Jouer Pour Les Festivites Pratiques Du T
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1
TABLE DES MATIÈRES
Introduction :.................................................................................................................4
Rome, le pouvoir et les fêtes...............................................................................5
La comédie naissante en Italie.............................................................................8
Urbi et orbi : Le tournant romain de l’art renaissant.........................................10
Remise en question d’une approche générique: la cohérence par le contexte...12
I – Lieu, date et heure.................................................................................................17
1. Analyse du corpus..............................................................................................17
État de la documentation sur les spectacles.......................................................18
Le problème d’une recherche sur les spectacles, depuis les textes...................25
2. Portraits-robots des représentations...................................................................31
La correspondance.............................................................................................31
Une églogue de « Zoane de Lenzina »..............................................................37
Trois comédies de Bartolomé de Torres Naharro :............................................44
La Calandria romaine.......................................................................................63
Les seconds Suppositi........................................................................................74
La seconde Mandragore :..................................................................................84
La Cortigiana de 1525.......................................................................................91
3. Qui joue ? Ou le métier d’acteur dans le théâtre non commercial...................104
Pratiques sans corporation...............................................................................105
Le jeu des élites lettrées...................................................................................108
Les compagnons toscans à Rome....................................................................113
Stascino, Cherea, fra’Mariano : bouffons des papes Médicis.........................117
II- Comédies dans leur propre fête............................................................................127
reflet d’une variété spectaculaire (modularité, infiltration, coexistence).................127
1. Des dramaturgies en parataxe : la modularité comme principe poétique........127
Le texte entre monument poétique et matériau ajustable................................127
des drames tendant vers l’ouverture................................................................131
2. Des spectacles du jeu physique et de la pantomime.........................................145
La danse des bergers espagnols.......................................................................147
Le jeu entre les mots dans des comédies de la parole.....................................150
2
Juan del Encina, dramaturge et compositeur...................................................153
Le dramaturge et le compositeur.....................................................................158
Le soin du tempo dramaturgique.....................................................................161
III- Comédies dans la grande fête.............................................................................167
la cité imaginée.........................................................................................................167
L’imitation et la traduction..............................................................................170
La transposition...............................................................................................172
Le fantasme d’un théâtre monument de la ville..............................................177
Le couronnement des actes publics.................................................................181
Les salons : espace alloué ou espace augmenté ?............................................184
La cité, unité dramatique et politique..............................................................188
Des villes de poche dans l’univers du « commensurable ».............................191
Conclusion................................................................................................................194
Annexes.....................................................................................................................196
Bibliographie.............................................................................................................205
3
INTRODUCTION
Voici l’une des premières réflexions que fait Fabrizio Cruciani dans
l’introduction à sa compilation de célébrations romaines Teatro nel rinascimento, Roma
1450-1550 (1983) : « On ne peut pas [dans l’étude du théâtre renaissant] se limiter à un
théâtre qui naît du théâtre, en une parthénogenèse métaphysique et mortifère »1. Il donne
en effet le titre de « théâtre » à un ouvrage qui de fait rend compte, en différentes
mesures, de tous types de performances artistiques et mises en scène dans la ville
papale, autant dans des lieux publics qu’en privé, de l’ordre du divertissement civil
comme de la cérémonie politico-religieuse : défilés de carrosses, danses masquées,
comédies et tragédies – en latin, en néolatin, en italien et en espagnol – églogues
dramatisées, cérémonies de noces, prises de pouvoir officielles des papes, banquets,
courses à cheval et tauromachies. C’est qu’il considère que l’on ne saurait comprendre
la création théâtrale en ce lieu et à cette époque comme un phénomène culturel à lui
seul, isolé de l’appareil célébratoire dans lequel aucune représentation ne manque de
s’inscrire. Ce serait un théâtre en formation, multiple, n’étant pour l’heure pas encore un
art à part, sans existence indépendante des complexes artistiques dont il émane. Nous
serions au moment où le théâtre occidental se trouverait en gestation dans la matrice
nourricière des grandes occasions festives. En s’intéressant aux conditions dans
lesquelles ce théâtre est représenté – si tant est qu’on puisse parler d’un seul théâtre –, il
faudrait donc tout autant s’intéresser à ce qu’il représente lui-même pour les personnes
qui le créent et pour celles qui vont le voir.
En Italie au début du XVIème siècle, les nouvelles comédies de palais font partie
de ce théâtre consubstantiel aux fêtes politiques profanes (mariages, ambassades ou
carnavals). Le présent travail a pour ambition d’explorer une dizaine de comédies de
1 Fabrizio Cruciani, Teatro nel rinascimento, Roma 1450-1550, Roma, Bulzoni editore, 1983, p. 7.
4
palais profanes, écrites en langue vernaculaire, en tant que moments clés des
événements spectaculaires de la ville papale, depuis les dernières années du pontificat
de Jules II jusqu’à celui de Clément VII. Ce théâtre, et surtout celui immédiatement
postérieur, a fait l’objet, le long du siècle passé, de vastes études en philologie et
littérature, en arts visuels, à propos des scénographies de l’époque, et enfin, à partir du
dernier quart du XXème siècle, en études théâtrales2. Il s’agit ici d’un travail d’histoire du
théâtre portant sur les pratiques scéniques de ces pièces.
Entre les années 1503, sept ans avant le début de cette étude et 1534, sept ans après
le sac de Rome par les troupes Charles Quint, où nous lui donnons fin, Rome a connu
quatre papes : Jules II (1503-1513), Léon X (1513-1521), Adrien VI (1522-1523) et
enfin Clément VII (1523-1534). Au long de ces pontificats, la ville a traversé une
trentaine de carnavals, s’étendant sur plus d’un mois, de la mi-janvier jusqu’à carême 3.
Ceux-ci voient fleurir progressivement les soirées privées des courtisans romains, tandis
que la célébration publique et citoyenne, bien que représentante d’un folklore plus
autonome que la Saint Jean ferraraise ou les fêtes publiques urbinates – ce qui ne
manqua pas de susciter un mépris certain chez le voyageur Érasme en 15094 –, s’insère
progressivement dans un projet général de cité émanant du pouvoir papal. Dans les
cercles courtisans, ce sont d’abord les grands bals masqués, à la mode sous Jules II,
événements d’une théâtralité diffuse et englobante, puis de plus en plus souvent sous
2 Pour l’approche philologique et littéraire, citons l’ouvrage ayant entamé les liens ici pris comme une
évidence, entre théâtre espagnol et italien, celui de M.Pilade Mazzei, Contributo allo studio delle
fonti, specialmente italiane, del teatro di Juan del Encina e Torres Naharro, Lucca, Amedei, 1922.
Nous l’avons aussi trouvée, systématique, dans les introductions et avant-propos aux éditions
critiques des pièces de ce corpus : M. López Morales, en introduisant Juan del Encina (1968),
raisonne en termes de types théâtraux en partant de la langue « sayaguesa ». Dans son introduction
au théâtre de l’Arioste, M. Lanfranco Caretti (Torino, Einaudi 1976) s’attelle au rapport qu’ont les
trames quotidiennes des comédies avec le foisonnement fantaisiste du Roland Furieux, et s’acquitte
du discours sur les corps et la culture du spectacle comme d’un devoir. Des spécialistes ayant écrit
plus récemment semblent encore considérer cette parole théâtrale d’abord comme une tournure plus
directe donnée à un discours littéraire. Ainsi M. Denis Fachard construit son introduction au théâtre
de Machiavel (Roma, Carocci editore 2013) autour des écarts socio-culturels dans la langue théâtrale
de Machiavel, et des stances trouvées autant dans ses pièces que dans sa correspondance. En Espagne
en particulier ce n’est que depuis l’aube du XXI ème siècle qu’une perspective historique des pratiques
s’exprime avec plus de force, avec des travaux comme ceux d’Eugenia Fosalba (1996), Alfredo
Hermenegildo (2001), Teresa Ferrer (2004), Miguel Ángel Pérez Priego (2008), Javier Huerta Calvo
5
Léon X des représentations en privé de comédies profanes, pour lesquelles la langue
vulgaire prend le pas sur le latin5. De plus en plus les célébrations tendent à promouvoir
le pouvoir universel de la ville et du Souverain Pontife par la mise en scène de l’espace
urbain, sur le modèle impérial romain. Jules II fait un usage non modéré de la
théâtralisation de la ville lors des fêtes civiques. Son entrée triomphale en mars 1507,
après la reconquête de Bologne, est l’occasion non plus seulement de couvrir la ville de
tapisseries, d’étoffes, d’hôtels, de chants et d’arcs de triomphe, mais aussi – selon le
précieux témoignage de Paride de Grassi6 –, de chorégraphier les positions et
mouvements des Romains, petits et grands, autour du regard mobile du Pape entrant
dans la ville. Au carnaval 1510 le premier char du défilé d’Agone représentait l’Italie
libérée par Jules II7. Ce sont aussi en 1508 et 1510 les mariages de Lucrezia Gara Rovere
avec Marco Antonio Colonna (couple dont Lorenzino di Medici s’inspirera pour son
Aridosia – 1536 Florence) puis de Leonora Gonzaga avec Francesco Maria della Rovere.
Ces noces d’une importance capitale pour la famille papale des Rovere multiplient la
pompe des saisons de carnaval, dans lesquelles elles sont sciemment insérées, liant ainsi
le nom du pape se voulant pape-empereur aux réjouissances civiques. Si les fêtes de la
ville et celles de la cour demeurent distinctes, elles s’insèrent l’une dans l’autre et
entretiennent un rapport que la papauté encourage. Les épousailles du carnaval 1508 se
concluent par un grand bal de maschere. Quant à celles qui unissent en 1510 la maison
du pape Jules II à celle des ducs d’Urbin, nombreux sont les témoignages qui attestent
une suite de banquets de noces8 répartis sur une semaine, dans la foulée des courses et
(2003). En Italie la tendance est légèrement antérieure, avec notamment la publication en 1993 des
actes de colloque Origini della Commedia nell’Europa del Cinquecento, issues d’une collaboration
entre chercheurs de Lausanne et de la Sapienza.
Nous pouvons citer rapidement au sujet des études en histoire de l’art, quelques articles et ouvrages
présents dans la bibliographie de cette étude même, abordant ce théâtre depuis la peinture et
l’architecture : Robert Klein, Henri Zerner, Vitruve et le théâtre de la Renaissance italienne, in Le
lieu théâtral à la Renaissance, Paris, Editions du CNRS,1964-1968, p.49 sqs ; Franco Ruffini, Teatri
prima del teatro, Visioni dell’edificio e della scena tra Umanesimo e Rinascimento, Roma, Bulzoni
Editore, 1983 ; Mari Yoko Hara, « Capturing eyes and moving souls: Peruzzi’s perspective set for La
Calandria and the performative agency of architectural bodies », Renaissance Studies, vol. 31 / 4,
octobre 2016, p. 506-607. De même, en Italie, la recherche sur la vie du bâtiment théâtral à la
Renaissance s’est développée au début des années 1980 autour du travail phare de Fabrizio Cruciani
(entre 1983-1993). Mais après lui, cette histoire matérielle du théâtre, menée principalement par des
historien·ne·s de l’Art, garde un angle éminemment architectural et pictural.
3 Alessandro Ademollo, Alessandro VI, Giulio II e Leone X nel carnevale di Roma. Documenti inediti
(1499-1520), Firenze, C. Ademollo, 1886. Pour le détail des dates de chaque carnaval. [En ligne :
6
tauromachies du carnaval. Cette fois-ci, en plus des bals, ce sont récitals, théâtre en latin,
comédies et églogues en langue vulgaire.
Le moment de la représentation théâtrale devient central aussi dans la mise en
scène du pape-empereur en vue des relations internationales. Un exemple parlant est
celui de la réception célébrée le 11 novembre 1512 pour honorer l’arrivée de
l’ambassadeur Mathias Lang, Évêque de Gurk, envoyé par l’Empereur Maximilien I er.
Un banquet à l’air libre est suivi de représentations allégoriques où des jeunes gens de
l’Accademia Romana déguisés en Muses, récitent des vers en l’honneur des
personnalités présentes, avec une forme de mise en scène qui mène l’ambassadeur
mantouan Stazio Gadio, présent dans l’assistance, à décrire la performance comme
« una commedia nella qual intravenne Apollo con le Muse » (« une comédie dans
laquelle intervint Apollon avec les muses. »)9. Puis le Pape et l’Évêque couronnent
chacun un des poètes ayant composé le spectacle, actant théâtralement l’amitié entre le
Pape et l’Empereur.
Dès les dernières années du pontificat d’Alexandre VI (1492-1503) on assiste à
une convergence des intérêts politiques et culturels du Vatican et du Comune à travers la
récupération spectaculaire de modèles antiques, convergence qui fait de Rome le centre
de la culture italienne dans ce premier tiers du XVIème siècle. La papauté et le Comune –
si souvent présentés comme des forces en tension, modèle impérial ecclésiastique contre
collégialité républicaine, citoyenneté roturière contre cour aristocratique – organisés de
fait comme forces indépendantes sous de nombreux aspects pratiques, s’allient en
termes cérémoniels, symboliques, spectaculaires, dans les rapports diplomatiques entre
https://archive.org/details/alessandrovigiul00adem/page/n3/mode/2up ]
4 «Huismodi spectaculum risimus in palatio Julii Secundi, quo ad taurea ab amicis quibusdam eram
pertractus : nam ipse nunquam cruentis illis ludisac vetustae paganitatis reliquis sum delectatus. »
Érasme de Rotterdam, Responsio ad Petri cursii defensionem, apud F. Cruciani, op. cit., p. 330.
5 Cf. F. Cruciani, op. cit., p.327-332 « Il carnevale e le maschere », et p. 474-485 « buffoni e attori alla
corte di Leone X ».
6 Paride Grassi, Le due spedizioni militari di Giulio II tratte dal Diario di Paride Grassi Bolognese,
Maestro delle Cerimonie della Cappella Papale, Bologna, éd. Luigi Frati, Regia Tipografia, Bologna,
1886, p. 169-176.
7 Ibidem.
8 Tirés de l’Archivio Gonzaga [En ligne: http://www.capitalespettacolo.it/ita/ric_gen.asp] et de F.
Cruciani, op. cit., p. 345-46, sont les témoignages épistolaires d’un bal où dansèrent de vieux
cardinaux, avec le dimanche un dîner chez le Pape suivi d’une comédie en latin et de deux églogues
en vulgaire traitant d’amour (anonyme, à Isabella d’Este Gonzaga, 5 février 1510), mais aussi d’un
banquet chez le cardinal Francesco Sanseverino avant lequel on joua quatre heures de comédie en
latin et après lequel on donna une comédie en vulgaire, si ennuyeuse que l’époux partit avant la fin
7
états Italiens. La construction en 1513 d’un théâtre temporaire sur le Capitole en
l’honneur de la nouvelle citoyenneté romaine de Giuliano et Lorenzo de Medicis (frère
et neveu du pape Léon X) est un moment exemplaire de cette convergence. Dans cette
enceinte construite à l’air libre, conçue selon l’idée humaniste des théâtres anciens
comme lieux polyvalents de célébration, on fit se succéder la liturgie chrétienne, les
intermèdes musicaux, une prière, le banquet, des saynètes allégoriques et une
représentation somptueuse du Poenulus de Plaute.10 Dans cette réappropriation par le
Vatican d’un cérémoniel citoyen romain tel qu’on pouvait les fantasmer d’après les
sources anciennes, le lieu et l’acte théâtraux sont capitaux.
Insérées dans cet esprit, les comédies profanes écrites pour ces occasions,
précédant de quelques décennies la pratique comique populaire de l’Arte, sont en effet
le fruit d’une suite d’érudites expérimentations humanistes11, autour des pièces
comiques de l’Antiquité romaine. L’engouement pour la mise en scène de comédies
paliatae, comédies romaines jouées en toge grecque, s’est développé à Ferrare dès les
années 1480. Les essais scéniques visant à recréer la pratique de la paliata sont amorcés
par l’Arioste qui met en scène Plaute et Térence pour les courtisans ferrarais en 1486,
1487, 1491, 1499 et 1502, tantôt en version originale, tantôt traduits, tantôt dans la cour
du Palazzo Ducale, tantôt à l’intérieur, et avec des propositions scénographiques
changeantes, jusqu’à une stabilisation en 1499 en un dispositif répondant peu ou prou
aux projections vitruviennes.12 À Mantoue, c’est l’Andrienne de Térence qui est jouée
en clôture du Carnaval, au Palazzo de San Sebastiano en 1513. À Urbin, en 1513 aussi,
(Raphael Hermenz, lettre de Rome, le 13 février 1510, à Isabella d’Este Gonzaga.). Le lendemain
enfin, il y eut selon les témoignages d’Alessandro Picenardi (encore à Isabella d’Este,le 15 février
1510) un dernier banquet chez Agostino Chigi cette fois-ci, après lequel une comédie en vulgaire fut
jouée « bella dolce et amorevole » (cf. I-1 du présent travail)
9 Stazio Gadio, lettre du 11 novembre 1512, telle que reproduite dans ibidem, p. 362.
10 cf. « Descriptione de la pompa et solennità datta in Roma il dì che’l signor Jiuliano di Medici fratell
di nostro signore papa Leone fu fatto citadino et barone romano. La quale scrisse alla illustrissima
madama nostra il reverendo messer Francesco Chierigato auditor del reverendissimo monsignore
cardinale di Sedunense il dì XIII di settembre MDXIII » apud F. Cruciani, Ibidem, p.416
11 Nous entendons ici « humaniste » au sens étroit : relatif à l’étude des humanitates gréco-latines. Le
TLF pose une première définition du mot « humanisme » telle que suit : « Mouvement intellectuel se
développant en Europe à la Renaissance et qui, renouant avec la civilisation gréco-latine, manifeste
un vif appétit critique de savoir, visant l'épanouissement de l'homme rendu ainsi plus humain par la
culture. » [En ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/humanisme//0 ] Consulté le 02/08/2020.
8
Baldassare Castiglione pratique à son tour la mise en scène, non pas pour une pièce
latine mais pour la réécriture en langue vulgaire des Ménechmes, par Bernardo Dovizi
da Bibbiena, La Calandria. La scénographie est signée Girolamo Genga. Ce sont les
débuts, en un aller-retour constant entre le latin et le vulgaire, d’une culture occidentale
du théâtre qui se regarde reflétée dans le passé mythique d’une Rome antique érigée en
idéal culturel. Loin encore d’être une pratique artistique distincte, la mise en scène de
comédies dans les différentes villes d’Italie est plutôt une tentative de réalisation de cet
idéal culturel, un essai d’art transversal comprenant l’oratoire, la musique, la peinture, la
poésie et les études humanistes. Témoigne de cela le fait qu’elle demeure sans corps de
métiers définis. La mise en scène et la dramaturgie sont le fait des hommes de lettres,
comme des maîtres en peinture s’occupent régulièrement de la scénographie, et des
madrigalistes prennent en charge la musique. Quant à l’art de la machinerie qui se
développe déjà en Toscane depuis près d’un siècle, elle demeure l’œuvre d’architectes
polyvalents et se limite aux productions dramatiques religieuses, en tant que moyen de
donner à voir des faits miraculeux13. Il faudra attendre la seconde moitié du siècle pour
qu’elle s’applique au théâtre de divertissement profane. Ce n’est par ailleurs point l’idée
d’une troupe telle que nous les connaissons actuellement mais d’abord un désir de
belles-lettres qui à Rome amena les disciples de Pomponio Leto, constitués en
Accademia Romana ou Accademia Pomponiana, vers la pratique du théâtre non
chrétien, en tant que passage obligé dans les études plautiniennes, térenciennes et
surtout vitruviennes. Dès les années 1470 l’Académie se propose de faire renaître le
théâtre antique. En 1486, bien avant l’édition de Vitruve par Fra Giocondo (1513), le
« pomponiano » Sulpizio da Veroli se charge d’une nouvelle édition du De architectura
et précise dans sa préface, sous forme de dédicace à son mécène le cardinal Riario, que
le but de son travail est de faire revivre l’espace du théâtre ancien, au moyen d’un
bâtiment théâtral permanent érigé en monument de la cité. Sulpizio précise en effet qu’il
a déjà fait jouer grâce au mécénat de Riario une tragédie de Sénèque (l’Hyppolitus) sur
une scène construite selon les préceptes vitruviens – une structure temporaire en bois
12 Nous suivons ici la liste des paliatae ferraraises données par F. Cruciani, Lo spazio del teatro, Bari,
Ed. Laterza, 1993.
13 Avant la renommée internationale des Sangallo pour le théâtre profane, déjà Brunelleschi avait été
l’ingénieur chargé de construire de grandes machines à poulies dans la cathédrale de l’Annunziata de
Florence pour faire descendre des anges depuis l’abside et permettre à d’autres de traverser la nef
dans toute sa longueur, survolant le public, en un dispositif englobant mis en place pour le mystère de
l’annonciation de 1439. Cf. Ibidem. p. 51 à 60.
9
qui se serait d’ailleurs écroulée au cours de la représentation, ce qu’il se garde bien de
préciser.
L’orizzonte culturale in cui si colloca il triennio tra il 1510 e il 1513 è cruciale: nel 1507 si
apre il cantiere per il nuovo San Pietro, a partire dal 1508 Michelangelo è impegnato nella
cappella Sistina, mentre Raffaello affresca le Stanze Vaticane. Proprio tra il 1510 e il 1511,
14 Alessandro Ferrajoli, Il ruolo della corte di Leone X, éd. Vincenzo De Caprio, Roma, Bulzoni
Editore, 1984, (« Biblioteca del cinquecento »), p. 5. (Nous traduisons.)
15 André Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique: études sur la
Renaissance et l’humanisme platonicien, Paris, France, Presses Universitaires de France, 1959, p. 452
10
alcune importanti opere letterarie mettono Roma e le sue antichità al centro degli studi di
antiquaria: si tratta, per citarne alcuni, dell’Opusculum urbis Romae di Francesco Albertini
o dei due volumi – il De Roma instaurata e il De Roma triumphante – di Flavio Biondo; [...].
Sono gli anni del passaggio dalla «distesa malinconica di rovine e frammenti di edifici e
statue» al «sogno di una nuova possibile ricostruzione integrale dello splendore di Roma,
antica e moderna, imperiale e papale »16.
« [T]utto questo a Roma non viene creato, précise Cruciani, (è difficile definire
una produzione culturale « romana ») ; ma a Roma tutto si coagula in unità
significanti e prospettive »17. Force est de constater que le théâtre devient noyau
catalyseur de ces volontés politico-culturelles qui tendent vers le fantasme de la
récupération de l’ancienne Rome, vers la projection de l’espace urbain comme cité
idéale, vers la définition d’une capacité de la fête à faire revivre l’Antiquité comme
jauge de pouvoir et de culture à l’échelle des royaumes italiens comme européens. Ceci
concerne Rome en particulier de par ses rôles symboliques d’héritière de l’Empire et de
siège de cette autorité continentale, voire intercontinentale, qu’est le pape.
Nous entrons donc dans la scène romaine dans les années 1510, au temps fort du
volontarisme culturel papal, terreau de diverses pratiques théâtrales en plusieurs
langues, visant à faire des festivités à l’impériale le signe de l’arrivée d’une nouvelle
ère, de la naissance d’une nouvelle Rome splendide comme l’ancienne. Nous la
quitterons à la veille du sac de Rome (1527) par les troupes de Charles Quint, années de
critique politique acerbe et de crise sociale, où les formes de spectacle se développent
de plus en plus a maniera et où les nouvelles comédies qui nous occupent, propices à la
16 « L’horizon culturel dans lequel se situent les trois années de 1510 à 1513 est crucial : en 1507 on
commence le chantier pour le nouveau Saint Pierre, à partir de 1508 Michel-Ange se consacre à la
Chapelle Sxtine, tandis que Raphaël fait les fresques des appartements du Vatican. Justement entre
1510 et 1511, quelques importantes œuvres littéraires mettent Rome et ses antiquités au centre des
études anciennes : il s’agit, pour en citer quelques unes, de l’Opusculum urbis Romae de Francesco
Alberini, ou des deux volumes – De Roma instaurata et De Roma triumphante – de Flavio Biondo
[…] Ce sont les années du passage de l’étalement mélancolique des ruines et fragments de bâtiments
et statues » au « rêve de la possibilité d’une nouvelle reconstruction intégrale de la splendeur de la
Rome ancienne et moderne, impériale et papale ». (nous traduisons). Francesca Mattei, « Il soggiorno
di Federico II a Roma. Modelli architettonici e funzionali per le residenze mantovane », in Francesca
Mattei, (éd.). Federico II Gonzaga e le arti, éd. Francesca Mattei, Roma, Bulzoni Editore, 2016,
p. 21-38, p. 2. Mattei cite ici Carlo Vecce, Il «cantiere romano», in Pietro Bembo e l’invenzione del
Rinascimento, catalogo della mostra, a cura di G. Beltramini, D. Gasparotto, A. Tura, Venezia,
Marsilio, 2013, p. 277.)
17 « Tout ceci n’est pas créé à Rome (il est difficile de définir une production culturelle « romaine ») ;
mais c’est à Rome que tout coagule en des unités signifiantes et prospectives ». (Nous traduisons.) F.
11
satire d’actualité, prennent définitivement le pas sur l’exercice érudit du théâtre
néolatin. Le moment où nous la quittons est aussi celui où le genre commence à se
consolider, où selon la formule de Fabrizio Cruciani « gli statuti del fare spettacolo e
gli uomini che lo fanno si coagulano in istituzioni e professioni »18. L’idée de comédie
se dessine, forte d’une nouvelle autonomie artistique.
C’est en fonction de ces évolutions, entre multiplicité et sédimentation des
pratiques théâtrales, que sont définis la période, le corpus et l’aire géographique de ce
travail. Nous nous intéresserons donc au sort des comédies nouvelles en vulgaire,
comédies du dîner lors des fêtes de palais, naissant dans ce contexte où l’idée que le
spectacle peut servir comme instrumentum regni autant que perspective culturelle
humaniste coagule autour d’une multitude de personnes et de lieux avec lesquels Rome
entre en réseau, en tant que ville à dimensions européennes.
12
dénomination « comédie humaniste » ou « comédie régulière » ainsi que les problèmes
que pose l’étroitesse de ses limites, il convient de comprendre ses rapports et différences
d’avec les traditions latines et romanes dont il émane. C’est une entreprise délicate, de
donner une définition claire de ces termes, lorsqu’ils sont appliqués à des pièces du
premier XVIème siècle. Ils sont de fait souvent employés par opposition à la commedia
dell’arte, en tant qu’il s’agit d’un théâtre écrit – sous l’influence proche ou lointaine de
la paliata – et signé, et en cela différent des lazzi de l’Arte.19
Or, pour l’heure, a cours du premier tiers du XVI ème siècle, on ne peut parler en
termes de genre. Ce qui est né du rapport libre aux Anciens n’a en 1508 toujours pas
construit son propre code, et que celui-ci n’adviendra qu’au moment où l’émulation
entre auteurs comiques contemporains aura sédimenté les usages. En effet, les gravures
fondatrices des trois scènes : satirique, tragique et comique, tracées par Sebastiano
Serlio dans son traité d’architecture et qui transposent à l’Europe de son temps les
distinctions de Vitruve, supposant des lieux fermés, des scènes unies, des fonds en
perspective urbaine, datent déjà de 1545 et ne sont que le symptôme de codifications en
formation. Ceci premièrement parce qu’elles sont surtout une émulation et un
dépassement des fonds de scène architecturaux de la Rome antique, dans la perspective
programmatique d’un architecte et non celle, documentaire, d’un homme de théâtre.
Deuxièmement, parce qu’il n’est pas évident qu’il y ait eu simultanément une fixation
dans le même sens des pratiques effectivement montrées sur scène. Le modèle nommé
« régulier » à posteriori (déjà à la fin du XVIème siècle en Italie), commence à se dessiner
en même temps que voient le jour vers 1510 des salles privées proches des théâtres à
l’italienne qui fleuriront à la fin du même siècle en vue de représentations de
« comédies humanistes ». Mais la coexistence ne signifie pas la corrélation. Une telle
branche de la pratique – cinq actes ponctués d’intermèdes musicaux, mettant en scène
19 On pourra à ce propos, pour ne citer qu’un exemple, rappeler les propos de M. Manuel V. Diago lors
du colloque « Origini della commedia nell’europa del cinquecento » tenu à Rome en octobre 1993 :
« Pero si no la commedia dell’arte, sí es indiscutible que la comedia erudita italiana ejercerá un
fuerte influjo sobre nuestros primeros comediantes profesionales ». Manuel V. Diago, « Una
adaptación española de Il Negromante de ariosto: La comedia llamada Carmelia de Joan Timoneda »,
Origini della Commedia nell’Europa del Cinquecento, Roma, Torre d’Orfeo Editrice, 1993,
p. 161-176, p. 1. Voici un exemple clair de l’opposition nette souvent opérée entre deux types
comiques, le populaire et le courtisan, qui prend un sens concret autour des années 1540 et 1550,
quand la commedia dell’Arte commence à apparaître en Italie, et les comédies qu’il nomme érudites
se donnent une codification permettant de parler de genre théâtral. M. Diago en l’occurrence s’occupe
d’une adaptation de comédie faite en 1548. Cela devient problématique néanmoins lorsque l’on
applique ces critères pour catégoriser des œuvres datant des années 1510.
13
des bourgeois aux noms latinisants vivant dans un décor extérieur urbain une seule
aventure amoureuse pleine de retournements et de situations comiques, le tout dans une
salle aux gradins en U – restait au début du siècle une possibilité scénique parmi
d’autres, vues et appréciées lors des soirées festives espagnoles comme italiennes. Ceci
est vital si l’on ne veut tomber dans ce que F. Ruffini, dans son ouvrage Teatri prima del
Teatro nomme « il teatrabile »20. En 1510, à Rome les héritages sont multiples, les
cardinaux espagnols font jouer en leurs demeures le théâtre de leur cour, qui entre en
contact avec les façons de faire italiennes, de sorte que plusieurs langues et façons
coexistent en un même lieu ; la structure des spectacles n’est pas fixée, les
configurations spatiales varient, le mot même de comédie n’est pas investi d’un sens
précis21. Dans cette étude il sera question tout ensemble de théâtre du type comédie
« régulière » et de formes de comédie profane, aux références sans l’ombre d’un doute
humanistes, en cela qu’elles visent une érudition et entretiennent un rapport d’émulation
avec les Anciens, mais qu’on ne saurait qualifier de « comédies régulières » car ne
correspondant pas au canon comique adopté par la suite. Soit qu’elles entretiennent un
rapport non unifié à l’espace scénique, soit que les mailles de leur trame soient plus
détendues, soit qu’elles tissent leur rapport à Rome par des processus autres que la
transposition de – ou du modus operandi de – comédies de Plaute et Térence. Il sera
aussi question à la fois de théâtre en italien et de théâtre en espagnol, car de par la
présence de la famille Borja – ou Borgia – au Vatican, de royaumes aragonais à
proximité, d’un grand nombre de cardinaux espagnols dans la ville papale, dont
Bernardino López de Carvajal, protecteur de Bartolomé de Torres Naharro, les
20 Franco Ruffini, op. cit.Il s’agit pour Ruffini d’une forme précise de finalisme. Ce serait la tendance
d’une série d’historiens de l’Art à distinguer dès le XVI ème siècle Le Théâtre en majuscules,
canonique, par opposition à des pratiques antérieures et confuses qui ne faisaient que se chercher. Ils
auraient à tort distingué le « théâtrable » destiné à essaimer, d’un « non-théâtrable », lu comme un
reste grisonnant du Moyen-Âge. On en oublierait que ces pratiques lui ont été contemporaines, peut-
être perçues en leur temps comme également novatrices et qu’on n’était nullement conscient au tout
début du XVIème siècle d’un aboutissement des désirs de nouveau théâtre dans la salle inclinée à scène
rectangulaire, bordée de rideaux, que l’on nomme de nos jours salle de théâtre « conventionnelle ».
Le « teatrabile » associerait de surcroît automatiquement cette pratique scénographique avec ces
comédies imitant et transposant les trames enchevêtrées au déroulement normé des romains, sans
autre appui qu’une intime conviction nourrie de l’association postérieurement fixée entre le lieu, le
décor et le genre, dans des espaces comme le Teatro Olimpico de Vicenza (fini en 1580). Franco
Ruffini défend qu’une fois trouvées, ces voies du jeu et de la scénographie n’auraient pas
nécessairement été associées à chaque représentation et adoptées tout de suite comme modèle à
suivre, et que la cristallisation du théâtre à l’italienne contiendrait une partie de fortuité et de rebonds
irréguliers dont l’effacement finaliste est désigné par lui comme « teatrabile ».
14
performances dans les deux langues coexistent dans la cour papale, et on est aussi
habitué au théâtre espagnol qu’à l’espagnol au théâtre22. En définitive, si l’on ne peut
parler de genre, ni de pratique proprement romaine, il existe en ce temps, unies par un
certain nombre de circonstances, d’intentions et de finalités communes, des pratiques
comiques de cour, en langue vulgaire. Si tout n’est pas de la « comédie humaniste », ce
sont dans tous les cas des pièces comiques composées par des lettrés humanistes. Nous
préférerons donc l’expression « pratiques du théâtre comique de palais » à la
présupposition par défaut d’un genre comique risquant d’être confondu avec le genre
« comédie humaniste ». Nous laissons de côté, sous le conseil de Ruffini, cette chasse
du genre avant le genre, et, en partant de cette hypothèse de travail, faisons le choix de
formes comiques hétéroclites, allant des églogues dramatisées en langue castillane de
Juan del Encina aux Calandria, Suppositi et Mandragola, car divers était ce qui en un
même lieu et temps s’offrait au public courtisan romain les soirs de fête.
L’expression « teatro humanista » / « teatro umanistico » évoque, autant en
italien qu’en espagnol, la venue après le Moyen Àge d’un théâtre d’auteur, sorte de
tribune servant surtout à exposer de vive voix, en public et à la façon de Térence les
idées des auteurs sur la société, la politique ou la littérature. On en a fait souvent un
miroir des mœurs ou un divertissement du haut, faisant appel à la culture livresque et à
la finesse conceptuelle des lettrés23 plus qu’à leur rire franc et insouciant, avant que la
commedia dell’Arte n’ait pu essaimer et diffuser vers le haut l’improvisation par le
lazzo et le foisonnement d’un jeu physique. Cette conception, dont on ne remet pas ici
en cause le bienfondé, a néanmoins eu tendance à privilégier l’existence d’objet textuel
21 F. Cruciani, op. cit., p. 7. Ceci est expliqué dès les premières phrases de l’introduction : « Le parole,
e i concetti, di teatro e di commedia hanno a lungo, tra ‘400 e ‘500, sensi incerti e i modi delle
rappresentazioni sono molteplici e non coagulati in sistema, statuti, istituzione. » (Nous soulignons.)
22 C’est en que paraît à Rome la première traduction italienne de la Celestina de Fernando de Rojas,
réalisée par un familier du Pape, Alphonso Hordoñez. À Sienne en 1536 paraît L’Amor costante,
d’Alessandro Piccolomini, une pièce qui non seulement met en scène un homme espagnol, mais qui
s’ouvre en espagnol, par des propos dudit personnage.
23 Nous nous permettons de citer en guise d’exemple, le propos tenu par Teresa Ferrer Valls, dans
l’introduction à son article sur l’églogue de Plácida y Vitoriano dans le contexte des productions
théâtrales de Juan del Encina. Ferrer Valls défend qu’il existe dans le premier XVI ème siècle « une
claire division du travail théâtral: d’un côté le faste qui recèle tout le savoir-faire scénographique
médiéval, d’un autre les œuvres pastorales [pastorales car elle centre sonp ropos sur la production
encinenne], qui se définissent essentiellement comme théâtre de la parole ». (Nous traduisons de
l’espagnol). Teresa Ferrer Valls, « La Égloga de Plácida y Vitoriano en el contexto de la producción
dramatica de Juan del Encina : la definición de un escenario híbrido « Un hombre de bien ». Saggi di
lingue e letterature iberiche in onore di Rinaldo Froldi, éd. Patrizia Garelli et Giovanni Marchetti,
15
de ce théâtre. Or vue son implantation dans les fêtes de cour et les carnavals –
événements avant tout vifs, visuels et sonores –, vue la place qu’on lui donne dans les
divers types de réjouissance, généralement le soir après le dîner, on ne peut ignorer que
ce théâtre a pu – a dû – être dynamique et ludique. L’enjeu de mon travail est d’explorer
cette question du ludique, du relatif aux ludi.
16
I – LIEU, DATE ET HEURE
1. Analyse du corpus
17
proposons de poursuivre et qui sont l’objet véritable de ce mémoire. En d’autres mots, il
va falloir déterminer ce que nous entendons par « corpus » dans ce travail.
24 Stazio Gadio, « Stazio Gadio al Marchese di Mantova: «Per seguir in avisar Vostra Excellentia de le
occorentie... » », 1513. Le passage, cité et analysé en I.2.a de cette étude, est le même que citent
d’Ancona (Origini del teatro italiano, 1891, p.81 - 82), Cotarelo (Juan del Encina, Cancionero de
Juan del Enzina : primera edición, 1496, Reproducción digital de la edición facsímil de Madrid, Real
Academia Española, 1989. Reedición de la edición facsímil de Madrid, Tipografía de la Revista de
Archivos, Bibliotecas y Museos, 1928. Edición original : 1496, Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de
Cervantes, 2002, p. 16.) et F. Cruciani, op. cit., p. 363.
25 Nous faisons notamment allusion à l’hypothèse qu’ il se soit agit d’une récupération du Triunfo de
Amor (1486), émise par Carolina Micaelis dans « Nótulas sobre cantares e villancicos peninsulares e
a respeito de Juan del Encina », Revista de Filología Española V, oct-dic 1918, pp.361-366.). Apud
Cotarelo Juan del Encina, op. cit., p. 16.
18
prologue, n’est donné sur le jeu, ni sur la présence de musique, de danse ou d’une
scénographie particulière.
Le suivant spectacle comique de palais qu’il nous est possible d’identifier
n’arrive qu’un an plus tard, à l’occasion de la grande ambassade portugaise à Rome de
mars 1514. La Comedia Trofea de Bartolomé de Torres Naharro fut selon toute certitude
jouée lors de cette visite de l’ambassadeur Tristao D’Acunha à Rome. Nous pouvons le
déduire du fait de son sujet, célébrant la puissance portugaise dans la conquête de
l’Orient, ainsi que de la position de Torres Naharro pendant ces années-là, à Rome et
sous la protection de Jules de Médicis, cousin du Pape. Mais aucun témoignage écrit ne
rend compte de la représentation en tant que telle. Il en va de même pour la Comedia
Jacinta du même auteur, à la fin de l’année 1514 ou au début de la suivante. Le
villancico final, qui loue la personne d’Isabella d’Este, confirme que la pièce est liée à
une occasion précise – les mois que la Marquise de Mantoue passa à Rome durant
l’hiver 1514-1515 – et que la pièce fut sans doute commandée par les Médicis romains
dans le but de rendre agréable le séjour de la grande dame à Rome 26. Enfin, la Comedia
Tinelaria est la plus certaine quant à sa représentation, car l’auteur même indique qu’il y
en eut une, dans la dédicace faite à Bernardino López de Carvajal préfaçant une
première édition de la pièce seule, sortie avant la Propalladia de 1517. Il y déclare
l’avoir fait représenter devant le pape Léon X et son maître, Jules de Médicis. 27 Nous
pouvons donc situer cette représentation avant 1517, mais non la dater, ni en citer
l’occasion. Oublions donc de ce pas la scénographie, l’identité des acteurs ou les traces
des moments musicaux.
Il y a pourtant des représentations mieux documentées sur la même période, du
côté des auteurs italiens. Il s’agit d’abord de la reprise romaine de la Calandria du
26 Citons à cet effet la lettre du 12 janvier 1515 écrite par Alessandro Gabloneta à Federico Gonzaga,
souvent retenue pour la nouvelle de la mort du roi de France et, nous le remarquerons par la suite,
pour la mention qui y est faite à la Calandria. Gabloneta y insiste sur l’effort du Pape et de sa cour
pour occuper et bien recevoir Isabella, la femme du Marquis, le temps qu’il la retenait à Rome.
Alessando Gabloneta, « L’Arcidiacono Mantovano al Marchese di Mantova: « la nova della morte del
Re de Franza... » », 1515.
27 « Acuérdome que después de recitada esta Comedia Tinelaria a la S[antidad] D[e] N[uestro]
S[eñor] e a monseñor Reverend[ísimo] de Médicis Patrón Mío, V[uestra S[eñoría] Revere[ndísima]
quiso verla y después de vista me demandó la causa por qué no dejava estampar lo que escrevía ».
Bartolomé de Torres Naharro, Dédicace à la Comedia Tinelaria, édition non datée située entre 1515 et
1516, apud Luisa de Aliprandini, « La representación en Roma de la Tinelaria de Torres Naharro », El
teatre durant l’Edat Mitjana i el Renaixement, Sitges, Publicacions i edicions de la Universitat de
Barcelona, 1983, p. 127 et sqs.
19
cardinal Bernardo Dovizi da Bibbiena, dont la première fut jouée à Urbin en 1513. Elle
fut jouée à Rome pendant l’hiver 1514-1515, en l’honneur d’Isabella d’Este au temps de
son séjour romain. Les témoignages dont on dispose pour ce spectacle-ci sont plus
fournis, mais tout de même limités : une courte allusion dans une lettre et deux brefs
paragraphes, fort élogieux au demeurant, figurant respectivement dans la biographie du
pape Léon X par Paolo Giovio28 et dans les Vies de Vasari. La lettre est celle du 15
décembre 1514 qu’Agostino Gonzaga adresse au marquis de Mantoue pour lui dire que
le Pape compte accueillir sa femme à Rome avec des comédies, dont peut-être une
seconde représentation de celle de Bibbiena29. Giovio, quant à lui, nous apprend plus de
données concrètes sur le public, sur le lieu et les histrions. C’est dans la « Vita di
Baldassarre Peruzzi sanese pittore ed architetto » que Vasari décrit en quelques phrases
le travail de Peruzzi pour la pièce, commande de Léon X 30. On a longtemps attribué à
cette scénographie une série d’esquisses31, dont une en particulier (figure 1) aurait
appartenu à Vasari. Mais l’attribution de ces dessins à Peruzzi ainsi que leur lien à la
pièce ont été remis en question par les historiens de l’architecture dans les dernières
décennies32. Si bien ces ébauches se révèlent utiles pour comprendre le travail de
perspective centrale33 dans la scénographie d’extéreiuer urbain, les seuls témoignages
certains de ce spectacle de 1514 -1515 sont les trois cités.
Le spectacle romain le mieux documenté de la période est celui des Suppositi de
l’Arioste. La pièce est jouée pour la première fois en 1509 à Ferrare. Puis, à la demande
de Léon X, elle devient l’événement central du carnaval 1519 à la cour papale. À propos
28 Paolo Giovio, Illustrium virorum vitae [-De Vita Leonis decimi, pont. max., libri quatuor. His ordine
temporum accesserunt Hadriani sexti, pont. max., et Pompeii Columnae cardinalis vitae... Edidit
Petrus Victorius Carmina G. Phaerni, L. Ariosti, A. Constan tii], éd. Vettori, Firenze, in officina
Laurentii Torrentini, 1549, p. 97. [En ligne: https://play.google.com/books/readerid=lgFkr0wjPRkC&
pg=GBS.RA1-PA97 ]
29 Agostino Gonzaga, « Al marchese di Mantova, « Dopo l’altra mia ch’io scrissi » », Mantova,
Archivio di Stato – Archivio Gonzaga, [En ligne:http://www.capitalespettacolo.it/ita/doc_seg.aspID
=1336805586&NU=57&TP=g ]
30 « e quando si recitò al detto papa Leone la Calandra, comedia del cardinale di Bibbiena, fece
Baldassarre l’apparato e la prospettiva che non fu manco bella, anzi più assai che quella che aveva
altra volta fatto, come si è detto di sopra; et in queste sì fatte opere meritò tanto più lode, quanto per
un gran pezzo adietro l’uso delle comedie e conseguentemente delle scene e prospettive era stato
dismesso, facendosi in quella vece feste e rappresentazioni. Et o prima o poi che si recitasse la detta
Calandra, la quale fu delle prime comedie volgari che si vedesse o recitasse, basta che Baldassarre
fece al tempo di Leone X due scene che furono maravigliose et apersono la via a coloro che ne hanno
poi fatto a’ tempi nostri. Né si può immaginare come egli in tanta strettezza di sito accomodasse tante
20
de cette représentation Cruciani34 inventorie avec minutie une documentation
contemporaine nourrie. Une lettre de Girolamo Bagnacavallo du dernier jour de février
1519, d’autres d’alfonso Paolucci et de Beltrando Costabili datées de début mars, puis
une étude de Klaus Neiiendam sur les livres des comptes du pape pour février 1519 : on
y retrouve des planches en bois pour Raphaël, l’argent pour la structure mobile de
Sangallo, pour les chausses et confections de costumes, etc. Cruciani relève aussi le
témoignage d’Alfonso Paolucci, décrivant les gradins et un rideau dévoilant la scène et
remarquant avec admiration les intermèdes musicaux. Cette quantité de documentation,
presque suffisante à l’analyse du spectacle est malheureusement un unicum pour la
période et la région qui nous concernent. De plus, et à notre grand regret, nulle esquisse
de l’architecte, nulle planche préparatoire du peintre, nulle notation sur l’arrangement
musical n’ont été conservées pour ce montage fastueux.
La dernière représentation de comédie de cour dont on ait connaissance sous le
pontificat de Léon X est une autre reprise, celle de la Mandragola de Nicolò
Machiavelli, bien que pour l’heure elle ne portât toujours pas ce titre. Les sources en
sont paradoxalement beaucoup plus modestes, pour la pièce qui eut, parmi celles de ce
corpus, la postérité critique la plus brillante. Dans une lettre de Battista della Palla au
florentin, datant du 26 avril 1520, il est question de conversations sur la comédie avec le
cardinal Bibbiena et avec le pape lui-même, qui se préparerait déjà à accueillir le
spectacle à Rome35. Les dires de della Palla sont confirmés par Paolo Giovio dans le
portrait que celui-ci dresse de Machiavel au sein de ses Elogia : le spectacle romain,
dont la date et l’occasion sont inconnues (quelque part entre le printemps 1520 et la
mort de Léon X à l’automne 1521), aurait été joué par initiative du Pape et se voulait un
strade, tanti palazzi e tante bizzarrie di tempii, di loggie e d’andare di cornici, così ben fatte che
parevano non finte, ma verissime, e la piazza non una cosa dipinta e picciola, ma vera e
grandissima. Ordinò egli similmente le lumiere, i lumi di dentro che servono alla prospettiva e tutte
l’altre cose che facevano di bisogno con molto giudizio. » « Vita di Baldassarre Peruzzi Sanese » in
Giorgio Vasari, Le vite de’ più eccellenti pittori, scultori e architettori: nelle redazioni del 1550 e
1568, éds. Paola Barocchi et Rosanna Bettarini, Firenze, Studio Per Edizioni Scelte, 1984. IV-VI vol.,
p. 323.
31 En annexe à ce travail. Figures 1 à 4.
32 Nous citerons à ce propos les rétrospectives sur ce débat historiographique de l’attribution des
esquisses que proposent Javier Berzal de Dios et Mari Yoko Hara dans leurs articles respectifs: Javier
Berzal de Dios, « Conjuring the Concept of Rome: Alterity and Synecdoche in Peruzzi’s Design for
La Calandria », The Sixteenth Century Journal, vol. 45 / 1, Sixteenth Century Journal, 2014, p. 25-50.
Mari Yoko Hara, « Capturing eyes and moving souls: Peruzzi’s perspective set for La Calandria and
the performative agency of architectural bodies », Renaissance Studies, vol. 31 / 4, octobre 2016,
p. 506-607.
21
événement d'une certaine envergure. La pièce était connue alors sous des titres toujours
provisoires, Comedia di Callimaco e di Lucrezia, ou encore Nicia36. Léon X aurait aussi
selon Giovio conservé les acteurs de la première Florentine ainsi que la scénographie
d’origine. Or, on n’a trouvé aucun témoignage direct de la première mise en scène
Florentine dont l’existence est avérée uniquement grâce à une précision sur la
couverture d’une édition romaine datant de 1524 : Comedia facetissima intitolata
Mandragola e recitata in Firenze et aux allusions faites dans les documents cités. Ceux
qui jouèrent et peignirent pour les deux premiers spectacles restent sans mention de
leurs contemporains, tout comme les autres détails du jeu.
Entre 1522 et 1524 il y eut un passage à vide dans les célébrations Romaines. La
ville traverse sous l’austère pontificat d’Adrien VI une épidémie de peste et les
dépenses d’une guerre contre les Turcs37. Nous ne retrouvons de comédie de palais dans
la capitale qu’en 1525, avec La Cortigiana. La représentation de cette pièce de l’Arétin,
dernière pièce comique de cour identifiée avant le sac de Rome en 1527, a, au sein de ce
corpus, un statut particulier. Ceci d’abord de par sa contribution, imprécise mais non
moins certaine, à l’inimitié que lui voua le cardinal Giberti et à la persécution qu’il subit
par la suite38. La pièce fut, et c’est là ce qui nous intéresse, censurée de la part de
l’auteur même dès sa composition en 1525 on ne sait si avant ou après le spectacle.
Nous sommes donc potentiellement face à une représentation qui devait avoir lieu mais
ne fut pas. Ce qui est certain, c’est qu’elle fut écrite, non pas en tant que farce à lire
comme d’aucuns ont pu le supposer à partir de la fortune de son édition princeps
(Venise 1534), mais bien pour être jouée dans un contexte carnavalesque, au sens large :
22
l’Arétin occupait en 1525 le poste illustre de segretario di Pasquino, c’est-à-dire
d’organisateur en chef de la fête de Pasquin, qui a lieu à Rome tous les 25 avril 39. C’est
sans doute pour cette journée de célébration des satires que fut préparée cette réponse au
Cortigiano de Castiglione, dont le manuscrit circulait à Rome depuis quelques mois.
Mais tout ceci, ce sont les coïncidences de dates et les mentions du manuscrit de 1525
concordant avec l’occasion qui nous le révèlent. Il n’y a pour indiquer les détails de
cette représentation ou de son annulation pas plus de sources explicites que pour la
Jacinta de Bartolomé de Torres Naharro.
spettacolo ». Paolo Giovio, Ritratti degli uomini illustri, a cura di C. Caruso, Palermo, Sellerio, 1999,
p. 197, apud Nicolò Machiavelli, Mandragola, a cura di Pasquale Stopelli, Milano, Mondadori, 2010,
p. 141.
37 Nous retrouvons dans les livres de décrets du Capitole la trace des mesures drastiques prises en ces
deux occasions: « Provisioni prese sopra I rumori di peste percordi a Roma » (juin 1522), Decreti di
consegli Magistrati Cittadini Romani, Tomo XIV, cred. 1, Roma, Archivio storico Capitolino, p.122
et sqs; « Disposizioni da prendere nella città di Roma per la guerra contro il Turco » (juillet 1523),
Ibidem, p.147 et sqs. (Documents consultés en personne à Rome, Archivio Storico Capitolino)
38 Cette fuite est en lien explicite avec les poèmes lascifs écrits la même année à partir des gravures
sexuelles connues sous le nom de « modi ». Mais l’inimitié du cardinal (lequel aurait tramé un
attentat contre la vie de l’auteur) ne pouvant se réduire à une querelle d’images sexuelles somme
toute peu scandaleuse pour les mœurs de la curie en ces temps, aurait couvé pour de multiples raisons
dès avant l’été 1525.
39 Il s’agit ici de l’explication avancée par P. Larivalle dans ses Varia Aretiniana (1972-2004)
23
par Stazio Gadio, Raphaël Hermenz, Vincenzo Grossino, ou Alessandro Picenardi dans
leur correspondance : les pièces jouées lors d’une la semaine de noces, mais aussi une
pastorale jouée chez le banquier Agostino Chigi par des acteurs de Sienne ; des dîners
pour divers ambassadeurs en période de Carnaval. Nous parlons de périphérie car, tous
féconds qu’ils demeurent à l’heure d’établir un cadre ou une vue d’ensemble sur les
possibilités théâtrales des fêtes de cour en ce temps et lieu, ces comptes rendus
laconiques faits au sein de correspondances ne sauraient suffire à dresser les études de
cas auxquelles nous aspirons, lorsqu’on ne peut les contraster avec le détail des
répliques. Elles rejoindront donc deux autres formes de compléments nécessaires à la
formulation d’hypothèses raisonnables sur notre corpus de spectacles : les textes des
mêmes auteurs dont aucune représentation n’est avérée – tel est le cas des églogues de
Vitorio, Zambardo y Cardonio et de Cristino y Febea de Juan del Encina, et des
comédies Soldadesca, Himenea, Serafina, Calamita et Aquilana de Bartolomé de Torres
Naharro40 – et les pièces des mêmes auteurs jouées ailleurs qu’à Rome. Parmi cette
seconde catégorie de compléments figurent la Clizia de Machiavel, avec notamment la
composition de madrigaux de Philippe Verdelot, les Cassaria, Lena et Negromante de
l’Arioste, et enfin la première représentation de la Calandria,. Ces pièces furent jouées
respectivement à Florence, Ferrare et Urbin.
24
toutes les autres expressions qu’offre le plateau, sa parole serait à la fois une partition
décharnée en attente de recevoir la vie et un vestige incomplet des représentations
passées. Ceci semble empiriquement vrai au premier abord, mais en y regardant de plus
près, cette parole n’est ni une chose ni l’autre. C’est ce qu’exprime le dramaturge
espagnol Juan Mayorga dans sa note liminaire à la seconde édition de sa pièce Reikiavík
(2015) : « Un texto no es la memoria de un espectáculo, sino un envío para espectáculos
futuros, con los que entrará en conflicto »42. Que ce soit vis à vis des représentations qui
l’ont précédé ou de celles qui viendront, un texte théâtral constitué en livre a sa propre
poétique qui n’est pas celle du spectacle. C’est pour cela que la place des titres publiés
de pièces dans notre corpus est à définir avec le plus grand soin.
En ce qui concerne plus concrètement sur notre corpus, nous sommes face aux
écrits d’un temps où on voit apparaître ce que Marie-Luce Demonet appelle une
« rhétorique de l’imprimé »43. Celle-ci est à tenir en compte, que la première version
connue du texte précède la première représentation, comme cela pourrait être le cas –
rien n’est certain – pour le manuscrit florentin de Mandragola daté entre 1518 et 1519,
ainsi que pour la version de 1525 de la Cortigiana, ou au contraire que celle-ci lui soit
postérieure, parfois de plusieurs mois ou années, comme cela est le cas pour le reste de
notre corpus. Indépendamment de la possibilité d’être récitée ou lue à voix haute, la
parole du texte écrit et, qui plus est, du texte imprimé, a sa finalité propre et ne
correspond ni dans son rythme intérieur ni – surtout – dans sa valeur d’objet culturel à la
retranscription d’une oralité. Demonet explique ainsi par l’exemple cette culture
montante dans l’aire italienne :
Les ouvrages italiens qui théorisent la conversation à partir des mêmes années 1520 et
l’exposent en dialogues, comme le Cortegiano de Castiglione (1528) [rappelons
néanmoins que le texte sous forme manuscrite circulait déjà depuis des années et qu’il
fut lui-même composé dans le courant des années 1510] préconisent une oralité idéale,
soumise avant tout à un principe de civilité dont la référence à l’écrit participe 44.
41 Roch Turbide, « Michel Tremblay : Du texte à la représentation. Entretien », Voix et Images,
vol. 7 / 2, Les Presses de l’Université du Québec, 1982, p. 213-224, p. 218.
42 « Un texte n’est pas la mémoire d’un spectacle, mais un renvoi pour des spectacles à venir, avec
lesquels il entrera en conflit. » (Nous traduisons). Juan Mayorga, Reikiavik, Madrid, Ediciones La
uÑa RoTa, 2015, p. 9.
43 Marie-Luce Demonet, “Rhétorique de l’écrit imprimé à la Renaissance”, Dossiers d'HEL, SHESL,
2016, Écriture(s) et représentations du langage et des langues, 9, pp.146-161.
