]
« Combien de fois est-il arrivé à ceux qui ont monté
dans les aérostats, de penser que, parce que leur corps
était emporté jusqu’aux nues, leur esprit était glorifié,
sans qu’il eût besoin de chercher d’autre moyen de se
diviniser ; et que tout le secret de l’aventure d’Élie est
qu’il était monté dans un ballon ?
« Nous savons, il est vrai, par des expériences posi-
150
tives, que l’air fait sa demeure dans l’eau, et qu’une
seule goutte d’eau contient un nombre indéfini
d’êtres vivants : servons-nous de cette observation ;
voyons-la en grand, et ne soyons pas étonnés que
les choses aient pris leur origine par condensation,
et que tous les êtres vivants qui animent la nature,
soient, par ce moyen, arrivés à la vie. Aussi ai-je lu,
par ordre de monseigneur le chancelier, un ouvrage
ayant pour titre : Origine des origines ; à ces causes,
voulant traiter favorablement ledit exposant, dans la
chambre syndicale, signé Sainson.
Le Président : Dans votre sujet.
« J’avoue que ce qui m’a paru le plus surprenant
dans les merveilles que nous a offertes le crocodile,
c’est de l’avoir entendu parler ; mais les voiles dont la
nature s’enveloppe ne sont peut-être pas encore tous
levés pour nous. Nous répétons bien les uns après les
autres, comme Annius de Viterbe l’a fait dire à Bérose,
qu’il n’existe ni un système religieux, ni une extra-
vagance surnaturelle, qui ne soient fondés sur l’igno-
rance des lois de la [168] nature. Or, comme c’est ici
une courbe à double courbure, nous devons convenir
entre nous, qu’il n’y a peut-être pas un système scien-
tifique de notre façon, ni une de nos assertions en
physique, qui ne soient fondés sur notre ignorance du
principe des choses religieuses et de l’ordre surnatu-
rel, où doit se trouver la clef de toutes choses.
« Car nous sommes un peu semblables aux rats, qui
s’introduisent dans les temples, qui y boivent l’huile
151
des lampes, et détruisent par là la lumière qu’elles
pouvaient répandre ; et puis nous disons qu’on n’y
voit pas clair.
« La parole, selon nos plus habiles confrères, est le
jeu de certaines touches organiques, qui composent
le gosier des animaux ; quelques-uns même ont pré-
tendu qu’il n’y aurait rien de si aisé que de faire par-
ler le canard de Vaucanson.
« D’autres ont dit que la parole était comme une
main qui s’ouvrait et se fermait sans interruption ;
que par conséquent elle était impossible à peindre,
bien plus encore à composer, puisqu’on ne pouvait
saisir son action, ni se rendre maître de ses ressorts.
Disons toujours, suivant nos plus grands physiolo-
gistes, que la nature a donné probablement au cro-
codile quelques touches organiques de plus qu’au
perroquet, pour qu’il ait pu parler seul, tandis que
les perroquets ayant ces touches-là de moins, sont
obligés d’attendre que nous les instruisions, pour
suppléer à ce que leur a refusé la nature ; car il n’y a
jamais eu, à ma [169] connaissance, que le perroquet
du Tasse, qui ait chanté des chansons de sa propre
composition.
« N’est-ce pas pour que Couperin jouât les Folies
d’Espagne que Ferdinand et Isabelle chassaient les
Maures du royaume de Grenade ? Si nous n’avions
pas ce moyen-là de résoudre la difficulté, nous serions
peut-être plus embarrassés encore de savoir com-
ment le crocodile a pu nous parler sur les sciences et
152
LE CROCODILE
155
manger par jour) que par leur jeu naturel, elles aient
rendu des sons relatifs à ces faits, et que par là le cro-
codile ait pu, au moyen de sa mémoire les transmettre
de nouveau à tous ceux qui viennent de l’entendre ?
« J’aurais pu avoir recours aux échos pour expli-
quer ce phénomène, ainsi qu’à la basse fondamentale
du fameux Rameau, et aux recherches de monsieur
de Paw sur les Américains ; j’aurais pu prouver aux
publicistes qui, en traitant de l’association humaine,
n’ont fait que circuler autour du principe, j’aurais
pu, dis-je, leur prouver que l’association humaine
n’a point commencé par les nécessités corporelles et
matérielles comme on l’enseigne ; que c’est après être
tombés dans la situation étrangère où nous sommes,
qu’il a bien fallu songer à en sortir ; que c’est mal à
propos que les publicistes regardent cette époque de
l’association comme la première, tandis qu’elle n’en
est que la seconde.
« Mais on saura un jour que l’hydrogène et le carbo-
nique unis dans les filières des végétaux et contenant
des portions d’Alcali, d’Acide et surtout d’Oxygène,
forment les bitumes, les huiles et les résines. Aussi,
au moyen de l’influence du calorique et de l’oxyde,
je n’ai pas besoin de supposer un interlocuteur [173]
caché dans quelque alvéole de ce grand crocodile ; et
prenant son nom pour mieux mystifier l’assemblée.
« Enfin, comme nous n’existons qu’autant qu’im-
mortelle vérité nous fait aspirer sa substance, nous
ne pouvons plus dire que nous ne savons pas où nous
156
LE CROCODILE
157
« Ce serait en vain aussi qu’on voudrait supposer
que ces édifices servirent autrefois de cabinets d’his-
toire naturelle aux Pharaons, et que quelques croco-
diles échappés de leur ménagerie, auront fait là leur
nid de père en fils, et auront fini même par obtenir
les honneurs divins, comme on ne peut juger par la
croyance des Zabiens.
« Ainsi sans m’arrêter à une explication qui ne nous
instruirait pas, j’aime mieux croire que le crocodile
nous a tenu là un langage allégorique, conformé-
ment au goût de tous les anciens peuples chez qui il
a voyagé, et que nous ne devons pas nous presser de
fixer le sens de cette allégorie, tant que nous n’aurons
pas plus d’éclaircissements.
« Je me résume en disant, que tous les êtres repo-
sant sur leur propre racine, c’est de la fermentation
de cette même racine qu’ils doivent tous attendre
leur développement, comme le dit Balthazar Gra-
cian dans son Homme universel ; que si cette racine
n’opère pas en nous cet acte végétatif de la lumière,
elle opère sa propre destruction, en se dévorant elle-
même ; qu’ainsi nous portons avec nous notre vie ou
notre mort, et que c’est pour cela qu’il est écrit que
celui qui voudra ménager sa vie la perdra. Je laisse
Kepler disputer à Newton la découverte des lois de
l’attraction ; je laisse Eschine déclamer le plaidoyer
de la vitesse des astres, contre la raison inverse du
carré des distances ; je m’en tiens à [175] l’idée que
je viens de vous exposer sur la tâche de l’homme, et
158
LE CROCODILE
159
dispenser des visites d’usage, et que ce serait à nous
à le prévenir. Cependant au sujet de ce nom en ques-
tion, des philosophes de l’antiquité et qui parlent une
autre langue que nous, ont une idée qu’il faut que je
vous communique ; c’est que ce n’est pas ce nom lui-
même qui nous offusque, comme nous l’imaginons,
que nous n’en voulons réellement qu’à la teinte capu-
cineuse (passez-leur ce terme) avec laquelle on l’a
imprégné et affadi ; et que par conséquent s’il venait
un temps où il n’y eût plus de capucins, nous serions
peut-être fort embarrassés pour savoir que dire, et
pour nous soutenir.
Allons, mon âme, et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène. [177]
CHANT 42 :
Bouillie des livres donnée aussi
pour restaurant à l’Académie
160
LE CROCODILE
CHANT 43 :
Les académiciens tourmentés par une poussière fine
CHANT 44 :
Les académiciens secourus,
mais sous une condition
162
LE CROCODILE
163
tout soulager qu’en donnant cours à ce flux de paroles
dont ils s’étaient remplis, et à l’envie qu’ils avaient de
faire part à tout le monde des merveilleuses aventures
dont ils avaient été les témoins et les acteurs.
Ils les auraient sûrement consignées dans leurs
mémoires académiques, si la plaie qui avait tombé
sur les livres et sur le papier, leur en avait laissé les
moyens ; mais ne pouvant écrire, ils eurent au moins
la ressource de se répandre çà et là pour parler de
ces prodiges à tous ceux qu’ils rencontraient ; et cela,
dans le même langage qu’avait employé l’orateur de
la commission, en présence de l’Académie assemblée ;
de façon que le peuple, qui attendait de ces hommes
si éminents en science, quelque éclaircissement et
quelque rayon d’espérance, ne recevant de leur part
ni l’un ni l’autre, et ne se trouvant pas, après leur
récit, plus avancé [182] qu’auparavant, se livra d’au-
tant plus à ses murmures.
Aussi on n’entendait dans les rues que gémisse-
ments, lamentations et complaintes :
Indigence, malheur, aveuglement, disette,
Jusqu’à quand viendrez-vous, d’une main indiscrète,
Transpercer de vos traits nos tristes citoyens ?
Pourquoi multiplier les effrayants moyens
Dont vous vous amusez à tourmenter nos âmes ?
Et pourquoi tout d’un coup n’allumez pas des flammes,
Ne pas ouvrir un gouffre, et nous y plongeant tous,
Ne pas, d’un seul coup, rassembler tous vos coups ?
[183]
164
LE CROCODILE
CHANT 45 :
Fureurs du peuple contre le contrôleur général
165
la lumière du jour : aussi n’a-t-on jamais su depuis ce
qu’il était devenu.
Les furieux se voyant ainsi privés de leur proie,
prennent la résolution de sa venger sur la maison
même : et après en avoir enlevé toutes les provisions,
ils mettent le feu à tous les étages, et s’en vont, en
regrettant de n’avoir pu jeter le ministre au milieu
des flammes. La cour nomma bientôt un autre à
sa place ; mais les maux qu’il avait attirés sur Paris
avaient fait trop de progrès, pour se guérir par ce
médiocre remède ; et il fallait de plus grands moyens
pour contenir les grands ressorts que faisaient jouer
les ennemis du repos public. [185]
CHANT 46 :
Réunion de Sédir et d’Éléazar contre le crocodile
166
LE CROCODILE
167
un soufre exalté comme lui et qui lui rappelle son
origine.
« Mais afin de ne pas anticiper sur les époques,
trempez pour le moment votre petit doigt dans cette
boîte, et respirez le peu de poudre qui s’y sera atta-
ché ; par la suite vous en ferez un autre usage. Je ne
peux lever le voile pour vous que par degrés. » Sédir
obéit.
Éléazar se recueille une minute dans un coin de la
chambre, et dit à Sédir : Actuellement, regardez dans
la flamme de cette bougie que je viens d’allumer à
votre insu. Que voyez-vous ? — C’est une chose bien
singulière : j’y vois plusieurs figures en [187] mou-
vement, à peu près comme les ombres chinoises. —
Fixez-les, suivez-les avec attention, et rendez-moi
exactement tout ce qui va se présenter à vos yeux.
Sédir, frappé d’étonnement et s’armant de tout son
courage, lui rend ainsi le compte le plus fidèle de tout
ce qu’il aperçoit. [188]
CHANT 47 :
Ce que voit Sédir dans la flamme d’une bougie
168
LE CROCODILE
169
CHANT 48 :
Sédir écrit le discours du grand homme sec
170
grands privilèges ; et pour me prouver qu’elle ne m’en
imposait pas, elle me donnait tous les jours les preuves
les plus signalées de ses pouvoirs, de ses connais-
sances et de ses dons surnaturels ; et cela, sans aucun
autre moyen que celui de sa prière, de sa confiance
entière dans le principe suprême, et de l’exercice de
toutes les vertus : aussi me recommandait-elle, sur
toute chose, de ne point livrer ma confiance à tous
ces gens à secrets dont mon pays est couvert ; et de
ne rien recevoir, en fait de moyens puissants et extra-
ordinaires, que de la providence, ou de ceux qui, par
leur conduite et par tous les signes qu’elle me don-
nait, seraient évidemment au nombre de ses fidèles
serviteurs, et qui, pour récompense de leurs vertus
et de leurs services, auraient été mis en possession
de la clef de la nature. Mais, plus séduit par l’appât
de toutes ces merveilles, que dévoué à la sagesse
qui devait y conduire, j’écoutai d’autres maîtres que
cette respectable mère. D’autant que ces maîtres me
promettaient les mêmes prodiges, sans y mettre les
mêmes conditions : pour me convaincre, ils me don-
nèrent aussi des preuves, que je ne pris pas même la
peine d’examiner de très près. Ils m’eurent bientôt
entraîné dans leur carrière, [192] par l’espoir de dis-
poser à mon tour de leurs moyens. Et en effet, depuis
les simples diseurs de bonne aventure jusqu’aux pos-
sesseurs des recettes les plus compliquées en fait de
sciences occultes ou ténébreuses, il n’y a presque
pas de porte qui ne m’ait été ouverte en ce genre, et
171
où je n’aie trouvé à satisfaire, en partie, mon pen-
chant. Ma pauvre mère faisait des efforts continuels
pour me ramener à elle ; mais ses efforts ne réussis-
saient point, parce que je m’étais laissé subjuguer ; et
aujourd’hui même, que je me sens si fort combattu, et
que c’est sûrement sa voix qui me poursuit, je n’ai pas
la force de l’écouter et de m’y rendre ; je n’ai que celle
de me déchirer moi-même dans les horribles combats
que j’éprouve. Il est donc bien terrible, l’empire de
ces cérémonies secrètes par où ces maîtres m’ont fait
passer, puisque, dès que j’y ai eu mis le pied, le joug
s’est posé sur moi, et ne m’a laissé, depuis, aucune
relâche. Au lieu de la paix qu’ils m’avaient promise,
je n’ai que du trouble ; et au lieu des lumières que j’ai
cru pouvoir acquérir par des voies qui m’ont été pré-
sentées comme plus commodes, je n’ai qu’une incer-
titude universelle, et qui est telle, que si vous m’en
croyez, Madame, nous remettrons notre œuvre à une
autre fois ; car je ne me sens point pour le moment,
en état de l’entreprendre. »
La femme de poids, en fronçant le sourcil, lui dit :
« Ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis. Si
vous ne me tenez pas parole, je vous dénoncerai [193]
au parlement comme perturbateur du repos public,
et même, s’il le faut, comme magicien ; car quoiqu’il
ne croie pas à la magie, j’ai cependant assez de crédit
pour vous faire condamner par lui quand je le vou-
drai, comme je le voudrai et pour ce que je voudrai.
Alors un sifflement part du côté de la porte ; une
172
LE CROCODILE
173
laquelle j’ai contraint toute une députation acadé-
mique d’écouter les leçons d’un reptile ; la destruction
de tous les livres convertis en bouillie ; les académi-
ciens eux-mêmes se perdant dans leur propre science,
et professant d’une manière si peu favorable à leur
gloire ; enfin la disette la plus entière, et Paris livré à
la fois à la famine et aux horreurs du brigandage : il
semble que tout cela serait suffisant pour vous payer
de vos bienfaits ; mais je me croirais ingrat, si je ne
portais pas plus loin la reconnaissance. Nous avons
un adversaire redoutable à combattre. Tant qu’il exis-
tera, ce que nous aurons fait peut se regarder comme
rien, parce qu’il lui serait possible de le détruire, et
de réparer tous les maux que nous avons versés sur
Paris.
Ce terrible ennemi se nomme Éléazar.
Il faut, sur cet hébreu, que j’épuise mon art.
Autrefois ses pareils m’auraient prêté main forte ;
Mais aujourd’hui, sur nous, à lui seul il l’emporte ;
Seul, il pourrait nous perdre, et pour le renverser,
Madame, c’est ici le cas de tout forcer.
« Ah, monsieur, dit Sédir, se retournant vers Éléa-
zar, qu’est-ce que je vois paraître auprès de [195] ces
deux interlocuteurs ! J’y aperçois deux écrivains qui
se tiennent comme en l’air et auprès de leur bouche ;
et l’un d’eux écrit à mesure que l’homme sec parle,
l’autre est près de la dame de poids, tenant la plume à
la main, mais n’écrivant point. » [196]
174
LE CROCODILE
CHANT 49 :
Explication des sténographes.
Continuation du discours du grand homme sec
175
heureux terme que tout devrait conduire. Mais tan-
dis que les hommes prudents cherchent la sagesse,
les autres en plus grand nombre, ne cherchent abso-
lument que les prodiges : c’est ce qui force la vérité à
mettre en usage tous ces moyens sensibles que vous
me voyez employer, et qui sans cela seraient inutiles,
parce que la voie simple aurait suffi pour le travail
primitif et naturel de l’homme ; c’est donc par une
suite de la corruption des hommes imprudents, et de
la vigilante surveillance de leur principe, que tant de
faits extraordinaires se sont déjà passés et se passe-
ront encore dans cette grande cité.
« Néanmoins, ces sténographes que vous voyez, ne
sont qu’un signe que la vérité a bien voulu prendre
dans l’ordre des choses où vous vivez, et où l’on a
des écrivains ; car les annales en question se tiennent
encore d’une manière plus simple, et s’étendent
encore plus loin que l’on ne vous le montre, comme
vous pourrez l’apprendre par la suite. Pour le pré-
sent, continuons notre œuvre. Le grand homme sec,
qui s’est interrompu par votre question, va continuer ;
écrivez :
« Ce n’est pas d’aujourd’hui, madame, que j’ai à me
garantir des pouvoirs de ce juif ; et avant de commen-
cer l’œuvre qui doit lui donner la mort, [198] il faut
que je vous fasse connaître combien j’ai à me plaindre
de lui. J’ai recueilli dans ces planches gravées tous les
tours qu’il m’a joués. Ils sont représentés sous des
caractères emblématiques que je vous expliquerai.
176
LE CROCODILE
177
prendre connaissance du local, j’appelle deux de mes
plus fidèles serviteurs, pour les poser en sentinelles
auprès du trésor ; mais au moment où ils se disposent
à prendre leur poste, il se forme à la place du trésor
un gouffre immense. Je reçois aussitôt, par le pou-
voir de mon ennemi, un coup semblable à un coup de
massue ; et, dans l’instant, je me sens plonger, avec
une vitesse incroyable, dans ce gouffre, dont l’hor-
reur en saurait se peindre ; je me trouve sur-le-champ
enfermé avec le seigneur Mogol dans une cage d’or,
où je me rappelle que nous souffrîmes beaucoup de
la faim, et où on nous disait sans cesse : L’or est pur,
il ne s’obtient point avec des souillures et des crimes,
et surtout avec le sang. Car l’or et le sang sont amis,
et on ne doit pas les acheter l’un par l’autre, comme
les hommes le font tous les jours. Je ne compre-
nais pas trop ces paroles ; je ne puis vous dire non
plus combien de temps nous sommes restés dans ce
gouffre ; nous n’avions aucun moyen d’en faire le
calcul. Enfin, un jour, après un sommeil très agité,
je me réveille, voyant très clair, n’étant plus enfermé
dans ce gouffre, ni dans la cage, n’ayant plus le sei-
gneur Mogol avec moi, et me trouvant dans mon pays
et dans ma maison, sans que j’aie jamais su qui m’y
avait ramené.
« Le troisième emblème que vous apercevez, est une
tasse de chocolat, c’est celle que je fis [200] avaler à
un fameux souverain d’Italie, et qui lui causa la mala-
die dont il est mort. Pour cette fois-là la science de
178
LE CROCODILE
179
camarades qui ont également à s’en plaindre. J’en ai
trouvé en Afrique qui l’accusaient d’avoir anéanti la
puissance de leurs fétiches ; nos Arabes disent hau-
tement que c’est le plus grand ennemi qu’ils aient
jamais rencontré dans toutes les entreprises de géo-
mancie ; ce sont surtout les juifs qui lui en veulent ;
car la plupart de ceux d’entre eux qui s’occupent de
sciences secrètes sont tellement contrecarrés, qu’ils
ne peuvent presque plus réussir à rien. J’ai vu même
à Venise un fameux rabbin, qui a été obligé d’aban-
donner totalement cette carrière occulte et lucrative
qu’il avait suivie longtemps avec un grand succès.
C’est à ce rabbin que je dois le plus pour mon avance-
ment dans la science ; mais il m’a dit que rien ne man-
quera à mes connaissances quand j’aurai pu joindre
un autre rabbin qui demeure à Goa, et qui est en état
de me rendre si savant, que le crocodile lui-même et
le génie puissant qui le gouverne, seront obligés de
baisser la lance devant moi ; et que le destin, tout
puissant qu’il est, ne pourra plus rien ordonner sans
moi : car je présiderai non seulement aux horoscopes
de tous les hommes, mais même aussi à l’horoscope
de l’univers. Oh ! si j’avais pu déjà voir ce rabbin de
Goa, combien notre œuvre aujourd’hui eût été sim-
plifiée, combien j’aurais déjà molesté mon ennemi,
et même je n’aurais pas attendu jusqu’à ce moment
pour le faire périr. Mais espérons qu’il n’aura rien
perdu pour attendre. [202]
« Vous savez en effet, Madame, que ce n’est point
180
LE CROCODILE
181
tingué à l’assemblée du cas Horn sous le nom du génie
de l’Éthiopie. Enfin, puisqu’il faut vous dire, ce génie
est ce même homme qui vient de nous donner à laver ;
car ce préliminaire de propreté est de rigueur dans les
œuvres que nous entreprenons. J’ai écarté ce génie
pour un instant, afin de vous préparer à son appari-
tion sous une autre forme ; car il faut vous attendre à
le voir revenir dans un moment. » [204]
CHANT 50 :
Sédir voit un génie vêtu en guerrier
et plusieurs autres prodiges
183
second, et le plonge de même. Il en fait autant du
troisième : ces trois personnages ne se sont point
réveillés, quoique le lion les ait ainsi [206] transpor-
tés ; ils ne s’agitent point dans cette cuve, comme je
m’y serais attendu, vu qu’ils y sont la tête dans l’eau,
et surtout dans une eau qui doit avoir un goût et des
qualités si désagréables ! »
« Je vais suspendre un instant ces prodiges partiels,
dit Éléazar, car puisqu’ils sont pour votre instruction,
il faut vous donner sur-le-champ un petit éclaircis-
sement sur ces choses singulières que vous venez de
voir.
