Teatro en Roma

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Théâtre romain

Par Brive Lopez, directeur de ACTA, société de spectacles historiques et de recherche en


archéologie expérimentale sur les sports de l’Antiquité et du Moyen Âge.

Le théâtre semble profondément ancré dans la culture romaine, à l’image


des autres grands spectacles romains : combats de gladiateurs et courses
de chars. Il est, pour nous et sous tous ses aspects, insolite, inscrit dans une
pratique rituelle typiquement romaine, celle des ludi.

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ertes, le théâtre n’est pas né avec Rome : il chant et de la danse, spectacles accompagnés par un

C est le résultat de sa rencontre avec l’hellé-


nisme culturellement dominant au IIIe
siècle av. J.-C. Mais il est aussi, comme la
gladiature, la synthèse entre deux ou trois
cultures, la culture grecque, la culture étrusque et la
culture romaine. Le théâtre et la gladiature, tout
joueur de flûte. Cet accompagnement par un joueur
de flûte se retrouvera tout au long de l’histoire du
théâtre latin.
Même si l’origine du théâtre, selon Tite-Live,
demande à être considérée avec prudence en ce
qu’elle semble répondre davantage à un désir de la
comme les courses de chars, sont devenus des fonde- relier à des circonstances étiologiques qu’à un souci
ments essentiels des pratiques culturelles romaines. réel d’objectivité, considérons néanmoins les deux
Si l’on peut raconter la civilisation romaine par l’his- périodes que Tite-Live décompose ainsi : une pre-
toire de ses batailles, on peut tout autant raconter mière période correspondrait à une phase polé-
l’histoire de Rome au travers de ses «spectacles». mique, et une deuxième période serait représentée
par la comédie nouvelle des auteurs romains. Ces
deux périodes représentent l’origine grecque, puis le
Le théâtre comme instrument
développement romain du théâtre ; mais Tite Live
de conquête ne peut pas avoir le recul nécessaire pour envisager
L’Histoire du théâtre l’intégralité du théâtre romain, qui continuera son
D’après Tite-Live (VII, 2), il faudrait placer l’origine développement pendant encore trois ou quatre
du théâtre en 361 av. J.-C. Les premiers acteurs siècles après lui. Notons également que les origines
auraient été des jeunes gens (en âge de porter les étrusques du théâtre proposées par le grand histo-
armes) qui auraient modifié des danses étrusques rien romain sont fondées en grande partie à partir
en y ajoutant des vers fescennins. Pourtant, il sem- de l’étymologie étrusque du terme hister. Cluvius
blerait que l’histoire du théâtre à Rome débute en Rufus, un autre historien romain du début du
240 av. J.-C., lorsque un nommé Andronikos donne siècle, donne pour sa part une version différente des
les premiers ludi scaenici. Andronikos, devenu événements rapportés par Tite-Live, et prétend que
Livius Andronicus après son adoption par la famille l’épidémie décrite par ce dernier aurait fait périr
des Livii, donne à Rome les premières pièces com- tous les acteurs romains nécessaires à l’accomplisse-
portant une intrigue. Ces pièces seraient jouées au ment de certains rites : il aurait donc fallu faire venir
cours des ludi, c’est-à-dire dans le cadre des spec- des remplaçants d’Étrurie, d’où l’hypothèse
tacles civiques, donnés en l’honneur de Jupiter au quelque peu mythique d’une origine étrusque du
mois de septembre. Puis, des acteurs professionnels, théâtre. La description d’une pompa censée s’être
nommés histriones, de l’étrusque hister, se seraient déroulée en 496 par Denys d’Halicarnasse, auteur
approprié le nouveau genre ainsi créé. Les histrions grec du Ve siècle avant notre ère, alimente cette
auraient alors, toujours selon Tite-Live, ôté les vers hypothèse. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas
fescennins et donné des spectacles plus proches du confondre cérémonie à grand spectacle et théâtre

Page de gauche
Masques du théâtre romain.
Mosaique du IIe siècle apr. J.-C.
Provenant des thermes de
Decius sur l’Aventin (Rome).
Musei capitolini, Rome
© Luisa Ricciarini/Leemage.

Ci-contre
Tombe des jongleurs ;
nécropole de Monterozzi,
Tarquinia. GFDL.