44 Ibidem.
25
Il s’agirait d’un temps où culture lue, culture dite, culture agie se cloisonnent
partiellement et donc se mettent en perspective, s’influencent en marquant leur
différence et leur hiérarchie, en un mot, se distinguent. Le dialogue écrit est à imiter
dans la conversation, et non l’inverse, car, du noble lignage de ceux de Platon, il se
montre supérieur à l’oral même dans son propre terrain. En effet, que la parole des
personnages de nos comédies soit, même dans ses localismes et grivoiseries, une forme
sublimée et écrite n’a rien de surprenant. Comprenons surtout que, si on tient en compte
ce paradigme culturel, une fois la parole dialoguée d’une pièce confiée au papier et
composée pour l’objet livre, elle a pu trouver en sa propre forme écrite une existence
autonome, être désormais destinée à la lecture silencieuse et, par là, soumise à des
temps et impératifs esthétiques tout autres. Lorsque Bartolomé de Torres Naharro
préface la première édition de ses œuvres, la Propalladia napolitaine de 1517, c’est en
ces termes qu’il en conçoit la réception :
No sé agora yo si quanta voluntad puede haber en una sana intención como es la mía
será bastante a hacer grata y aceptable a los discretos lectores esta mi pobre y rústica
composición45. (Nous soulignons.)
Pour un ouvrage composé majoritairement de théâtre, c’est donc le plaisir des lecteurs
dont il se soucie et non de celui d’un public bénéficiant de son ouvrage par la médiation
d’une troupe lectrice. Plus loin, il ajoute :
La orden del libro, pues que ha de ser pasto espiritual, me pareció que se debía
ordenar a la usanza de los corporales pastos, conviene a saber, dandoos por antepasto
algunas cosillas breves como son los capítulos, epístolas, etc. y por principal cibo las
cosas de mayor subjecto como son las Comedias, y por pospasto ansí mesmo algunas
cosillas como veréis46.
45 “Maintenant, je ne sais si toute la volonté qu’il peut y avoir dans une saine intention comme la
mienne pourra suffire à rendre ma pauvre composition rustique tolérable et agréable aux discrets
lecteurs » (nous traduisons) Bartolomé de Torres Naharro, Teatro Completo, éd. Julio Vélez-Sainz,
Madrid, Cátedra, 2013, « Letras Hispánicas », 728, p. 965.
46 « L’ordre du livre, comme il doit être repas spirituel, m’a semblé devoir être agencé selon l’usage des
repas corporels, à savoir, en vous donnant en entrée quelques petites choses brèves comme les
chapitres et épîtres, etc. puis en guise de plat principal les choses traitant de plus longs sujets comme
le sont les comédies, puis comme dessert encore quelques petites choses que vous verrez. » (Nous
26
L’auteur présente donc ses comédies – au pluriel, lues à la suite – comme le plat de
résistance d’un complexe littéraire constitué en repas complet. Cela veut dire qu’elles
s’inscrivent désormais dans la structure et l’esthétique d’un objet culturel entier, le livre,
soigneuse combinaison de plats à savourer dans le temps long de la lecture.
Parallèlement, nous relevons l’absence de toute mention qui irait dans le sens d’une
volonté de fixer sa parole théâtrale pour rendre possibles la mémoire d’un spectacle
passé ou la naissance d’une nouvelle représentation. Ceci pourrait donc impliquer – en
l’absence des feuillets de scène nous ne pourrons que le subodorer – une adaptation, au
sens plein du terme : le livre édité, à la fois fort de ce qu’il y a eu sur scène et libre de sa
propre poétique, recomposerait ses propres scènes dans la temporalité moins
contraignante des pages.
Loin de simples retouches et corrections ponctuelles, comme le retrait de mots
italiens dont Torres Naharro fait l’aveu dans son introduction 47, nous pourrions être
aussi face à des modifications structurelles touchant le rythme ou encore l’ordre des
scènes et des répliques. En témoignent les nombreux ajouts et remaniements subis par la
Cortigiana entre le manuscrit de 1525 et l’édition princeps commandée par l’auteur
même à Venise neuf ans plus tard, ajouts qui mènent de nos jours les éditeurs à établir le
texte des deux versions de façon distincte. Nous pourrions aussi avoir affaire à la
synthèse de toute une série de trouvailles scéniques accumulées sur plusieurs
représentations, reconstituant les mots d’un spectacle qui ne fut jamais. En 2005, Mario
Martelli conclut dans son analyse du prologue de Mandragola, qu’il s’agit en fait de
deux prologues mis à la suite. Son hypothèse est que les trois dernières strophes
correspondraient à une première à Florence et les cinq premières à un autre spectacle –
qui, à regarder les dates de près, devrait être la fête romaine. 48 Ces deux poèmes
liminaires auraient été repris en un seul texte cohérent dès l’édition dite du Centaure,
édition princeps florentine, anonyme et non datée. Par ailleurs, dans une lettre à
Machiavel datant du 26 décembre 1525, Francesco Guicciardini lui suggère de
27
composer un nouveau prologue, « argumento », plus simple, en vue de la reprise
prochaine de sa Mandragola pour le carnaval de Faenza en 1526. En effet, les acteurs
n’auraient pas compris le prologue d’origine et s’apprêteraient à en présenter un de leur
cru, dont l’ami de l’auteur se méfie 49. Machiavel envoie donc à Faenza quatre
madrigaux à chanter entre les actes et une chanson qui devait remplacer
l’« argumento ». Nous savons donc que les prologues des spectacles successifs sont
multiples et tous différents du poème publié vers 1520 et retenu pour les éditions
ultérieures. Un autre exemple particulièrement parlant est celui des textes de la
Cassaria et des Suppositi de l’Arioste, parus en 1509 sans la permission de l’auteur, et
établis à partir des feuillets des acteurs. En effet, l’auteur lamente l’existence de tels
textes dans ses lettres CLXXXIII et CXCIII comme dans le prologue de sa seconde
Cassaria, réécrite en vers en 1529. Dans ce prologue il explique non seulement que ces
éditions ont été faites derrière son dos, et ne répondaient pas à ses exigences de qualité,
mais aussi et surtout que les acteurs, en donnant leurs feuillets informels à un vil
imprimeur, avaient « lacéré » son œuvre.50 Pour nous cela présente l’avantage d’être une
édition conformée au plus près de ce qui fut déclamé, même s’il s’agit des feuillets pour
la première de Ferrare, jouée dix ans avant le spectacle qui nous concerne. Mais cela
révèle aussi que le texte tel qu’il était pris en charge par les acteurs n’était pas jugé
authentique et digne d’une publication, et devait sans doute être repris, ou restauré dans
une version précédant le jeu et considérée plus pure, avant d’être envoyé à l’imprimeur.
Le « conflit » que Mayorga remarque au XXIème siècle, alors même que de nos
jours nous il existe une notion forte de respect auctorial, est à considérer ici à plus forte
raison sous l’angle de la licence, d’une trahison mutuelle de l’auteur préparant l’édition
envers le plateau – sans oublier la main de l’imprimeur – et des acteurs envers le texte
qui leur est confié. De la mise en scène urbinate de la Calandria, nous conservons une
lettre de Castiglione, qui en assura la mise en scène, et qui précise qu’il ne toucha que
très peu au texte, mais qu’il y eut tout de même certaines modificatons 51. En vue de la
constitution d’un livre, l’auteur peut donc non seulement choisir d’incorporer ou
49 Cf. Niccolò Machiavelli., Opere, II, a cura di C. Vivanti, Torino, Einaudi, 1999, p. 413, apud ibidem.
50 « laceraronla / e di lei fêr ciò che lor diede l’animo. / E poi per le botteghe e per li publici / mercati
a chi ne volse la venderono / per poco prezzo ». Ludovico Ariosto, Cassaria (1529), Prologo, v. 8-12
51 Cf. Lettre nº269 a Ludovico Canossa (13-21 février 1513), Baldassare Castiglione, Le lettere, éd.
Guido La Rocca, Milano, A. Mondadori, 1978, « I Classici Mondadori », p. 343-348. Voir p 130 du
présent travail pour un commentaire plus ample de la question.
28
d’oublier des mots trouvés par les acteurs en déclamant, de laisser à l’écart en tant que
scories tant de choses ayant existé sur scène, de repenser ce qui éventuellement n’a pas
trouvé au plateau l’effet escompté, mais il peut aussi et surtout en prévision d’une
lecture, à voix haute ou non, solitaire ou collective, rallonger certains dialogues pour en
étayer la cohérence dramaturgique, rajouter des scènes non essentielles à l’intrigue ou
réintégrer celles qui auraient pu être coupées au nom du tempo de l’action ou de l’heure
tardive de la représentation. Notons aussi que nous parlons d’un théâtre d’avant la
notion de didascalie. L’apparition de didascalies est un changement de paradigme pour
la liberté de mise en scène des troupes, certes, mais aussi pour le statut du texte de
théâtre. Elle distingue le texte à déclamer de tout ce qui relève d’une spatialisation et
d’une gestuelle non verbalisées, en lui trouvant un statut, un espace, une typographie
distincts de ceux du dialogue. Elle révèle ainsi l’intention de faire du théâtre en livre
l’instrument de futures mises en scène. De notre côté nous sommes souvent face à
l’intégration d’informations gestuelles ou spatiales dans les répliques, lourdeurs que
l’on peut supposer rajoutées ad hoc en tant qu’indications circonstancielles à l’usage
d’un public lisant. Autant de choses, en définitive, qui constituent une poétique et une
visée artistique propres au texte théâtral. Nous ne saurons dans quelle mesure chacun
de ces textes est distant de la représentation ou se veut autre qu’un souvenir de
spectacle. Une chose est néanmoins certaine : nous ne saurions fantasmer l’auteur en
greffier de sa propre pièce.
Alors nous comprenons que le statut ambivalent et insaisissable de ce théâtre
écrit, qui n’oublie pas son ancrage dans l’agere, sans être pour autant une partition en
vue du plateau, est à la fois piste et entrave. En effet, contrairement à l’aspect tronqué
d’un vestige archéologique, un volume imprimé, portant le texte intégral de la pièce
telle que conçue par son auteur, présente un matériau de recherche abondant et, en
apparence, tout sauf lacunaire. Le risque, lorsque l’on s’en sert – comme nous le faisons
– en tant que document de référence au service de la reconstitution des fêtes dont il
vient, comme une piste au même titre que les témoignages contemporains, c’est de le
confondre avec un vestige de scène, de ceux incapables de tergiverser la mémoire des
choses que le public a pu voir un soir. Et ainsi de vouloir tirer de lui des réponses à tous
les doutes sur la composition de spectacles qui ont bien des chances d’être entrés « en
conflit » avec lui. L’accès au texte édité est donc, à l’heure de mener une recherche sur
29
les représentations, un atout aussi redoutable qu’il est précieux et nécessaire. Il faudra
savoir tantôt oublier sa complétude, tantôt s’en méfier, tantôt s’en servir. C’est pour cela
que, tout en y cherchant des pistes, nous ne nous attarderons pas dans le détail de
chaque texte, ne l’étudierons pas en tant que tel, démarche pertinente mais différente de
la nôtre. Face à la scène, le texte imprimé est un vestige et n’en est pas un. Il est le
« texte à trous » qu’explore Anne Ubersfeld52 mais aussi l’étoffe brute et surabondante
dans laquelle on taille sur mesure la pièce qui siéra au public d’ici et de maintenant.
Avoir accès au texte et non au spectacle c’est en avoir à la fois trop et pas assez.
À notre sens donc, les pièces sous forme de livre seront à prendre comme une
colonne vertébrale sur laquelle construire le corps de nos suppositions. Chacune sera
comprise comme un compte rendu indirect des possibilités de jeu et des volontés de
combinaison des arts que pouvait présenter chaque spectacle. Les volontés artistiques
différant, certes, des faits avérés, elles n’en sont pas moins efficaces dans l’étude des
usages culturels d’un milieu et d’un temps. Il faudra donc comprendre notre travail
comme la mise au jour de virtualités de ces fêtes théâtrales telles qu’elles auraient pu
être ou se seraient potentiellement voulues, mais ne furent sans doute pas exactement.
Ce mémoire se pose alors comme une tentative quasi archéologique de reconstituer ce
qui paradoxalement compose déjà son propre corpus.
La correspondance
30
Il venere et sabato si passò tempo in corteggiare. La domenica si andò in Testaccio ad vedere
quelle feste et cazze de tori, et la sera si tornò in palatio apostolico, dove il Papa fece una
cena honorevole et vi furono octo cardinali […] Si fece una comedia latina et due egloghe
vulgari amorose et senza sugetto che tochasse a niuno. […] Lunedì poi si andò etiam in
pallatio ad vedere correre li buffali, et mentre venne l’hora si ballò in uno salotto de le stantie
de papa Innocentio […]. La sera si andò a casa de Santo Severino a cena, et nanti si cenasse
fece una comedia latina con uno bellissimo apparato, poi si cenò de una cena
sumptiosissima et alla tavola fu in capo il cardinale, poi il signor Duca al lato […] Ad altre
tavole le altre donne et zentilhomini. Dopo cena si fece una comedia volgare, ambe amorose.
[…] Hieri poi si andò in pallatio ad vedere amazare tori in Belvedere, et poi correre barbari,
et uno de li cavalli delsignore hedde il pallio. Visto il corso si andò a cena a casa di Agostino
Chigi, et intendo fece bella cena et una bella comedia »53. (Nous soulignons.)
Fabrizio Cruciani dans Teatro nel Rinsacimento...(1983 p.364) cite aussi, à propos des
mêmes événements, la lettre d’un autre mantouan, Alessandro Picenardi, toujours à
Isabella d’Este, écrite le 15 février 1510 :
A casa del reverendissimo cardinale Sancto Severino hera facto uno bello aparato, et asetati
pro tribunali com bella compagnia si comenzò la comedia latina et fu bella et ben facta, et
ben recitata, ma durò più di quatro hore. Et poi a cena che fu spanta, bella et bona, che fu
forza levarsi da tavola per non dormentarsi, et al loco predicto asetati se recitò un’altra
comedia volgare che durò assai. Ma il signor Ducha fastidito prese sua moglie per mano et
montorono a cavallo con poca compagnia et andorono a dormire. […]
53 « vendredi et samedi on passa du temps à courtiser. Dimanche on alla à Testaccio, pour vois ces fêtes
et chasses au taureau, et le soir on retourna au palais du Vatican, où le Pape donna un dîner honorable
et y assistèrent huit cardinaux. […] On joua une comédie latine et deux églogues en langue
vulgaire, parlant d’amour et sans rapport avec aucun [des deux époux]. […] Puis lundi on alla
encore au palais du Vatican pour y voir courir les buffles, et en attendant l’heure on dansa dans un
salon des appartements du pape Innocent […]. Le soir on alla chez San Severino pour le dîner, et
avant qu’on ne dînât il donna une comédie latine avec un très beau décor, puis on dîna d’un repas
très somptueux et à table le cardinal présidait, puis messire le Duc à côté […] À d’autres tables,
d’autres dames et gentilshommes. Après le dîner on donna une comédie en langue vulgaire, les
deux [la comédie latine et celle en vulgaire] parlant d’amour. […] Et puis hier on alla au palais voir
la tauromachie au Belvédère, puis la course des [chevaux] barbari, et un des chevaux de messire
gagna la compétition. Une fois la course finie on alla chez Agostino Chigi, et j’ai ouï dire qu’il donna
un beau dîner et une belle comédie. » (Nous traduisons.) Raphaël Hermenz alla Marchesa di
Mantova, 13 febbraio 1510 (Mantova, Archivio di Stato - Archivio Gonzaga) apud Alessandro Luzio,
« Federico Gonzaga ostaggio alla corte di Giuglio II », Archivio della società romana di storia
Patria, IX, 1886.
31
Et il giorno di carnevale lo Papa volse che se andasse in palazzo a vedere correre il palio […]
Et poi presa lictentia dal Pontefice, montati a cavallo se ne andò a casa di Agustino Gisi
[Chigi], et li hera ben aparecchiato et sumptuosamente da mangiare, ma prima se recitò una
bella et dolce et amorevole comedia. Io la cercho d’avere et poi la mandarò a vostra
Exellentia54. (Nous soulignons.)
Plus variés sont les témoignages de Stazio Gadio. L’ambassadeur lui aussi venu
de Mantoue se trouve à Rome entre 1510 et 1513, envoyé à la fin de l’année 1510 par
Isabella d’Este Gonzaga en tant que secrétaire particulier du jeune Federico Gonzaga,
qui se trouvait retenu dans la ville papale à l’âge de 10 ans seulement comme gage de la
fidélité de son père au Souverain Pontife. Avant de s’en retourner à Mantoue lors de la
mort de Jules II, il rédige régulièrement des comptes rendus aux marquis, où un certain
54 « Chez le très révérend cardinal San Severino on avait monté un beau décor et, [une fois les époux]
assis devant la tribune [la scène] en bonne compagnie, on fit commencer la comédie latine et elle fut
belle et bien faite, et bien jouée, mais elle dura quatre heures. Et après, le dîner qui fut long, beau et
bon, au point qu’on fut forcé de se lever de table pour ne pas s’endormir, et, une fois assis au lieu
prévu à cet effet, on joua une autre comédie en langue vulgaire qui fut plutôt longue. Mais messire le
Duc, irrité, prit sa femme par la main et ils rentrèrent à cheval avec une petite suite et s’en allèrent
dormir. […] Et le jour de carnaval le Pape voulut qu’on allât au palais pour voir le palio […]. Et une
fois qu’on eut pris congé du Souverain Pontife, on s’en alla à cheval chez Agustino Chigi, et là-bas on
avait bien et somptueusement préparé à manger, mais d’abord on joua une comédie belle, douce et
pleine d’amour. Je vais tenter de me la procurer et je l’enverrai à votre Excellence. » (nous traduisons.
Les passages en gras sont aussi de nous) Alessandro Picenardi a Isabella d'Este: «ab eri che io non
habbia... » Mantova, Archivio di Stato – Archivio Gonzaga, [En ligne:http://www.capitalespettacolo.it
/ita/doc_gen.asp?ID=1753262562&NU=1&TP=g].
32
nombre de spectacles sont décrits55. On apprend ainsi par sa lettre du 5 juin 1511 que
c’est d’abord du théâtre romain, les Ménèchmes de Plaute, qu’on fait voir au jeune
Federico, lors d’un dîner donné en son honneur par les sénateurs au Capitole. Plus
intéressante pour cette étude est celle du 28 juillet de l’année suivante. À deux jours
d’intervalle – 26 et 28 juillet 1512 – deux témoignages, celui de Gadio mais aussi celui
d’un autre représentant de la cour Mantouane, Vincenzo Grossino 56, rendent compte l’un
au marquis et l’autre à la marquise d’une journée de fastes tenue le dimanche précédant
– dont l’occasion reste néanmoins obscure – à nouveau chez le riche banquier romain
Agostino Chigi. L’amphitryon y garda ses invités à déjeuner et à dîner et plusieurs
spectacles y furent donnés, scandés par les repas. Après le déjeuner ce furent selon
Gadio « moresche, soni et canti » (« des mauresques, des morceaux de musique et des
chants »). Les mauresques sont dans cette série de trois divertissements,
particulièrement intéressantes, car elles sont une façon d’introduire, dès le début de
l’après-midi, une première forme, légère, de jeu théâtral 57. Il s’agit de spectacles où des
danseurs-acteurs – vêtus de costumes à la musulmane – exécutent une performance à
mi-chemin entre la danse et le mime, et il est assez courant à Rome d’en faire jouer lors
de ces fêtes courtisanes58. Après ces réjouissances musicales et avant le dîner, on joua
«una representatione pastoral recitata da alcuni putti e putte senesi » (« une
représentation pastorale jouée par quelques garçons et filles siennois »), qui plut à Gadio
mais non à Grossino qui la dit « assai ridicola per volgar » (« assez ridicule car
vulgaire »), bien qu’il apprécie des siennois « la lingua loro perfettissima » (« leur
langue tout à fait parfaite »). Il est peu probable que cette qualification de « vulgaire »
soit énoncée au sens d’un jugement de valeur, peu usité à l’époque. Nous l’interprétons
55 Stazio Gadio, « Stazio Gadio alla Marchesa di Mantova: «Per Jacobo fossato mandai... » », 6 juillet
1511 ; Stazio Gadio al Marchese di Mantova: «Benché per lettere... », 28 juillet 1512; Stazio Gadio al
Marchese di Mantova: « Per seguir in avisar Vostra Excellentia de le occorentie... »,11 janvier 1513:
[En ligne : http://www.capitalespettacolo.it/ita/ris_gen.asp?TP=g ].
56 Grossino alla Marchesa di Mantova: «Aviso la Signoria Vostra como per la dio gratia... » [En ligne :
http://www.capitalespettacolo.it/ita/doc_gen.asp?ID=-1665056260&NU=1&TP=g] consulté
10/06/2019. Je relève ici une incohérence entre la date figurant sur la base de données des archives
Gonzaga et celle donnée par F. Cruciani, Teatro nel Rinascimento… op. cit. p. 362. En Effet Cruciani
date cette lettre du 28 juillet, or c’est la même date que pour celle de Gadio. Mais il peut s’agir ici
tout simplement d’une étourderie ou d’un télescopage entre les deux lettres.
57 Si tant est qu’on s’accorde à entendre par jeu théâtral la constitution d’un degré quelconque de fiction
par la présence de corps agissants, feignant être autres que ceux qu’ils sont, en présence d’un public.
58 On en trouve déjà un témoignage dans la lettre de Raphaël Hermenz à Isabella d’Este ( op.cit. p.1) :
« ogni sera non manchavano passando il tempo hora con il ballare del cardinale Narbona alla
francese, hora con musiche et ora con vedere moresche... »
33
plutôt comme témoignage de la langue de représentation – ridicule s’entend car la
pastorale aurait dû être latine pour plus d’élégance – étant donné que l’adjectif volgare
attaché à une forme poétique veut le plus souvent dire à l’époque une chose écrite et dite
en langue vernaculaire. On peut noter en ce sens l’usage que font Hermenz et Picenardi
de l’expression « comedia volgare » dans leurs lettres de 1510. De plus, cela justifierait
la remarque sur la perfection de la langue des actrices et acteurs siennois, langue
toscane proche de l’idéal de l’italien littéraire. Nous serions donc bel et bien face à une
pastorale dramatisée en italien, jouée seule, sans être précédée de vers ou scènes en
latin, par des personnes venues se produire depuis Sienne. Elles pourraient être venues
spécialement pour l’occasion, mais il est possible aussi que ces artistes aient été installés
à Rome, où leur pratique était appréciée. À la cour de Jules II puis de Léon X,
justement, travaillait le siennois Campani, dit Strascino, reconnu pour l’implantation de
farces pastorales siennoises à Rome, en plus de sa capacité à improviser des vers
facétieux. De Strascino on conserve trois pièces théâtrales : Strascino, Magrino et
Coltellino, qui sans que l’on puisse les mettre en lien avec cette occasion ni aucune
autre, confirment néanmoins la pratique active dans les années 1510 et 1520 des
pastorales comiques importées de Sienne, ou, nous le verrons, d’Espagne lors de fêtes
dans les résidences privées.
De Stazio Gadio Cruciani remarque aussi un bref passage de la lettre du 21
octobre 1512, où il décrit un dîner en l’honneur d’ambassadeurs de Parme, auquel son
jeune maître assiste :
una honorevole et magnifica cena, anzi pasto grandissimo che durò quasi tre hore, facendo
far nanti cena et doppo, comedie, eglog[h]e, moresche, musiche[…]et durò la festa sino ad
hore nove di notte59.
59 « Un dîner honorable et magnifique, c’est-à-ire un immense repas qui dura presque trois heures, et on
donna avant et après le dîner des comédies, des églogues, des mauresques, des musiques […] et la
fête dura jusqu’à neuf heures du soir » (nous traduisons) F. Cruciani, op. cit., p. 362.
34
Au-delà d’un exemple tangible du lien intime entre les représentations de
comédies et la fin des journées de réjouissances, on remarque dans ces quelques lettres
la liberté prise à l’heure de décider du ou des spectacles entourant les repas de fête. La
succession des divertissements ne répond pas à un quelconque « art de la fête »,
clairement normé. Une distinction commence à se dessiner, néanmoins, entre comédie
latine et vulgaire, ces premières ayant tendance à être jouées plus tôt, avant le repas, et à
durer plus longtemps, là où les productions en vulgaire sembleraient plus légères et
aptes à supporter un public tardif fatigué et – nous nous aventurons à supposer – ayant
bu abondamment lors du banquet. Le latin semble aussi correspondre aux occasions
plus formelles : la rencontre de Federico Gonzaga avec les sénateurs ou, en 1513, le
Poenulus de Plaute suivant la cérémonie conférant la citoyenneté romaine au frère et au
neveu du tout nouveau pape Léon X60. Avant sa disparition quasi complète des contextes
non accadémiques, sous Clément VII, la pratique du théâtre romain en latin et du théâtre
néolatin déclinera, basculant lentement vers une preuve de pouvoir culturel, d’héritage,
la dégageant des pratiques de délassement que sont les compositions en vulgaire 61.
Malgré cette distinction qui se précise, nous menant d’ailleurs à sélectionner dès le
début de cette période les pièces d’expression vernaculaire uniquement, le moment de la
représentation théâtrale est dans l’espace courtisan autour de Jules II une réalité autant
ancrée que diffuse. Ce sont tantôt « due egloghe » chez le Pape en février 1510, tantôt
deux comédies, tantôt une seule, ou encore chez Chigi, « una representatione
pastoral »62, le tout mêlé aux danses et musiques.
Il ne semble pas non plus que sur le mot « comedia », (écrit actuellement
« commedia ») soient venues se fixer des pratiques et structures univoques. Dans ces
lettres des informateurs mantouans, le problème est encore plus profond : il est
impossible de deviner ce qu’ils entendent par « comedia » – sinon qu’on peut à
l’occasion la distinguer de l’églogue, et de la pastorale – et par conséquent il ne serait
pas plus possible de savoir si le mot renvoie ou non pour eux à une forme précise. En
novembre 1512, pourtant, on trouve un exemple de cette équivocité du terme
« comédie ». À l’occasion de la venue à Rome de l’ambassadeur Mathias Lang en
35
représentation de Maximilien Ier il y eut un somptueux banquet dans les jardins du
Belvédère. Cruciani dédie un bref paragraphe dans Teatro nel Rinascimento à comparer
deux témoignages du même événement : celui de Paride de Grassi, maître de liturgie de
Julien II, et celui de Stazio Gadio. Lorsque de jeunes gens de l’Academia Romana
viennent déguisés en Muses et en Apollon pour chanter les louanges des personnalités
présentes, Grassi parle, de façon assez descriptive, de vers laudatoires envers le Pape,
l’ambassadeur et l’Empereur Maximilien. Après, un autre étudiant aurait déclamé des
vers avec une lyre, et enfin, le Pape et l’ambassadeur auraient couronné chacun un
poète. Gadio, lui, pour le numéro collectif, emploie l’expression de « comedia nella
quale intravenne Apollo con le muse »63. « Comedia » pourrait donc, dans l’esprit de
certains contemporains, aller jusqu’à désigner des formes purement laudatoires, à mi-
chemin entre la poésie lyrique et dramatique, ne séparant pas ou à peine l’espace fictif
de celui du public. Nommé « comedia »par Gadio, ce modèle se trouve pourtant loin
des espaces de fiction des pièces plautino-térenciennes, celles qui, lors de leur
redécouverte au XVème siècle, ont provoqué le renouveau dans les langues vernaculaires
européennes de ce mot « comedia » ou « comédie ». À travers ces témoignages, les
pratiques de la comédie se révèlent flexibles, recouvrent de multiples formes
dramatiques joyeuses, des paliatae des Anciens, jouées en grande pompe devant des
centaines de spectateurs au Capitole jusqu’à ces présences scéniques laudatoires
indissociables du jour, de l’heure, de l’auditoire qui les voient se produire. Elles
coexistent lors des banquets et sont même interchangeables avec des expériences
théâtrales directement inspirées de pratiques poétiques antiques moins évidemment
dramatiques que la paliata comme sont la pastorale – l’aventure amoureuse des jeunes
bergers – traditionnellement associée au roman, et l’églogue – échange des vers sur
l’amour et la nature de la part de plusieurs bergers réunis – reconnue comme forme
phare d’une lyrique néo-virgilienne64. L’agere théâtral semble se dégager à peine dans
les consciences de la récitation d’un poème. Voici un théâtre qui ne naît pas que du
théâtre, comme avait fait remarquer Fabrizio Cruciani, mais qui serait aussi
36
« epifenomeno del raccontare e dell’oratoria »65. Des grandes réceptions officielles aux
contextes semi-privés des soirées en saison de carnaval, ces textes témoignent d’une
culture du faire et du voir des comédies qui commence à peine à s’ancrer et à prendre
forme chez les lettrés à Rome.
Zovedì a VI, festa de li Tre Re, il signor Federico […] si redusse alle XXIII hore a casa del
cardinale Arborensis, invitato da lui ad una commedia […] Cenato adunque si redusseno tutti
in una sala, ove si havea ad representare la comedia. Il predetto reverendissimo era sedendo
tra il signor Federico, posto a man dritta, et lo ambassator di Spagna a man sinistra, et molti
vescovi poi a torno, tutti spagnoli : quella sala era tutta piena de gente, e più de le due parte
erano spagnoli, et più puttane spagnole vi erano che homini italiani, perché la comedia fu
recitata in lingua castiliana, composta da Zoanne de Lenzina, qual intervenne lui a dir le
forze et accidenti di amore, et per quanto dicono spagnoli non fu molto bella et pocho delettò
al signor Federico [...]67.
37
Ici, à défaut du texte, l’auteur est indiqué. Lorsque Emilio Cotarelo y Mori cite
cette lettre dans son prologue à l’édition en fac simile du Cancionero par la Real
academia Española en 192868, il émet en premier l’hypothèse que la « comedia » en
question ait été celle nommée Égloga en la que se introducen dos enamorados llamada
ella Plácida y él Vitoriano, dite aussi Plácida y Vitoriano. Juan del Encina écrit et fait
publier trois églogues dramatisées à thématique amoureuse pendant la période entre
1500 et 1519, où, invité d’abord par l’Espagnol Alexandre VI, il fréquentait
régulièrement la cour papale : de tres pastores, Filenio, Zambardo y Cardonio, de
Cristino y Febea et de Plácida y Vitoriano. Les deux premières furent publiées, l’une
dans la réédition du Cancionero faite à Salamanque en 1509, et l’autre en une édition
seule l’année suivante, et il est tout aussi possible qu’elles aient été écrites et
représentées lors des longues périodes où Encina se trouvait à Salamanque et à Malaga
que lors de ses séjours à Rome. Cotarelo relève néanmoins que l’édition princeps de
Plácida y Vitoriano a été datée de 1514 et localisée à Rome par le premier éditeur
moderne d’Encina, l’Espagnol Moratín. Pour Cotarelo la représentation romaine de
Plácida y Vitoriano est d’autant plus certaine que son contemporain Juan de Valdés,
affirme dans son Diálogo de la lengua :
Juan del Enzina escrivió mucho, y assí tiene de todo; lo que me contenta más es la farsa de
Plácida y Vitoriano, que compuso en Roma 69.
Étant donné que Gadio rend compte d’une représentation au public nombreux et en
présence d’un ambassadeur, la renommée de cette représentation, surtout si le texte
commence à circuler l’année suivante, aurait bien pu être à l’origine de ce bref
commentaire de son compatriote. Cependant, le fait que Plácida y Vitoriano ait été selon
toute évidence jouée à Rome entre 1513 et 1514 ne garantit pas qu’elle ait été jouée le
soir d’Épiphanie dont témoigne Gadio. Dès 1918 Madame Carolina Micaelis indiquait
la possibilité ce soir-là de la reprise du Triunfo de Amor, composé en 1496 pour la cour
68 Juan del Encina, Cancionero de Juan del Enzina : primera edición, 1496, op. cit. p. 16 : prologue
d’Emilio Cotarelo y Mori.
69 « Juan del Enzina a beaucoup écrit, et ainsi il [y] a de tout [dans son œuvre] ; ce qui me plaît le
plus c’est la farce de Plácida et vitoriano, qu’il a composée à Rome » (nous traduisons). Juan de
Valdés. Diálogo de la lengua. Ed. Cristina Barbolani. Madrid: Cátedra.(1998), p. 241.
38
des Ducs d’Alba70. Mais cette hypothèse a été souvent rejetée du fait qu’entre 1500 et
1510 le poète de Salamanque a radicalement changé d’esthétique, en adoptant au
contact de la cour papale une dramaturgie plus tournée vers le rebondissement et la
péripétie, plus à même d’être nommée « comedia » par l’observateur mantouan. Encina,
d’avoir fait représenter le Tiunfo de Amor, aurait déclamé la longue tirade d’un
personnage, Amour, qui développe un dialogue avec le berger Pelayo. Selon Cotarelo, la
fameuse « intervention » devait être, la déclamation du prologue par le personnage de
Gil Cestero, qui réapparaît – chose curieuse – au sein du drame, au moment où celui-ci
passe du décor urbain du début à la montagne, où Vitoriano trouve son amante morte et
la ramène à la vie. Encina avait déjà l’habitude d’assurer le proemio dans la cour des
Ducs d’Alba, lors de Autos religieux joués pour Noël, et on peut supposer que la même
pratique ait pu se reproduire pour son théâtre profane à Rome. Or, la seule œuvre
dramatique profane de Juan del Encina qui soit douée d’un prologue est précisément
cette Plácida y Vitoriano, et qui plus est, ce prologue résume les déboires (« accidenti
d’amore ») de ses personnages principaux. La proposition de Cotarelo n’a pour l’heure
pas été réfutée et de nos jours encore on s’accorde pour l’adopter comme hypothèse de
travail 71.
Poèmes à sujet bucolique mais mettant en scène des bergers chrétiens, avec une
trame amoureuse à plusieurs rebondissements et une spatialisation de plus en plus
complexe72, poèmes provenant d’un ancrage premier dans les fêtes religieuses mais qui
ne peuvent plus se définir comme théâtre religieux, les églogues enciniennes de la
période romaine, sont des pièces difficiles à classer. On remarque à leur sujet un
39
foisonnement des dénominations, autant de la part des contemporains que de la critique
postérieure : « farsa », « pastorale », « commedia », « égloga » ou encore
« eglocomedia ». On ne saurait en tout cas, malgré la dénomination « églogue » donnée
par l’auteur, les confondre avec ces poèmes allégoriques déclamés en latin ou en
vulgaire que les contemporains romains distinguaient déjà de la « comedia ». Nous
soulignons en ce sens la dénomination de « comedia » employée par Gadio dans sa
lettre. Un rapprochement plus pertinent serait possible avec les représentations
pastorales « semi-populaires » d’auteurs-acteurs comme les Rozzi di Siena, développant,
selon l’analyse de Georges Ulysse un théâtre rustique aussi dynamique mais moins
virgilien et raffiné que celui d’Encina73, ou avec les pièces néolatines de Pietro Corsi
(août 1509, octobre 1509 et juin 1510) jouées devant Jules II, que leur auteur nomme
« eglocomoedia »74. Bien qu’un fragment d’une d’entre elles seulement soit parvenu
jusqu’à nous, celui-ci laisse deviner des pièces mélangeant les lamentations des bergers
et une écriture dramatique bien plus mouvementée et fondée sur le rire que les poèmes
allégoriques, et qui mélange à loisir thèmes sacrés et païens. Ces « eglocomoediae » ont
pu être jouées autant en contexte courtisan, pendant des dîners au Vatican que sur la
place publique, pour la fête de l’Assomption, devant une grande foule de toutes
extractions sociales75. Ce mélange sacro-profane dont Corsi fait preuve est prégnant
aussi dans Plácida y Vitoriano, à cela près que ces « eglocomoediae » néolatines
auraient eu une fonction politique explicite, de propagande papale 76, qui est loin de la
démarche plus ludique de l’auteur de Salamanque : une évolution hybride, allant au-delà
de la fable bucolique et vers les péripéties plaisantes et risibles de vilains amoureux.
2014, dans son article « Juan del Encina en busca de la comedia : la “Égloga de Plácida y
Vitoriano” », (Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes) en construisant un réseau de suppositions sur
le genre nouveau de Plácida y Vitoriano, fondé sur la réception de la pièce en janvier 1513.
72 Telle est la thèse exprimée dans l’article de Teresa Ferrer Valls, op. cit. (2019).
73 Nous nous référons pour cela à la note 23 de l’article de George Ulysse, « Juan del Encina et le
théâtre italien de son époque » in Juan del Encina et le théàtre au 15me siècle: Actes de la Table
Ronde Internationale (France-Italie-Espagne) les 17 et 18 octobre 1986, Université de Provence,
centre d’Aix, op. cit., p. 23. Selon Ulysse, l’ancrage dans l’imitation rustique et l’expression
populaire tirée vers le haut rendrait le parallèle pertinent avec ces comédies pastorales, la limite se
trouvant pourtant dans le langage ordurier des Siennois, ne trouvant pas son pendant chez Juan del
Ezina, dont l’élaboration érudite dans le carde du théâtre rustique serait sans égal en Italie.
74 Nous nous référons pour cela au chapitre « Rappresentazioni ed egloghe allegoriche » in F. Cruciani,
op. cit., p. 351-355. Un fragment de Corsi y est reproduit, où figure le mot “eglocomoedia”:
«ANGELUS. Spectatores, advertite, obsecro, rem novam, et in hoc usque tempus intentatum
scribendi genus. Heic nunc hodie non egloga non comoedia non tragoedia sunt et non
tragicomoedia, sed eglocomoedia agetur. Valete ». « L’ANGE. Spectateurs, prêtez bien attention, je
40
Miguel Ángel Pérez Priego publie en 2014 un article intitulé « Juan del Encina en busca
77
de la comedia : la Égloga de Plácida y Vitoriano » dans lequel il avance l’idée que
cette dernière églogue, bien que conservant le même titre que les autres, n’appartienne
plus à la même forme d’expression théâtrale et marque une transition dans la culture
castillane entre la fin du théâtre pastoral léger et la comédie au sens moderne du terme :
Pour l’heure, que la représentation à laquelle assista Stazio Gadio ait été ou non
celle de Plácida y Vitoriano ou d’une Égloga parmi celles éditées et parvenues jusqu’à
nos jours, ce que l’on peut en tirer, en termes concrets, est la trace d’une pièce profane
jouée pour un public principalement composé de cardinaux et évêques, le soir d’une fête
publique importante pour la capitale de la chrétienté, l’Épiphanie. La représentation
vient à nouveau après un repas, avec un emplacement spécifique des invités d’honneur
par rapport à l’amphitryon, spécifié cette fois-ci non pas pour le dîner, comme dans les
autres témoignages épistolaires, mais bien pour le spectacle.
En l’absence de détails sur le moment du jeu, nous savons du moins que la
pièce est jouée dans une salle à part, c’est-à-dire préparée pour ce spectacle, sinon
conçue spécifiquement pour les représentations : « una sala ove si havea ad
vous prie, à une chose nouvelle et à une écriture d’un genre intenté jusqu’à ce jour. Ores donc
aujourd’hui il n’est ici ni églogue, ni comédie, ni tragédie, ni tragicomédie, mais une églocomédie.
Au revoir. » (nous traduisons)
75 Témoigne de cela une lettre de Paolo Maffei à leur propos, reproduite dans Ibidem, p. 354.
76 Cela est du moins ce que défend Carmela Vera Tufano dans sa thèse sur Pontano : « D’altra parte
l‟uso dell’ecloga neolatina si profila nella Roma del Cinquecento, con Giulio II, come uno degli
strumenti propagandistici preferiti all’interno dell’apparato cerimoniale: numerose le ecloghe
recitative risalenti ai primi anni del Cinquecento, che affiancano temi pagani a temi religiosi e a
numerosi riferimenti politici » Carmela Vera Tufano, Le Eclogae di Giovanni Pontano, Università
Federico II, 2010, p. 29.
77 Miguel Ángel Pérez Priego, op. cit.
78 « Même si elle porte toujours le titre d’« égloga », à son en-tête, la pièce est déjà une « comedia »
selon la définition qu’elle donne d’elle-même dans les vers du prologue : « Y así acaba esta comedia/
con gran plazer y consuelo » (v.79-80). Elle s’annonce donc, comme une action avec une fin
heureuse, qui, conformément a la théorie poétique médiévale, correspondait au genre de la comédie.
Elle sera aussi une comédie au décor urbain, avec des personnages de « ville » et des courtisans
41
representare la comedia », rendant possible l’hypothèse d’un spectacle avec création
scénographique. De ce qu’indique le texte de l’églogue, cette scénographie aurait dû
combiner un milieu urbain pour les scènes se déroulant au pied de la fenêtre de
Plácida et un décor sylvestre, pour la fin du drame. Un moment interstitiel marqué
par l’arrivée du personnage du prologue, Gil Cestero, avec qui le berger Pascual joue
aux dés sur le chemin de la montagne, où ils vont chercher leur ami Vitoriano,
suggère un possible changement de décor, favorisé par la fiction du chemin et la
présence de ce Gil Cestero, représentant des seuils de la pièce. Comment serait
organisé ce double décor dans le lieu, et comment cette transition aurait pu être
réalisée, cels semble très difficile à déterminer. C’est après cette transition, ouvrant la
seconde moitié du drame, que l’on trouve intégré à la trame « Si a todos tratas,
Amor », un villancico79. Ils l’entendent d’abord hors-plateau, au loin. Puis, ils
approchent, et par ce biais, le numéro musical est enfin présenté au public. Il devait
donc y avoir une forme de tombée de rideau, suivie du jeu de dés avant le
dévoilement. Ce numéro et ceux qui suivent confirment les capacités musicales que
ces rôles devaient demander aux histrions et surtout la présence nécessaire – un
villancico n’est pas un chant à cappella – de musiciens animant la fable, en
particulier le joueur de cornemuse, censé arriver encore à la toute fin de la pièce :
« El gaitero, soncas, viene »80. Gadio n’en dit rien, mais cela n’est malheureusement
que trop commun dans les témoignages épistolaires de ce temps. D’autres moments
de musique auraient pu être insérés au dialogue, sans titre en guise de didascalie, par
le dramaturge et compositeur Encina, dont le Cancionero de Palacio compte des
chants dialogués à la dramaturgie embryonnaire, parfois à sujet pastoral81.
Quant à l’occasion, elle se dissocie de l’officialité des actes qui purent avoir lieu
au Vatican au long de la journée, et ce du fait de son heure très tardive – il faut
s’imaginer que le dîner de fête commençait à onze heures, heure de l’invitation du
cardinal – et de la présence de prostituées, donnée parlante surtout pour des hommes
42
d’église. Le spectacle se tient néanmoins avec une certaine cérémonie dont témoignent
les emplacements alloués et l’intervention de l’auteur même pour introduire le propos.
Le divertissement semble donc être d’une nature semi-privée et, si son rapport avec
l’occasion religieuse est bien explicite dans la lettre de Gadio, celui-ci semble être de
l’ordre du détournement ou de la licence. En effet ce dernier jour des fêtes de la
Nativité signifiait aussi l’approche de la saison de carnaval, qui, selon les années,
pouvait débuter quelques jours à peine après le six janvier. Cet esprit déjà prégnant dans
le témoignage épistolaire pourrait l’être encore plus si on considère qu’il s’agissait bien
de Plácida y Vitoriano. Il apparaît dans cette pièce un personnage de sorcière proche de
la Celestina de Rojas, Eritea, qui recoud des hymens et pratique des avortements, envers
absolu de Marie et de la naissance virginale dont l’Épiphanie fête la confirmation. Ce
personnage, qui demeure impuni, est présenté dans une scène indépendante de la trame,
sorte de numéro dont les seules fonctions sont le rire grivois et la provocation. La pièce
compte surtout un numéro blasphématoire – musical, selon toute probabilité – intitulé
“Vigilia de la enamorada muerta”. Il s’agit d’une messe funèbre, dans les règles de l’art
(invitatorium, psaumes, 3 lectures et oraison), officiée par un profane, Vitoriano, en
invoquant Vénus et Cupidon sur l’âme d’une femme ni plus ni moins que suicidée :
Venite los que os doléys / de mi dolor desygual, / para que sepáys mi mal. / Yo os ruego que
n'os tardéys / porque mi muerte veréys. /Dolores de amor y fe, /¡ay, circundederunt me!
Quonïam el dios de amor / me ha tratado en tal manera / que es forçado que yo muera / de
muy sobrado dolor, / cercándome en derredor. / Dolores de amor y fe, / ¡Ay, circundederunt
me!82.
82 « Circundederunt moi. / Des douleurs d’amour et de foi, / ah, circundederunt moi ! / Venite ceux qui
souffrent / de ma douleur injuste / pour que vous connaissiez mon mal. / Je vous prie de ne pas
tarder / car vous allez voir ma mort. / Des douleurs d’amour et de foi, / ah, circundederunt moi !
Quonïam le dieu d’amour/ m’a traité de telle façon / qu’il faut que je meure : / d’une trop grande
doleur / m’encerclant tout autour./ Des douleurs d’amour et de foi, / ah, circundederunt moi !” (Nous
traduisons) Juan del Encina, op. cit., p. 338.
43
mécanisme: les différents passages pastichent les 5ème, 6ème, et 7ème psaumes, puis le livre
de Job (7 et 10). Le dîner tenu le soir de l’Épiphanie tiendrait donc d’une forme
d’encanaillement, certes ouvertement tolérée, car Gadio en rend compte sans plaisir
mais sans indignation au père de son très jeune maître.
44
pure sont loin de notre démarche et nous n’observons pas ici le contexte du jeu comme
argument ou enrichissement dans l’analyse d’un objet textuel mais bien l’inverse. Cette
incertitude profonde quant au jeu rend donc la plus grande partie de l’œuvre
dramaturgique de Torres Naharro inutilisable pour cette étude, et ce malgré leur création
romaine presque certaine et leur compatibilité avec la période qui nous occupe. Trois
spectacles hypothétiques cependant trouvent un consensus vaste, fondé sur des données
suffisamment tangibles pour permettre un portrait-robot : Trofea, Jacinta et Tinelaria.
Le seul document certifiant une représentation du théâtre de Torres Naharro est
la dédicace à Bernardino López de Carvajal précédant l’édition romaine de la Tinelaria,
que cite Luisa de Aliprandini dans sa communication de 1983 à Sitges sur la mise en
scène de cette pièce.
Acuérdome que después de recitada esta Comedia Tinelaria a la S[antidad] D[e] N[uestro]
S[eñor] e a monseñor Reverend[ísimo] de Médicis Patrón Mío, V[uestra S[eñoría]
Revere[ndísima] quiso verla y después de vista me demandó la causa por qué no dejava
estampar lo que escrevía87.
Il ne précise ni l’occasion exacte ni la date, mais étant donné que cette dédicace
laisse entendre que les œuvres sont toujours inédites, on peut la placer entre 1513,
entrée de Torres Naharro au service du cardinal Giulio de’Medicis et la publication de
1517. Julio Vélez-Sainz, dans son édition critique de 2013 interprète cette édition
comme une copie donnée en souvenir peu après la représentation, confectionnée à partir
des feuillets des comédiens. Dans ce cas-là la représentation daterait d’un moment où
l’interprétation de Mazzei (1922) et de Menéndez Pelayo, Marcel Bataillon (1967) et Stanislav Zimic
(1976) s’accordent pour situer la Soldadesca plus tard, sous Léon X. Julio Vélez-Sainz (2013)
demeure convaincu quant à lui que la représentation eut lieu à la toute fin du pontificat de Jules II, en
1513, pour ce que Cruciani (1983) nomme « Il magnifico carnevale di Giulio II ». Nul consensus
n’est trouvé sur la première italienne ou espagnole des deux dernières comédies, Calamita et
Aquilana, rajouts de la Propalladia sévillane. On trouve une édition isolée de l’Aquilana datée autour
de 1520 à Rome, mais nulle certitude sur sa représentation ne peut en être tirée. Quant au Diálogo et
à la Serafina, une école suivant Mazzei les place dans une période pré-romaine de l’auteur, qui ne
serait arrivé à Rome qu’au moment du retour à la ville du cardinal López de Carvajal, c’est-à-dire à la
mort de Jules II en 1513. Une autre suivant Gillet, avec notamment Luisa de Aliprandini (1985) voit
Naharro à Rome dès 1508 et ces deux premières pièces déjà romaines.
87 « Je me souviens qu’une fois récitée cette comédie Tinelaria devant la S[ainteté] de N[otre]
S[eigneur] et monseigneur Révérend de Médicis Mon Patron, V[otre] R[évérend] S[eigneur] voulut la
voir puis, après l’avoir vue, me demanda pourquoi je ne faisais pas imprimer ce que j’écrivis » (Nous
traduisons.) Dédicace à la Comedia Tinelaria, édition non datée située entre 1515 et 1516, apud Luisa
de Aliprandini, op. cit., p. 1.
45
Torres Naharro travaillait encore pour le futur Clément VII, qu’il nomme « patrón
mío », mais faisait déjà la cour à Carvajal, ce qui la place entre 1515 et 1516. Mais il n’y
a aucune certitude possible.
La fête n’étant pas précisée, Aliprandini suppose que celle-ci ne dut pas être
remarquable, car l’auteur ne l’estime pas digne de mention. Elle suppose donc une
occasion de nature privée. Privé n’est cependant pas à confondre avec quotidien. En
effet l’auteur y met en scène près d’une vingtaine de personnages, un pas de côté
significatif par rapport à ses propres préceptes, exprimés en ces termes dans le
Proemio :
El número de las personas que se han de introducir es mi voto que no deben ser tan pocas
que parezca la fiesta sorda, ni tantas que engendren confusión, aunque en nuestra comedia
Tinelaria se introdujeron pasadas XX personas porque el subjecto d’ella no quiso menos, el
honesto número me parece que sea de VI hasta a XII personas88.
À moins que l’on ait attribué plusieurs rôles aux mêmes comédiens, ce qui semble peu
probable vus l’effet de réel recherché dans la pièce et l’aversion de la « confusion » dont
Torres Naharro fait preuve, il s’agit ici d’une production théâtrale d’une envergure
inouïe pour l’auteur espagnol, dont il est douteux que l’on déploie les moyens pour un
amusement anodin. Si la fête n’était peut-être pas une occasion publique que l’auteur
aurait nommée, il pouvait bien s’agir de réjouissances fastueuses greffées à la saison de
carnaval ou encore données à l’occasion une célébration privée, comme peut l’être un
anniversaire. Quelle qu’en fut l’occasion, nous savons donc que le Pape était dans
l’assistance et avec lui son cousin, mécène de l’auteur. Nous comprenons que le cardinal
Carvajal en était aussi, contrairement à Aliprandini qui interprète « quiso verla »
(« voulut la voir ») dans la dédicace comme preuve que Carvajal n’était pas parmi les
invités ce jour-là. Il nous semble plus logique que « ver » s’entende ici au sens de lire la
pièce après avoir assisté à la représentation89. L’emploi du verbe voir pour désigner la
88 « Quant au nombre des personnes qu’il faut y introduire, m’est avis qu’il ne doit pas être petit au
point que la fête ait l’air vide, ni grand au point d’engendrer la confusion, même si dans notre
comédie Tinelaria furent introduites plus de XX personnes car le sujet de celle-ci n’en exigeait pas
moins, un nombre honnête me semble aller de VI jusqu’à XII personnes. » (Nous traduisons.)
Proemio a la Propalladia, Bartolomé de Torres Naharro, op. cit., p. 971.
89 Il était commun en ce temps de transmettre aux personnes du public le texte des comédies qu’ils
avaient appréciées. (On peut revenir à ce sujet sur la lettre de Picenardi à Isabella d’Este du 15 février
1510). Après quoi, Torres Naharro aurait fait parvenir une seconde copie dédicacée en bonne et due
46
lecture n’était pas rare en Italie90, et les représentations théâtrales étaient, quant à elles,
plus volontiers associées au fait de réciter, à l’ouïe. Dans tous les cas, Zimic (1976) et
Julio Vélez-Sainz (2013) considèrent quant à eux qu’il devait y avoir ce jour-là, en plus
de Bernardino López de Carvajal, une bonne partie de la Curie romaine, motivant ces
premiers mots du présentateur :
Hasta aquí por excelencia / me sirvió la suerte mía / que me condujo en presencia / de tan
alta compañía. / Ciertamente, / servir a tan noble gente / no ha sido mal pensamiento / si el
servicio es conveniente / con tanto merecimiento ; / que en verdad, / bien que guíe
voluntad, / si doctrina no acompaña / ante tanta majestad / quien más osa más se engaña91.
(Nous soulignons.)
Cette comédie, parmi les plus longues que l’auteur ait composées, se présente
comme une suite de scènes ou situations se déroulant chez un cardinal fictif, dans la
cantine du service, le tinelo. Bien qu’elle soit divisée en cinq actes conformément aux
préceptes d’Horace, elle ne s’articule pas en une trame unique au déroulement linéaire
que ces jornadas viendraient scander. Il semblerait plutôt que Torres Naharro entende y
donner à voir deux heures environ – telle est la durée annoncée dans l’introito92 –
d’interactions fictives mais vraisemblables ayant lieu dans le tinelo d’un palais du
Borgo Vecchio. Et ce en temps réel, c’est-à-dire qu’en deux heures de spectacle on aura
pu voir se dérouler deux heures environ aussi dans le temps de la fiction : autour du
repas de midi. Au premier acte, Barrabás, qui s’est déclaré « ayuno »93, à jeun, et son
collègue Escalco, décident qu’il est temps de déjeuner avant les autres :
forme, motivée par le projet de recueil que Carvajal proposait. L’auteur, en disant « recitada a » c’est-
à-dire « récitée pour » ne mentionne explicitement que les deux personnes à qui la représentation était
adressée en premier lieu, mais cela n’a pas à exclure Carvajal.
90 Nous le retrouvons, pour ne citer qu’un exemple, dans la lettre de Castiglione à Ludovico Canossa de
février 1513 : « Io mando la mia Elegia marina : la quale capiterà in mano a Pietro Bembo. Prego
Vostra S. si degni vederla, et avvisarmi del giudicio suo ».Lettre nº269 Baldassare Castiglione, Le
lettere, éd. Guido La Rocca, Milano, A. Mondadori, 1978, (« I Classici Mondadori », 1)., p. 343.
(Nous soulignons.)
91 « Jusqu’ici ma destinée / m’a servi excellemment / car elle m’a mis en présence / d’une si fière
assistance. / Certainement / servir de si nobles gens / n’est pas une sotte idée / si le service convient /
à pareille dignité ; / en effet / malgré toute volonté / si doctrine fait défaut / devant tant de majesté /
plus on ose plus on est sot. » (Nous traduisons.) Bartolomé de Torres Naharro, op. cit. Comedia
Tinelaria, v. 1 à 14.
92 « dos horas puede durar / poco más, según yo siento ». (« elle ne dure, me dit-on / à peine plus de
deux heures. » (Nous traduisons.) Ibidem. v.111-112.
93 « ¿Y cómo estás? BARRABÁS Ayuno » Ibidem. v. 398-399.
47
BARRABÁS Di, grosero / ¿ no almorzaremos primero / que se toque la baqueta ?
ESCALCO Llamemos al cocinero / si tiene que nos prometa94.
après quoi le cuisinier s’active tandis qu’ils continuent de comploter pour voler des
provisions au patron, si bien qu’ils sont appelés à table plusieurs fois. Le second acte
s’ouvre avec ces mots :
Dès lors, tout le reste de la pièce se déroule autour des déjeuners successifs de différents
groupes d’employés du palais, qui se plaignent sans cesse des produits frelatés et de
basse qualité que les malhonnêtes chargés de l’intendance leur servent en rognant sur
l’argent que Monseigneur leur donne pour les courses. Ceci aboutit au cinquième acte à
la beuverie de Barrabás, Escalco, Matía et Canavario, qui commence par l’arrivée de ce
dernier, à qui, encore, on propose à manger. Quand, ivre, Matía propose d’allumer une
chandelle, Canavario lui rétorque qu’il fait encore jour : « Si es de día »96, ce qui
confirme que le repas partagé avec le dernier arrivé reste celui du midi. La comédie se
ferme, à quelques vers près, au moment où Matía rappelle aux autres qu’il faut sonner le
coup de baguette qui marque la fin du service du déjeuner : « Señores, qu’es tarde ya, /
dad por dado el baquetazo »97.
Conçue en temps et en taille réels, donc – souvenons-nous ici de la vingtaine de
personnages mis en scène, parlant espagnol, catalan, italien, français, allemand et
portugais–, cette comédie nous semble trouver une raison d’être scénique dans le reflet,
le parallèle inversé entre la situation exposée dans la fiction et celle des invités qui la
regardent et que l’auteur voudrait soi-disant mettre au courant « de cómo sus
94 « BARRABÁS Dis, grossier/ ne veux-tu pas déjeuner/ avant qu’on sonne la pause ? ESCALCO
Appelons le cuisinier / pour voir ce qu’il nous propose » (Nous traduisons.) Ibidem, v. 434 à 437.
95 « BARRABÁS Dis-moi Matía, mon frère / quelle heure est-il par ta foi ? MATÍA Ma parole, il est
midi. BARRABÁS Vite, sonne le repas » (Nous traduisons) Ibidem, v. 643 à 646.