« Vous présumerez bien d’abord que ces animaux
et ces végétaux gâtés et ravagés par les insectes vous
montrent le triste état où sont les sciences de tout
genre par le pouvoir de l’ennemi que nous combat-
tons. (Oui, s’écrient alors plusieurs voix à la fois,
sans qu’il y eût rien de visible, nous sommes toutes
captives sous son pouvoir, et nous attendons de vous
notre délivrance). Après un moment de recueille-
ment, où Éléazar et Sédir furent touchés jusqu’au
fond du cœur, Éléazar continue et dit :
« Ces signes ont un sens plus directement relatif
à cet ennemi lui-même. Ils peignent les nombreuses
phalanges qu’il traîne à sa suite et qui sont sans cesse
occupées à ronger les bases universelles et particu-
lières de la nature. Il recrute partout ces phalanges
dans les gouffres qui les resserrent par l’ordre et le
pouvoir de la puissance suprême. Il est continuelle-
184
LE CROCODILE
185
aperçus. Elles sont innombrables, ces phalanges que
l’ennemi recrute de son mieux, [208] mais telle est sa
faiblesse personnelle, qu’il ne peut rien opérer d’un
peu considérable dans ce monde, sans les avoir ras-
semblées toutes : voilà pourquoi il est si fort en mou-
vement dans ce monde ci. La puissance qui lui est
opposée, au contraire, est si grande, qu’elle n’a pas
besoin que d’un seul acte pour dissiper toutes ces
phalanges comme de la poussière ; et c’est là ce que
vous a indiqué le lion que vous avez vu.
« Lorsque nous aurons plus de loisir, nous nous
occuperons de ces sortes d’études : je vous mettrai à
même également de considérer et de reconnaître les
correspondances cachées de tous ces faits avec l’his-
toire de ma nation ; et vous verrez par là quels étaient
les plans et les desseins de la Providence. Si nous
avons si peu répondu à ses vues, ce n’était pas un titre
pour les autres nations de nous décrier comme elles
l’ont fait. L’espèce entière est dégradée, la sagesse
divine prend les hommes tels qu’elle les rencontre ;
et si elle eût manifesté ses volontés à quelque autre
peuple que ce fût, y en a-t-il beaucoup qui lui eussent
été plus fidèles ?
« Quant à ces trois hommes endormis qui ne se
point réveillés lorsque le lion les a apportés de leur
place, et qui ne s’agitent point étant plongés dans une
eau bourbeuse, ils vous peignent quel est le degré
d’aveuglement de ceux qui se livrent aux fausses
sciences ; puisqu’au milieu de leurs prestiges les plus
186
LE CROCODILE
CHANT 51 :
Manœuvres du guerrier contre Éléazar
188
LE CROCODILE
CHANT 52 :
Apparition manquée du crocodile
189
(Et moi cher lecteur, je vous dirai qu’indépendamment
des moyens qui étaient au pouvoir d’Éléazar, une main
bienfaisante, liée à la société des Indépendants, fit pas-
ser invisiblement à ce digne et courageux Israélite, un
ingrédient actif et sur-matériel, qui dans l’ordre natu-
rel correspond à l’esprit de safran.)
Sédir poursuit : « Les trois personnages ont l’air fort
impatients et forts inquiets de ne pas voir paraître
le crocodile ; les voilà qui avalent chacun une pin-
cée de cendres, les voilà qui tournent comme des
[213] derviches, puis ils paraissent tous écouter bien
attentivement.
« Je suis le croc... croc... croc... crocodile, que vous
avez ap... ap... ap... appelé. Je ne puis me mont...
mont... mont... montrer ; il y a quelqu’un qui m’en
emp... emp... emp... empêche ; j’ai même de la dif...
dif... dif... difficulté à rem... rem... rem... remuer la
langue. J’avais beau... beau... beau... beaucoup de
choses à vous dire ; je n’en puis ven... ven... ven...
venir à bout. Bons... bons... bonsoir. »
(Ami lecteur, je n’ai pas besoin de vous faire observer quelle
puissance s’opposait ainsi à ce que le crocodile donnât jour à
tout ce qu’il avait à vous apprendre. Je sens cependant qu’il
est triste pour vous de ne savoir encore ce qu’est devenu ce
crocodile, et d’être venu si près de l’apprendre de lui-même,
pour voir sur-le-champ renverser vos espérances. Mais, si
l’on a loué l’invention de ce peintre qui couvrit d’un voile la
figure d’Agamemnon, pourquoi me blâmeriez-vous aussi de
mettre un voile sur la face de mon crocodile ? L’un est bien
plus malaisé à peindre que l’autre. Néanmoins pour que
vous ne m’accusiez pas de couper le nœud gordien au lieu
190
LE CROCODILE
191
Madame Jof présenta aussi dans ce même temps à
la société des Indépendants, un tableau touchant de
l’incommensurable pouvoir supérieur, qui préserve
journellement les mortels de la fureur de leur ennemi,
tandis qu’ils ne s’en aperçoivent seulement pas, et
qu’ils n’y font pas plus d’attention que les enfants
n’en font à tous les soins conservateurs de leurs
nourrices : elle exposa que les tendres surveillances
de ce pouvoir suprême étaient si [215] continuelles
et les dangers si imposants, que les hommes frisson-
neraient à la fois de frayeur et de reconnaissance, si
leurs yeux s’ouvraient un instant sur la situation de
l’espèce humaine dans ce bas-monde.
Mais c’est là tout l’extrait que nous avons pour le
présent de cette conférence ; et nous en sommes vrai-
ment affligés, car nous aimerions bien mieux nourrir
amplement les hommes de toutes ces grandes véri-
tés, qui devraient être leur aliment naturel et journa-
lier, que de les accompagner comme nous le faisons
dans des sentiers si coupés et si épineux. Mais de
trop vastes événements nous rappellent hors de l’en-
ceinte de nos trois malfaiteurs, pour nous livrer en ce
moment à ces réflexions.
Lève-toi donc, ma Muse, expose aux yeux du monde.
Ce que peut opérer ta science profonde ;
Promène mon esprit jusqu’au sein des enfers ;
Tu le pourras après promener dans les airs ;
Dans ces divers pays, aidé de ton courage,
Il a le ferme espoir de faire un bon voyage. [216]
192
LE CROCODILE
CHANT 53 :
Arrivée inopinée d’un voyageur
par l’égout de la rue Montmartre
193
Cela n’empêche pas que la curiosité étouffant dans
le peuple tous sentiments de compassion, on le serre,
on s’en empare, et on veut le forcer de rendre un
compte exact de son voyage, depuis la disparition des
deux armées ; cependant, comme dans les plus grands
tumultes, il se trouve toujours quelque tête froide
qui rappelle les autres au bon sens et à la raison, un
homme s’avance au milieu du peuple, et le harangue
ainsi :
« Chers concitoyens, compagnons de ma misère,
et qui me la rendez moins dure dès que je la partage
avec vous, j’éprouve comme vous l’empressement de
savoir ce que vous demandez à ce malheureux, avant
tant d’insistance ; mais quand même il vous ferait en
ce moment tous les récits que vous désirez, il faudrait
encore qu’il les recommençât devant les chefs qui ont
votre confiance, et qui sûrement sont au moins aussi
intéressés que vous à apprendre ce qu’il a à raconter.
Or, jugez, d’après l’état où vous le voyez, s’il lui serait
possible de remplir plusieurs fois une pareille tâche ;
je crois donc, sauf meilleur avis, qu’il conviendrait
mieux que nous allassions avec lui chez le respectable
Sédir, et que là nous écoutassions tous ensemble ce
qu’il aurait à nous dire. » [218]
Il a raison, dit quelqu’un de la troupe, et la troupe
répétant après lui : il a raison, on emmène le nouveau
débarqué chez le lieutenant de police, qui fut surpris
de cette visite, d’autant qu’Éléazar ne l’en avait pas
prévenu. Nombre de curieux viennent en hâte pour
194
LE CROCODILE
195
encore plus qu’au jugement. Pour le moment encore
plus qu’au jugement. Pour le moment, faites ranger
tant de monde qu’il ne pourra tenir dans la pièce voi-
sine ; mettez le voyageur au milieu, je lui ferai prendre
une pincée de ma poudre saline, qui le soutiendra
pendant son récit. Pour moi, lorsqu’il s’acquittera
ainsi de sa fonction, je me retirerai un peu à l’écart,
afin de suivre la mienne qui devient plus urgente à
chaque moment ; je sais ce qu’il a à dire, et j’ai besoin
d’être tout entier à mon œuvre ; quand il cessera de
parler, nous nous approcherons, vous et moi.
Sédir exécute fidèlement ce que dit Éléazar, et
le voyageur Ourdeck, après avoir mis un peu de ce
sel sur sa langue, parle ainsi au peuple assemblé,
parmi lequel se trouvent nos académiciens, espérant
entendre de la part de ce nouvel historien, des choses
plus conformes à leur doctrine que celles qu’ils
avaient apprises du crocodile. [220]
CHANT 54 :
Récit du volontaire Ourdeck
196
LE CROCODILE
197
qui me fit pressentir en quel lieu et en quelle compa-
gnie je me trouvais.
« Je le sus bien mieux encore quand je me sen-
tis tirer dans tous les sens et dans tous les points de
mon existence, par toutes les puissances diverses
attachées à ces noms qui tapissaient l’intérieur du
monstre ; il faut que tout ce qui constitue cet être, et
tous les ingrédients qui le composent soient ensemble
dans une séparation et une dissolution continuelle,
puisqu’ils opéraient sur mes propres éléments le sen-
timent effroyable d’une pareille séparation, et d’une
pareille dissolution. Telle est l’épouvantable impres-
sion que l’on éprouve d’abord en entrant dans ce
monstre ; elle n’a jamais cessé tant que j’y ai demeuré ;
et si je n’y ai pas perdu la vie, il faut qu’une puissance
supérieure ait mis sa main protectrice sur nos corps
mortels.
« Bientôt on nous dépouilla de nos vêtements et on
les remplaça par des habits extrêmement étroits et
d’une étoffe dont la rudesse est inimaginable ; et tous
[222] ces habits étaient marqués au timbre de l’un de
ces génies. Cela fait, les deux armées reçurent ordre
de faire route l’une devant l’autre, sans qu’il leur
fût permis de s’approcher. L’armée des bons fran-
çais marchait la dernière et semblait chasser l’autre
devant elle, comme par suite de la victoire que nous
avions déjà remportée dans la plaine. Nous avions
même une ardeur extrême de continuer la bataille
et de nous mesurer corps à corps ; mais le pouvoir de
198
LE CROCODILE
199
CHANT 55 :
Suite du récit d’Ourdeck.
Entrée des armées dans les profondeurs du crocodile
200
LE CROCODILE
201
mes tristes compagnons d’infortune, comment est-
ce qu’on fait de l’or ? Veux-tu m’apprendre, disait
l’autre, l’état actuel des cabinets politiques d’Europe ?
Veux-tu m’apprendre, disait un troisième, quel est le
secret auquel tient l’étonnante propriété de l’aimant ?
Et puis, ils redoublaient de supplices à mesure que
mes compagnons s’obstinaient au silence, soit qu’ils
ne voulussent pas parler, soit qu’ils n’eussent rien à
dire.
« Quand le génie qui me questionnait, eut vu
que, malgré cet horrible spectacle, je ne persistais
pas moins à rester muet, il se prépara tout de bon à
me traiter comme mes camarades ; ce fut alors que
me revinrent dans la pensée les paroles frappantes
d’une personne qui vous est inconnue. Ce souve-
nir ranima ma confiance, et ma confiance ranimant
mon courage, je lançai sur ce génie un regard si fier
et si imposant, qu’il se calma et ne me questionna pas
davantage ; j’entendis seulement quelques mot qu’il
marmottait en dessous, et qui me semblaient dire que
s’ils n’avaient jamais rencontré que des gens aussi
têtus que moi, ils n’auraient jamais rien appris de ce
qui se passe dans l’univers et qu’ils ne sauraient com-
ment gouverner le monde.
« Je compris par là combien il est important d’être
sur ses gardes, lorsqu’on se livre à la [226] carrière des
sciences, puisque par l’envie et les exactions où cela
nous expose de la part de ces génies malfaisants, on
peut devenir, un jour, par faiblesse, le contribuable
202
LE CROCODILE
CHANT 56 :
Suite du récit d’Ourdeck.
La femme tartare
203
existions encore sur la terre, nous étions si remuants
et si gênants pour nos voisins que nous ne pouvions
vivre en paix avec aucun d’eux. Aussi, au milieu
d’une révolte que nous [228] occasionnâmes, pour
nous emparer d’un royaume limitrophe du nôtre,
nous pérîmes tous, et nous fûmes transférés ici, pour
y rester aussi longtemps qu’il plaira à ce puissant des-
tin qui nous maîtrise, et dont nous ne pouvons nous
défendre ; ce n’est pas que, comme femme, j’aie pu
agir bien fortement dans cette révolution-là, mais j’ai
suivi le sort de ma famille, et je me trouve condam-
née avec elle, pour ne l’avoir pas contenue autant que
j’aurais pu le faire.
« Toutes les autres familles que vous apercevez ici,
sont, comme la nôtre, sous le joug de la même puis-
sance qui nous maîtrise, et nous fait servir au tour-
ment les uns des autres ; car il nous arrive souvent
d’avoir entre nous de rudes combats, où nous nous
faisons plus de mal, et où nous nous portons des
coups plus cruels que ceux que les corps de matière
peuvent se porter entre eux.
« Vous voyez devant vous la famille chinoise, que
la nôtre a renversée du trône ; et depuis de moment,
nous sommes presque toujours en état de guerre,
d’autant plus affreux, que nous avons beau nous
frapper et nous couvrir de blessures, nous ne pou-
vons jamais mourir ; plus loin vous voyez la famille
d’Agamemmon et celle du malheureux Priam. De ce
côté, la famille de César, et en face, celle de Pompée,
204
LE CROCODILE
205
Tous ceux qui y arrivent, sont mis sur-le-champ à la
question, pour en tirer toutes les connaissances, et
toutes les lumières qu’ils peuvent avoir, comme vous
avez vu qu’on y a mis vos compagnons, et qu’on a été
prêt de vous y mettre vous-même ; et nous y avons été
mis, ma famille et moi, comme les autres ; mais cette
question est bien plus [230] rude pour nous que pour
ceux qui ont encore leur corps de matière, parce que
les coups qu’on nous porte frappent dans le vif. Une
autre conséquence fâcheuse de notre destin, quand
nous avons mérité de venir dans ces abîmes, c’est
qu’étant plus intimement liés à ce monstre par notre
mort que ne le sont les hommes vivants, nous n’avons
pas, comme vous l’avez eu, le pouvoir de lui résis-
ter longtemps, et il finit toujours par nous arracher
tous nos secrets. Enfin ce qui fait qu’il gagne aussi
plus avec nous, c’est que par notre mort nos connais-
sances se développent infiniment plus qu’elles ne
le sont pendant la vie mortelle ; et c’est là ce que le
monstre ramasse soigneusement et journellement,
afin de pouvoir ensuite avec ces biens dérobés aller
se glorifier sur la terre, régir le monde, éblouir et
égarer les malheureux mortels. C’est pour cela aussi
que quand il ne trouve plus parmi nous à puiser de
nouvelles lumières, et que les hommes vivants dans
votre monde sont trop récalcitrants ou trop prudents
pour se prêter à ses desseins, il suscite des troubles,
des guerres, des maladies, ou même occasionne de
violentes catastrophes dans la nature qui ôtent la vie
206
LE CROCODILE
207
différentes familles que vous voyez, gouverne encore
celles qui sont sur la terre, et les gouvernera jusqu’à
la fin des siècles, toutes les agitations qu’il occasionne
parmi les hommes, se font ressentir jusqu’à nous, le
tout selon des lois de correspondances et de simili-
tudes ; ainsi il ne se passe là-haut aucun mal auquel
nous ne soyons liés, et dont nous ne souffrions mille
fois plus que les hommes qui sont encore mortels.
[232]
« Il faut même que les maux qui vous ont fait des-
cendre jusqu’ici soient bien grands, car nous n’avons
jamais tant souffert que depuis quelques temps :
l’enfer entier a semblé déchaîné : les feux ardents
ont paru embrasser tous ces lieux, et ont menacé à
tout moment de nous dévorer par leur chaleur : nous
avons éprouvé des secousses extraordinaires, nous
nous sommes frappés de mille coups ; tous ces abîmes
ont tremblé, et dans ce chaos nous avons cru un
moment que toutes ces cavernes allaient se rompre,
que nous allions recouvrer la liberté, ou que l’univers
allait finir. Nous n’entendions que des hurlements et
des imprécations ; nous entendions proférer des noms
inconnus pour nous, et parmi lesquels il s’en trouvait
qui paraissaient avoir un empire absolu sur ces tristes
régions et sur celui qui les dirige. » [233]
208
LE CROCODILE
CHANT 57 :
Suite du récit d’Ourdeck.
Confidences de la femme tartare
209
vous en outre que les images sous lesquelles les objets
se peindront à vous, ne sont que pour se proportion-
ner à votre manière d’être ; et que, pour nous, il nous
est donné de voir les choses plus intimement.
« Alors elle me fit approcher d’un enfoncement
qui n’était séparé d’elle que par une membrane de
l’animal, assez transparente pour me laisser voir au
travers ce qui se passait dans ce réduit ; et ce réduit,
d’après l’anatomie comparée, me parut répondre à ce
qu’on appelle dans l’homme la vésicule du fiel, et il
portait pour inscription le nom du génie du soufre :
j’y aperçus dans un des côtés plusieurs niches renfer-
mant chacune une statue. Ces statues étaient toutes
estropiées ou mutilées, et en outre elles étaient cou-
vertes de chaînes. Au-dessus de chaque niche, il y
avait écrit le nom d’une science : telle que la méta-
physique, la politique, la physique, etc., et au-dessous
de chacune de ces même niches il y avait un de ces
meubles de basse-cour, dans lequel on tient renfer-
mées de la volaille pour l’engraisser ; mais au lieu de
volaille, je voyais dans les différentes cases de ces
meubles autant de figures humaines, un peu pâles,
mais bouffies d’embonpoint. L’on m’ouvrit l’intel-
ligence, et l’on m’apprit que ces différentes figures
représentaient celles des faux savants de la terre, qui
se repaissaient aveuglément et avec orgueil de toutes
ces sciences mutilées, avec lesquelles [235] ils trom-
paient les hommes ; que les sciences qui avaient perdu
depuis longtemps leur principe de vie, étaient restées
210
LE CROCODILE
211
pris par là d’où venait le perpétuel bouleversement
des empires de la terre. [236]
« À côté de ces trois personnes, j’en voyais plu-
sieurs occupées à recevoir des lettres et à en faire par-
tir d’autres en réponse ; et cela si promptement, que
mon œil avait peine à suivre ce mouvement rapide.
Cependant je pus lire, à la dérobée, trois ou quatre
de ces adresses, pendant qu’on les écrivait ; une en
tartare, au grand Lama, une en français, sous le nom
à moi inconnu de la femme de poids à Paris, une en
allemand, à l’université de Groningue, et une en latin,
à la diète de Ratisbonne.
« Mais après ce que la femme tartare m’avait déjà
révélé, je ne doutai plus que ce ne fût là le bureau
général d’où partaient les avis et les instructions qui
réglaient le monde ; et j’eus la preuve que l’animal qui
nous avait avalés avait en effet avec la terre des rela-
tions qu’on ne pouvait nombrer, et qu’il devait être
bien instruit de tout ce qui s’y passait.
« Cependant j’aurais eu de la peine à croire qu’il ne
manquait rien à ses connaissances en ce genre et que
les instructions qu’il envoyait remplissent toujours
infailliblement ses desseins. En effet, je vis quelques-
unes de ces lettres, soit partantes, soit arrivantes, se
consumer en l’air, et disparaître en fumée ; ce qui me
prouva qu’il devait y avoir des lacunes dans le com-
merce de cet animal avec le monde.
« Satisfait de ce que je venais d’apprendre, je me
212
LE CROCODILE
CHANT 58 :
Suite du récit d’Ourdeck.
Tableau de correspondance
214
LE CROCODILE
CHANT 59 :
Suite du récit d’Ourdeck.
Commotions dans les profondeurs du crocodile
215
mentait pas moins, parce que, dans ce lieu où le men-
songe seul est dominant, on les soupçonnait toujours
[241] ou de mentir, ou de ne pas dire tout ce qui était
à leur connaissance.
