Teatro en Roma
Teatro en Roma
Teatro en Roma
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ertes, le théâtre n’est pas né avec Rome : il chant et de la danse, spectacles accompagnés par un
Page de gauche
Masques du théâtre romain.
Mosaique du IIe siècle apr. J.-C.
Provenant des thermes de
Decius sur l’Aventin (Rome).
Musei capitolini, Rome
© Luisa Ricciarini/Leemage.
Ci-contre
Tombe des jongleurs ;
nécropole de Monterozzi,
Tarquinia. GFDL.
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ROME
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Statuette en terre cuite
d’actrice declamant.
Provenant de Pompei
(Campanie) 79 av. J.-C. Museo
nazionale archeologico,
Naples. © Electa/Leemage.
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ROME
Elle préfigure dès l’origine la place que les «spec- ces derniers de se représenter dans leur classe sociale
tacles» en tout genre prendront dans l’Empire et de s’exprimer, voire de se retrouver dans un élan
romain tout-puissant. La procession est un par- commun. Ces ludi sont des spectacles «formateurs»
cours dans l’Urbs (l’espace urbain rituel), qui réaf- qui s’inscrivent dans l’organisation globale de la
firme l’unité sociale des habitants de la cité, fait voir cité.
la grandeur de Rome, la victoire du courage et de la
discipline, la gloire des grandes vertus dévouées à la Étudier les ludi scaenici,
République. Ces défilés donnent au public, bien que c’est étudier Rome
simple spectateur, une importance capitale dans le Ce qui fait la spécificité des ludi romains, c’est l’ins-
jeu politique. Car le public applaudit, siffle, exprime tallation d’un espace ludique, différent du réel où
son opinion qui ne peut se manifester autrement. peuvent être présentées toutes les réalités de l’hu-
De là va apparaître un glissement progressif de la manité civilisée et libre, en d’autres mots
politique vers les ludi : le théâtre, l’amphithéâtre et «romaine». Les jeux s’inscrivent dans les espaces
bien sûr le cirque. qu’ils mettent en œuvre, parmi les pratiques
C’est ainsi que le citoyen romain devient un homo d’échange, ils font partie de tous ces actes qui réaf-
spectator, et que Rome devient une civilisation du firment la hiérarchie sociale, non comme un sys-
spectacle. Il ne faut pas y voir une décadence quel- tème de pouvoirs, mais comme un réseau de ser-
conque, mais plutôt une forme d’expression reli- vices réels et symboliques qui tissent et assurent la
gieuse et politique. À travers les ludi, le peuple peut cohésion de la collectivité civilisée.
à la fois trouver un exutoire à ses peurs, ses doutes, Les thèmes choisis sont eux aussi sans équivoque
aux angoisses d’un futur incertain, à la crainte de la sur les objectifs profonds des ludi : liant violence,
mort ou d’un adversaire redoutable ; mais il faut y sexe, peur et rire, les jeux romains ont sans conteste
voir aussi pour le peuple, un moyen d’expression une fonction apotropaïque universelle. Le théâtre
politique, un lieu où affirmer son opinion, son romain – mais peut-on encore l’appeler
unité face aux dirigeants. Rome ne saurait fonction- «théâtre» ? – met en scène des émotions, des valeurs
ner sans ces jeux qui rassemblent dieux et hommes et des questionnements qui vont au-delà des terri-
dans le plaisir du spectacle et donnent l’occasion à toires, des religions et des coutumes locales. Les
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grands ludi mettent en scène et en action les peur de la noblesse de voir apparaître en ces lieux
grandes questions de l’Humanité : Qui sommes- des réunions de la plèbe, dirigées par des leaders
nous ? D’où venons-nous ? Et surtout, où allons- populaires qui pourraient aboutir à des rébellions
nous ? Ils placent les spectateurs face à l’invisible et populaires face au pouvoir en place. La noblesse
tentent d’éloigner les peurs et les maux de toute veut séparer la politique de ces lieux de spectacle et
société humaine. Ils sont «La» réponse choisie par de religions frivoles, bien que certaines répliques
les Romains et qui unira pendant des siècles des soient détournées par les spectateurs pour dénoncer
millions de personnes dans tout l’Empire. Les jeux l’actualité politique.
montrés à Rome, Nîmes, Orange, Arles, Tarragone, Plus tard, lors de la transition République/Empire,
El-Jem, Alexandrie, et partout dans l’Empire, doi- on construira des édifices permanents composés
vent être exactement identiques, simples et acces- de :
sibles pour avoir une valeur universelle permettant - La cauea : l’ensemble des gradins étagés en demi-
de rassembler le peuple romain autour de l’idée : «Je cercle.
suis Romain, j’appartiens à cette famille». - L’orchestra : l’espace le plus proche de la scène,
occupé très tôt par les spectateurs de marque.