96 Ibidem, v. 2385.
97 « Allons, messieurs, il est tard / comptez le coup de baguette pour sonné » (Nous traduisons.) Ibidem,
v.2397-2398.
48
servidores / piensan otro que en servir »98. Cela ne serait pas la première comédie en
reflet que conçut l’auteur d’Extrémadoure, car nous verrons que telle est aussi la
démarche de la Trofea, qui montre une réception du roi du Portugal devant les
ambassadeurs portugais reçus à Rome par Léon X. Torres Naharro a l’air de se faire un
plaisir de construire un jeu reposant sur l’identification, la proximité et la
reconnaissance de ce qui se passe au plateau : les patrons devenus voyeurs peuvent
enfin savoir ce que le service fait et dit derrière leur dos. La mention explicite au
quartier des palais cardinalices, Borgo Vecchio, au premier acte : « Diez años ha que te
vi / morar en el Burgo Viejo99», l’invocation du cardinal par l’écuyer Moñiz au
troisième : « Si el cardenal esto viese100» et celle du Pape même par l’écuyer Godoy au
quatrième : « Queriendo, Papa León / vos puede sacar de mal101» insistent sur la
proximité du cadre, montrent bien une volonté de souligner l’immédiateté de la pièce
par rapport à son public. Cet effet d’immersion serait complet, amené jusque dans la
situation du jeu si en effet l’hic et nunc du public correspondait à celui du Tinelo.
Partant de cette hypothèse, quelques déductions deviennent possibles quant aux lieu,
heure et position festive de cette pièce. Mais nous nous devons de préciser que, toutes
plaisantes qu’elles sont, celles-ci appartiennent entièrement au domaine de la
spéculation.
Nous aurions alors tendance à situer la fête directement dans la résidence privée
de Giulio de’Medici « Patrón mío ». Non seulement car l’espace de représentation
logique serait la demeure du mécène, mais aussi car, vue la démarche de la pièce, le
choix du patron cardinal dans la fiction102 a l’air d’être fait pour permettre à l’assistance
de s’imaginer qu’elle épie les employés du lieu même où elle se trouve. Nous pouvons
aussi imaginer que ceci ait pu être joué, pendant un banquet, plutôt qu’avant ou après
comme on l’a vu souvent. En effet la trame que nous trouvons extrêmement décousue,
confuse lorsque lue sur le papier et loin de son contexte de jeu, devient à notre avis
autrement plus riche de sens et amusante s’il s’agit de montrer, comme si l’on pouvait
retirer le plancher, la façon dont le service fait ses repas pendant que mangent les invités
de marque. De plus, cette forme de fiction peu concentrée en une trame pourrait être
98 « de comment leurs serviteurs / s’emploient à ne point servir » (Nous traduisons.) Ibidem, v. 68-69.
99 Ibidem, v. 224 et 225.
100 Ibidem, v. 1268.
101 Ibidem, v. 1986 et 1987.
102 Cardenal Egipciano – puis de Bacano à partir de la première Propalladia.
49
motivée par une volonté de se rendre compatible avec l’écoute distraite des
commensaux. Si nous rappelons le repas de trois heures dont témoigne Stazio Gadio en
octobre 1512103, nous vérifions que la durée d’un peu plus de deux heures prévue dans
l’introito, particulièrement longue pour l’auteur, est parfaitement compatible avec celle
d’un potentiel banquet. En supposant encore, que l’auteur ait voulu parfaire son
illusionnisme dramaturgique – mais cette démarche semble assez claire de sa part –
nous pourrions situer la représentation dans la journée, pendant le déjeuner plutôt que le
souper de ces messieurs. Si toute la fiction est en effet construite autour d’un midi dans
la cantine des serviteurs, le présentateur invite aussi l’assistance à venir s’asseoir dans la
cantine pour « yantar »104, mot qui désigne exclusivement le repas du midi.
Quant au dispositif scénique, Julio Vélez-Sainz, dans l’appareil critique de son
Teatro completo va jusqu’à situer la représentation dans le véritable tinelo du palais105.
L’attrait de cette hypothèse est certain et celle-ci reste sans doute une possibilité. Mais le
tinelo étant un espace conçu pour les habitants de condition laborieuse, il est bien
probable que l’on y travaillât, que l’on y mangeât à toute heure, et surtout qu’on n’y fît
sous aucun prétexte entrer des invités de marque. Ce qui demeure indubitable, c’est une
réelle et visible volonté d’immerger le public dans un tinelo de taille réelle, avec sa
foule polyglotte. Le présentateur de l’introito, surtout, provoque dans son discours
l’illusion de présence dans l’espace de la fiction, trait propre à la Tinelaria en particulier
et absent par exemple de la Soldadesca, autre comédie de faits réels – « a noticia » dans
la terminologie de l’auteur. En effet le présentateur invite le public non seulement à
écouter, imitant l’usage plautino-térencien, mais aussi à s’asseoir avec les personnages :
« ¿Queréis ver ? / Ora vernán a comer / en este sancto tinelo ; / los que queréis atender /
no pdrán tardar un pelo. […] / Al yantar / os podeis también llegar / los que yantado no
habréis / con un real singular / y un escaño en que os sentéis. »106
50
Ceci pourrait laisser supposer une table de réfectoire véritable, placée dans un grand
salon pour l’occasion ou directement dans les lieux, plutôt qu’un décor peint. Des
esquisses et scénographies décrites dont on ait connaissance pour l’époque, aucune
d’ailleurs ne reproduit un intérieur. Quelle que fut la scénographie, dans le détail nous
remarquons qu’elle ne correspond ni aux scènes d’extérieur urbain imitant les comédies
Paliatae ni aux décors sylvestres que l’on associe communément au théâtre comique de
cette époque en Italie.
En ce qui concerne enfin le rapport entre le ton de l’occasion globale et celui de
ce moment de théâtre – qui est éminemment masculin, particulièrement blasphématoire
avec des mentions constantes de Dieu en vain107, grossier et écrit dans un style bas –, il
nous est impossible d’en supposer quoi que ce soit. Car la raison pour laquelle on voulut
jouer cette pièce demeure obscure.
107 Un passage notable en ce sens intervient au cinquième acte, lorsque les employés ivres, munis de pain
et de vin détournent le sacrement de l’eucharistie puis des chants d’église, des vers 2337 à 2396.
108 Du printemps 1514 date justement la conquête portugaise des îles Moluques en Indonésie.
51
(figure 5). La délégation traversa le même itinéraire qui avait été imposé par Jules II
pour l’entrée cérémoniale du jeune otage Federico Gonzaga trois ans auparavant, en
entrant par la Porta del Popolo et en traversant successivement via Flaminia, via Lata et
via Ripetta jusqu’à gagner le pont menant à Castel Sant’Angelo, depuis la hauteur
duquel le Pape observait l’arrivée du riche équipage entouré d’une foule dense qui
depuis le port s’était attroupée autour de l’animal monté par un cornac et guidé à terre
par un serviteur arabe. Dans ses Diarii, le vénitien Marino Sanuto ajoute même qu’on
lui fit faire la révérence au Pape puis expulser un jet d’eau par la trompe :
Domenega, poi pranso, a di 12, introno in Roma li tre oratori di Portogallo motlo
honoratamente. El Papa era in Castello [Sant’Angelo] a la finestra a veder questa intrata ;
e quando i fonno arivati al Castello, feno far una reverentia a lo elephante menano con loro
al Papa, e con la manega tolse de l’aqua et bagnò la brigata. Uno di oratori havea uno
capelo di valuta di ducati 12 milla di perle e zoje109.
Le Pape se tenait donc en hauteur lors de cette entrée triomphale, en spectateur d’une
splendide mise en scène implantée directement dans la ville, une ville « augmentée »
selon la terminologie de Cruciani110. À partir des témoignages contemporains (de Sanuto
mais aussi de Paride de Grassi ou de Vincenzo Grossino111) l’Argentin Manuel Mújica
Lainez reconstruit dans son roman Bomarzo (1962) ce défilé, imaginant son personnage
Abul en cornac, et saisissant ce moment de publicité diplomatique sous son aspect de
composition d’art visuel :
109 « Dimanche après le déjeuner, jour 12, sont entrés à Rome les trois ambassadeurs du Portugal avec
beaucoup d’honneurs. Le Pape était au château [Sant’Angelo], à la fenêtre pour voir cette entrée ; et
lorsqu’ils furent arrivés au château, ils firent faire une révérence au Pape à l’éléphant qu’ils
amenaient avec eux, et avec la trompe il prit de l’eau et trempa toute la délégation. Un des
ambassadeurs portait un chapeau qui valait 12 mille ducats en perles et bijoux » (Nous traduisons.)
Marino Sanuto, I diarii di Marino Sanuto: (MCCCCXCVI-MDXXXIII) dall’ autografo Marciano,
F.Visentini, Venezia, 1887, p. 42.Marino Sanuto, I diarii di Marino Sanuto: (MCCCCXCVI-
MDXXXIII) dall’ autografo Marciano, F.Visentini, Venezia, 1887, p. 42.[En ligne: https://archive.org/
details/idiariidimarino50sanugoog]
110 Cf. F. Cruciani, op. cit.
111 Respectivement, Paride Grassi, Il diario di Leone X, dai volumi manoscritti degli archivi vaticani
della S. Sede, éd. Mariano Armellini, Roma, Tipografia della pace di Filippo Cuggiani, 1884, p. 16.
(folio 92 verso), et Vincenzo Grossino al Marchese di Mantova: «Aviso la signoria vostra come luni
passato... » Mantova, Archivio di stato – Atchivio Gonzaga [En ligne : http://www.capitalespettacolo
.it/ita/doc_seg.asp?ID=1336805586&NU=57&TP=g ]
52
se presentó ante León X, sentado sobre los calcañares, casi desnudo encima de la cabezota
balanceada de Annone, en el centro de la comitiva que desenroscaba su fasto en el puente
del Castel Sant’Angelo, y que Su Santidad contemplaba, extasiado, a través del monóculo,
desde la eminencia del castillo, porque constituía el espectáculo más fabuloso que se había
ofrecido a sus ojos de catador de lo bello. Iba la bestia prodigiosa, la primera de esa traza
que aparecía en la ciudad desde la caída de los emperadores romanos, moviéndose
pausadamente, entre el clangor de las trompetas y los pífanos, precedida por muchas
damas e hidalgos vestidos de terciopelo escarlata, en pos de un moro que montaba un
caballo blanco resplandeciente, y conducida por un sarraceno, pero quien en verdad la
guiaba, dirigiéndole de vez en vez una palabra secreta, era Abul, el triunfante, Abul que
brillaba allá arriba como una alhaja de obsidiana, de azabache y de rubíes y que con una
mano acariciaba y sosegaba a un leopardo agazapado en el vaivén del lomo. Ese lomo
sostenía, sobre la gualdrapa carmesí, un castillo de plata, con muchos torreones, uno de
los cuales estaba destinado a la exposición del Santísimo Sacramento y otro llevaba un
cáliz, y los otros varios cofres con ornamentos sacros. Seguían los mulos enjaezados, los
felinos, los exorbitantes papagayos roncos y, detrás, los embajadores, en el medio de los
cuales avanzaba el famoso Tristán de Acunha, conquistador de islas lejanas, cuyo rostro
pétreo se burilaba entre la geometría cortante de las alabardas y los penachos de las aves
encendidas112.
112 « Il se présenta devant Léon X, assis sur les talons, presque nu au-dessus de la grosse tête symétrique
de Hannon, au centre du cortège qui déployait son faste sur le pont de Castel Sant’Angelo, et que le
Saint-Père contemplait, extasié, à travers sa longue vue, depuis la sommité du château, car il
constituait le spectacle le plus fabuleux qui eût été offert à ses yeux de goûteur des belles choses.
Voilà qu’avançait la bête prodigieuse, la première de cette race à se montrer dans la ville depuis la
chute des empereurs romains, se déplaçant pausément, parmi les chants des trompettes et des pifari,
précédée d’une foule de dames et de chevaliers vêtus de velours écarlate, derrière un maure qui
montait un cheval blanc resplendissant et conduite par un sarrasin, mais celui qui la guidait
véritablement, en lui adressant de temps à autres une parole secrète, était Abul, le triomphant, Abul
qui brillait là haut comme un bijou d’obsidienne, de jais et de rubis et qui, d’une main, caressait et
apaisait un léopard tapi dans le va-et-vient du flanc. Ce flanc-là soutenait, sur le manteau cramoisi un
château d’argent, avec maintes tourelles, dont une était destinée à l’exposition du Saint Sacrement et
l’autre portait un calice, et les autres plusieurs coffrets avec des ornements sacrés. Suivaient les
mulets harnachés, les félins, les exorbitants et rauques perroquets et, derrière, les ambassadeurs, au
centre desquels avançait le fameux Tristan d’Acunha, conquérant des îles lointaines, dont le visage
lithique se trouvait buriné parmi la géométrie tranchante des hallebardes et des aigrettes des oiseaux
53
La pièce, comme un reflet inversé des honneurs que fait le Portugal au nouveau
Souverain Pontife, est tout entière conçue à la gloire du roi Manuel I er et de son fils113, et
construite autour d’une réception imaginaire tenue en leur honneur au Portugal,
parallèlement à la fête romaine. C’est aussi en partie cette mise en abyme si poussée et
explicite qui nous permet d’analyser avec assurance celle que présente la Tinelaria. Le
personnage rustique qui assure « introito » la résume en ces termes :
Entrará primeramente / una dama, / y aquesta será la Fama / loando al Rey lusitano, /que
ha ganado por su mano / mucho y mucho, y nunca atama. / Y a las voces que derrama, / do
estará, / Ptolomeo le saldrá / diciendo qu'está espantado / de haber aquel rey ganado / lo
qu'él escripto no ha. / Como esta cuestión será / disputada, / ella se va a su posada / y él al
infierno tornó. / Hasta entonces cuido yo / qu'es la primera jornada. / Tardarán poco o no
nada / dos pastores, / que se llaman los traidores / Caxcolucio y Juan Tomillo. / Mándalos un
pajecillo / que vengan por barredores. / Porque reyes y señores / más de veinte, / en esta sala
presente, / viene a besar cada cual / al buen Rey de Portogal / pies y manos juntamente. / Los
villanos, mala gente, / chufarán, / con el page se pornán / en no sé qué barahúnda / y a la
jornada segunda / partiéndose fin darán. / Luego los reyes vernán, / y será / que un intérprete
verná / que entiende bien su decir, / y al Rey ha de referir / lo que cada cual dirá. / Todo
aquesto pasará / de manera / que, los reyes idos fuera, / sin otra más dilación / sentiréis la
conclusión / de la jornada tercera. / Vienen luego como quiera / del ganado / cuatro pastores
de grado / con presentes al chiquillo : Caxcolucio y Juan Tomillo, / Mingo Oveja y Gil
Bragado. / Y el page qu'es ya nombrado / les saldrá / y, como él los llevará / a beber, muy
bien, aosadas, / la cuarta de las jornadas entonces acabará. / Tras esto luego verná, / ¡y aun
qué tal! / en su carro triunfal, / Apolo, versos cantando, / de don Juan pronosticando /
Príncipe de Portogal. / Y con voz angelical / lugo llama / a la buena de la Fama / y se los da
por escripto. / La Fama poco a poquito / por la sala los derrama. / Derramándolos la dama, /
sin tardar / se los sale a demandar / Mingo Oveja, aquel matiego; / la quinta jornada luego /
sé que tiene de acabar. / Lugo dirán un cantar / que se ordena114.
ardents. » (Nous traduisons.) Manuel Mújica Lainez, Bomarzo, Buenos Aires, Sudamericana, 1967
(IIIa edición), p.102
113 En 1514, celui qui deviendrait Jean III venait de constituer sa propre maison et commençait à prendre
part aux affaires d’État avec son père. Il s’agissait pour l’Espagne d’une figure particulière, le fils de
Marie d’Aragon.
114 “Entrera premièrement une dame. Ce sera la Renommée louant le roi lusitanien, qui a gagné de sa
main bien des choses, sans tarir. Et au son de sa voix, Ptolémée sortira de là où il se trouve, se disant
terrifié d’apprendre que le roi a conquis ce que lui n’avait pas écrit. Une fois disputée cette question,
elle rentre chez elle et lui retourne aux enfers. Jusque là, je pense, s’étend la première journée. Sans
tarder deux bergers arriveront, qui se nomment, les traîtres, Caxcolucio et Juan Tomillo. Un petit page
les fait venir comme balayeurs. Car plus de vingt rois et seigneurs doivent venir dans cette salle-
54
Telle que l’auteur même la présente, il s’agit d’une pièce où le jeu des personnages –
s’élevant au nombre de neuf et non plus de vingt – s’entend comme prolongement
dramatisé de la réception diplomatique. En jouant avec l’occasion, plus qu’y répondre
comme le fait Plácida y Vitoriano, elle s’y insère comme s’imbriquent des poupées
russes. Aux présents d’animaux exotiques venus avec l’ambassade répondent ceux des
bergers au prince João lors du quatrième acte : une renarde, un coq, un agneau et un
aigle. Le public même y tient un rôle, en tant que pendant de la noblesse étrangère
venue célébrer le roi au troisième acte, et son espace est investi par le personnage de
Fama lorsqu’elle fait cadeau des vers écrits sur le prince et de ceux de la chanson finale.
Un élément particulièrement notable dans cette grande porosité entre l’espace réel et
l’espace de la fiction est le rôle double du traducteur, qui explique pour le roi feint les
propos de chacun des rois devant venir à la réception mise en scène, tout en servant
peut-être aussi de prétexte pour adresser aux invités lusitains, que ce soit en espagnol ou
en portugais, tout le troisième acte, où Tristão Da Cunha est nommé115. En effet le roi du
Portugal feint n’a pas de répliques, et la présence au plateau d’un acteur qui
l’interpréterait est peu probable car douteuse du point de vue de l’ordre social. On peut
supposer que l’acteur jouant l’interprète déclamait ces vers en se dirigeant soit au trône
vide symbolisant le monarque absent, soit – ceci nous semble plus probable et plus
intéressant du point de vue symbolique – à l’envoyé de ce monarque qui serait installé
au plus près du plateau, à la place privilégiée de l’invité d’honneur. Cette forme de
fiction devait donc employer le salon même où elle fut jouée comme décor, avec au
même pour embrasser chacun les pieds et les mains du bon roi du Portugal. Ces vilains, mauvaises
gens, vont se moquer et, avec le page, organiser je ne sais quel tintamarre. En partant ils donneront
fin à la seconde journée. Après, tous les rois viendront et avec eux un interprète qui comprend bien
leur parler et traduira pour le Roi tout ce que ceux-ci diront. Tout ceci se passera de sorte que quand
les rois seront sortis, sans plus attendre, vous entendrez la conclusion de la troisième journée.
Viennent après depuis leurs paturages quatre bergers de qualité, avec des présents pour l’enfant [le
prince João] : Caxcolucio et Juan Tomillo, Mingo Oveja et Gil Bragado. Et le page que j’ai nommé
viendra avec eux et les emmènera faire bonne chère, et je parie qu’alors prendra fin la quatrième
journée. Après ceci viendra (n’est-ce pas !) Apollon sur son char triomphal, qui chantera des vers à
l’avenir de Jean, prince de Portugal. Et d’une voix angélique il appelle la bonne amie Renommée et
les lui donne par écrit. Petit à petit la Renommée les verse dans toute la salle. Comme elle en
verse, Mingo Oveja, ce rustre, vient en réclamer ; et arrivés là il faudra, je le sais, donner fin à la
cinquième journée. Après on fera un chant, comme il se doit. (Nous traduisons.) Bartolomé de Torres
Naharro, op. cit., Comedia Trofea, v. 215 à 300.
115 Rappelons que dans le Proemio (Cf. Note 46) Torres Naharro avoue avoir retraduit en espagnol des
propos étrangers en vue de la publication du recueil, et que d’autres pièces du même auteur,
55
centre de l’espace scénique un trône censé recevoir le roi et avec lequel les deux
rustiques jouent lors du second acte, qui représente les préparatifs de la fête 116. Ce salon
aurait pu se trouver encore une fois chez le cousin du roi et mécène de Torres Naharro,
mais il nous semble tout aussi plausible, vue la nature du drame si proche d’un
cérémoniel d’accueil, qu’elle ait été prévue pour la première réception des
ambassadeurs par le Pape directement à Castel Sant’Angelo. En effet, si bien il n’est
aucun document connu qui cite le détail des présents, le commentaire du berger de
l’introito : « Toda’ll Igreja está aquí / que no marra sino el crego »117 laisse entendre
que le spectacle devait réunir grand nombre de cardinaux, peut-être le soir dans un salon
privé, certes, mais possiblement aussi, vu le ton général de la pièce, à une réception
d’apparat. La présence de Léon X aux côtés de Da Cunha y est aussi plus que probable.
Dans l’acte central de la pièce, il est dit que les rois des terres colonisées demandent à
Manuel Ier d’intercéder pour achever leur christianisation devant le Pape, grâce à
l’ambassadeur envoyé à Rome et qui fut leur gouverneur :
También los han avisado, / y han sabido / que en Roma, señor, es ido / Tristán de Acuña el
buen viejo, / que con persona y consejo / tanto y tan bien te ha servido. / Y ellos diz que lo
han tenido / con amor / por visorey y señor, / y confían tanto d’él / que, si tú quieres, con él /
les puedes hacer favor. / Porque, siendo embajador / este tal, / tú siendo tan especial / hijo del
Papa León (…) / pues, esta gente querría / por tu mano / deste gran Papa romano, / pues con
él vales y cabes, / gratias y cosas que sabes / convenientes a cristiano118.
56
ensemble au spectacle119. Ainsi, dans le quatrième acte, le personnage de Mingo Oveja
sous-entend encore que le Pape se trouve dans l’assistance :
Que para habrar, en fin, / delante de rey o Papa / debe ser hombre de chapa120.
Quand au moment du spectacle, une piste en particulier nous fait pencher pour
une représentation d’après repas, ce qui serait par ailleurs conforme aux usages
contemporains. En effet lors de l’introito, le présentateur fait plus d’une fois référence à
la bonne chère que font les cardinaux présents, en les prenant à partie. Et, dans son
propos volontairement désordonné, revient à plusieurs reprises sur les repas et les mets.
Si pudiera yo engordar / como estos cabezmordidos, / que andan gordos, enbotidos, / hin que
quieren reventar121.
« Callai, que burlan contino / los señores / de mosotros los pastores / y de nuestros pobres
trajes / porque ellos sorben potajes / y mil suertes de sabores, / y enfingen de muy doctores. /
Y a mi ver, / si me querrán entender, / yo les entiendo a decir / que coman para vivir, / no
vivan para comer. »122
Mais cela reste une possibilité parmi d’autres. En effet ces phrases, venues aussi de
recommandations de frugalité convenues en période de carême – nous nous trouvons en
119 Nous pouvons évoquer à nouveau ici le commentaire de Godoy sur Léon X dans la Tinelaria, (voir p.
49 du présent travail) pour laquelle la présence du Saint-Père est avérée.
120 « Car, enfin, pour parler / devant un roi ou un Pape / il faut être homme de qualité » (Nous
traduisons.) Ibidem v. 1312 à 1314.
121 « Si je pouvais, moi, grossir / comme ces mordus du crâne [référence à la tonsure] / gras, lardés dans
leur soutane / comme s’ils allaient en jaillir. (Nous traduisons) Ibidem v. 25 à 28
122 « Assez, c’est qu’ils ne savent que se moquer / ces seigneurs / de nous autres les bergers / et de nos
pauvres habillages / parce qu’eux avalent des potages / et mille sortes de saveurs / et disent être
grands docteurs./ Et à mon sens, / s’ils veulent bien m’entendre / j’entends quant à moi leur dire /
qu’ils doivent manger pour vivre / et non vivre pour manger. » (Nous traduisons.) Ibidem. v. 125 à
136
57
effet près de la mi-mars –, ne donnent aucune certitude de l’hypothèse que nous
avançons.
Enfin, nous nous trouvons à nouveau face aux déformations d’oraisons et codes
chrétiens devant un public de religieux, cette fois-ci en plein acte de réception
diplomatique. Mais ces grivois « Jodicame deo » et « San Seculos meo », ces « grulla
del ciego » au lieu de « gloria del cielo »123 jouent moins d’une maîtrise du texte
biblique mise au service de syncrétismes sacrilèges comme le font Plácida y Vitoriano
ou la Tinelaria et tiennent plus de questions d’ignorance et de défauts de prononciation
propres à l’aspect comique des rustres124 qu’on se soucie par ailleurs de réprimander au
moyen du page pour leurs profanations du second acte. Elles relèvent d’un comique
moins ouvertement blasphématoire, dans une pièce qui ne vient rien détourner mais bien
développer dans un esprit léger une occasion festive officielle. Quels qu’aient étés
l’heure de la journée ou le lieu précis, Bartolomé de Torres Naharro tisse au sein même
du caractère officiel de l’ambassade, un moment de divertissement mixte, alternant les
louanges protocolaires – que viennent couronner les vers en l’honneur du prince João et
le chant final à la gloire de Manuel I er offerts qui plus est par écrit aux invités – avec les
danses, chants et plaisanteries des bergers, singeant d’humbles ruraux en vue d’un rire
franc et spontané.
Il est très probable que la Comedia Jacinta date de la même année que la Trofea
ou du début de la suivante. Chantant les louanges d’une dame du nom de Divina, la
Jacinta se ferme sur un villancico qui, passant de la dame inventée à une femme
présente dans la salle, dit ceci :
« Una tierra sola, Roma / y un Señor, un solo Dios, / y una dama sola, vos.[...]
Mayor bien ser no podía / que tener acá entre nos / una dama tal cual vos.
Hizoos Dios tan gran señora / y en las damas tan sin par, / que no debría culpar / a
quien por tal os adora : / y ansí los tiempos de agora / no se hallan tales dos : / ni otra
Roma, ni otra vos.125»
58
(Nous soulignons.)
La pièce dut être commandée donc pour recevoir une grande dame, dont la
présence serait exceptionnelle, vue l’insistance de la formule « acá entre nos » et que le
poète a tenu à comparer pour le mot de la fin à Rome et à Dieu. Cette comparaison,
somme toute assez typique dans la poésie de circonstance de ce temps, prend un sens
plus immédiat et lié au contexte direct de la pièce lorsque l’on considère que le poète
travaille à Rome pour les représentants de Dieu. Alors plutôt que de simplement louer
cette personne par la comparaison, le poète semble vouloir jouer à souligner avec
élégance la réunion de toutes ces grandeurs : la dame à Rome auprès du Servus
servorum Dei. Or au cours de l’hiver 1514-1515 Isabella d’Este Gonzaga vient
justement jusqu’à Rome rendre visite au Saint-Père pendant quelques semaines.
Régente de Mantoue en 1509 et 1510 pendant que son mari était tenu en otage par
l’armée vénitienne, elle avait été écartée de sa cour par le marquis qui ne voulait pas
voir son pouvoir supplanté par sa consort. Elle avait alors voyagé, vivant entre Milan et
Gênes et occupait de facto la position d’ambassadrice de sa cité. C’est encore en 1514
une ambassade informelle qu’elle tient auprès du pape Léon X, visant à négocier
certains privilèges pour les siens (un évêché ou encore le culte de sœur Osanna126) mais
aussi à rendre explicite le rapport cordial entre Mantoue et les États Pontificaux après
que le pape antérieur avait retenu jusqu’à sa mort en 1513 l’héritier mantouan en otage
comme rançon de son père. Lors de ce séjour, prolongé à deux reprises par Léon X,
jusqu’à la mi-janvier puis jusqu’à carême, la cour du Souverain Pontife tout entière fut
mobilisée pour accueillir et satisfaire la marquise. En témoigne le riche corpus de lettres
envoyé par l’archidiacre Alessandro Gabloneta au marquis entre le 21 octobre 1514 et le
28 février 1515, lettres qui décrivent les multiples fêtes, banquets, comédies et parties
de chasse auxquels la marquise est invitée ainsi que son assistance en janvier et février
aux réjouissances du carnaval (courses de chevaux, tauromachies et batailles navales).
de notre temps / on ne saurait trouver / d’autre Rome ni d’autre vous. » (Nous traduisons.) Bartolomé
de Torres Naharro, op. cit. Comedia Jacinta, v.1285 à 1301
126 Cf. Alessandro Gabloneta al Marchese di Mantova: «Havendo receputo la littera de Vostra
Excellentia », Mantova, Archivio di Stato – Archivio Gonzaga, [En ligne: http://www.capitalespettaco
lo.it/ita/doc_seg.asp?ID=1336805586&NU=57&TP=g ]
59
Dans une lettre du 19 février, Gabloneta rapporte les mots du camerlingue Riario, qui
défend que jamais dame n’a mieux été accueillie par les cardinaux127.
Contrastant la comédie avec ces données, on aboutit à un vaste accord critique –
Menéndez Pelayo (1900), Crawford (1937), Gillet (1946), Zimic (1976) et jusqu’à
Miguel Ángel Pérez Priego (1995) – pour situer la représentation de la Jacinta dans le
contexte de cette longue visite. Si donc l’adresse du villancico n’est pas assez
explicitement indiquée pour se passer d’une part d’interprétation 128, étant donné que
cette volonté de constamment divertir la marquise aurait donné lieu à une multitude de
créations spectaculaires sur ces quelques quatre mois, et étant donnée la place
privilégiée au Vatican du mécène de Naharro au moment de la visite, nous considérons
nous aussi que l’hypothèse d’une dédicace à Isabella d’Este lors de son hiver à Rome
est suffisamment plausible. Nous savons en effet de par les autres pièces du même
recueil que le volet théâtral de la Propalladia de 1517 est composé largement, – si non
exclusivement – de comédies écrites pour les puissants du Borgo Vecchio dans les
années 1510, au cours desquelles Isabella fut la seule grande dame qui circulât seule en
qualité d’invitée d’honneur129, de réception en banquet chez le pape et ses cardinaux. De
plus on peut repérer des pistes menant à Isabella dans la description que le serviteur
Pagano fait de sa maîtresse dans le premier acte :
sobre todo liberal / como el águila, señor, / que comiendo al más sabor / suelta las presas
suaves / para que coman las aves / que le están en derredor. / Es dueña tan acabada / que
127 Il s’agit des lettres cotées C-7300, C-7401 a C-7414 puis C-7434 à C-7445 (celle du 19 février 1515
est C-7444) dans l’Archivio di Stato – Archivio Gonzaga de Mantoue, dont tous les résumés sont
consultables en ligne sur http://www.capitalespettacolo.it/ita/doc_seg.asp?.
128 Bien que le consensus soit plus solide que pour les Soldadesca, Serafina, Himenea, Aquilana et
Calamita, le contexte de représentation de la Jacinta a cependant été l’objet de deux hypothèses
alternatives. Mais celles-ci ont eu peu de suites. Voulant trouver un document attestant que derrière
Divina se cache la marquise de Mantoue, Johnn Lihani (1979) et Joan Oleza (2004) citent la lettre
envoyée par Isabella elle-même depuis Naples où elle passait quelques jours avant de retourner à
Rome, le 8 décembre 1514. Elle y parle de « una certa farsetta alla spagnola ». Mais, tout en
formulant ceci, Oleza remarque bien que l’hôte, comte de Claramonte n’a aucun lien avéré avec
Torres Naharro qui, entretient en revanche des rapports avérés avec la papauté Medicis. Il demeure
autrement plus probable que Torres Naharro ait composé pendant ces années ses comédies pour qui le
salariait, c’est-à-dire les demeures romaines de Medicis puis Carvajal, et que cette pièce n’y fasse
point exception. Peu convaincu pour ces mêmes raisons de la présence de Torres Naharro dans la cour
napolitaine avant 1517, Lihani lui-même avance une seconde hypothèse supposant qu’elle ait été
composée en 1509 pour le mariage de Vittoria Colonna et Fernando d’Avalos, mais il n’y apporte
60
bondad no le fallece, / y en sus cosas me parece / Semíramis la nombrada (…) / la Poncela
que de gana / con ingleses fue cruel, / la muy famosa Isabel, / nuestra reina castellana130.
Pagano cite pour parler de sa maîtresse l’aigle, qui figure en double sur les armoiries
d’Isabella d’Este, ainsi qu’Isabelle la catholique avec qui la marquise partage non
seulement un prénom, mais aussi le sang de la maison royale des Trastamare. Mais ceci
tient plus de la spéculation littéraire que de l’hypothèse historique. En tout cas, si nous
suivons cette hypothèse, nous serions, avec la Caladria, face à deux spectacles liés à
une même occasion.
Celle que l’auteur nomme comédie est en fait une suite de discours d’hommes
déçus de la cour, en particulier de Rome, qui trouvent un refuge dans la bonté d’une
grande dame qui les accueille à son château. La trame simplissime n’est qu’une excuse
pour louer la femme à qui on veut rendre hommage 131. Il s’agit là encore d’une comédie
de circonstance, dont l’existence indépendante sur le papier nous semble bien limitée.
Elle apparaît entièrement dépendante d’une fête au sein de laquelle, encore plus que la
Trofea, elle est loin de véhiculer l’esprit de virilité grossière, de délassement par les
propos sexuels ou sacrilèges qui règne dans la Tinelaria. Même si Pagano, que l’on a
souvent voulu voir comme un prédécesseur des graciosos de Lope, prend en charge un
rire qui se nourrit en partie de syncrétisme et de détournement – avec un « Juro a
Mahoma » (v.1284) ou encore un « para el abad » (v.1188) que Divina s’empresse de
punir, il parle aussi dans un langage bien plus précieux que la plupart des rustres de
Torres Naharro (Jacinto le remarque à plus d’une reprise). Il est plus proche d’une
aucune argumentation.
129 Nous remarquons en effet que, malgré une allusion peu claire à un ou de potentiels adorateurs, qui
pourrait être de nature amoureuse ou non, la chanson finale s’adresse à une femme seule, sans que
cela fasse partie d’un diptyque laudatoire en l’honneur d’un couple puissant, ce qui était peu
commun. Or Isabella d’Este voyageait seule.
130 « surtout elle est libérale / tout comme l’aigle monsieur / qui prend le plus savoureux / et fait tomber
les proies douces / pour que mangent les oiseaux / qui l’entourent. / Elle est maîtresse parfaite, / sa
bonté est infinie / et ses façons me rappellent / Sémiramis la célèbre (…) / La pucelle qui voulut /
avec les Anlgais être cruelle / la renommée Isabelle / notre reine castillane. » (Nous traduisons.)
Bartolomé de Torres Naharro, op. cit., Comedia Jacinta, v.331 à 348.
131 Isabella était en effet une femme d’État et mécène reconnue, qui, après avoir sur les cinq dernières
années tenu un an de régence à Mantoue, négocié à deux reprises des accords militaires informels
avec le roi Louis XII de France et accepté de donner son fils aîné en otage au Pape Jules II, le tout
pour garantir le pouvoir de son mari emprisonné et de sa descendance, avait fini de prouver jusqu’à
très peu avant sa visite à Rome son don pour apaiser les querelles des hommes de pouvoir et arranger
les frasques de son mari sauvé de la déchéance. De la même façon, elle avait protégé et employé de
61
rhétorique virgilienne des bergers, plus conforme à l’idée que l’on pouvait se faire d’une
pièce en l’honneur d’une grande dame132. On ne saurait donc imaginer dans la salle ni
l’ébriété tardive, ni le plaisir d’un voyeurisme canaille, en tout cas point encore. La
pièce semble plutôt répondre à une volonté d’accueil courtisan, au sens de Castiglione –
non dépourvu, donc, d’une critique acerbe des mœurs –, appelant le rire en douceur,
dans les limites, au demeurant assez larges, du decorum.
La Jacinta est la plus brève de toutes les comédies de Bartolomé de Torres
Naharro, avec mille trois-cents vers en tout et pour tout et cinq personnages seulement.
Le berger de l’introito lui donne d’ailleurs le nom de « breve comedieta » (v. 100). Mis
à part les moments où on se cache pour écouter parler les nouveaux venus et une claque
donnée par Divina à Pagano au dernier acte, il s’agit de propos à la suite sur la vie de
cour, les femmes et Divina. Sans jeux et danses de bergers sautillants, bagarres de
rustres ou autres ivrognes chantant à tue-tête, elle n’assure pas à elle seule l’attraction
multiple et complète que les comédies plus longues du même auteur ont pu représenter.
Elle semble en effet plutôt ouvrir ou fermer une soirée de divertissements que constituer
le principal divertissement d’une soirée. Nous l’imaginons donc insérée dans une
configuration festive proche de celle décrite par Stazio Gadio en octobre 1512 à
l’occasion du dîner d’apparat pour les ambassadeurs de Parme, c’est-à dire une variété
d’interventions artistiques brèves encadrant le banquet133. Il est d’ailleurs à ce propos
intéressant de remarquer que dans la Jacinta seulement, le berger de l’introito, dans ses
propos sur la vie rurale, se met à faire une énumération de jeux divers :
Ver a las mil maravillas / los juegos que allí s’armaban : / unos que nunca callaban, / otros
a dar combadillas, / [...] Oras a hurta el capote / oras a daca el ovillo / oras asconde ‘ll
orillo, / oras a dile más diote, / oras a hinca el picote / oras a pasa morato / y a la chueca y
al garrote, / y a tejo y a guarda el hato. / Pues a sacude el zapato / y al corro y a la sortija, /
nombreux artistes et hommes de lettres. Dans un sens comme dans l’autre, cette double renommée
coïncide avec le symbolisme de la pièce.
132 Nous pouvons citer à ce propos quelques mots du Cortegiano de Castiglione contre l’humour grossier
devant les femmes, attribués au cardinal Bernardo Dovizi da Bibbiena dans son propos sur les
facéties : « questi tali che voglion mostrar di esser faceti con poca reverenza di Dio, meritano esser
cacciati dal consorzio di ogni gentiluomo. Né meno quelli che son osceni e sporchi nel parlare e che
in presenzia di donne non hanno rispetto alcuno, e pare che non piglino altro piacer che di farle
arrossire di vergogna ». (Nous soulignons.) Baldassarre Castiglione, Il libro del Cortegiano, éd.
Giulio Preti, Torino, Einaudi, 1965, (« Letteratura italiana Einaudi »), p. 180.
133 Voir « La correspondance » p.35 du présent travail.
62
y al tumbo y all escondrija, / sin parar ora ni rato, / (…) mil juegos os contaría / que os
heciese reventar134.
La Calandria romaine
63
longue et détaillée à Ludovico di Canossa137. Pour ce qui est de la Calandria romaine,
ou plutôt des Calandria romaines, le même spectacle fut selon toute vraisemblance
donné à deux dates différentes. Un seul document contemporain en rend compte
explicitement – et sommairement. Il s’agit de la lettre du 15 décembre 1514 envoyée au
marquis de Mantoue par Agostino Gonzaga :
« Al ritorno di s.s.ill.ma se preparano due comedie, una volgare e l’altra latina : la volgare
sarà una comdeia nova in versi composta per un giovane che se demanda Cherea, che
secundo me già soleva recitare a Mantova ne le comedie di V. Ex. et la latina serà l’Andria de
Terentio e forsaconché per aventura se reciterà di nuovo quella che fu recitata a questo dì
del r.mo sancta Maria in Portico » (Nous soulignons.)138
137 Pour une étude détaillée de la Calandria urbinate voir les deux derniers chapitres de Franco Ruffini,
La calandria: commedia e festa nel Rinascimento, Bologna, Il Mulino, 1986.
138 « Pour le retour de notre très illustre Mme la Marquise, on prépare deux comédies, une vulgaire et
l’autre latine : la comédie vulgaire sera une composition nouvelle en vers, d’un jeune homme qui se
fait appeler Cherea et qui à mon souvenir jouait déjà à Mantoue dans les comédies de Votre
Excellence et la latine sera l’Andrienne de Térence, et avec cela peut être on jouera à nouveau celle
qui a été jouée en ce jour, du Révérend Monseigneur de Santa Maria in Portico » (Nous traduisons)
Agostino Gonzaga, Al marchese di Mantova, « Dopo l’altra mia ch’io scrissi », Mantova, Archivio di
Stato – Archivio Gonzaga, [En ligne:http://www.capitalespettacolo.it/ita/doc_seg.aspID=1336805586
&NU=57&TP=g ]
139 « A dì 21 era impiato fuogo in do camere di sora dove stà il Papa, adeo il Papa ha auto paura, e non
volse dar audientia per quel zorno, et in dite camere steva il cardinal Bibiena » [Le jour 21 un feu
s’est déclaré dans deux chambres au-dessus de chez le Pape, après quoi le Pape a eu peur et n’a plus
voulu donner d’audiences pour la journée, et ces chambres étaient celles du cardinal Bibbiena. (Nous
traduisons.)] Marino Sanuto, op. cit., vol. XIX, p. 336.
64
qu’après la mi-janvier, dans le contexte de ce carnaval 1515 que l’on se remémore
inhibé dans la rue par le mauvais temps mais stimulé quant aux fêtes privées par la
présence de la marquise140. Cette supposition naît de la lettre de Gabloneta au marquis
Francesco Gonzaga du 12 janvier 1515 :
Il Papa mi rispose che per modo alcuno non ge voleva dar licentia, ma tenerla qua per
questo carnevale, considerando che se dopo facta la caza madamma se partesse, la
bisognaria far el carnevale su le hostarie, aut che apena azonzeria a Mantua et che né qua
né là lo faria et che per questo voleva che se facesseno tute le feste che sono state mai facte
in Roma per farle vedere a madama, et apresso che faceva aparichiar una bella comedia
nova, la qual voleva far representar cum multo bello apparato, concludendo che per
consolatione sua voleva che madamma restasse qua141. (Nous soulignons.)
Au regard des rapports postérieurs de Vasari et Paolo Giovio sur l’amplitude de la fête
et la qualité de la scénographie, une tradition critique rattache cette mention de
Gabloneta à la pièce de Bibbiena142. Cela est possible. Bibbiena lui-même écrit dans une
lettre à Giuliano de’Medici ce commentaire d’une pudeur toute oratoire : « La festa di
questo carnevale lascerò scrivere ad altri »143. Mais, de ce que nous savons, la pièce
promise par Gabloneta pourrait être n’importe quelle œuvre parmi la multitude de
comédies réellement nouvelles données au palais du Vatican pendant cette saison-là. Le
lien entre cette seconde représentation et le carnaval 1515 n’est qu’hypothétique.
En ce qui concerne sa réception immédiate, la Calandria romaine semble s’être
noyée dans le festival permanent que furent les mois d’Isabella d’Este à Rome. Tout
surprenant que cela paraisse pour une mise en scène qui aurait marqué un avant et un
140 Les témoignages de ce contraste sont nombreux, avec notamment la correspondance de la marquise
elle-même, celle de Gabloneta déjà cité, celle de Pietro Bembo, ou les Diarii de Sanuto.
141 « Le Pape me répondit qu’il ne voulait aucunement lui laisser prendre congé, mais comptait la retenir
ici pour le carnaval qui approche, en considérant qu’après la fin de la chasse, si madame voulait
partir, elle aurait à passer le carnaval dans les auberges si bien qu’elle en verrait à peine la fin à
Mantoue et qu’elle ne le fêterait ni ici ni là-bas. Et que pour cela il voulait que l’on fasse cette année
toutes les fêtes jamais données à Rome pour les faire voir à madame, et qu’encore il faisait monter
une belle comédie nouvelle, laquelle il voulait faire représenter avec un très beau montage, et en
définitive que c’était pour sa consolation il voulait que madame restât ici. » (Nous traduisons.)
Alessando Gabloneta, op. cit.
142 La première formulation de cette hypothèse vient d’Ireneo Sanesi, Teatro del Cinquecento, Bari,
Laterza, 1912.
143 F. Cruciani, op. cit., p. 440.
65
après dans les pratiques théâtrales humanistes144, les mentions contemporaines qui nous
restent se limitent à ces vagues et brèves allusions. Ce n’est que des décennies plus tard
que l’on vient en rétrospective nourrir sa mémoire. Grâce à Paolo Giovio, on peut
affirmer que la Calandria fut bien jouée une seconde fois cet hiver-là en l’honneur
d’Isabella d’Este Gonzaga. Il en offre ce témoignage :
Accesserat & Bibiennæ cardinalis ingenium cum ad arduas res tractandas peracre, tum
maxime ad mouendos iocos accomodatum. Poëtices enim & Etruscæ linguæ studiosus,
comædias multo sale multisque facetiis refertas componebat : ingenuos iuuenes ad
histrionicam hortabatur & scenas in Vaticano spatiosis in conclauibus instituebat. Propterea
quum forte Calandrum comædiam à mollibus argutisque leporibus periucundam in gratiam
Isabellæ Mantuani principis uxoris per nobiles comædos agere statuisset, precibus
impetrauit, ut ipse pontifex e conspicuo loco despectaret145.
De Vita Leonis decimi est publié trente-cinq après la fête, en 1549. Mais Giovio, dont le
travail de rédaction s’étendit par ailleurs sur de longues années, fut un témoin privilégié
et membre actif de la cour de Léon X, possiblement présent lui-même au spectacle –
voire aux spectacles.
Chose rare, Giovio mentionne les acteurs de la comédie, d’abord avec l’allusion
aux jeunes aristocrates que Bibbiena formait : « ingenuos iuuenes », puis en précisant la
qualité de ceux jouant dans la Calandria en particulier : « nobiles comoedos ».
Crucuani146 rattache donc les histrions de cette production à la tradition des pièces
jouées par des jeunes gens de bonne famille faisant leurs lettres, établie à Rome à la fin
du siècle précédent avec des récitations de théâtre gréco-latin, par l’académie de
Pomponio Leto. Cette pratique, à mi-chemin entre la formation littéraire et le jeu
144 Cruciani cite un manuscrit du romain Evangelista Maddaleni Capodiferro, Calandria Comoedia, où
celui-ci déclare « Caedat Aristophanes, tuscoque Terentius ori / Ethrusci superant graeca latina
sales ». Ibidem, p. 446.
145 « Le Cardinal Bibbiena était lui aussi distingué dans la maison du Pape, car il était également aigu
dans les grandes affaires et entendu dans les plus fins divertissements. En effet il était poète et érudit
en langue italienne et avait fait diverses comédies, aussi spirituelles que divertissantes. Il formait de
jeunes gens de bonne famille au métier d’histrion et les faisait jouer dans les vastes salons du Vatican.
Entre autres, il fit une comédie très charmante et sagace intitulée Calandria, en l’honneur d’Isabelle,
épouse du prince de Mantoue, qu’il fit jouer par des comédiens notables et qui fut honorée par la
présence du Pape en personne, y assistant depuis une place visible et élevée. » (Nous traduisons.)
Paolo Giovio, op. cit., p. 97.
146 F. Cruciani, op. cit. p. 440.
66
d’acteur dit « dilettante »147, c’est-à-dire pour le plaisir (« diletto ») était mixte et
pouvait aussi concerner les jeunes femmes de bonne famille 148. Si, comme le croit
Cruciani, la pédagogie du cardinal transposait vers un jeu purement courtisan en
vernaculaire le modèle des académies de belles-lettres, alors on peut supposer – et
seulement supposer – que dans la Calandria jouaient des acteurs comme des actrices,
jouissant de cette liberté dans un entre-soi courtisan.
Mais entre-soi n’est pas nécessairement synonyme de petit comité. De ce que
Giovio nous apprend, la pièce dut être jouée dans un salon particulièrement spacieux au
Palais du Vatican, avec assez de retentissement public pour que le Pape se mette lui
aussi en scène regardant, depuis une place visible. La Calandria romaine, comme
Plácida y Vitoriano, confirme donc l’importance dès ce premier théâtre profane des
places d’honneur pour les spectateurs distingués, pratique qui, jusqu’aux fêtes baroques,
institue le regard des puissants comme acte spectaculaire en soi, faisant circuler un
agere partagé entre la scène et la salle. Cet endroit est en hauteur, comme laisse
entendre le verbe « despecto ». Cela trahit la présence de gradins, selon toute
probabilité, comme il y en eut à Urbin et comme il arrivait d’en fabriquer à l’intérieur
des palais pour les invitations comptant le plus d'invités, de plusieurs centaines de
spectateurs149. Nous imaginons donc pour la Calandria une fête qui, sans être liée à une
réception officielle comme la Trofea, se situe hors de la sphère du divertissement privé
qu’occuperait par exemple Plácida y Vitoriano.
La scénographie, attribuée à Peruzzi, est la grande absente de cette description.
Mise en avant très tardivement, il est difficile de déterminer dans quelle mesure celle-ci
a été fantasmée. Personne entre 1514 et 1515 ne mentionne Peruzzi. Les scénographes
sont en effet rarement reconnus en ce temps-là, et celui ayant travaillé à Urbin un an
auparavant n’est pas cité non plus, pas même par Castiglione au moment de décrire la
virtuosité de l’apparato. La seule description de la scénographie romaine de 1514-1515
147 Angelo Taccone, Giacomo Caputo et Silvio D’Amico, « ATTORI », Enciclopedia Italiana, Roma,
Treccani, 1930. [En ligne : http://www.treccani.it/enciclopedia/attori_%28Enciclopedia-Italiana%29/]
148 Nous pourrons voir plus loin l’exemple parlant du succès qu’eut la jeune helléniste Alessandra della
Scala à Florence en 1490 lorsqu’elle joua le rôle d’Électre lors d’un spectacle dans la villa de son
père, grand diplomate florentin. Cf. page 108 du présent travail.
149 Castiglione dans sa lettre à Canossa, op. cit., p. 345, parle de « li gradi da sedere ». Des gradins en
bois installés pour les tournois et fêtes religieuses sont déjà décrits dans des sources médiévales de
toute l’Europe, et on les retrouve dans les palais dès les représentations de théâtre antique conçues par
l’Arioste dans les années 1480. Pour plus de détails sur l’histoire des gradins Europe, F. Cruciani, Lo
spazio del teatro, op.cit.
67
figure dans la seconde édition des Vies de Vasari, publiée en 1558. Mais au-delà de ce
rapport de seconde main, et par là peu fiable, nous savons que la même année Peruzzi a
produit des croquis pour la scène (figure 4) et travaillait à la Fabrique de Saint-Pierre en
collaboration étroite avec le secrétaire Bibbiena, ce qui rend plausible l’hypothèse d’une
commande au siennois de la part du cardinal150. Peruzzi était reconnu par ses
contemporains pour sa maîtrise du trompe l’œil et ses constructions pour le théâtre 151. Sa
composition pour la Calandria telle que Vasari la décrit, aurait été une grande avancée
dans la confection de scénographies urbaines en trompe l’œil, alliant peinture
(prospettiva) et structures tridimensionnelles (apparato) sur et devant la scène :
e quando si recitò al detto papa Leone la Calandra, comedia del cardinale di Bibbiena, fece
Baldassarre l’apparato e la prospettiva che non fu manco bella, anzi più assai che quella che
aveva altra volta fatto, come si è detto di sopra [...] Né si può immaginare come egli in tanta
strettezza di sito accomodasse tante strade, tanti palazzi e tante bizzarrie di tempii, di loggie e
d’andare di cornici, così ben fatte che parevano non finte, ma verissime, e la piazza non una
cosa dipinta e picciola, ma vera e grandissima. Ordinò egli similmente le lumiere, i lumi di
dentro che servono alla prospettiva e tutte l’altre cose che facevano di bisogno con molto
giudizio152 .
150 Dans Mari Yoko Hara, op. cit., la N.B.P nº11 précise : « The three Vatican account books of
relevance from this time are, Archivio di Stato di Roma (hereafter ASR), Camerale I, spese minute del
palazzo #1488 and #1489, which document Leo X’s household expenses between 1513–19. »
151 En dessinant les plans de la Villa Farnesina, il avait conçu la façade Nord comme un frontispice
théâtral, où le banquier Chigi aimait à faire représenter des fêtes à l’air libre. En 1519 il peindrait
dans la même demeure une fresque couvrant les quatre murs d’une salle du premier étage, donnant
l’illusion d’une loggia qui surplombe Rome.
152 « Lorsqu’on représenta devant le pape Léon X la comédie du cardinal Bibbiena, intitulée la
Calandra, Baldassarre en fit la structure et la perspective, qui ne furent pas moins beaux, bien au
contraire, que ceux faits précédemment dont nous avons parlé. On ne saurait imaginer comment il a
pu représenter dans un espace aussi réduit un tel nombre de rues, de palais, de temples, de loggias et
d’entablements fantasmés, si bien exécutés qu’on ne les aurait pas dits faux mais parfaitement
véritables, tout comme la place peinte et petite avait l’air réelle et gigantesque. Il disposa aussi
l’éclairage, les lumières intérieures qui assurent l’effet de la perspective, et toutes les autres choses
nécessaires au décor avec grand discernement. » (Nous traduisons.) « vita di Baldassarre Peruzzi
Sanese », Giorgio Vasari, op. cit., p. 323..
68
scénographies en général que Serlio formule dans son traité de 1545 sur la
perspective153. Vasari semble vouloir faire coïncider sa description avec les
scénographies que son temps connaissait, se faisant l’écho de la renommée d’éclaireur
que l’on aurait forgée à Peruzzi en cette moitié de XVI ème siècle. Renommée construite
sur des bases selon toute vraisemblance assez diffuses : avant d’être associée à la
Calandria, cette éloge porte dans les Vies de 1550 au théâtre temporaire du Capitole
(1513). Vasari s’appuya aussi sur un dessin préparatoire qu’il y avait dans ses cahiers,
conservé de nos jours au cabinet des dessins des Uffizi, sous la côte UA921 (figure 1).
Mais c’est justement car ce dessin correspond à la description de la Calandria romaine
donnée dans les Vies qu’il a été attribué à Peruzzi et à la Calandria. De nos jours des
études plus détaillées sur le style et le tracé sont venues démentir cette attribution, ainsi
que celle de la perspective de Rome conservée au Musée National de Stockholm, qui
serait en fait de Bartolomeo Neroni. 154 De même, Cruciani (1983) attribue à Girolamo
Genga et à la Calandria de 1513 un dernier croquis, inachevé, communément associé à
cette mise en scène romaine (figure 2). Ce que le public a réellement vu cet hiver-là à
Rome, notre temps n’en conserve en réalité nulle description, nul dessin.
Ceci dûment précisé, ces images peuvent malgré tout nous aider à saisir
l’apparence de ce qui aurait pu être montré à Isabelle d’Este et au Pape. Car en
poursuivant notre enquête par d’autres chemins, nous voyons se dessiner en filigrane
une scénographie qui, en effet, encapsulerait Rome par la peinture en perspective tout en
faisant du plateau une véritable fausse place bordée de véritables fausses demeures.
Pour la même pièce à Urbin, il s’était bien agi de reproduire abondamment les rues et
bâtiments de Rome, sculptés en stuc, « di rilievo » et « di mezzo rilievo », (en ronde
bosse et haut-relief), mais aussi contenus dans une perspective peinte : « bonissima
153 « Fra le altre cose fatte per mano degli huomini che si possono riguardare con gran contentezza
d’occhio e satisfattion d’animo: è, al parer mio, il discoprirsi lo apparato di una scena, dove si vede
in piccol spatio fatto grande dall’arte della prospettiva, superbi palazzi, amplissimi tempii, diversi
casamenti, [...] et mille altre cose belle, ornate d’infiniti lumi. » Sebastiano Serlio, Il secondo libro
della prospettiva, 64 v. Apud Mari Yoko Hara, op. cit., p. 16.
154 Dans ce débat d’attributions, Mari Yoko Hara, ibidem, cite les ouvrages suivants : Arnaldo Bruschi,
‘Da Bramante a Peruzzi: spazio e pittura’, in Marcello Fagiolo et Maria Luisa Madonna (eds.),
Baldassarre Peruzzi: pittura, scena e architettura nel Cinquecento, Roma, Istituto della enciclopedia
Italiana, 1987, p. 326–9; Christoph Frommel, ‘Ala maniera e uso delj boni antiquj: Baldassarre
Peruzzi e la sua quarantennale ricerca dell’antico’, in Christoph Frommel et al. (eds.), Baldassarre
Peruzzi 1481–1536, Venezia, Marsilio, 2005, p. 30; Dario Donetti, ‘87: Baldassarre Peruzzi – Scena
Teatrale’, in Nicoletta Baldini et Monica Bietti (eds.), Nello Splendore Mediceo: Papa Leone X e
Firenze, Livorno, Sillabe, 2013, p. 528–9.
69
pittura e prospettiva ben intesa ». Castiglione parle d’un travail effectué sur quatre
longs mois, composé de temples somptueux, de tours, d’une muraille travestissant
l’avant-scène, de sculptures en faux marbre et de colonnes 155. Le pape Léon X aurait
difficilement toléré pour sa fête un dispositif plus modeste ou moins complexe que celui
d’Urbin. L’argumento conservé pour l’édition princeps de 1521, prévu pour Urbin, ne
se limite pas à donner la présentation convenue du cadre et insiste sur cette apparition
de Rome, resserrée dans l’enceinte réduite que le public a sous les yeux :
la terra che vedete qui è Roma. La quale già esser soleva sí ampla, sí spaziosa, sí grande che,
trionfando, molte città e paesi e fiumi largamente in se stessa riceveva ; ed ora è sí piccola
diventata che, come vedete, agiatamente cape nella città vostra156. (Nous soulignons.)