« Au milieu de ces scènes d’horreur, je vis s’avancer
un vieillard qui arrivait de votre monde, où il venait
de mourir. Il dit tout haut à ceux qui se disposaient
à le mettre à la question : il est inutile que vous usiez
de violences, pour me faire parler ; je vais vous dire,
de bonne volonté, une nouvelle qui vous surprendra :
c’est que j’ai appris sur la terre, peu de temps avant
de la quitter, que toutes les personnes graciables qui
se trouvent ici, en seront bientôt délivrées ; que peu
de temps après, les sciences recouvreront aussi leur
liberté, parce que le moule du temps sera brisé, et que
l’empire des mauvais génies sera aboli.
« À ces mots tous ces génies mauvais s’enflam-
ment : non seulement ils martyrisent ce malheureux
vieillard, mais ils se donnent le mot pour exercer de
nouvelles fureurs sur toutes les ombres et les autres
êtres qui étaient en leur puissance ; et dans l’instant,
tout fut en combustion dans ces abîmes, parce que
quantités d’ombres, remplies d’espérance, se défen-
daient d’autant plus contre leurs bourreaux, et que
les autres ombres ne cherchaient qu’à prendre le parti
de leurs maîtres. Aussi je n’entreprendrai pas de vous
faire la peinture des épouvantables commotions dont
j’ai été le témoin.
« Elles ne firent que s’augmenter encore par l’envie
216
LE CROCODILE
217
ment qui réduisît en poudre et l’enceinte qui formait
tous ces abîmes et nous autres, pauvres mortels, qui
y [243] étions renfermés, et qui n’étions pas impal-
pables comme les ombres. Je tâchais de me rappeler
les bons avis de cette même personne que vous ne
connaissez point, mais dont le souvenir m’avait déjà
été si utile dans cet horrible séjour, et qui m’avait
annoncé le voyage que je viens de faire.
« Aussi le sort m’a protégé d’une manière signa-
lée au milieu de ces funestes catastrophes. Il a voulu
que par l’effet de ces puissantes commotions, je me
trouvasse placé à l’origine d’un vaisseau capillaire du
monstre qui nous avait tous avalés : je profitai de l’oc-
casion, j’entrai dans ce vaisseau capillaire, j’y mar-
chai fort à mon aise, pendant un temps qui me parut
bien long, quoiqu’il soit impossible dans ces lieux
ténébreux de mesurer la durée, parce que, malgré la
lumière ténébreuse qui y règne, cependant le jour ne
s’y lève point et ne s’y couche point.
« J’y trouvai une température douce et rafraîchis-
sante, en comparaison de celle que je venais de quit-
ter : je sentis même que naturellement on me défaisait
des habits nouveaux et gênants qu’on nous avait don-
nés à tous, et qu’on me rendait mon premier habit.
Quant aux deux armées, je ne sais absolument rien sur
le sort qu’elles auront subi dans cette secousse ; et il
m’est bien dur de ne pouvoir rien vous en apprendre ;
enfin j’arrivai à l’extrémité extérieure de ce vaisseau
capillaire qui m’avait été si salutaire ; et il se trouva
218
LE CROCODILE
CHANT 60 :
Subsistance passagère procurée par Éléazar
219
Éléazar, dans toutes ses entreprises, et qui en effet
était occupée à donner aux uns et aux autres quelques
bonnes idées sur tout ce qu’on venait d’entendre.
Mais l’assemblée ne lui donna pas le temps de
suivre le penchant qui le pressait. Comme elle avait
écouté d’assez longs discours, pendant lesquels il
s’était fait une sorte de diversion à son besoin dévo-
rant, l’horrible faim renouvela dans cet [246] inter-
valle tous ses assauts. On n’entendit bientôt plus que
des cris et des hurlements. Quelques-uns de ces affa-
més se roulaient par terre, d’autres erraient çà et là,
suivant leurs forces ; on ne voyait que des groupes se
formant, se rompant, se reformant de nouveau, et
n’offrant partout que l’image de la couleur et de la
confusion.
Ces malheureux auraient succombé dès l’instant,
si le puissant Éléazar, suspendant son propre travail,
n’eût étendu jusqu’à eux les secours salutaires dont
ses moyens cachés étaient la source. Hélas, il ne pou-
vait pas en agir avec chacun des assistants comme il
en avait agi avec l’orateur ; c’est-à-dire donner à cha-
cun d’eux une prise de sa poudre saline, parce qu’en
supposant qu’elle eût eu la propriété de ne se point
diminuer et de suffire à cette multitude, il aurait
consommé un temps considérable à faire ainsi le tour
de l’assemblée.
Il préféra un moyen plus court, mais qui, à la vérité,
était inférieur en efficacité ; ce fut de jeter sur la terre
220
LE CROCODILE
CHANT 61 :
Événement surnaturel.
Les armées sorties de leur abîmes
221
merveille, valeureux Ourdeck, vous n’y étiez sûrement
pas préparé ; mais vous étiez fait pour les aventures
surprenantes. Il faut donc savoir que l’on vit paraître
subitement dans les airs une étoile brillante au-des-
sus de l’assemblée, et qu’il sortit, du milieu de cette
étoile, une voix douce et argentine, qui dit ces paroles
consolantes :
« Je suis la femme tartare dont Ourdeck s’est
occupé, en sortant du monstre ; ce simple mouvement
intérieur de sa part m’a procuré ma délivrance : je
suis libre, moi et toute ma famille, et nous voulons
désormais, autant qu’il nous sera permis, concourir
de tout notre pouvoir à la défense de sa patrie adop-
tive, par reconnaissance pour lui. Je sais aussi que
nombre d’autres familles ont été entraînées par notre
atmosphère, et qu’en nous arrachant à notre prison,
notre attraction leur a fait également recouvrer leur
liberté : tant un bienfait et un bon désir sont féconds
et engendrent des fruits [249] innombrables. Ces
familles se sont répandues dans diverses régions, où
elles vont opérer d’heureux effets, comme ma famille
et moi nous nous proposons d’en opérer dans ce pays ;
et c’est le désir d’Ourdeck qui aura produit tous ces
biens. Il n’est resté dans le sein du monstre que ceux
qui sont détenus dans les plus basses profondeurs de
son corps, comme ayant atteint sur la terre les der-
niers degrés du crime ; et comme ne pouvant pas être
délivrés par les désirs de l’homme. J’ai encore à vous
apprendre que les deux armées sont aussi sorties de
222
LE CROCODILE
223
Ce n’étaient plus, il est vrai, ces guerriers armés
de toutes pièces qui se sont tant distingués à la halle
aux blés ; les formes et les méthodes militaires étaient
mises à part, et étaient remplacées par des manières
de ses battre moins distinguées, mais aussi moins
imposantes. En outre, des puissances plus qu’hu-
maines, mais aveugles et méchantes, ne craignirent
point même de s’employer dans le combat ; car on vit
en l’air des nuages sombres, d’où sortaient des traits
enflammés qui se lançaient indistinctement sur tous
les combattants des deux partis, les renversaient et
les faisaient beaucoup souffrir, à la mort près qu’il ne
leur donnaient point.
Mais qui doute que l’homme venu d’Égypte, que la
femme de poids qui l’employait, et que le crocodile
qui les employait tous les deux, ne fussent les prin-
cipaux mobiles et les premiers agents de ce nouveau
désastre, comme ils l’étaient de tous ceux que Paris
avait essuyés depuis le commencement de la révolte,
et surtout depuis leur peu de succès dans leur der-
nière entreprise contre Éléazar. [251]
CHANT 62 :
Éléazar s’oppose sensiblement
aux ennemis invisibles des Parisiens
224
LE CROCODILE
225
pait de Madame Jof, elle était là sans qu’il la vît. La
société toute entière des Indépendants avait aussi les
yeux ouverts sur les grands événements qui se pas-
saient ; chacun des membres de cette société éclatait
dans les transports de joie, de voir ainsi s’accélérer
le règne d’une juste puissance, et le triomphe de la
vérité. Il y eut parmi eux de saints cantiques chan-
tés d’avance, et de nouvelles annonces prophétiques
sur le succès encore plus considérables qui devaient
suivre et couronner la bonne cause. Voici même un
des cantiques de triomphe qui fut chanté entre eux à
cette occasion, et qui nous est parvenu.
« Bientôt, bientôt les ennemis de la vérité seront
renversés, ils ne pourront résister à la puissance qui
a pour titre l’Invincible ; les sciences captives seront
rendues à leur primitive liberté. Une clarté plus bril-
lante que le soleil est réservée à cette grande cité, qui
l’achète par si fortes épreuves ! [253]
« Heureux, heureux, ceux qui en seront les témoins,
et qui participeront à sa splendeur ! Ils seront comme
embrassés d’une douce joie que le cœur de l’homme
ne peut connaître qu’autant que par ses désirs, il
devient lui-même semblable à cette splendeur. Elle
est telle, cette joie, que celui qui l’éprouve est tou-
jours prêt à gémir de douleur sur ceux qui ont le mal-
heur d’en être privés. »
Ces cantiques étaient accompagnés d’une musique
ravissante, et dont nos musiques humaines ne pour-
raient nous offrir l’idée. Mais, et ces cantiques, et ces
226
LE CROCODILE
227
CHANT 63 :
Explication du psychographe
228
LE CROCODILE
229
pression de ce qui se passait en moi, et que vous me
donniez par là une preuve évidente des rapports qui
existent entre nous. Je veux à mon tour vous donner
des témoignages qui augmentent votre attachement
pour la vérité et votre croyance dans le pouvoir des
désirs de l’âme humaine. Ce ne sont point nos lan-
gues et nos plumes, ce sont nos âmes qui parlent et
qui écrivent ; les êtres célestes le savent encore bien
mieux que nous. Prenez ce papier qui vient de m’être
apporté par un domestique de la maison de Sédir,
et qui a été écrit dans son cabinet ; il vous donnera
la clef du mot psychographe que vous avez entendu
prononcer, et qui, comme vous ne l’ignorez pas, veut
dire : écriture de l’âme. »
Ourdeck, prenant le papier, le parcourt rapide-
ment. Quelle fut sa surprise, quand il vit sur ce papier
toutes ces choses étonnantes qu’il avait annoncées,
et même une réponse prophétique et provisoire qu’il
n’avait point indiquée et qu’il ne connaissait pas lui-
même. Il reste stupéfait d’étonnement. Rachel lui dit :
monsieur, cessez d’être surpris, puisque vous croyez.
Les hommes auraient-ils pu trouver l’art d’écrire
aussi vite que la parole, s’il [258] n’existait pas aupa-
ravant un art d’écrire aussi vite que la pensée ? J’ai
vu que vous désiriez vous entretenir avec moi ; j’ai vu
la fatigue que vous éprouviez à parler ; j’ai désiré de
vous l’épargner, en formant des vœux pour que tout
ce que vous aviez à dire, et même tout ce que vous
ne pouviez pas dire, se trouvât écrit : et mes désirs
230
LE CROCODILE
CHANT 64 :
Description de la ville d’Atalante
232
LE CROCODILE
233
corps ; que, comme j’ai trouvé tout le monde occupé à
ses fonctions dans la ville d’Atalante, il est sûr que le
tremblement de terre qui l’a engloutie arriva le jour et
non la nuit ; et qu’ainsi il est naturel de penser que la
portion de lumière qui l’éclaircit alors, a été engloutie
avec la ville, et a pu s’y conserver comme les autres
substances et les autres corps, ayant été comme eux
préservée du contact de l’air.
« N’a-t-on pas trouvé, diraient-ils, des lampes [262]
encore allumées dans les tombeaux de quelques ves-
tales, qui, comme leurs lampes, avaient été enfer-
mées hermétiquement depuis nombre de siècles ?
Ils vous diraient qu’il n’en est pas de même de l’air,
puisqu’il est tellement chargé de parties humides
qu’il ne peut être renfermé sans tomber en dissolu-
tion. Ainsi, concluraient-ils, ne pouvant être conser-
vés dans ce gouffre, comme la lumière, les animaux
et les hommes y durent périr, quoiqu’ils y aient gardé
leurs formes.
« Mais vous me demanderez peut-être comment j’ai
pu ne pas mourir de suffocation, dans ce lieu où il n’y
avait point d’air, puisque ce défaut d’air y avait fait
périr tout ce qui était animé. Cette difficulté est plus
pressante ; et cependant il n’y a que moi qui puisse
vous y répondre, puisque les savants n’ont pas sur cela
les mêmes données que moi. Je vous dirai donc que
l’animal qui nous avait tous engloutis, avait une libre
communication avec l’air de l’atmosphère, puisqu’il
était venu nous avaler à la surface de la terre ; que cet
234
LE CROCODILE
CHANT 65 :
Suite de la description d’Atalante.
Paroles conservées
235
souffert à l’extérieur, a étendu son pouvoir conserva-
teur sur les paroles mêmes des citoyens d’Atalante, et
a fait que les traces en sont corporisées et sensibles,
comme le sont tous les autres objets renfermés dans
cette malheureuse enceinte.
« Il ne faut point accuser de plagiat le curé de Meu-
don, pour avoir montré, dans son roman, des paroles
se dégelant sur un champ de bataille, et exprimant
les cris et les souffrances des champions et des mou-
rants, longtemps après que le combat s’était donné.
[264]
« Premièrement, il n’avait point été a Atalante
comme moi, et il ne pouvait connaître le phénomène
dont j’ai été témoin. Secondement, le phénomène qui
a frappé ses oreilles ingénieuses, n’aurait pas pu avoir
lieu dans le gouffre hermétiquement fermé d’Ata-
lante, puisqu’il faut de l’air libre pour entendre des
paroles : par la même raison, il ne pouvait voir comme
moi les traces sensibles des paroles des guerriers dont
il parle, puisqu’il était dans une atmosphère libre, et
que ces traces ne peuvent se trouver dans une atmos-
phère hermétiquement fermée.
« Je ne m’arrêterai point à vous faire la description
des différents objets, ustensiles et autres choses ina-
nimées, que je rencontrai dans cette ville si curieuse.
Il y aurait peu à gagner pour l’accroissement de vos
connaissances, puisque toutes ces choses sont les
mêmes partout : mais je vous entretiendrai de choses
plus utiles et plus neuves pour vous.
236
LE CROCODILE
237
dans la catastrophe où ces personnes s’étaient trou-
vées ; et ce spectacle me donna une excellente idée de
cette maison. Je perçai jusque dans le cabinet du pro-
fesseur, dont a physionomie annonçait la même séré-
nité. Je le trouvai debout, la tête un peu inclinée, la
main droite sur son cœur, et la gauche sur son front.
« Je fus bien étonné, en regardant partout dans
son cabinet, de n’y trouver ni livres ni papiers ; ce
qui, joint à son attitude, me fit soupçonner qu’il pui-
sait sa morale dans des voies plus actives que celles
où puisent les profondeurs ordinaires. J’eus lieu de
croire aussi que les fruits qu’il en retirait étaient plus
puissants ; car j’aperçus plusieurs tableaux encadrés,
attachés aux murs de l’appartement ; et au bas de ces
divers tableaux, je trouvai écrit : Un tel, guéri de l’in-
crédulité, un tel, guéri de la superstition, un tel, guéri
de la colère, [266] une telle, guérie de l’avarice, une
telle guérie de ses infidélités maritales, un tel, guéri
de son goût pour les sortilèges. J’eus lieu même de
penser qu’il ne se bornait point aux cures morales,
et qu’il s’occupait aussi des cures corporelles ; car je
lus sous quelques-uns de ces tableaux : Un tel, guéri
de la cécité, un tel, de la surdité, un tel, du mutisme,
un tel, de la goutte, un tel, de la pierre, et ainsi des
diverses maladies qui affligent le corps humain ; ce
qui me donna l’explication de ces deux foules que
j’avais vues en entrant. Je vis bien plusieurs paroles
qui étaient congelées autour de la bouche du pro-
fesseur ; mais comme elles n’étaient point tracées
dans une langue qui me fût connue, il m’est impos-
238
LE CROCODILE
CHANT 66 :
Suite de la description d’Atalante.
Le gouverneur.
Quelques malfaiteurs
239
du grand Odin, et lui avait promis, pour récompense,
les moyens d’évoquer les morts à sa volonté, surtout
ceux qui avaient vécu dans l’opulence et dans les
grands emplois politiques, afin de savoir par eux, et
les secrets d’état, et s’ils n’ont point laissé des trésors
cachés. Il lui avait dit même que sur tous ces objets,
il tirerait meilleur parti des morts que des vivants ;
[268] qu’ainsi, quand il serait pressé, et qu’il trouve-
rait des difficultés... Mais je veux taire cet article.
« Je ne puis douter que le gouverneur n’eût déjà fait
usage des moyens qu’on lui avait promis, parce que je
vis plusieurs noms écrits en l’air, tels que ceux de Cré-
sus, de Périandre, et même celui de la fameuse Pytho-
nisse d’Endor, et quelques phrases qui m’indiquaient
que ces ombres avaient été évoquées par le gouver-
neur, et lui avaient parlé. Mais je ne voyais point leurs
personnes, parce que le gouverneur n’existant plus,
n’avait pas pu les retenir sous sa puissance ; ou bien,
parce qu’étant mortes elles-mêmes à l’air libre, l’air
concentré n’avait pu y avoir prise sur les larves, tan-
dis que leurs paroles étaient restées visibles, comme
ayant été surprises par l’air concentré.
« Ce gouverneur ne fut pas le seul malfaiteur que
je trouvai ainsi en flagrant délit ; j’en rencontrai de
toutes les espèces en différents lieux ; tels que des
voleurs, des assassins, des empoisonneurs, des gens
occupés à des œuvres secrètes, qui feraient frisson-
ner si je les rapportais. La catastrophe de leur ville
a conservé ainsi tous leurs forfaits, qu’ils croyaient
240
LE CROCODILE
CHANT 67 :
Suite de la description d’Atalante.
Le philosophe
241
le savez, avait été ma première visite. Je sus qu’ils
étaient amis, parce que je vis sur la table de ce philo-
sophe, un rouleau portant pour titre : Précis de mes
conférences avec mon ami le professeur de morale.
« Je reconnus dans cet écrit, sur quoi le professeur
et lui fondaient leur union. C’était une conformité
de goût pour les hautes sciences qui les avait liés. Le
philosophe connaissait, ainsi que le professeur, tous
les événements extraordinaires que la famine a occa-
sionnés à Paris. Il connaissait de plus toutes les pré-
dictions que nous avons tous vues dans la relation du
Cap Horn ; et elles étaient exposées dans plusieurs
passages rapportés sous le nom de Phérécyde qui,
comme l’on sait, a été le maître de Pythagore.
« Malgré les connaissances que notre philosophe
avait puisées dans les écrits, et même, à ce [271] qu’il
me parut, dans les lettres de Phérécyde, il semble que
son maître ce croyait bien loin d’avoir atteint le degré
de développement nécessaire pour remplir l’esprit
de l’homme ; et il avouait lui-même dans un de ces
passages, que ses lumières lui indiquaient pour dans
quelques siècles, une époque importante et sacrée,
qu’il aurait désiré de voir en réalité, mais qu’il ne
pouvait voir qu’en spéculation.
« Il lui annonçait que ceux qui viendraient après
cette époque, auraient l’avantage de voir ouvrir
devant eux des sentiers beaucoup plus vastes que
ceux qui les précéderaient, parce que, pendant leur
vie, le moule du temps commencerait à se briser ; et
242
LE CROCODILE
243
mêmes une de ces dix bases, soit sous la forme mul-
tiple, soit sous la forme sous-multiple. Tout occupé de
cette découverte, je sortis machinalement ; et bientôt
apercevant sur la place voisine la maison d’un méde-
cin qui me paraissait avoir été celle d’un homme en
crédit, à en juger par son étendue et par sa beauté, je
me laissai aller à l’envie d’y entrer. [273]
CHANT 68 :
Suite de la description d’Atalante.
Le médecin mourant
244
LE CROCODILE
245
chers confrères, jusqu’au moment où j’ai fréquenté
l’hiérophante qui demeure dans la rue des Singes ;
et je le croirais peut-être encore, si par une orgueil-
leuse curiosité, je n’avais assisté chez lui à des céré-
monies secrètes, où par sa criminelle audace, il fai-
sait mouvoir ces mêmes forces occultes, dont [275]
je ne soupçonnais pas seulement l’existence. Je suis
puni de mon imprudence ; c’est du moment où je
cédai à ces prestigieuses suggestions, que je fus saisi
dans tout mon corps de la maladie qui me conduit au
tombeau, et qui, comme vous l’avez expérimenté, est
entièrement étrangère aux profondes connaissances
que vous avez tous dans l’art de la médecine. Changez
d’opinion sur ces objets, si vous voulez ne pas vous
éloigner de la vérité ; mais surtout préservez-vous des
cérémonies de l’hiérophante. »
« Je ne vis plus de paroles après ces dernières. Ce
médecin avait grandement piqué ma curiosité en
parlant de l’hiérophante ; et il m’avait donné l’espé-
rance de trouver sa maison, en la disant située dans
la rue des Singes, parce qu’au coin de chaque rue on
en voyait le nom écrit comme dans la plupart de nos
grandes villes. Je sortis avec l’intention de lire le nom
de toutes les rues, jusqu’à ce que j’eusse trouvé celle
qui m’occupait. » [276]
246
LE CROCODILE
CHANT 69 :
Suite de la description d’Atalante.
Société scientifique
247
éléments le sont dans le soleil, et que c’était pour
cela qu’on ne pouvait sans erreur regarder les étoiles
comme autant de soleils, parce que l’action du soleil
est pleine, complète et libre, et que celle des étoiles
ne l’est pas.