Un édifice créé en conséquence - Le pulpitum ou proscaenium : la scène surélevée.
Le spectacle est donc omniprésent à Rome, traver- - Le frons scaenae : le mur monumental qui ferme la
sant la vie publique et la vie privée. Et l’on peut véri- scène, sur lequel on accroche le décor. Ce mur de
tablement parler d’une unité du spectaculaire, scène était un des dispositifs sonores indispensables
même s’il s’agit de spectacles de natures différentes. de l’édifice.
Ils ont en commun d’avoir une réalité propre, c’est- Dans le livre I de De Architectura, Vitruve nous rap-
à-dire de ne pas relever de la représentation. Il pelle que l’architecte doit avoir des connaissances
s’agit, comme le dit le latin, d’action (actio). On musicales, importantes pour la mise en place de
peut ainsi dire que le théâtre latin ne représente pas l’acoustique au sein de l’édifice.
mais qu’il présente, fonctionnant comme un média-
teur, faisant passer les spectacles et les spectateurs Sous l’Empire, la construction des théâtres permet
d’un espace à l’autre, d’un univers à l’autre, et alors aux magistrats, édiles et autres commandi-
même d’une réalité à l’autre. Ces opérations portent taires de tester leur popularité politique. Auguste, et
le nom latin de ludi, qui a donné en français les empereurs après lui, utilisera le décor du mur de
moderne l’adjectif ludique. scène à des fins politiques, pour mettre en avant sa
Dans son architecture, le théâtre romain permet la personne et, par ce biais, l’Empire qu’il représente.
mise en place de cet aspect «exutoire», séparé du Le théâtre devient alors le lieu par excellence du
réel, où la cohésion de toutes les catégories sociales culte impérial, qui fut ainsi propagé dans tout le
peut se faire. La construction en vase clos du théâtre monde romain, ce qui accroît le sentiment d’unicité
romain, à la croisée des voies principales de la cité, d’empire que veut véhiculer le théâtre romain.
le mur de scène architecturé fermant alors l’édifice
(à la différence du théâtre grec construit dans le res- Des ludi codifié
pect de la topographie et ouvert sur le monde exté- Mimes, pantomimes, atellane
rieur), permet de créer ce monde à part, irréel, pour Parallèlement à l’apparition de ces édifices en
se libérer des angoisses inhérentes à la condition pierre, on peut remarquer la progression des genres
humaine. dits «mineurs» tels l’atellane, le mime ou la panto-
Même si les jeux affichent tous un caractère rituel, mime, qui se développent et se perfectionnent au
les lieux de spectacle ne sont pas pour autant des détriment du théâtre à texte, qui tendra à diminuer
temples. comme l’explique Cicéron dans sa Correspondance
Pendant longtemps, le mot théâtre n’existe pas à (IX, 16, 7). Les ludi «à la grecque» sont les seuls qui
Rome, ni même l’édifice que nous nommons continuent à conserver du texte, souvent les textes
«théâtre». Le mot théâtre vient du grec theatron qui des auteurs grecs eux-mêmes.
signifie «lieu d’où l’on regarde» et que l’on pourrait Que signifie alors cette disparition du texte ? Est-ce
rapprocher par cette définition du mot latin specta- pour éviter les dérives politiques qui ont pu se pro-
cula. duire au cours de la République, le détournement
Dans les premiers temps du théâtre romain, les ludi du texte par les acteurs ou le public pour mettre en
scaenici étaient donnés dans une baraque en avant un problème social ou politique d’actualité ?
planches construite pour l’occasion: scaena (lieu Ou faut-il plutôt voir cela comme une stratégie de
public), qui a donné en français moderne le mot Rome pour s’assurer une meilleure unité au sein de
scène. La mise en place des théâtres temporaires de l’Empire, en utilisant les bases de la culture
bois, associée au refus de la classe dirigeante de voir romaine : théâtre, amphithéâtre et cirque ? Ces ludi,
l’érection de tels édifices en pierre, découlent d’une extrêmement codifiés, peuvent alors être compris
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Personnages typiques
Toutes les techniques de la scène concourent à créer
un théâtre de l’effet : musique tonitruante ou lanci-
nante, façades étincelantes, torches, figurants par
centaines, costumes aux couleurs éclatantes.