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ROME

Papposilène jouant des masques théâtraux. À partir de là, l’influence du


crotales, provenant de Béotie
(Tanagra ?) Terre cuite, v. 350 théâtre ne cessera plus de croître :
av. J.-C. Domaine public. - 55 jours de jeux scéniques sont enregistrés sous la
République sur 77 jours officiels de jeux publics.
- 101 jours de jeux scéniques sont dénombrés sous
l’Empire sur environ 175 jours officiels de jeux
publics.
Le théâtre, à l’image du cirque et de l’arène, est le
lieu où se massent les foules, le cœur vivant des
villes romaines. Dans ces lieux de spectacle se per-
pétuent la grandeur, l’histoire, les valeurs et l’iden-
tité romaine, pour un peuple de plus en plus nom-
breux et diversifié.

Au cours du IIIe siècle, Rome, pour acquérir le rang


de grande cité à l’image des royaumes hellénis-
tiques, met en place et renforce tout un arsenal
guerrier mais aussi rituel, dont les ludi font partie.
La date de 240 av. J.-C. donné par Tite-Live n’est pas
un hasard. Elle marque la victoire de Rome lors de
la première guerre punique. Elle est le point de
départ, en quelque sorte, d’une expansion romaine
qui ne se démentira plus. À partir de là, les jeux
continueront à garder tout leur sens rituel et parti-
ciperont à la diffusion dans le monde de la grandeur
de Rome. Le théâtre étant synonyme de puissance
régulier. La vraie préhistoire du théâtre latin se au regard des cités comme Alexandrie, Syracuse ou
trouve incontestablement dans le théâtre grec et encore Athènes. Tous les témoignages, tous les
dans sa diffusion en Italie par la Grande-Grèce. documents concourent à prouver cette position car-
dinale des spectacles et par conséquent du théâtre.
Le théâtre en Grèce connaît des origines lointaines, La politique-spectacle se rencontre avec encore plus
depuis les époques minoenne et mycénienne, où les de vigueur lors des spectacles civiques, où la ville
représentations scéniques se composaient de chants devient le décor et le théâtre de cérémonies ostenta-
et de danses interprétés par des chœurs de femmes et toires, au cours desquelles la cité se donne à voir à
d’hommes, comme le décrit Homère dans L’Iliade elle-même. Pendant ces «spectacles» de rue, Rome
(XVIII, 590 et suiv.), lors de la description des dessins met en valeur sa grandeur, sa puissance et unit son
ornant le bouclier nouvellement forgé d’Achille. Le peuple autour d’un élan «patriotique» et d’une même
théâtre grec est un théâtre social et politique consi- idée de l’existence. Les valeurs de la République s’af-
déré comme une activité civique à part entière. Le firment avec force et passion lors de grands défilés,
théâtre romain qui en découle de par les influences de avec un public qui s’enivre de danses, de chants, de
la Grande-Grèce et de la Sicile mais aussi, plus tard, musiques et de parfums. Tout est fait pour le mettre
par la conquête romaine, puisera ses fondements en transe, il est tout à la fois spectateur et figurant de
dans ce théâtre hellène même s’il évoluera différem- cet événement, lui-même tout dédié à la grandeur
ment de son ancêtre : autant par la représentation d’une cité et de son peuple. La pompa, procession-
scénique en elle-même, que par la visée didactique de exhibition à travers la ville, est une des pratiques
la pièce, ou encore par le lieu de cette représentation. rituelles fondamentales de la civilisation romaine. La
cérémonie du triomphe, qui vise à transformer par le
Ancrage avec les autres ludi maquillage et le costume les chefs de guerre en dieux,
Le théâtre va peu à peu s’insérer dans les grandes est aussi une forme de théâtre ; un théâtre-propa-
fêtes de la cité, tout en gardant son statut de rituel gande pour parfaire le culte de la classe dirigeante.
religieux. L’activité théâtrale était liée au culte de
Dionysos, dès le début de son histoire à Athènes,
CICÉRON, DES LOIS, II, 15, 38
puis à celui de Minerve à Rome en 207 av. J.-C. Le
«Les jeux publics sont de deux sortes, le cirque et
collège des auteurs dramatiques et des acteurs se
le théâtre. Dans le cirque, on assiste aux
réunira même dans son temple. Elle exerçait une
concours, aux exhibitions d’athlètes, aux courses
telle emprise sur les esprits, que l’on plaçait dans les
de chars. Au théâtre, on écoute des chants, de la
tombes des vases sur lesquels on avait peint des
musique vocale et instrumentale.»
scènes de tragédie ou de comédie, ou encore des

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Statuette en terre cuite
d’actrice declamant.
Provenant de Pompei
(Campanie) 79 av. J.-C. Museo
nazionale archeologico,
Naples. © Electa/Leemage.