Il ne pouvait être question de translation d’une ville dans l’autre dans le texte déclamé
au Vatican. Cette introduction dut subir quelques modifications, que l’on ne conserve
plus. Mais le fond du propos dut être très similaire. À un an d’écart seulement, la
scénographie de la même pièce, représentant cette fois-ci Rome dans Rome, devait à
plus juste titre encore répondre à cette volonté de voir se matérialiser la ville éternelle
entière, et non deux maisons et une rue à multiplier par la pensée. Car cette volonté
scénographique est loin d’être cosmétique. Si la trame de Bibbiena est moins
concrètement ancrée dans la géographie de cette ville que ne le sont la Tinelaria ou la
Cortigiana, il nous suffira de constater que la fable s’ouvre sur une introduction au long
de laquelle Rome est nommée six fois, puis se ferme avec ces mots, actant l’intention
d’ancrer dans la réalité actuelle l’art hérité des anciens : « Tanto meglio quanto Italia è
più degna della Grecia, quanto Roma è più nobil che Modon e quanto vaglion più due
riccheze che una »157. Nous analyserons plus en détail les implications scénographiques
de ce projet de réactualisation de la paliata. Pour l’heure il nous suffira de remarquer
que, si la perspective réalisée pour cette fête n’est probablement pas dérivée du dessin
155 Baldassare Castiglione, op. cit., p. 345.
156 « La terre que vous voyez ici est Rome, laquelle était jadis si vaste, si spacieuse, si grande que,
triomphante, elle pouvait aisément accueillir en son sein villes, villages et fleuves en abondance ; et à
présent elle est devenue si petite que, comme vous le voyez, elle se loge facilement dans votre ville »
(Nous traduisons) Bernardo Dovizi da Bibbiena, « Calandria », in Nino Borsellino, (éd.). Commedie
del Cinquecento, éd. Nino Borsellino, Bari, Feltrinelli, 1962. II vol., (« Biblioteca di classici
italiani », 25), p. 24.
157 « D’autant plus que l’Italie est plus digne que la Grèce, que Rome est plus noble que Modon et que
deux richesses valent mieux qu’une seule » (Nous traduisons.) Ibidem, p. 97.
70
UA921 des Uffizi, elle devait tout autant que celui-ci relever de l’art de confiner une
ville entière au cadre du plateau. Affinant par du trompe l’œil l’effet de réel, les
planches peintes du fondale158 devaient être, comme ce fut le cas à Urbin, la
continuation dans le lointain d’une composition scénique faite de constructions mobiles.
Indépendamment d’une émulation de la scénographie précédente, ces structures
tridimensionnelles répondent aux besoins techniques de certaines scènes, comme la
scène dix du second acte où Fulvia parle depuis sa fenêtre, ou encore la scène dix du
troisième acte, où le serviteur Fessenio presse la soubrette Samia d’ouvrir une porte
verrouillée de l’intérieur. Des moments comme ceux-ci exigeraient en effet la présence
de véritables faux bâtiments habités par les personnages. Dans un des dessins
préparatoires de 1515 (figure 4) que Peruzzi fit pour la scénographie d’une fête donnée
en décembre à l’occasion de la rencontre entre le pape et le roi de France à Bologne, un
personnage sort par la porte. Un autre apparaît à la fenêtre de l’étage et des éléments
d’atrezzo sont posés sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée : il fait là le croquis
d’une façade praticable. Il en fabriquait donc et aurait pu en faire dresser l’hiver
précédent au Vatican. Si cette scénographie fut réellement plus somptueuse que celle
décrite par Castiglione, ou se distingua par une illusion plus aboutie, si elle fut pionnière
dans une quelconque technique, comme l’entend Vasari – tout à l’intérêt de la maison
Médicis –, voilà qui, pour l’heure, demeure inextricable. Pour Cruciani, l’institution
postérieure, en partie rêvée, de cette fête comme étape essentielle de l’histoire de la
scène tient en fait de la volonté finaliste de lire dans ce décor les signes précurseurs du
genre de la comédie humaniste, tel qu’on le connaissait en 1550 :
Resta la testimonianza che al Peruzzi, e forse a la scena romana per la Calandria, si lega nel
ricordo il definirsi della nuova prospettiva scenica, nel suo valore culturale come
superamento delle « feste e rappresentazione »159.
71
les quelques éléments que l’on peut repérer sur le déroulement des fêtes du Vatican qui
comportèrent la pièce du cardinal Bibbiena, il ne semble pas que la pièce ait été conçue
comme un événement à part entière. Elle n’a probablement pas été jouée seule. Si à
Urbin elle faisait partie d’une fête à 3 pièces, ce sont bien deux à trois pièces qui étaient
prévues, selon Agostino Gonzaga, pour le retour d’Isabella depuis Naples : l’Andrienne,
puis une comédie malheureusement perdue, composée en vernaculaire et en vers par
l’artiste de cour Cherea, puis – peut-être – Calandria. Cette dernière, en italien et en
prose, serait venue fermer la longue journée de fête, qui, pour contenir tans de pièces,
aurait sans doute aussi comporté un repas, des rafraîchissements et d’autres
divertissements. Il n’est certes pas sûr que la Calandria ait été intégrée à cette fête en
particulier. C’est néanmoins au sein d’un complexe festif de cette sorte que l’on
concevait sa mise en scène. Quant à la variété des divertissements au sein même du
moment de jeu, une particularité de la Calandria telle qu’on la confia à l’imprimeur en
1521 est l’absence de moments musicaux160. Cependant, cela ne veut certainement pas
dire qu’il n’y eût dans ce spectacle que de la déclamation de texte. S’il n’y a aucune
trace de numéros interstitiels à Rome, Castiglione décrit en détail ceux que lui-même a
composés en 1513: ce furent quatre mauresques161, à thématique mythologique. Une «
moresca di Jason » s’emparant de la toison d’or, une seconde avec huit angelots,
dansant autour du char de la déesse Vénus, « carro di Venere », une troisième avec
Neptune, « un carro di Nettuno », et cette fois-ci huit monstres dansant autour, et pour
finir la mauresque de Junon, « Un carro di Giunone », entourée d’oiseaux rares
dansants. Puis, après la fin du texte de Bibbiena, on congédia le public pour la nuit avec
la musique de quatre violes et quatre voix, situées à l’abri des regards. À Urbin, donc,
deux compositions distinctes s’entrelacèrent, en un spectacle aux variations constantes.
La composition de Bibbiena telle qu’elle nous est parvenue se limitant si strictement à
des propos déclamés, nous pouvons raisonnablement supposer qu’à Rome tout comme à
Urbin elle était conçue pour être représentée en alternance avec des numéros dansés et
160 Le théâtre de Machiavel, nous le verrons, est imprimé avec une canzone (canzona à l’époque) à la fin
de chaque acte, toutes les pièces de Bartolomé de Torres Naharro comportent un villancico final, ainsi
que des moments de chant et danse à l’intérieur des actes, des numéros musicaux qui, comme ceux
des églogues de Juan del Encina, font partie intégrante de la fable.
161 Forme de danse proche de la pantomime, pratiquée aux XV ème et XVIème siècles, originellement dans
des costumes d’inspiration arabe C’étaient des numéros chorégraphiés muets racontant une histoire
ou figurant une situation.
72
chantés, de nature allégorique ou non ; mais que ceux-ci étaient laissés, tout
simplement, à la discrétion d’un autre artiste.
Probablement infiltrée à chaque acte par des performances brèves, la comédie du
cardinal Bibbiena donna à voir aux courtisans romains, au Pape et à la marquise Isabella
les péripéties de deux jumeaux identiques, un jeune homme et une jeune femme, se
faisant passer l’un pour l’autre, si bien qu’à force de confusions tous deux se retrouvent
à tour de rôle dans l’alcôve de Fulvia, épouse adultère du stupide Calandro, laquelle
arrive à jouir du jumeau Lidio son amant sans en subir les conséquences. Infusée de
sexualité jusque dans ses trames secondaires, celle de Bibbiena demeure néanmoins une
comédie du jeu de mots subtil, relevant d’un rire moins gras que sagace et que nous
supposons adaptée à un public courtisan large. Pour ne donner qu’un exemple, le sexe
masculin, enjeu central dans la confusion entre jumeaux, n’est ni évité ni nommé tel
quel. Il est réfracté avec joie dans des images salaces, dont certaines émanent du désir
peu timide de Fulvia : « radice d’uomo », « Il coltel della guaina mia », « Il pestello,
non il mortaro », « Il ramo »162. Avec ses travestissements carnavalesques163 et ses
confusions plaisantes brouillant pendant quelques heures, avec la complicité de la nuit,
les identités et les genres, la Calandria du fol hiver d’Isabella d’Este dut venir relâcher
avant Noël pour sûr, puis possiblement avant carême, les brides du désir sexuel,
masculin mais aussi – dans la limite d’un prisme misogyne certain – féminin.
162 « racine de l’homme », « le couteau de ma gaine », « le pilon, par le mortier », « le bouquet » (Nous
traduisons.) Bernardo Dovizi da Bibbiena, op. cit., respectivement scènes III, 17 ; Iv, 2 : Iv, 3 ; IV, 6.
163 Ceci dans le sens anthropologique, théorisé par Michaïl Bakhtine, d’un « affranchissement provisoire
de la vérité dominante ».Cf. L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et
sous la Renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970.
73
Les seconds Suppositi
mais surtout cinq lettres citées par Alessandro Ademollo (1886) 165 : celles qu’Alfonso
Paolucci et Beltrando Costabili adressent au même duc de Ferrare les 2, 3, 5, 7 et 8
mars, témoignages privilégiés de la semaine grasse du Pape. La première rend compte
d’une fête de masques dans les jardins autour de Castel Sant’Angelo puis d’une soirée
privée chez Pietro Bembo, où l’on s’est réuni pour d’osés jeux carnavalesques tels
164 Dans son étude de 1866 sur le carnaval romain (voir note 3), Alessandro Ademollo ne relève qu’une
modification du train festif de Léon X qui soit due à la rébellion luthérienne. Au carnaval 1518 il ne
semblerait pas y avoir eu de fêtes publiques, pour éviter que des nouvelles des excès romains
n’arrivent à la diète d’Augsbourg, qui aurait lieu dès juillet avec la participation du cardinal de Gaeta.
Nous avons nous-même remarqué l’absence de l’an 1518 parmi les listes des personnes participant
aux jeux d’Agone et Testaccio conservées dans l’Archivio Storico Capitolino (tomo CV, cred. 4
« indice delle reglorgli e degli ufficiali e feste Agonali e di Testaccio » ). Mais, relève encore
Ademollo, cela n’empêcha pas la cour papale de célébrer ses fêtes privées, parmi lesquelles on
compta même les noces d’Alberto Pio et Cecilia, fille (ou nièce) du cardinal Orsini.
165 Voir note 3.
74
qu’une course d’hommes nus (« veder correre homini nudi »). Paolucci écrit que
pendant toute la fête :
non si parlò se non de mascare e della comedia et aparato de Rafael da Urbino per quella fa
recitar monsignor Cibo domenica prossima166.
Dans la seconde, Paolucci raconte les activités d’une journée, toujours à Castel
Sant’Angelo : on voit abattre des porcs pour les banquets à venir, on regarde des luttes
de jeunes hommes et une course à cheval, on écoute de la musique et, le soir, une
comédie – demeurée mystérieuse –, suivie d’un dîner. Le pape Léon, précise-t-il, est
d’une bonne humeur contagieuse. C’est dans la succession constante de plaisirs offerte à
la cour dans cette dernière semaine de carnaval que I Suppositi est jouée. Dans la lettre
du 5 mars, Costabili annonce que le Pape rentre au palais du Vatican pour la suite des
réjouissances :
la Santità sua ritornarà on questa sera on dimatina a Pallazo per vedere la festa de li thori,
se solea fare in Testazo, qualle se farà su la Piaza de Sancto Pietro et similmente el correre
de li Barbari et altri giochi, et poi per vedere dimane de sera la comedia fa representare
Mons. De Cibo su la sala de Innocentio. (Nous soulignons.)
Dans la lettre écrite deux jours plus tard, entre deux allusions aux fêtes à l’air libre, il
précise :
la sera poi se recitò la comedia ordinata per el Cibo, de la qualle per altre mie ho scripto, et
fui invitato da parte de epso Mons. Reverendissimo ala comedia et poi ala cena167. (Nous
soulignons.)
166 « à présent ledit Raphaël s’emploie à fabriquer un décor pour une comédie de m. Ludovico Ariosto,
que Monseigneur révérend [Cibo] veut faire représenter » / « On ne parla que de masques et de la
comédie et du décor de Raphaël d’Urbin que Monseigneur Cibo fait représenter dimanche prochain. »
(Nous traduisons.) Apud Fabrizio Cruciani, op. cit. p. 449.
167 « Sa sainteté rentrera soit ce soir soit demain matin au Palais pour voir la fête des taureaux qu l’on
faisait habituellement sur la place Testaccio et qui se fera sur la place Saint-Pierre, et aussi la course
des Barbari [chevaux de race arabe, sans cavalier, contrairement au palio] et d’autres jeux, et puis
pour voir demain soir la comédie que fait représenter Monseigneur de Cibo dans la salle
d’Innocentio. » / « puis le soir on joua la comédie commanditée par Cibo, sur laquelle j’ai déjà écrit
dans mes autres lettres, et j’y fus invité par Monseigneur le Révérend père lui-même, ainsi qu’au
dìner ». (Nous traduisons.) Beltrando Costabili a Alfonso d’Este 5-7 mars 1519, apud Alessandro
Ademollo, op. cit., p. 83-84.
75
Le 8 mars enfin, jour de mardi gras, Paolucci développe dans les moindres détails les
allusions de Costabili. Lundi, la tauromachie typique du quartier de Testaccio, déplacée
devant le palais pour cette fois-ci, a fait trois morts et cinq blessés. La veille, dimanche
de carnaval, après la course des chevaux « barbari »168, une joute magnifiquement mise
en scène a eu lieu entre le camérier du pape, Serapica, et le conte Rangoni. Une
compagnie d’une vingtaine d’hommes vêtus « ala morescha » et une autre « ala
spagnola » en livrée de satin et soie – costumes confectionnés aux frais du Pape –,
s’avancèrent au galop sur la place Saint-Pierre et se livrèrent à un combat monté à la
lance, sous la fenêtre des appartements du Saint-Père, lequel observait toujours les
batailles et courses d’animaux depuis la hauteur d’un balcon. Le soir même, à l’intérieur
du palais, on découvrait enfin la scène tant attendue :
Fui a la Comedia Dominica sera et feceme intrare Mons. De Rangoni dove era Nostro
Signore con questi suoi Reverendissimi Cardinali gioveni in una anticamera de Cibo et li
pasegiava Nostro Signore per lassare introdurre quella quantità de homini li parea : et
intrati a quel numero voleva Sua Santità se aviamo al loco dela comedia dove il prefato
Nostro Signore de pose alla porta e senza strepito con la sua benedictione permesse intrare
che li parea ; et introsi nela sala, che da un lato era la sena et da laltro era loco facto de
gradi dal cielo della Sala sino quasi in terra, dove era la sedia del pontifico, quale di poi
forno intrati li seculari intrò et posesi sopra la sedia sua quale era cinque gradi alta de terra
et lo seguitorno li Rev.mi con li ambassatori, et da ogni lato de la sedia si poseno sicundo
l’ordine loro : et seduto il populo che poteva essere in numero di dua mila homini, sonandosi
li pifari si lassò cascare la tela ; dove era pincto fra Mariano con alcuni diavoli che
giugavano con esso da ogni lato de la tela, et poi a mezzo de la tela v’era un breve che
diceva : Questi sono li capreci di fra Mariano.
Et sonandosi tuttavia, et il papa mirando con el suo occhiale la sena che era molto bela
de mano de Rafaele, et representavasi bene per mia fè forme de prospective, che molto forno
laudate ; et mirando anchora el cielo che molto si representava belo et poi li candeleri, che
erano formati in lettere che ogni lettera subteneva cinque torcie, et diceano Leo X Pontifex
Maximus. Sopragionse el Nuncio in sena et recitò l’argumento, in demonstrar che Ferrara
era venuta lie sotto fede de Cibo per non tenerse de menor vaglia de Mantoa, che era sta
portata l’anno passato da Sancta Maria in portico ; et bischizò sopra il titolo de la comedia
che é de Suppositi ; de tal modo che il Papa ne rise assai gagliardamente con gli astanti, et
per quanto intendo se ni scandalizorno francesi alquanto sopra quelli Suppositi.
168 Il s’agit d’une compétition de chevaux de race arabe, courant sans cavalier.
76
Se recitò la comedia, et fu molto bene pronunciata ; et per ogni acto se li intermediò
una musica de pifari, de cornamusi, de dui corneti, de viole et leuti, de l’organeto che è tanto
variato de voce, che donò al Papa Mons. Illustrissimo de bona memoria [Cardinal
d’Aragon], et insieme vi era un flauto et una voce che molto bene si comendò : li fu anche un
concerto de voce in musica che non comparse per il moi judicio cossi bene, come le altre
musice. Lultimo intermedio fu la moresca, che si representò la fabula di Gorgon, et fu assai
bella ; ma non in quella perfectione, chio ho visto representare in sala di Vostra Signoria ; et
con questa se finì.
Et li audienti si comentirono a partire et in tanta presia et calca che per mia sorte fui
spinto a traverso una bancheta (…). Al Bondelmonte [homme du duc d’Urbin] fu data una
grande ciucata per uno spagnolo […] et passati ne le camare ove eran preparate le tavole de
la cena ; me incontrai in Mons. De Rangoni [...]169.
S’ensuit une conversation pleine d’esprit sur le talent de l’Arioste pour composer des
comédies. Le lendemain ce serait encore, après la tauromachie, une comédie,
malheureusement non identifiable, écrite par un religieux (« un frate ») qui subit à la
fin de la représentation une humiliation publique de la part du Pape – réelle ou
orchestrée, on ne sait.170
I suppositi fut donc jouée le 6 mars 1519, dimanche de carnaval. Elle fut
précédée d’une journée de courses et combats spectaculaires sur l’immense place Saint-
Pierre et suivie d’un banquet occupant plusieurs salons. Toute la soirée eut lieu à
l’intérieur du palais du Vatican, dans les appartements d’Innocenzo Cibo, neveu du pape
Léon X. Joué donc chez le jeune cardinal Médicis comme élément clé d’une campagne
169 « J’assistai à la Comédie dimanche soir et Monseigneur Rangoni me fit entrer dans la salle où se
trouvait Sa Sainteté avec ses Très Révérends Cardinaux jeunes dans une antichambre de chez Cibo
que Sa Sainteté arpentait en laissant entrer autant d’hommes qu’il lui semblait bon : et une fois entrés
au nombre que Sa Sainteté voulait, on se dirigea vers le lieu de la Comédie, où Sa Sainteté encore se
plaça sur le pas de la porte et, sans fracas, par sa bénédiction, laissa entrer qui il voulut ; et on entra
dans la salle qui avait d’un côté la scène et de l’autre un espace changé en gradins du plafond jusqu’à
près du sol, où se trouvait la chaise du Pontife, lequel, après que les profanes furent entrés, entra et
s’installa à sa chaise qui était élevée à la hauteur de cinq rangs, et le suivirent les Très Révérends
[cardinaux] avec les ambassadeurs, qui se placèrent de part et d’autre de la chaise second leur ordre :
et une fois assis le public qui pouvait être de plus ou moins deux mille hommes, on laissa tomber au
son des piffari [instruments à vent, de forme conique, à double hanche] le rideau sur lequel était
représenté fra’Mariano en peinture avec quelques diables qui jouaient avec lui à chaque côté du
rideau, et au centre du rideau un mot disait : « Voici les Caprices de fra’Mariano. ».
Et on joua encore pendant que le pape regardait à l’aide de son monocle la scène qui était très
belle, de la main de Raphaël, et où étaient figurées, et ma foi bien, des formes en perspective qui
furent abondamment louées ; et il regardait encore le plafond très joliment paré et les lustres formant
77
pour asseoir ses privilèges auprès de son oncle 171, ce spectacle fut d'une grande
envergure, même si nous estimons avec Cruciani172 que le nombre de deux-mille
spectateurs avancé par Paolucci relève de l’hyperbole. Nous croyons bien pouvoir lire
dans cette soirée l’effort de Cibo pour parvenir à produire un spectacle mémorable
parmi l’entrelacs serré de divertissements de la ville et de la cour, tous produits en
diverses mesures sous l’impulsion – économique ou d’autorité – du Pape, économie
dans laquelle ce spectacle s’inscrit. Dans les Diarii de Marino Sanuto, une lettre de
Tomà Lippomano du 13 mars précise dans ce sens que la fête chez Cibo suivait
directement la joute et qu’elle fut financée par Léon X :
Finita dita festa [la joute] se andò a una comedia che fece il reverendissimo Cibo (…) e per
far dita comedia, el papa donò ducati 1000 a dito reverendo Cibo per farla173.
Nous retenons aussi dans cette logique la sélection des spectateurs par le Pape lui-
même à l’entrée de la salle de réception où la pièce serait jouée, pratique qui ne semble
pas encore être aussi répandue qu’elle ne le deviendra. Le témoignage contemporain de
Lippomano informe de la participation économique du Souverain Pontife. Mais, partant
de cette piste, une étude faite par Klaus Neiiendam en 1969 sur les comptes que tenait
pour Léon X le camérier Serapica174 permet une compréhension, grâce aux listes de
fournitures et aux destinataires des paiements, du travail collectif menant au moment du
spectacle : 28 planches en bois de 28 x 30 paumes sont commandées pour que Raphaël
bâtisse les gradins :« per li sedili della comedia », mais il fut vraisemblablement
des lettres qui soutenaient chacune cinq torches et épelaient Leo X Pontifex Maximus. Le premier
personnage apparut et déclama le prologue où il démontrait que Ferrare était venue là par la volonté
de Cibo pour ne pas être moins que Mantoue, qui avait été transportée l’année précédente chez Santa
Maria in Portico [le cardinal Bibbiena] ; et il fit des jeux de mots sur le titre de la comédie qui traite
de « suppositer », tant et si bien que le Pape en rit bien gaillardement avec l’assistance, et on me dit
que des français ont été très scandalisés de ces « suppositi ».
On déclama la comédie, et elle fut fort bien prononcée, et à chaque acte on intercala la musique
des piffari, des cornemuses, de deux cornets, des violes et des luths, de cet organetto [orgue portatif]
qui a tant de notes et que Monseigneur Très Illustre d’heureuse mémoire [Cardinal d’Aragon] offrit
au Pape, et il y avait ensemble une flûte et une voix très bien accordées ; il y eut encore un concert de
voix en musique qui ne fut pas à mon sens d’un aussi bel effet que les autres musiques. Le dernier
intermède fut la mauresque, qui représenta la fable de Gorgone, et fut plutôt belle ; mais pas d’une
perfection telle que celle que j’ai vu représenter dans le salon de Votre Excellence ; et avec cela le
spectacle finit; et le public commença a partir avec une telle hâte et en faisant un tel attroupement
qu’à mon malheur je fus propulsé à travers la banquette […]. Bondelmonte [homme du duc d’Urbin]
reçut sur la tête un gros coup de la part d’un Espagnol […] et, lorsque l’on passa dans les salons où
78
accompagné dans ce travail d’appariteur par Antonio da Sangallo, à qui on paye cent
ducats pour la fabrication de la scène : « per conto del palco della gran sala ». Puis ce
sont encore trente ducats pour vingt paires de chausses auprès du vénitien « Mastro
Andrea dipintore ». On apprend par ces chausses que le nombre de présences
masculines sur scène, histrions et danseurs confondus, devait s’élever à une vingtaine.
Élevant à au moins vingt-cinq le nombre d’artistes sur scène au total.
Les heureux élus que le Pape en personne estima dignes, purent donc découvrir
en arrivant une reproduction en perspective de la ville de Ferrare, dont Lippomano écrit
qu’elle était d’une beauté indicible, « tanto superbo che non si potria dire » et identique
à l’original, « precise come la è ». Ceci évoque peut-être encore ces perspectives allant
le plus loin possible, cette illusion de ville entière. Cette perspective tant admirée par les
présents est le seul travail scénique que l’on connaisse au peintre d’Urbin. Tout comme
la Calandria, le texte de l’Arioste implique que deux maisons, celle de Damonio et celle
d’Erostato soient praticables, ce qui, même en l’absence de vestiges visuels, nous laisse
supposer qu’entre les quinte175 de l’avant-scène et le fondale en perspective, il y avait
des structures praticables, des portes s’ouvrant et se refermant, de véritables fausses
fenêtres à l’étage. Celle que l’on montra ce soir-là aux courtisans Romains est une ville
à la fois étrangère et proche. Les raisons qui en 1519 poussèrent Cibo à choisir pour
Rome une pièce déjà jouée au carnaval d’une autre ville en 1509 – et en tous points
conçue pour celui-ci – demeurent mystérieuses. Si nous ne pourrons savoir quelles
furent toutes les modifications conçues ad hoc pour Rome, Lippomano et Paolucci
donnent quelques détails d’un prologue romain dont le texte est perdu, et qui venait
les tables du dîner étaient préparées ; je recroisai Monseigneur de Rangoni, (Nous traduisons) Apud
A. Ademollo, op. cit., p. 88-91.
170 Dans sa lettre, Paolucci interprète clairement que ce frère dramaturge fut appelé sur scène à la place
de la mauresque finale, pour subir une humiliation, une punition exemplaire due au mécontentement
du Pape qui n’aurait pas apprécié le message de la pièce. Il sous-entend même avec la phrase « lo
fece fare in exempio de latri frati, a ciò se levino de pensier de non farli veder le sue fraterie » qu’il
devait s’agir d’une pièce séditieuse, proche des idées de Luther. Mais dans les Diarii de Marino
Sanuto (op. cit. XXVII, p. 74, 75), une lettre du vénitien Tomasso Lippomano présente une toute
autre version : la comédie, jouée par fous et bouffons (proche donc d’une esthétique farcesque) aurait
eu comme fin prévue cette apparition du dramaturge. Peut-être lié à cette occasion, les comptes du
camérier Serapica prévoient le lendemain, 10 mars un paiement « a messer Antonio da Spello ducati
due per dar al frate de la comedia »
171 De la même année date une reproduction par Bugiardini du portrait de Léon X avec Giuliano
de’Medicis et Luigi de’Rossi peint justement par Raphaël. À la mort de ce dernier, Cibo commande
ce tableau pour se substituer au défunt auprès du Pape.
172 Cf. F. Cruciani, op. cit., p.451.
79
avant toute chose donner un sens à cette présence d’une cité dans une autre, à la façon
de la Calandria de 1513. Dans ce prologue, selon ce qu’en raconte Paolucci, le
présentateur de la fête justifie la présence de Ferrare à Rome par une volonté de « non
tenerse de menor vaglia de Mantoa, che era sta portata l’anno passato da Sancta
Maria in portico ». D’aucuns ont retenu dans cette phrase une référence possible à une
représentation de l’Eutichia de Grasso176 chez Bibbiena au carnaval de 1518. Mais les
pièces composées avec Mantoue pour cadre pouvaient être nombreuses, vue l’activité
théâtrale de la cour des marquis Gonzaga, et rien ne vient appuyer cette hypothèse.
Nous y lisons quant à nous une façon de rapprocher cette scène imitant Ferrare du
public romain par l’intégration explicite de cette scénographie – et de cette pièce
composée pour la cour d’Alfonso d’Este – dans une pratique d’importation théâtrale
bien romaine, dans la succession des carnavals à Rome et dans la compétition des
cardinaux pour le pouvoir culturel177. Le témoignage de Lippomano révèle quant à lui la
présence d’une sorte de récit cadre, évocant la cornice des livres de nouvelles : le
cardinal Cibo, de passage à Ferrare, demande une comédie, et I Suppositi est celle qu’on
lui joue178. L’effet d’illusion provoqué par cette situation d’énonciation est celui d’une
scène qui serait un portail vers un ailleurs familier que le public ne vient pas seulement
observer de l’extérieur mais dans lequel il est intégré : depuis chez Cibo on pourrait
avoir une vue sur sa supposée visite à Ferrare, comme observant à travers ses yeux. De
ce portail, une vision parfaite est donnée au Souverain Pontife.
Paolo Giovio parle pour la Calandria d’une place visible réservée au Pape,
depuis laquelle il pouvait regarder de haut vers la scène. Stazio Gadio évoque des places
d’honneur données au cardinal Arborea et à son Jeune maître. Mais aucune information
173 Marino Sanuto, op. cit. XXVII p. 74.
174 Apud F. Cruciani, op. cit., p. 451.
175 À la place des pendrillons en tissu de couleur unie familiers à notre temps et qui se limitent à marquer
un espace d’entrée et de sortie des artistes, les premiers bâtiments théâtraux en Italie, et très
probablement les scènes amovibles les précédant, employaient ces bandes latérales pour créer par la
peinture l’illusion de bâtiments supplémentaires dans la perspective urbaine de la scène. Ainsi on lit
souvent des allusions au « disegno delle quinte ».Notons que, sur toute la période, ni les descriptions
ni les croquis de scénographies ne permettent d’établir la nature rigide ou non de ces quinte ou
pendrillons. Nous employons donc le pot italien afin d’éviter l’image d’une issue latérale couverte
nécessairement par une bande d’étoffe suspendue au plafond.
176 Nous pensons notamment à Maurice Mignon, dans ses Études sur le théâtre français et italien de la
Renaissance (1923).
177 La confirmation que des comédies étaient bien jouées dans les appartements de Bibbiena vient aussi
alimenter nos suspicions sur le rapport entre l’incendie de décembre 1513 et les préparatifs d’une
comédie.
80
concrète n’est donnée sur la façon de concevoir une place privilégiée. Paolucci explique
que la place réservée au Saint Père par Raphaël appariteur est un fauteuil isolé,
probablement placé au tout premier rang mais surélevé de « cinque gradi », c’est-à-dire
atteignant la hauteur du cinquième rang des gradins certainement grâce à quelque
structure similaire à un affût de chasse. Sur les gradins, de part et d’autre de ce fauteuil
spécial, les accompagnateurs du pape Léon s’assoient dans un ordre prédéfini. Le Pape
et ses hommes entrent après que tout le monde est installé et prennent donc place à la
vue de tous. Peut-être l’usage est allé en se sophistiquant, peut-être est-ce seulement que
les explications sont plus détaillées, mais avec cette entrée pour I Suppositi on saisit la
teneur spectaculaire de la participation du pape au divertissement. Centrée et douée de
l’élévation nécessaire, cette place papale se situait très probablement à l’endroit précis
où Raphaël considérait que l’illusion était parfaite. Concepteur à la fois de l’illusion
scénique et de l’espace dédié au public, Raphaël s’assura donc de mettre en place un
dispositif théâtral permettant au Saint-Père de voir parfaitement et d’être parfaitement
vu. Un indicateur clair de cela est le fait que Paolucci dans sa missive au duc de Ferrare
ne décrive pas ce qu’il a vu, mais ce que regardait le pape.
Parmi les choses que voit le Pape il y a ces lustres enflammés épelant des mots
dont des modèles similaires étaient déjà présents à Urbin en 1513, laissant supposer une
pratique répandue dans plusieurs cités sur plusieurs années. Il y a surtout un curieux
rideau peint représentant Fra Mariano. Mariano Fetti, frère florentin de l’ordre des
prêcheurs du couvent de San Marco, est un bouffon notoire qui, au long des pontificats
de Léon X et Clément VII, se chargeait de divertir l’assistance aux banquets avec des
discours comiques improvisés que l’on appelait caprices. Nous verrons cela plus en
détail mais, pour l’heure, ce qui nous intéresse c’est le fait que ce rideau ne renvoie pas
du tout à la pièce, mais au contexte du carnaval. Remarquable est le détail des diables
entourant le frère bouffon, de la part d’un peintre plus connu pour avoir peuplé le palais
du Vatican de putti ailés, détail qui propose par la peinture une ouverture de soirée –
plutôt que de la seule pièce – sous le signe du détournement et de l’inversion.
Alfonso Paolucci remarque aussi ce que le pape entend et relève avec admiration
une musique qui semble omniprésente. Le spectacle s’ouvre avec un passage
instrumental avant l’entrée du présentateur du prologue, les intermèdes sont pour la
178 « digando che Monsegnor Reverendissimo averia passato per Ferrara ; et volendo una comedia li fu
data questa. »
81
plupart purement musicaux, incluant une ou plusieurs voix « concerto di voci in
musica », avant la mauresque de la fin, seul numéro interstitiel dansé pour ce spectacle.
Quant aux histrions, dans les comptes que Neiiendam explore on trouve vingt ducats
pour l’acteur Cherea, l’artiste de cour qui en décembre 1514 aurait présenté devant
Isabella d’Este une comédie en vers de son propre cru. Aucun autre paiement d’acteurs
– ni d’ailleurs de danseurs ou de musiciens– n’est ordonné aux mêmes dates, laissant
ouverte l’interrogation sur l’identité et le statu des autres personnes présentes sur scène
ce soir-là.
Dans ce cadre fort élégant, Cherea et les autres jouèrent – avec, disent les lettres,
une élocution remarquable – une réécriture libre de l’Eunuque de Térence et des Captifs
de Plaute179, comédie carnavalesque au sens littéral, car écrite expressément pour le
carnaval 1509 et jouée pour la deuxième fois un dimanche de carnaval. Ainsi, on y voit
le jeune maître Erosatato et son serviteur échanger leurs rôles, Filostato – père
d’Erostato – se dédoubler par la conjonction d’un stratagème amoureux avec la visite du
véritable père ; tandis que Pasifilo le parasite, apporte au tout une puissante dose de
comique ripailleur. Portant sur l’appartenance sociale et les divergences entre
générations plutôt que sur le bas corporel, la comédie conserve ses clins d’œil et jeux de
mots piquants pour les seuils. On sait grâce à Paolucci qu’on conserva pour Rome un
jeu de mots sur le titre déjà présent dans le prologue de 1509, ramenant le mot
« suppositi » à son étymologie latine, la même qui donna le mot « suppositoire », et
faire des sous entendus sur la sodomie. À en croire nos témoins, l’assistance – pape
inclus – fut hilare, exception faite des étrangers, venus de France, qui trouvèrent cela
scandaleux.180
179 Arioste, en 1509, reste bien plus fidèle aux personnages codifiés et aux trames de la paliata que
Bibbiena en 1513 et Machiavel autour de 1518. Si la tendance sur toute notre période est celle d’un
affranchissement progressif du canevas plautino-térencien, avec une inspiration bocacienne forte
faisant beaucoup plus intervenir les personnages féminins, de plus en plus de variété dans les
personnalités et de complexité dans l’espace, une maniera de l’Arioste est aussi à prendre en compte.
Il demeure jusqu’aux années 1530 particulièrement fidèle aux modèles anciens, aurons l’occasion de
le dire. C’est justement pour plus de proximité avec Térence que le théâtre de ses dernières années est
composé et réécrit en vers.
180 Nous nous trouvons confortés par cette anecdote dans l’idée que cette liberté de la parole sexuelle
n’avait au premier XVIème siècle rien d’anodin, et relevaient d’un jeu, d’une ambiance, d’un état
d’esprit bien particuliers.
82
El nome è li Suppositi, perché di supposizioni è tutta piena. Che li fanciulli per l’adietro sieno
stati suppositi e sieno cualche volta oggidì, so che non pur ne le commedie, ma letto avete ne
le istorie ancora ; e forse è qui tra voi chi l’ha in esperienza avuto o almeno udito
referire. »181
Dans une cour notoirement amie de cet esprit licencieux, d’autant plus encline au rire
grivois et aux impiétés que nous sommes à deux jours à peine de la fête finale du mardi
gras, ces mots sont prononcés très peu après le lever du rideau représentant le
dominicain fra’Mariano accompagné de ses diablotins, autant d’éléments participant de
cette culture des plaisirs profanes et profanateurs sous Léon X qui alimenterait le mythe
et le problème, longuement étudié par Lucien Febvre, de l’incroyance au XVIème siècle.
La pièce est l’événement étoile de la soirée chez Cibo, mais n’en est de fait que
le début. Plus d’un numéro musical fut donné aussi au dîner, selon Tomà Lippomano :
« Da poi el Papa andò a cena da esso reverendissimo Cibo con 17 cardinali, et tutti li
ambassatori et molti prelati in numero a tavola 36, bellissima cena de viande e musiche
assai182.
Ce que ni cette soirée ni aucune autre dont on ait eu de nouvelles pendant ce carnaval
1519 n’ont inclus,ce sont des comédies en latin. La langue vernaculaire semble avoir
occupé à la lisière des années 1520 l’entièreté de cet espace183. Face au succès de la fête
des seconds Suppositi, il y eut un essai de rejouer une pièce de l’Arioste au carnaval de
Rome. Une lettre du 16 janvier 1520 au Pape 184 indique que l’auteur lui fait aussi don de
Il Negromante, un projet de longue date terminé spécialement pour Léon X. L’auteur y
exprime son insécurité à l’égard de cette dernière composition, qu’il ne juge pas digne
de « questi homini dotti di Roma . Que le pape ne l’ait pas non plus jugée digne de son
181 « Son nom est celui de Suppositi, parce qu’elle est pleine de substitutions. Que les jeunes garçons
aient été supposités par le derrière et le soient parfois de nos jours, je sais que vous l’avez lu, non plus
dans les comédies mais encore dans les histoires ; et peut-être qu’ici parmi vous il s¡en trouve un qui
le sait d’expérience ou du moins par ouï dire. » (Nous traduisons.) Ludovico Ariosto, Commedie, éd.
Cesare Segre, Torino, G. Einaudi, 1976, (« Classici Riciardi », 28), p. 62.
182 « Après, le Pape alla dîner chez le même Révérend [cardinal] Cibo avec dix-sept cardinaux et tous les
ambassadeurs et de nombreux prélats, trente-six en tout à table. Ce fut un très beau dîner en termes de
mets, avec bon nombre de musiques.
183 Parallèlement, en 1520, nous remarquons le passage au vernaculaire dans les livres où l’on
enregistrait les participants aux fêtes d’Agone et Testaccio (voir note 163)
184 Lettre nº27, Ludovico Ariosto, Tutte le opere di Ludovico Ariosto, III, Lettere, éd. Angelo Stella,
Milano, Mondadori, 1984. V vol., (« Classici Mondadori »), p. 174-175.
83
carnaval ou que le projet ait été interrompu pour d’autres raisons, aucune trace ne
demeure du Negromante à Rome
La seconde Mandragore :
Inoltre ho parlato [au Pape] della vostra commedia, dicendogli come la è in ordine, imparata
in tutto da sua recitatori, et che io penso l’abbia assai a dilectare. (…) A S.ta Maria in
Portico feci la imbasciata del suo Calandro et vostro Messer Nicia : risponde
cortigianameente, chome gli è usato185.
Cette « commedia » ne peut être autre que sa Mandragola. Non seulement du fait de la
comparaison entre Calandro et Nicia, les deux maris cocus, mais aussi car celle-ci est la
première création dramaturgique de Machiavel. Son autre comédie, la Clizia, ne
trouverait la scène qu’en 1525. La représentation romaine imminente dont parle Della
Palla est confirmée par un commentaire de Paolo Giovio, au sein du portrait de
Machiavel qu’il propose dans ses Elogia :
Occorre però riconoscere che i suoi motti toscani sono in tutto degni dell’antico Aristofane.
Una sua commedia in particolare, intitolata Nicia, riuscì a muovere al riso anche le persone
più burbere, e a far sì che quegli stessi concittadini da lui portati in scena con mordace ironia
sopportassero di buon grado il marchio idnelebile loro impresso. Il sucesso ottenuto dalla
prima rappresentazione di Firenze indusse papa Leone a far replicare la commedia a Roma,
con l’intero apparato scenico e I medesimi attori, e in un luogo ampio a sufficenza da
rendere accessibile a tutti il piacere di tale spettacolo186. (Nous soulignons.)
185 « En outre, j’ai parlé [au Pape] de votre comédie, et lui ai dit que celle-ci était prête, apprise
entièrement par ses acteurs, et qu’à mon avis il en profiterait beaucoup. (…) A[u cardinal de] Santa
Maria in Portico, j’ai fait l’ambassade de son Calandro et votre Messer Nicia : il a répondu en
courtisan, à son usage. » (Nous traduisons.) Niccolò Machiavelli, op. cit., p. 1197-98.
186 « Il convient en revanche de reconnaître que ses boutades toscanes sont en tout point dignes de
l’Ancien Aristophane. Une de ses comédies en particulièr, intitulée Nicia, parvint à arracher des rires
même aux personnes les plus bourrues, au point de faire que concitoyens mêmes portés par lui sur
scène avec une ironie mordante supportassent de bon gré la marque indélébile que cela leur laissa. Le
succès de la première représentation à Florence mena le pape Léon à faire rejouer la comédie à Rome,
avec tout le dispositif scénique et les mêmes acteurs et dans un lieu assez vaste pour rendre accessible
84
Ce fut donc un spectacle d’importation, à nouveau, une pièce célébrée récupérée par
Léon X qui, cette fois-ci, ne fut pas commanditaire d’une version romaine mais bien
d’une reprise de la première florentine. Aucun des deux témoignages ne fournit de date
précise, rendant impossible l’identification d’une occasion festive dans laquelle celle-ci
aurait trouvé sa place. Cette date est nécessairement postérieure au 26 avril 1520 et
antérieure à l’automne 1521, mort du pape Léon. En tenant compte des préparatifs
aboutis qu’annonce la lettre du printemps 1520, nous pourrions supposer qu’elle serait
advenue tout au plus au cours de l’été qui a suivi. Mais il y a une ambiguïté dans les
mots de Della Palla, qui pourrait être en train de faire la promotion de la pièce pour
achever de convaincre le Pape de la faire jouer à Rome – telle quelle, comme il le fit –
en insistant sur l’avantage d’une pièce déjà prête. Cet esprit de promotion justifierait
cette « ambassade » auprès de Bibbiena. Dans ce cas-là, plusieurs mois auraient pu
s’écouler entre la lettre et le spectacle dont parle Giovio. Quelle qu’elle fût, l’occasion
ne dut pas être des moindres, à en juger par le commentaire succinct sur l’envergure du
lieu de jeu et le nombre de spectateurs. Ce « tutti » avec lequel Giovio englobe le
public, n’entendait certainement pas désigner tous les romains, le théâtre offert à tous
sur la place publique aux frais des autorités n’étant que de nature religieuse. Mais, par
trop vague, il ne nous permet que de supposer qu’il dut y avoir autant sinon plus de
prélats et courtisans dans le public que pour I Suppositi. « Tutti » pourrait aussi sous-
entendre tous les florentins installés à Rome, au temps où, sous le pouvoir d’un pape
Médicis, toute une partie de Florence était romaine.
La première florentine, dont ce spectacle serait si proche, n’est avérée que
d’après les documents cités, confirmant la Mandragola romaine. Elle fait l’objet de
théories contradictoires : si dans sa Vita di Niccolò Machavelli (1954), Roberto Ridolfi
émit l’hypothèse d’une première en janvier ou février 1518, en s’appuyant sur une
remarque sur la crainte d’une invasion turque, Alessandro Parronchi, dans son essai La
prima rappresentazione della Mandragola: il modello per l’aparato. L’allegoria (1962)
suggère une première représentation en septembre 1518, lors des noces de Laurent de
Médicis avec Madeleine de la Tour d’Auvergne, mais il lui a souvent été reproché
à tous le plaisir d’un tel spectacle. » (Nous traduisons.) Paolo Giovio, Ritratti degli uomini illustri, a
cura di C. Caruso, Sellerio, Palermo, 1999, p. 197, apud Nicolò Machiavelli, Mandragola, a cura di
Pasquale Stopelli, Milano, Mondadori, 2010 (« Oscar classici ») p. 141.
85
d’affirmer ceci sans s’astreindre à soutenir son hypothèse par un argumentaire solide.
Quant à Giorgio Inglese, il établit dans son Per Machiavelli (2006) une temporalité bien
plus brève entre la conception de la pièce et ses deux premières représentations. Il situe
la première florentine à l’hiver 1519, plus près donc de la représentation romaine, ce qui
serait cohérent aussi avec la remarque de Giovio sur la reprise du même spectacle avec
les mêmes artistes.
La seule information sur les artistes des premières représentations de Machiavel
à Florence nous vient de Giorgio Vasari, dans les vies du peintre Aristotile (Bastiano) da
Sangallo et du sculpteur Giovanni Francesco Rustici. Et encore, la lumière qu’il peut
apporter sur la toute première représentation de Mandragola pourrait n’être qu’oblique.
De Sangallo il indique :
avendosi a fare recitare dalla Compagnia della Cazzuola in casa di Bernardino di Giordano
al canto a Monteloro la Mandragola, piacevolissima commedia, fecero la prospettiva, che fu
bellissima, Andrea del Sarto ed Aristotile ; e non molto dopo alla porta S. Friano fece
Aristotile un’altra prospettiva in casa Iacopo fornacaio, per un’altra commedia del
medesimo autore187.
Santo Andrea loro avvocato (…) commandò loro piacevolmente che (…) si contentassero
d’una festa l’anno principale, e solenne, e si partì ; eed essi l’ubbidirono, facendo per ispazio
di molti anni ogni anno un bellissima cena e commedia, onde recitarono in diversi tempi (…)
la Calandra di M. Bernardo cardinale di Bibbiena, i suppositi e la cassaria dell’Ariosto, e la
Clizia e Mandragola del Machiavello con altre molte188.
Rien n’est donc dit, spécifiquement d’une toute première représentation de cette
Mandragola. Mais par la suite, la Cazzuola, la compagnie de la truelle si on traduit
187 « Ayant à faire jouer par la compagnie della Cazzuola, chez Bernardino di Giordano, au canto a
Monteloro, la Mandragola, comédie très plaisante, Andrea del Sarto et Aristotile firent la perspective,
qui fut très belle ; et bientôt, à la Porta San Friano, Aristotile derait une autre perspective chez Iacopo
fornaccaio, pour une autre comédie du même auteur » (Nous traduisons) Giorgio Vasari, op. cit.,
vol.V-VI, p.395.
188 « Leur protecteur Saint André (…) leur ordonna avec gentillesse de (…) se contenter d’une fête à
l’an, grande et solennelle, et il s’en alla ; et ils lui obéirent, faisant chaque année pendant de longues
années un très beau dîner avec comédie, où au fil des années ils jouèrent la Calandra de Monseigneur
Bernardo cardinal de Bibbiena, I Suppositi et la Cassaria de l’Arioste et la Clizia et la Mandragola de
Machiavel, entre tant d’autres. » (Nous traduisons.) Ibidem, p. 486.
86
littéralement de l’italien, a été derrière toutes les représentations contemporaines de
théâtre machiavélien dont on ait connaissance à Florence. Il s’agit d’un groupe d’artistes
et de mécènes, nobles et roturiers, illustres et moins illustres, musiciens, compositeurs,
peintres, sculpteurs, architectes et bouffons partageant des amusements, des œuvres
d’art collectives (comme sont les pièces de théâtre) et formant une sorte de réseau
d’entraide artistique. Un mécène notable des compagnons de la truelle fut Giuliano
de’Medici, frère du Pape Léon X, jusqu’à sa mort en 1516 189. Nous ne nous avancerons
pas à affirmer que la première de 1519-1520 reproduite à Rome fut cette fête chez
Bernardino di Giordano, avec la participation du scénographe Sangallo, mais cela
demeure possibilité190. En outre, les compagnons de la Cazzuola, responsables de la
première de la Clizia, auraient pu être aussi derrière celle de Mandragola autour de
1519, avant cette représentation dont parle Vasari. Constitué en compagnie depuis 1512,
entretenant avec le pouvoir Médicis la même proximité et le même rapport ambigu que
l’auteur du Prince, ce cercle artistique donne dans tous les cas une idée du milieu
particulier dont pourraient être issus les artistes impliqués dans le spectacle que vit la
cour papale. Surtout étant donnés les liens entre celui-ci et la famille du Pape.
Une reconstitution de la chronologie, proche des suppositions de Giorgio
Inglese, compatible avec les documents contemporains mais que ceux-ci ne suffisent
pas à garantir, serait une première représentation pour la Saint André 1519 – le 30
novembre – à Florence, donnée lors du grand banquet annuel de la Cazzuola, et qui
pourrait nourrir un rapport avec le manuscrit apographe de cette année-là191. Léon X, au
courant de cette première dans sa ville natale, aurait alors voulu la faire jouer, spectacle
survenu au cours du printemps ou de l’été 1520 par la même troupe, si bien qu’on lui
propose une pièce rapidement montée et connue par cœur, car toujours fraîche dans la
mémoire des artistes. Au delà de ces hypothèses incertaines, pâtissant d’une
189 Une description précise des membres, de leurs professions et des activités collectives est donnée par
Vasari, avant le paragraphe cité, dans la vie de Rustici.
190 Une lecture traditionnelle de Vasari veut ces multiples allusions à la Mandragola jouée par les gens
de la Cazzuola fassent allusion à une mise en scène unique, celle détaillée dans la vie de Sangallo
jeune, et que celle-ci ait eu lieu entre 1524 et 1525, car Vasari dit que la Clizia fut jouée peu après
celle-ci. Ceci voudrait dire que ce groupe d’artistes ne se serait associé au travail de Machiavel que
plusieurs années après la représentation qui nous occupe. Cependant, cette date de 1524-1525 n’est
donnée ni par Vasari ni par aucun autre contemporain, à notre connaissance. Et de fait, ce ne serait
pas la première fois, depuis la distance de 1550 et qui plus est de 1568, que Vasari condense la
chronologie : cinq ans pourraient compter pour « peu de temps » selon la temporalité des Vite.
191 Manuscrit Laurenziano Redi 129, Biblioteca medicea laurenziana di Firenze. Daté de 1519, dans le
calendrier en vigueur à Florence, celui-ci aurait pu être copié entre mars 1519 et mars 1520.
87
documentation bien pauvre, ce qui nous semble remarquable est la réutilisation d’un
spectacle entier, sans construction de nouveau dispositif ou engagement d’acteurs ad
hoc pour la nouvelle fête, à en croire Paolo Giovio.
Idio vi salvi benigni auditori,/ quando è par che dependa / questa benignità da lo esser
grato. / Se voi seguite di non far romori, / noi vogliàn che s’intenda / un nuovo caso in
questa terra nato. / Vedete l’aparato / qual or vi si dimostra : / quest’è firenze vostra ; /
un’altra volta sarà Roma o Pisa, / cosa da smacellarsi delle risa.
Quello uscio, che mi è qui in sulla man ritta, / è casa d’un dottore / che imparò in sul Buezio
legge assai ; / quella via che è colà in quel canto fitta, / è la via dello amore, / dove chi casca
non si rizza mai. / Conoscer poi potrai / all’abito d’un frate / qual priore o abate / abita il
tempio che al incontro è posto, / se di qui non ti parti troppo tosto.
Un giovane Callimaco Guadagno, / venuto or da Parigi, / abita là in quella sinistra porta 193.
192 Parronchi (1962) avançait le nom de Franciabigio, qui se serait inspiré, selon lui, de l’image de ville
idéale conservée de nos jours au palais ducal d’Urbin – pourtant attribuée à Piero della Francesca ou
Luciano Laurana – pour construire la scénographie florentine. Il imaginait lors des noces de Lorenzo
le jeune trois soirées de théâtre consécutives, dont deux seulement sont mentionnées dans la
correspondance de la mère du marié, sur laquelle il s’appuie. Franciabigio aurait composé trois
scénographies, correspondant aux trois planches de la cité idéalisée (de nos jours à Urbin, Berlin et
Baltimore). Mais cette reconstitution ne repose que sur les intuitions de son auteur, pourtant toujours
cité comme autorité de nos jours.
193 « Dieu vous garde bienveillants auditeurs / et certes bienveillants / vous le serez si nous sommes
agréables. / Si vous continuez de faire silence / nous comptons faire entendre / une nouvelle affaire
venue de cette terre / voyez donc ce décor / que l’on vous montre ici : / voici votre Florence ; / une
autre fois Rome ou Pise seront / celles qui vous feront rire aux éclats.
88
Ce prologue ancre l’action dans une rue très précise existante à Florence. Outre son sens
symbolique, « la via dello amore » est l’ancien nom de l’actuelle rue Sant’Antonio,
donnant justement sur l’église dominicaine de Santa Maria Novella – ce qui pousse
Pasquale Stopelli à associer Frate Timoteo à l’ordre des prêcheurs194. Bien qu’elle
s’adresse à des « auditeurs », cette pièce s’ouvre donc sur un jeu de tensions construit à
partir de l’illusion visuelle : c’est une visite guidée de ce quartier qui sert de
présentation des personnages, définis à partir de leur situation géographique, sur une
scène que le personnage-prologue arpente pour en révéler la duplicité, entre la réalité
d’un véritable recoin de Florence et l’illusion, qu’il met au jour en signalant les sorties
et les coins de la scène. C’est en jouant à ce jeu que cette visite guidée – que nous
supposons composée au stade où une scénographie était déjà dessinée – offre une
description pour la postérité de l’emplacement des éléments clés du décor, surtout des
éléments praticables, et les détermine aussi en tant qu’obligation pour le scénographe 195.
Sans croquis ni description, les détails originaux – comme le seraient un message de feu
écrit à partir des lustres ou un rideau peint – s’enfouissent au profit de traits généraux.
Ce sont deux maisons dont les portes sont des sorties en coulisses, et, de façon plus
novatrice, une église qui s’ajoute au nombre des structures praticables, car Frate
Timoteo entre et sort de celle-ci à plusieurs reprises. C’est, notamment, le lieu où se
rendent tous les personnages à la fin du cinquième acte : « Andianne tutti in chiesa »196,
ordonne Frate Timoteo avant de s’adresser à l’assistance. Aux lieux de vie des
personnages comiques hérités des textes de Plaute et Térence s’ajoute donc ce troisième
lieu, propre à l’expérience chrétienne de l’auteur et du public.
Cette sortie, qui se trouve à ma droite / est la maison d’un docteur / qui a appris tout son droit dans
Boèce ; / la rue qui vient s’enfoncer dans ce coin / est la rue dello amore / où ceux qui tombent ne se
relèvent pas. / Et après tu sauras / voyant l’habit du moine / quel prieur ou abbé / habite l’église au
flanc opposé, / pourvu que tu ne partes pas trop tôt.
Un jeune homme, Callimaco Guadagno, / qui revient de Paris, / habite là, la porte plus à gauche ; … »
(Nous traduisons.) Niccolò Machiavelli, Teatro, éd. Denis Fachard, Roma, Carocci editore, 2013,
(« Istituto italiano per gli studi storici », 8), p. 39-41.
194 Voir notes 17 et 19 du prologue dans l’appareil critique de Denis Fachard Ibidem, p. 40-41.
195 Nous travaillons sur l’édition de Denis Fachard (2013), établie à partir du manuscrit florentin de
1519. Si en 1526 pour les préparatifs de la pièce à Faenza Machiavel préfère retirer ce prologue pour
le remplacer par un madrigal, ce manuscrit précédant la mise en scène romaine et l’édition de 1524 à
Rome qui lui est postérieure présentent tous deux ce même passage. Cette stabilité sur toute la
première moitié de la décennie, ainsi que l’information sur la scénographie inchangée entre la
première – à laquelle nous associons le manuscrit – et le spectacle qui nous occupe nous permet
d’associer avec une sécurité raisonnable ces mots à la représentation de la pièce à Rome en 1520.
196 « Allez tous dans l’église » (Nous traduisons.) Niccolò Machiavelli, op. cit., p. 142.
89
Là où une possible participation des artistes de la Cazzuola devient un point
important, c’est la musique qui aurait pu être composée pour ces deux premières
représentations. Des morceaux que Machiavel intitule canzoni, devant être chantés par
Barbara Salutati et un chœur d’autres chanteurs entre chaque acte et au tout début de la
pièce, furent envoyées par une missive du 3 janvier 1526 à Francesco Gucciardini 197
pour une représentation à Faenza. La composition musicale était de Philippe Deslouges
dit Verdelot, comme Machiavel avait déjà collaboré en 1525 avec Verdelot pour la
Clizia.198 L’apparition de chansons attestées, qui constituaient les pièces interstitielles du
théâtre de Machiavel, est donc postérieure à la fête romaine. Mais nous trouvons un
point d’analyse intéressant dans le lien fait, dans un article d’Anthony M. Cummings
publié en 1996 dans la revue Musica Disciplina, entre cette fonction théâtrale des
premiers madrigaux de 1525 et 1526 et la composition immédiatement antérieure de
musique carnavalesque par les compagnons de la Cazzuola, si impliquée dans le théâtre
de Machiavel. Il y remarque que des compagnons tels Giovan Battista di Cristofano
Ottonaio ou Jacopo del Bientina composaient les textes dramatisés, autour des années
1515 à 1520 de chants de carnaval florentins. Et ce peu d’années avant les mises en
scène de pièces de Machiavel avec ces madrigaux, chants polyphoniques qu’il considère
apparentés aux canti199. Les premières représentations de la Mandragola qui par la suite
serait l’une des premières comédies à compter un madrigal entre chaque acte,
surviennent dans l’année qui suit ces « voci in musica » de I Suppositi, et au moment où
des artistes actifs dans le milieu courtisan florentin où Machiavel était joué
expérimentaient avec des chants carnascialeschi dans les comédies.