« La seconde question était de savoir si les preuves
tirées de la nature étaient les plus propres à démon-
trer l’existence de l’être supérieur. Le mémoire cou-
ronné affirmait que non, et que c’était la pensée de
l’homme dépouillée de ses préjugés et de ses nuages
qui était le vrai témoin de l’existence du principe des
êtres, parce que c’était elle seule qui pût avoir de l’af-
finité avec lui, et faire à son sujet des dépositions qui
fussent valables.
« Enfin une troisième question était de déterminer
l’influence des signes sur la formation des idées. Je
ne vis aucun mémoire couronné sur cette question,
et je vis en marge du registre une note du philosophe
qui avait sans doute du crédit dans l’assemblée, et qui
annonçait que la réponse à cette question ne serait
pas faite de sitôt, parce que le patron des signes qui
devait servir de terme de comparaison n’était pas
encore dans son complément ; que bien des siècles
après qu’il y serait parvenu, cette réponse serait
écrite en français provisoirement [278] et comme
prophétiquement par le psychographe, sous le règne
de Louis XV, mais qu’elle ne serait cependant compo-
sée et publiée par son véritable auteur que plusieurs
années après qu’elle aurait été écrite provisoirement
248
LE CROCODILE
CHANT 70 :
Suite de la description d’Atalante.
Réponse provisoire du psychographe sur la question de
l’institut : Quelle est l’influence des signes
sur la formation des idées ?
De la nature des signes
249
enveloppes, et qu’en mettant à découvert ce qui est
caché en eux, tels que les souffres des minéraux, les
saveurs, les sels essentiels et les sucs végétaux que
nous ne pouvons atteindre sans cette condition.
Tout ce qui est externe dans les êtres, nous pou-
vons le regarder comme étant le signe et l’indice de
leurs propriétés internes ; et la chose signifiée sera
ces propriétés internes. La sage nature nous prodigue
journellement dans les propriétés externes des êtres,
ces signes divers qui accompagnent toutes ses pro-
ductions, afin de nous mettre à même de pressentir et
de connaître d’avance ce qui peut nous être utile, et
ce qui peut nous être préjudiciable.
On peut donc dire qu’un signe en général est la
représentation ou l’indication d’une chose séparé
[280] ou cachée pour nous, soit que cette chose soit
naturellement inhérente au signe, comme le suc l’est
au fruit qui se présente à ma vue ; soit que cette chose
n’y soit liée qu’accidentellement, comme l’idée qu’on
veut me communiquer l’est à un signe quelconque.
On peut dire aussi que tout ce qui est susceptible de
nous occasionner une sensation ou une idée, peut se
regarder comme un signe, puisque rien ne se peut
communiquer à nos sens et à notre intelligence, que
par des propriétés externes que nous sommes obligés
de percer et de décomposer pour arriver aux proprié-
tés internes qui y sont renfermées.
Ainsi il n’y a rien de ce qui est sensible qui ne soit
par rapport à nous dans l’ordre des signes, puisqu’il
250
LE CROCODILE
251
comme leurs cris d’appel, leurs manières de s’avertir
les uns et les autres en cas de danger, leurs ruses et
leurs précautions qui sont toujours les mêmes, etc.,
et ils n’ont pas comme l’homme la faculté de se créer
des signes, ni celle d’en varier la signification.
Nous ne pouvons non plus exercer ce droit com-
plètement qu’envers des êtres doués d’intelligence ;
car la portion que nous en employons avec quelques
espèces d’animaux est bien restreinte : et comme les
animaux que nous stylons demeurent toujours passifs
à notre égard, ils ne font que répondre à ce peu que
nous leur demandons. Jamais ils ne nous auraient
provoqués d’eux-mêmes dans cet ordre borné où nous
nous renfermons avec eux ; et encore moins nous pro-
voqueraient-ils dans le genre de ce commerce distin-
gué dans lequel nous pouvons alternativement stimu-
ler nos semblables, et en être stimulés par nos signes.
[282]
Car lorsque des hommes très célèbres ont voulu
plaider la cause des animaux, et ont prétendu que
leur privation en ce genre ne tenait qu’à leur organi-
sation, et que s’ils étaient autrement conformés on ne
leur trouverait aucune différence d’avec nous, tout
ce qu’ils ont dit par-là est en dernier analyse que si
l’homme était une bête, il ne serait pas un homme ; et
que si la bête était un homme, elle ne serait pas une
bête.
Enfin ce commerce de signes est indispensable
pour nous, vu que notre individualité nous tenant
252
LE CROCODILE
253
ses idées, et que selon un certain sens, l’existence des
idées premières et les plus sensibles supposait l’exis-
tence des signes.
Mais avant de regarder cet aveu comme un
triomphe, l’institut devrait parcourir toute la série
des signes possibles ; car quoique toutes les sensations
soient des signes, il se pourrait que tous les signes ne
fussent pas des sensations, surtout en prenant ce mot
dans le sens de nos notions grossières, ainsi que nous
l’observerons par la suite.
En outre, quant à nos signes subsidiaires et d’in-
dustrie, il faudrait avoir attention de concilier en ce
genre, nos prétentions avec nos moyens, et observer
que pour la classe des idées imparfaites et bornées
que nous parcourons journellement, il se peut que
les signes bornés et industriels que nous employons
soient suffisants, et qu’en ne sortant pas de ces
limites, et en appliquant là toute notre émulation et
toute notre adresse, nous en retirions des fruits qui
nous satisfassent, pourvu que nous nous souvenions
que dans cette mesure, nos [284] besoins, nos moyens
et nos résultats ne sont tout que d’approximation.
Il faudrait observer ensuite que si avec ces éléments
d’approximation, nous voulions nous composer des
idées parfaites et des signes parfaits, il est probable
que ce serait une entreprise au-dessus de nos forces,
parce que le variable ne peut jamais produire le fixe ;
il faudrait observer enfin que dans l’art des idées, le
mot de formation est peut-être moins juste, et sûre-
254
LE CROCODILE
255
Si ces vérités étaient innées, quelle nécessité y aurait- il
de les proposer, pour les faire recevoir ?
Il est bien vrai que si un gland était un chêne,
on n’aurait pas besoin de le semer et de le cultiver,
pour lui faire manifester l’arbre majestueux qui en
provient : mais si, parce qu’il n’est pas un chêne, on
prétendait que le germe ou la faculté de produire ce
chêne par la culture, n’est pas dans le gland, il est
constant alors qu’on soutiendrait une erreur démon-
trée par le fait.
Ainsi l’homme est comme la terre en qui on ne
peut créer le germe d’aucune semence, mais en qui
on peut les développer tous, parce qu’ils trouvent
tous en elle des propriétés analogues. Ainsi toutes
les idées quelconques sont destinées à passer par la
terre de l’homme, et à y recevoir chacune leur espèce
de culture. Ainsi les signes qui, en général, doivent
être le résultat des différents germes des êtres, et la
manifestation de leurs propriétés, soit matérielles,
soit sensibles, soit intellectuelles, forment principale-
ment le commerce de l’homme, [286] parce qu’il est
le terrain propre à les produire, à les trier, à les com-
prendre et à les propager.
257
qu’ils n’ont pas besoin d’en sortir pour accomplir leur
loi ; enfin parce que leurs principes de vie et d’acti-
vité n’ont en quelque sorte qu’un intervalle uniforme
à parcourir, pour arriver de leur source à leur terme,
attendu que leurs opérations mutuelles se bornent à
manifester des formes et des qualités.
Aussi n’y a-t-il de question à faire sur toutes ces
classes inférieures, qu’aux objets naturels eux-
mêmes qui les composent, puisqu’ils ne cessent de
s’offrir sensiblement à nous avec toute la netteté et la
simplicité dont ils sont susceptibles ; et l’intelligence
humaine qui saurait les étudier dans cet état franc et
nu dans lequel ils se montrent, en retirerait plus de
lumières, qu’en allant en demander la clef à des doc-
trines systématiques dont les unes prétendent qu’ils
n’en ont aucune, et dont les autres prétendent qu’il
est impossible de la découvrir.
Ainsi, pour que le commerce mutuel des signes
existe relativement à nous, il faut non seulement
que nous trouvions à pouvoir faire entendre notre
sens, ainsi que nous l’avons dit précédemment, mais
encore que nous ayons en nous un germe de désir qui
soit [288] comme le mobile radical de l’idée que nous
nous proposons d’exprimer ; ce n’est qu’à la suite de
ces deux conditions que le signe peut naître.
Un homme désire d’avoir un vêtement pour se
garantir de l’incommodité du froid ; à ce désir, quand
il est converti en résolution, succède l’idée ou le plan
du vêtement ; ensuite le vêtement arrive, et procure à
258
LE CROCODILE
259
deux règnes minéral et végétal. Ils ont une marche
moins uniforme et plus incertaine, jusqu’à ce que
les diverses sources combinées auxquelles ils appar-
tiennent aient pris chacune leur poste et leur rang.
Il faut laisser s’ordonner tous les termes de ces diffé-
rentes quantités pour pouvoir en discerner et en ras-
sembler les valeurs.
C’est pourquoi l’étude de la classe sensible
demande plus d’attention que celle des classes pré-
cédentes ; c’est pourquoi aussi nous sommes si peu
avancés dans la connaissance des sensations et des
impressions sensibles, que nous voulons trop assimi-
ler au simple commerce mutuel des objets non orga-
nisés, puisque ceux-ci sont sans désir et ne se servent
point de signes les uns aux autres.
C’est dans ces impressions sensibles que se com-
posent et se lient, et les effets passifs que nous rece-
vons, et les réactions actives avec lesquelles elles
vont réveiller, soit notre instinct, soit notre faculté
pensante. Là, elles deviennent une espèce de signes
très féconds, parce qu’elles abordent une région plus
vaste et moins monotone que la région externe ; très
nombreux, parce qu’elles peuvent multiplier à l’infini
leurs combinaisons ; et très déliés, parce qu’elles sont
la quintessence de mille causes plus ou moins imper-
ceptibles les unes que les autres ; et c’est pour n’avoir
pas pu fixer avec soin la nature de ces [290] nouveaux
signes, que nous avons commis tant d’erreurs à leur
sujet.
260
LE CROCODILE
261
[291] ce qu’au lieu d’attendre paisiblement la décou-
verte de ces signes que nous n’apercevions pas, ou
que nous apercevions mal, nous avons pris la résolu-
tion de les créer.
Après cela, ne trouvant pas aisément les rapports
de nos signes apocryphes et conventionnels avec les
idées, nous y avons substitué des rapports forcés, au
lieu des rapports naturels que des signes plus mûris
nous auraient offerts.
Enfin, au lieu de la douce harmonie qui eût existé
entre les idées et leurs signes réellement analogues,
nous avons voulu donner l’empire aux signes que
nous établissions de notre propre fonds, et nous
avons voulu entièrement leur subordonner les idées ;
tandis que dans l’ordre régulier c’est la loi inverse qui
eût régné, et qui eût contribué par-là à la fois, et à
notre satisfaction, et à l’avantage de la vérité.
C’est donc après avoir négligé l’étude et la culture
régulière de nos impressions sensibles ; c’est après
avoir perdu la trace de ces signes radicaux, qui
doivent être aussi essentiellement liés aux idées par-
faites, que les signes naturels le sont à leur principe
d’activité ; c’est après avoir méconnu toutes les autres
espèces de signes qui peuvent s’harmoniser avec nos
idées dans les diverses régions où ils existent ; c’est
après avoir créé des signes pour remplacer ceux que
nous ne con- naissions plus ; enfin, c’est après avoir
subordonné les idées à ces signes factices et fragiles,
que nous en sommes venus à croire qu’elles n’avaient
262
LE CROCODILE
263
quelles l’existence des signes nous a paru indispen-
sable pour le développement des idées.
Mais en prenant les choses en descendant, ou
suivant la règle de la synthèse que d’autres [293]
observateurs ont suivie aussi de leur côté, il est sûr
que les idées doivent se présenter avant les signes,
puisque ceux-ci n’en sont que l’expression. C’est
ainsi qu’en considérant une plante je ne vois que les
signes externes et les résultats de son germe. Mais en
considérant son germe, je vois qu’il est enseveli dans
la terre, qu’il est comme inconnu pour moi, et par
conséquent antérieur à tous les signes extérieurs qui
doivent un jour composer la plante, et m’indiquer à
leur tour ce qui est renfermé dans son germe. Ainsi
dans cet exemple, l’ordre procède par la synthèse, ou
de l’inconnu au connu.
Lors donc que Condillac a dit dans sa logique que
la synthèse commençait toujours mal ; il aurait dû
ajouter : dans la main des hommes. Car elle commence
toujours fort bien dans les mains de la nature, qui
en effet ne peut jamais commencer que par là tous
ses ouvrages, jusqu’à ses démolitions même, ou à
ses réintégrations, qui n’ont lieu que parce qu’elle a
déjà retiré et replié le principe de vie et d’activité des
corps, tandis que nous ne jugeons de cette réintégra-
tion commencée que par l’analyse, ou par l’altération
visible de leurs formes et de leurs qualités extérieures.
Oui, la synthèse est la base de toute oeuvre quel-
conque, comme le désir est la base de tous les signes ;
264
LE CROCODILE
265
sont beaucoup plus adroits dans l’analyse, ou en mar-
chant, comme ils l’enseignent, du connu à l’inconnu ?
Ce qui m’en ferait douter, c’est l’incertitude où ils me
laissent de savoir ce qu’il y a de véritablement connu
pour eux ; (je parle ici des sciences qu’ils appellent
sujettes à disputes, et non des sciences exactes,
quoique même sur ce dernier [295] point il y eût peut-
être encore quelques examens à leur faire subir). Or,
s’il se trouvait qu’en effet il n’y eût rien de connu pour
eux, comment s’y prendraient-ils donc pour procéder
à l’inconnu ? Où serait pour eux le point de départ ?
Et que deviendrait leur analyse ?
Mais pour terminer simplement ici la dispute sur la
priorité entre les signes et les idées, on devrait obser-
ver si les idées ne pourraient pas se considérer sous
deux rapports différents, comme nous le voyons par
la double époque de notre enfance et de notre âge
de raison. Ainsi, d’un côté les idées seraient dans la
dépendance des signes, et favoriseraient les partisans
du système de l’analyse ; et de l’autre, elles auraient la
préséance, et elles régneraient sur les signes, et favo-
riseraient le système de la synthèse : et il me semble
qu’on ne pourrait guères se refuser à cet accommode-
ment, puisqu’il est évident que tantôt nous recevons
des idées par le secours des signes et que tantôt par le
secours de ces mêmes signes nous communiquons à
notre tour des idées.
Car on voudrait en vain se prévaloir de ce que nos
premières idées nous auraient été transmises par des
266
LE CROCODILE
267
dans son complément, afin qu’elle atteigne entière-
ment le but qu’elle se propose.
Mais voici un nouveau témoignage qui, doit nous
aider encore à fixer le rang des idées par rapport aux
signes, et celui des signes par rapport aux idées.
Le signe se termine à l’idée ; c’est là sa fin et son nec
plus ultra. L’idée au contraire ne se termine pas au
signe ; il n’est pour elle qu’un moyen intermédiaire,
et qu’une voie subsidiaire qui doit l’aider à aller plus
loin. Enfin, l’idée ne fait en quelque sorte que traver-
ser la région des signes, et n’aspire à parvenir [297]
à la région des idées qui est la sienne; elle ne peut se
plaire, comme tout ce qui existe, que dans son pays
natal, et elle n’est contente que quand elle y est arri-
vée, sans que nous nous occupions encore ici d’un
dernier résultat qui l’attend dans ces mêmes régions
qu’elle a besoin de parcourir.
D’après cet exposé sur le diffèrent objet des idées
et des signes, nous voyons que les idées sont comme
les souverains, et que les signes n’en sont que les
ministres ; que les idées engendrent et tracent le
plan, et que les signes l’exécutent ; enfin qu’elles gou-
vernent, et qu’ils obéissent.
Le rang ou la prééminence entre let signes et les
idées, et entre les idées et les signes, n’est donc plus
un problème ; et il est certain que leur poste respec-
tif se trouve déterminé par cette simple observation,
quels que soient les écarts et les abus où l’esprit de
268
LE CROCODILE
Développement physiologique
270
LE CROCODILE
272
LE CROCODILE
274
LE CROCODILE
275
simples citoyens ; à, commencer du jugement, nos
facultés semblent être des fonctionnaires publics et
des ministres.
Or des fonctionnaires publics et des ministres sup-
posent un’ état existant et qui les emploie ; observa-
tion que je présente avec confiance et avec plaisir
aux penseurs, espérant qu’ils en déduiront d’utiles
conséquences.
Newton regardait la nature comme le sensorium de
la divinité. Mais cet homme célèbre, en nous peignant
cette belle image, ne nous en a point offert le complé-
ment ; et il a nui par-là à l’effet qu’elle aurait produit
s’il nous eût montré le degré intermédiaire qui devrait
joindre la divinité à l’univers : c’est le jugement de
l’homme qui me paraît être ce degré intermédiaire ;
sans quoi Dieu n’aurait point de ministre ni de fonc-
tionnaire public dans l’immensité des choses, car la
nature n’aurait point assez de talent pour lui en ser-
vir, toute riche qu’elle soit en signes, en types et en
figures.
Aussi c’est par le privilège éminent de son juge-
ment, que l’homme rapproche, confronte et associe le
monde visible avec le monde invisible, la raison avec
les objets qui en sont privés ; et l’on [305] peut dire,
en considérant la marche universelle de l’esprit de
l’homme, que c’est là son occupation journalière.
Quant à la nature, elle n’est qu’un des départe-
ments du ministère de l’homme ; elle lui est donnée
pour lui tenir lieu de télescope au milieu de ce grand
276
LE CROCODILE
277
points de l’universalité cachée et confuse qui se peut
trouver dans ce qui se présente à son tribunal.
On ne peut douter que, pour l’intérêt même de
cette harmonie générale qui est le vœu et la pre-
mière base des êtres, le jugement ne possède comme
les autres facultés, le pouvoir de se rectifier et de se
perfectionner. C’est par-là qu’il est comme le modèle,
le modérateur et le régulateur de toute l’existence
des choses qui semble n’être qu’une sécrétion conti-
nuelle et universelle ; et c’est dans tous ces moyens
ainsi épurés, que consiste principalement le remède à
tous les inconvénients et à la confusion qui pouvaient
naître de ces surabondantes universalités.
Seulement il y a une observation essentielle à faire ;
c’est que dans toute cette échelle que nous avons
parcourue, et où les idées nous ont paru avoir si évi-
demment le rang sur les signes, nous avons vu que
dans chaque degré nous pouvions développer, pur-
ger, démêler, rectifier ; mais que c’est en général à cet
usage et à cette application que se bornent tous nos
pouvoirs ; que nos différentes facultés sont comme
autant de tribunaux divers qui peuvent connaître et
juger chacun les causes de leur ressort, mais ne sont
point les promoteurs de ces causes ; qu’ainsi l’on doit
apprendre ici à quoi [307] se réduit la prétention de
ceux qui veulent nous enseigner, soi-disant, à faire
des idées.
Il faudra bien que, comme tous les autres mortels,
ils se bornent à ordonner et élaborer le mieux qu’ils
278
LE CROCODILE
279
grand nombre d’autres, naturellement et par les
droits de l’affinité ; qu’enfin le jugement doit être la
lumière de cette culture et de cette corporisation de
nos idées, et qu’en cette qualité il est le complément
de ces correctifs et de ces remèdes, que nous avons
annoncés comme étant attachés à l’état des choses,
pour en balancer les inconvénients.
Qui est-ce qui influe le plus des signes sur les idées,
ou des idées sur les signes ?
280
LE CROCODILE
281
général, peuvent se regarder comme si maladroits
dans la synthèse ; c’est que sur cette terre, (en raison
de cette loi de désunion) nous ne sommes que dans le
pays des signes, et non point dans le pays des idées, et
que, par conséquent, si nous, savions nous tenir dans
nos mesures, nous n’aspirerions pas à là synthèse par
excellence, ou à la libre jouissance des idées supé-
rieures, avant d’avoir passé par les laborieuses études
de l’analyse, ou par l’examen et la culture des idées
réduites et partielles, renfermées dans les signes qui
nous environnent, et qui nous sollicitent continuel-
lement de rallier le foyer des signes avec le foyer des
idées supérieures, et de nous y rallier nous-mêmes
par ce moyen.
Mais cette raison là serait à une si grande distance
de ceux qui ont aujourd’hui la prépondérance dans
l’enseignement, qu’il serait inutile de la leur présen-
ter ; car non seulement ils croient bien habiter ici
dans le pays des idées par excellence, mais ils croient
même habiter beaucoup au-dessus, et avoir ainsi le
droit et les moyens de le régir à leur gré, puisqu’ils ne
se proposent rien moins que d’y exercer des pouvoirs
arbitraires, et absolus sur le mode, la forme, l’espèce
et la nature même de tout ce qui peut y naître et s’y
produire.
Néanmoins le coup de jour que noirs venons de pré-
senter sur la séparation universelle des choses, suf-
fira pour faire comprendre de quoi se composent tous
les produits, dans la chaîne des actions des êtres ; car
282
LE CROCODILE
284
LE CROCODILE
285
harmonie morale, soit pour, soit contre ; car je peux
aller jusqu’à sacrifier même, à ce sentiment ou à cette
affection, mon individu physique et corporel, comme,
cela se voit tous les jours.