69
ROME

Vue du théâtre romain de la


ville d’Orange (Vaucluse) avec
la statue d’Auguste sur le mur
de scène.
© Photo Josse/Leemage.

Elle préfigure dès l’origine la place que les «spec- ces derniers de se représenter dans leur classe sociale
tacles» en tout genre prendront dans l’Empire et de s’exprimer, voire de se retrouver dans un élan
romain tout-puissant. La procession est un par- commun. Ces ludi sont des spectacles «formateurs»
cours dans l’Urbs (l’espace urbain rituel), qui réaf- qui s’inscrivent dans l’organisation globale de la
firme l’unité sociale des habitants de la cité, fait voir cité.
la grandeur de Rome, la victoire du courage et de la
discipline, la gloire des grandes vertus dévouées à la Étudier les ludi scaenici,
République. Ces défilés donnent au public, bien que c’est étudier Rome
simple spectateur, une importance capitale dans le Ce qui fait la spécificité des ludi romains, c’est l’ins-
jeu politique. Car le public applaudit, siffle, exprime tallation d’un espace ludique, différent du réel où
son opinion qui ne peut se manifester autrement. peuvent être présentées toutes les réalités de l’hu-
De là va apparaître un glissement progressif de la manité civilisée et libre, en d’autres mots
politique vers les ludi : le théâtre, l’amphithéâtre et «romaine». Les jeux s’inscrivent dans les espaces
bien sûr le cirque. qu’ils mettent en œuvre, parmi les pratiques
C’est ainsi que le citoyen romain devient un homo d’échange, ils font partie de tous ces actes qui réaf-
spectator, et que Rome devient une civilisation du firment la hiérarchie sociale, non comme un sys-
spectacle. Il ne faut pas y voir une décadence quel- tème de pouvoirs, mais comme un réseau de ser-
conque, mais plutôt une forme d’expression reli- vices réels et symboliques qui tissent et assurent la
gieuse et politique. À travers les ludi, le peuple peut cohésion de la collectivité civilisée.
à la fois trouver un exutoire à ses peurs, ses doutes, Les thèmes choisis sont eux aussi sans équivoque
aux angoisses d’un futur incertain, à la crainte de la sur les objectifs profonds des ludi : liant violence,
mort ou d’un adversaire redoutable ; mais il faut y sexe, peur et rire, les jeux romains ont sans conteste
voir aussi pour le peuple, un moyen d’expression une fonction apotropaïque universelle. Le théâtre
politique, un lieu où affirmer son opinion, son romain – mais peut-on encore l’appeler
unité face aux dirigeants. Rome ne saurait fonction- «théâtre» ? – met en scène des émotions, des valeurs
ner sans ces jeux qui rassemblent dieux et hommes et des questionnements qui vont au-delà des terri-
dans le plaisir du spectacle et donnent l’occasion à toires, des religions et des coutumes locales. Les