Quelle que fût la forme que prit cette représentation mystérieuse de la fin du
grand pontificat Médicis, nous croyons pertinent de relever la présence, trois ans à la
suite, de nouvelles de comédies d’auteur voyageant jusqu’à Rome (en comptant la pièce
197 « E che lei e io abbiamo pensato a venire, vi se ne fa questa fede : che noi abbiamo fatto cinque
canzone nuove a proposito della commedia, e si sono musicate per cantarle tra gli atti ; delle qualli
io vi mando alligate con questa le parole, acciò che V.S possa considerarle. » Niccolò Machiavelli,
Opere II, op. cit., p. 415.
198 Les partitions des chansons initiales sont conservées pour chacune des pièces, « Quanto sia lieto »
étant le premier madrigal datable avec précision, ouvrant la Clizia chez fornaccaio en 1525. En 1526
la fête de Mandragola s’ouvrait avec « Perchè la vita è brieve », dont une partition est conservée à la
bilbiothèque Nazionale di Firenze (ms. Palat. E.B. 15.10).
199 Cf. Anthony M. Cummings, « The Company of the Cazzuola and the Early Madrigal », Musica
Disciplina, vol. 50, American Institute of Musicology Verlag Corpusmusicae, GmbH, 1996,
p. 203-238, p. 219-220.
90
de Mantoue jouée chez Bibbiena au carnaval 1518 et sans compter la Calandria trois
ans auparavant). Ces transferts traversent l’Italie entière. Nous connaissons le sort de la
Calandria à Venise ou Sienne et de cette Mandragola à Faenza. Toujours composées
pour ou, du moins, dans l’attente d’une occasion précise – que la survie de documents
nous permette ou non de mettre le doigt dessus –, ces comédies, et parfois les artistes
avec elles, voyagent volontiers, s’affranchissant de ce contexte premier pour se greffer
sur d’autres. Ridolfi croit à une seconde Mandragore romaine en 1524, à l’origine de
l’édition qui, pour la première fois, portait le titre donné dans le prologue. Si cela fut
ainsi, et ce ne serait pas étonnant, le seul témoin parvenu jusqu’à nos jours reste
néanmoins cette édition.
La Cortigiana de 1525
91
avril depuis 1509 et jusqu’à 1538, la fête consistait à couvrir de sonnets satiriques la
statue parlante de Pasquin, située à une extrémité de la place du même nom, au coin
Sud-Ouest place d’Agone – l’actuelle Piazza Navona. Ceux-ci étaient lus, comparés,
puis imprimés pour diffusion dans toute la ville. Bien que ces sonnets fussent porteurs
d’une critique acerbe contre certaines persones puissantes ou certains usages de la cour,
il convient de préciser que celle-ci était une pratique proche, parfois ouvertement amie,
du pouvoir papal. C’est en effet un artiste protégé par le pape Clément VII qui se charge
en 1525 de son organisation, prenant le rôle de segretario di Pasquino. Il s’agit de
Pietro Aretino, l’Arétin. Celui-ci écrit le 20 avril 1525 au marquis de Mantoue :
A mio nome questo anno se fa M. Pasquino, et fassi una Fortuna; et Dio scampi ogni fedel
cristiano dalle male lingue de i poeti. Io, Signore, tutto quello che Pasquino ragiona vi
manderò [...]202.
C’est pour cette même pasquinata de 1525 que Maestro Andrea, un auteur notoire de
pasquins, aurait fait défiler un char se moquant des courtisanes romaines 203. Cette année-
là, Il Cortigiano de Castiglione commençait à circuler avant publication. Et c’est
justement de la même année qu’est daté le premier manuscrit de La Cortigiana du
même Arétin qui préside aux festivités. Rien dans la correspondance de l’auteur ne
signale la préparation d’une représentation de la comédie. Mais cette moquerie des
courtisans de basse extraction semble être en rapport autant avec la place occupée par
l’Arétin au sein de la fête de qu’avec les autres moqueries de cette fête. Elle montre en
effet le mauvais tour joué par Maestro Andrea, le même qui composa le char des
courtisanes, à un jeune siennois à qui il fait croire qu’il lui apprendra à être courtisan
grâce à un livre qui contient tous les secrets de l’homme élégant.
La composition de la pièce est romaine. Selon Paul Larivaille, dans sa
biographie de l’auteur, elle est comprise entre février et juillet 1525 : « A un' epoca
anteriore ai suoi primi dissapori con il datario va pure senza dubbio assegnata la
202 « C’est à mon nom que l’on fait cette année M. Pasquin [c’est-à-dire la fête de Messer Pasquino], et
on y fait une Fortune [le déguisement choisi cette année-là est celui de Fortune] et que Dieu garde les
fidèles chrétiens des mauvaises langues des poètes. Quant à moi, Monsieur, je vous enverrai tout ce
que dira Pasquin » (Nous traduisons.) « De Roma XX aprile MDXXV », apud Armand Baschet,
« Documents inédits tirés des archives de Mantoue », Archivio Storico Italiano, vol. 3 / 2 (42), Casa
Editrice Leo S. Olschki s.r.l., 1866, p. 105-130, p. 125.
203 Cf F. Cruciani, Teatro nel Rinascimento, op. cit., p. 524.
92
composizione della Comedia di Pietro Aretino intitolata Cortigiana » 204, dit-il, en
s’appuyant sur un commentaire de Valerio à la scène sept du cinquième acte : « e' ce ne
sono, poi, un par buoni: il Reverendissimo Datario e Ravenna. »205 Le 28 juillet 1525,
en effet, l’Arétin fut victime d’une tentative d’assassinat, aux mains d’Achille della
Volta, envoyé selon toute vraisemblance par son maître cardinal dataire Gilbertie.
L’inimitié avec le dataire viendrait selon une longue tradition critique de l’implication
de l’Arétin dans l’impression des Modi, gravures de postures sexuelles de Giulio
Romano, par Marcantonio Raimondi, sur lesquels il écrirait ses sonnets luxurieux. Mais
Paul Larivaille, et avant lui Danilo Romei, considèrent qu’une origine plus profonde du
conflit serait liée à cette fête de Pasquin. Citant une lettre du premier mai 1525, écrite
par un tel Germanello, qui explique au marquis de Mantoue que le cardinal dataire a
censuré des poèmes de la pasquinata d’avril, Romei remarque en effet : « Forse la
rentrée alla grande di Aretino-Pasquino ha disturbato i nuovi equilibri di potere a corte
e non è piaciuta in alto loco. »206. De ce fait, il est envisageable de resserrer encore le
temps possible de la composition de la pièce. Celle-ci fut donc très probablement écrite
avant le mois de mai 1525. Si bien une date exacte, un lieu, même une quelconque
confirmation que la pièce vît le jour à Rome avant le départ précipité de l’Arétin
demeurent introuvables, le lien avec cette occasion festive que l’auteur présidait semble,
de par les dates, manifeste.
Quand l’Arétin se résout, neuf ans plus tard, à la publication de sa pièce, c’est
avec nombre d’ajouts, de corrections, d’incises sur la ville de Venise où il a reçu
l’asile207. La pièce ainsi repensée, le propos ainsi complété et étayé, l’œuvre publiée est
bien plus oratoire, plus distante des intentions de vivacité scénique lisibles dans le
manuscrit de 1525208. C’est une autre pièce que l’Arétin publie à Venise en 1534, et celle
204 « la composition de la Comedia di Pietro Aretino intitolata Cortigiana est à assigner, selon toute
certitude, à une période antérieure à ses premiers désaccords avec le dataire [le cardinal Gilberti] »
(Nous traduisons.) Paul Larivaille, Pietro Aretino, Roma, Salerno editrice, 1997, p. 102.
205 « Il y en a, après tout, deux qui sont des hommes de bien : Monseigneur dataire et Ravenna » Aretino,
Teatro, éd. Giorgio Petrocchi, Milano, A. Mondadori, 1971, (« I Classici Mondadori »), p. 741.
206 « Peut-être la rentrée en beauté de l’Arétin-Pasquin a-t-elle bousculé les nouveaux équilibres du
pouvoir à la cour et n’a pas plu aux instances supérieures ». (Nous traduisons.) Danilo Romei,
« Aretino e Pasquino », Atti e memorie della Accademia Petrarca di lettere, arti e scienze, LIV n.s.,
1992, p. 67- 93., p. 94. Romei n’entend certainement pas par là le Pape, qui fit libérer Raimondi en
1526 à la demande explicite de l’Arétin.
207 La septième scène du troisième acte, notamment, est entièrement réécrite.
208 Notons que la tradition éditoriale de l’Arétin s’est naturellement fondée sur la Cortigiana de 1534,
autant par facilité que par respect des modifications les plus récentes apportées par l’auteur. Si bien
93
écrite à Rome pour Rome demeura longtemps inédite. L’hypothèse d’un lien entre la
persécution menée par l’austère Gilberti209 et ce manque de publication est une
possibilité, et une possibilité tenante : on peut croire à une censure, à une auto-censure
ou encore à un manque de temps pour la publication avant la fuite. Mais l’interprétation
donnée par Giovanni Acquilecchia dans son introduction au même texte nous semble
autant sinon plus intéressante et cohérente avec l’évolution poétique entre les deux
Cortigiane. Il parle d’une :
Cortigiana romana, presumiblemente non destinata alla stampa, e rimasta comunque inedita
fino al secolo passato : prodotta nell’ambito di una coterie cortigianesca e destinata quindi
al consumo interno della medesima210. (Nous soulignons.)
Vostre Signorie mi son patrone, e ancora ch'io abbia bravato un poco, non c'è periculo niuno,
e mi burlo con voi che sète nobilissimi, costumati e virtuosi. E non credete che questa ciancia
che vi sarà racconta vi facessi dispiacere, perché ella è nata a contemplazione vostra211.
laisse en tout cas transparaître assez clairement que l’Arétin écrivait pour un groupe de
personnes précis, issu de son propre cercle de lettrés courtisans, proches de la papauté
Médicis. Nous ajouterions de notre côté qu’il écrivait pour que cela leur fût donné à voir
et à entendre, le temps de rire ensemble un soir. L’hypothèse d’une Cortigiana jouée, ou
du moins lue à voix haute, pour cette « coterie », lors d’une réunion privée dans la
que de nos jours encore, sauf mention contraire, lorsque l’on parle de la Cortigiana il s’agit de celle
publiée à Venise. La première édition de la Cortigiana de 1525 est celle établie par Giuliano
Innamorati (Torino, Einaudi, 1970) en partant du principe que le premier texte, loin d’être une simple
version inaboutie de celui que son auteur publierait neuf ans plus tard, eut une vie propre à Rome.
Nous suivons quant à nous l’édition de Giorgio Petrocchi, qui en publiant le théâtre complet de
l’Arétin, met en regard la pièce du manuscrit romain et le texte établi à partir de la princeps
vénitienne de 1534. Des éditions plus récentes de la pièce proposant le même regard comparatif sont
celle de Paolo Trovato e Federico della Corte (Roma, Salerno, 2010) et celle de Luca d’Onghia
(Milano, Fondazione pietro Bembo/ Ugo Guanda editore, 2014). Pour une comparaison de la
poétique dramaturgique des deux Cortigiana, voir l’introduction de Giuliano Innamorati à cette
première édition du texte de 1525 (Einaudi, 1970).
209 Il s’agissait en effet d’un homme proche d’une idéologie réformatrice, auteur des Constitutiones
décisives pour le concile de Trente.
210 Une « Cortigiana romaine, probablement pas destinée à l’impression, et demeurée inédite, d’ailleurs,
jusuq’au siècle dernier : produitte dans le cadre d’une coterie courtisane et destinnée donc à la
consommation interne de celle-ci. » (Nous traduisons) Giovanni Aquilecchia, « introduzione » in
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foulée de la fête de Pasquin est en effet autant sinon plus nourrie par le texte de la pièce
que par son contexte : la statue parlante y est omniprésente. Giuliano Innamorati décrit
cellle qu’il appelle la « Cortigiana’25 » comme « improntata (…) di spiriti
pasquineschi e antiletterari »212 Si en toute occasion l’Arétin est un dévoué disciple de
Pasquin, dont on trouve des mentions dans son œuvre entier, nous remarquons une plus
grande insistance, une place spéciale donnée à la statue parlante dans la Cortigiana.
Pendant toute l’action, l’auteur en saupoudre les propos des personnages. Dès le premier
acte, Maestro Andrea explique à son disciple Maco :
pigliarete pratica con Magistro Pasquino, ma vi sarà gran fatica a imparare la natura di
maestro Pasquino, il qual ha una lingua che taglia213 .
Nous trouvons encore au troisième acte, huitième scène, Rosso, tenant à son patron
Parabolano le discours qui suit :
ROSSO [...]E diteme un poco, padrone. Non è piú dolce che l'ambrogie che voi
dite, quel mèle che sgocciola da le lingue che sanno dire bene e male?
Qui te colgo!
PARABOLANO Ah, ah, ah!
ROSSO Oh, quei sonettini di Maestro Pasquino mi amazzorno e meritaríano,
disse el barbierario, ch'ogni matina se ne leggessi un fra la Pístola e 'l
Vangelo; e al cul de mio... che faríano arrossire la vergogna !214.
Pietro Aretino, La Cortigiana e altre opere, a cura di Angelo Romano, Milano, Biblioteca Universale
Rizzoli, 2008, p. 6.
211 « Vos Seigneuries sont mes patronnes, et bien que j’aie fait quelques farces, cela est sans danger, et
c’est avec vous, qui êtes en tout nobles, éduqués et vertueux, que je me moque. Et je n’ai pas cru que
cette plaisanterie qui vous sera racontée pût vous être déplaisante, car elle m’est venue en vous
contemplant. » (Nous traduisons.) Aretino, op. cit., p. 657.
212 « imbibée (…) d’un esprit pasquinesque et antilittéraire » (Nous traduisons) Giuliano Innamorati,
Dizionario Biografico degli Italiani, Vol. 4, Roma, Treccani, 1962, accessible sur le site de
l’encyclopédie Treccani. [En ligne : https://www.treccani.it/enciclopedia/pietro-aretino_(Dizionario-
Biografico)/] consulté le 25 août 2020.
213 « vous prendrez de la pratique avec Maître Pasquin, mais vous aurez le plus grand mal à apprendre la
nature de maître Pasquin, lequel a une langue tranchante ».Aretino, op. cit., p. 682.
214 « ROSSO Et, dites un peu, patron. Un miel plus doux que l’ambroisie ne coulerait-il pas des langues
qui savent dire le bien et le mal ? Je vous ai eu ! PARABOLANO Ha, ha, ha ! ROSSO Oh, ces
petits sonnets de Maître Pasquin m’ont tué, et ils mériteraient, a dit une fois le barbier [fra Mariano
Fetti, qui aurait été le barbier de Laurent de Médicis], d’être lus chaque matin entre une épître et
95
Il y a aussi des allusions aux autres statues parlantes et à d’autres auteurs de pasquins :
la statue de Marforio au deuxième acte, scène dix-huit, et l’auteur Antonio Lelio, encore
à la huitième scène du troisième acte. Cet esprit est ressenti encore dans la désinvolture
avec laquelle les histrions parlent des papes : Adrien VI devient « ser Adriano » au
premier acte, scène douze et Léon X devient « papa Janni » à la cinquième scène du
deuxième acte. Mais le prologue surtout établit nettement la filiation de la pièce. Le
« premier histrion » y développe tout un mythe inventé, partant de coucheries adultères
des muses du Parnasse, qui explique la naissance de Pasquin, fils bâtard d’ on ne sait
quel poète avec on ne sait quelle muse :
Parnaso è un monte alto, aspero, indiavolato, che non ci andarebbe San Francesco per le
stímate, e questo loco era d'un povero gintilomo che si chiamò ser Apollo; il qual, o fosse per
voto o per disperazione, fattoci un romitorio, si viveva ivi. Avvenne che non so chi toccò il
core a nove donne da bene, e dette donne, accettate dal sopra detto Apollo, entroron seco nel
monasterio e dandosi a la virtú steteron non molto insieme che si piglioron grande amore.
(…) Ora, cominciandosi a sapere che suso quel monte, a petizione d'un solo, stavono nove
cosí belle donne, ce furon molti che per industria saliron in cima al monte, e assai,
credendosi salire, rupporo il collo. E come le buone muse videro di poter scemare la fatica a
Apollo, si domesticorono sí con coloro che erono con tanto ingegno saliti su l'indiavolato
monte, che poseno le invisibile corna a quella gintil creatura di Apollo: e con tale archimia fu
acquistato Pasquino, né si sa di qual musa o di qual poeta215.
De tous ces éléments du texte nous tirons donc, sinon la certitude, du moins la
conviction que cela, joué ou non, était destiné à voir la scène autour du 25 avril 1525.
Par la comédie passerait alors une diversification des formes d’art liées à Pasquin, outre
l’Évangile ; et par mes fesses… ils feraient rougir la honte ! »
(Nous traduisons.) Ibidem, p. 715.
215 « Le Parnasse est un mont élevé, diablement rude, au point que même Saint François ne s’y rendrait
pas s’il avait à y recevoir ses stigmates, et ce lieu était la demeure d’un pauvre gentilhome qui
s’appelait Sire Apollon ; lequel, par vœu ou par désespoir, y avait fait bâtir un ermitage et y habitait.
Il arriva qu’on ne sait qui toucha le coeur de neuf dames de bien et que lesdites dames, acceptées par
le susdit Sire Apollon, entrèrent avec lui au monastère et vivant avec vertu, ils ne passèrent pas
beaucoup de temps ensemble avant de se vouer un grand amour. (…) Alors, la nouvelle se répandant
qu’en haut de ce mont il y avait, à la demande d’un seul, neuf si belles femmes, nombreux furent
ceux qui rusèrent pour grimper jusqu’à la cime, et plus d’un se brisa le cou en voulant monter. Et
comme les bonnes muses virent qu’elles pouvaient tromper Apollon, elles s’accouplèrent avec ceux
qui avec autant de ruse avaient grimpé sur le mont endiablé, tant et si bien qu’elles firent pousser des
cornes invisibles sur le front de cette douce créature qu’est Apollon : et c’est de cette alchimie que
naquit Pasquin, on ne sait de quelle muse ni de quel poète » (Nous traduisons.) Ibidem, p. 658-659.
96
les épigrammes et sonnets, et par Pasquin passerait une amplification des contextes
associés aux comédies dites régulières216, vers des pratiques voisines de l’usage théâtral
estudiantin déjà ancré à Salamanque ou de celui qui se développerait à Paris tout au
long du siècle217.
Pour ce qui est du moment – vécu ou prévu – auquel on aurait montré cette
pièce, on pourrait imaginer une forme de banquet donné après218 la pasquinata à l’air
libre, pour célébrer le retour de cette fête après quelques trois ans, et auquel un certain
cercle seulement de la cour romaine aurait été convié. Nous nous aventurons à imaginer
cet événement à l’image de l’invitation carnavalesque de Pietro Bembo en 1519, soirée
lors de laquelle on vit courir des hommes nus219. Il aurait pu y avoir alors une
représentation ou lecture de la pièce devant un public. Mais ceci n’est qu’intuition et il
nous est impossible d’enquêter plus loin. Dans la cas où on aurait réalisé pleinement,
lors de cet après-fête hypothétique, le dispositif scénique que suppose le manuscrit de
1525, il conviendrait de souligner la plus grande complexité de la pensée spatiale qui se
déploie dans cette comédie, en comparaison avec ce que nous avons vu jusqu’ici, et de
comprendre l’exploitation de la scène que celle-ci imposerait au scénographe220 .
e mi vien da ridere perch'io penso che inanzi che questa tela si levassi dal volto di questa
città, vi credevate che ci fussi sotto la torre de Babilonia, e sotto ci era Roma. Vedete Palazzo,
San Piero, la Piazza, la Guardia, l'Osteria de la Lepre, la Luna, la Fonte, Santa Caterina e
ogni cosa. Ma adesso che ricognoscete che l'è Roma al Coliseo, a la Ritonda e altre cose, e
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che siate certissimi che dentro vi si farà una comedia, come credete voi che detta comedia
abbia nome? Ha nome La Cortigiana [...]221.
Il nous suffira de dire pour l’instant que celui qu’offre ce prologue – et qu’exploite
abondamment tout le reste de la pièce – est un panorama authentique, du rione de Ponte
vers Sud-Est de la ville. On pourrait se demander, sans aboutir à une réponse, si
véritablement tous ces bâtiments places et monuments figureraient sur scène ou si le
personnage aurait augmenté la liste avec des constructions débordant vers l’espace
caché des coulisses ou encore s’il multiplierait les exemples par esprit moqueur. Nous
lisons quoi qu’il en soit chez l’Arétin en 1525 une volonté d’ancrage dans la géographie
romaine qui dépasse amplement celle ressentie dix à douze ans auparavant dans la
Calandria. Celle de la Cortigiana, nous y reviendrons à la fin de ce travail, est une
Rome profondément vécue avec une géographie constamment affirmée, qui s’apparente
à celle de l’autre protégé de Giulio de’Medici, Bartolomé de Torres Naharro, le décor
d’éxtérieur urbain en plus.
De ce prologue on tire la présence projetée d’un rideau dévoilant donc un certain
nombre de bâtiments et monuments qui devaient être reproduits dans le lointain, grâce à
une peinture de fond, ou fondale, probablement en perspective centrale. En observant de
près les entrées et sorties de bâtiments au long de l’action, nous voyons se dégager les
portes praticables de quatre maisons – celles de Cecotto, de Parabolano, d’Ercolano le
boulanger et de Camilla Pisana, dans l’ordre où on les explite – dont au moins les trois
dernières doivent compter aussi des fenêtres à l’étage, et donc être plus que de simples
sorties en coulisses.222 À la dix-septième scène du premier acte, apparaît le personnage
absolu de sources sur la fête, nous verrons qu’outre les limites techniques que se donne l’Arétin, la
nature spatiale, visuelle, d’un certain nombre de jeux scéniques contredit vigoureusement cette
hypothèse.
221 « Et j’ai envie de rire quand je pense qu’avant qu’avant qu’on ait levé ce rideau, dévoilant le visage
de cette ville, vous croyiez que derrière il y avait la tour de Babylone alors que, derrière, il y avait
Rome. Vous voyez le Palais, Sain Pierre, la place, la Guardia, les auberges de la Lepre, la Luna, la
Fonte, Sainte Catherine [l´église de Santa Caterina della Rota] et tout cela. Mais maintenant que vous
reconnaissez que cet endroit est Rome, au Colisée, à la [Piazza della] Ritonda entre autres, et que
vous êtes bien certains qu’à l’intérieur sera jouée une comédie, comment croyez-vous que cette
comédie s’appelle ? Elle a pour nom La Cortigiana. » (Nous traduisons.) Pietro Aretino, op. cit., p.
657.
222 Au premièr acte, la huitième scène montre Messer Maco doutant face à trois portes de demeures
avant de reconnaître celle de Cecotto son hôte. À la treizième nous voyons messer Parabolano
appelant ses serviteurs depuis la fenêtre de sa maison, d’où on ne cessera d’entrer et sortir au long des
actes suivants. Au quatrième acte, Aloigia frappe à la porte d’Ercolano le boulanger, et Togna, la
98
du sacristain à la sortie de son église « su l’uscio di San Pietro ». Ce sont donc quatre
maisons et une église construites en relief, avec l’intégration au dispositif scénique de
cette nouveauté – le temple chrétien – trouvée dans la Mandragola de Machiavel. Par
ailleurs les trames multiples s’entremêlant au long de toute la pièce – les conversations
de l’abondante vingtaine de personnages se juxtaposent, laissant souvent le plateau
désert aux transitions –, font du lieu visible de la scène une antichambre élaborée
donnant sur le véritable lieu de l’action : le reste de la ville. « Ma tu fuggirai come omo
e io te seguiterò come donna », déclare à la cinquième scène du dernier acte, le
boulanger Ercolano, portant les habits de sa femme, qui s’est échappée avec sa tenue
d’homme. Il ne sait pourtant ni par quelle rue ni dans quel quartier la poursuivre :
e voglio ire de qua, anzi de qui; sarà meglio a fare la via per Borgo Vecchio... anco da Santo
Spirito...; credo che da Campo Santo mi darà in le mani. Ma sarà di qua giú, perch'ella è
uscita per la porta dietro223. (Nous soulignons.)
femme d’Ercolano, répond depuis la fenêtre avant de descendre ouvrir. Au dernier acte, enfin, Maco
frappe et entre chez Camilla Pisana à la troisième scène, pour en sortir en sautant par la fenêtre à la
neuvième scène. Aretino, op. cit., respectivement, p. 669, 672, 729, 739, 742.
223 « Mais tu fuis comme un homme et moi je te poursuivrai comme une femme ; et je vais partir par ici,
ou plutôt par là ; il vaut mieux cheminer par Borgo Vecchio… ou bien par Santo Spirito… ; je crois
que la coincerai vers Campo Santo. Mais ça doit être par là-bas, parce qu’elle est sortie par la porte de
derrière. » (Nous traduisons.) Ibidem, p. 740.
224 Apparaissent parmi les livres vendus une hypothétique édition en huitains (une épopée boufonne ?)
des discours comiques de Mariano Fetti,« I Capricci de fra Mariano in ottava rima » ; les églogues
d’un « Trasinio », probable déformation par le bonimenteur de « Strascino », nom de scène de
l’auteur-acteur comique Niccolò Campani ; ou encore « La riforma de la Corte, composta per il
Vescovo di Chieti », traité inventé que l’Arétin attribue au réformateur catholique Giovanni Pietro
Carafa, futur Paul IV.
99
constant dans les rues de la ville. 225 D’une lourdeur et d’une symbolique similaires, il y
a aussi la chaise de porteur – comme on a pu en voir au début du troisième acte de la
Calandria – dont s’encombre messer Maco déguisé à la vigntième scène du second acte.
Ce déguisement de porteur bergamasque n’est d’ailleurs qu’un parmi tous les
changements de costume que l’on fait subir au jeune siénois Pour ne citer qu’un autre
exemple, il apparît déjà à la seconde scène de ce même acte affublé d’une veste à la
mode, au col si haut qu’il lui cache les yeux 226. Le plus frappant, cependant, est le jeu de
la scène dix-huit du quatrième acte, avec un miroir déformant :
Selon toute vraisemblance, cette scène est une réponse par la dégradation parodique à
une œuvre iconographique qui avait fait à la même époque un grand effet à la cour de
Clément VII : l’autoportrait au miroir convexe du Parmesan (figure 7) date de 1524, et
que le peintre même se trouvait en ce temps-là à Rome auprès de Clément VII. Cet
autoportrait aurait été donné justement à l’Arétin, fasciné par les effets d’optique, qui,
selon Vasari, l’aurait exposé dans sa demeure d’Arezzo 228. Quelle que fut la réalisation
225 Acte I scènes 4 et 16 à 19, respectivement. Aretino, op. cit., p. 667 et 675.
226 « MESSER MACO (…) ohimè ch'io son caduto! [Ouille, je suis tombé !]
MAESTRO ANDREA Rizzatevi, castrone! [Relevez-vous, espèce d’hongre !]
MESSER MACO Fatemi doi occhi al mantello, a la vesta, ch'io per me non so fare il duca al
buio. ! » [Trouez-moi deux yeux dans ce manteau, dans cette veste : moi, je ne sais pas faire le duc
dans le noir !] (Nous traduisons.) Ibidem, p. 685.
227 « MESSER MACO Ah, ah! Montrez-moi le miroir : je sens que je suis devenu un autre ! Ô quels
efforts j’ai enduré ! Mais je suis courtisan et guéri. Donnez-moi ce miroir... Hélàs, ô mon Dieu ! Je
suis gâté, je suis vilain, je suis mort ! Mais quelle bouche, mais quel nez ! Misericordia, Vita
dulcedo... et verbum caro factum est!… MAESTRO MERCURIO Quel est cet accident ? Votre corps
vous fait-il souffrir ? MESSER MACO Je suis décomposé ! Je ne suis pas moi ! Regnum tuum....
panem nostrum... Traîtres, vous avez troqué mes traits. Je vous poursuivre pour vol ! Voleurs
visibilium et invisibilium! » (Nous traduisons.) Ibidem, p. 735.
228 « Ma il ritratto dello specchio mi ricordo io, essendo giovinetto, aver veduto in arezzo nelle case di
esso messer Pietro Aretino, dove era veduto dai forestieri che per quella città passavano come cosa
100
de ces traits visuels et spatiaux dans la potentielle fête, le manuscrit laisse deviner la
mise en œuvre d’une écriture visuelle foisonnante.
La mise en place de tout ceci aurait demandé une salle dédiée à la
représentation, autre que celle où, potentiellement, la soirée aurait pu continuer, comme
invite à le croire la prise de congé de Valerio, interprétable comme une double adresse à
la scène et à l’assistance : « Or andiamo a consumare questa notte in riso ch'anch'io ho
piú letizia ch'io non mi pensavo229 ». Pour tenter de comprendre l’esprit de cette fête du
moins prévue si non célébrée, revenons un instant à l’idée du plaisir d’une « coterie »
que propose Aquilecchia, en estimant plus douce et plaisante qu’on a voulu le penser la
charge satirique des propos de l’Arétin. Pour lui, l’auteur les énoncerait devant un cercle
de sa même opinion, comme instrument, tout au plus, de connivence politique :
un prospettivo spettatore [...] facendo presumibilmente parte di quella stessa coterie, avrebbe
se mai potuto veder rappresentato se stesso, all’occorrenza con il proprio nome (quando
pure attore e personaggio non dovessero essere tutt’uno) in una sorta di resa realistico-
parodica avulsa da qualsivoglia pretesa di correttivo morale230.
Si le fond du discours des personnages peut porter un regard très sombre sur
Rome et sa cour, cela semble en effet participer, en temps de crise politique, des plaisirs
d’un entre-soi se reconnaissant dans la ville meurtrie, d’un cercle qui célébrerait ainsi la
fête de la parole débridée, allant du sexe aux affaires de la ville. Ce qui, même en
l’absence d’une source confirmant la représentation, nous convainc d’une écriture
réalisée pour un cercle d’amitiés élargi et en vue de cette pasquinata en particulier,
plutôt qu’un manuscrit témoin d’une tentative littéraire en gestation, c’est la présence de
noms de personnages correspondant à des personnes existantes, dont certaines auraient
pu jouer leur propre rôle. Maestro Andrea, qui s’emploie pendant tout le spectacle à
tromper le jeune Messer Maco, se moquant de ses prétentions de courtisan, est en fait un
peintre, celui qui aurait pu s’occuper du dessin des costumes pour I Suppositi en 1519 et
101
celui-là même qui aurait dessiné un char parodiant Castiglione pour le 25 avril 1525.
Mort en 1527 lors du sac de Rome, il était grand ami de l’Arétin 231 et apparaît souvent
cité dans son œuvre. Maestro Mercurio, Il Cappa et Rosso correspondent, quant à eux, à
deux bouffons de cour, ayant exercé leur art auprès de Clément VII, après Léon X 232.
Plus que de simples clins d’œil – comme ils finissent à force d’éloignement par l’être,
au même titre que Mariano Fetti, dans la Cortigiana de 1534233 – il est bien possible que
ces noms, Andrea, Il Cappa, Rosso et Mercurio, apparaissent car la pièce était écrite en
effet pour ces acteurs en particulier. Le nom de scène illustre et la persona fixe se
confondrait avec le personnage, plutôt que de se cacher derrière un patronyme
antiquisant. La multitude de petits tours joués par Rosso, par exemple, trahit la présence
du personnage placé là pour jouer une personnalité reconnue du public autant que pour
servir la trame234. D’avoir été le cas, non seulement cela alimenterait l’hypothèse d’un
manuscrit mis entièrement au service d’un moment de jeu précis, avec des présences
scéniques déjà soigneusement choisies. Mais, par ailleurs, l’Arétin écrivant pour son
entourage artistique, l’image d’une « coterie » se fournissant ses propres divertissements
avancée par Aquilechia s’en verrait renforcée. En outre, des déclarations comme :
Roma è libera, e le catene che tengono i molini sul fiume non terebbono questi pazzi stregoni,
volse dire istrioni235.
dans la seconde partie du prologue, vont dans le sens d’une complicité du public avec
les acteurs dans l’entreprise jubilatoire de cette parole débridée.
231 Personnage aussi du Trionfo della Lussuria, il y figure comme l’auteur de la lettre « di Roma porca,
ultimo del manigoldo luglio 1522, anno ladro e traditore ». Il est présent aussi dans les Sei giornate et
dans le Ragionamento delle corti. cf. Aretino, op. cit., p. 792. Note 9 de Giorgio Pertrocchi..
232 Rosso fut au service de Léon X, puis de Clément VII puis d’Ippolito de Medicis. Il aurait été barbier
du pape Léon, comme Fra’ Mariano le fut de Laurent le Magnifique. L’Arétin le cite aussi dans les
Sei Giornate et dans son Ragionamento delle corti. Ibidem, p. 793. Note 11. Quant à Mercurio et
Cappa, on en sait beaucoup moins, mais de ce que dit l’Arétin même, encore dans les Sei giornate, ils
auraient lui aussi été des « crapuloni » de ceux qui font rire la cour.
233 Il y en a aussi dans les noms des personnages en 1525. Zoppino, par exemple, qui feint d’être le
serviteur de Camilla Pisana pour tromper Messer Maco, porte le nom de l’imprimeur qui, la même
année, faisait paraître la Cassaria et I Suppositi de l’Arioste, dont des exemplaires sont conservés à la
Bibliothèque Nationale de France : [En ligne : https://data.bnf.fr/fr/12239521/niccolo_zoppino]. Ce
même Zoppino est derrière les dernières éditions de Strascino en vie. Consulté le 4 septembre 2020.
234 Nous verrons ce phénomène se reproduire un siècle plus tard à Madrid avec, notamment, l’acteur
d’entremeses Juan Rana, pour qui les auteurs écrivent des saynettes où il est le héros, toujours sou ce
même nom de scène, d’aventures diverses.
102
Nous ressentons aussi une connivence avec le public dans le jeu d’énonciation et
frustration des attentes établi dès le prologue. Celui-ci, divisé en deux parties, comptant
un présentateur dédoublé en un histrion du prologue et un histrion de l’histoire – qui
pourrait être l’Arétin lui-même –, se trouve donc curieusement dialogué, interrompu
sans cesse pour être commenté jugé sur place. Il s’ouvre comme suit, par la fin :
Les acteurs du prologue s’emparent des attentes du public, donc, et jouent à dénoncer
l’inadéquation de leur propre spectacle aux impératifs du divertissement. Nous sommes
face à une forme de maniera, selon les constats de Cruciani quant aux comédies de
l’après Léon X237, à une volonté de déformer le moule de ce passage obligé, que serait
l’argumento à l’antique. Ce jeu est à l’image du traitement que reçoit, pendant toute la
représentation, celle qui se trouve à présent consacrée par l’allégorie « monna
comedia »238 . À propos de la pièce toute entière, Innamorati écrit en 1962 que l’Arétin :
supera – con una originalità che è anche prodotto di una meditata scelta critica – gli impacci
normativi del genere comico, bruciando, nella densità delle farsesche e impietose risoluzioni
sceniche, gli spunti novellistici e gli impegni di intreccio che solitamente appesantiscono le
commedie di quella età239.
235 « Rome est libre, et les chaînes qui retiennent les moulins sur le fleuve ne suffiraient pas à retenir ces
fous de démons, je voulais d’histrions. » (Nous traduisons.) Aretino, op. cit., p. 662.
236 « HISTRION I J’avais appris quelque proème, parlerie, sermon, comptinette, litanie ou prologue de
quelque sorte, et je voulais vous le réciter, par amour pour un ami, mais tout le monde veut me voir
réduit en chair à pâté. Alors vous, si vous êtes raisonnables, plaudite et valete! HISTRION II
Comment plaudite et valete ? Donc que je me suis démené pour composer cet argument, espèce de
lavement, de clystère, ou le diable sait comment t’appeler, et maintenant tu veux que je le largue ? Par
ma foi, tu as l’esprit plus tordu que la tour de Pise et que la supercherie » (Nous traduisons.) Ibidem,
p. 655.
237 Cf. F. Cruciani, op. cit., p. 499.
238 Aretino, op. cit., p. 656.
239 « dépasse – avec une originalité qui est aussi le fruit d’un choix critique pondéré – les obstacles
normatifs du genre comique, en immolant, par la densité de ses choix scénniques farcesques et
103
Le présentateur du prologue, déjà, prévient le public qu’il ne servira pas aux muses ces
basses salades florentines : « insalatuccie fiorentine », qui plaisent à son temps. Non
seulement l’intégration de la comédie au contexte de la pasquinata permet à l’Arétin
d’en proposer une variante exrtêment ancrée dans les détails politiques de la cité, au
détriment de la fidélité formelle à la paliata à laquelle certains de ses contemporains,
dans d’autres contextes, s’astreignaient consciencieusement. Elle nous permet quant à
nous de comprendre les comédies, à ce stade-là, comme des objets culturels
sufisemment concrets pour être tournés en dérision en même temps que les personnes
qui en regardent et en produisent. La Cortigiana tenterait donc de déformer plat servi à
toute fête, le mets incontournable de chaque grande célébration, réception d’étrangers,
noce, et soir de carnaval, instrument de contestation (toute relative) comme de séduction
dans le cas des Trofea ou Jacinta. Nous arrivons à un moment où une bonne partie de la
vie festive des lettrés romains – mais Rome n’est qu’un maillon d’une chaîne –
« coagule », pour employer le terme de Fabrizio Cruciani, atour de pratiques de la
comédie comptant de plus en plus d’éléments récurrents, pratiques qui s’infiltrent dans
toute sorte de contextes festifs et dépasse la simple adaptation d’un héritage romain
pour érudits. Si nul genre n’est définissable au temps de Jules II, Aquilecchia parle pour
1525 d’un genre en développement, « genere in via di sviluppo240».
Entre 1510 et 1527, nous nous trouvons plus d’un siècle ans avant la création, en
1637 à Venise, du premier théâtre public d’Italie – c’est-à-dire d’ un théâtre financé par
la contribution d’un public et non par le mécénat d’un particulier ou l’argent de la ville.
Or c’est au théâtre public et à son modèle commercial que l’on peut commencer à
associer sans nuance ni incertitude la notion de métiers du spectacle, peu ou prou tels
que notre temps les connaît. À l’échelle du continent, même, avant de voir fleurir les
théâtres payants anglais: Curtain, Fortune, Globe ou Hope, et espagnols : Corral de la
impitoyables, les éléments importés des novelle et les astreintes de l’intrigue, lesquels ont tendance à
alourdir les comédies de cette période. » (Nous traduisons). Giuliano Innamorati, op. cit. [En ligne :
https://www.treccani.it/enciclopedia/pietro-aretino_(Dizionario-Biografico)/] Consulté le 25 août
2020.
240 G. Aquilecchia, op. cit., p. 6.
104
Cruz et Corral del Príncipe, il faut attendre une longue cinquantaine d’années. Pour
identifier le statut des personnes montant su scène en 1510 ou 1525, donc, il ne suffit
pas de parler d’actrices et acteurs. Sans prétendre nous aventurer dans l’historiographie
houleuse de la professionnalisation des acteurs en Europe241, ni dans le débat visant à
déterminer la pertinence du concept de « professionnalisation » de l’agere entre le
Moyen Âge et les temps modernes, nous comptons du moins faire un sort au statut
incertain des histrions de nos comédies.
1545, Inditione 3, die mercurii 25 mensis februarii, Paduae, in contrata Sancti Lionardi, in
domo mei notarii, in camera terrena.
Les soussignés compagnons, à savoir Maprio di Zanini de Padoue, Vincendo de Venise,
Francesco de la Lira, Hieronimo de San Luca, Zuandomengo dit Rizo, Zuane de Trevise,
Thofano de Bastian et Francesco Moschini, désirant fonder une compagnie fraternelle,
241 Pour une vue globale et synthétique des problèmes historiographiques que cette question pose de nos
jours aux historiennes et historiens, médiévistes en particulier, voir Marie BOUHAÏK-GIRONÈS,
« Comment faire l’histoire de l’acteur au Moyen âge? », Médiévales, Presses Universitaires de
Vincennes, 2010, p. 107-125.
242 Voir pages 77 à 84 du présent travail.
105
laquelle durera jusqu'au premier jour de la prochaine Quadragèsime, en l'année 1546, et
commencera en l'octave de la prochaine Pâques, ont ensemble décidé et délibéré, afin que
cette compagnie continue fraternellement jusqu'au jour prévu, sans haine, rancœur ou
dissolution, de faire et d'observer entre eux avec amour, comme c'est l'habitude entre bons et
fidèles compagnons, tous les chapitres suivants, lesquels promettent de respecter sans
chicaner aucunement, sous peine de perdre l'argent souscrit. Primo, ils ont d'un commun
accord élu leur chef, Maprio, dont ils joueront les comédies en tous lieux, et à qui les
compagnons soussignés, pour ce qui concerne le jeu des dites pièces, doivent obéissance en
faisant tout ce que leur ordonnera et en improvisant comme il leur ordonnera 243.
Ce document serait pour beaucoup l’acte de naissance du métier d’acteur, pour d’autres,
une simple évolution juridique d’un art qui se comprenait déjà en tant que tel depuis des
siècles244. Nous y lisons un rapport proche du compagnonnage définissant les
corporations des arti, des métiers, et surtout une prééminence des hommes, dans ce
métier qui se dessine, déjà assez loin des pratiques des comédies de palais de 1520. Plus
tard d’autres contrats de compagnies dell’Arte révéleront l’existence majoritaire de
compagnies employant huit hommes et deux femmes. Peut-être les deux femmes jouant
avec ces huit hommes seraient-elles exclues du contrat ? Quoiqu’il en soit, même dans
ces premiers exemples de contrats, justifiant la dénomination « dell’Arte », c’est-à-dire
« du métier », on ne lit qu’un accord passé au sein des compagnies, que l’on sait par
ailleurs à l’écart du jeu de clientèles des codes de concurrence loyale protégeant les
métiers pleinement insérés dans un système légal. Si ces premiers contrats produisent
encore de nombreuses incertitudes quant à la nature logistique et juridique du métier, la
vague forme de « métier » qui pourrait se dessiner avant ceux-ci est encore plus fuyante.
Au premier XVIème siècle les contrats n’existent donc toujours pas sous cette forme, et
ce n’est que par quelques ordres de paiement ici ou là dans les comptes du pape que
nous savons que certains histrions étaient parfois rémunérés pour le travail des
comédies245. À la rareté de ces paiements nous apprenons surtout que cette rémunération
243 Document conservé aux archives notariales de la ville de Padoue : Archivio Notarile di Padova,
Atti'not. Vinceneo Fortuna Instr., I. 20, e. 171, et publié pour la première fois par Esther Cocco, « Una
compagnia comica della prima metà del secolo XVI », Giornale storico della letteratura italiana, 45,
1915. Nous le citons tel que coupé et traduit dans M. BOUHAÏK-GIRONÈS, op. cit.
244 C’est comme acte de naissance qu’il était compris par Cocco en 1915 et ainsi le considère encore
Cesare Molinari dans L’attore e la recitazione, Roma-Bari, Laterza, 1992.
245 C’est encore en 1519, (voir pages 80 à 84 du présent travail) que l’on trouve dans les comptes tenus
par Serapica (Neiiendam 1969) vingt ducats payés à l’acteur Cherea, et encore deux pour le frère
dominicain qui joua la comédie du 7 mars 1519.
106
était bien loin d’être la norme pour le théâtre de palais. Mais elle existait, et nous
considérons de notre côté qu’il est possible de parler de métier d’acteur déjà dans les
années 1510. À la même époque à Rome, des contrats sont passés de façon périodique
avec confréries de théâtre sacré et public, entièrement masculines, dirigées par des
intellectuels et notables bourgeois, comme celle du Gonfalone, chargée chaque année de
la représentation, à l’intérieur du Colisée, du mystère de la Passion du Christ, avec un
budget fixé et deux gardiens, nommés pour l’année qui répondent auprès du Vatican du
bon déroulement de la représentation et des dépenses liées à celle-ci, en plus de se
charger d’en établir le texte246. De même l’Archivio Storico Capitolino de Rome
conserve les registres des personnes chargées d’année en année de l’organisation
artistique et financière des jeux carnavalesques d’Agone et Testaccio, de 1514 à 1549 247.
Mais si un pendant de ce système de compagnies à roulement ou confraternités laïques a
existé pour le théâtre profane à Rome – ce qui est très peu probable de par la nature plus
privée des représentations – nous n’en gardons en tout cas aucune trace.
En effet, là où les musiciens qui entouraient le pape Léon X pour les
divertissements profanes étaient établis en deux équipes professionnelles : une musica
secreta248 et en un groupe de Pifari rattachés à Castel Sant’Angelo, pouvant s’occuper
autant des entrées et sorties officielles249 que d’améniser les bals, là où les plasticiens en
tous genres s’organisent autour d’ateliers au sein desquels sont menés à bien des
apprentissages couronnés par des chefs d’œuvre à la façon de l’artisanat corporatif, les
autres praticiens de la scène, les histrions, sont plus volontiers associés à des pratiques
scolaires ou – la formule revient souvent dans la critique – d’ amateurs. Ceci est
vérifiable, mais couvre une partie seulement des identités des histrions. Quant à la
notion de théâtre amateur, bien que fondée, elle sera à nuancer : supposant, au-delà de
son sens premier d’amour pour l’art, la moindre régularité et la moindre qualification
246 Fabrizio Cruciani, dans son Teatro nel Rinascimento, retient tout particulièrement la Passione de
1517
247 Deux volumes conservés aux archives de Piazza dell’Orologio : « Registro dei mandati dei giochi
Agonali e di Testaccio », tomo XXII, cred. 6, et « Indice delle regorglie degli ufficiali e feste Agonali
e di Testaccio », tomo CV, cred. 4, que nous avons pu de consulter en janvier 2020.
248 Il s’agissait d’une quinzaine d’artistes : instrumentistes, compositeurs et chanteurs. Ils recevaient ce
titre officiellement de la part du Pape et appartenaient en tant que tels à sa maisonnée. Ce système fut
aboli à la suite du concile de Trente.
249 Le son de ces pifari à l’entrée de Castel Sant’Angelo est mentionné dans la reconstitution de l’entrée
des ambassadeurs portugais en 1514 par Manuel Mújica Láinez, citée à la page 54 du présent travail.
« Entre el clangor de las trompetas y los pífanos ».
107
par rapport à des exigences marquées par une communauté professionnelle établie – la
pratique pour le pur otium de ce qui constituerait par défaut un negotium – elle est à
notre sens anachronique pour ces pratiques du théâtre de palais.
Pour ce qui est des pratiques scolaires, le milieu académique romain est en effet
parmi les premiers dont aurait émané une déclamation de textes théâtraux, tragiques ou
comiques, compris – dans les mots de Fabrizio Cruciani – comme « epifenomeno del
raccontare e dell’oratoria250». Dans cet esprit de formation à l’art oratoire et à la langue
latine, mais aussi de reconstruction des modèles anciens, c’est une académie, celle de
Pomponio Leto251, qui donne les premières représentations de comédies profanes
d’auteur dans la ville papale : des mises en scène de paliatae romaines, en langue latine.
Au cours des années 1470 et 1480, à l’occasion du Natale di Roma, organisé les 21 avril
par Leto et ses disciples pour commémorer la fondation de la ville avec des discours et
des jeux, l’Accademia Romana donna des représentations de Plaute et Térence, comme
les confréries laïques pouvaient donner les mystères du vendredi saint ou de la Noël.
Considérée comme une partie importante de la formation du jeune latiniste, cette
recitazione exprime la maîtrise d’un art de la langue, tout en apparaissant ancrée, dès les
premières expériences, dans l’économie des célébrations. Nous la voyons se dessiner,
donc, dans une position hybride entre la formation pratique du jeune lettré, l’activité
politique et le jeu d’acteur pour le plaisir, dit dilettante. Cette Academia Romana qui eut
une activité ininterrompue de 1468 jusqu’en 1527, ne limitait pas, en effet, la
recitazione des élèves au seul espace académique, et cet apprentissage devait se traduire
par un art à montrer en le partageant lors des divertissements des plus hautes sphères de
la cour Romaine. Ceux-ci jouaient parfois lors des réceptions officielles du pape, en
étaient même les artifices, comme celle donnée en 1512 pour l’ambassadeur Mathias
Lang au Belvédère du Vatican, où ils firent une récitation en vers latins, grimés selon
108
Stazio Gadio en « Apollo con le muse », performance qui aboutit à la laureatio de deux
disciples de l’académie par Tommaso Inghirami, dit Fedra, le bibliothécaire du
Vatican252. Inghirami et les jeunes gens de l’Academia sont aussi derrière le somptueux
théâtre en bois dressé temporairement sur la place du Capitole en 1513 à la demande de
Léon X, où fut représenté le Poenulus de Plaute, et dont nous aurons l’occasion de
développer les détails.
Dans les années où l’expression en vulgaire devient un objet d’étude de plus en
plus répandu et anobli, et où Pietro Bembo, pour ne citer qu’un exemple, amorce la
réflexion de ses Prose nelle quali si ragiona della volgar lingua, qui verraient le jour en
1525, de jeunes nobles complétant leur formation de lettres faisaient selon toute
vraisemblance en vulgaire ce que l’Académie Romaine pouvait promouvoir en Latin.
C’est ce que laisse entendre encore Stazio Gadio dans sa mention déjà citée des activités
comiques du cardinal de Santa Maria in Portico :
En effet il était poète et érudit en langue italienne et avait fait diverses comédies, aussi
spirituelles que divertissantes. Il formait de jeunes gens de bonne famille au métier d’histrion
et les faisait jouer dans les vastes salons du Vatican253.
109
histrions en particulier que les artifices des comédies en général. Le fait que la plupart
du temps on ne se soucie nulle part de répertorier ou de préciser l’identité des artistes
d’une pièce, quelle que soit leur fonction, de noter le rapport qu’entretiennent entre eux
les différents artistes d’un projet théâtral, ou ne serait-ce que de remarquer le statut
artistique des participants à la représentation témoigne du point de vue de la réception
d’une non conscience de la comédie en tant qu’objet culturel avec ses métiers ; car, dans
les mots de Fabrizio Cruciani, on ne saurait « voir [le spectacle] de l’extérieur, à l’écart ;
on est toujours et exclusivement dans l’espace de la fête »254. Mais cela n’implique pas
que du côté des artistes mêmes la participation à la fête n’ait pas relevé d’une praxis
prise comme engagement de negotium, relevant de leur savoir-faire principal. Tout
comme les appariteurs ne sont pas appariteurs mais plasticiens participant du spectacle
et les musiciens – instrumentistes et chanteurs – le sont ailleurs et apportent cela à la
fête, les histrions seraient, loin de quelque idée de pré-acteurs ou acteurs par fantaisie
occasionnelle, des orateurs ou littérateurs apportant leur art à la fête. Il nous semble en
effet possible de considérer que cette forme d’art répondait déjà à des considérations de
maîtrise artistique, surtout du point de vue de la prononciation, que remarquent
Grossino (28 juillet 1512) ou Paolucci (8 mars 1519), et qu’elle faisait tout simplement
partie des praxis de métiers – ou dans le cas des aristocrates de savoir-faire – qui
englobaient et dépassaient le jeu théâtral.
Une donnée importante dans la tâche complexe de comprendre où se plaçait
dans ces milieux à cette époque la légitimité à monter sur scène, c’est la participation
des auteurs mêmes dans la fête. Dans sa lettre du 11 janvier 1513 Stazio Gadio rapporte
que Juan del Enzina a joué lui-même dans son églogue. Dans celle que Bernardino
prosperi envoie le 8 février 1509 à Isabella d’Este, à propos de la première des
Suppositi on peut lire :
254 Nous traduisons de l’italien : « Non lo si può vedere dall’esterno, separati ; si è sempre e solo
dentro lo spazio della festa. » F. Cruciani, op. cit., p. 20.
255 « Le prologue a été récité par l’auteur, et il est très beau et bien adapté à nos us et coutumes, parce
que l’aventure, fait-il croire, est arrivée à Ferrare. » (Nous traduisons.) « Bernardino Prosperi ad
Isabella d’Este, 8 febbraio 1509 » apud Alessandro D’Ancona, Origini del teatro in Italia: studi sulle
sacre rappresentazioni seguiti da un’appendice sulle rappresentazioni del contado toscano, Torino,
Loescher, 1891, p. 394. [En ligne : https://archive.org/details/originidelteatro02dancuoft/page/394/mo
110
De même, dans le manuscrit de La Cortigiana de 1525, l’histrion second, chargé de
résumer l’histoire et de corriger directement sur scène l’histrion du prologue, et qui
affirme avoir souffert pour écrire l’argomento, pourrait correspondre à un avatar de
l’auteur dirigeant le jeu d’acteurs et encadrant la pièce par sa participation à ce que
Genette nommerait les seuils256. En effet, une fois que Valerio a pris congé à la toute fin
du spectacle, un paragraphe apparaît un peu plus loin, sans nouvelle indication de
locuteur, alors qu’il est manifeste que Valerio ne prendra plus la parole. Il vient
congédier les spectateurs directement, d’un point de vue extérieur à la fiction :
Brigate, se la favola è stata longa io vi ricordo ch'in Roma tutte le cose vanno a la longa; e se
la non v'è piaciuta l'ho carissimo, perché io non v'ho pregato che voi ci venissi. Pur, se
aspettate cosí sino a questo altro anno, ne sentirete una piú goffa. Quando che voi abbiate
fretta, a rivederci a Ponte Sisto257.
Il est bien possible que ceci corresponde au retour d’un personnage du prologue, qui, à
son tour, assumant une position d’autorité sur le déroulement du spectacle, pourrait
correspondre à un rôle pris en 1525 par l’Arétin en personne. La présence de l’auteur
sur scène est dans tous les cas avérée et d’usage commun, et renforce à la fois les deux
idées d’une fluidité entre le cadre à part de la fiction théâtrale et celui – à part aussi – de
la fête, et d’une compétence histrionique intégrée aux diverses capacités d’un homme de
lettres.
Mais il pourrait ne pas y avoir seulement des hommes de lettres. Une donnée
importante sur ces histrions académico-dilettantes peut être entrevue malgré
l’imprécision des témoignages. Il s’agit de la potentielle présence parmi eux de jeunes
femmes. Gadio décrit en octobre 1512 un spectacle « nel quale intravenne Apollo con
le muse » sans que l’on sache au juste si ces rôles féminins étaient pris en charge par
des femmes, pas plus que l’on ne sait si les « ingenuos iuuenes » de Bibbiena
mentionnés par Giovio relèvent ou non d’un neutre masculin. Nous savons en revanche,
de/2up].
256 Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987.
257 « Compagnons, si cette fable a été longue, je vous rappelle que tout à Rome traîne en longueur ; et si
elle ne vous a pas plu j’en suis fort aise, parce que je ne vous ai pas prié de venir. Si, d’aventure, vous
comptez attendre de la sorte jusqu’à l’an prochain, vous en écouterez une encore plus biscornue. Et si
vous êtes pressés, nous nous recroiserons sur le pont Sixte » (Nous traduisons.) Ludovico Ariosto,
op. cit., p. 753.