L’espace même de la représentation imposant un
spectacle et des efforts grandioses, il ne peut être
question de minimalisme ou de nuances. Pour une
compréhension du plus grand nombre, le spectacle
doit être simple, clair, codifié à l’extrême jusqu’à la
redondance permanente.
Les tragédiens sont immenses et étranges, portent
couronne, diadème et coiffure qui renforcent leur
stature encore allongée par le port des cothurnes
(sandales de bois à hauts talons, utilisées au
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théâtre). Ils portent de longues robes et parfois des et combiné, à la fois par le poète et par le metteur en
manteaux, et sont très peu mobiles, jouant très for- scène, afin de distinguer la pièce du lot. Grâce aux
tement sur le pathos, et sur leur aspect étrange. Les thèmes musicaux mis en place, les spectateurs peu-
tragédies évoquent plus généralement des sujets vent reconnaître le type de pièces jouées (comédie,
grecs, la pièce se déroule en Grèce, et est traduite mime, pantomime…) mais aussi les personnages
d’après les œuvres des auteurs grecs. qui entrent en scène. Les instruments majeurs du
Les comédiens ont des tuniques plus simples, sou- théâtre romain sont :
vent plus courtes, et distinguant leur fonction. Les - Les tibiae, sortes de hautbois composés d’un long
personnages sont répartis en classes : hommes, tube fait d’os d’antérieur d’âne, de roseau et même
femmes, jeunes, vieillards, esclaves, militaires, para- de bronze, terminé par une hanche ; la tibia s’utilise
sites, etc. le plus souvent par paire. Le tibicini, joueur de
Le mime, la pantomime et l’atellane sont aussi com- tibiae, est le véritable chef d’orchestre et métro-
posés de personnages typiques et facilement recon- nome de la pièce. Comme le marionnettiste tient ses
naissable : Maccus le niais grotesque, Pappus le vieil marionnettes avec des fils, le tibicini tient les acteurs
avare libidineux, ou encore Bucco l’idiot imperti- au son des tibiae et du scabellum.
nent… Le but étant de représenter la vie quoti-
dienne sous ses aspects les plus triviaux.
- Le scabellum, instrument composé d’une épaisse
Il ne faut pas oublier que tout étant codifié, et ce
semelle de bois avec à ses deux extrémités deux
jusqu’aux mimiques, le poète et le metteur en scène
petites cymbales, ne connaît pas d’équivalent dans
construisent la pièce à partir de ces codes et non pas
le monde antique. Les scabellarii sont des musiciens,
le contraire. Les possibilités de variations pour les
auteurs sont donc réduites. Cette unité quasi per- et jamais l’instrument auquel ils doivent leur nom
manente dans le théâtre romain a une fonction uni- n’est utilisé seul. Cet instrument à percussion com-
ficatrice : les Romains de tout l’Empire doivent plétait parfaitement la tibia. Le scabellum était uti-
pouvoir se reconnaître dans les fêtes institutionnali- lisé en accompagnement de la danse, du mime, et
sées, que ce soit dans les ludi scaenici ou dans les ludi servait à marquer le rythme des saynètes.
La question des vases acoustiques en bronze, echeia Scène de théâtre. Fresque
circenses. provenant du site de Pompéi,
C’est pour cela que les histoires, les personnages, les en grec, reste encore à résoudre. En effet, Vitruve, Ier siècle apr. J.-C. Museo
dans les livre I et V de De Architectura, parle de ces Nazionale Archeologico,
masques, les gestuelles, sont connus à l’avance. Naples. © Luisa
Chaque genre théâtral possède des personnages vases placés sous la cauea, de façon à résonner en Ricciarini/Leemage.
types connus par le public et permettant ainsi de
comprendre ce qui va lui être présenté : Maccus et
Pappus pour les atellanes, Médée ou Hercule pour
la pantomime.