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grands ludi mettent en scène et en action les peur de la noblesse de voir apparaître en ces lieux
grandes questions de l’Humanité : Qui sommes- des réunions de la plèbe, dirigées par des leaders
nous ? D’où venons-nous ? Et surtout, où allons- populaires qui pourraient aboutir à des rébellions
nous ? Ils placent les spectateurs face à l’invisible et populaires face au pouvoir en place. La noblesse
tentent d’éloigner les peurs et les maux de toute veut séparer la politique de ces lieux de spectacle et
société humaine. Ils sont «La» réponse choisie par de religions frivoles, bien que certaines répliques
les Romains et qui unira pendant des siècles des soient détournées par les spectateurs pour dénoncer
millions de personnes dans tout l’Empire. Les jeux l’actualité politique.
montrés à Rome, Nîmes, Orange, Arles, Tarragone, Plus tard, lors de la transition République/Empire,
El-Jem, Alexandrie, et partout dans l’Empire, doi- on construira des édifices permanents composés
vent être exactement identiques, simples et acces- de :
sibles pour avoir une valeur universelle permettant - La cauea : l’ensemble des gradins étagés en demi-
de rassembler le peuple romain autour de l’idée : «Je cercle.
suis Romain, j’appartiens à cette famille». - L’orchestra : l’espace le plus proche de la scène,
occupé très tôt par les spectateurs de marque.
Un édifice créé en conséquence - Le pulpitum ou proscaenium : la scène surélevée.
Le spectacle est donc omniprésent à Rome, traver- - Le frons scaenae : le mur monumental qui ferme la
sant la vie publique et la vie privée. Et l’on peut véri- scène, sur lequel on accroche le décor. Ce mur de
tablement parler d’une unité du spectaculaire, scène était un des dispositifs sonores indispensables
même s’il s’agit de spectacles de natures différentes. de l’édifice.
Ils ont en commun d’avoir une réalité propre, c’est- Dans le livre I de De Architectura, Vitruve nous rap-
à-dire de ne pas relever de la représentation. Il pelle que l’architecte doit avoir des connaissances
s’agit, comme le dit le latin, d’action (actio). On musicales, importantes pour la mise en place de
peut ainsi dire que le théâtre latin ne représente pas l’acoustique au sein de l’édifice.
mais qu’il présente, fonctionnant comme un média-
teur, faisant passer les spectacles et les spectateurs Sous l’Empire, la construction des théâtres permet
d’un espace à l’autre, d’un univers à l’autre, et alors aux magistrats, édiles et autres commandi-
même d’une réalité à l’autre. Ces opérations portent taires de tester leur popularité politique. Auguste, et
le nom latin de ludi, qui a donné en français les empereurs après lui, utilisera le décor du mur de
moderne l’adjectif ludique. scène à des fins politiques, pour mettre en avant sa
Dans son architecture, le théâtre romain permet la personne et, par ce biais, l’Empire qu’il représente.
mise en place de cet aspect «exutoire», séparé du Le théâtre devient alors le lieu par excellence du
réel, où la cohésion de toutes les catégories sociales culte impérial, qui fut ainsi propagé dans tout le
peut se faire. La construction en vase clos du théâtre monde romain, ce qui accroît le sentiment d’unicité
romain, à la croisée des voies principales de la cité, d’empire que veut véhiculer le théâtre romain.
le mur de scène architecturé fermant alors l’édifice
(à la différence du théâtre grec construit dans le res- Des ludi codifié
pect de la topographie et ouvert sur le monde exté- Mimes, pantomimes, atellane
rieur), permet de créer ce monde à part, irréel, pour Parallèlement à l’apparition de ces édifices en
se libérer des angoisses inhérentes à la condition pierre, on peut remarquer la progression des genres
humaine. dits «mineurs» tels l’atellane, le mime ou la panto-
Même si les jeux affichent tous un caractère rituel, mime, qui se développent et se perfectionnent au
les lieux de spectacle ne sont pas pour autant des détriment du théâtre à texte, qui tendra à diminuer
temples. comme l’explique Cicéron dans sa Correspondance
Pendant longtemps, le mot théâtre n’existe pas à (IX, 16, 7). Les ludi «à la grecque» sont les seuls qui
Rome, ni même l’édifice que nous nommons continuent à conserver du texte, souvent les textes
«théâtre». Le mot théâtre vient du grec theatron qui des auteurs grecs eux-mêmes.
signifie «lieu d’où l’on regarde» et que l’on pourrait Que signifie alors cette disparition du texte ? Est-ce
rapprocher par cette définition du mot latin specta- pour éviter les dérives politiques qui ont pu se pro-
cula. duire au cours de la République, le détournement
Dans les premiers temps du théâtre romain, les ludi du texte par les acteurs ou le public pour mettre en
scaenici étaient donnés dans une baraque en avant un problème social ou politique d’actualité ?
planches construite pour l’occasion: scaena (lieu Ou faut-il plutôt voir cela comme une stratégie de
public), qui a donné en français moderne le mot Rome pour s’assurer une meilleure unité au sein de
scène. La mise en place des théâtres temporaires de l’Empire, en utilisant les bases de la culture
bois, associée au refus de la classe dirigeante de voir romaine : théâtre, amphithéâtre et cirque ? Ces ludi,
l’érection de tels édifices en pierre, découlent d’une extrêmement codifiés, peuvent alors être compris