111
grâce aux manuscrits inédits et fragmentaires des églogues ou « eglocommedie »
néolatines de Pietro Corsi, conservés à la bibliothèque du Vatican, que dans
l’eglocommedia jouée en novembre 1509 devant jules II, il y avait « puer[is] sex
germanis, ac sorore septima recitantibus eiusdem summi Pontificis nepotibus », les six
jeunes neveux du pape et leur soeur, dont le rôle aurait été celui de l’ange venu
annoncer le spectacle258. Si nous tolérons de nous écarter de Rome, et de remonter
quelque peu le temps, un exemple clair du jeu académique féminin apparaît à Florence,
avec Alessandra della Scala. Fille d’un diplomate florentin, latiniste et helléniste
accomplie, elle joua en grec l’Electre de Sophocle vers 1490, sous la direction de son
précepteur Démetrios Chalcondyle, dans la villa de son père. Son ami Politien garda de
cette performance un souvenir ébloui, exprimé dans une de ses épigrammes grecques
(XXVIII) dont nous citons la traduction italienne de Filippo Maria Pontani :
Quando Alessandra interpretava l’Elettra di Sofocle, lei vergine una vergine, tutti ci
stupivamo : che scioltezza nel pronunciare (lei, di stirpe ausonia) la lingua attica senza fare
errori ! Che voce emetteva, mimetica ma sincera ! Che osservanza dei minimi dettagli
dell’arte della scena ! E nel contempo, come serbava il carattere schietto ; fissando gli occhi
a terra, non sbagliava un movimento, non un passo, né esagerava nel tono lamentoso ; e
avvinceva gli spettatori con l’umido sguardo. Tutti restammo attoniti ; me punse, quando vidi
il fratello tra le sue braccia, gelosia259.
Par deux fois, donc les témoignages précisent que ces jeunes actrices jouaient avec leurs
frères, laissant supposer que peut-être des conditions strictes pouvaient être imposées
aux femmes parmi les histrions, et qu’elles ne seraient pas des leurs à toutes les
occasions. Ceci dûment précisé et faute de pouvoir contraster plus de sources, nous ne
pouvons pas tant affirmer la présence nécessaire d’une actrice pour chaque rôle féminin
258 Les fragments de cette églogue et des autres (ms. vat. lat. 3441, cc.167r-177v, 193r-198v, 199r-204r)
sont reproduits par d’Ancona (1891) puis par Fabrizio Cruciani, accompagnés d’une traduction à
l’italien dans Teatro nel Rinascimento, op. cit., p. 355-357.
259 « Quand Alessandra jouait l'Électre de Sophocle, une vierge interprétant une vierge, nous étions tous
stupéfaits: quelle aisance à prononcer (elle, de la lignée d’Énée) la langue attique sans faire d'erreur!
Quelle voix elle émettait, mimétique mais sincère! Quel soin des moindres détails de l'art de la scène!
Et en même temps, comme son personnage était discret; fixant le sol, elle ne manquait pas un
mouvement, pas un pas, ne forçait pas le ton plaintif; et captivait les spectateurs avec un regard
humide. Nous étions tous étonnés; la jalousie m'a piqué quand j'ai vu son frère dans ses bras. » (Nous
traduisons.) Angelo Poliziano, Angeli Politiani Liber epigrammatum Graecorum, Roma, Ed. di Storia
e Letteratura, 2002, 448 p., p. 130.
112
dans les comédies qui nous occupent – rôles du reste minoritaires, vu qu’ils ne
représentent pas plus d’un quart des personnages – que la simple existence de femmes
sur scène, en accord avec les horizons érudits des gentildonne. En effet, autour des
années 1500 l’éducation en lettres des jeunes nobles pouvait ne pas être genrée pour
toutes les activités et selon l’analyse détaillé de textes et traités d’éducation que fournit
Francesco Sberlati dans un article de 1997 pour la revue I Tatti, la volonté active de
mettre les femmes à l’écart des activités artistiques et intellectuelles, signifiant un recul
par rapport à la culture italienne du quattrocento, ne serait intervenue qu’autour du
Concile de Trente (1545-1563)260.
I Rozzi accolti in Roma da Leone decimo nel 1513, distinti nel 1531 coll’impresa della
sugara, accresciuti nel 1660 per l’incorporazione di quattro accademie […]
260 Francesco Sberlati, « Dalla donna di palazzo alla donna di famiglia: Pedagogia e cultura femminile
tra Rinascimento e Controriforma », I Tatti Studies in the Italian Renaissance, vol. 7, [University of
Chicago Press, Villa I Tatti, The Harvard Center for Italian Renaissance Studies], 1997, p. 119-174.
113
Dodici cittadini di popolo successori dei comici senesi che recitavano in Roma alla corte di
Leone X lor rusticali commedie, desiderosi d’ingentilirsi cogli ameni esercizi letterari e
drammatici iniziarono la Congrega dei Rozzi e ne dettarono i primi statuti261.
(Nous soulignons.)
Ces Rozzi n’étaient donc pas à Rome dans les années 1515, mais des acteurs de
pastorales et comédies conjuguant, comme Enzina, cadre virgilien et bas populaire
auraient pratiqué leur art dans la cour papale. L’occasion supposée de 1513 à Rome est,
comme le fait remarquer Marzia Pieri, un mythe de filiation sans aucun soutien
historique, par lequel des intellectuels se rapprochent d’une bouffonnerie fantasmée.
Mais dans ces années 1510 à 1520, en effet, Sienne n’ayant pas en ce temps-là de cour
fixe, la cour secondaire que suppose la Villa Farnesina de Chigi, dans la Rome du pape
Léon X serait entre autres à l’origine d’une importation théâtrale siennoise, jouée par
des gens qui, dans les mots de Marzia Pieri : « non sono, intanto, ne intrattenitari di
mestiere [...] ne dilettanti artigiani cultori di teatro [...] ma borghesi semi-colti262». Des
témoignages de pièces pastorales jouées par des actrices et acteurs de Sienne
apparaissent aussi dans la cour Amalfi à Naples, laissant voir la grande mobilité des
« putti e putte senesi » de la Farnesina, ou de leurs confrères et consœurs. Parmi ceux
que Pieri appelle les « pre- rozzi » et que Cristina Valenti désigne comme comédiens
artisans (comici artigiani) dans sa thèse doctorale du même titre263, il y a à Sienne un
certain nombre d’hommes connus et appréciés du Banquier. On trouve en premier lieu
le peintre Leonardo di ser Ambrogio Maestrelli, dit Mescolino, qui composa et publia à
Sienne une farsetta di Calendimaggio en 1511 et une Egloga Pastorale di Maggio en
1512. Les données combinées de son amitié avec Chigi et de la proximité de ces dates
de publication avec l’installation du banquier dans sa nouvelle demeure, à grand renfort
de réceptions, sont pour le moins évocatrices. Nous trouvons aussi Pierantonio Legacci,
261 « I Rozzi accueillis à Rome par Léon X en 1513, distingués en 1531 avec l'emblème du chêne-liège,
augmentée en 1660 par l'incorporation de quatre académies (…) Douze citoyens du peuple,
successeurs des comédiens siennois qui avaient récité leurs comédies rustiques à Rome à la cour de
Léon X, désireux de s’affiner avec d'agréables exercices littéraires et dramatiques, ont commencé la
Congrega dei Rozzi et dicté les premiers statuts. » (Nous traduisons.) Apud Marzia Pieri, « I “pre-
Rozzi”: questi fantasmi », Accademia dei Rozzi, 2013, p. 26-51.
262 « ne sont d’ailleurs ni amuseurs de métier, ni des artisans cultivant le théâtre en dilettante, mais des
bourgeois semi-cultivés » (Nous traduisons.) Ibidem p. 31.
263 Cristina Valenti, Comici artigiani : mestiere e forme dello spettacolo a Siena nella prima metà del
cinquecento, Modena, F,C Panini, 1992.
114
ligrittiere de métier c’est-à-dire propriétaire d’une boutique d’étoffes, qui aux alentours
de 1514 – mais les éditions princeps siennoises ne sont pas datées – commence à
publier des églogues et comédies rustiques, selon les formules des publications mêmes :
une Tognin del Bresta ou Cresta, ou encore une Savina, jouée alla martorella, c’est-à-
dire sous forme de bal paysan. En effet Legacci, comme Mescolino sont aussi reconnus
pour leurs talents musicaux de joueurs de cithare, et mettent en œuvre une dramaturgie
musicale. Le plus connu est sans doute Niccolò Campani, dit Strascino, fils de
fonctionnaires municipaux qui acquit à Rome une envergure toute particulière, se
dégageant du milieu marchand et artisan pour basculer vers la création à temps plein.
Nous le considérerons à part. Moins proche de l’entourage de la Farnesina, mais d’un
profil non moins intéressant, Mariano Trinci dit Maniscalco264 était maréchal ferrant de
son état, à la fois qu’il composait et représentait ses pièces, comme repos, déclarait-il,
du dur labeur manuel265. Il est aussi l’auteur, entre autres, d’une comédie intitulée ni
plus ni moins que Strascino. Tous auteurs et déclamateurs en même temps, ils pouvaient
développer un travail individuel, mais étaient aussi sporadiquement, pour les saisons de
carnaval ou probablement aussi les autres fêtes sur commande qu’on leur demandait
hors de Sienne, à la tête de groupes comiques peu hiérarchisés, ou brigate. Ce mot,
remarquons-le au passage, est celui qu’emploie l’Arétin, proche de la scène siennoise et
de Chigi à Rome, pour prendre congé dans la Cortigiana de 1525. Ces brigate auraient
joué entre rues et places au carnaval et autres fêtes municipales de Sienne, se formant
autour de liens familiaux et amicaux et jouant sans rémunération mais recevant, suppose
Valenti, des contreparties en nature ou en services266. Et c’est à travers cette
264 L’activité de tous ces hommes – et de leurs autres compagnons qu’il serait trop long et lointain de
notre sujet de citer ici – est retracée par Cristina Valenti (1992), Francesca Bortoletti (2012) ou
Marzia Pieri (2013). Des listes assez fournies des éditions et rééditions de leurs comédies et églogues
sont consultables en ligne sur www.data.bnf.fr.
265 Dans le prologue de sa comédie du Vitio muliebre (1518), il explique en effet : « Tal'hor dal caldo e
molesto labore / Tolgo per mio piacer la penna in mano, / Et de Ii studi vostri alcun bel fiore / Vo'
ricogliendo, et mai non fu ragione /D'acquistar fama,o litterale honore. » Mariano Trinci
Maniscalco, apud Marzia Pierini op.cit. p. 33, note 21.
266 En 1531, Legacci, pour ne citer qu’un exemple déclare devant notaire à Sienne qu’il possède « altre
masserizie per la mia brigata », d’autres affaires, donc, (à propos des étoffes qu’il vendait)pour sa
compagnie. Ceci en plus d’une tentative de description de ce que pouvaient être ces groupes
incertains est donnée dans Cristina Valenti, op. cit.p.75
115
configuration que se serait jouée selon Marzia Pieri 267 leur présence, notamment à la
Farnesina, mais très possiblement ailleurs dans la cour toscane de Rome.
Le lieu précis ou approximatif entre Rome et Sienne, la date, l’occasion de
chacune de ces pièces, dont certaines furent sans doute jouées dans les jardins de Chigi,
avec la façade Nord de la Farnesina pour fond, et dont peut-être l’une ou l’autre
coïnciderait – mais comment deviner ? – avec une des occasions immortalisées dans les
correspondances d’Hermenz, Gadio et Grossino, entre 1510 et 1512 : tout cela reste
dans l’incertitude. Mais ces pratiques omniprésentes à Sienne sont à Rome contiguës à
la comédie érudite de palais, exerçant une influence forte sur la scène comique de la
cour papale Médicis et du banquier Chigi. Ce sont, au-delà du détail perdu des
occasions précises, ces personnes, ces statuts sociaux et horizons culturels, qui viennent
nourrir la comicité vernaculaire romaine depuis Sienne et trouver en Rome un
catalyseur, aboutissant à la filiation mythique adoptée en 1531 par la Congrega dei
Rozzi.
Dans un esprit similaire d’association du jeu avec les différents métiers utiles à
la scène, on trouve à Florence la Cazzuola qui, elle, jouait des comédies érudites, et qui
aurait pu – mais comme nous l’avons précisé rien n’est certain – jouer la Mandragore de
1520 à Rome. La Cazzuola est ce qu’on appelle une « compagnia di piacere »268, forme
de sociabilité artistique, une formation à peine plus élaborée qu’un groupe d’amis
artistes partageant les mêmes intérêts. Ils répondent à ce modèle de formation théâtrale
sporadique mêlant les métiers, à ceci près qu’il ne s’agissait pas d’auteurs-acteurs de
drames. Ils seraient plus portés sur l’écriture de chansons et la construction de
scénographies pour des fêtes de carnaval ou des drames d’auteurs extérieurs à leur
communauté artistique : Macchiavelli, Bibbiena ou l’Arioste269. Ce sont donc des
personnes d’arts et d’horizons variés. Si nous reprenons la longue digression de Giorgio
Vasari dans la vie du peintre Rustici, aparaissent comme compagnons les peintres et
architectes Aristotile da Sangallo, Andrea del Sarto, le musicien et chanteur Domenico
Baccelli : « che sonava e cantava ottimamente », Feo le bossu et Pierino joueurs de
267 Marzia Pieri, « Mescolino Maggiaolo : fra il contado di Siena e la Farnesina » in L’attore del
Parnaso : profili di attori-musici e drammaturgie d’occasione, éd. Francesca Bortoletti, Milano,
Mimesis, 2012, p. 381.,
268 Marzia Pieri, op. cit., parle des « compagnie di piacere fiorentine ».
269 Pour rappel, une analyse en détail de la création musicale autour de la cazzuola est donnée dans
Anthony M. Cummings, op. cit.
116
piffaro ou un Giovanni qui jouait du trombonne. Du côté de la parole, nous avons entre
autres Jacopo del Bientina et Giovan Battista di Cristofano Ottonaio, hérauts de la
Seigneurie de Florence.270 Celui de héraut était un métier de la ville lié à la voix, au sens
le plus large. La charge associait temps-là des activités orales diverses comportant la
déclamation de messages et lettres en ambassade à l’intérieur et à l’extérieur de
Florence, la récitation chantée des sonnets moraux lors des repas à la Seigneurie ou – à
l’occasion – la déclamation comique lors des fêtes qui s’y célébraient 271. Se
mélangeaient parmi les rangs de la Cazzuola des puissants – « quelli che andavano per
la maggiore » – comme le frère du pape dont nous avons cité la participation, et des
gens plus humbles – « che andavano per la minore » –. Ils se donnent pour symbole la
truelle, avec à nouveau l’idée de l’art mécanique associée à l’art théâtral. D'avoir été
ceux qui importèrent telle quelle la première mandragore de Florence vers Rome, ce
qui, à nouveau, n'est qu'une hypothèse, ils y auraient renforcé ce modèle bourgeois
toscan, intimement associé aux autres praxis scéniques, de l’histrion artisan ou du moins
de l’histrion comme artisan de la parole.
Un mystère plus épais est celui du déplacement très probable d’histrions
espagnols, avec la papauté d’Alexandre VI au tournant du siècle et l’ample présence de
cardinaux et de pièces. Ce sont malheureusement des histrions aujourd’hui sans nom et
sans visage, qui auraient donné gestes et voix à la Tinelaria, la Trofea la Jacinta et à
l’églogue de Plácida y Vitoriano.
Mais à propos de noms, il est tout de même possible à Rome de glaner, de lettres
en cahiers de comptes, ceux de quelques artistes du jeu à temps plein, aux pratiques
variées, et dont le régime pour ainsi dire professionnel garde une grande part de
mystère. L’existence de bouffons du pape est connue depuis Alexandre VI, mais il n’est
possible d’en dégager des identités et un éventail de pratiques qu’à partir des années
1510, qui nous occupent.
117
Un premier amuseur de cour, rémunéré par le comptable du pape, est en fait
Strascino, de la lignée des comiques artisans siennois – mais nous verrons que plus d’un
bouffon du pape est issu de l’émigration culturelle toscane. « Strascino », qui désigne le
métier des bouchers ambulants, pourrait avoir son origine dans une occupation première
du jeune Niccolò Campani à Sienne, mais cela n’est pas vérifié. Cela pourrait venir
aussi de sa tenue peu soignée, ou encore de l’églogue éponyme qu’il composa vers
1511. Actif et établi à Rome jusqu’à sa mort en 1523, parvenu certainement à la capitale
par l’attraction de la cour du banquier Chigi, il y compose en effet des pièces qu’il joue
lui-même (« Strascino » apparaît comme personnage principal). On conserve, en plus de
vers posthumes, l’églogue de Strascino, la farce comique ou tragique intitulée Magrino,
la comédie du Coltellino et une longue Lamentazione comique sur la Syphilis, qu’il
aurait pu jouer seul devant un public, à la façon du saltimbanque. Toutes Romaines,
toutes datant de 1510 à 1521 les occasions menant à la composition de chacune
demeurent introuvables, et, pour cause, elles sont probablement en partie des construites
a posteriori à partir de ses meilleurs numéros improvisés.
Malgré l’érosion du temps, passée sur les conditions concrètes de sa contribution
aux fêtes, on peut tenir pour certain qu’il était une présence capitale des divertissements
de cour romains et qu’il a sans doute laissé une trace dans les digressions bouffonnes
des comédies de palais que son ami Bibbiena et d’aventure un Torres Naharro écrivirent
pendant les années de Strascino à la cour. Ademollo cite deux lettres ferraraises de 1518
et 1520 montrant diverses fonctions de l’amuseur de palais. Dans la première Costabili,
fait savoir au duc qu’au dernier jour de février, pendant la saison de carnaval qui cette
année-là fut toute privée, et à l’occasion des noces d’Alberto Pio et Franciotta Orsini,
« [d]opo cena si recitò una comedia, et Strasino apresso dixe una sua farsa, ma da se
solo272». Cependant, il pouvait aussi jouer accompagné et, vue la nature collective de
son œuvre publiée, il devait au contraire souvent s’accompagner d’autres histrions.
Justement en 1518, on trouve dans les comptes de Serapica deux paiements à effectuer,
un à Strascino seul et un autre à des compagnons, qui ont dû avec lui quelque farce ou
églogue de sa composition, et dont le seul nommé est un tel Pretino : « duc. cinquanta
dati a Strascino […], e più a Strascino in un’altra partita duc. sessanta per dar al
272 « après le dîner on joua une comédie et Strasino, après, joua une de ses farces, mais tout seul » (Nous
traduisons) « Beltrando Costabili al Duca di Ferrara il primo marzo 1518 », apud A. Ademollo,
op. cit., p. 78.Dans la même missive, costabili reproduit une longue liste d’invités illustres à la fête et
parle de trois énormes tables pour le dîner des noces.
118
Pretino e altri suoi compagni273». Cinquante ducats pour Serapica et soixante pour ses
compagnons, donc274. La lettre de février 1520 est de Paolucci. Il y décrit brièvement un
moment de divertissement quotidien, au repas : « trovai il Papa in mensa che audiva lo
Strascino, con la sua citara, dicendo all’improvviso275 ».
Outre les services et paiements concrets, c’est aussi à travers les les déclarations
de ses contemporains que Strascino apparaît comme un amuseur de talent, et surtout
comme un amuseur à plein temps. Castiglione, dans le second livre du Courtisan,
chapitre cinquante, met dans la bouche de l’ami de Strascino, le cardinal Bibbiena, les
mots qui suivent :
Ché in vero ad un gentilomo non converria fare i volti, piangere e ridere, far le voci, lottare
da sé a sé, come fa Berto, vestirsi da contadino in presenzia d’ognuno, come Strascino ; e tai
cose, che in essi son convenientissime, per esser quella la lor professione276.
Ce déguisement de paysan, qui n’est pas sans évoquer ceux qui ouvrent les comédies de
Torres Naharro, est d’ailleurs corroboré par des vers posthumes de Strascino lui-même,
conventionnellement intitulés « Il C. A. CA ». Probablement composés sur une
performance de rue, il s’y met abordant les passants romains grimé en paysan de
Romagne, prétendant vouloir apprendre à lire. La quatrième Strophe commence par
« Benchè vestito io sia da Romagnuolo »277. Tel que le perçoit Castiglione, et peut-être
Bibbiena avec lui, Strascino aurait bien eu comme occupation principale de se grimer
devant un public, dans la rue, dans un salon devant les courtisans ou accompagné d’une
cithare en petit commité avec le Pape. Ce que corroborent les gratifications en argent
273 En 1518 figure sur les cahiers de comptes de Serapica Apud Francesca Bortoletti, « lo spazio degli
attori : nomadismo e indentità » in L’attore del Parnaso : profili di attori-musici e drammaturgie
d’occasione, éd. Francesca Bortoletti, Milano, Mimesis, 2012, p. 73, note 49.
274 GL de’Magistris, detto Serapica, Spese numerarie di Palazzo, Arch. Di Stato di Roma, f. 64r apud
Francesca Bortoletti, « lo spazio degli attori : nomadismo e indentità » in L’attore del Parnaso :
profili di attori-musici e drammaturgie d’occasione, éd. Francesca Bortoletti, Milano, Mimesis, 2012,
p. 73, note 49.
275 « je trouvai le Pape à table qui écoutait Strascino improviser des vers à la cithare ». (Nous
traduisons.) « Alfonso Paolucci al duca di Ferrara il 18 febbraio 1520 » apud A. Ademollo, op. cit.,
p. 79.
276 «Car, en vérité, il ne convient pas à un gentilhomme de faire des grimaces, de pleurer et de rire,
d’imiter des voix, de faire semblant de se battre contre soi-même, comme Berto, de s'habiller comme
un paysan devant tout le monde, comme Strascino; et autes choses en ce genre, dans leur cas sont fort
convenables, car telle est leur profession. » (Nous traduisons.) Baldassarre Castiglione, op. cit.,
p. 157.
119
qu’il aurait reçu en échange278. Développant un jeu parfois très proche de ce qu’on peut
lire dans les comédies longues, il était néanmoins lui-même son propre rôle, asseyant à
la cour sa réputation d’homme facétieux279. Sa présence théâtrale, quoiqu’elle pût passer
par une fiction théâtrale prédéfinie par une scène et un texte, ne se limitait pas à ces
éléments. Il devient après sa mort un véritable référent de la culture des plaisirs
courtisans romains. Il apparaît à plusieurs reprises dans La Cortigiana de 1525. Le
bonimenteur d’histoires au premier acte, crie, entre autres titres :« Egloghe di
Trasinio ». Plus loin, au second acte, Grillo commente, à propos de Messer Maco:
« Veramente gli è, come disse la buona memoria de Strascino, un maccherone senza
sale, senza caseo e senza fuoco. »280 Ainsi, l’Arétin le retient autant comme auteur que
comme forgeur de mots d’esprit à la volée. D’autres nourrirent sa réputation de maître
du contrasete tragi-comique. Ainsi, de façon significative en termes de porosité
générique entre théâtre et novella, il est cité à plusieurs reprises par Matteo Bandello.
Dans la dédicace qu’il fait à Pietro Barignano avant la vingt deuxième nouvelle de son
premier tome, il explique que la nouvelle qui suit lui aurait été contée par Strascino à
Mantoue, lorsque celui-ci rentrait à Rome après un voyage à Milan. La nouvelle,
tragique, se passe d’ailleurs à Sienne et il y est question du mécène Agostino Chigi (ou
Ghisi). Dans le troisième volume, quarante-deuxième nouvelle, narrant une anecdote
survenue chez la courtisane Imperia Cognati à Rome, Bandello précise que Strascino
l’aurait initiée à la poésie vulgaire281.
Moins improvisateur, mais auteur-acteur lui aussi, un autre personnage exerçant
le métier de la scène à la cour papale est Francesco de’Nobili. Son nom de scène était
277 « Il C A, CA » v.24. L’édition des œuvres complètes de Niccolò Campani par Curzio Mazzi (Sienne,
Gati, 1878) est consultable en ligne [https://books.google.fr/booksid=t27NAAAAMAAJ&pg=PR12
&dq#v=onepage&q&f=false]. Nous tenons à préciser que toute une série de travaux critiques : Mazzi
(1878), Ademollo (1886), Mazzei (1922), Cruciani (1983), Marzia Pieri (2013) parlent d’un Strascino
« mascherato » en paysan et appellent souvent ce poème « la mascherata del C. A. CA ». Il est vrai,
qu’ici, dans la rue et pendant le carnaval, un masque physique aurait eu sa place. Si on ne trouve
aucune mention de masques pour les comédies de palais, les pantomimes entre les actes pouvaient
comporter des masques et dans la rue lors du carnaval, les défilés de masques et les promenades
masquées étaient d’usage. Et, toujours en 1518, Chigi écrit au duc de Ferrare qu’il attend des
masques, spécialité ferraraise, dans doute pour des bals (Ademollo, 1886, p.76). Mais absolument
rien n’en est précisé dans le « C. A. CA » de Strascino ni dans le livre de Castiglione qui
indirectement y renvoie.
278 Il aurait pu y avoir en plus de cela logement et couvert, mais il ne reste pas suffisamment de données
pour trancher à ce propos.
279 La notion de la facétie et de l’homme facétieux revient très souvent dans les textes décrivant la
culture courtisane du rire au premier XVIème siècle. Tout en restant dans Il Cortegiano, nous pouvons
120
Cherea, probablement pour le personnage de l’Eunuque de Térence, de la même façon
que Tommasso Inghirami avait reçu en jouant Sénèque le surnom de Fedra. Selon le
bref compte rendu que donne Cruciani de son activité professionnelle 282, il était à Venise
en 1508, où il aurait joué Les Ménechmes et Asinaria, en traduction italienne,appréciées
par Marino Sanuto dans ses Diarii. Puis, en 1512 et 1513 il aurait joué à Florence : une
tragédie et une comédie pastorale lors de noces et encore une pastorale chez Gaspare
Sanseverino dit Capitan Fracassa. Il réapparaît à Florence encore en 1518, mais
habiterait à Rome entre 1514 et la mort de Léon X. On en retrouve la trace en février
1522, date où il joue dans une première représentation de Mandragola à Venise. Il y
serait resté jusqu’à ce qu’en 1532, Sanuto informe que l’acteur est en Hongrie. Il
semblerait donc que ce Cherea ait voyagé au gré des mécénats. Et cruciani d’ajouter :
Si delinea quindi, con una certa precisione, la figura di un attore che possiamo chiamare
professionista, che ha un suo repertorio, i cui spettacoli sono a pagamento, colto, celebre e che
raduna una compagnia (dato che si parla di « Cherea et compagni »)283.
121
Rome vient avec cette lettre d’Agostino Gonzaga au marquis de Mantoue, le 15
décembre 1514 où il est question des spectacles prévus pour le retour à Rome d’Isabella
d’Este après son passage à Naples:
la comédie vulgaire sera une composition nouvelle en vers, d’un jeune homme qui se fait
appeler Cherea et qui à mon souvenir jouait déjà à Mantoue dans les comédies de Votre
Excellence284.
Non seulement ces mots donnent la nouvelle de sa présence à une autre cour italienne,
celle de Mantoue, quelque part avant 1514, mais ils révèlent aussi sa présence auprès du
pape à Rome, en tant qu’auteur de vers dramatiques. Dans un espace culturel où on
représentait alternativement des comédies en vers et en prose sans leur attribuer,
semblerait-il, des statuts différenciés, nous remarquons que Cherea et Strascino font
tous deux le choix des vers.
Plus pertinente pour cette étude est sa présence sur scène dans les appartements
du Cardinal Cibo pour la représentation en 1519 de I suppositi, témoignant d’une
position à Rome de comédien stricto sensu de pièces de palais en vulgaire, jouant dans
des comédies nouvelles qui n’étaient pas les siennes. L’étude de Klaus Neiiendam sur
les comptes de cette année-là ne révèle que le paiement de vingt ducats pour Cherea, ce
qui pourrait vouloir dire plusieurs choses : peut-être le paiement était-il en fait collectif,
comptant derrière un seul nom un groupe d’histrions de métier que de’Nobili dirigerait
et tombés depuis dans l’anonymat, mais en comparant ces vingt ducats avec la
soixantaine reçue par Strascino pour toute sa troupe 285, il nous semble peu probable que
cela soit le cas. Il est possible aussi que les autres artistes, n’étant pas sous la protection
du pape, fussent payés autrement. Ou peut-être l’acteur participait-il en tant que vedette
dans une équipe relevant d’un mélange d’acteurs rémunérés, non rémunérés, nobles,
roturiers, protégés ou futurs égaux des puissants qui regardaient. Rappelons au passage
122
que cette notion de mélange est projetée en rétrospective sur des praticiens qui ne sont
réduits en catégories distinctes que pour les besoins de l’étude.
Un homme difficile à réduire à une catégorie parmi les hommes facétieux de la
cour papale est Mariano Fetti, dit fra’Mariano. Florentin d’origine, il aurait été barbier
de Laurent le Magnifique, ce qui lui vaut dans La Cortigiana le surnom de
« barbierario », que lui donne Rosso286. Il entra au tournant du siècle dans l’ordre des
frères prêcheurs, sans cesser de servir les Médicis, dont il aurait suivi jusqu’à Rome le
fils cadet, futur pape Léon X, au temps où celui-ci reçut la pourpre cardinalice. Parvenu
donc au statut de bouffon de cour par le biais de son service auprès de la grande famille
florentine, fra’ Mariano serait la figure de proue de toute une série de frères dominicains
intégrés à la sociabilité courtisane romaine en tant que personnes facétieuses. Il se
distinguait par une mise en scène de soi fondée encore une fois sur des improvisations,
qui ne se présentaient pourtant pas toujours sous forme de vers et qui se faisaient sans
autre costume que sa soutane – contrairement à Strascino –, mise en scène de soi qui
passait souvent par le ventre. Cruciani cite des exploits – probablement exagérés par les
témoins – tels que manger un pichon d’une seule bouchée ou engloutir vingt chapons et
quatre cents œufs au palmarès du frère dominicain, instigateur notoire de batailles
d’aliments287.
Mais fra’ Mariano était aussi capable de délires et facéties du discours. On peut
en lire, à l’image de ce qu’il pouvait faire à l’oral, dans sa correspondance. Dans une
lettre qu’il écrit au marquis de Mantoue le 10 janvier 1519, comme il a déménagé dans
les chambres du palais Cibo au Vatican que l’on appelait « L’Officio del Piombo » fra’
Mariano explique qu’il est devenu alchimiste, à son grand âge, transformant le plomb en
or, et que bientôt avec ses bénéfices il pourra faire construire une église toute en ivoire
avec une chapelle recueillant les plus saintes reliques, que sont les dossards et foulards
du palio auquel le jeune Federico, fils du marquis, avait participé. Lui-même et ses
contemporains désignent sa forme d’amusement particulière comme « capriccio », le
caprice : des actions et de paroles spontanées et outrancières en vue desquelles sa
présence était réclamée à toutes sortes d’occasions de plaisir : chasses, repas, bals,
promenades et banquets. Avec ces caprices, Mariano Fetti revendique une forme de
286 Acte III, scène 8 : voir page 95 du présent travail. C’est l’Arétin qui affirme cette occupation de Fetti
dans son Ragionamento delle corti ainsi que dans le Testamento dell’Elefante.
287 Cf. F. Cruciani, op. cit., p. 474.
123
folie, véritable paradigme artistique et philosophique de son temps. Au même moment
où Fetti développe à Rome ses Capricci, rappelons-le, est publiée à Paris l’Éloge de la
folie d’Erasme de Rotterdam, et dans cette lettre du 10 janvier 1519, le dominicain
prend congé comme suit : « Rachomandovi e’ caprici e il tener ferma la pazia
solita288 ». À propos de cette folie, Castiglione emploe le terme de « doctirne » de fra’
Mariano289. Nous avons encore une fois un homme qui, avant toute autre chose,
consacre sa vie à l’amusement.
S’il n’est pas, à notre connaissance, parmi les acteurs des comédies du Vatican, il
en est une figure histrionique tutélaire. Selon l’interprétation de Pasquale Stopelli, la rue
où se passe l’action de la Mandragola de Machiavel étant la rue dello Amore, l’église
qui y apparaît serait l’église dominicaine de Santa Maria novella, ce qui ferait du
personnage de fra’ Timoteo un frère prêcheur, comme fra’Mariano 290, sachant que Fetti,
pour y être né, participait aussi du panorama culturel de Florence. Mais tel n’est
certainement pas l’hommage à fra’Mariano le plus évident. Nous avons déjà évoqué
dans ce travail le rideau que Raphaël peignit pour I Suppositi, représentant le bouffon
jouant avec des diables et l’inscription « Voici les caprices de fra’ Mariano ». Sans qu’il
monte sur scène, c’est néanmoins sous les auspices du fou du pape que toute la
représentation est ainsi placée. Fetti est aussi un des auteurs cités dans la scène quatre
du premier acte de La Cortigiana, celle du bonimenteur d’histoires. L’Arétin y fantasme
la publication des caprices en huitains,« I Capricci di fra’Mariano in ottava rima » : en
effet, il n’y eut aucune publication de ces moments d’humour du frère, qui aurait
néanmoins écrit des vers envoyés par courrier – et perdus. Par cette fiction livresque,
néanmoins, l’Arétin l’élève, parmi d’autres bouffons, au titre de parrain de sa comédie
en cinq actes. Et pour cause : au même acte, à la scène seize le poissonnier que Rosso
tente d’embobiner déclare qu’il a déjà fait des affaires avec le dépenseur de fra Mariano.
Sur le jeu de Rosso, donc, Mariano aurait une longueur d’avance. L’Arétin l’encense en
tant qu’éclaireur, qu’exemple à suivre dans la folie, dans l’outrance et dans le rire.
288 « N’oubliez ni les caprices, ni de garder toujours la fermeté de votre folie habituelle ». (Nous
traduisons)
289 « e se la vena di pazzia che scopriremo sarà tanto abundante che ci paia senza rimedio, l’aiutaremo
e, secondo la dottrina di fra Mariano, avremo guadagnato un’anima, che non sia poco guadagno. »
Baldassarre Castiglione, op. cit., p. 20.
290 Voir note 190 du présent travail.
124
Certaines autres figures se dessinent à contre-jour, comme celle de Camilo
Querno auteur des Alexias perdues qui lui auraient valu le surnom d’Archipoeta291. À en
juger par le témoignage de Paolo Giovio dans sa vie de Léon X, il aurait lui aussi
improvisé des vers sur appel292. Comme celle de Maestro Andrea, le bon ami de
l’Arétin, dont Fabrizio Cruciani conclut, après croisement de multiples sources
partielles, « l’Andrea veneziano è pittore, buffone, recitatore di poemi suoi e di altri » D’
autres comme Proto ou Cristoforo, comme ce « frate della commedia293». qui reçut deux
ducats en mars 1519, comme Rosso, Il Cappa ou Mercurio, demeurent en tant que noms
ou anecdotes. Perdus entre les mailles de l’histoire, ils sont, pour certains, récupérés à
l’occasion par la plume de l’Arétin dans un portrait théâtral vivant, prouvant
l’importance de leur caractère individuel au sein de la cour, malgré le silence
biographique qui les entoure.
La cour des bouffons, au sens large, par sa participation à différents degrés dans
les comédies de palais dont il est question ici, en établit la filiation secondaire avec leur
propre forme spectaculaire diffuse, sans barrière fictive ni distinction claire entre
personne et personnage. Ces bouffons brouillent surtout les limites de la formation ou
naissance du jeu d’acteur théâtral avec celle de la commedia dell’Arte, car, sans que l’on
puisse toujours parler d’acteurs de théâtre, ces hommes font du théâtre, du spectacle
rémunéré, en tant qu’ amuseurs à plein temps. Sur l’identité professionnelle des
bouffons, Cruciani Affirme :
291 Un autre dominicain, Cosimo Barballo, fut couronné archipoète lord d’une cérémonie burlesque au
Capitole, où il est couronné avant de repartir sur le dos de l’éléphant Hanon. Une description est
donnée dans l’Orpheus de Domenico Gnoli (1938, p. 114 et sqs apud Cruciani, op.cit., p. 476)
292 Paolo Giovio, op. cit., p. 85.
293 Nous renvoyons à l’étude de Klaus Neiiendam sur les comptes de Serapica, reprise par F. Cruciani,
op. cit., p. 452.
294 « bouffon est une définition générique, qui comprend des personnages nombreux et différents: du naïf
moqueur au parasite rusé qui accepte la plaisanterie, du «fou» au professionnel du rire; et il semble
presque, d'une certaine manière, impliquer aussi l'acteur [...] dans la profession commune du plaisir. »
(Nous traduisons.) Ibidem, p. 474.
125
Il existerait dans ces sphères-là une conscience de métier héritée d’une notion
médiévale du jeu – entre histrion, chanteur, poète et raconteur d’histoires – qui se
trouverait prise dans la transition vers l’espace physique et mental du théâtre. De la
même façon, donc, que des musiciens professionnels, que des danseurs ou des
architectes et peintres de métier convergent dans la fabrication des fêtes comiques, des
personnes relevant des métiers du verbe, poètes, universitaires ou amuseurs du
quotidien courtisan – dans des positions de parasitisme propres à l’économie de la cour
– y auraient convergé aussi, se partageant une même fonction : celle d’histrion.
La question, difficile à résoudre mais qu’il vaut la peine de se poser est donc
moins celle d’une professionnalisation, car un jeu professionnel existe, et plus celle
d’une spécialisation toujours en cours. De la même façon que, pour Fabrizio Cruciani, le
théâtre ne saurait naître du théâtre, le métier du jeu ne saurait naître du jeu. Il fait
d’abord partie des différentes compétences de plusieurs métiers et statuts qui auraient
convergé dans le jeu comique : du bouffon polyvalent au jeune humaniste en passant par
la figure de l’auteur-déclamateur que représentent Cherea ou Strascino. Raimondo
Guarino, dans son ouvrage sur les espaces, cultures et mémoires du théâtre occidental,
parle quant à lui de décomposition puis recomposition de profils divers :
Chi abbia avuto la ventura di occuparsi dell’attore prima dei comici dell’Arte e di Molière,
del recitante premoderno, per usare una formula sintetica, sa che l’unità di ciò che
chiamiamo attore, va ricomposta dallo smembramento di profili diversi : portatori di simboli
e di carisma, detentori di abilià, narratori dal vivo, ciarlatani e altri cacciatori
dell’attenzione, sono soggietti partecipi di coalizioni transitorie, nelle corti o nelle strade295.
Nous retenons cette l’idée, centrale, de « coalitions transitoires », destinées à mettre les
aptitudes en commun, le temps d’une soirée, au service d’une fête.
295 « Quiconque a eu la chance de travailler sur l'acteur avant les comédiens de l'Art et Molière, sur
le déclamateur prémoderne, pour utiliser une formule synthétique, sait que l'unité de ce que nous
appelons acteur doit être recomposée par le démembrement de profils différents: porteurs de
symboles et de charisme, porteurs de savoir-faire, conteurs, charlatans et autres êtres en quête
d'attention participent à des coalitions éphémères, dans les cours ou dans les rues. »(Nous
traduisons.) Raimondo Guarino, Il teatro nella storia: gli spazi, le culture, la memoria, Roma ; Bari,
Laterza, 2005, p. 101.
126
II- COMÉDIES DANS LEUR PROPRE FÊTE
REFLET D’UNE VARIÉTÉ SPECTACULAIRE (MODULARITÉ, INFILTRATION,
COEXISTENCE)
Les poétiques dramaturgiques développées dans ces contextes, bien que variées,
ont ceci en commun qu’elles s’articulent souvent par segments, en un conglomérat de
moments d’action plus ou moins étroitement ficelés pour créer des trames. Prises dans
l’enchaînement contrasté des journées de réjouissances, dans celui qu’enclenchent à leur
tour les moments de fête courtisane, les comédies incorporent en leur sein cette
modularité en tant que langage poétique. Si le théâtre ne naît pas du théâtre, c’est qu’il
prend forme en se nourrissant de tout ce qui l’entoure.
Entrons dans la lettre de ces comédies, donc, d’abord du point de vue de leur
variabilité conjoncturelle, en faisant un sort aux implications pratiques d’avoir des
pièces aux pièces détachables. En effet la modularité de ces pièces se révèle tout
d’abord en tant qu’elle crée une tension entre le texte, qui se veut poème fixé dans la
forme que son auteur aurait parfaite, et la fête qui mène les praticiens – parmi lesquels
se trouve souvent l’auteur même – à le changer et l’ajuster pour qu’il s’y intègre. Nous
avons déjà évoqué les changements poétiques, les gains et pertes du passage de la scène
au livre, au moment de constater l’effacement du plateau lors de la publication. L’envers
de cette monnaie, pourtant, est la quantité de pistes que ces textes fournissent sur leur
rapport à la scène – le plus souvent une scène connue à l’avance – et sur les
remaniements opérés ad hoc pour celle-ci. Autour de la poétique propre au théâtre écrit,
surtout avant l’existence d’une forme textuelle codifiée propre au théâtre, nous nous
limiterons à rapporter ici la formule englobante et synthétique donnée – en résumant
127
Chartier296 – par Sara Sánchez-Hernández dans son intervention lors des journées du
théâtre classique d’Almagro en 2016 :
En parallèle à ces versions « monument » et en tension avec leur volonté par des
publications figées – ou presque – d’ériger en œuvre littéraire ce qui était un moment
d’amusement, vit toujours et se déforme la lettre des représentations successives. Ceci
dans le cas de celles (Calandria, Madragola, Suppositi) qui en connurent plusieurs, au
gré de la circulation croissante des comédies de ville en ville. L’exemple le plus clair de
ceci est l’histoire du prologue de la Mandragola de Machiavel. En 2005, Mario
Martelli, ayant regardé de près le prologue publié de Mandragola, avance que :
ci si trova di fronte non ad uno ma a due prologhi che, approntati per due diverse
rappresentazioni, siano stati o riuniti in uno solo […] complice ed occasione l’identità del
metro, dal copista dell’archetipo, o […] messi l’uno dopo l’altro dallo stesso Machiavelli :
il primo, comunque – il primo, intendo, cronologicamente –, costituito dalle ultime cinque
stanze ; il secondo dalle prime tre298.
Celui-ci est un argument fort pour considérer que les deux premières représentations de
Mandragola durent avoir lieu dans une période de quelques mois à peine, pour que
deux prologues existent au moment de faire la première copie manuscrite pour
diffusion dans Florence. Mais on comprend surtout à quel point l’argumento – ou
296 Roger Chartier, Publishing Drama in Early Modern Europe, London, The British Library, 1999.
297 « c’est un mode de conservation de son œuvre [celle de Juan del Encina, ici], un « monument » qui
cherche à préserver plutôt que à servir de directrices pour une mise en scène postérieure, ce qui
résulte en une considération exclusive du texte comme œuvre littéraire et non pas théâtrale. » (Nous
traduisons.) Sara Sánchez-Hernández, « A cantar, dançar, bailar. La música en diálogo con los textos
teatrales de Juan del Encina » in Felipe B. Pedraza Jiménez, Elena E. Marcello et Rafael González
Cañal, El teatro en tiempos de Isabel y Juana (1474 -1517), Ediciones de la Universidad de Castilla
La Mancha, 2017, p. 177-192, p. 186.
298 « On est face non pas à un mais à deux prologues qui, confectionnés pour deux représentations
distinctes, auraient été soit regroupés en un seul […] grâce à l’identité métrique, par le copiste du
modèle [il s’agit du manuscrit Laurenziano Redi 129] soit […] placés l’un après l’autre par
Machiavel lui-même : le premier – dans l’ordre chronologique, s’entend – correspondant aux cinq
dernières strophes ; le second, aux trois premières. » (Nous traduisons.) Mario Martelli, apud Niccolò
Machiavelli, Teatro,op.cit., p. 39.
128
prologo e argumento, ou proemio, ou encore introito299 – est un moment flexible,
ajustable, échangeable dans le but d’établir une entrée en matière au plus près du
public. Le 26 décembre 1525, en effet, Francesco Guicciardini écrit à Machiavel :
Vedrà la compagnia fra pocchi dì. E perché non si accordano allo argumento, quale non
inenderebbono, ne hanno fato un altro, quale non ho visto ma lo vedrò presto ; e perché
desidero non sia con l’acqua fredda, non credo possiate errare a ordinarne uno altro
conforme al poco ingegno delli auditori, e nel quale siano più preso dipinti loro che voi300.
Machiavel envoya le 3 janvier à Faenza quatre madrigaux – dont deux nouveaux et deux
ayant été chantés pour la Clizia – pour qu’on les chantât entre les actes, et une chanson
qui devait remplacer cet « argumento ». Si les spectacles comiques ne manquent jamais
de s’ouvrir sur l’arrivée d’un ou plusieurs personnages se chargeant d’accueillir le
public, de résumer la trame et de présenter les personnages, dans la plus fidèle
émulation de Plaute et de Terence, il n’en demeure pas moins que ce prologue, en cela
qu’il est la cornice des comédies – pour emprunter la terminologie des novelle qui
nourrissent grand nombre de trames –, est une pièce détachable du reste du drame. Tant
et si bien, que nous trouvons certains prologues exclus dans un premier temps de
l’œuvre publiée. Dans le cas de l’Égloga de Plácida y Vitoriano, qui fut bien
représentée avec un prologue, celui-ci ne dut pas d’emblée être considérée par l’auteur
ou ses imprimeurs comme partie du poème mais comme élément ancré dans la
contingence de la fête – et pour cause, jusqu’à Plácida y Vitoriano aucune églogue
d’Encina n’avait été publiée avec un prologue. En effet, les premières éditions n’en
rendaient pas compte. Autour de 1518-1520 seulement, une édition – attribuée à Alonso
Melgar, de Burgos – précise : « agora nuevamente emendada y añadido un argumento
siquier introducido de toda la obra en coplas301» et comporte l’entrée de Gil Cestero.
299 Si ent théorie le prologue correspondrait aux paroles d’accueil et mots d’esprit du présentateur, avant
de passer au résumé de la pièce entière, qui serait l’argumento, sous la plume des contemporains l’un
des termes vient souvent désigner tous les propos introdisant l’action, indistinctement.
300 « La compagnie arrivera dans quelques jours. Et comme ils ne sont pas d’accord avec le prologue,
lequel ils n’arriveraient pas à comprendre, ils en ont fait un autre, que je n’ai pas lu mais que je lirai
bientôt ; et comme je veux éviter les cdouches froides, je pense que vous ne pourrez que gagner à en
composer un autre adapté au peu d’esprit du public, et qui ferait leur portrait, plutôt que le vôtre. »
(Nous traduisons.) A. Guicciardini, oir note 49, p. 28 du présent travail.
301 « Maintenant corrigée et complétée d’un prologue, toute l’oeuvre étant au demeurant introduite en
couplets de vers ». (Nous traduisons.) Juan del Encina, Égloga nuevamente trobada por Juan del
Enzina : en la cual se introducen dos enamorados, llamada ella Plácida y él Victoriano, s. l., s. e., s.
129
Mais, de façon malheureusement moins visible après le passage des siècles,
d’autres parties pouvaient être considérées comme amovibles, dès la toute première
représentation de la pièce, et sous la surveillance de l’auteur lui-même. C’est le cas
lorsqu’en 1513 Baldassare Castiglione, qui venait de diriger les artistes de la fête
urbinate où la Calandria fut jouée pour la première fois, écrit à Ludovico Canossa :
E perché il prologo suo venne molto tardi, né chi l’avea a recitare si confidava impararlo, ne
fu recitato uno mio : il quale piaceva a costoro. Del resto poi si mutorno poche cose, ma pur
alcune scene, che forse non si potevano recitare : ma poco o niente, e lassossi nel sito suo
quasi totalmente302. (Nous soulignons.)
130
de la scène donnée dans la même missive303 – un problème de temps, au sein d’une fête
qui comptait trois pièces de théâtre en une seule soirée, chacune comportant des
numéros de danse, des musiques, et provoquant inévitablement un temps de transition
avant la pièce suivante. Cette multiplication des numéros, dans la compétition entre les
cours pour donner les fêtes les plus élaborées, pouvait aboutir – nous avons pu le lire
dans le cas de Rome dans les lettres de de Picenardi ou de Stazio Gadio 304 – à des
spectacles de trois ou quatre heures, sans compter le reste des divertissements de ces
mêmes soirées – banquet et bal le plus souvent. Il semble donc logique d’avoir à ajuster
la part du drame dans le temps global du spectacle, et le temps de ce spectacle par
rapport aux autres, pour que tout cela tînt en un soir. Il est illusoire de se demander à
quelle échelle exactement la refonte du texte proposé pouvait être pratiquée ou si, en
plus de couper, les acteurs pouvaient faire des ajouts (et de quelle envergure?). Mais si
Castiglione considère que sa proposition, comportant l’élimination de plusieurs scènes –
« alcune » indiquant certainement plus de deux –, touchait « poco o niente » au texte,
nous pouvons du moins avoir la certitude que les auteurs, en confiant leur texte au reste
des praticiens, devaient s’attendre à une sélection parmi leurs scènes, à un remaniement
systématique du texte. Ainsi devaient-ils écrire dans la conscience de cette perspective
pratique, proposant des moments comiques à prendre ou à laisser.
Conçues ainsi, toujours dans l’horizon d’une fête plus grande et variée, ces
comédies ne sont pas seulement soumises à ces constructions festives par segments
d’art. Elles y baignent et en émanent. Ceci d’un point de vue pratique, mais aussi – et
cela nous semble autrement plus fécond – en tant que prémisse poétique. La logique des
numéros insérés dans l’action dépasse, à notre sens, la seule prévision de potentielles
coupes, d’éventuels déplacements et modifications de passages du texte. Il y a, dans les
comédies que l’on jouait à Rome en ce temps-là une capacité à accueillir ces variations
participant de la forme esthétique des réjouissances mêmes. Nous retrouvons ceci dans
les églogues sans actes comme dans les pièces en cinq actes, dans les comédies venues
du Nord, cherchant plus activement une unité d’action, comme dans les drames romains
303 Il y est question, en effet, d’une « città bellissima, con le strade, palazzi, chiese, torri, strade vere :
et ogni cosa di rilievo[…]. » Ibidem, p.345.
304 Respectivement, 15 février 1510 et 21 octobre 1512, voir p. 31 et 34 du présent travail.
131
ou espagnols à Rome, aux actions entrelacées ou enchâssées. Et c’est d’ailleurs à partir
du rapport au contexte qu’entretiennent leurs diverses formes poétiques que l’on peut
trouver une cohérence entre elles305. Ces poétiques jureraient soixante ans plus tard avec
la rigoureuse progression logique de la trame d’un Candelaio de Giordano Bruno, qui
dans sa préface affirme avoir fait un seul tissu à partir des diverses matières morales de
ses personnages306.
Pourtant, parallèlement à la composition de ces formes théâtrales, une première
littérature programmatique sur les comédies, dérivée principalement de la lecture
d’Horace et des pièces des Anciens, voit le jour. En 1502 à Paris, notamment, paraît une
édition des comédies de Terence par l’humaniste belge Josse Bade, dont la longue
préface, retraçant dans le détail l’histoire et les usages de la comédie latine, constitue
selon la formule de Laure Hermand-Schebat « un art poétique en miniature »307,
préconisant la clarté, la cohérence et l’univocité :
Pour que la pièce entière soit adéquate elle aussi, il ne suffit pas que chacune des parties
soit convenable et bien travaillée, mais il faut que celles-ci trouvent aussi entre elles la
cohérence adéquate et s’emboîtent l’une dans l’autre d’une façon convenable. Si dans un
tableau il ne suffit pas de peindre une belle tête, ni de belles mains, ni que tous les membres
pris séparément soient bien faits si, en les réunissant, ils n’arrivent pas à reproduire la forme
que doit avoir un corps, de la même façon il ne suffit pas pour faire un bon poème de
composer de bons vers [...] si la structure en son ensemble n’est pas cohérente. […] Il est mal
venu de proposer dans une comédie, qui doit être comprise en une seule fois, des sujets
compliqués comme Plaute le fait presque toujours. C’est pour cela que Donat fait tout
particulièrement l’éloge de Terence sur ce point et le préfère à Plaute qui, en effet, propose
souvent des sujets compliqués ; Terence est plus clair [...]308
305 Nous renvoyons, par rapport à l’affirmation d’une cohérence par le contexte, à l’introduction du
présent travail.
306 Voici les premiers mots du prologue de la comédie :« Son tre materie principali intessute insieme ne
la presente comedia : l’amor di Bonifa’, l’alchimia di Bartolomeo e la pedanteria di Manfurio. »
Giordano Bruno, Il Candelaio, in Nino Borsellino, (éd.). op. cit., p.296.
307 Laure Hermand-Schebat, « Le commentaire de Josse Bade aux comédies de Térence », Exercices de
rhétorique , vol. XI, 2017. [En ligne : http://journals.openedition.org/rhetorique/562]
308 Nous traduisons à partir du texte intégral des Praenotamenta Terentii proposé dans une traduction
espagnole de José manuel Ruiz Vila en annexe de Bartolomé de Torres Naharro, op. cit., p. 995-1082,
p. 1072.
132
La diffusion de ces Praenotamenta Terentii de Josse de Bade, qui fut ample parmi les
intellectuels d’Europe entière309 et servirent de précepte pour la composition de ces
pièces nouvelles, n’implique certainement pas une application systématique de ces
préceptes dans les spectacles comiques de palais. Lorsqu’ils sont pris en compte, ils se
dressent, tout comme le fait le modèle spatial vitruvien, en idéal conçu dans la
composition comme horizon et non pas comme principe. Notons par ailleurs que cette
simplicité conseillée ne se traduit pas pour l’heure de façon concrète par l’unité stricte
de l’action. Ni Josse Bade, ni Bartolomé de Torres Naharro dans son « proemio »
programmatique à la Propalladia n’imposent d’unité d’action à proprement parler, là où
la structure en cinq actes ou l’unité de temps sont préconisés sans ambages. En effet, si,
à l’exception du double décor et de l’action étendue sur quelques jours dans Plácida y
Vitoriano, les unités de temps et de lieu sont généralement adoptées, l’action est, quant à
elle, plus variable, mâtinée de passages superflus pour la trame principale, ou encore
multiple. Les comédies de l’Arioste et de Machiavel cherchent une certaine unité – ou
du moins concentration – dans l’action. Il s’agit dans I Suppositi de la façon dont le
stratagème d’échange entre le maître et le serviteur est percé à jour. Mais y concourent
plusieurs trames mineures, confluant vers l’intrigue principale : le Siennois trompé par
Dulippo pour jouer Filogono, l’arrivée du véritable Filogono, la colère de Damone, qui
renvoie la nourrice et enferme sa fille, la rivalité du jeune premier Erostato avec
Cleandro. Il en va de même pour Mandragola. Le moteur premier de la pièce est
l’astuce de la décoction de Mandragore, permettant à Callimaco de coucher avec
Lucrezia, et chaque scène, savamment liée à la précédente et à la suivante par l’avancée
de cette intrigue, y concourt. Si le parasite Ligurio et le serviteur Siro s’engagent sur
différentes pistes, c’est en ne perdant point de vue les desseins du jeune homme. Dans la
Calandria, en revanche, nous voyons s’entrelacer la trame des amours adultères de
Fulvia et Lidio, celle – qui place le public en attente tout au long de la pièce – des
retrouvailles des jumeaux et enfin, une ligne de jeu dépourvue de progression
dramatique qui est celle des farces que Fessenio fait subir à Calandro. S’entrelacent
309 Bartolomé de Torres Naharro, en particulier, fut lecteur de Josse Bade et semble titrer sa connaissance
du théâtre romain des Praenotamenta Terentii, à en juger par les multiples coïncidences entre ce texte
et le Proemio à la Propalladia. Torres Naharro fit même écrire par l’humaniste Barbier une
recommandation de sa Propalladia à Josse Bade, qui figure parmi les seuils de la princeps
napolitaine. Reproduite par aussi par Julio Vélez Sainz, en latin et en espagnol dans Ibidem,
p. 973-977.
133
aussi la multitude de petites quêtes de tous les personnages du tinelo de Bartolomé de
Torres Naharro, les deux ambiances, la royale et celle des bergers, qui s’alternent d’une
jornada310 à l’autre dans la Trophea, les événements de chacune des maisonnées mises
en scène dans La Cortigiana – celles de Parabolano, de Messer Maco, de Togna et
Ercolano et dans une moindre mesure de Maggiorina. Dans l’Égloga de Plácida y
Vitoriano, le seul fil dramaturgique à proprement parler est celui des deux amoureux,
mais des scènes apparaissent insérées dans l’action – le dialogue de Flugencia et Eritea,
les jeux de dés de Gil Cestero et Pascual – comme des moments de jeu isolés. La Jacinta
enfin, est un cadre sans véritable progression dramatique – Pagano croise des chevaliers
que Divina reçoit et promet d’accueillir à son château –, un réceptacle où viennent se
loger les histoires vitales, le parcours et le discours de chacun des chevaliers arrivant
devant le château de Divina.
Au-delà de la cohérence ou de l’unité de l’intrigue de chaque poème, ce que
nous constatons dans ces poétiques du point de vue de la mise en œuvre au plateau,
c’est la construction de spectacles par la juxtaposition plus ou moins marquée des
scènes, comme autant de moments de théâtre doués d’une valeur comique propre. Dans
son introduction à la toute première édition de La Cortigiana dans sa rédaction de 1525,
Guliano Innamorati explique en ces termes la force vitale de sa structure en saynètes –
qui le pousse d’ailleurs à considérer ce texte, non pas comme une variante primitive de
celui de 1534, mais comme un spectacle indépendant :
Diceva un vecchio critico della Cortigiana (ovviamente nella redazione 1534) «ma questa è
una revue!» tacciandola di leggerezza da avanspettacolo contro la gravità della commedia
erudita, e di disordine grave di fronte alla metastorica esigenza dell'ordine. Voleva dire, il
Toffanin, che La Cortigiana andava bene come avanspettacolo, ma che non aveva alcuna
dignità per farsi prendere sul serio da un secolo all'altro. Se avesse mai letto La Cortigiana,
nella redazione di 1525, figuriamoci che altra e più forte deprecazione avrebbe espresso311.