Enfin une idée, si la sensation est relative à quelque
[314] objet susceptible de combinaison, sans compter
qu’elle peut réveiller à la fois ces trois choses, et opé-
rer en nous les mélanges qui nous sont si habituels, et
dont nous savons si peu faire le départ.
Si la sensation ne réveille qu’un instinct relatif à
l’harmonie physique de l’individu, tout être qui agira
en conséquence de cet instinct, ne sera pas maître
de ses mouvements ; aussi tout est nécessaire dans le
physique, et rien n’y agit par délibération.
Si la sensation ne réveille un sentiment relatif à
mon harmonie morale, ma volonté se trouve aussitôt
à côté de lui, et peut le mouvoir dans les deux sens ;
ce qui le distingue sensiblement de l’instinct qui n’a
pas à lui appartenant un pareil contrepoids, et qui n’a
en propre qu’une seule direction.
Mais si la sensation réveille une idée, cette idée
étant du ressort de l’entendement, pénètre jusqu’à
lui, et y occasionne ce que nous appelons pensée,
jugement, combinaison, délibération, etc.
Ce jugement après avoir combiné l’idée qui lui est
présentée, et avoir fait alliance avec elle, se transmet
ensuite à la volonté qui, de concert avec le sentiment,
agit sur le sensorium, pour qu’à son tour il agisse sur
286
LE CROCODILE
287
qui n’est plus même alors que le ministre de ses éga-
rements et de ses dépravations.
Non, ce n’est pas en le voyant ainsi les ailes liées
ou même en les lui retranchant, qu’on serait fondé à
dire qu’il n’en avait point. Tout ce qui se fait journel-
lement aux yeux de l’homme, et même tout ce qui se
dit à son esprit, remue bien plus en lui la région de
l’instinct que la région de l’entendement. Pour pou-
voir juger de lui, il faudrait au moins auparavant,
remuer autant en lui la région de l’entendement que
celle de l’instinct. [316]
Enfin, pour se contenter de ce seul agent infé-
rieur, il faudrait pouvoir expliquer par lui toutes les
opérations volontaires, régulières ou irrégulières des
êtres ; et pour que sur ce point la décision fût valable,
il faudrait que nous eussions l’équité de laisser sié-
ger dans le conseil, à côté de l’agent physique, non
seulement l’agent intellectuel, mais encore l’agent
moral qui peut y être convoqué comme eux par la sen-
sation, et qui en outre serait peut-être un des moyens
les plus efficaces que nous eussions de rallier le pays
des signes avec le pays des idées, puisqu’il habite sur
la frontière de l’un et de l’autre ; car il est bien clair
que sur ces grandes questions, l’instinct inférieur et
la simple sensation grossière n’ont encore rien appris,
et n’apprendront jamais rien à personne.
Il ne faudrait pas non plus que le matérialiste me
crût de son parti, sur ce que je parle comme lui de
la sensation, pour mettre en jeu toutes .nos faculté.
288
LE CROCODILE
289
frappe, selon la loi de la classe à laquelle il appartient,
et il m’occasionne une sensation analogue ; celle-ci
réveille en moi, soit un instinct, soit un sentiment,
soit une idée. Cet instinct est pressant et sensible, car
il a la sensation pour mobile, et cette sensation ne le
quitte point, puisqu’il ne s’occupe que d’elle, et n’a
pour but que de la satisfaire : il en est de même du
sentiment qui est impétueux et brusque, jusqu’à ce
qu’il soit tempéré par la réflexion.
L’idée est également sensible ; puisque c’est tou-
jours sous une forme sensible qu’elle se présente à
l’entendement, et que d’ailleurs elle porté en elle
des traces et des vestiges de l’acte du sensorium qui
l’a réveillée ; mais quand elle va frapper l’entende-
ment, elle se dépouille de ces vestiges de la sensa-
tion inférieure, et occasionne dans cet entendement
un acte plus puissant encore et plus pénétrant. Elle
s’était comme mariée dans ses qualités inférieures
avec le sensorium, elle se marie ensuite dans ses qua-
lités supérieures avec l’entendement ; et l’on peut
juger combien ce mariage est sensible et vif d’après
le ravissement et l’impétuosité d’Archimède, lorsqu’il
eût trouvé dans le bain la solution du fameux, pro-
blème qui l’occupait.
Au contraire, quand la progression est descen-
dante, nous ne voyons plus rien de sensible pour nous
dans aucun des degrés que nous parcourons, quoique
les résultats que nous manifestons le soient ou le
290
LE CROCODILE
291
rieur agissant sur mes organes, et occasionnant une
impression qui peut se regarder alors comme l’origine
et le premier terme d’une progression ascendante.
De cette observation simple et naturelle, on peut
conclure, ce me semble, que tout ce qui appartient à
la progression ascendante, agit et procède comme par
rebroussement, ou de la circonférence au centre, et
qu’au contraire, tout ce qui appartient à la progres-
sion descendante, procède par voie directe ou du
centre à la circonférence; que tout ce qui tient à cette
progression ascendante, opère par la stimulation, la
violence, l’irritation et même la douleur ; et qu’au
contraire, tout ce qui tient à la progression descen-
dante, apporte le bien être, le calme et la paix ; enfin
que tout ce qui tient à la progression ascendante étant
de l’ordre passif, comme le sont les signes, il n’y a que
ce qui est inférieur et passif qui soit sensible, et qu’au
contraire, tout ce qui tient à la progression [320] des-
cendante étant de l’ordre actif comme le sont les idées
il n’y a que ce qui est supérieur et actif qui soit doux,
insensible et comme imperceptible, et tout homme
peut s’en convaincre ; en confrontant dans lui- même
les mouvements suaves et paisibles de son amour
pour la vérité, et les mouvements convulsifs et effré-
nés de sa colère et de ses autres passions.
Ceci peut jeter un grand jour sur la marche des
signes et sur celle des idées, puisque les signes appar-
tiennent principalement à la progression ascendante
et les idées à la progression descendante. Aussi les
292
LE CROCODILE
293
auxquelles il invite les concurrents à ne pas oublier
de répondre.
D’après ce que j’ai exposé sur le mot sensation, je
ne crains point de répéter de nouveau, qu’aucune
idée ne peut naître en nous, sans le secours essentiel
des signes.
Cette vérité, en effet, est incontestable, lorsque
nous considérons la naissance de nos idées en remon-
tant et par la voie de l’analyse, puisque tous les objets
qui nous environnent et toutes les impressions sen-
sibles que je peux recevoir par leur moyen, apportent
des images, et des réactions à ma pensée, sans les-
quelles elle ne se réveillerait point.
Mais cette vérité est encore incontestable, lorsque
nous considérons la naissance de nos idées en des-
cendant, et par la voie de la synthèse ; car tout être
pensant qui voudrait agir sur moi et me commu-
niquer une idée, ne pourrait y parvenir que par des
signes, et il n’y a pas jusqu’aux nourrices qui ne nous
le prouvent par les gestes, les mouvements et le lan-
gage qu’elles emploient continuellement auprès de
leurs nourrissons.
Bien plus, de quelque manière que l’on conçoive
[322] l’origine de nôtre espèce, le germe radical de la
penssée n’a pu lui être transmis que par un signe ; car
entre les mères et les enfants, il y a le mode de géné-
ration, de nutrition, d’éducation, qui offre autant de
signes indispensables pour la transmission et l’entre-
tien de la vie des rejetons qui la reçoivent. Or nous
294
LE CROCODILE
295
et cela continuellement ; or cette lance ainsi levée
contre elle est le doigt indicateur, qui nous montre
lui-même le lieu où elle fait sa résidence.
Aussi, en scrutant un peu profondément les résul-
tats de ce lien indissoluble que nous partageons avec
elle, on voit que toutes les idées des hommes n’ont
qu’un même centre autour duquel elles ne peuvent
circuler que dans deux sens ; que par une suite de
cette loi irrésistible, tous leurs entretiens et tous
leurs livres disent la même chose, et ne tiennent,
pour ou contre, qu’à cette seule idée mère, considé-
rée sous deux faces différentes, peut-être même qu’à
un seul mot, qui a aussi son recto et son verso, et que
les partisans comme les adversaires de cette idée
mère délayent dans les peintures de leurs conceptions
diverses.
Car les hommes du torrent cherchent aussi comme
les autres ce mot unique qui, selon eux, gouverne-
rait souverainement tous les domaines de la pensée,
et ferait disparaître toutes le difficultés ; mais mal-
heureusement ils visent plus au verso de ce mot qu’à
son recto; c’est-à-dire que le met qu’ils cherchent ne
serait propre qu’à tout paralyser, tout pétrifier, tout
obscurcir et tout confondre ; au lieu que celui qu’ils
devraient chercher éclaircirait tout parce qu’il dis-
cernerait tout, qu’il mettrait tout à sa place, et [324]
qu’ainsi il vivifieroait tout, comme étant le centre de
tout.
Une autre observation qui se présente au sujet de
296
LE CROCODILE
297
c’est la pensée de l’homme épurée et filtrée qu’elle a
choisie, pour être comme le recueil et le dépôt de ses
plus importuns capitulaires, et en qui elle a transcrit
et consigné tous ses plans et tous ses décrets,
On peut dire même qu’il n’y a pas une de ces véri-
tés que les puissances humaines ne nous retracent
temporellement, en revêtant de leurs sceaux toutes
leurs lois et toutes leurs délibérations, et en établis-
sant auprès d’elles des archivistes, des chanceliers,
etc. ; car jamais les hommes ne nous auraient offert
de pareils signes, quoique figuratifs, s’ils n’en avaient
en eux et par leur nature, les éléments originels.
Je ménage ici les couleurs ; mais ceux qui ont l’es-
prit ouvert à ces sortes de spéculations, trouveront,
je l’espère, quelque aliment dans ces courtes observa-
tions que nous leur présentons.
Quant aux autres ou à ceux qui circulent en
aveugles dans le cercle borné des notions reçues et
des stériles pouvoirs de l’homme, nous leur répé-
terons simplement, pour confirmer notre réponse à
la question présente, que soit dans l’ordre fixe, soit
dans l’ordre arbitraire, les premières idées (et nous
pourrions même ajouter, toutes les séries possibles de
nos idées) supposent essentiellement le secours des
signes, soit en ascension, soit en descension ; mais
qu’ils ne se trouveront pas plus fondés pour cela, dans
l’espérance qu’ils sembleraient concevoir de s’empa-
rer du secret de la formation des idées, parce que s’il
était vrai qu’il y eût un ordre de signes fixes, [326]
298
LE CROCODILE
299
leur utilité, ne croyant pas même à leur existence ?
[327]
Ici je me servirai du témoignage de la nature. Elle
nous offre journellement des signes nombreux et
dont nous ne pouvons pas nier la perfection selon
leur mesure ; par conséquent, d’après les principes
établis, plus ces signes sont nombreux et parfaits,
plus doivent être nombreuses et parfaites les idées
qu’ils renferment et qu’ils nous apportent. Cependant
depuis que les hommes ont ce spectacle régulier et
fixe devant les yeux, quels fruits leur pensée en a-t-
elle retirés ?
Loin de percer dans les raisons profondes de son
existence, qui doivent s’offrir à nos yeux, puisque
cette nature est un signe fixe, ils se sont concentrés
dans l’examen de son mécanisme, et ont prétendu
avoir satisfait-à tous les besoins de notre intelligence,
dès qu’ils nous disaient que ce mécanisme n’était que
le résultat de la matière et du mouvement. Ils n’ont
pas songé même à chercher s’il y avait une cause au
rassemblement de ce mouvement et de cette matière,
quoique l’on voie difficilement comment l’un et
l’autre se seraient mis, de leur plein grés dans cette
situation si violente, où le mouvement tourmente
la matière qui ne tend qu’au repos, et où la matière
contrarie et arrête le mouvement qui ne voudrait
point d’inaction et point de bornes.
Mais au lieu de contempler, de recueillir, soigneu-
sement et de nous transmettre, comme ministres de
300
LE CROCODILE
301
ment ces principes fixes, éternels et universels s’ap-
pliqueraient-ils donc, s’ils n’avaient eu des moyens
fixes, éternels et universels comme eux ; c’est-à dire,
des signes, ou si l’on veut, des modes d’expression qui
eussent été éternellement le sujet comme l’organe de
leur action ? [319]
La privation où je serais comme les autres hommes
de la jouissance de ces moyens, ne prouverait rien
contre ce principe ; car nous voyons bien que les
enfants au maillot ne savent pas un mot de toutes
nos langues usuelles, et nous n’en sommes pas moins
sûrs pour cela, que ces langues usuelles et conven-
tionnelles sont en pleine activité. D’ailleurs si ces
sigles fixes et parfaits n’existaient pas, à quoi bon
nous engager à les chercher ? Et s’ils existent, nous
sommes donc fondés à en parler, ne fut-ce que pour
nous consoler dans none privation ; car s’ils étaient
en notre possession, nous serions trop occupés à en
jouir pour avoir le loisir et le besoin d’en parler.
Enfin l’art des signes conventionnels, tel qu’on
paraît le désirer, n’est point porté à sa perfection, et
ne le sera jamais, quelques efforts que fasse l’ambi-
tieuse avidité de l’homme pour atteindre à ce but ;
parce que pour qu’il pût établir un art parfait des
signes, il faudrait auparavant qu’il possédât un art
parfait de penser, puisque les signes fixes, comme
les signes arbitraires, n’apportent que le sens qu’on a
placé en eux, et qu’ainsi le signe ne pourrait m’appor-
ter une idée parfaite, si, au préalable une tête douée
302
LE CROCODILE
303
Ainsi, les théorèmes de la mécanique, la valeur des
paramètres, soit exprimés, soit sous entendus, les
rapports des coordonnées, les lois sévères de l’art de
nombrer, sont des signes parfaits, parce qu’ils sont
fixes, et parce qu’ils représentent sensiblement les
vérités cachées, qui forment secrètement le mouve-
ment, l’existence et la vie des choses.
Mais ces signes fixes sont très distincts et très
[331] séparés des signes conventionnels que nous
employons dans les sciences mathématiques, et qui
ne sont qu’une copie factice et abrégée de ces mêmes
signes fixes et parfaits, que nous ne pourrions pas
suivre et manipuler d’une manière prompte et com-
mode sans ce secours.
Si ces signes secondaires et conventionnels ont une
sorte de perfection, elle n’est due qu’a leur très petit
nombre. Ils sont moins des signes que l’enveloppe des
signes fixes et parfaits qui les précèdent ; et le princi-
pal mérite qui les distingue, est celui qui appartient
à toutes les enveloppes bien faites ; c’est-à-dire, celui
de renfermer le plus de choses possibles, sans nuire
à ces choses qu’elles renferment, et de concourir, au
contraire, à leur conservation.
C’est-là, en effet, le seul mérite de nos signes arbi-
traires et conventionnels dans l’algèbre, l’analyse, les
calculs transcendons, etc. Et dans ce sens, on ne peut
s’empêcher de leur rendre justice, par l’utilité dont ils
sont, attendu qu’ils nous amènent avec sûreté auprès
de ces signes fixes et parfaits, ou de ces rapports inva-
304
LE CROCODILE
305
Car, dans le vrai, ces signes subsidiaires sont si peu
parfaits par eux-mêmes, que, si quelqu’un n’avait
aucune notion des vérités mathématiques, soit de cal-
cul, soit de géométrie, et que pour les lui apprendre,
on se bornât à lui développer la marche et le méca-
nisme des opérations de l’algèbre, on peut être sûr
que toutes ces vérités mathématiques, dont on pré-
tendrait l’instruire par-là, seraient et demeureraient
nulles et étrangères pour lui.
Cessons donc de prêter à nos signes convention-
nels un mérite et des droits qui ne leur appartiennent
point ; et ne refusons point aux sciences exactes le
[333] mérite et les droits qui leur appartiennent en
propre, et antérieurement à toutes les inventions de
notre industrie.
QUATRIÈME QUESTION
Dans les sciences qui fournissent un aliment éternel
aux disputes, le partage des opinions n’est-il pas un
effet nécessaire de l’inexactitude des signes ?
Non : il n’est que l’effet de la distance où nous
tenons nos signes factices et conventionnels, c’est-
à- dire, nos définitions systématiques et nos langues
écrites ou parlées, des signes fixes et parfaits qui sont
cependant partout à notre portée. Et parmi ces signes
fixes et parfaits, nous devons mettre au premier rang
ces axiomes supérieurs, ces vérités impérieuses et
fondamentales, ces idées mères enfin, qui ne sont
point des sensations, mais qui cependant devraient
306
LE CROCODILE
307
les sciences que nous regardons comme inexactes,
nous ne fassions qu’errer et circuler dans nos opi-
nions, dans nos disputes et dans nos ténébreuses
conjectures ? Au moins, convenons alors que nous ne
devons pas l’imputer à nos signes, mais seulement à
notre imprudence, qui nous porte à vouloir ainsi alté-
rer, défigurer, contrarier et composer la nature des
choses, au lieu de le suivre avec soin et avec respect,
jusqu’à ce que nous parvenions à pouvoir mieux la
saisir et la lier à nos mouvements.
Nous pouvons même ici retracer d’une manière
en- tore plus pressante, l’observation qui termine
le paragraphe précédent. C’est que si des personnes
qui n’auraient pas la moindre des connaissances
mathématiques, croyaient devoir les acquérir, en
[335] s’entretenant constamment ensemble des mots
qu’elles auraient entendu prononcer au hasard sur
cette science, et en discourant des sections coniques,
de la formation et de la mesure de tous les solides,
de la géométrie descriptive, etc. sans avoir jamais
considéré par elles-mêmes ni courbes, ni polyèdres,
ni rectangles, ni enfin toutes ces bases sensibles des
mathématiques sur lesquelles seules peut s’élever
tout l’édifice, on peut assurer que ces personnes res-
teraient dans les ténèbres les plus profondes, et que
cette science si belle et si claire, ne leur fournirait
cependant qu’un aliment perpétuel de méprises et de
disputes.
Telle est la marche que suivent journellement
308
LE CROCODILE
309
peu liées au mouvement de leur être interne, que le
sont les preuves mathématiques.
Pour leur montrer qu’ils ont tort d’exiger le même
caractère de preuves, pour des choses si diverses, il
faut seulement leur demander, si pour faire faire leur
portrait, et pour apprendre l’anatomie, il ne leur faut
employer que le même moyen. Ils conviendront sans
doute que non.
Car pour faire faire leur portrait, il leur suffit de
montrer leur physionomie au peintre qui en obser-
vera tous les traits, afin de les rendre régulièrement,
et qu’ils puissent dire qu’ils se reconnaissent dans
leur image.
Mais pour s’instruire dans l’anatomie, il faut
absolument mettre à découvert toutes les fibres et
tous les ressorts organiques qui composent la struc-
ture de nos corps ; et si cette science s’apprend sur
des hommes morts, ce n’est cependant que pour se
pratiquer ensuite sur des hommes vivants, afin de
les faire passer de l’état de maladie à l’état de santé :
aussi les maîtres de cet art recommandent-ils à leurs
élèves de regarder toujours les cadavres sur lesquels
ils s’exercent, comme doués de la sensibilité la plus
exquise.
Dans l’ordre des sciences mathématiques, et dans
[337] celui des sciences où ou se dispute, on doit faire
la même différence et la même application. L’étude
des sciences physiques en général ne tombe par rap-
port à l’homme, que sur la surface et le portrait des
310
LE CROCODILE
311
ne transposons pas, comme nous le faisons, le siège
ou le ressort de leurs diverses opérations.
CINQUIÈME QUESTION
Y a-t-il un, moyen de corriger les signes mal faits, et
de rendre toutes les sciences également susceptibles de
démonstration ?
Les paragraphes précédents ont préparé en
quelque sorte à l’affirmative ; ainsi nous dirons qu’à
la rigueur ce moyen existe, mais que ni l’institut, ni
les docteurs fameux dans les systèmes reçus, ne sien
accommoderaient.
Car ce moyen consisterait à reporter leurs yeux
vers la région où les signes sont fixes et parfaits, et
peuvent tout redresser comme les axiomes gou-
vernent nos calculs, et en rectifient les erreurs et ils
ne croient ni à cette région, ni à ces signes.
Il consisterait à ne regarder leurs propres signes, et
tout ce qu’ils emploient dans leurs discussions, que
comme l’enveloppe de ces signes fixes et parfaits : et
ils veulent que leurs propres signes en tiennent lieu
exclusivement, ou pour mieux dire, qu’il n’y ait que
leurs propres signes qui soient à là fois, la source, le
guide et le terme de la vérité. [339]
Il consisterait enfin à croire que toutes les sciences
sont bien, à la vérité, également susceptibles de
démonstration, mais ne sont pas susceptibles d’une
démonstration égale, et que chaque science a son
genre de démonstration qui lui est propre ; et ils vou-
312
LE CROCODILE
313
l’axiome que nous voulons exposer, ne sont pas réel-
lement connus de nous, et comme soumis à notre vue
intellectuelle ?
Je puis bien par une définition, si elle est juste,
faire naître et réveiller, jusqu’à un certain point, dans
un homme, l’idée de l’objet ou de la vérité que je veux
lui faire connaître. Mais si cet homme était remis à
lui-même, ce ne serait point uniquement par l’étude
des définitions qu’il arriverait, à la connaissance par-
faite de cet objet ou de cette vérité ; ce n’est point
par-là non plus que j’y serais arrivé moi-même ; et si
je ne m’en suis jamais approché de plus près, il me
sera impossible d’en avoir une idée nette, et encore
moins de la transmettre.