Le costume de l’acteur peut être assez complexe,
mais se construit sur une base très simple, comme
on peut le vérifier à partir des différentes sources
archéologiques et historiques. Le costume se com-
pose d’un justaucorps de couleur chair, sur lequel le
comédien mettra en place différents éléments per-
mettant de caractériser le personnage qu’il inter-
prète : tunique légère pour les danseuses, peau de
bête pour figurer des animaux, postiche pour se tra-
vestir en femme ou encore pour marquer l’embon-
point, ainsi que divers accessoires : phallus, bâton
recourbé… qui, associés aux masques, permettent,
en un regard, de reconnaître quel personnage va
évoluer sur scène.
Musique et danse
La musique et la danse sont les éléments fondamen-
taux des jeux scéniques étrusques, qui ont inspiré en
partie les jeux romains. D’un spectacle de danse
pure on passe à un spectacle mêlant chants, danses,
acrobaties, mimes. Le jeu de l’acteur obéit à un code
très précis, connu du public, et organisé autour de
la musique et de la danse. Tous ses gestes et ses
déplacements sont codifiés, et ce code est organisé
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ROME
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comédie et de tragédie ? Réalité historique ou pure tion nous semble un peu simpliste, surtout quand
fiction ? Les auteurs actuels en parlent pas ou peu. on sait que l’Église des premières heures n’a jamais
hésité à reprendre à son compte, en les transfor-
Effets de scène, trucages mant, toutes les activités païennes qui pouvaient
Les théâtres de la fin de la République et du Haut- étendre son influence (au début du Moyen Âge par
Empire avaient une machinerie très complexe et exemple, les représentations théâtrales sans textes
sophistiquée (machina tractoria) permettant des comme les miracles ou les mystères servaient de
effets à grand spectacle (envol, disparition, change- propagande religieuse). Mais les ludi, même très
ment de décor rapide…). Le mur de scène était très importants pour le peuple romain, n’ont jamais eu
élevé, souvent luxueusement décoré de matériaux la faveur des premiers chrétiens. Pour nous, les rai-
précieux. Des toiles peintes fixées sur le mur for- sons de leur abandon semblent plus pragmatiques.
maient le décor. Certaines façades, faites de Sachant que les jeux scéniques sont réalisés par des
colonnes et de niches ouvragées, étaient complète- troupes professionnelles composées non seulement
ment recouvertes d’or et d’argent. Pour certains d’acteurs mais aussi de musiciens, de chanteurs, et
spécialistes, ce luxueux décor du frons scaenae aurait d’au moins un auteur, mais aussi, comme pour les
eu pour effet de projeter de la lumière sur les comé- troupes de gladiateurs, d’un médecin, d’un impré-
diens. sario et d’un ensemble d’esclaves subalternes, les
Dans son Traité d’architecture, Vitruve nous décrit coûts de production étaient véritablement énormes.
trois types de scènes, scènes en tant qu’espaces de Nous pensons que c’est là la véritable raison de la
jeux : la tragique, la comique et la satirique. disparition des grands jeux. Petit à petit, l’Empire
- Pour la scène tragique, Vitruve décrit «des n’a plus eu les moyens d’entretenir des troupes pro-
colonnes, des frontons élevés, des statues et tels autres fessionnelles qui revenaient très chères, de former
ornements qui conviennent à un palais royal». des acteurs, de payer des auteurs, des décors, etc. La
structure même des ludi les a menés à leur perte. En
- Pour la scène comique, «la décoration représente effet, l’exigence d’avoir des équipes professionnelles
des maisons particulières avec leurs balcons et leurs et un encadrement important a impliqué des coûts
fenêtres disposés à la manière des maisons ordi- trop élevés pour l’Empire dégringolant. Les jeux
naires». dits «à la grecque», puis les jeux scéniques, et enfin
les jeux de gladiateurs en ont fait les frais. Seules les
- Pour la scène satirique, le décor est «ornée de courses de chars réussirent à durer encore, vraisem-
bocages, de cavernes, de montagnes et de tout ce qu’on blablement quelques siècles, avant de disparaître
voit dans les paysages peints». elles aussi.
Vitruve laisse de plus entendre que les décors ne
varient que peu d’une pièce à l’autre. À cela s’ajoute
une stricte codification des rôles et costumes. POUR EN SAVOIR PLUS
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