310 Pour rappel, Torres Naharro donne le nom de journées à ses actes, sans que ceux-ci couvrent pour
autant le temps d’une journée dans la fiction. D’ailleurs, ces jornadas – toujours au nombre de cinq –
semblent parfois posées artificiellement, en tant que moule formel nécessaire, sur des drames qui –
comme la Comedia Tinelaria – n’en épousent pas la division.
311 « Un vieux critique dit une fois de La Cortigiana (évidemment dans la rédaction de 1534) mais c’est
une revue !) pointant du doigt sa légèreté d’avant-spectacle face au sérieux de la comédie érudite et
son grave désordre devant l’exigence métahistorique de l’ordre. Ce que Toffanin voulait dire, c’est
que La Cortigiana aurait pu faire un bon avant-spectacle mais qu’elle n’avait nullement la dignité
suffisante pour être prise au sérieux d’un siècle à l’autre. S’il avait lu La Cortigiana dans la rédaction
de 1525, nous imaginons à quel point son mépris aurait été autrement plus profond. « Prefazione di
134
Et d’ajouter plus loin : « La Cortigiana’25 è tutta una grande pasquinata312».
L’esthétique de La Cortigiana, tout particulièrement de La Cortigiana romaine, est en
effet celle d’une discontinuité foisonnante. Prenons comme exemple les cinq premières
scènes du deuxième acte313. Cet acte s’ouvre avec Rosso et Cappa qui, tout en mangeant
les anguilles que Rosso a volées au poissonnier cinq scènes auparavant, parlent des joies
des tavernes : « Chi non è stato alla taverna non sa che paradiso si sia »314, affirme
Rosso. Une fois les deux domestiques retournés au travail, arrivent Maestro Andrea,
Messer Maco et son nouveau serviteur Grillo. Cette seconde scène, sans rapport avec ce
qui vient d’être vu, est la continuation d’une première fausse leçon de vie courtisane
reçue à la toute fin du premier acte. Passé aux travaux pratiques, Andrea a affublé Maco
d’un pardessus aux proportions exagérées et compte le promener ainsi vêtu par « Borgo
Vecchio, Corte Savella, Torre di Nona, Ponte Sisto e Dietro Banchi ». Maco tente
d’adopter des démarches sophistiquées et tombe à la renverse, récite une ribambelle de
formules élégantes apprises par cœur dans le manuel du courtisan et repart avec sa
compagnie pour découvrir Rome. C’est alors qu’interviennent deux monologues en
dyptique. Rosso revient sur scène, occupé cette fois-ci par une nouvelle affaire. Il confie
au public qu’il à entendu Parabolano son maître trahir son amour pour Laura – une
femme mariée – dans son sommeil, et qu’il compte en tirer profit en ourdissant une
nouvelle supercherie : « piglierò verso di far credere al signor mio ciò ch'io voglio. 315»
Ce monologue est suivi d’un second, de Parabolano, qui sort au moment où Rosso va
chercher sa complice Aloigia. Il décrit la maladie d’amour dont le public vient d’être
mis au courant. Après ce dyptique, la cinquième scène s’oriente encore vers tout autre
chose. Parabolano regagne sa maison et arrivent sur la place Flaminio l’écuyer – qui
dans son discours n’est pas sans rappeler les Moñiz, Godoy et Osorio de la Tinelaria –
et un ancien courtisan du nom de Sempronio, qui n’apparaîtra plus par la suite, et qui est
venu voir Flaminio pour savoir si cela serait sage de placer son fils à la cour papale.
Leur dialogue sert de prétexte à une description et critique de la cour :
Giuliano Innamorati » (Nous traduisons.) Pietro Aretino, La Cortigiana, 2º ed. a cura di Giuliano
Innamorati, Torino, Einaudi, 1973, p. 20
312 « La Cortigiana’25 est tout entière une grande pasquinade » Ibidem.
313 Pour toutes les répliques citées dans ce paragraphe, voir Aretino, Teatro, op. cit., p. 684-690.
314 « Celui qui n’est jamais entré dans une taverne ne sait pas le paradis que c’est » (Nous traduisons.)
315 « Je trouverai le moyen de faire croire à mon maître ce que je voudrai. » (Nous traduisons.)
135
Al tempo tuo a un servitore di papa Janni era dato letto, camera, legne, candele, cavalcatura,
pagato la lavandara, il barbieri, il salario del garzon, e 'l vestito doe volte l'anno; e adesso
un povero cortigiano a pena è accettato, [ha] a comprarsi l'acqua e il fuoco, e quando pure
pure t'è fatto carezze, te si concede un mezzo famiglio316,
se lamente Flaminio, avant d’illustrer cela par des anecdotes plaisantes, comme celle
d’un cardinal si avare qui faisait faire des omelettes d’un œuf et demi chacune, coulées,
pour donner une illusion de volume, dans les moules servant à marquer les plis des
barrettes. Voici donc une scène qui sert de pause dramatique, dressant un tableau de la
cour transformé en série d’histoires drôles, sans faire avancer une action en particulier.
On pourrait y voir aussi une trame enchâssée, en miniature, qui atteint son dénouement
en une seule scène : Sempronio décide vite de destiner son fils à une autre activité que
celle de courtisan et prend congé pour aller à la banque Strozzi, tandis que Flaminio
s’en retourne à la cour. La sixième scène saute à nouveau du côté de la trame de Rosso,
Aloigia et Parabolano, que Flaminio et Sempronio sont venus interrompre.
L’ordre des scènes est ainsi déterminé non pas selon la nécessité d’une
continuité logique entre un moment de jeu et le suivant, mais par la juxtaposition de
situations diverses appartenant à différentes trames qui avancent en s’interrompant,
comme construites par l’addition progressive de touches de couleur. D’ailleurs, en
regardant de près toutes les transitions entre les scènes de cette pièce, nous
remarquerons que le plateau se retrouve vide entre deux scènes à quarante-deux
reprises, marquant quarante-deux fois la fin d’un moment de jeu puis le début d’un
autre317.
De même, dans l’églogue de Plácida y Vitoriano, bien plus concentrée
néanmoins sur les déboires amoureux de ses protagonistes, nous remarquons la
récurrence de monologues ou longues tirades placés les uns après les autres. Surtout de
316 « De ton temps, un serviteur du pape Janni [Léon X, né Giovanni de’Medici] recevait un lit, une
chambre, du bois, des chandelles, une monture, avait la blanchisseuse, le barbier, le salaire de son
laquais remboursés, ainsi que les vêtements, deux fois par an ; alors que de nos jours un pauvre
courtisan à peine est-il accepté qu’il doit s’acheter l’eau et le feu, et lorsque vous êtes quand même
choyé, on vous octroie un demi valet. » (Nous traduisons.)
317 Ceci concerne les transitions suivantes. Acte I : scènes 7 à 8, 8 à 9, 21 à 22, 22 à 23. Acte II : scènes 1
à 2, 2 à 3, 3 à 4, 4 à 5, 5 à 6, 6 à 7, 7 à 8, 10 à 11, 13 à 14, 15 à 16, 18 à 19, 19 à 20. Acte III : scènes 1
à 2, 6 à 7, 7 à 8, 8 à 9, 10 à 11, 11 à 12, 13 à 14, 15 à 16. Acte IV : scènes 1 à 2, 3 à 4, 4 à 5, 6 à 7, 7 à
8, 11 à 12, 13 à 14, 17 à 18, 19 à 20. Acte V : scènes 1 à 2, 2 à 3, 4 à 5, 5 à 6, 6 à 7, 7 à 8, 8 à 9, 9 à
10, 15 à 16.
136
la part des amoureux, qui avouent à tour de rôle leur flamme sans que l’autre ne soit
jamais là pour l’entendre. La pièce d’ailleurs est sans dialogue jusqu’au vers trois cent
trente, où Vitoriano appelle Suplicio pour demander conseil. Avant cela se sont de
longues prises de parole, d’abord de Gil Cestero, qui prend en charge le prologue et
argumento, puis de Plácida qui se languit de Vitoriano et enfin de Vitoriano qui se
languit de Plácida318. Ces monologues sont placés à la suite sans transition. Plus tard, au
début de ce que nous identifions comme une seconde partie où les amants se retrouvent
dans la montagne, une seconde suite de dicours amoureux en miroir est déclenchée :
tout d’abord on entend chanter le villancico « Si a todos tratas, Amor », qui débouche
sur un monologue parlé de Plácida maudissant sa solitude : « Soledad penosa, triste /
más que aprovechas me dañas »319, accuse-t-elle . À la fin de ce soliloque, la jeune
femme se donne la mort et – nous supposons en l’absence de didascalies – c’est au
moment où elle tombe à terre qu’apparaissent sur scène Vitoriano et Suplicio. Deux
répliques à peine sont échangées par les deux personnages, avant que Vitoriano ne se
lance, à son tour, dans une lamentation face au vide des montagnes où il ne trouve pas
sa bien aimée :
Ojos / devéis ya con los sospiros / iros / a buscar la soledad ; / dad / a mí la guía vosotros, /
otros / no querrán a tal bivir / ir320.
C’est un poème en échos, passage virtuose détaché du reste du drame par sa forme. Ce
poème répond au vide ressenti par Plácida avec le vide qu’invoque symboliquement
l’effet mimétique du son renvoyé par les rochers. Unis par le fil conducteur de la trame,
Encina juxtapose ici plusieurs poèmes indépendants au sein de son poème dramatique.
Tout le premier acte ou jornada de la Tinelaria de Torres Naharro se compose,
quant à lui, du passage à tour de rôle de trois personnages, Lucrecia, Escalco et Matía,
auprès de Barrabás, pour discuter d’affaires diverses concernant le tinelo et ses activités
frauduleuses. Lucrecia, d’abord, accepte de porter des marchandises volées du garde
318 Cf. Juan del Encina, Teatro completo, éd. Miguel Ángel Pérez Priego, Sexta edición (2018), Madrid,
Cátedra, 1991, (« Letras Hispánicas », 339), p. 289-300.Égloga de Plácida y Vitoriano, v. 1 à 330.
319 « Pénible et triste solitude, au lieu de m’être profitable tu me blesses » (Nous traduisons.) Ibidem v.
1216 et 1217.
320 Quant au sens littéral, cela voudrait dire « Mes yeux, vous devez partir à présent avec mes soupirs
chercher la solitude ; soyez mes guides, car d’autres ne voudraient pas s’acheminer vers une telle
vie. » (Nous traduisons.) Ibidem, v. 1351 à 1359.
137
manger dans du linge : « Toma presto. / Vete agora con aquesto / proque lo puedas
cobrir321», lui ordonne Barrabás. Escalco – personnage désigné par son poste
d’intendant – vient alors que celle-ci part, et les deux hommes commentent ensemble les
vols de nourriture et d’argenterie des autres, tout en se faisant servir en cachette un
repas de meilleure qualité que ce qu’ils servent dans le tinelo : « Vamos do nadie nos
vea / porque nos tenga provecho322», propose l’intendant. Barrabás le laisse partir
devant pour organiser avec Matía la substitution d’assiettes en argent perdues ou
subtilisées et un dîner, au passage, avec une catin de Bologne que Barrabás a trouvé
pour lui. Ces scènes – si tant est que l’on puisse leur donner ce nom car l’auteur ne
sous-divise pas ses actes –, bien que participant d’une même présentation de l’ambiance
et du personnage principal, se succèdent dans un ordre qui pourrait varier sans soucis de
compréhension ni de chronologie et évoquent plutôt des tableaux placés les uns après
les autres qu’elles ne représentent des situations imbriquées par un système étayé de
causes et de conséquences.
Alors que la pièce fermée peut se contenter d’un schéma structurel unique et homogène, la
pièce ouverte requiert une multiplicité de moyens pour gérer la tendance centrifuge
d’événements parcellaires. Dans le cas de la forme fermée, on peut parler d’une séparation
des niveaux hiérarchiques qui favorise la lisibilité générale de l’édifice. Dans celui de la
forme ouverte, au contraire, les interactions se multiplient et tendent à effacer les limites entre
les niveaux. […] Le tout est présenté sous forme de fragments : l’action extérieure tend à
franchir les frontières que lui assignent le début et la fin de la pièce. Elle commence
abruptement, et s’interrompt abruptement. À l’intérieur de ces frontières de pure apparence
elle ne se déroule pas suivant une continuité logique, mais de façon discontinue, ponctuelle ;
elle ne suit pas le fil d’une évolution, mais aligne des épisodes d’égale importance 323.
321 « Prends ça vite. / Pars avec ceci de suite / car tu peux le recouvrir » (Nous traduisons.) Bartolomé de
Torres Naharro, op. cit., Comedia Tinelaria, v. 368 à 370.
322 « Allons où personne ne nous verra / pour manger plus à notre aise » (Nous traduisons.) Ibidem, v,
496 et 497.
323 Volker Klotz, Forme fermée et forme ouverte dans le théâtre européen, trad. Claude Maillard, Belval,
Circé, 2006, (« Penser le théâtre »), p. 221-222.
138
Si nous voulions faire un sort à ces premières comédies de palais au sein du spectre qui
s’étend entre les deux pôles de cette classification binaire, nous aboutirions quelque part
vers le milieu. Nous remarquons en effet une tendance à resserrer l’action autour des
trois unités, une « fermeture » au sens d’une volonté de donner une cohérence à la
trame, en tant qu’émulation du modèle Térencien et que reprise des anecdotes concises
que sont les novelle. Mais nous y lisons aussi une tendance à appliquer, au sein de ce
cadre unifiant, une indépendance des scènes et une avancée souvent discontinue de
l’action. Le théâtre plautino-térencien, à l’origine de toute une tradition que Klotz range
du côté de la fermeture, était lui-même composé d’une alternance entre canticum et
diverbium, créant un constant effet de contraste et de juxtaposition 324. Et cette
juxtaposition est particulèrement prégnante dans les compositions mettant Rome en
scène : Calandria, Tinelaria et Cortigiana. Ce qui, plus que déjoué, n’est simplement
pas conçu, car contraire à l’esprit global de la fête que ces pièces servent, c’est le strict
rapport de cause à effet dans le passage d’une scène à la suivante, c’est l’unité cristalline
de cette action autour de laquelle on s’astreindrait à faire tourner toute interaction ayant
lieu sur scène. Les scènes de ces comédies de palais, dans différentes mesures, se
permettent de contenir du superflu et de prendre des places interchangeables.
Ce que Volker Klotz désigne par « forme fermée » est le fruit d’une recherche
autrement plus aboutie de la cohérence et de l’auto-suffisance de l’action dramatique.
Ce qu’il désigne par « forme ouverte », accueillant les dramaturgies baroques aux
décors pluriels et celles élaborées après Tchekhov, est une esthétique autrement plus
affranchie de l’idée d’unité. Une chose dans cette classification est néanmoins à mettre
en regard avec les comédies allant de Juan del Encina à l’Arétin : le maître mot de ces
dramaturgies est l’addition, leur forme syntactique, la parataxe.
Cela, car ces comédies ne sont point en elles-mêmes leur propre but, ne peuvent
pas regarder leur action seule comme horizon absolu. Ainsi, faire avancer le spectacle et
faire avancer la trame ne sont point la même chose. Si des scènes sont potentiellement
interchangeables, ou semblent posées au milieu du drame, c’est qu’elles constituent
souvent autant de numéros dans une composition modulaire qui sert d’abord au
divertissement immédiat de l’assistance. Cela semblerait être le cas de ces passages que
139
nous avons nommés suites dans Plácida y Vitoriano, moments essentiels à la trame, y
participant pleinement, mais préservés en tant que blocs, dans leur particularité
formelle, au détriment d’une imbrication des segments, d’un développement l’intrigue
aux transitions fluides et au langage homogène. Mais, de façon plus explicite,
apparaissent, au sein de la pièce de Juan del Encina, des titres de numéros. Il s’agit
d’abord du « villancico » des vers 1192 à 1215, numéro chanté qui apparaît indiqué par
ce titre dès les premières éditions325. Ce chant, rappelons-le, intervient dans l’églogue au
moment où l’action se déplace d’un décor urbain à un décor agreste, représente une
charnière dans la structure du drame. Il correspondrait très probablement au moment où
le nouveau décor est, sinon découvert – selon les moyens techniques employés – du
moins investi pour la première fois et présenté au public. Ce chant sert d’inauguration à
l’espace théâtral de la montagne. Il occupe ainsi une place ambiguë par rapport à la
fiction. Le nom de Plácida n’intervient dans le texte qu’après la musique, au moment de
son monologue et il n’y a pour le villancico aucune indication de personnage. Ce qui
ferait de lui un numéro à l’échelle de la fête plutôt qu’une partie de la fable. Mais les
bergers Gil et Pascual326, qui ont assuré la transition depuis l’espace de la ville,
l’entendent, et ceci voudrait dire qu’il s’insère dans l’espace fictif : « PASCUAL Ora
escucha, Gil Cestero, / otea qué sonezillos. GIL Deve ser algún gaitero.327» Ce chant,
sans être pris en charge par un personnage depuis l’intérieur de l’histoire, n’est pas non
plus un objet poétique périphérique, ni un discours autour ou sur la pièce. Il constitue un
segment à l’écart à l’intérieur de la fiction. Il est en effet en lien direct avec les peines
d’amour de Plácida : « si a todos tratas, amor / como a mí / renieguen todos de tí328», au
point où l’on pourrait de demander s’il ne serait pas possible que le moi chantant ses
peines dans le villancico pût être la même femme qui pour le reste du spectacle endossa
le rôle de Plácida. Ailleurs dans la pièce, on voit plus distinctement la trame avancer
directement au sein d’un numéro qui pourtant se détache par un titre. Le poète – et
325 Voir note 298 du présent travail.
326 Notons que ces deux bergers se trouvent eux-mêmes dans une position excentrée par rapport au
drame et n’apparaissent qu’au prologue, à la fin et lors de cette transition, se chargeant visiblement
d’encadrer la fiction. Ils semblent donc participer ici, ajoutés au villancico central, faire partie d’un
dispositif dramaturgique traçant de l’intérieur de la fable une frontière poreuse entre l’histoire des
deux amoureux et le contexte de la fête dans lequel l’histoire ce place.
327 « PASCUAL Mais écoute, Gil Cestero / quelle est cette petite musique ? GIL Ça doit être un joueur
de cornemuse. » (Nous traduisons.) Juan del Encina, op. cit., v. 1176 à 1178.
328 « Si tu traites tout le monde comme tu me traites, ô Amour, que tout le monde te renie. » (Nous
traduisons.)
140
l’éditeur dans une mesure difficile à déterminer – place alors les lieux et les personnages
investis dans le drame au seuil entre la fable et le contexte concret et réel de la fête. La
messe funèbre pour Plácida, nommée « vigilia de la enamorada muerta » apparaît dans
le dernier tiers de l’églogue avec son propre titre, ses sous-titres, sa progression rituelle
et constitue un véritable numéro doué d’une structure close sur elle-même et d’un jeu
intertextuel clairement déterminé329. Mais cette messe est menée par Vitoriano et
constitue aussi un temps fort de l’action principale de la pièce : Plácida s’est donné la
mort, Vitoriano la découvre et prie le dieu Amour pour son âme. C’est car ses prières
sont écoutées que la pièce s’achemine vers son dénouement heureux. La messe –
qu’Amour ignore – et une « Oración de Vitoriano a Venus » postérieure sont deux
passages essentiels, permettant d’expliquer l’arrivée de la déesse, accompagnée de
Mercure, qui ressucite la jeune femme. Avançant de villancico en messe et de messe en
oraison, la trame serait le liant thématique permettant de placer en toute cohérence ces
numéros les uns après les autres.
Dans plusieurs pièces, ce que nous nommons des numéros peuvent être des
scènes sans lien direct avec l’action, superflues du point de vue de la trame, des
moments de pur divertissement ou de clin d’œil intertextuel, conçus comme des pièces
physiquement détachables, car détachées aussi dans l’économie du spectacle. Plácida y
Vitoriano, en contient plusieurs, notamment le dialogue entre Flugencia et Eritea aux
vers 649 à 776. La relation potentielle entre Vitoriano et Flugencia venant d’être écartée,
ce personnage n’interviendra plus dans l’action. Mais avant de le quitter, Encina le fait
interagir avec Eritea, autre personnage féminin, qui n’entretient aucun lien ni avec
Plácida ni avec Vitoriano. C’est un dialogue de pur commérage – Flugencia appelle la
sage femme « comadre »330 – dressant un tableau des pratiques secrètes des femmes
dans la ville : grossesses feintes, ventes d’enfants, reconstructions d’hymens.Ce moment
isolé du reste du poème devait sans doute répondre directement à une attente du public,
dans une ambiance de mystère féminin possiblement émoustillante, renvoyant de façon
inéquivoque à la Celestina de Fernando de Rojas. Tels sont aussi les dialogues entre Gil
Cestero et Pascual, en particulier celui allant du vers 1113 au vers 1191. Les deux
rustiques mènent le public par le chemin de la montagne, et pour patienter le long de la
141
route – possiblement le temps du changement de décor : « PASCUAL Daca, juguemos
un rato. / GIL ¿ A qué juego, compañero ? / PASCUAL A los dados, Gil Cestero.331»
Même dans la trame étroitement ficelée de la Mandragola, nous pouvons
remarquer la gratuité jubilatoire de la seconde scène du premier acte, où Messer Nicia,
dans un beau déploiement des dialecte florentin, s’entretient avec Ligurio des
différentes destinations balnéaires autour de Florence, insérant ainsi l’étroitesse de la
scène dans un horizon géographique plus vaste, et familier pour le public ; procurant
ainsi un plaisant moment de reconnaissance aux florentins – surtout aux florentins à
Rome, Faenza ou Venise :
NICIA […] io mi parto malvolentier da bomba. […] parlai iersera con parecchi
medici. L’uno mi dice di andare a San Filippo, l’altro alla Porretta, l’altro alla
Villa. Essi mi parvero parecchio uccellacci. E, a dirti il vero, questi dottori di
medicina non sanno quello che si pescano.
LIGURIO Vi deve infastidire quello che avete detto prima, perché voi non siete abituato a
perdere di vista il Cupolone.
NICIA Tu sbagli! Quand’ero più giovane, io sono stato molto randagio. E non si fece
mai la fiera a Prato, che io non vi andassi. E non c’è alcun castello nei
dintorni, dove io non sia stato. E ti voglio dire di più : io sono stato a Pisa e a
Livorno. Ora va’!
LIGURIO Voi dovete avere veduto la carrucola di Pisa.
NICIA Tu vuoi dire la Verrucola.
LIGURIO Ah ! sì, la Verrucola. A Livorno, vedeste voi il mare ?
NICIA Sai bene che io lo vidi !
LIGURIO Quanto è più grande dell’Arno332?
142
San Filippo, la Porretta et La Villa sont trois lieux de bains en Toscane. Quant à la
coupole, il s’agit de celle de la cathédrale Santa Maria del Fiore. Partie d’une
situation très directement liée à l’action – la recherche de remèdes pour la fertilité
du couple que forment Nicia et Lucrezia –, la scène devient très rapidement un
moment de reconnaissance de lieux et de moquerie face à l’étriquée géographie
toscane du personnage, avec une concentration de localismes inouïe, propre à
cette scène en particulier. Nous trouvons surtout dans la Calandria des numéros
relevant entièrement de la digression, placés dans la pièce principalement pour le
plaisir de la beffa et du jeu vif – oral et physique – que celle-ci engendre. Il s’agit
des scènes montrant les bobards que Fessenio fait croire à Calandro. Au second
acte, le bourgeois et le valet se retrouvent seuls à deux reprises, à la sixième scène
et à la neuvième. Calandro s’est amouraché de celle qu’il croit être Santilla, mais
qui n’est autre que Lidio déguisé en femme. Fessenio lui fait croire qu’il ira chez
elle pour le faire sortir de sa maison et laisser la voie libre à Lidio et Fulvia. Mais
il ne s’arrête pas là, et profite de ces entretiens seul à seul pour se moquer de la
crédulité de Calandro. La caractérisation du cocu en homme stupide devient une
véritablee série de numéros bouffons à deux. La première fois, Fessenio explique
à Calandro que pour se rendre chez la dame il faudra se cacher dans un coffre
qu’un porteur transportera, et que s’il ne tient pas dedans, il peut se couper en
morceaux puis se recomposer à l’arrivée. Viennent alors des discours fantaisistes
sur des membres mélangés entre deux passagers et dépareillés à jamais, puis un
premier essai de démembrement, avec la main de Calandro et une formule
magique :
FESSENIO Proviamo, per ora, alla mano. Da' qua. E di' cosí: Ambracullac.
CALANDRO Anculabrac.
FESSENIO Tu hai fallito. Di' cosí: Ambracullac.
CALANDRO Alabracuc.
FESSENIO Peggio! Ambracullac.
CALANDRO Alucambrac.
FESSENIO Oimè! oimè! Or di' cosí: Am…
CALANDRO Am…
FESSENIO ...bra…
CALANDRO ...bra…
143
FESSENIO ...cul…
CALANDRO ...cul…
FESSENIO ...lac…
CALANDRO ...lac…
FESSENIO Bu…
CALANDRO Bu…
FESSENIO ... fo…
CALANDRO ... fo…
FESSENIO ...la…
CALANDRO ...la…
FESSENIO ... ccio…
CALANDRO ...ccio…
FESSENIO ...or…
CALANDRO ...or…
FESSENIO ...te la…
CALANDRO ...te la…
FESSENIO ...do.
CALANDRO Oh! oh! oh! ohi! ohi! Oimè!
FESSENIO Tu guasteresti il mondo. Oh che maledetta sia tanta smemorataggine e
si poca pazienzia! Ma, potta del cielo, non ti dissi pure ora che tu non
dovevi gridare? Hai guasto lo 'ncanto.
CALANDRO El braccio hai tu guasto a me333.
Plus tard, à la scène neuf du deuxième acte, lorsque Calandro demande si dans le coffre
il devra voyager éveillé ou endormi, Fessenio lui fait croire qu’il devra y voyager mort,
comme le veut l’usage : « in su' cavalli si sta desto, nelle strade si camina, alla tavola
si mangia, nelle panche si siede, ne' letti si dorme e ne' forzieri si muore 334». Et
333 « FESSENIO Essayons, avec la main pour l’instant. Donne. Et dis : Ambracullac. CALANDRO
Anculabrac. FESSENIO Tu t’es trompé. Dis : Ambracullac. CALANDRO Alabracuc. FESSENIO
Pire ! Ambracullac. CALANDRO Alucambrac. FESSENIO Oula ! Ohlala ! Maintenant, dis : Am...
CALANDRO Am... FESSENIO ...bra... CALANDRO ...bra... FESSENIO ...cul...
CALANDRO ...cul... FESSENIO ...lac... CALANDRO ...lac... FESSENIO Bou... CALANDRO
Bou... FESSENIO ... fon... CALANDRO ... fon... FESSENIO ...prends… CALANDRO ...prends...
FESSENIO ...ça. CALANDRO Oh ! Oh ! Oh ! Ouille ! Ouille ! Aille ! FESSENIO Tu serais capable
de gâcher le monde entier. Oh, maudite soit tant d’étourderie pour si peu de patience ! Mais, cordieu,
ne t’ai-je pas dit de ne pas crier ? Tu as gâché le sortilège. CALANDRO. Et toi tu as gâté mon bras. »
(Nous traduisons.) Bernardo Dovizi, op. cit., p. 47-48.
334 « à cheval on se tient droit, dans la rue on marche, à table on mange, sur les bancs on s’assoit, au lit
on dort et dans les coffres on meurt ». (Nous traduisons.) Ibidem, p. 51.
144
Calandro s’entraîne alors à mourir puis revivre, sans formule magique, mais avec des
gestes :fixer le ciel, convulsion, secouer les bras, cracher vers le haut. La trame
amoureuse de Lidio et Fulvia, celle des jumeaux, celle du faux sorcier Ruffo sont
oubliées momentanément au profit d’un jeu oral et gestuel fondé sur la confusion,
l’ingénuité et la maladresse, qui, dans le langage scénique dont le théâtre occidental
actuel a hérité, pourrait tout à fait se comprendre à travers les codes du burlesque, au
même titre que les déboires du Messer Maco de l’Arétin avec la longue veste à la mode
et le miroir déformant.
145
Y fecha la colación vinieron dos órdenes de momos con falsos visajes, unos después de otros;
los primeros, vestidos unas ropas de fino paño blanco bien fechas, todas entretalladas de
llamas de fuego; é los segundos traían unos mantos cortos de bocarán negro bordados de
marros y compases, y danzaron muy gentilmente gran rato337.
Le poète imagine que les neuf muses descendent de l’Hélicon, huit d’entre elles vêtues ou
couvertes de plumes et la neuvième, qui était l’infante Isabelle en personne, portant une
pèlerine en fourrure. Chacune adresse sa strophe au prince, feignant de lui concéder ou donner
un don ou une qualité, qui devrait faire de lui l’homme le plus heureux au monde338.
En effet, à mesure que la tradition s’ancrait, les momos pouvaient contenir un moment
de récitation poétique, ou une forme réduite de dialogue. Et c’est à ce même moment
que dans les recueils de poèmes de cour dits cancioneros, on remarque l’apparition d’un
certain nombre de dialogues – amoureux ou plus rarement porteurs d’une allégorie
politique – dont on ne saurait déterminer s’ils étaient ou non écrits pour en présenter une
lecture ou déclamation dramatisée. Pérez Priego cite le Díálogo de amor y un viejo de
Rodrigo de Cota et l’Égloga de Francisco de Madrid où des bergers commentent
l’invasion de Naples par Charles VIII, dialogues contemporains des momos. Ainsi, il
avance :
Si bien es cierto que este espectáculo del momo no era propiamente teatro, sí podríamos
afirmar que presagiaba un desarrollo teatral, pues había en ellos una cierta acción y
movimiento dramáticos, unos actores que representaban distintos papeles y se servían de
máscaras y visajes [...]339
337 « Et une fois le souper fini il vinrent deux groupes de momos avec de faux visages, l’ un derrière
l’autre ; les premiers, vêtus de costumes de feutre blanc bien faits, tous agrémentés de flammes ; et
les seconds portaient des capes courtes de bocaran noir brodées de barres et de compas, et ils
dansèrent très élégamment pendant un long moment. » (Nous traduisons.) Miguel de Lucas, Crónica
del Condestable Miguel de Lucas p. 117 apud Emilio Cotarelo y Mori, Colección de entremeses,
loas, bailes jácaras y mojigangas, Madrid, Casa Editorial Bailliy / Baillière, 1911, p. 56-57.
338 Nous traduisons de l’espagnol. Ibidem, p. 57.
339 « Si ce spectacle du momo n’est certes pas du théâtre à proprement parler, nous pourrions en
revanche affirmer qu’il présageait d’un développement théâtral, car il y avait dans ces spectacles une
action et un mouvement certains, des acteurs qui représentaient différents rôles et qui se servaient de
146
Il y aurait donc là, dans une certaine mesure, une évolution depuis des danses vers des
formes proprement théâtrales et rattachées à l’art oratoire. Pérez Priego conçoit la
formation des premières expressions du théâtre de cour à la croisée de ces créations
poétiques et ce celles dansées en pantomime.
Ces traditions – que cela s’appelle mauresque, moresca ou momo – s’infiltrent dans les
spectacles comiques parlés, de par leur coexistance avec les pièces dans les mêmes
soirées théâtrales et plus amplement dans les mêmes milieux culturels. Ceci se fait sous
forme de danses entrelacées avec l’action, mais aussi à l’intérieur de la fiction des
pièces. Plusieurs scènes montrent, soit des personnages qui dansent, soit un jeu comique
chorégraphié, au sens plein du terme.
Que cela soit dû à une continuité depuis la pratique des momos en Espagne, à
l’expression d’une rusticité reproduite par l’imitation de danses paysannes ou encore à
une combinaison de ces deux choses, nous trouvons dans les pièces espagnoles à Rome
plusieurs scènes de danse parmi ce que nous avons identifié et commenté en tant que
numéros insérés dans les trames. Dans Plácida y Vitoriano ceci intervient en guise de
clôture, et les derniers mots du poème sont une invitation à la danse :
GIL […] El gaitero, soncas, viene ; / sus. A la dança priado, / salte quien buenos
pies tiene, / y a vos , Pláciza, conviene / que saltéis por gasajado / sin tardança.
VITORIANO ¡ Todos entremos en dança !
PLÁCIDA ¡ Soy contenta y muy de grado !340
On se doute que dans une éventuelle représentation tous les acteurs prendraient alors
part à la danse annoncée, assurant par ce biais-là le retour depuis la fiction au premier
niveau de la représentation, celui de la fête qu’ils partagent avec le public. Ceci, que
l’assistance ait été réellement engagée à danser par ces mots ou non, que cela ait dérivé
masques et de grimaces [...] » (Nous traduisons) M-A. Pérez Priego, ibidem, p. 41.
340 « GIL […] Pardi, la cornemuse arrive ; / allons. Allons vite danser, / que saute qui a de bons pieds /
et vous, Plácida, devriez / sauter pour bien vous divertir/ et sans tarder. VITORIANO Mettons-nous
tous à danser ! PLÁCIDA Cela me plaît. Volontiers ! » (Nous traduisons.) Juan del Encina, Ibidem,
Égloga de Plácida y Vitoriano, v. 2572 à 2579.
147
ou non vers un bal. En effet, on ne garde nulle trace écrite d’un bal chez Arborea le 6
janvier 1513. Dans tous les cas, à la fin de cette églogue atypique, portant sur les
amours de deux citadins, la double adresse de l’invitation que lance le berger – aux
jeunes premiers de l’histoire et aux courtisans qui regardent – est patente et provoque un
glissement vers l’hic et nunc de la fête.
Dans d’autres églogues enciniennes de la période romaine, en revanche, la danse
est tout à fait prise en charge par la fiction dramatique. Dans l’églogue de Cristino y
Febea341, le vacher Cristino a décidé de devenir ermite et s’apprête à quitter ce monde
lorsque le dieu Amour, qui ne l’entend pas de cette oreille, envoie la belle Febea sur son
chemin, si bien qu’il s’en retourne par amour au village. Son ami Justino, heureux de le
voir revenir, et bien soucieux de le voir en peine d’amour, veut l’aider à reprendre goût
aux plaisirs simples d’ici-bas. Alors, à cette fin, l’acteur même qui tient le rôle de
Justino se met à jouer des airs à danser pour Cristino, provoquant ainsi un numéro de
danse enchâssé dans la trame. Justino joue un premier air, trop élégant et palatin pour
son ami, qui en réclame un autre :
JUSTINO Di quál quieres, noramala, / que te haga. / ¿No dizes lo que querrías?
CRISTINO Uno de los que tañías / a la boda de Pascuala. / Aquesse, aquesse es galán, /
juro a san; / mira cómo lo repico, / yo te juro y certifico / que los pies tras él se
van.
JUSTINO ¡Pega, pégale, moçuelo, / muy sin duelo; / no ay quien en medio se meta, / alto
y baxo y çapateta, / y el grito puesto en el cielo. / A ello, no te desmayes, / que
bien caes / punto por punto en el son.[...]
CRISTINO Ya no más, yo te lo ruego.
JUSTINO Mira tú si quieres más. / Di, verás.
CRISTINO Ya me traes muy cansado.
JUSTINO No tienes nada olvidado.
CRISTINO Ni lo olvidaré jamás.342
341 La première publication conservée, qui se trouve à la Biblioteca Menéndez Pelayo de Santrander, s.
d., est estimée postérieure à 1509. On la situe à Rome, ou en tout cas dans la période où l’auteur
habitait Rome, sur la base de cette expertise ainsi que de traits stylistiques propres au dernier théâtre
d’Encina.
342 « JUSTINO Dis, maudit, lequel tu veux / que je joue. / Diras-tu ce qui te plairait? CRISTINO Un de
ceux que tu jouais / au mariage de Pascuala. / Celui-ci, celui-ci est beau !/ Par ma foi; / regarde
comme je le danse / je te jure et je t’assure / que mes pieds partent en cadence. JUSTINO ¡Vas-y,
danse donc, garçon / sans affliction ; / nul ne peut s’interposer, / en haut, en bas et tape des pieds, / et
un cri poussé bien haut. / Ne t’évanouis pas tantôt, / que tu suis bien / la musique point par point. […]
148
Un berger joue, l’autre danse jusqu’à l’épuisement sur plusieurs musiques, avant de
retourner à l’action dramatique pour le dénouement de l’églogue. On remarque ici avec
assez de netteté l’ajout stratégique de commentaires des personnages pour faire exister
au sein du dialogue, pour les lecteurs, cette musique et cette danse. En effet nous
pouvons raisonnablement considérer la description de la danse : « Alto y bajo y
çapateta / y el grito puesto en el cielo » comme un élément superflu au moment du jeu.
Le poète, contournant les limites d’un médium ne permettant d’accéder qu’à la parole
des personnages, rend tangible par des mots, au sein de son poème, ce jeu physique,
visuel et musical probablement muet lors du spectacle. Nous trouvons une scène d’une
nature similaire au deuxième acte de la Trofea, entre Caxcoluzio, Juan Tomillo et le
paje. Au lieu de balayer la salle, comme on leur a demandé de le faire, les deux rustres
ont fait une parodie de messe et sont montés sur le trône sans en avoir la permission.
Alors, le paje vient les réprimander, et, par un recours dont on ne peut que remarquer
l’artificialité, finit par leur promettre de ne pas les dénoncer en échange d’une chanson :
PAJE Antes quiero, si querrás, / por holgar, / que me digáis un cantar /.tú y,
él entrambos a dos.
CAXCOLUCIO Que nos prace, juri a nos, / y an que queremos bailar.
JUAN TOMILLO ¿Quiéreslo tú comenzar?
CAXCOLUCIO Miafé, ha.
JUAN TOMILLO Pues apártatem'allá. / Repica la zapateta, / descaxca la castañeta
CAXCOLUCIO Juri a diobre, bien será. / Y a la orilla, Marnilla, / y a la orilla.
JUAN TOMILLO Y a la orilla, Marnilla, / y a la orilla.
CAXCOLUCIO Y an estábase Marnilla / y a la orilla d'un arroyo, / y an d'allá dell otra
parte / se le parecía ell otro.
JUAN TOMILLO Y a la orilla...343
CRISTINO Arrêtons là, je t’en prie. / JUSTINO Vois si tu en veux encore. / Tu verras. / CRISTINO
Tu m’auras bien fatigué. / JUSTIN Mais tu n’as rien oublié. / CRISTINO Je n’oublierai jamais. »
(Nous traduisons.) Juan del Encina, op. cit., Égloga de Cristino y Febea, v. 561 à 568 et 580 à 585.
343 « PAJE J’aimerais mieux, si tu veux bien / pour nous amuser / que vous me montriez un chant / Toi et
lui, chanté à deux. CAXCOLUCIO Cela nous plaît bien, pardi, / nous voulons même danser. JUAN
TOMILLO veux-tu chanter en premier ? CAXCOLUCIO Oui, ma foi. JUAN TOMILLO Alors,
place-toi là-bas. / Et tape bien dans tes pieds. / Prépare la castagnette. CAXCOLUCIO Par Dieu, oui,
cela me va. / Sur la berge Marinilla, / sur la berge. JUAN TOMILLO Sur la berge, Marnilla, / sur la
berge. CAXCOLUCIO Marnilla se tenait / sur la berge d’un ruisseau / et là-bas sur l’autre rive /
149
Et suivent quatre couplets, avec le retour du refrain « Y a la orilla... », au long desquels
les personnages danseraient en marquant le tempo grâce à ces coups de zapateta, c’est-
à-dire des tapes énergiques données sur les semelles des chaussures avec la paume de la
main. Puis le paje demande à Juan Tomillo de raconter une histoire drôle et, ainsi les
trois hommes redeviennent amis. La performance dansée se donne ici aussi dans un
niveau double de fiction et avec une double adresse. Elle est un amusement dans
l’amusement, connectant davantage le cadre de jouissance du spectacle avec la fiction
que celui-ci contient. Encore une fois, le poète charge ses personnages de faire une
brève description pour les lecteurs – « repica la zapateta, / descaxca la castañeta » – de
ce qui dans le spectacle est une danse donnée à voir.
Lorsqu’il ne s’agit pas de danse à proprement parler, ainsi nommée par les
personnages mêmes, il est néanmoins possible d’identifier dans chacune des comédies
de ce corpus, des moments chorégraphiés, relevant d’ une gestuelle figurative proche de
la pantomime. Il y a, dans la Calandria, la chorégraphie qui permet de passer de la mort
à la vie en sortant du coffre à la scène neuf du deuxième acte :
Col viso tutto alzato al cielo si sputa in sú ; poi con tutta la persona si dà una scossa, cosí ;
poi s’apre gli occhi, si parla e si muove i membri.
Se così bene di rento muore, non sentirà cosa che io gli faccia ; e conosceroglo a questo.
Zas ! Bene. Zas ! Benissimo. Zas ! Optime. Calandro !344
c’était l’autre qu’elle voyait. JUAN TOMILLO Sur la berge... » (Nous traduisons.) Bartolomé de
Torres Naharro, op. cit., Comedia Trofea, v. 817 à 837.
344 « avec le visage orienté vers le ciel on crache vers le haut, après on fait une grande secousse avec tout
le corps, comme ça ; puis on ouvre les yeux, on parle et on bouge les extrémités. » / « S’il est capable
d’une bonne mort passagère, il ne sentira rien de ce que je lui ferai ; et c’est ainsi que je le saurai.
Vlan ! Bien, Vlan ! Très bien. Vlan ! Parfait. Calandro » (Nous tradisons.) Bernardo dovizi da
Bibbiena, op. cit., p. 52-53.
150
Dans le texte, c’est grâce au déictique « così » et aux onomatopées, occupant
graphiquement l’espace de ces gifles cadencées, que l’on devine une action scénique
mimant la résurrection brusque, puis jouant la violence gratuite par un art rythmé du
geste. Lorsque, à la dernière scène du troisième acte, Lidio et Santilla apparaissent, tous
deux en femme, de part et d’autre du plateau, provoquant la confusion de Calandro, situé
– nous supputons par déduction – au centre entre les deux bessons, c’est le même
mouvement rythmé du corps de l’histrion qui est sollicité :
La è questa qui. Mai non è. Ella è pur quella : lassami ire da lei. Anzi, è pur questa. Parole !
Ell’è quella. Or questa è la vita mia. Anzi, è pur quell’altra. Anderò da lei345.
(Nous soulignons.)
Les phrases déclamées sont soudain très brèves, et chacune marque avec le pronom
« questa » ou le pronom « quella » un mouvement de volte face de Calandro pour
regarder l’une ou l’autre des Santilla, dans un tournoiement frénétique de droite à
gauche et de gauche à droite, dirigé par le rythme tranchant des phrases. Ici, encore une
fois, rien ne garantit le statut du texte écrit vis à vis du plateau. Celui-ci aurait pu être
plus léger, ou tout simplement inexistant, l’idée étant transmise par le seul corps de
Calandro se retournant dans les deux directions.
Dans le théâtre d’Arioste, ces moments interviennent souvent, par touches
discrètes. Si nous nous concentrons, par exemple, sur l’acte quatre des Suppositi, le
premier arrive dès la seconde scène. Le service – représentant tout particulièrement dans
le théâtre ariostien un comique bouffon, vulgaire et violent – est en plein échange
d’insultes. Le paje Caprino traite la suivante Psiteria d’ânesse, et celle-ci lui répond en
lui souhaitant des fistules anales. Soudain, leur échange prend valeur de didascalie,
décrivant une attaque, une sorte de bagarre sans contact physique : « PSITERIA Se mi ti
accosti, ti darò una bastonata. CAPRINO S’io piglio un sasso, ti spezzerò quella
testaccia balorda.346». Puis, quatre scènes plus tard, un autre jeu silencieux est mis au
jour par le dialogue, ou plutôt par un décrochage dans le dialogue. Le vrai père
d’Erostato, Filogono, est arrivé à Ferrare et attend devant la maison de son fils, où il a
345 C’est celle-ci. Mais non. C’est plutôt celle-là : rejoignons-la. Quoique, c’est plutôt celle-ci. Sottises !
C’est bien celle-là. Voyons, c’est celle-ci, la prunelle de mes yeux. Quoique, c’est plutôt c’est plutôt
cette autre, là. Je vais la rejoindre. » (Nous traduisons.)
346 « PSITERIA Si tu approches, je te rue de coups de bâton. CAPRINO Si je trouve un caillou
j’écrabouille ta grosse tête. » (Nous traduisons.) Ludovico Ariosto, I Suppositi, op. cit., p. 91.
151
déjà croisé le Siennois qui a supplanté son identité. Confus, il se tourne vers un
Ferrarais, qui lui assure qu’il n’y a dans la ville qu’un seul Erostato. C’est en disant ces
mots que celui-ci voit arriver celui dont il parle : Dulippo, le serviteur, qui se fait passer
pour son jeune maître et craint d’être démasqué par le vieux. « Ecco, ecco che io lo
vedo là… Ma dove è ritornato ? Aspettami qui che io lo chiamerò. O Erostato, o
Erostato ; tu non odi ? O Erostato, torna in qua.347» Dulippo, pendant que l’autre
l’appelle, na pas quitté le plateau et resterait donc visible du public, vu que le passage à
la scène suivante se produit au moment où celui-ci abandonne l’idée de fuir et se résout
à se montrer devant Filogono. Dans ces points de suspension, puis à travers les
interrogations, nous voyons se dessiner l’image d’un Dulippo pétrifié, qui s’arrête net
dans son élan et tente de se volatiliser le plus discrètement possible, dans un jeu
silencieux dont les possibilités expressives sont d’autant plus riches qu’il s’agit
justement de n’être ni vu ni entendu. On se doute bien que, quand bien même la parole
est au personnage du Ferrarais, celle-ci est secondaire et ne fait que renvoyer au
véritable centre de l’attention du public, celui dont on parle et qui ne répond pas,
Dulippo, occupant la scène par sa volonté de la quitter, en une danse de la peur.
Dans le quatrième acte de Mandragola, à la scène neuf, on trouve un autre
moment de pantomime tenant aussi en quelques brèves répliques, qui établissent les
conditions d’un véritable numéro comique s’appuyant sur le rythme, et l’ampleur des
gestes. Un numéro par ailleurs extensible ad libitum. Callimaco se fait attraper exprès
dans la rue la nuit, pour être transporté jusqu’à la chambre de Lucrezia :
Ici, ce sont les impératifs de Nicia que nous interprétons comme une transcription, pour
le poème dramatique, de l’embuscade : Ligurio et Frate Timoteo sauteraient sur un
347 Le voilà, je le vois là-bas qui arrive… Mais où s’en retourne-t-il ? Attends-moi là, je vais le rappeler.
Ohé Erostato, ohé Erostato, es-tu sourd ? Ohé Erostato, reviens. »
348 « LIGURIO Halte là. Et viens par ici ! CALLIMACO Oh ! Mais qu’ai-je fait ? NICIA Ti verras.
Couvre-luila tête, bâillonne-le » LIGURIO Fais-le tourner NICIA aencore un tour ! Et un autre !
Faites-le entrer dans la maison. » (nous traduisons.) Niccolò Machiavelli, Teatro, op. cit., p. 125.
152
Callimaco déguisé qui se laisse faire tout en feignant la surprise. On les verrait alors lui
couvrir la tête d’un sac et le bâillonner, puis lui faire faire des tours sur lui-même pour
le désorienter, dans une scène qui évoquerait plutôt un jeu de Colin-Maillard, – mosca
cieca, en Italie349 – qu’une séquestration. Une fois installée l’image du jeu de poursuite
à l’aveugle dans l’esprit des spectateurs courtisans, une perspective de jeu silencieux est
ouverte ; une partie entière, jouée pour l’amusement de l’assistance, tiendrait
potentiellement dans l’espace infime qui, dans le texte, va de « Dalgiene un’altra » à
« Mettetelo in casa ».
De ces moments, demeurent dans les textes de nombreux vestiges discrets, sous
forme de replis, d’espaces potentiels. Ceux-ci nourrissent dans diverses mesures une
poétique appelant à l’infiltration constante d’autres pratiques physiques que l’élocution
dans ce qui, pourtant, a été interprété comme une pratique textuelle, par opposition au
travail des gens de l’Arte. Dès le premier XVIème siècle, celle que les contemporains
interpréteraient comme une sous-discipline de l’art oratoire, et qui en italien s’appelle
encore de nos jours « recitazione » semble se trouver à plusieurs instants de l’action –
sans compter les numéros interstitiels – à la frontière du travail du danseur, du
saltimbanque, du pantomime.
C’est en tant que poète et musicien que Juan del Encina écrit ses œuvres
dramatiques. Il est d’abord compositeur et auteur de chansons, tout autant voire plus que
349 Le jeu existait déjà en Grèce antique, sous le nom de « mouche de bronze » (cf. Gérard Lambin,
« Les formules de jeux d'enfants dans la Grèce Antique » in Revue des Études Grecques, vol. 88,
1975. p. 168-177. [En ligne : https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1975_num_88_419_4065] ).
Il était devenu au cours du Moyen-Âge un jeu pour adultes, joué sous différents noms dans les cours
de toute l’Europe.
153
de poèmes dramatiques, pour les fêtes de la cour des rois Catholiques, avant de suivre le
pape Alexandre VI à Rome. Du pape Borja, il obtient au tournant de l’année 1500 sa
première charge religieuse, qui n’est autre que le poste de cantor de la Cathédrale de
Salamanque, que le poète Lucas Fernández, auteur aussi de farces et églogues, avait
occupé avant lui. Il n’est pas anodin qu’en vie il ait lui-même fait publier ses poèmes
dramatiques au sein d’un chansonnier, ou cancionero en castillan. Ainsi, ses églogues
sont publiées avec ses motets et chansons, ses villancicos et villancicos dialogués, lors
des successives éditions du Cancionero à Salamanque, Burgos et Saragosse350. Ces
mèmes motets, chansons et villancicos sont ceux qui apparaissent avec leur partition
musicale dans les codices collectifs du Cancionero de Palacio et du Cancionero de
Segovia. La proximité des églogues avec ces deux dernières formes poétiques en
particulier va bien au-delà de la simple compilation dans le même volume.
Le villancico est une forme poétique composée d’un nombre libre de strophes
d’octosyllabes – tantôt des quintils, tantôt des sizains, le plus souvent des septains voire
des huitains –, qui peuvent ou non présenter des vers courts, – pie quebrado en castillan.
Ils peuvent de même présenter ou non le retour à chaque strophe d’un refrain bref de
deux ou trois vers. Celui-ci est plus souvent omis dans les villancicos dialogués. Le
schéma des rimes varie aussi d’un poème à l’autre mais demeure stable au long de
celui-ci. Quelques exemples tirés de ceux d’Encina sont : abbcddcc (« Si a todos tratas,
amor »), abbaacc (« quién al triste coraçón ») ou abbccd (« Daca baylemos carillo »)351.
Il fut, avec la chanson, la forme musicale la plus cultivée dans la cour castillane au
XVème siècle. Ainsi, il semble logique qu’Encina en ait employé au sein de ses pièces, de
la même façon qu’ils pouvaient venir avant ou après celles-ci352. Dans les églogues, le
plus commun est le villancico de la fin. Tout comme le fait Bartolomé de Torres
Naharro dans chacune de ses comédies, Encina donne fin à la plupart de ses spectacles
avec un chant353. En effet, parmi les pièces de la période romaine, la Égloga de Cristino
350 Il s’agit de quatre éditions publitées du vivant du poète : Cancionero de las obras de Juan del Enzina,
Salamanca, 1496 ; Cancionero de todas las obras de Juan del Enzina con otras añadidas, Burgos,
1505 ; Cancionero de todas las obras de Juan del Enzina con las coplas de Zambardo y con el auto
del Repelón, Salamanca, 1509. Cancionero de todas las obras de Juan del Enzina con otras cosas
nuevamente añadidas, Çaragoça, 1516.
351 Respectivement : vers 1192 à 1215 de la Égloga de plácida y Vitoriano, folio LXXXIXv du
Cancionero de 1496, folio XCVIIIr, ibidem.
352 Cf. Sara Sánchez-Hernandez, op.cit., p. 179.
353 Cinq églogues seulement se ferment sur autre chose qu’un villancico : Égloga representada en la
noche de la Natividad, l’églogue dite de las Grandes lluvias, Representación sobre el poder de Amor,
154
y Febea se ferme sur « Torna ya pastor en tí354 ». Mais nous avons vu comment Encina
peut aussi inclure ces chansons à l’intérieur de ses pièces avec « si a todos tratas amor »,
dans l’églogue de Plácida y Vitoriano. Écrites et composées de la même main, les
chansons sont conçues comme une partie intégrante du travail de composition des
églogues. Bien qu’aucune partition ne nous soit parvenue de ces chants, le titre
« villancico » qui dans les textes publiés leur est antéposé confirme la nature musicale
de ces numéros. Ces insertions de titres servent de piste pour supposer l’existence
d’autres interventions de villancicos ou de chants voisins lors des spectacles, car on ne
peut pas se fier à la systématicité de l’ajout de titre, ni croire à la parution systématique
dans le texte de tous les poèmes chantés qui, potentiellement, pourraient avoir figuré
dans le spectacle.
La publication des Églogues comme poèmes d’un Cancionero est à la fois un
élément révélateur et un effacement de la poétique de ces pièces. En effet, y sont
employés les mêmes codes d’impression pour les villancicos et pour les églogues, et
ceci rend encore plus évidente la versification analogue de ces deux formes poétiques.
Dans les éditions seules des dernières églogues, celles de la période romaine, ces codes
sont encore présents. L’églogue de Mingo y Pascuala, présente dans le Cancionero de
1496, s’y trouve sous forme de huitains d’octosyllabes (rimant selon le schéma
abbaacca), avec des sauts de ligne à chaque strophe, plutôt qu’à chaque réplique. Les
répliques se retrouvent alors groupées, parfois coupées en deux au profit de l’unité
rythmique de la strophe355. Plácida y Vitoriano , avec une rime abaabccb, répond encore
à cette mise en page. Ceci autant dans l’édition conservée à la Bibliothèque de l’Arsenal
que dans celle, postérieure, de la Bibliothèque Nationale d’Espagne, où, néanmoins, un
souci d’économie de papier dut pousser l’éditeur à remplacer le saut de ligne par un
Égloga de tres pastores et Plácida y Vitoriano. Mais qu’une chanson écrite toute entière ad hoc ne
soit pas recueillie ne veut en aucun cas dire que ces pièces se ferment sans « fin de fiesta ». Plácida y
Vitoriano compte un appel à la danse aux derniers vers, et quant aux autres pièces, le plus probable
est que le poète ait employée pour leur numéro final un villancico préexistant. Cf. Sara Sánchez-
Hernández, ibidem, p. 174.
354 Juan del Encina, op. cit., p. XX : Égloga de Cristino y Febea, v.
355 Juan del Enzina, Cancionero de Juan del Encina : primera edición, 1496, Reproducción digital de la
edición facsímil de Madrid, Real Academia Española, 1989. Reedición de la edición facsímil de
Madrid, Tipografía de la Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, 1928. Edición original : 1496,
Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2002. Fol. CXI v. [En ligne :
http://www.cervantesvirtual.com/obra-visor/cancionero-de-juan-del-encina-primera-edicion-1496 –0/
html/ffadf59c-82b1-11df-acc7002185ce6064_229.html]
155
pied-de-mouche au début de chaque huitain d’octosyllabes356. Est aussi conservé le saut
de ligne et le sous-titre « fin » avant la dernière strophe, propre aux villancicos du
chansonnier. Mise à part l’églogue de Filenio, Zambardo y Cardonio, écrite en
alexandrins, les églogues de Juan del Encina relèvent d’une versification évoquant de
façon très évidente le villancico, de façon légèrement décalée. C’est-à-dire que l’on y
trouve le même mètre, et des strophes des mêmes longueurs avec un enchaînement
flexible de rimes embrassées – rimes à part entière et non assonances. Il y a, néanmoins
dans les églogues une présence nettement plus fréquente du pie quebrado, qui
généralement dans les chants se limite au refrain dans certains cas minoritaires. De la
même façon les refrains, précisément, y sont rares, limités aux villancicos explicitement
indiqués par un titre au sein du poème. Mais notons qu’aucune de ces caractéristiques
n’est tout à fait absente du villancico, L’absence d’un mode d’impression distinct met à
jour de façon claire cette filiation musicale des églogues de Juan del Encina.