71
ROME

Statue d’acteur en - Le mime est organisé autour de saynètes mettant


Papposilène de la Comédie
nouvelle, sculpture en en scène des personnages à la psychologie som-
marbre. IIe siècle apr. J.-C. maire. Venu de Grande-Grèce, il prend comme
Provenant de Torre Astura
(Latium). Museo nazionale modèle une réalité observée, où l’acteur pouvait à
romano, palazzo Massimo, lui seul incarner tous les personnages. Aventure
Rome. © Electa/Leemage.
rocambolesque, retournement de fortune, fuite
d’un esclave… sont les composantes propres au
mime. La citation de Lucien dans son Traité sur la
danse (XXXIII, 65) illustre assez bien le mime : «La
grande affaire, le but spécial de la danse, c’est, comme
je l’ai dit, l’imitation des actions humaines.»

- En ce qui concerne la pantomime, les premières


attestations sont datées de 22 av. J.-C., et elle aurait
pu être créée sous l’impulsion d’Auguste dans le
cadre de renouvellement des programmes théâ-
traux. L’étude des mythes faisait partie de l’appren-
tissage du danseur de pantomime, pour une
meilleure connaissance des sujets abordés.
Plutarque, dans Question de banquet (IX, 15 ouuet
(IX, 15 ou 748c) dit que la danse se définit comme
une poésie muette : «Les spectateurs ne viennent pas
à la pantomime pour voir des mots.»
À travers la pantomime et la danse, c’était une cer-
taine esthétique que les spectateurs venaient cher-
cher.

Personnages typiques
Toutes les techniques de la scène concourent à créer
un théâtre de l’effet : musique tonitruante ou lanci-
nante, façades étincelantes, torches, figurants par
centaines, costumes aux couleurs éclatantes.
L’espace même de la représentation imposant un
spectacle et des efforts grandioses, il ne peut être
question de minimalisme ou de nuances. Pour une
compréhension du plus grand nombre, le spectacle
doit être simple, clair, codifié à l’extrême jusqu’à la
redondance permanente.
Les tragédiens sont immenses et étranges, portent
couronne, diadème et coiffure qui renforcent leur
stature encore allongée par le port des cothurnes
(sandales de bois à hauts talons, utilisées au

LUCIEN, De la danse, XXXIII, 71


«Toutes les autres sciences nous promettent, les
par le peuple romain hétéroclite (ibère, grec, gau-
unes l’utilité les autres le plaisir ; la danse seule
lois, numide…) et donc assurer ou faciliter l’inté-
nous offre les deux tout ensemble, et son utilité
gration à la romanité.
est d’autan plus grande qu’elle nait du plaisir
L’atellane, le mime, et la pantomime sont les genres
même.»
qui représentent le mieux le théâtre latin et qui
furent les meilleurs véhicules de la romanisation,
surtout avec la pantomime. En ce qui concerne ces
trois genres dit «mineurs», il faut aussi remarquer
qu’ils sont extrêmement codifiés : TERTULLIEN, Apologétique, XXXVII, 4-5
- L’atellane est imprégnée de trois cultures : osque, «La folie du cirque, l’atrocité de l’arène, l’immo-
grecque et étrusque. L’intrigue s’organise autour de ralité du théâtre et la frivolité des stades.»
personnages typiques et facilement identifiables.