Ainsi la ressource des définitions suppose d’avance,
dans ceux qui voudraient s’en servir, la connaissance
certaine de ce qu’ils cherchent à obtenir par ces
mêmes définitions ; ainsi avant de s’appuyer sur les
définitions, il faudrait au contraire commencer par en
être très sobre, jusqu’à ce que nous fussions parvenus
à pouvoir en faire de régulières, en nous approchant
davantage, et nous naturalisant, pour ainsi dire, avec
les choses que nous voudrions définir.
C’est faute de cette précaution, qu’excepté dans
[341] les sciences exactes, les définitions ont tout
perdu ; et, même pourquoi les définitions n’ont-elle
pas nui autant aux sciences exactes, c’est que celles-
ci n’en ont pas besoin comme les autres sciences,
314
LE CROCODILE
316
LE CROCODILE
317
esprits, sur le triste état de l’homme en ce monde,
où, quoiqu’il ne soit, pas dans le pays des idées, néan-
moins la mesure de celles qui peuvent se [344] déve-
lopper en lui dépasse si souvent la mesure de ses
signes, et ne lui-laisse de ressource que le silence.
Cependant comment parer à cet inconvénient en
suivant la marche qu’on nous indique ? Et n’est-ce pas
de la part de l’institut nous exposer volontairement et
en pure, perte à cette invincible difficulté, puisque,
s’il fait dépendre de la perfection de nos signes la
perfection de nos idées, il faudrait que nous fussions
d’abord munis de tous ces signes parfaits avant de
songer à avoir des idées qui fussent admissibles ?
Mais que doit-il donc arriver, quand au lieu d’al-
ler puiser dans la source ces idées parfaites que nous
cherchons à former par le moyen de nos signes,
nous puisons dans une source inférieure et dans des
notions imparfaites ; que nous, en détachons toutes
les portions ;que nous les consacrons dans les mots de
nos langues, et que nous appelons cela les enrichir ?
Il n’y a personne qui ne soit en état de concevoir les
suites de cette marche désastreuse, et de répondre à
cette question.
Ce serait donc un abus de prétendre que nos lan-
gues factice, dénuées de leur mobile fondamental,
devinssent assez riches pour fournir autant de signes
que notre esprit fournit d’idées ; et cette richesse nous
deviendrait bientôt funeste.
S’il est un lieu où les langues suffisent à nos idées,
318
LE CROCODILE
319
Mais pour décider la question, il faudrait comparer
les idées diverses que ces mots renfermaient, avec les
idées que la civilisation et le prétendu perfectionne-
ment ont introduites dans nos langues modernes.
Peut-être qu’une seule de ces idées antiques ferait
pâlir toutes ces inventions fastueuses de notre futilité
et de notre néant, dont toutes nos langues sont inon-
dées. [346]
Peut être trouverions-nous que nous avons
échangé des idées sublimes, imposantes, et souverai-
nement majestueuses, contre une infinité d’idées de
moindre valeur, que nous avons affaiblies encore en
les détachant de leur foyer, et qui n’ont pris du bril-
lant qu’aux dépens de leur poids.
Peut être trouverions-nous que ces langues primi-
tives étaient plus près que les nôtres de la véritable
origine des langues, qui est autre que celle que les
doctes nous ont enseignée, en ne la puisant que dans
la nature brute des sauvages.
Peut-être que par cette raison ces langues primi-
tives étaient plus dans le cas de participer à toutes
les propriétés de leur source, et de pourvoir ensuite à
tous les besoins de notre esprit ; qu’elles étaient plutôt
des langues d’action et d’affection que des langues de
méditation ; qu’elles étaient plus parlées qu’écrites, et
que par cette vivante activité elles avaient une force et
une supériorité, qui appartiendra toujours à la parole
par préférence à l’écriture ; parce que, par ce moyen,
elles devaient faire sortir, d’elles-mêmes une chaleur
320
LE CROCODILE
321
confusions, au lieu de cette unité, de cette clarté, de
cette pureté qu’elles auraient eues, si nos esprits les
avaient conduites dans la région simple ; que par ce
moyen, plus nos langues, en se précipitant dans le
torrent, sont devenues fécondes en ornements fac-
tices, plus elles ont eu de moyens de développer les
erreurs, et les vices des hommes, sans fournir beau-
coup à la véritable nourriture de notre pensée ; et
qu’ainsi, lorsqu’elles nous ont paru devenir si riches,
c’est alors qu’elles devenaient réellement pauvres.
Car le vrai but de la richesse d’une langue est de
pouvoir réveiller, et les lumières et les vertus [348]
supérieures, dans ceux qui sont dans le cas de nous
entendre. Or, comme les langues sont des instru-
ments passifs, si nous voulons qu’elles jouissent dans
nos mains de ce sublime privilège, il faut que celui
qui les parle commence par se rendre riche dans ces
mêmes lumières et vertus supérieures que nos lan-
gues devraient communiquer. Et c’est ici particu-
lièrement qu’il faut se garder de prendre des sensa-
tions pour des idées, et toute espèce d’idées pour des
lumières et des vérités.
Il ne faut pas croire non plus que les langues sau-
vages, qui sont dépourvues des faux ornements
des nôtres, soient pour cela plus près de cette vraie
richesse dont nous parlons ; elles ne sont presque que
des langues animales ; elles sont enfoncées jusque
dans le limon du torrent, et elles s’élèvent encore
322
LE CROCODILE
323
terminerait que par une parfaite jouissance de mon
habitation.
Oui, l’idée n’est qu’un tableau mixte de clartés et de
ténèbres, qu’une espèce de petit chaos dans lequel la
lumière éclot et occasionne une affection supérieure
à l’idée même, comme les objets naturels développent
en nous des impressions qui nous ravissent plus que
ne le fait, la vue de ces mêmes objets, et comme les
sensations développent en nous une idée à laquelle
elles doivent céder le pas à leur tour.
Cette jouissance, ce sentiment, cette affection qui
est le terme de l’idée, et où l’idée nous fait atteindre,
n’a lieu que parce que nous arrivons par l’organe de
l’idée jusqu’à une région neuve, complète, calme,
lumineuse, qui rend le repos à [350] toutes nos facul-
tés, qui nous paraît douce après le travail laborieux
de notre pensée qui enfin semble s’harmoniser avec
nous, comme si elle nous était analogue, et qui, non
seulement attire notre admiration, par les trésors
qu’elle découvre à notre esprit, mais encore, nous fait
sentir pour elle, l’intérêt le plus attrayant, en s’iden-
tifiant, pour ainsi dire, avec nous, et en nous remplis-
sant d’un bonheur vif dont elle seule peut nous, don-
ner le sentiment, parce qu’elle seule en est le principe,
enfin parce qu’elle nous rapproche de ce que nous
pouvons appeler l’impression mère.
Car il y a sans doute aussi une impression mère,
comme nous avons vu qu’il y avait une idée mère ;
et de même que sans cette idée mère nous n’aurions
324
LE CROCODILE
325
idées saines et pures a la sienne, et que vu son rang et
sa supériorité, elle régnerait bientôt sur la langue de
nos idées même, ainsi que sur tous les mouvements
de notre être.
Si nous ne gouvernons pas assez bien nos idées
pour arriver à ce but consolant, nos écarts en ce genre
ne plaident pas moins pour le principe qui est, que le
terme de nos idées est une jouissance et une affec-
tion, soit louable, soit blâmable, et que nous ne pou-
vons jamais regarder l’idée même, comme servant de
terme à l’idée, puisque le signe ne se termine point
ainsi.
Mais pourquoi la jouissance et l’affection sont-
elles le terme de l’idée, et semblent-elles, en même
temps fermer le cercle de toutes les opérations de
notre esprit ? C’est que l’idée n’est que le signe et
l’expression du désir, ainsi que nous l’avons exposé
précédemment ; c’est que comme telle, elle doit nous
[351] ramener à son terme qui doit être analogue et
de la même nature que son principe ; c’est que son
principe étant le désir, son terme doit être d’autant
plus vaste et plus intéressant, qu’il est comme l’ac-
complissement et la possession de tout ce qui était
concentré et comprimé dans la violence du désir.
Pourquoi en même temps les jouissances les plus
sublimes et les affections les plus élevées, sont-elles
celles qui nous ravissent le plus, et pourquoi ont-
elles pour nous un charme si inexprimable ? C’est
qu’il n’y a que le désir pur et que l’affection vraie qui
326
LE CROCODILE
327
contre nature, paraisse si souvent stérile, ou n’offre
que des fruits sauvages et monstrueux qui ne peuvent
point transmettre la vie.
CONCLUSION
D’après ce qu’on vient de voir dans ce léger essai, il
suit que le signe, en dernier résultat, dérive du désir ;
que l’homme ne peut exercer complètement le com-
merce des signes qu’avec des êtres intelligents ; qu’il
ne peut se passer des signes pour le développement
de ses idées, soit dans la progression ascendante,
soit dans la progression descendante ; que ces signes
sont le fruit de l’idée, qu’ils la stimulent, mais ne la
créent point ; que dans la main de l’homme ces signes
l’ont égaré encore plus qu’ils ne l’ont servi ; que
quoique le secours des signes transmis par l’homme,
lui soit nécessaire pour le développement de ses
idées usuelles, il faut qu’il y en ait de plus fixes que
les siens, et qui ne dépendent point de sa conven-
tion ; que par [354] conséquent l’homme, séparé des
hommes, ne devrait pas sous ce rapport, se regarder
comme entièrement abandonné ; que tout le domaine
des idées doit passer par l’esprit de l’homme, comme
tous les germes doivent passer dans le sein de la
terre ; que tout est divisé dans l’univers et que nous
ne sommes point dans le pays des idées ; que la syn-
thèse est la marche de la nature, et serait également
la nôtre si nous n’étions pas dégradés ; que l’analyse
n’est elle-même qu’une synthèse partielle ; qu’il y a
328
LE CROCODILE
329
donne le germe de l’idée et que l’homme doit lui don-
ner la corporisation ; que l’influence des signes sur les
idées n’est que passive et de réaction, que celle des
idées sur les signes est active et génératrice ; que les
secrets que l’institut sollicite, et qu’on lui communi-
quera relativement au perfectionnement des signes,
ne nous mèneront point au terme, c’est-à-dire; au
sublimé de l’impression régulatrice à laquelle toutes
les pensées de l’universalité des hommes devraient
tendre, mais qu’ils ne nous mèneraient pas même au
moyen principal qui ici serait le perfectionnement de
nos idées ; que s’il pouvait avoir lieu, ce perfection-
nement des signes conventionnels, qui parait être le
seul objet de l’institut produirait et l’annihilation du
moyen principal qui est le perfectionnement de nos
idées et l’annihilation du terme qui est le sublime de
l’affection, puisqu’il s’emparerait de l’un et de l’autre,
et que l’un et l’autre ne peuvent subsister que dans
un air libre ; qu’enfin voilà les services que nous ren-
draient les sciences humaines, si leur propre aveu-
glément ne les arrêtait pas dans leur cours, et ne les
faisait pas marcher diamétralement contre le but
qu’elles se proposent. [356]
330
LE CROCODILE
CHANT 71 :
Suite de la description d’Atalante. Chaire de silence
331
jusqu’alors, et sur lesquels les yeux des assistants me
paraissaient tellement fixés, que sûrement le sommeil
n’avait aucun accès dans cette sublime école, comme
cela arrive si souvent dans les auditoires où l’on parle.
« Ces prodiges ouvrirent de nouveau mon esprit à
des connaissances dont les discours des savants, et les
leçons de tous les professeurs que j’avais entendus, ne
m’avaient jamais laissé soupçonner la moindre trace,
car elles m’apprenaient en réalité des principes et des
vérités actives, que ces discours et ces leçons scienti-
fiques semblent au contraire avoir bannis de l’enten-
dement ; aussi j’appris dans le même instant à évaluer
le prix de ces abusives et mensongères instructions.
« Je vous rapporterai point ici quelles sont ces mer-
veilles, et quelles sont ces connaissances, parce que
pour vous les rapporter il faudrait parler ; et comme
je ne les ai apprises que par le silence, je crois aussi
que ce n’est que par le silence que vous pouvez les
apprendre.
« Je crois que si les hommes, au lieu de se livrer à
la profusion de leurs paroles, comme ils le font tous
les jours, se livraient soigneusement à ce silence qui
a été si instructif pour moi, ils seraient naturellement
environnés des mêmes prodiges ; je crois enfin que,
[358] s’ils ne parlaient pas, c’est alors qu’ils exprime-
raient les choses les plus magnifiques du monde ; et
si les nations voulaient avancer le règne des sciences
et des lumières parmi elles, je crois qu’au lieu de
tous ces cours scientifiques qu’elles accumulent chez
332
LE CROCODILE
333
CHANT 72 :
Suite de la description d’Atalante.
Prédicateur dans un temple
335
une forme plus déterminée et un caractère plus
marqué.
« Peut-être aussi ces mêmes efforts, soit externes,
soit internes que l’orateur avait faits, étaient-ils vio-
lents pour avoir agi sur son physique et pour avoir
rendu son corps plus maigre, plus transparent et
plus diaphane que les corps des autres personnes que
j’avais déjà vues et qui n’étaient pas si outrageuse-
ment criminelles que lui ; et, en effet, il n’avait que la
peau sur les os. » [362]
CHANT 73 :
Suite de la description d’Atalante.
Double courant de paroles
337
d’ardeur ; car enfin en regardant l’inscription de cette
vilaine rue, je vis qu’elle s’appelait la rue des Singes ;
et je n’eus pas atteint la vingtième maison de cette
rue, que ce double courant de paroles qui m’y avait
conduit entra dans une porte au-dessus de laquelle je
vis écrit : l’hiérophante.
« Jugez de ma satisfaction. Je ne doutai point que
cet hiérophante ne fût ce même personnage dont
les paroles du médecin mourant m’avaient donné
quelques indices, et qu’ainsi il ne fût le même que je
venais de voir prêchant dans le temple. » [364]
CHANT 74 :
Suite de la description d’Atalante.
Demeure de l’hiérophante
339
daient aux paroles que j’avais lues dans l’intérieur de
l’hiérophante.
« Devant son fauteuil, il y avait une autre table
oblongue, aussi de fer, et sur cette table deux singes
de fer qui avaient chacun à chaque patte et au col une
chaîne de fer rivée sur cette table, ce qui faisait dix
chaînes ; devant ces deux singes de fer il y avait un
gros livre dont tous les feuillets étaient aussi de fer, et
que je pouvais remuer et lire à mon gré.
« J’y lus clairement les traités de différents émis-
saires des docteurs occultes avec plusieurs [366]
conquérants de la terre, et les horribles conditions
sous lesquelles ils leur livraient les nations de ce
monde. J’y lus celui qu’un de ces émissaires avait fait
avec l’hiérophante lui-même, les abominables moyens
qui lui avaient été confiés par cet émissaire, et les
promesses qui lui avaient été faites, s’il se conformait
à ses paroles. Mai j’y lus de fortes imprécations contre
Phérécyde, qui avait grandement contrarié les entre-
prises de cet hiérophante, et avait empêché plusieurs
personnes d’y prendre part.
« J’y lus que ces entreprises avaient pour but de
faire anéantir l’ordre de toutes choses, et d’établir
à sa place un ordre fictif, qui ne fût qu’une fausse
figure de la vérité. On devait renverser tous les calculs
connus depuis sous le nom de calculs de Pythagore,
et tellement les confondre que l’esprit le plus simple
et le mieux conservé ne pût jamais en retrouver les
traces.
340
LE CROCODILE
341
ter de partager à l’avenir le sort heureux ou malheu-
reux de ma patrie. » [368]
CHANT 75 :
Suite de la description d’Atalante.
Fin tragique de l’hiérophante
343
CHANT 76 :
Préparatifs hostiles contre la capitale et contre Éléazar
344
LE CROCODILE
CHANT 77 :
Rassemblement des génies aériens.
Trois d’entre eux transformés en soldats
345
et sombre. L’orage se forme, les éclairs brillent, le
tonnerre gronde ; des torrents de grêle et de pluie
tombent sur les parisiens, et les forcent de ses sau-
ver dans leurs maisons. C’est ce moment-là que les
ennemis aériens choisissent pour mettre fin à leur
entreprise.
Trois d’entre eux se transforment en soldats du
guet à pied ; et sous prétexte de demander des ordres
au lieutenant de police, qui se trouvait auprès d’Éléa-
zar, ils s’approchent et les séparent tous deux, afin de
pouvoir mieux agir contre Éléazar quand il sera seul.
[373]
L’un des trois se présente, le chapeau bas, à Sédir et
lui parle à l’oreille ; les deux autres investissent Éléa-
zar et veulent le renverser par terre, mais c’est lui,
au contraire qui, d’un simple regard, commence par
les remplir d’effroi et les faire tomber à la renverse.
Feignant alors d’être soumis, ils se glissent en ram-
pant jusqu’à lui, pendant qu’il tournait la tête d’un
autre côté, et s’entrelacent si bien dans ses jambes,
que dans un instant ils le renversent par terre et se
redressent sur leurs pieds.
Sédir, averti par le bruit, se retourne, et voyant
l’état où est son ami, il vole à son secours, appelant
à lui les deux soldats, qu’il était bien loin de soup-
çonner, tant l’homme retombe dans les manières de
voir ordinaires, quand la sagesse se plaît à le laisser
remis à lui-même : or, ces deux soldats étant eux-
346
LE CROCODILE
CHANT 78 :
Éléazar renversé se relève
348
LE CROCODILE
349
Quant à Rachel et au volontaire qui étaient plus loin
d’Éléazar et qui étaient affectés de deux manières,
ils ne purent éprouver aussi, par ce seul contact,
[377]qu’une légère partie de l’effet du remède, et ils
auraient eu besoin que la puissante poudre les appro-
chât elle-même, pour leur procurer un secours plus
efficace ; aussi, à leur grand regret, se trouvent-ils à
peu près dans le même état.
Cela n’empêche pas que le triomphant Éléazar,
traînant après lui ses trois prisonniers, ne reparaisse
auprès de son ami Sédir, et qu’il ne présente ainsi aux
yeux du peuple qui commence à revenir dans les rues,
ces signes merveilleux de sa victoire, aussi glorieuse
pour lui, qu’humiliante pour ses adversaires.
Hélas, courte victoire, et gloire passagère,
Vous n’offrez au vainqueur qu’une paix éphémère !
Et nous allons bientôt voir ses fiers ennemis,
Pour se venger, porter le deuil dans tout Paris. [378]
CHANT 79 :
Délibérations et décisions des ennemis aériens
350
LE CROCODILE
351
compagnons comme autant de pantins qu’il promène
à son gré, nous ne devons plus douter que ce ne soit
dans ce redoutable talisman que réside toute la magie
de ses pouvoirs. Nous n’avons plus besoin d’aller
chercher une nouvelle Dalila, pour découvrir par son
moyen en quoi réside la force de ce nouveau Samson.
Nous savons où réside cette force, et nous savons
par conséquent où doivent tendre nos coups pour la
détruire ; mon avis est donc que nous mettions en
usage tout ce que nous avons d’intelligence et de ruse
pour lui dérober ce trésor, qui est pour lui comme
un arsenal, comme une citadelle, ou plutôt comme
un monde tout entier ; étant bien sûrs que quand ce
talisman sera en notre puissance, nous n’aurons plus
rien à craindre et que nous ferons d’Éléazar tout ce
que nous voudrons. Et vous, mes chers compagnons,
si le zèle peut déterminer votre confiance, si l’hon-
neur que j’ai eu d’être le génie qui a présidé l’assem-
blée du [380] cap Horn, vous engage à croire que cette
confiance ne sera point mal placée ; enfin si l’envie
extrême que j’ai de vous être utile à tous peut vous
paraître un titre suffisant pour que votre choix tombe
sur moi dans cette périlleuse entreprise, prononcez,
vous n’en trouverez aucun parmi vous qui se dévoue
avec plus d’ardeur à votre gloire et à votre utilité. »
Haridelle ayant fini son discours, tous ses compa-
gnons le félicitent sur son zèle et sur son courage ; ils
adoptent les propositions qu’il a faites, et le nomment
leur délégué, d’une voix unanime. Bien plus, tous ses
352
LE CROCODILE
CHANT 80 :
Le désastre au comble
353
ment les nuages, et se précipite tout en feu, vers
le lieu où ses trois compagnons étaient menés en
triomphe par Éléazar.
L’éclair approche jusqu’auprès de la poitrine de
cet israélite, mais il ne peut l’atteindre, tant il sens
une force irrésistible qui s’y oppose : soudain l’éclair
fait un crochet, et s’en va frapper la basque de l’ha-
bit de Sédir, qui se trouvait près de son ami, et écou-
tait un très bref récit du combat soutenu contre les
trois [382] champions qu’il n’avait point vu. L’éclair
ne frappe que son habit, parce qu’il n’avait pas le
pouvoir de frapper sa personne. L’habit s’enflamme,
Sédir veut éteindre le feu, et en s’agitant il ne fait
qu’enflammer son habit davantage. Éléazar, entraîné
par l’envie d’être utile à Sédir et de le tirer du danger
qui le menace, s’élance vers lui, et d’un seul mouve-
ment de la main qui tient la boîte, il éteint le feu de
son habit et lui rend la tranquillité.