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théâtre). Ils portent de longues robes et parfois des et combiné, à la fois par le poète et par le metteur en
manteaux, et sont très peu mobiles, jouant très for- scène, afin de distinguer la pièce du lot. Grâce aux
tement sur le pathos, et sur leur aspect étrange. Les thèmes musicaux mis en place, les spectateurs peu-
tragédies évoquent plus généralement des sujets vent reconnaître le type de pièces jouées (comédie,
grecs, la pièce se déroule en Grèce, et est traduite mime, pantomime…) mais aussi les personnages
d’après les œuvres des auteurs grecs. qui entrent en scène. Les instruments majeurs du
Les comédiens ont des tuniques plus simples, sou- théâtre romain sont :
vent plus courtes, et distinguant leur fonction. Les - Les tibiae, sortes de hautbois composés d’un long
personnages sont répartis en classes : hommes, tube fait d’os d’antérieur d’âne, de roseau et même
femmes, jeunes, vieillards, esclaves, militaires, para- de bronze, terminé par une hanche ; la tibia s’utilise
sites, etc. le plus souvent par paire. Le tibicini, joueur de
Le mime, la pantomime et l’atellane sont aussi com- tibiae, est le véritable chef d’orchestre et métro-
posés de personnages typiques et facilement recon- nome de la pièce. Comme le marionnettiste tient ses
naissable : Maccus le niais grotesque, Pappus le vieil marionnettes avec des fils, le tibicini tient les acteurs
avare libidineux, ou encore Bucco l’idiot imperti- au son des tibiae et du scabellum.
nent… Le but étant de représenter la vie quoti-
dienne sous ses aspects les plus triviaux.
- Le scabellum, instrument composé d’une épaisse
Il ne faut pas oublier que tout étant codifié, et ce
semelle de bois avec à ses deux extrémités deux
jusqu’aux mimiques, le poète et le metteur en scène
petites cymbales, ne connaît pas d’équivalent dans
construisent la pièce à partir de ces codes et non pas
le monde antique. Les scabellarii sont des musiciens,
le contraire. Les possibilités de variations pour les
auteurs sont donc réduites. Cette unité quasi per- et jamais l’instrument auquel ils doivent leur nom
manente dans le théâtre romain a une fonction uni- n’est utilisé seul. Cet instrument à percussion com-
ficatrice : les Romains de tout l’Empire doivent plétait parfaitement la tibia. Le scabellum était uti-
pouvoir se reconnaître dans les fêtes institutionnali- lisé en accompagnement de la danse, du mime, et
sées, que ce soit dans les ludi scaenici ou dans les ludi servait à marquer le rythme des saynètes.
La question des vases acoustiques en bronze, echeia Scène de théâtre. Fresque
circenses. provenant du site de Pompéi,
C’est pour cela que les histoires, les personnages, les en grec, reste encore à résoudre. En effet, Vitruve, Ier siècle apr. J.-C. Museo
dans les livre I et V de De Architectura, parle de ces Nazionale Archeologico,
masques, les gestuelles, sont connus à l’avance. Naples. © Luisa
Chaque genre théâtral possède des personnages vases placés sous la cauea, de façon à résonner en Ricciarini/Leemage.
types connus par le public et permettant ainsi de
comprendre ce qui va lui être présenté : Maccus et
Pappus pour les atellanes, Médée ou Hercule pour
la pantomime.
Le costume de l’acteur peut être assez complexe,
mais se construit sur une base très simple, comme
on peut le vérifier à partir des différentes sources
archéologiques et historiques. Le costume se com-
pose d’un justaucorps de couleur chair, sur lequel le
comédien mettra en place différents éléments per-
mettant de caractériser le personnage qu’il inter-
prète : tunique légère pour les danseuses, peau de
bête pour figurer des animaux, postiche pour se tra-
vestir en femme ou encore pour marquer l’embon-
point, ainsi que divers accessoires : phallus, bâton
recourbé… qui, associés aux masques, permettent,
en un regard, de reconnaître quel personnage va
évoluer sur scène.

Musique et danse
La musique et la danse sont les éléments fondamen-
taux des jeux scéniques étrusques, qui ont inspiré en
partie les jeux romains. D’un spectacle de danse
pure on passe à un spectacle mêlant chants, danses,
acrobaties, mimes. Le jeu de l’acteur obéit à un code
très précis, connu du public, et organisé autour de
la musique et de la danse. Tous ses gestes et ses
déplacements sont codifiés, et ce code est organisé

73
ROME

dins), il n’en est rien dans leur forme d’origine. En


effet, les théâtres romains sont des monuments
clos, fermés par un immense mur de scène qui, à
lui seul, est déjà un édifice. Il ne s’agit pas d’un
simple mur, mais d’un ensemble composé de plu-
sieurs dizaines de colonnes, de différents niveaux,
de parement de bronze et de marbre, de caches et
autres décors. Cet édifice englobe la scène elle-
même, encombrée à son tour par un décor osten-
tatoire. Si l’on rajoute à cela des gradins sur 180
degrés qui vont d’un bord à l’autre de la scène, l’es-
pace de jeu se réduit comme peau de chagrin. Les
acteurs doivent se placer dans l’axe central et en
avant-scène, afin d’être vus par l’ensemble des
spectateurs. De plus, ils doivent impérativement
évoluer sur des lignes de jeu séparées, toujours
dans l’objectif d’une meilleure lisibilité. Toutes ces
contraintes s’expliquent par l’impérieuse obliga-
tion d’être compris par le plus grand nombre de
spectateurs. Les composantes de la société romaine
sont extrêmement hétérogènes : l’Empire s’étale
des îles britanniques à l’Afrique du Nord, de la
péninsule Ibérique à la Turquie. Avec le même
impératif pour tous : avoir le sentiment d’apparte-
nir à un seul et même monde : Rome. De ce fait, la
mise en scène du théâtre va accentuer la perfor-
mance de l’acteur et le côté music-hall, avec des
trucages, des effets de scènes et de la musique.
Musiciens ambulants ; scène fonction de différentes fréquences musicales. Mais
de comédie. Mosaïque
Le masque
provenant de Pompéi réalisée les études menées sur le sujet ne permettent aucune La question du masque divise les chercheurs et les
par Dioscuride di Samos affirmation, car les découvertes archéologiques ne
(Dioscoride de Samos),
historiens. Nous proposerons pour notre part une
100 av. J.-C. Dim : sont pas probantes. réponse simple : les éléments archéologiques mon-
41,5 x 43,5 cm. Museo
Nazionale Archeologico,
trent l’utilisation de masques de façon constante
Naples. © Raffael/Leemage. Que peut apporter dans l’espace et le temps pour tous les types de jeux
l’expérimentation ? scéniques. Il est évident qu’on ne peut s’avancer au
Ligne de jeu et orientation des personnages point d’établir une généralité à partir de cette
constante archéologique, mais le masque semble
sur la scène
être un instrument majeur des jeux scéniques
Grâce à la danse, à la musique et à la codification
romains. Il semblerait que cette culture du masque
des personnages, la lecture est alors abordable par
soit une importation d’origine étrusque et osque. Le
tous les spectateurs de tout l’Empire, toutes origines
masque serait donc un objet exotique dont les
confondues, facilitant l’acculturation des peuplades Romains se seraient approprié l’utilisation. Ceci
hétéroclites. Ce que le public romain attend est la n’est pas vraiment étonnant, car nous retrouvons ce
mise en œuvre par l’acteur de toutes les conventions principe dans de nombreux autres domaines, celui
qu’il connaît. L’acteur doit bouger, sauter, danser, se de la guerre notamment. Les Romains sont familiers
déchaîner sur scène, et c’est moins l’histoire que la de la méthode : prendre aux voisins leur technolo-
performance de l’acteur qui va faire la différence. gie, parfois même leurs coutumes ou leurs dieux, les
En résumé, le public attend de l’acteur une bonne adopter et les intégrer complètement à la culture
technique de jeu mais aussi de chant et de danse, à officielle. L’origine étrusco-campanienne des
l’image des comédies musicales d’aujourd’hui. Le masques n’enlève ainsi rien à leur utilisation régu-
théâtre romain se rapproche plus du music-hall lière dans les jeux scéniques romains.
que du théâtre. Quels qu’ils soient, les gestes de On peut retrouver différents types de masques en
l’acteur-danseur romain sont contraints par l’ar- fonction de leur utilité : demi-masques pour les
chitecture des théâtres. Si, de nos jours, nous joueurs de tibia, avec diverses expressions pour
voyons les théâtres romains comme de grands comédie ou tragédie, ou encore avec la bouche fer-
espaces de liberté du fait de leur état (souvent mée pour les masques de pantomimes. Qu’en est-il
dépourvu de mur de scène et d’une partie des gra- de la fonction d’amplificateur des masques de