Mais bientôt Haridelle revient à la charge. Un
second éclair, vingt fois plus terrible que le premier,
vient mettre en feu toute l’atmosphère. Les trois
champions qui sont liés à l’écharpe d’Éléazar, excités
par le soufre qui s’exhale de toutes parts, s’agitent
de toutes leurs forces ; et par cette agitation ils font
tellement remuer le nœud de l’écharpe dans la main
d’Éléazar, qu’ils allaient peut-être lui échapper, s’il ne
se fût servi promptement de sa main droite pour le
resserrer.
Mais hélas ! l’heure fatale approchait où Paris allait
354
LE CROCODILE
355
malgré les précautions qu’il a prises, puisse tenir si
aisément cette boîte dans ses mains. Elle avait en
elle-même une si grande activité, et un si grand feu,
qu’elle aurait eu bientôt volatilisé le mercure, et fondu
le plomb dont il s’était armé, et enfin l’aurait violem-
ment brûlé lui-même, s’il l’eût tenue longtemps de
suite dans la même main. Aussi était-il obligé de la
transporter continuellement d’une main dans l’autre,
de l’agiter même, et de la faire sautiller quand il la
tenait, comme on le voit faire à ceux qui veulent por-
ter dans leur main des charbons ardents. [384]
C’est même pour cela qu’il ne put jamais l’ouvrir,
quoiqu’il y essayât de son mieux, afin de s’emparer
de la poudre qui était dedans et de la jeter au vent ; ce
qui l’eût garanti lui et les siens pour jamais, à ce qu’ils
croyaient, de toute défaite et de toute danger. [385]
CHANT 81 :
Triomphe d’Éléazar
356
LE CROCODILE
357
cette douleur l’affectait tellement qu’il ne lui venait
dans l’esprit aucune idée, aucune clarté, et son génie
ne lui suggérait ni moyen, ni ressource pour l’aider à
ranimer ses forces ; tant est certaine cette vérité, que
la pensée ni la lumière ne sont à nous, et qu’aussi-
tôt que la source qui nous les communique se retire
de nous, l’aveuglement et l’impuissance sont notre
partage.
Mais cet état de ténèbres et d’angoisses ne pou-
vait avoir qu’une durée limitée, parce que l’homme
juste ne peut jamais être abandonné pour toujours,
et que si la sagesse permet qu’il fasse quelquefois la
triste expérience de sa misère, et des dangers dont
il est environné, elle désire encore plus ardemment
de le dédommager au centuple, en lui rendant tous
les charmes de sa douceur divine, et de ses virtuelles
consolations. [387]
En effet, les désirs d’Éléazar étaient si purs, qu’il
sentit bientôt renaître en lui un germe d’espérance.
Cet heureux changement lui fut annoncé par l’étoile,
ou la femme tartare, qui se montra dans les airs pour
le soutenir et lui faire voir qu’elle était fidèle à sa pro-
messe. Ce témoignage sensible et ce germe d’espé-
rance qu’il sentait renaître en lui, raniment son cou-
rage et donnent une nouvelle force à ses désirs. Il se
concentre alors dans son être intérieur le plus intime,
et rassemblant toutes ses facultés, il représente à
l’invisible sagesse, par les doux mouvements de son
âme, combien la gloire de la vérité est intéressée à
358
LE CROCODILE
359
qu’ils ne connaissent que les mouvements brusques
et bruyants, ce qui fait qu’il n’y a pas d’illusions dont
ils ne soient susceptibles. [389]
CHANT 82 :
Éléazar marche à d’autres travaux
361
sant voyageur (en parlant à Ourdeck), me permettre
encore de vous exposer à d’aussi grands travaux que
ceux qui m’attendent. Mais je [391] n’ai point non
plus de limites à vous prescrire, ni d’ordres particu-
liers à vous donner ; seulement je vous engage à me
soutenir comme vous l’avez fait par tous vos moyens
intérieurs. Pour vous, Monsieur (en parlant à Sédir),
vous qui avez déjà été admis dans la carrière, venez
la poursuivre ; elle nous apprendra elle-même si elle
vous permettra de la remplir jusqu’au bout, ou bien
quand il faudra vous arrêter. »
Sur-le-champ, il se sépare de Rachel et du volon-
taire qui le quittent avec de vifs et tendres regrets, et
il emmène avec lui le vertueux Sédir.
Rachel et le volontaire, qui souscrivent en soupi-
rant à cette séparation, sont cependant satisfaits de
se trouver ensemble, ayant tant de motifs réciproques
de s’intéresser l’un à l’autre ; motifs qui s’étaient
tant accrus par l’événement du psychographe, et par
le peu d’entretiens qu’ils avaient déjà eus sur ce qui
s’était passé sous leurs yeux, et sur l’histoire souter-
raine d’Atalante.
Ourdeck, toujours plein du souvenir de Madame Jof,
ne peut s’empêcher de demander à Rachel ce qu’elle
en pense ; d’autant que depuis sa très extraordinaire
apparition, il n’en avait plus entendu parler.
Rachel fait un petit sourire et lui dit : « Heureux
mortel ! vous avez fui ce qui vous cherchait, main-
tenant cherchez ce qui vous fuit. Cette personne
362
LE CROCODILE
363
d’après tant de prodiges, vous devez avoir aux dons
d’Éléazar.
Ourdeck s’éloigne donc sans répliquer ; cette sépa-
ration lui paraît néanmoins excessivement pénible ;
tant il sent augmenter son solide attachement pour
cette intéressante femme. Mais il est payé de [393]
retour, c’est là ce qui le soutient ; il part avec l’inten-
tion de faire de son mieux pour répondre aux tendres
sollicitations de Rachel ; et Rachel reste constamment
dans Paris pour y remplir les vues de son respectable
père.
CHANT 83 :
Instruction d’Éléazar à Sédir
365
« Je n’ai dons pas besoin de m’étendre davantage
pour vous faire comprendre la vraie source de mon
secret ; et cependant je n’attends que le moment où je
serai dispensé de le mettre en usage, et où je pourrai
agir moi-même directement par ce don naturel qui
est dans tous les hommes. Car je ne pourrai sans cela
terminer les énormes travaux qui nous restent à faire
pour sauver la capitale. J’ai bien pu, au moyen de mes
dons accessoires, combattre en votre présence les pro-
jets sinistres et occultes du [396] grand homme sec
et de ses compagnons ; j’ai pu arracher le volontaire
Ourdeck du sein du crocodile et le faire revenir sain et
sauf d’Atalante dans le même moment où il a éprouvé
une si grande secousse dans la cave de l’hiérophante ;
j’ai pu forcer le crocodile à vomir les deux armées,
quoique ni le volontaire, ni vous ne sachiez encore
ce qu’elles sont devenues, et que j’e n’aie pu tout de
suite les rendre à leur patrie, puisque le crocodile a
eu encore une retraite à leur fournir malgré moi ; j’ai
pu détruire les pièges de nos ennemis aériens à plu-
sieurs reprises, et leur arracher ce qu’ils auraient eu
tant de désir de conserver.
« Mais toutes ces choses ne sont que de faibles
entreprises, en comparaison de ce qui nous reste à
faire ; car tous ces obstacles que nous avons surmon-
tés ne sont que des obstacles secondaires et infé-
rieurs ; tant que nous n’aurons pas vaincu et subjugué
non seulement le crocodile lui-même, mais encore les
366
LE CROCODILE
367
et soumettre ce furieux monstre qui répand tant
d’alarmes dans ma patrie ! Car c’est une chose bien
surprenante que le pouvoir dont ses criminels adhé-
rents sont revêtus ! Quand même je n’aurais pas les
connaissances que vous m’avez données de leurs
secrets, je ne pourrais me dispenser de croire qu’ils
sont sûrement dirigés et protégés par une puis-
sance extraordinaire. Depuis le commencement de
la révolte, tous mes espions ont été mis en campagne
contre eux ; ils les ont vus, ils leur ont parlé, et jamais
ils n’ont pu parvenir à les arrêter.
« Dites-moi en quoi je puis vous aider dans votre
[398] grande entreprise, cher Éléazar, parlez. Faut-il
traverser les mers ? Faut-il parcourir le globe entier ?
Faut-il, comme l’ont fait nos deux armées, pénétrer
de nouveau au centre de la terre ? Je suis prêt à tout,
il n’est rien que je n’entreprenne pour être utile à
mon pays, et pour renverser les projets iniques des
méchants. D’ailleurs, c’est le seul moyen qui me
reste de rendre quelque service à la capitale, dont le
soin m’est confié ; ma présence lui est comme inutile
puisque je n’ai point d’aliments à lui procurer pour
apaiser sa faim, ni de soldats à faire marcher pour
prévenir ses désordres. Faut-il que nous voyions ainsi
périr nos chers concitoyens sans pouvoir les soula-
ger ? Non, non, cet état cruel ne peut plus durer sans
nous avilir, et dussé-je périr dans mon entreprise,
j’aime mieux chercher la mort que de l’attendre ; vous
avez réveillé en moi des principes dont les germes
368
LE CROCODILE
369
point, et nous ne pourrons manquer de couronner
notre œuvre par les succès les plus glorieux ; car,
depuis vos dernières paroles, j’en sens naître en moi
tous les indices. Il n’est point nécessaire que vous
parcouriez le globe, ni que vous passiez les mers :
du lieu où nous sommes, nous pouvons accélérer
notre entreprise, et peut-être même commencer à en
recueillir des fruits. » [400]
CHANT 84 :
Sédir séparé d’Éléazar par un ouragan
371
CHANT 85 :
Observation
(Pour moi, cher lecteur, je ne puis pas vous assurer non plus
si c’est en songe ou en réalité que lui ont été faits ces récits
que vous verrez dans les chants suivants.
Car je suis trop soumis, trop fidèle à ma muse,
Pour dire, sous son nom, un mot qui vous abuse ;
D’autant que sur l’article, elle convient tout bas,
Avec sincérité, qu’elle ne le sait pas.
Écoutez donc tout bonnement ce que cette figure humaine,
réelle ou non, vint dire à Sédir, pendant qu’il était endormi, ou
pendant qu’il était éveillé, ou pendant qu’il n’était ni l’un ni
l’autre.) [403]
CHANT 86 :
Discours instructif d’un inconnu.
Annonce des deux armées
372
LE CROCODILE
373
même elles se déterminent à en venir à l’abordage ;
dans l’instant on voit ces énormes sphères s’appro-
cher et se choquer avec un bruit épouvantable.
« Mais ce moyen remplit mal l’objet et la vengeance
des combattants ; car ces astres étant élastiques et
remplis d’air, comme tous les corps qui nagent, il
arrivait de leur choc un résultat tout contraire à
celui qu’en attendaient les deux armées ; en effet, en
s’abordant avec violence, ils développaient mutuel-
lement leur élasticité, et se renvoyaient les uns les
autres à des distances incommensurables. C’est sans
doute cette élasticité, que vos physiciens n’ont jamais
pu pénétrer, qui [405] conserve la forme de tous les
corps de l’univers, puisque sans elle ils se détrui-
raient ; et c’est elle qui a su mettre ici une borne à
la fureur des mortels. Aussi a-t-elle donné le temps à
Éléazar de suspendre encore pour un moment les des-
seins meurtriers des deux armées. » [406]
CHANT 87 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Les sphères
374
LE CROCODILE
375
arts et les métiers, enfin des signes pris dans toute la
nature et parmi toutes les inventions des humains.
« J’y voyais non seulement tous ces emblèmes, mais
j’y voyais des hommes occupés aux divers emplois et
aux divers travaux que ces emblèmes indiquaient. J’y
voyais des guerriers, des artistes de tout genre, des
docteurs à sciences secrètes que des curieux venaient
consulter, espérant en apprendre le sort de leur vie
matérielle, tandis que l’homme d’un vrai désir a en
lui le pouvoir de connaître et de fixer la vie de son
esprit.
« J’y voyais des somnambules, et même aussi des
personnes dont l’esprit était aliéné, et je voyais que
leur état pouvait tenir à deux causes : l’une le déran-
gement physique de leurs organes qui occasionnait à
leur être pensant, ou une privation, ou une contrac-
tion ; l’autre qui tenait à la prédominance que ces per-
sonnes laissaient prendre en elles à une [408] affec-
tion déréglée. Car, s’il y a des démences involontaires,
il y en a encore plus qui sont le fruit du faux usage
de la liberté de l’homme. Voilà pourquoi, toute pro-
portion gardée, on voit moins de fous dans la classe
humble et laborieuse des hommes que dans la classe
élevée et oisive.
« J’y voyais des mathématiciens tracer continuelle-
ment des figures et des chiffres, pour percer par eux-
mêmes dans des vérités scientifiques, dans lesquelles
ils ne pourront jamais pénétrer, sans le guide caché
qui est en eux-mêmes. Je les voyais abuser des plus
376
LE CROCODILE
377
« J’y voyais des personnes représentées auprès d’un
fourneau d’alchimiste, et se donnant beaucoup de
soin autour de leur vaisseau. J’y voyais tous les instru-
ments qui entrent dans un laboratoire ; mais à côté de
ces alchimistes grossiers, qui ne passent que pour être
des ignorants parmi leurs confrères, j’en voyais qui
s’annonçaient pour être des alchimistes de la classe la
plus instruite et la seule qui fût dans la vérité, parce
qu’ils ne se servaient pas de charbon. J’y voyais des
hommes avides environner ces savants alchimistes, et
dévorer des yeux les trésors qui leur étaient promis ;
pendant que la seule alchimie et les seuls trésors qui
soient véritablement utiles pour nous, c’est la trans-
mutation ou le renouvellement de notre être.
« J’y voyais des foules d’auteurs qui, n’écrivant
pas pour la gloire de la vérité, et ayant cessé de la
prendre pour guide, n’avaient plus laissé leur esprit
ouvert qu’à leur gloire personnelle, et à tous les
tableaux mêlés et confus qui pouvaient se présenter
pour le remplir. Aussi je voyais toutes ces sources
[410] secondaires ou étrangères à cette vérité entrer
comme une inondation dans leur pensée.
« J’y voyais toutes les notions qui sont éparses
et subdivisées en mille manières dans la région des
étoiles et dans tout l’univers entrer à la fois en eux,
et se transformer en une masse informe, d’où ces
mêmes notions sortaient ensuite sans ordre de leur
esprit, et delà passaient dans leurs livres ; c’est là
ce qui a été présenté physiquement aux académi-
378
LE CROCODILE
CHANT 88 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Correspondances
379
que je puis tout voir. Je puis également tout com-
prendre. Je viens donc non seulement comme avant-
garde des deux armées, mais aussi pour vous commu-
niquer l’intelligence de ce que j’ai vu dans les astres ;
ce sont là les prémices des bienfaits que vous rece-
vrez à l’avenir, en récompense du zèle que vous avez
témoigné à Éléazar pour la vérité, et pour le salut de
votre patrie.
« Sachez donc qu’en effet tout ce qui se passe ici-bas
parmi les hommes dans l’ordre des choses externes,
est figuré sur la surface de toutes les sphères qui cir-
culent dans les cieux, et que tout ce que les hommes
opèrent avec tant de soin, tant d’importance et tant
d’orgueil, est représenté depuis le commencement
des temps sur l’enveloppe de ces mêmes sphères qui
sont véritablement recouvertes de tous ces signes,
comme votre peau est couverte de petits sillons et de
petites étoiles dont l’arrangement et la symétrie se
varient à l’infini. [412]
« Ces sphères roulant continuellement dans les
cieux, pressent le cerveau des hommes et y gravent
l’espèce d’impression dont la figure tracée sur l’astre
se trouve dirigée vers eux pour le moment ; puis, en
continuant leurs cours, elles y gravent une autre
impression, parce que c’est une autre figure qui se
présente par une suite de la rotation de l’astre.
« Par cette même loi de la rotation des astres, il
arrive que les mêmes points de pression reviennent
à des époques fixes et opèrent les mêmes impres-
380
LE CROCODILE
381
malgré lui, au milieu de toutes les allégories qu’il
vous a débitées.
« Quand même on ne compterait pas ces influences
pour ce qu’elles sont, on devrait peut-être avoir plus
d’indulgence que l’on n’en a pour les vices et les pas-
sions des hommes, puisque ces mêmes vices et ces
mêmes passions se trouvent également écrites sur
les surfaces des corps célestes, et que c’est par ces
mêmes empreintes que se dirigent les révolutions
des empires et les désordres des individus ; ce qui fait
que, pour peu qu’on jette les yeux sur ces sphères,
on peut lire, comme dans des annales très suivies,
toute l’histoire des peuples, depuis le commence-
ment du monde jusqu’à sa fin, les guerres, les mas-
sacres, les bouleversements des nations, les œuvres
cachées que les magiciens, les astrologues, les alchi-
mistes ont opérées et opèrent tous les jours en secret
chez les rois, les empereurs, même chez ceux qui, par
leur loi religieuse, sont tenus d’abjurer ces sortes de
sciences : toutes choses qui ne sont que comme des
paroxysmes naturels de la fièvre morale à laquelle
tous les humains sont en proie.
« Mais si les hommes se servaient un peu davan-
tage de leur intelligence, et qu’ils écoutassent un peu
[414] plus attentivement ce qui se passe en eux, ils ne
seraient plus fondés à réclamer cette indulgence, car
non seulement on ne pourrait plus excuser leurs vices
et leurs passions, mais même on ne pourrait plus
382
LE CROCODILE
CHANT 89 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Oppositions
384
LE CROCODILE
385
la vie et la science qui sont vos éléments primitifs et
votre nature originelle.
« Ce point est suffisant pour votre instruction [418]
particulière, si vous savez mettre à profit ce que je
viens de vous apprendre. Mais j’y dois joindre encore
de nouvelles connaissances, en vous achevant le récit
de ce qui s’est passé par rapport aux deux armées,
dans les régions astrales d’où je suis censé descendu. »
[419]
CHANT 90 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Commotions.
Les deux armées en route
CHANT 91 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Effet du séjour des deux armées dans les astres
387
ment à l’homme, soit depuis qu’il demeure sur cette
surface terrestre, soit avant qu’il y fît son habitation.
Ces vérités sont que l’homme ne saurait veiller avec
trop de soin sur le maintien de son être essentiel,
et sur la culture et le développement de ses facultés
supérieures et régulières, puisque la négligence à
laquelle il peut se livrer sur ce point a tant d’influence
sur ceux qui habitent le même cercle que lui, qu’il lui
est possible de les entraîner dans les funestes suites
de son aveuglement.
« C’est ce qui vous a été montré par cet étonnant
prodige, où le crocodile a non seulement avalé l’armée
des révoltés, mais même a avalé aussi [422] l’armée
qui cherchait à défendre la bonne cause, et c’est ce
que vous voyez se répéter tous les jours sur la terre.
« Mais c’est dans cette loi même que se trouve aussi
le remède à tant de maux, puisque c’est elle qui fait
sortir en même temps toutes les bonnes qualités des
hommes de bien, et qui sont avides de la justice.
« C’est ainsi que si le premier homme coupable
fut englouti dans un abîme avec ses vices, il y fut
englouti aussi avec ses vertus, et que l’éternelle rai-
son des choses trouva moyen par là de faire filtrer
jusqu’à lui un universel régulateur, qui le remit dans
les voies passagères de la rectification, ou dans les
voies astrales, en attendant qu’il montât plus haut.
« Éléazar a retracé cette primitive délivrance de
l’homme, en arrachant les deux armées du sein du
crocodile, et en les lui laissant lancer jusque dans les
388
LE CROCODILE
389
c’est un prodige aujourd’hui quand, sur des millions
d’hommes, il en échappe un à la main désastreuse qui
s’est étendue sur toutes les puissances astrales, par
lesquelles la nature est gouvernée.
« Aussi vous voyez sur la terre à quel petit nombre
se réduisent ceux qui se conservent intacts parmi les
hommes ; quel est au contraire le nombre immense
de ceux qui, au lieu de faire tourner à leur profit et
à leur restauration ces mêmes puissances astrales et
régulatrices de votre globe, ne les emploient qu’à leur
propre perte, ou s’en laissent dominer comme des
esclaves aveugles et insensés, ou même se rendent
le jouet méprisable et honteux de l’avide et cruel
ennemi qui cherche sans [424] cesse à neutraliser ces
puissances, pour y substituer les siennes, et qui n’y a
que trop souvent et trop bien réussi.
« Quoique les heureux effets de ces puissances
astrales et restauratrices fussent plus communs
autrefois qu’ils ne le sont devenus depuis, je ne vous
cacherai pas que les pouvoirs d’Éléazar leur ont rendu
dans la circonstance actuelle une partie de leur effi-
cacité primitive, dont les favorables résultats se sont
fait sentir dans les deux armées.
« Mais par une suite de ce droit imprescriptible que
la liberté des hommes leur laisse en partage, les indi-
vidus de ces deux armées n’ont pas fait tous un égal
usage de ces avantages que les pouvoirs d’Éléazar leur
procuraient ; néanmoins, les fruits en ont été assez
abondants, pour qu’il ait lieu de ses féliciter de son
390
LE CROCODILE
CHANT 92 :
Sédir se retrouve auprès d’Éléazar.
Effets de la puissance d’Éléazar
392
LE CROCODILE
393
CHANT 93 :
Sédir rempli de joie par un signe inattendu
394
LE CROCODILE
395
et moi sommes unis pour travailler, chacun selon nos
moyens, à la plus glorieuse des entreprises, je ne peux
pas recevoir de l’avancement, sans vous y faire par-
ticiper, selon la mesure qui vous est propre ; recevez
donc de ma main cette boîte précieuse. Vous avez vu
les prodiges nombreux qui se sont opérés par cette
poudre plus précieuse encore qu’elle renferme. Vous
en connaissez la composition. Vous connaissez en
grande partie la manière de vous en servir. Plus vous
vous exercerez, plus vous vous perfectionnerez dans
cette connaissance. Quoique j’aie à agir secrètement
en chef dans l’œuvre qui se prépare, vous avez à agir
plus ostensiblement que moi par votre place ; et le
présent que je vous fais est en même temps la récom-
pense de votre zèle, et un puissant appui pour vous
dans le combat.