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comédie et de tragédie ? Réalité historique ou pure tion nous semble un peu simpliste, surtout quand
fiction ? Les auteurs actuels en parlent pas ou peu. on sait que l’Église des premières heures n’a jamais
hésité à reprendre à son compte, en les transfor-
Effets de scène, trucages mant, toutes les activités païennes qui pouvaient
Les théâtres de la fin de la République et du Haut- étendre son influence (au début du Moyen Âge par
Empire avaient une machinerie très complexe et exemple, les représentations théâtrales sans textes
sophistiquée (machina tractoria) permettant des comme les miracles ou les mystères servaient de
effets à grand spectacle (envol, disparition, change- propagande religieuse). Mais les ludi, même très
ment de décor rapide…). Le mur de scène était très importants pour le peuple romain, n’ont jamais eu
élevé, souvent luxueusement décoré de matériaux la faveur des premiers chrétiens. Pour nous, les rai-
précieux. Des toiles peintes fixées sur le mur for- sons de leur abandon semblent plus pragmatiques.
maient le décor. Certaines façades, faites de Sachant que les jeux scéniques sont réalisés par des
colonnes et de niches ouvragées, étaient complète- troupes professionnelles composées non seulement
ment recouvertes d’or et d’argent. Pour certains d’acteurs mais aussi de musiciens, de chanteurs, et
spécialistes, ce luxueux décor du frons scaenae aurait d’au moins un auteur, mais aussi, comme pour les
eu pour effet de projeter de la lumière sur les comé- troupes de gladiateurs, d’un médecin, d’un impré-
diens. sario et d’un ensemble d’esclaves subalternes, les
Dans son Traité d’architecture, Vitruve nous décrit coûts de production étaient véritablement énormes.
trois types de scènes, scènes en tant qu’espaces de Nous pensons que c’est là la véritable raison de la
jeux : la tragique, la comique et la satirique. disparition des grands jeux. Petit à petit, l’Empire
- Pour la scène tragique, Vitruve décrit «des n’a plus eu les moyens d’entretenir des troupes pro-
colonnes, des frontons élevés, des statues et tels autres fessionnelles qui revenaient très chères, de former
ornements qui conviennent à un palais royal». des acteurs, de payer des auteurs, des décors, etc. La
structure même des ludi les a menés à leur perte. En
- Pour la scène comique, «la décoration représente effet, l’exigence d’avoir des équipes professionnelles
des maisons particulières avec leurs balcons et leurs et un encadrement important a impliqué des coûts
fenêtres disposés à la manière des maisons ordi- trop élevés pour l’Empire dégringolant. Les jeux
naires». dits «à la grecque», puis les jeux scéniques, et enfin
les jeux de gladiateurs en ont fait les frais. Seules les
- Pour la scène satirique, le décor est «ornée de courses de chars réussirent à durer encore, vraisem-
bocages, de cavernes, de montagnes et de tout ce qu’on blablement quelques siècles, avant de disparaître
voit dans les paysages peints». elles aussi.
Vitruve laisse de plus entendre que les décors ne
varient que peu d’une pièce à l’autre. À cela s’ajoute
une stricte codification des rôles et costumes. POUR EN SAVOIR PLUS

• J. C. Dumont, M.-H. François-Garelli, Le


Fin de règne pour le théâtre romain Théâtre à Rome, Le Livre de Poche, 1998.
La question se pose régulièrement : pourquoi et
comment disparaissent ces grands jeux et parmi eux • Florence Dupont, Le Théâtre latin, Armand
les ludi scaenici ? De nombreuses raisons sont évo- Colin, 1999.
quées et, le plus souvent, on pense que les empe- • Florence Dupont, L’Acteur roi, Les Belles
reurs chrétiens ont mis fin à ces ludi parce qu’ils Lettres, 1986.
représentaient un passé païen révolu. Cette explica-
• B. Taladoire, Commentaires sur la mimique et
l’expression corporelle du comédien romain,
Montpellier, 1951.
SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, XXXII
«C’est pour arrêter la peste meurtrière des corps • V. Péché, Chr. Vendries, «Instruments,
que les dieux ordonnaient qu’on leur décernât œuvres et artisans de l’activité musicale
des jeux scéniques ; et c’est pour prévenir la peste générée par les combats de gladiateurs, les
meurtrière des âmes que le grand pontife défen- représentations théâtrales et les courses de
dait qu’on construisît un théâtre… Dernièrement chars» in Musique et spectacles dans la Rome
encore, au lendemain du désastre de Rome, des antique et dans l’Occident romain sous la
réfugiés qui avaient pu parvenir jusqu’à République et le Haut-Empire, Paris, Errance,
Carthage et que dominait cette funeste passion 2001, 120 p.
se déchaînaient à l’envi tous les jours au théâtre
• Chr. Vendries, Instruments à cordes et musi-
pour tel ou tel histrion.»
ciens dans l’Empire romain, Paris, 1999, 418 p.

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