Sédir, au comble de joie, est attendri jusqu’aux
larmes, en recevant cet incomparable trésor, sur
lequel il était loin de former même le moindre projet.
Touché de reconnaissance, tout rempli encore de la
vue du majestueux personnage qui venait de dispa-
raître, mais brûlant d’ardeur de poursuivre l’œuvre
qui les appelle, il embrasse Éléazar. Puis tous deux
serrent le pas, et sont bientôt arrivés dans ce lieu déjà
si fameux par les grands faits que le crocodile y a opé-
rés. [432]
396
LE CROCODILE
CHANT 94 :
Les deux armées paraissent dans les airs
CHANT 95 :
Le crocodile met son armée en bataille
397
reçu du crocodile. Ils y furent témoins de l’arrivée de
l’armée des révoltés qu’ils soutenaient, et ils y virent
prendre pied à tous les individus qui la composaient.
Mais aucun d’eux, ni de tous ces individus, ne
s’était aperçu de l’arrivée de l’armée patriote ; tant
était grande et puissante la main qui veillait sur la
bonne cause. Celui d’entre ces individus qui sortit du
globe rouge et brun était le fameux Roson, ce général
rebelle, dont le nom signifie chef d’iniquité, et qui à
lui seul avait peut-être fait plus de maux à la capitale,
que l’armée toute entière.
Les deux mauvais personnages et lui resserrèrent
plus étroitement que jamais leur union ; et dans l’ins-
tant ils le mirent au fait de toutes les merveilles qui
s’étaient passées pendant son absence. D’ailleurs ils
se trouvèrent bientôt liés par les mêmes fonctions et
par le même esprit qui soufflait tous ces désastres :
car à peine Roson [434] eut-il mis pied à terre, lui
et sa troupe, que le crocodile parut lui-même sur le
terrain, sous la figure d’un général d’armée, avec un
superbe uniforme, chapeau orné d’un grand panache,
le bâton de commandant à la main, et monté sur un
magnifique coursier.
Il appelle à lui ses trois agents ; il se les attache
comme aides de camp, et leur fait promettre par ser-
ment de ne le jamais abandonner ; il les laissa à pied,
et ne leur fournit point de monture, quoiqu’il fût
lui-même sur un très beau cheval. Mais pour qu’ils
puissent aisément le suivre dans tous ses mouve-
398
LE CROCODILE
399
loin ; mais il ne soupçonnait pas qu’il s’était en effet
porté jusqu’auprès de lui, jusqu’au nez de son cheval,
et que dans un moment il allait éprouver la puissance
de ce redoutable adversaire ; car ses yeux étaient frap-
pés de l’aveuglement qui devait le conduire à sa perte.
En effet, pendant que le nouveau général avait
ainsi préparé l’armée rebelle, l’armée des bons fran-
çais avait d’abord été jointe par Sédir et Éléazar. De
tant loin que cette armée patriote avait aperçu Sédir,
elle avait jeté des cris de joie et fait voler ses cha-
peaux en l’air. Lorsque Sédir s’approcha, les cris de
joie redoublèrent ; et il ne put lui-même s’empêcher
de laisser paraître toute sa satisfaction, et en même
temps beaucoup d’attendrissement, en voyant de
braves citoyens qui, par une suite de leur dévouement
à la patrie, ont éprouvé tant de fatigues, et toutes ces
aventures extraordinaires, que chacun à l’envi veut
s’empresser de lui raconter.
« Vous pouvez vous en dispenser, leur dit-il, en
leur montrant Éléazar ; voilà un ami précieux, qui par
son entremise m’a fait connaître tout ce qui vous est
arrivé, depuis le moment où vous avez été avalés ici
par un crocodile, jusqu’à celui où vous avez été aspi-
rés par ce monstre, de dessus les astres, dont vous
descendez dans l’instant. Cet ami ne me quitte plus ;
et il vient m’aider lui-même à couronner tous vos tra-
vaux ; vous ne pouvez avoir sur la terre un appui plus
solide, et un ami plus essentiel. Je n’ajouterai rien
de plus pour le moment : le temps presse ; vous n’en
400
LE CROCODILE
CHANT 96 :
Transformation du crocodile
401
près de l’armée rebelle, à l’insu de son orgueilleux
général, et cela peu de temps après l’instant où il
venait de se vanter d’avoir recouvré la parole. Éléa-
zar, sans se laisser voir encore, lui dit : Si tu as recou-
vré la parole, tu ne la conserveras pas longtemps ; et
il est aussi vrai que tu vas la perdre, qu’il est vrai que
cette main va se fermer devant toi.
À l’instant, l’orgueilleux général recouvre la vue ;
Éléazar et Sédir avancent leur main ouverte, et la
ferment devant ses yeux. Sur-le-champ les lèvres du
général se trouvent closes sans pouvoir les ouvrir. La
rage se peint sur sa figure, et la fureur s’empare de
tous ses mouvements. Ses aides de camp participent
à sa rage, à sa fureur, ainsi qu’à sa honte, et sont tous
aussi muets que lui parce qu’il les a liés à son sort,
en les liant à sa personne. Dans son transport, il veut
s’élancer avec son cheval sur ses deux adversaires. Il
fait des gestes à son armée pour [438]] lui ordonner
de les envelopper ; en effet le général fait un mouve-
ment en avant, et les ailes de l’armée s’ébranlent pour
s’avancer en demi-cercle.
Mais Éléazar et Sédir lui disent à la fois, et cela sans
parler : « Tu te trompes si tu crois l’emporter sur nous
et sur l’œil vigilant qui nous sert de guide. Tu n’es pas
encore au terme de tes humiliations. Ce n’est point
assez que nous t’ayons ôté la parole, il faut aussi que
nous t’ôtions ton déguisement : car ne crois pas nous
en imposer par ta forme d’homme et par ta pom-
peuse parure ; nous savons ce qui est renfermé sous
402
LE CROCODILE
404
LE CROCODILE
CHANT 97 :
Mouvements convulsifs du crocodile
405
un fracs horrible, et cependant les trois aides le camp
s’élèvent avec lui et ne l’abandonnent point ; tantôt
il tourne comme n’ayant plus ses sens, autour de cet
endroit si redoutable pour lui et qu’il a tant différé
d’approcher, et cependant au milieu de ces tournoie-
ments, les trois aides le camp le suivent partout et
ne l’abandonnent point ; et l’on peut dire que jamais
combattants n’ont porté plus loin la constance et la
sérénité contre la mauvaise fortune et un sort aussi
menaçant.
Mais enfin l’heure fatale avance ; Éléazar, Sédir et
l’homme invisible dirigent de loin tous trois [442]
ensemble un violent souffle vers l’endroit préparé.
Ourdeck, brûlant d’impatience, mais plein de doci-
lité pour les respectables personnages qu’il voit à
l’œuvre, fait intérieurement des vœux ardents pour
leur succès. Rachel, qui est toujours dans Paris pour
concourir à sa préservation, éprouve un mouvement
secret, occasionné par ce puissant souffle ; son cou-
rage et son zèle prennent encore par là un nouvel
accroissement ; la femme tartare se montre sous sa
figure d’étoile, comme elle avait déjà fait deux fois ;
et on ne peut douter que la société des Indépendants,
ayant à sa tête la fameuse Madame Jof, ne fût aussi en
activité. Comment la bonne cause, aidée de tous ces
moyens, pourrait-elle manquer de prendre de plus en
plus un favorable aspect ?
En effet, dans l’instant, l’endroit préparé s’ouvre,
l’air de l’atmosphère s’y précipite avec une force et
406
LE CROCODILE
CHANT 98 :
Vomissement extraordinaire du crocodile
407
avaient ajouté à cette perpendiculaire la forme d’une
bouche ouverte ayant une langue ; mais que bientôt
après, elles avaient pris pour forme une bouche fer-
mée et sans langue, et que finalement cette bouche
fermée et sans langue qu’elles avaient prise, était
devenue double. [444]
Ces deux lettres, en sortant du monstre, répan-
dirent une forte odeur arsenicale, et produisirent
sur le champ un être vivant qui avait premièrement
deux têtes humaines, dont l’une était immobile,
et dont l’autre tournait toujours ; secondement un
corps tout velu, dont chaque poil était un insecte ou
un vers ; et troisièmement une queue composée d’un
mélange confus de tous les métaux, ce qui fit croire
que ces deux lettres étaient à la fois le moulinet et
le coagulateur des pensées des hommes, l’ennemi né
de toute corporisation régulière, et le minéralisateur
métallique universel. Cet être vivant qu’elles avaient
produit, et qui n’était formé que de vapeurs, passa
rapidement sur le gouffre ouvert, et s’évapora dans
l’atmosphère. [445]
CHANT 99 :
Punition du crocodile
408
LE CROCODILE
CHANT 100 :
Fruits de la victoire
409
qu’une famille de frères. Après avoir donné cours à
ces doux mouvements de leur cœur, chacun reprend
ses armes, et les deux armées n’en font plus qu’une ;
car l’armée ci-devant rebelle ne veut plus qu’on la
distingue de l’autre, et elle ne reprend ses armes que
pour les porter dans les dépôts qu’on lui désignera.
Les trois aides le camp se réveillent dans le même
instant ; ils sont remplis d’effroi de ne plus voir le cro-
codile, et couverts de honte en se voyant abandonnés
par leurs propres partisans, et livrés au pouvoir de
leurs ennemis. [447]
Ces tableaux joints à la défaite du monstre,
pénètrent Éléazar et Sédir d’une sincère reconnais-
sance pour l’être puissant qui les a si bien assistés
dans les travaux qu’ils viennent de supporter ; et par
un accord tacite de leur foi, ils satisfont à ce que la
piété de leur cœur exige. L’homme invisible leur
donne même secrètement à l’un et à l’autre de nou-
veaux signes de sa présence, et insinue à Sédir inté-
rieurement que, depuis qu’il avait si bien montré sa
confiance et son dévouement à la bonne cause, il ne
cesserait de multiplier ses faveurs pour lui, comme il
l’avait fait depuis longtemps pour Éléazar.
Le volontaire Ourdeck ne tarda pas à venir se
joindre à eux, et à leur peindre de son mieux toutes
les satisfactions qu’il éprouve, de les avoir vu triom-
pher si glorieusement ; il n’a qu’un regret, c’est que sa
chère et respectable Rachel ne soit pas témoin de ces
410
LE CROCODILE
411
CHANT 101 :
Les désirs d’Ourdeck accomplis
412
LE CROCODILE
413
savez que l’homme est encore plus curieux de nou-
velles, que de l’itinéraire de ceux qui les portent.
On vit, au sommet des cheminées, quelques têtes
un peu couvertes de suie, et chantant les chansons
d’usage parmi nos savoyards en pareille circonstance,
et la jeune vierge dit : Ce sont quelques poètes qui,
n’ayant pas pu trouver de place dans le temple de
mémoire, ont mieux aimé y servir comme ramoneurs
et s’y faire entendre en cette qualité, que de rester
ignorés, et dans le silence.
On vit dans les caves, par les soupiraux, quelques
personnages en longues robes, enseignant à des
oiseaux en cage à prononcer des noms très fameux, et
la jeune vierge dit : Ce sont des philosophes qui n’ont
pas eu par eux-mêmes le moyen d’obtenir des places
dans le temple de l’immortalité, et qui ont mieux aimé
se faire célébrer par des êtres sans intelligence, que
de demeurer inconnus, et de ne pas faire parler d’eux.
On vit que les murs de ce temple étaient pleins de
crevasses, par les eaux que la dégradations des toits y
laissait parvenir, et on vit en même temps des hommes
portant du mortier sur leurs épaules, et montant à
de longues échelles pour aller remplir ces crevasses ;
mais ils montaient si lentement que le mortier était
sec avant qu’ils fussent arrivés, et il [452] retombait
à terre lorsqu’on voulait l’employer, et la jeune vierge
dit : Ce sont des docteurs, qui ayant passé leur vie
dans les vaines sciences des hommes, croient encore
être utiles ici, par cet humble et stérile emploi, plu-
414
LE CROCODILE
415
lui comme pour eux une source inépuisable de féli-
cités inconnues aux alliances vulgaires ; que le ver-
tueux Sédir, en cultivant soigneusement la connais-
sance de ses délicieux amis, sut à la fois augmenter et
partager le bonheur dont ils jouissaient, et qu’enfin
lui, Rachel et Ourdeck furent aussi admis par la suite
dans la société des Indépendants, qu’ils en furent un
des principaux ornements, et qu’ils y vécurent dans
une liaison intime et habituelle avec Madame Jof, et
même avec le Joaillier ou l’homme invisible qui était
son époux. [454]
CHANT 102 :
Condamnation des trois malfaiteurs.
Leur peine commuée
416
LE CROCODILE
FIN
417
Table des matières
CHANT 1 :
Signes effrayants dans les astres.
Sécurité des savants. Alarmes du peuple. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
CHANT 2 :
Relation du Cap Horn . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
CHANT 3 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Discours du président . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
CHANT 4 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Opinion du génie du Fond de la Mer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
CHANT 5 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Opinion du génie de la Lune . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
CHANT 6 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Opinion du génie de l’Éthiopie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
CHANT 7 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Opinion du génie du Pic-de-Ténériffe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
CHANT 8 :
Suite de la relation du Cap Horn.
Manœuvres des génies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
CHANT 9 :
Inquiétude des Parisiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
418
LE CROCODILE
CHANT 10 :
Rencontre de Rachel et de Roson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
CHANT 11 :
Histoire de Roson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
CHANT 12 :
Rencontre du volontaire Ourdeck . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
CHANT 13 :
Vigilance du lieutenant de police.
Rencontre d’Ouderck et de Madame Jof . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
CHANT 14 :
Histoire de Madame Jof. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
CHANT 15 :
Discours de Madame Jof
à la société des Indépendants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
CHANT 16 :
Pouvoirs de la société des Indépendants.
Histoire d’un professeur de rhétorique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
CHANT 17 :
Histoire d’un colonel de dragons. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
CHANT 18 :
Espérances de quelques habitants.
Histoire d’un académicien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
CHANT 19:
Entrevue de l’émissaire Stilet
et d’Éléazar, juif espagnol . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
CHANT 20:
Stilet et Rachel voient défiler la révolte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
CHANT 21:
Précautions prises par Sédir contre la révolte. . . . . . . . . . . . 67
419
CHANT 22 :
Éléazar va chez Sédir.
Poudre de pensée double . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
CHANT 23:
Entrevue d’Éléazar et de Sédir.
Doctrine d’Éléazar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
CHANT 24:
Éléazar découvre à Sédir les ennemis de l’État . . . . . . . . . . 85
CHANT 25 :
Sédir apprend de fâcheuses nouvelles
par ses émissaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
CHANT 26 :
Courage audacieux de Roson.
Son armure. Sa fuite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
CHANT 27 :
Les révoltés se portent à la plaine des Sablons.
Ils sont chargés par les troupes réglées . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
CHANT 28 :
Prodige inattendu.
Les académiciens examinent ce prodige . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
CHANT 29 :
Décision des commissaires de l’Académie.
Leur étonnement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
CHANT 30 :
Cours scientifique du crocodile.
Origine des choses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
CHANT 31 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
Développement du système du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
420
LE CROCODILE
CHANT 32 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
Formation des êtres particuliers.
La pyramide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
CHANT 33 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
Députation des sciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
CHANT 34 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
État de l’espèce humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
CHANT 35 :
Suite du cours scientifique du crocodile.
Histoire du genre humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118
CHANT 36 :
Projet audacieux du crocodile renversés . . . . . . . . . . . . . . . 133
CHANT 37 :
Stupeur des Parisiens.
Décret académique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
CHANT 38 :
Plaie des livres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
CHANT 39 :
Résultat de la plaie des livres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
CHANT 40 :
Courte invocation à ma Muse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
CHANT 41 :
Rapport de la commission scientifique à l’Académie . 141
CHANT 42 :
Bouillie des livres donnée aussi
pour restaurant à l’Académie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160
421
CHANT 43 :
Les académiciens tourmentés par une poussière fine .161
CHANT 44 :
Les académiciens secourus,
mais sous une condition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
CHANT 45 :
Fureurs du peuple contre le contrôleur général . . . . . . . 165
CHANT 46 :
Réunion de Sédir et d’Éléazar contre le crocodile . . . . . 166
CHANT 47 :
Ce que voit Sédir dans la flamme d’une bougie . . . . . . . . 168
CHANT 48 :
Sédir écrit le discours du grand homme sec . . . . . . . . . . . . 170
CHANT 49 :
Explication des sténographes.
Continuation du discours du grand homme sec . . . . . . . 175
CHANT 50 :
Sédir voit un génie vêtu en guerrier
et plusieurs autres prodiges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
CHANT 51 :
Manœuvres du guerrier contre Éléazar . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
CHANT 52 :
Apparition manquée du crocodile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
CHANT 53 :
Arrivée inopinée d’un voyageur
par l’égout de la rue Montmartre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
CHANT 54 :
Récit du volontaire Ourdeck . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196
422
LE CROCODILE
CHANT 55 :
Suite du récit d’Ourdeck.
Entrée des armées dans les profondeurs du crocodile .200
CHANT 56 :
Suite du récit d’Ourdeck.
La femme tartare . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
CHANT 57 :
Suite du récit d’Ourdeck.
Confidences de la femme tartare . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
CHANT 58 :
Suite du récit d’Ourdeck.
Tableau de correspondance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
CHANT 59 :
Suite du récit d’Ourdeck.
Commotions dans les profondeurs du crocodile . . . . . . . 215
CHANT 60 :
Subsistance passagère procurée par Éléazar . . . . . . . . . . . 219
CHANT 61 :
Événement surnaturel.
Les armées sorties de leur abîmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
CHANT 62 :
Éléazar s’oppose sensiblement
aux ennemis invisibles des Parisiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224
CHANT 63 :
Explication du psychographe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228
CHANT 64 :
Description de la ville d’Atalante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
CHANT 65 :
Suite de la description d’Atalante.
Paroles conservées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
423
CHANT 66 :
Suite de la description d’Atalante.
Le gouverneur.
Quelques malfaiteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
CHANT 67 :
Suite de la description d’Atalante.
Le philosophe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241
CHANT 68 :
Suite de la description d’Atalante.
Le médecin mourant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244
CHANT 69 :
Suite de la description d’Atalante.
Société scientifique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
CHANT 70 :
Suite de la description d’Atalante.
Réponse provisoire du psychographe sur la question de
l’institut : Quelle est l’influence des signes
sur la formation des idées ?
De la nature des signes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249
CHANT 71 :
Suite de la description d’Atalante. Chaire de silence . 331
CHANT 72 :
Suite de la description d’Atalante.
Prédicateur dans un temple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 334
CHANT 73 :
Suite de la description d’Atalante.
Double courant de paroles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 336
CHANT 74 :
Suite de la description d’Atalante.
Demeure de l’hiérophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338
424
LE CROCODILE
CHANT 75 :
Suite de la description d’Atalante.
Fin tragique de l’hiérophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 342
CHANT 76 :
Préparatifs hostiles contre la capitale et contre Éléazar . .
344
CHANT 77 :
Rassemblement des génies aériens.
Trois d’entre eux transformés en soldats . . . . . . . . . . . . . . . 345
CHANT 78 :
Éléazar renversé se relève . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 348
CHANT 79 :
Délibérations et décisions des ennemis aériens . . . . . . . 350
CHANT 80 :
Le désastre au comble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 353
CHANT 81 :
Triomphe d’Éléazar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 356
CHANT 82 :
Éléazar marche à d’autres travaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 360
CHANT 83 :
Instruction d’Éléazar à Sédir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
CHANT 84 :
Sédir séparé d’Éléazar par un ouragan . . . . . . . . . . . . . . . . . . 370
CHANT 85 :
Observation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 372
CHANT 86 :
Discours instructif d’un inconnu.
Annonce des deux armées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 372
425
CHANT 87 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Les sphères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 374
CHANT 88 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Correspondances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
CHANT 89 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Oppositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383
CHANT 90 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Commotions.
Les deux armées en route . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386
CHANT 91 :
Suite du discours instructif d’un inconnu.
Effet du séjour des deux armées dans les astres . . . . . . . 387
CHANT 92 :
Sédir se retrouve auprès d’Éléazar.
Effets de la puissance d’Éléazar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391
CHANT 93 :
Sédir rempli de joie par un signe inattendu . . . . . . . . . . . . 394
CHANT 94 :
Les deux armées paraissent dans les airs . . . . . . . . . . . . . . . 397
CHANT 95 :
Le crocodile met son armée en bataille . . . . . . . . . . . . . . . . . 397
CHANT 96 :
Transformation du crocodile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401
CHANT 97 :
Mouvements convulsifs du crocodile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405
426
LE CROCODILE
CHANT 98 :
Vomissement extraordinaire du crocodile . . . . . . . . . . . . . . 407
CHANT 99 :
Punition du crocodile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 408
CHANT 100 :
Fruits de la victoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409
CHANT 101 :
Les désirs d’Ourdeck accomplis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412
CHANT 102 :
Condamnation des trois malfaiteurs.
Leur peine commuée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 416
427