Cette versification, évoquant le villancico sans tout à fait en être, nous apparaît
comme un appel constant au chant, qui, comptant les cadences et rimes familières du
villancico, aurait été ressenti comme imminent pour l’ouïe d’un courtisan contemporain.
Tout dans les dialogues, du rythme à la rime, évoque pour le public une forme musicale
présente instinctivement dans l’oreille de chacun. Il y a ainsi la possibilité constante
d’un passage sans transition du dialogue déclamé au chant, aux flûtes et cornemuses.
Alors, n’importe quel moment de l’action permettrait l’entrée d’une musique. Il est en
effet très probable que les spectacles des églogues aient comptés plus de moments
musicaux que ceux qui demeurent, toujours indiqués aux mêmes endroits
conventionnels, dans les textes édités qui privilégient l’homogénéité de la forme
poétique. Si en 2016 Sara Sánchez-Hernández expose à Almagro son interprétation du
villancico « tan buen ganadico357» Certaines comme début de la Égloga en resquesta de
unos amores, déjà en 2003, Marta Haro Cortés explore dans un article sur la théâtralité
des villancicos dialogués d’Encina, la possibilité que ceux-ci aient été joués comme
parties des pièces pastorales, puis publiés séparément, ou encore réemployés après
publication dans des pièces358. Ainsi, nous trouvons déjà présent dans le Cancionero de
156
1496 un villancico correspondant point par point à la situation dramatique de Justino et
Cristino lorsqu’ils dansent dans la première des trois églogues romaines d’Encina :
-Daca, baylemos, carillo, /al son deste caramillo. /Ora que te vaga espacio /salta, salta, sin
falseta, / aburre la çapateta
-¡A la miafé! no te ahuzio /ni quiero tu plazentorio,/ que estoy cargado de llorio / y en otros
cuydos descruzio ; / otea mi despeluzio, / soncas, que estoy amarillo.
-Dusna, dusna el çamarrón; / sal acá ¡pese a san junco!, / riedro vaya el despelunco, /
ponte en el corro en jubón; / mira qué agudillo son / para salto con gritillo359. […] (Nous
soulignons.)
157
Añadir dos o tres voces a una melodía fijada, como puede ser la popular folía y sus variantes,
era una práctica común entre los capellanes y músicos, cantores palaciegos, frailes y monjas,
universitarios, o miembros de cofradías, que fueron seguramente los intérpretes de estas
obras360.
Les acteurs seraient donc des histrions chanteurs, et, parfois aussi des histrions
instrumentistes, comme, pour ne citer qu’un exemple, la personne qui aurait joué
Justino. Les musiciens, lorsqu’ils ne sont pas identifiés aux personnages, demeurent
internes à l’action, remarqués au sein du dialogue dans ce qu’ Alfredo Hermenegildo
appelle « didascalies implicites361» : « El gaitero, soncas, viene » à la fin de Plácida y
Vitoriano.
On peut lire et reconnaître dans l’œuvre théâtral encinien le travail d’un
compositeur musical de drames, qui se trouvent construits, au-delà des numéros
musicaux clairement indiqués par l’auteur ou l’éditeur, dans un va-et-vient, entre parler
et chanter, dialoguer et danser constant et consubstantiel à l’action. Ainsi, il orchestre
ses spectacles comme un ensemble poétique de parole, danse et musique.
Le dramaturge et le compositeur
360 « Ajouter deux ou trois voix à une mélodie fixée, comme pouvait l’être la folía populaire et ses
variantes, était une pratique commune parmi les aumôniers et musicient, chanteurs de palais, moines
et nonnes, universitaitres, ou membres de confréries, qui furent sans doute les interprètes de ces
œuvres. » (Nous traduisons.) Alicia Lázaro, « El renacimiento musical y Juan del Enzina » in
Compañía Nao d’Amores, Triunfo de Amor, a partir de textos y músicas de Juan del Enzina, dossier
artístico del espectáculo, Segovia, 2015 [En ligne : http://www.naodamores.com/marcos/DossierTriun
fo/Descargas/Dossier%20Triunfo%20de%20Amor..pdf]
361 Alfredo Hermenegildo, Teatro de palabras: Didascalias en la escena española del siglo XVI,
Edicions de la Universitat de Lleida, Lleida, 2001, p. 21.
158
donnent malheureusement aucun détail sur les numéros accompagnant la pièce en 1514-
1515. Mais lors de la représentation de 1513 il y eut à selon Castiglione, en plus de la
musique qui dut accompagner les moresche : « una musica nascosta di quattro viole, e
poi quattro voci con le viole, che cantorno una stanza con un bello aere di musica, quasi
una oratione ad Amore362». Nous avons encore, donc, le témoignage de la présence de
musiciens, quatre violes hors scène, dans ce cas-ci, et à nouveau de la polyphonie
vocale. Coordinant tout cela, le cardinal laisse la place à un poste unique pour la région
et la période , une sorte de chef de fête, chargé autant du jeu d’acteurs que de la
communication entre appariteurs, charpentiers, danseurs, musiciens et que de la
composition des numéros interstitiels. L’honneur fut donc à Castiglione en 1513, qui se
décrit en effet lui-même comme : « chi avea da combattere con maeestri di legnami e
recitatori e musici e moreschieri363». On ne sait si un poste du même type aurait été
occupé par un autre ami du Cardinal à Rome, mais il serait raisonnable de le supposer.
Cette prise en charge par un métier à part, au même titre que la direction des acteurs et
des professionnels s’occupant de la scénographie, met de façon significative la
composition et direction de toutes les danses et musiques entourant la pièce Calandria
au rang des éléments essentiels pour que le poème devienne spectacle à part entière.
Un autre témoignage décrivant des chants polyphoniques aux interstices de la
comédie est celui de Paolucci le 8 mars 1519, devant les Suppositi joués chez Cibo364. À
nouveau, et bien qu’ici la description des musiques soit particulièrement bien détaillée,
ni le compositeur ni les musiciens ne sont identifiables. Le contingent des musiciens
semble être d’une belle envergure : plusieurs piffari et cornets, deux cornemuses, des
violes et des luths, un organe mobile, plusieurs chanteurs, une flûte. Il n’y a pas de
description de l’emplacement de ces musiciens. Peut-être l’ambassadeur ferrarais n’y
accorde-t-il aucune importance, ou peut-être serions-nous encore face à un dispositif
comme celui de la Calandria urbinate, avec des musiciens cachés pour donner l’illusion
d’une musique émanant magiquement de la scène. L’usage écarterait donc les concerts
de musique seule, avec les artistes à vue, et la musique accompagnant le jeu théâtral, se
voulant pur son. La musique instrumentale aurait occupé le moment de l’installation du
362 « La musique cachée de quatre violes, puis de quatre voix avec les viole, qui chantèrent quelques
strophes sur un bel air de musique, presque une prière à Amour » (Nous traduisons.) Baldassare
Castiglione, op. cit., p.347.
363 « Celui qui devait se battre contre maîtres charpentiers et acteurs et musiciens et danseurs ». Ibidem.
364 Voir page 77 du présent travail.
159
public et de la levée du rideau, accompagnant ainsi l’entrée du public dans l’espace
théâtral. Les deux premiers intermèdes auraient aussi été instrumentaux, avant de passer
à un « concerto di voci in musica » entre le troisième et le quatrième acte, qui déplût à
Paolucci, et à une mauresque en guise de dernier intermède. Bien que les auteurs de ces
pièces-ci ne soient pas précisés, les musiques sont dans le témoignage de Paolucci bien
plus méticuleusement décrites que le jeu des acteurs, dont il se limite à préciser qu’il fut
bon, et constitue avec la scénographie, le rideau et le propos liminaire du présentateur,
l’un des éléments les plus notables du spectacle. Nous pouvons supposeer que, la pièce
étant ferraraise, le décor et la musique étaient les éléments essentiels qui, en termes de
faste théâtral, nourriraient la compétition entre les deux cours.
Nous pourrions nous aventurer à avancer l’hypothèse que ce chant polyphonique
fût, devant le pape Médicis et sa cour peuplée de Florentins, une forme proche du canto
carnascialesco. Ces canti, morceaux comiques à cappella chantés à plusieurs voix,
trouvent leur origine au XVème siècle à Florence lors des fêtes de la saison de carnaval,
et vécurent leur période de gloire sous Laurent le magnifique, père du pape Léon. C’est
en effet de l’usage théâtral des chants polyphoniques de carnaval qu’Anthony
Cummings fait dériver, dans l’entourage de la Compagnia della Cazzuola, la naissance
du madrigal365. Les premiers madrigaux précisément datables sont écrits pour le théâtre
de Machiavel. Il s’agit plus précisément de « Quanto sia lieto », ouvrant la Clizia à
Florence, chez Giacopo Falconetti dit Fornaciaio en 1525 366. Ce madrigal, ainsi que les
compositions musicales toute la pièce, était de Philippe Deslouges dit Verdelot, et était
écrit pour la voix de la chanteuse de cour florentine Barbara Salutati et d’un chœur que,
semblerait-il, elle dirigeait367. On sait de même que la Clizia fut jouée par la Cazzuola,
et même si le lien avec la première chez Fornacaio en février 1525 n’est pas garanti, il
demeure extrêmement probable368. C’est ainsi à ces compagnons et aux chants
365 Anthony M. Cummings, « The company of the Cazzuola and the early Madrigal », op. cit.
366 Une lettre de Filippo de’ Nerli à Machiavelli, datée du 22 février 1525 témoigne de ces interludes
musicaux.
367 Dans une lettre à Gicciardini, en octobre 1525, Machiavelli écrit « Lodovico Alamanni et io cenamo a
queste sere con la Barbera e ragionamo della commedia, in modo che lei si offerse con li suoi
cantori a venire a fare il coro in fra gli atti. ». Machiavelli, Opere, op. cit., p. 408.
368 En effet, la scénographie pour cette Clizia de 1525 était d’aristotile da Sangallo, tout comme, selon
les dires de Vasari celle d’une représentation de Mandragola par la Cazzuola. Ainsi, la compagnie
aurait joué la Clizia, et Sangallo, qui travaillait déjà avec les compagnons de la Cazzuola, était
l’auteur de la scénographie chez Foranccaio. Par ailleurs, il est peu probable que deux représentations
de la même pièce, aient eu lieu sans entretenir aucun rapport, dans la même ville et en l’espace de peu
de mois. Ainsi, il ne semble pas déraisonnable de supposer que la première chez Giacopo Falconetti
160
carnascialeschi dont ils écrivaient les textes théâtralisés, que Cummings rattache le
processus d’expérimentation musicale menant au madrigal. Processus qui aurait donc
été intimement lié aux fêtes de carnaval et aux nouvelles expériences de théâtre
comique. Il cite ainsi le texte de Giovan Battista di Cristofano Ottonaio, héraut de la
Seigneurie, pour l’œuvre musicale dramatisée d’Alessando Coppini, le Canto dei
giudei ; et encore celui de Jacopo del Bientina pour le Canto dei Pastori bacchiatori di
bassette de Bartolomeo degl’Organi, tous deux datant approximativement de 1515 à
1520. Cette réalité, qui ne concerne certes pas directement activité théâtrale romaine,
implique pourtant pour Rome, surtout pour Rome sous le pouvoir culturel des Médicis
au tournant de 1520, l’importation probable d’une pratique du chant polyphonique aux
interludes entre les actes des comédies en voie de codification et de sédimentation. La
Mandragola romaine de 1520, aurait eu de fortes chances de compter déjà des numéros
de chant polyphonique, entre les actes. Mais cela n’est qu’hypothétique. Surtout,
pendant les années 1515 à 1525, le théâtre émanant de Florence aurait été un catalyseur
de la constitution de cette pratique musicale qui, plus tard, se développerait de façon
autonome, lors de récitals de musique seule. Alors, non seulement la musique est
consubstantielle au théâtre, mais l’expérimentation théâtrale est aussi une source à
laquelle s’abreuve la recherche musicale de ce temps-là. La fonction des premiers
madrigaux aurait été de commenter l’action théâtrale à la façon des chœurs grecs.
C’était un petit peu plus lent qu’hier, et doit être plus vite. Ça doit être cinq minutes plus vite.
C’est la mesure, cinq minutes plus vite, on va les trouver, j’espère. Qu’ils respectent
161
seulement les signes music[aux]. […] On va faire une italienne en place à double vitesse, et
vendredi aussi, Et si on [n’y] arrive pas je coupe369.
369 La mandragore [Spectacle] / mise en scène de Paolo Magelli, Zoran Tracic, Maurice Taszman ; pièce
de Niccolo Machiavel ,adaptation française de Valeria Tasca ; Théâtre de l'Est parisien, 13 octobre
1981 ; bandes son du spectacle : « Débat Paolo Magelli avec les stagiaires après la 2 e
représentation », Bibliothèque Nationale de France, côte ASPBAN 3084.
370 Machiavelli, Teatro, op. cit., p. 106.
371 « cette nuit personne ne dormira, de sorte qu’il n’y aura pas d’interruption de temps entre les actes. »
(Nous traduisons.) Ibidem p. 126.
162
de modifier la vitesse du temps, entre le quatrième et le cinquième acte. Il est d’abord
pour le public le descansadero, le reposoir, dont parle Torres Naharro dans son
proemio372, permettant une respiration au sein de l’enchaînement sans repos,
littéralement sans sommeil, de la trame que vivent ces personnages de plus en plus
pressés par le temps. Il renouvelle l’attention, réactivant les attentes. Mais il est, de
façon plus concrète pour la trame, une forme de pont temporel, permettant le passage
accéléré du crépuscule à l’aube, sans ellipse, sans coupure, par une condensation fictive
du temps dont la musique pourrait créer l’illusion.
Il existe donc pour Mandragola, mais aussi pour la Cortigiana ou encore pour
l’églogue d’Encina de l’hiver 1513, le besoin d’un rythme marqué – pouvant être
différent, précisons-le, d’une rapidité – qui trouve une forme de s’affirmer dans la
poétique de la variété que nous venons d’explorer. La polyphonie, improvisée ou écrite,
qui semble dominer l’espace scénique des comédies espagnoles puis, à partir des années
1520, les comédies italiennes aussi, l’intervention régulière de numéros de danse qui,
loin d’être mineurs, sont dans la Calandria d'Urbin une composition scénique à part
entière, sont autant de stimulations et d’effets de mouvement. Une autre forme assez
visible de cet effet global des intermèdes musicaux dans l’avancée dramaturgique, dans
le temps de la fiction même, est le début du quatrième acte des Suppositi, tel qu’il dut
être expérimenté dans la mise en scène romaine de 1519.
À la fin de l’acte trois nous avons quitté Dulippo et Erostato toujours optimistes
quant à leur stratagème amoureux. Dulippo, déguisé en Erostato promet à son maître
d’aller chercher son complice le parasite pasifilo, et s’en va ainsi par les rues de Ferrare.
Avant la fin de l’acte, alors, une dernière scène entre Nebbia, Passifilo et Pisteria, où
l’on apprend une première nouvelle inquiétante, le châtiment de la jeune Polinesta, dont
le père a appris les rapports avec celui qu’il prend pour un valet. L’acte suivant s’ouvre
avec Dulippo (« Erostato finto ») exposant la nouvelle tout aussi inquiétante de
l’arrivée du père d’Erostato, capable de percer à jour l’inversion des deux personnages :
Che debbo io fare, misero me ? Che partito, che rimedio, che scusa ci posso pigliare io, per
nascondere la fallacia ? […] Cercando io Pasifilo, et avendomi detto uno che veduto lo
aveva fuor de la porta di San Paulo uscire, me n’ero andato per ritrovarlo al porto ; et ecco
372 « Yo les llamo jornadas porque más me parecen descansaderos que otra cosa » Bartolomé de Torres
Naharro, op. cit., p. 971.
163
vedo una barca a la ripa giungere : levo gli occhi et ho su la prua veduto prima Lico mio
conservo, et poi fuor del coperto porre a un tempo il mio vecchio padrone il capo373.
Si l’inspiration tirée des Captifs de Plaute et de l’Eunuque de Térence est déclarée lors
du prologue, c’est pourtant du Phormion de Térence que cette scène est tirée.L’esclave
Geta, très agité, cherche son maître Antiphon pour lui apprendre que son père vient de
débarquer au port, menaçant de découvrir qu’il a épousé une prostituée en son absence :
Tu es perdu, Géta, si tu ne trouves quelque expédient ; tels sont les malheurs qui aujourd’hui
te menacent soudain au dépourvu ! Je ne sais ni comment les éviter ni de quelle façon me tirer
de là, car notre audace ne paut pas être celée plus longtemps…374
Il est vu pendant tout ce temps de son jeune maître qui l’appelle et lui demande de lui
raconter ce qu’il a appris. Le discours de Géta ainsi que le moment où l’information est
livrée se font dans le Phormion en canticum, c’est à dire en musique. Si nous retournons
vers Arioste, ce discours intervient dans la représentation romaine de I suppositi non pas
pendant un moment musical, mais, stratégiquement plac´´e au début de l’acte, juste
après un numéro musical, le « concerto di voci in musica ». L’intervention de cette
information après le moment musical accentue un effet d’évolution parallèle, de
synchronie entre les plusieurs trames, mais aussi entre le temps de la fiction et celui de
la fête: pendant que les autres personnages parlaient sur scène, puis pendant que cette
musique marquait une progression de la fête, dans le plan de réalité le plus immédiat,
amenant le public dans une perception de la durée autre que celle du drame, le fil
dramaturgique de Dulippo et Erostato avançait en dehors de l’espace scénique pour
aboutir à ce moment critique. Le temps où le public est sorti de son poste d’observation
de l’histoire et revenu à la réalité immédiate de sa fête avec le chant du chœur, coïncide
avec le temps de la déambulation et de la découverte hors scène de Dulippo. Ce n’est
plus ici une accélération du temps par la musique mais un jeu avec la perception
373 « Que vais-je faire, malheureux que je suis ? Quel plan, quel remèdes, quelle excuse puis-je trouver
pour cacher le mensonge ? [...] Alors que je cherchais Pasifilo, comme quelqu’un m’avait dit qu’il
l’avait vu sortant par la porte de San Paolo, je m’étais rendu au port pour le retrouver ; et là je vois un
bateau gagner la rive : je lève les yeux et je vois d’abord sur la proue mon compagnon Lico, puis,
pointant sur le pont, la tête de mon ancien patron. » (Nous traduisons.) Ludovico Ariosto, op. cit., p.
90.
374 Térence, Théâtre complet, trad. Pierre Grimal, Paris : Gallimard, 1990, p. 127.
164
temporelle du public, qui permet d’accentuer l’effet de surprise par une ruse simple :
tout le monde a été distrait par la chansonnette, et a manqué le moment où Filogono
débarquait inopinément ! L’histoire gagne en densité de par cette existence au-delà de ce
que le public a vu. Ainsi la musique, dans ses différentes formes et ses différents degrés
d’infiltration dans le drame, se révèle être en elle-même un élément du tempo
dramaturgique.
375 C’est le cas du dîner donné après i Suppositi en 1519 ou de celui agrémenté de Mauresques que
donna chez-lui le banquier Chigi en octobre 1512.
376 « L’insertion de musique et de danse dans le théâtre des années mille cinq cents évoluera avec le
temps vers la fête baroque qui unifie théâtre, musique et danse » (Nous traduisons.) S. Sánchez-
Hernández, op. cit. p.186.
165
drames puis tout à fait en dehors, vient, autant que la nature modulaire des pièces elles-
mêmes, placer les contextes fictionnel, théâtral et festif en coexistence.
166
III- COMÉDIES DANS LA GRANDE FÊTE
LA CITÉ IMAGINÉE
À son tour, le contexte festif de ces spectacles n’est lui-même compris qu’en
rapport à l’espace culturel plus vaste d’une urbanité idéale, d’une civilité – trouvant son
aboutissement dans l’espace de la cité – qui fait son chemin dans toute l’Europe et
trouve l’apogée de son expression dans la Rome des années 1510 et 1520. Dès le
moment où chacun de ces spectacles est crée ou importé à Rome, il s’insère dans le
vaste complexe culturel qu’est la volonté pontificale de reconstruire par les fastes,
pourtant tout empreints d’esthétiques spectaculaires venues du Moyen-Âge, une Rome à
la hauteur de l’ère impériale.
Cette volonté se traduit d’abord dans la rue, à travers les spectacles offerts aux
yeux de tous, par une réécriture des ludi romains. Nous ne reviendrons pas sur la
description épistolaire de la fin du carnaval 1519 par les ambassadeurs du duc de
Ferrare, où se mêlent les jeux et courses d’animaux, les joutes et les défilés de masques
avec les concerts et comédies privés377. Nous nous limiterons à remarquer que cette
cohabitation de l’antique renouvelé et du populaire médiéval est témoin de la volonté de
récupération et d’appropriation d’une ancienne version de Rome dont le XV ème siècle a
pleinement mesuré la rupture d’avec le temps présent. De la Descriptio Urbis Romae de
Leon Battista Alberti, rédigée en 1444, au plan de Rome antique que Raphaël aurait dû
dessiner pour le pape Léon X au tournant des années 1520378, les tentatives, autant
intellectuelles que politiques de récupérer l’ancienne Rome classique passent d’abord
par ce constat que Pétrarque faisait déjà, non sans amertume, face aux ruines des
anciens monuments d’une Rome alors désertée par les papes :
L'antiche mura ch'anchor teme et ama / et trema 'l mondo, quando si rimembra / del tempo
andato e 'n dietro si rivolve, / e i sassi dove fur chiuse le membra / di ta' che non saranno
senza fama, / se l'universo pria non si dissolve, / et tutto quel ch'una ruina involve, /per te
spera saldar ogni suo vitio. / O grandi Scipïoni, o fedel Bruto, / quanto v'aggrada, s'egli è
167
anchor venuto / romor là giú del ben locato officio! / Come cre' che Fabritio / si faccia lieto,
udendo la novella! / Et dice: Roma mia sarà anchor bella379.
Spirto Gentil, Canzoniere, LIII
Quelque part au long des siècles passés, Rome a cessé d’être Rome. Ce que l’on nomme
Renaissance passe par la conscience d’une mort. Vivant parmi les vestiges tangibles de
la civilisation latine, conservant leur Sénat toujours en activité, leur statut de citoyenneté
datant des temps païens, les citoyens de la ville éternelle se lancent, artistiquement et
politiquement parlant, à la recherche d’un passé glorieux car ce que Marc Bloch désigne
comme « La solidarité entre l’autrefois et l’aujourd’hui380» a été brisée à jamais. Alors,
cette continuité recherchée « ne serait pas à entendre sur le mode du transfert, affirme
Sabine Forero Mendoza dans sa thèse doctorale sur le goût des ruines à la Renaissance,
mais sur celui de la relève 381». L’antiquisant, comme symbole de civilité nouvelle et
aristocratique, vient se greffer sur la citoyenneté préexistante. Plus qu’elle ne fait
revivre le temps des « grandi Scipïoni », la Rome les pontificats de Jules II, Léon X,
Clément VII, fantasme une grandeur impériale tout actuelle, la civilisation d’une
nouvelle Rome classique. Cohabitent alors sans contradiction lors du carnaval, mais
aussi des fêtes plus directement politiques (entrées triomphales de Papes ou
d’ambassadeurs) ce qui tient de la tradition jamais perdue, comme les courses et les
tauromachies, et ce qui tient d’une récupération historique sciemment orchestrée. Nous
pouvons évoquer à ce sujet un autre passage de la lettre, déjà mentionnée, de Raphaël
Hermenz à la marquise Isabella d’Este le 13 février 1510 :
379 « Les antiques remparts qu’encore craint et aime / le monde, quand il se souvient / du temps passé et
se tourne en arrière / Et les pierres où furent les membres enclos / de tels qui ne seront jamais sans
renommée / que l’univers d’abord ne se dissolve, / et tout cela que même ruine enferme / par toi
espère ses brèches comblées. / ô grands Scipions, ô fidèle Brutus, / ô combien s’il vous plaît, s’il vous
est parvenu / là-bas le bruit du choix bien justifié ! / Et comme Fabrice joyeux / se fait entendant la
nouvelle ! / Disant : ma Rome encore sera belle ! » François Pétrarque, Dal Canzoniere
(Chansonnier), première partie, traduit par Gérard Genot, Paris, Aubier, « Bilingue », 53, v. 29-42.
380 « Mais surtout parce que la solidatrité entre l’autrefois et l’aujoud’hui, conçue avec trop de force,
masquait les contrastes et écartait jusqu’au besoin de les apercevoir. Comment eût-on résisté à la
tentation d’imaginer les empereurs de la vieille Rome tout pareils aux souverains du jour, alors que
l’Empire Romain passait pour durer encore […] ? » Marc Bloch, La société féodale, vol.I, La
formation des liens de dépendance, Paris, Albin Michel, 1939, p. 145.
381 Sabine Forero-Mendoza, Le temps des ruines: l’éveil de la conscience historique à la Renaissance,
Champ Vallon, 2002, p. 160.
168
et a zobia grassa si cominciò a cavalcre per Roma, et andassimo in Agone [Piazza Navona]
ad vedere alcune feste si fano in quella piaza de rapresentare le victorie antique de romani382.
(Nous soulignons)
On pourrait argumenter que c’est dans l’optique d’une érudition plus détachée
des projets politiques et civiques de la nouvelle Rome et de la nouvelle Italie que se
développent les des expérimentations scéniques des lettrés visant donner vie à la poésie
bucolique, et surtout à recréer la pratique de la paliata. Cependant, un simple coup d’œil
aux Praenotamenta Terentii permet de mesurer avec plus ou moins de clarté la
conscience que les humanistes européens avaient, au tournant du XVIème siècle, de la
fonction rituelle et citoyenne de la comédie romaine. Josse Bade consacre un chapitre
entier, de douzième, aux « spectacles et festivals romains dans lesquels il était habituel
de représenter des comédies »
382 « Et jeudi gras on monta à cheval dans Rome, et nous, nous allâmes a Agone pour voir quelques fêtes
qui se font sur cette place, consistant à représenter les victoires anciennes des Romains (Nous
traduisons.) « Raphael Hermenz alla Marchesa di Mantova », apud Alessandro Luzio, « Federico
Gonzaga ostaggio alla corte di Giuglio II », Archivio della società romana di storia Patria, IX, 1886,
p. 558.
383 Cf, F. Cruciani, Teatro nel Rinascimento, op. cit., p. 195 et sqs.
384 Conservée au département de numismatique de la Bibliothèque du Vatican.
385 Aretino, op. cit., p. 664.
169
Donat affirme qu’« il y a quatre types de spectacles » ou solennités lors desquels on donnait
des comédies. « Ces spectacles étaient organisés par les Édiles curules aux frais de la
trésorerie publique ». Les Édiles sont ceux qui veillent à la protection des maisons (aedes), et
ils étaient aussi, selon certains, en charge de la répartition des vivres […] ils étaient
responsables des spectacles donnés dans les bâtiments publics. Ils achetaient des tragédies,
des comédies, des pantomimes et toutes sortes de pièces qu’ils faisaient ensuite représenter
pour le peuple lors des spectacles publics.386 »
Et c’est bien sous forme d’occasions solennelles civiques (pendant, s’entend, des
solennités religieuses) que ces expérimentations théâtrales sont amorcées par Arioste,
d’abord directement à partir des textes de Plaute et Térence.
L’imitation et la traduction
Ludovico Ariosto, avant d’écrire ses propres comédies pour le carnaval ferrarais
et à la longue pour le Pape Léon X 387, débute dans la pratique des spectacles de cour
avec de monumentales représentations romaines qui servent au divertissement autant
qu’à la propagande de la maison ducale. Au lieu d’être des représentations données par
les autorités de la cité pour le peuple, elles étaient données par les autorités de la cité
pour les autorités de la cité388. Le 26 janvier 1486, dans la cour centrale du Palazzo
Ducale, sont joués sous sa direction les Ménechmes de Plaute. L’occasion est celle des
fiançailles des futurs marquis de Mantoue, Isabella d’Este et Francesco Gonzaga. La
représentation est masquée, chantée et non déclamée, en vers donc, dans une traduction
italienne de Battista Guarini. Tout en bas, dans la cour, les hommes sont assis sur des
gradins en bois dressés pour l’occasion et, en haut, les femmes assistent au spectacle
depuis les fenêtres du palais. Ce qu’ils voient est un dispositif frontal, avec quatre
maisons, qui pourrait évoquer les scénographies romaines telles qu’on aurait pu en
supposer l’apparence de par les textes. Mais intervint aussi un faux bateau mobile, qui
traversa la cour pendant la pièce, selon le témoignage du duc, dans une configuration
386 Nous traduisons. Josse Bade de Asche, in Julio Vélez Sáinz (éd.), Teatro Completo, op.cit, p. 1056-
1057.
387 Rappelons que, bien qu’il semble que la représentation n’eût pas lieu, Il Negromante de l’Arioste fut
dédicacé et envoyé à Léon X pour la saison de carnaval de l’année 1520. Voir note 181 du présent
travail.
388 Cf. pour toute cette section F Cruciani, Clelia Falletti, Franco Ruffini, « La sperimentazione a
Ferrara negli anni di Ercole I e di Ludovico Ariosto », Teatro e Storia, Vol. XVI, Bologna, Il Mulino,
1994, p. 131-167
170
proche des scénographies par foyers du théâtre médival. En 1487, pour les noces de
Lucrezia d’Este et Annibale Bentivoglio, on mit en scène l’Amphitryon, de Plaute,
traduit par Collenuccio. Le rôle principal était joué par le poète Antonio Tebaldeo. La
scénographie consistait en une scène en forme de château bâtie en bois avec cette fois
deux séries de gradins distincts, pour les hommes et pour les femmes constituant un
dispositif bifrontal, à la façon des gradins dressés pour les tournois. Le Duc assiste sur
scène à la pièce. « Avec Ferrare, affirme Cruciani, nous pouvons prendre connaissance
de cet espace du théâtre qui conserve la tradition « romane » de l’espace scénique mais
l’organise d’une façon classique et renaissante389 ». En 1491, pour les noces d’Alfonso
et Anna Sforza, et en coïncidence avec le carnaval on joue en l’espace de trois jours, du
13 au 15 février, les Ménechmes, l’Andrienne et l’Amphitryon. Cette fois-ci les trois
représentations, qui partagent une même scénographie, se font à l’intérieur, dans la
grande salle du palais. Avant d’opter pour des représentations dans les salles de
réception, on se sert donc d’un espace architectural extérieur et délimité par les murs du
palais, dans une configuration qui tient autant des représentations monumentales des
mystères et passions que, dans la mesure des bâtiments utilisables, des représentations
dans les théâtres publics romains. La scénographie de 1491 consiste en une suite de
façades de maisons aux toitures crénelées, imitant l’architecture ferraraise
contemporaine au spectacle, et Ercole d’Este désigne les gradins comme « tribunali alti
in modo de theatri » ce qui laisse entendre la présence d’une structure montante
disposée de façon frontale.
En 1499 c’est au tour de l’Eunuque de Térence d’ouvrir le carnaval le 7 février,
avec la participation de deux cents artistes. Le Duc et la Duchesse y assistent sur scène.
Les gradins répondent plus cette fois-ci au schéma vitruvien, disposés sur trois côtés
dans la même grande salle, et ce dispositif servira pour les représentations successives
des Trois écus et du Poenulus de Plaute. En 1502 enfin l’Arioste monte une dernière
fois Térence, avec la même scénographie qu’en 1499, dans la salle des célébrations du
Palazzo della Raggione.
Ainsi, pendant qu’à Rome Pomponio Leto fait jouer vers par vers Plaute et
Térence en latin, au sein de son Natale di Roma, visant à la reproduction historique
fidèle d’une ritualité païenne qui lui coûta plus d’une échauffourée avec le pape Paul II,
c’est dans un syncrétisme transitionnel entre une reconstitution esthétique de sources
389 Nous traduisons. F. Cruciani, Lo spazio del Teatro, op. cit, p. 60.
171
antiques et la culture spectaculaire immédiatement présente que se constitue à la cour
d’Ercole d’Este tout un répertoire de traductions de palliatae, en prose comme en vers.
Il s’agira à Rome aussi, dès les années 1510, d’aller vers une récupération du théâtre des
ludi romains autant que de le faire entrer et s’adapter à l’univers ludique présent,
chrétien, roman et hérité du Moyen-Âge.
La transposition
E vi confessa l’autore avere in questo e Plauto e Terenzio seguitato, de li quali l’un fece
Cherea per Doro, e l’altro Filocrate per Tindaro, l’uno nell’Eunuco, l’altro ne li Captivi,
supponersi : perché non solo ne li costumi, ma ne li argumenti ancora delle fabule vuole
essere de li antichi e celebrati poeti, a tutta suoa possanza, imitatore ; e come essi Menandro
e Apollodoro e li altri Greci ne le lor latine comedie seguitoro, egli così ne le sue vulgari i
modi e processi de’ latini scrittori schiffar non vuole. Come io vi dico, da lo Eunuco di
Terenzio e dai Captivi di Plauto ha parte de lo argumento de li suoi suppositi trasunto, ma sì
modestamente però che Terenzio e Plauto medesimo, risapendolo, non l’arebbono a male, e
di poetica imitazione, che di furto più tosto, li darebbono nome392.
390 La traduction fut publiée quelque part entre 1517 et 1520, mais on lui suppose une rédaction bien
antérieure à l’édition princeps, précedant de plusieurs années celle de Mandragola.
391 « d’exécrables paraphrases italiennes perpétrées par les meilleurs latinistes de l’époque » (Nous
traduisons.) M. Bontempelli apud Bottoni Luciano, « Due commedie per la formazione del genere:
“Cassaria” e “Suppositi” », Origini della Commedia nell’Europa del Cinquecento, Roma, Torre
d’Orfeo Editrice, 1993, p. 65-88, p. 3.
392 « Et l’auteur vous avoue qu’il a en cela suivi et Plaute et Térence, desquels l’un fit se substituer
Cherea et Dorus, et l’autre Filocrate et Tindare, l’un dans L’Eunuque, l’autre dans Les Captifs : car il veut
être, tant que faire se peut, l’imitateur des poètes anciens et reconnus non seulement dans
172
Il serait donc plus proche des pratiques latines, plus sensé - car cela est ce que firent
les anciens - de mettre dans sa langue actuelle les bonnes compositions
de ses prédécesseurs anciens. Celui de sa Cassaria, un an avant, commençait
quant à lui par insister sur l’originalité de cette démarche : « Nova commedia
v’appresento, piena / di vari giochi che né mai latine / né grache lingue recitarno
in scena393.» Ce sont ces propos que reprend, avec certaines nuances, celui de la
Calandria – attribué à Castiglione – qui commence ainsi :
Voi sarete oggi spettatori d’una nova commedia intitulata Calandria : in prosa, non in versi ;
moderna, non antiqua ; vulgare, non latina.[…] Non è latina : però che, dovendisi recitare ad
infiniti, che tutti dotti non sono, lo autore, che piacervi sommamente cerca, ha voluto farla
vulgare ; a fine che, da ognuno intesa, parimenti a ciascuno diletti.
De’ quali se sia chi dirà lo autore essere gran ladro di Plauto, lassiamo stare che a Plauto
staria molto bene lo essere rubato 395[…]
les usages, mais aussi dans le sujet des fables ; et de même que ceux-ci suivirent les Ménandres, les
Apollodores et les autres Grecs dans leurs comédies latines, il ne veut pas quant à lui dédaigner les
façons et pratiques des écrivains latins dans ses comédies vulgaires. Comme je vous disais, il a tiré
une partie de la trame de ses Suppositi de L’Eunuque de Térence et des Captifs de Plaute, mais il l’a
fait avec tant de modestie que Térence et Plaute eux-mêmes, l’apprenant, n’en auraient pas pris
ombrage, et nous donnerons à cela le nom d’imitation poétique plutôt que de vol. » (Nous
traduisons.) Ludovico Ariosto, Commedie, op. cit., p. 62.
393 « Je vous présente une nouvelle comédie, pleine / de plusieurs jeux que ni la langue latine / ni la
grecque n’ont jamais vus sur scène. » (Nous traduisons.) Ibidem, p. 6.
394 La compréhension écrite du latin, même, commence à décliner. Nous avons remarqué dans les
répertoires déterminant les participants et organisateurs des fêtes municipales du carnaval romain,
Archivio Storico Capitolino « indice delle reglorgli e degli ufficiali e feste Agonali e di Testaccio »,
tomo CV, cred. 4., le passage à des instructions bilingues à partir de 1520.
395 « Vous serez aujourd’hui les spectateurs d’une nouvelle comédie intitulée Calandria : en prose et non
en vers ; moderne et non ancienne : vulgaire et non latine. […] Elle n’est pas latine : car, devant être
jouée devant le plus grand nombre, sachant que tous ne sont pas doctes, l’auteur, qui cherche avant
173
Mais, différence essentielle d’avec la démarche d’émulation de la palliata, la ville est
devenue Rome pour l’un, Ferrare pour l’autre. Bibbiena revendique cette appropriation
intime de la culture classique, faisant venir ses personnages de Grèce, pour trouver leur
bonheur en Italie : « Tanto meglio quanto Italia è più degna della Grecia, quanto Roma
è più nobil che Modon e quanto vaglion più due riccheze che una396», déclare Fessenio
en guise de fermeture de la comédie. Quant à l’Arioste, il fait venir ses personnages aux
noms évocateurs des comédies plautino-térenciennes : Filogono, Erostato, Dulippo397,
non pas de Grèce, mais de la proche Sicile.
Surtout, bien que Bibbiena n’en précise rien, le cocu Calandro ne porte plus pour
sa part un nom renvoyant au théâtre antique, mais au nigaud Calandrino du Décaméron.
En effet, si Fessenio passe son temps à faire croire à Calandro qu’il existe des formules
magiques pour s’ôter des bras et des jambes et qu’il pourra voyager mort dans un coffre
pour ressusciter à la sortie, et si ces farces occupent l’espace entier d’une action
secondaire dans la pièce du cardinal Bibbiena, c’est bien car Calandro est l’héritier d’un
benêt notoire des nouvelles comiques de Boccace. Calandrino, présenté par les
devisants comme peintre florentin, apparaît à deux reprises lors de la huitième journée.
Rencontré de la main d’Elissa lors de la troisième nouvelle, où un certain Maso del
Saggio lui fait croire qu’il y a une pierre du nom d’héliotrope qui rend invisible à qui la
tient, si bien qu’il rentre chez lui chargé de cailloux, il revient dans la sixième nouvelle,
celle de Filomena. Ses deux compagnons Bruno et Buffalmaccio l’y soumettent à
une forme d’ordalie truquée – car une herbe amère à été cachée dans son
fromage, pour le convaincre de mensonge par rapport à un porc qu’on lui aurait volé.
Les deux compères alors, qui sont les voleurs de ce porc, peuvent sans risque s’en
partager la chair. Dans la troisième nouvelle de la journée suivante, Filostrato
raconte comment un certain Maestro Simone arrive à faire croire à Calandrino qu’il
est enceinte, pour parvenir à lui faire boire une abjecte – et fausse – potion abortive
tout à vous plaire, a voulu la faire en vulgaire, afin que, comprise de tous, elle soit de même agréable
à chacun. » / « Celui qui dira que l’auteur a été grand détrousseur de l’oeudre de Plaute, laissons-le
jaser, car Plaute serait fort aise d’être volé » (Nous tradisons.) Bernardo Dovizi da Bibbiena, op. cit.,
p. 16-17.
396 « D’autant plus que l’Italie est plus digne que la Grèce, que Rome est plus noble que Modon et que
deux richesses valent mieux qu’une seule » (Nous traduisons.) Ibidem, p. 97.
397 Ce sont des noms dont la racine grecque, comme celles des noms des comédies en toge grecque dont
la pièce s’inspire, a une valeur de caractérisation : Erostato est mû par l’amour pour une femme, par
ἒρως, Filogono est le géniteur aimant ou ami, donnant un composé de γενετὴ et φιλία. Dulippo est
l’esclave, le δουλός.
174
concoctée par Buffalmaccio et Bruno. Sa dernière apparition dans l’œuvre de Boccace
est celle de la cinquième nouvelle de cette même neuvième journée. Fiametta raconte
une histoire d’amour de Clandrino. Celle-ci en particulier semble avoir été une
source d’idées pour Bibbiena. Sous les conseils de Bruno, Calandrino prépare un
philtre d’amour et se sert d’un rouleau de parchemin couvert de fausses formules
magiques. Alors qu’il tente de s’en servir, il est découvert par sa femme qui le bat398.
Calandrino existe dans une fiction qui, déjà au sein du Décaméron, a pour ainsi
dire sa propre cornice, lui permettant de se renouveler à l’infini : Buffalmaccio et
Bruno raconte Elissa, « con Calandrino usavan per ciò che de'modi suoi e della
sua simplicità sovente gran festa prendevano399». Cette formulation itérative, avec ses
imparfaits et l’adverbe « sovente » ouvre la porte à une déclinaison sans fin
d’aventures brèves usant du modèle des mille farces faites à l’homme simple et
crédule. Avec le personnage de Calandro, certes sans le diminutif, Bibbiena
introduit des anecdotes plaisantes de la lignée de ces nouvelles dans le jeu scénique
de sa comédie. Ainsi, les numéros à part entre Fessenio et Calandro, dégagés de la
trame principale, sont un espace dédié à la reconnaissance d’un type littéraire connu
de tous. Ils ont à notre sens pour fonction principale de fournir au public le plaisir
des retrouvailles avec ce personnage préexistant, réceptacle de toutes les farces, qui
est venu s’installer, avec tous ses traits comiques de benêt crédule, dans une nouvelle
fiction. Il s’agit, somme toute, d’un processus similaire à celui des farces
donnant à reconnaître au public la personnalité distinctive des bouffons Rosso et
Maestro Andrea dans La Cortigiana. L’horizon des références culturelles du théâtre
comique change, s’inscrit dans une tradition non plus seulement romaine mais
aussi romane. La novella, justement, principalement Boccace, en servant de canevas
aux trames ou aux situations comiques, fait basculer la réécriture théâtrale vers un genre
hybride. Cela n’est plus une traduction, mais une transposition s’approchant de
l’univers culturel d’un public certes érudit et connaisseur des ancien, mais aussi
connaisseur de son passé immédiat, et ancré dans un ici et un maintenant. Traduction
des paroles, remaniement des lieux, des sources, c’est un jeu de références croisées,
398 Giovanni Boccaccio, Decameron, a cura di Amedeo Quondam, Maurizio Fiorilla e Giancarlo
Alfano, Milano, BUR Rizzoli, 2013, p. 1222-1235 (VIII,3), 1250-1259 (VIIII, 6), 1400-1406 (IX, III),
1414- 1426 (IX,5) .
399 « fréquentaient Calandrino car, grâce à ses façons ingénues et à sa simplicité, ils s’amusaient souvent
et beaucoup » (Nous traduisons.) Ibidem, p. 1223.
175
un rapport ludique à la reconnaissance des sources réécrites qui s’installe grâce à
l’entrée en jeu d’un horizon littéraire proprement vernaculaire. Telle est d’ailleurs
en ce temps-là (cela changera dans les années 1550) la différence essentielle, plus
que l’usage de la langue, d’avec la confection de pièces néolatines.
Luciano Bottoni, dans sa communication sur le théâtre de l’Arioste lors du
colloque « Origini della commedia nell’europa del cinquecento » tenu à Rome en
octobre 1993, affirme, à propos de la Cassaria, qu’il considère comme l’acte de
naissance du genre :
quella Cassaria dal cui prologo (« Nova commedia v’appresento piena / Di varii giocchi che
né mai latine / Né mai greche lingue recitano in scena ») gli spettatori ferraresi
apprendevano, nel marzo del 1508, l’atto di nascita del teatro comico regolare. Di fatto la
scommessa del commediografo è quella di costruire una « fabula » in volgare istituendo con
i testi plautino-terenziani un rapporto di imitazione innovativo. Questo rapporto di gara e di
competitivo adeguamento a « li moderni ingegni » è strategicamente incardinato su « varii
giochi », ovvero raggiri, situazioni fittizie, diverbi, ingani, travestimenti, finzioni, pretesti di
comicità, che insieme consentono di fare « una fabula men trista » e di aprirla ad una ludica
percezione della contemporaneità400. (Nous soulignons.)
C’est-à-dire que la comédie humaniste, du moins du point de vue ariostien tel que
Bottoni l’interprète, serait caractérisée par une flexibilité de l’imitation. Le traducteur,
puis adaptateur, aurait fini par se couronner poète dramaturge à force d’actualiser les
comédies, se servant du cadre de l’émulation des modèles de l’antiquité pour construire
un comique antique, romain, impérial, mais d’aujourd’hui, à insérer dans les ludi du
présent. Car c’est à une civilité tangible dans la salle, à une cité bien actuelle qu’il fait
appel.
400 « Cette Cassaria dont le prologue (« Je vous présente une nouvelle comédie pleine / De jeux variés et
qu’on ne joue sur scène ni en langue latine / Ni en langue grecque » ) annonce aux spectateurs
ferrarais , en mars 1508, l’acte de naissance du théâtre comique régulier. De fait le pari du dramaturge
est celui de construire une « fable » en vulgaire en entretenant avec les textes plautino-térenciens un
rapport d’imitation novatrice. Ce rapport d’émulation et d’adéquation compétitive aux « esprits
modernes » est stratégiquement confié à « des jeux variés » ou encore des tromperies, des situations
fictives, des disputes, des mensonges, des travestissements, des fictions, des prétextes au comique, qui
ensemble contribuent à faire « une fable moins triste » et d’ouvrir cette fable à une conception
ludique des choses contemporaines » (Nous traduisons.) Bottoni Luciano, op. cit., p. 5.
176
2. Avec la cité, loin de la cité : la construction d’un espace des comédies
Et, pour cause, y a-t-il un plaisir comparable au divertissement que procure le fait de voir un
spectacle, qui, s’insinuant avec douceur, à travers les yeus et les oreilles, dans les âmes, les
séduit, les émeut, les dompte et les frappe ? C’est assez, dis-je, de ces spectacles muets et
funestes d’hommes qui s’adonnent à des combats, entre eux et contre des bêtes, où coule
presque toujours le sang humain, et divertissons-nous soit ici avec des spectacles cultivés, soit
sur les champs de battaile avec des spectacles militaires. Mais pour que ces spectacles soient
donnés au mieux et au plus vite, un théâtre est nécessaire. Quel meilleur présent peut-on offrir
aux hommes du présent et à ceux qui viendront ? Si, de fait, ceux construits après celui,
si célèbre, de Pompée, tout en marbre et si spacieux, ceux-là plus petits et aux parures
plus modestes, firent la plus grande gloire de leurs constructeurs, imagine quelle gloire tu
gagnerais aujourd’hui, alors qu’il n’en reste pas un seul qui tienne debout, si tu faisais bâtir un
nouveau.[…] Veille, à présent à ne point tarder à restaurer un théâtre ou à en construire un
nouveau […] prend en charge cette glorieuse tâche, tout le peuple le désire402[...]
177
même titre que le forum et tous ses bâtiments, un théâtre est pour Vitruve une
construction pérenne, non pas en bois comme les théâtres publics qu’il a pu connaître,
mais en pierre et en marbre, avec des gradins en pente doués d’escaliers en couloirs
pour y circuler. Cette pente serait calculée à l’angle précis permettant une vision et une
circulation du son de la voix optimales. Car le son voyagerait en ondes circulaires,
l’orchestra serait ronde, décrivant le cercle passant par toutes les pointes de quatre
triangles équilatéraux disposés pour former une étoile à douze pointes, correspondant
aux points « au moyen desquels, dans l’étude astrologique des douze signes célestes, on
calcule musicalement les rencontres des astres ». Les gradins seraient disposés autour
d’elle en arc de cercle, avec leurs sept escaliers alignés sur chacune des pointes de cette
étoile. Les cinq autres pointes déterminent, à l’arrière de la scène l’emplacement de cinq
portes. Le front de scène, de forme rectangulaire, est légèrement surélevé, laissant tout de
même la possibilité de voir aux spectateurs situés dans l’orchestra, et compte entre les
portes des pans triangulaires tournants dits periaktous, permettant de varier le décor
peint. Vitruve encore, cite trois décors possibles, tragique (le palais), comique (les
maisons du peuple) et satirique (le paysage agreste). Tout ceci, encore devrait être situé à
un emplacement où l’air est pur, pour garantir la santé des hommes, femmes et enfants
assistant de longues heures durant aux spectacles, lors des festivals403. Telle était, sans
compter les trésors d’astuces acoustiques et les considérations très rigoureuses de
proportions que fournit le traité, la précision méticuleuse de l’idéal artistique et citoyen
que se fixèrent, au moyen de ces nouvelles éditions, ces humanistes au tournant du
siècle (Figure 8).
Mais aussi, ce théâtre que Sulpizio demandait à Riario, le cardinal ne le
construirait jamais. Ce projet ne se traduisit pas de suite en un espace fixe,
monumental, bâti en pierre et nommé théâtre de Rome. Mais des dispositifs répondant
imparfaitement à cet idéal prendraient forme à Rome de façon sporadique. Ceci en
premier lieu lors des représentations religieuses monumentales. Car l’héritage des ludi
s’associe aussi aux traditions de fêtes sacrées propres à chrétienté, et qui
s’accommodent bien en ce temps-là des nouvelles velléités de romanité. On pourra
partir de la compagnie du Gonfalone, qui fait représenter des pièces sacrées dans le
Colisée, certes en ruines. La compagnie opère ainsi sur sa propre Passion du Christ,
403 Vitruve, De l’architecture, trad. Catherine Saliou, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des
universités de France », 393, 2009, p. 8-34.
178
instituée indénaiblement en tant que fête publique, une récupération de la configuration
unitaire de la scène à l’antique par rapport à une « tradizione romanza [dei] luoghi
deputati », dans les mots de Cruciani404 : aux foyers constuant la scène des
mystères joués jusqu’alors. Cruciani relève aussi la création d’autres compagnies du
Gonfalone dans le Latium, dont une serait à l’origine de la construction d’un théâtre en
dur, situé sur la place de San Giacomo à Velletri, dans la périphérie de Rome :
179
espaces publics aux lieux clos proprement théâtraux, et du sacré au profane. Avant
la renommée internationale des Sangallo pour le théâtre profane, déjà Brunelleschi
avait été l’ingénieur chargé de construire de grandes machines à poulies dans la
cathédrale de l’Annunziata de Florence pour faire descendre des anges depuis l’abside et
permettre à d’autres de traverser la nef dans toute sa longueur, survolant le public, en un
dispositif englobant mis en place pour le mystère de l’annonciation de 1439.
Élargissant le point de vue vers l’échelle européenne, Cruciani remarque aussi la
construction à Autun, d’un amphithéâtre en bois pour le mystère de St Lazare en 1516406.
180
Inghirammi fournit aux peintres le programme des toiles qui décorent l’extérieur de l’édifice.
C’est lui qui, avec l’Académie, dirige les acteurs, danseurs, musiciens qui vont exécuter les
spectacles. Ceux-ci durent deux jours. Successivement, la scène va se transformer en choeur
d’église, où la messe est célébrée et chantée, en salle de banquet publique, animée de féeriques
intermèdes, en tréteau chorégraphique, puis en scène de théâtre proprement dite, où est
présenté le Poenulus de Plaute. L’érudition et la philologie, la rhétorique et la poésie ont
collaboré, grâce à la coordination d’Inghirammi et de l’Académie, avec l’architecture, la
peinture, la musique, la chorégraphie, la liturgie, et même la gastronomie, à ce spectacle
encyclopédique où les hôtes d’honneur ont été au moins pendant le banquet, les acteurs du
spectacle autant que ses spectateurs. Le fil conducteur est bien en effet le banquet, banquet
sacré de la messe, banquet philosophique à l’imitation des Anciens, banquet littéraire
dans le dialogue animé de la comédie de Plaute. [..] Ces extroversion et
extraversion de la bibliothèque savante dans l’espace public, pour la plus grande gloire du
prince, sont à la fois une consécration et un péril409.
L’image des maillons peut nous être en effet utile pour comprendre le rapport de ces
pièces jouées dans les salles privées de la cour - malgré l’aspiration vers un théâtre de la
ville - avec la vie festive romaine dans sa globalité. Il est vrai que les fêtes tenues sur la
Piazza Navona, par exemple, ou les tauromachies du quartier de Testaccio, ou encore les
défilés masqués visibles de tous les romains relevaient de l’organisation et de la
comptabilité du Comune, là où les fêtes courtisanes, allégories masquées et dansées,
409 Marc Fumaroli, La République des Lettres, Paris, Gallimard, 2015. p.160-161.
410 Luciano Mariti, « Teatro pubblico a pagamento e comici improvvisatori. Con un «Campionario» di
documenti inediti », Teatro e Storia, Vol. 34 (n.s) 2013, p. 77-142. p.80-
181
musiques et festins dans lesquels viennent se poser nos premières comédies en
vernaculaire ne relèvent pas du Capitole mais bien, soit du Vatican, soit de Borgo
Vecchio. Cependant, derrière cette apparente compartimentalisation, les unes viennent se
greffer sur les autres et les continuer, dans une Rome définie en ces termes par Laura
Fortini :
una città che non meteva limiti tra il sacro e il profano, dove la elefantica corte papale, se da
una parte procurava fama e ricchezza alla città, dall’altra confondeva ruolo e funzioni,
municipio e curia411.
Ceci nous est apparu avec évidence en allant voir dans l’Archive Historique du
Capitole les livres de décrets du Conseil des Magistrats romains. Dans ces volumes
consignant les décisions qui, théoriquement, émanaient de la municipalité romaine, nous
trouvons les entrées suivantes entre 1518 et 1520 :
411 « Une ville qui ne traçait pas les limites entre le sacré et le profane, où l’éléphantesque cour papale, si
bien procurait-elle d’une part renommée et richesse à la ville, confondait d’autre part rôle et
fonctions, municipalité et curie. » (Nous traduisons.) Laura Fortini, « Ariosto, Roma e la geografia
del meraviglioso », RR :Roma nel Rinascimento, Vol. XI, 1994, p. 75-93, p. 75.
412 Celui-ci, non nommé, reçoit deux cents ducats en plus d’un défraiement pour le marbre.
413 21 avril. Il s’agit d’une fête pastorale de l’ancienne religion romaine. Celle-ci aurait pu entretenir
quelque rapport avec la « Natalité Romaine » que célébrait, aussi le 21 avril, Pomponio Leto avec son
Académie.
182
Dea Pale nel giorno dell’erezione della jour de l’érection de la statue susmentionnée.
statua susdetta.
« Decreti di consegli Magistrati cittadini romani »
Cred. 1, Tomo 36.
p. 45 1518 Decreto per la confezione di una statua Décret pour la confection d’une statue de Sa
alla S.ma di Leone X. Sainteté Léon X.
p. 98 1520 Modo di celebrarsi le Palilie o feste di Façon dont seront célébrées les Palilies en
Pale in onore della compita statua della l’honneur de l’achèvement de la statue de Sa
S.ma di Leone X. Sainteté Léon X
p. 98 1520 Elezione di deputati sopra le porzioni e Élection des personnes députées pour les
feste delle Palilie.414 parts d’argent et les fêtes Palilies.
p. 98 1520 Decreto per l’affito del Pronotariato di Décret pour la location du Pronotariat du
Capidoglio per supplire alle spese delle Capitole pour compenser les dépenses des fêtes
susdette feste. susdites415.
p.100 1520 Decreto per la sospensione delle feste delle Décret pour la suspension des fêtes Palilies,
Palilie ordinata dal Papa. ordonnée par le Pape.
Que le Pape entre en collaboration avec la municipalité lorsqu’il prévoit d’installer dans
l’espace public une statue de sa personne n’est point étonnant, mais il est aussi à
l’origine du décret actant la reprise des jeux civils du carnaval, et il commande même
l’année suivante, aux frais du Comune, d’autres fêtes exceptionnelles à Testaccio et
Piazza Navona, pour cette statue qui relève donc autant de la politique municipale que
Vaticane. Mis à part les points de détail sur le projet avorté de statue, nous comprenons
suffisamment bien à partir de ces documents à quel point la curie pouvait être intéressée
et impliquée dans les fêtes civiques. Si la municipalité ne participe pas des fêtes de la
curie, et en cela il s’agit de célébrations autres que celles de la cité, la curie participe
quant à elle très activement dans les fêtes de la municipalité.
Et c’est surtout dans la conscience du spectateur, si nous passons de parte
obiecti à parte subiecti, que nous comprenons, à l’échelle d’une journée, semaine ou
saison, que la comédie est un maillon de la fête courtisane elle-même maillon d’un acte
civique et rituel (saisons festives religieuses régissant la vie de tous) ou du moins à
teneur politique. La Trofea, comédie de circonstance, ne se limite pas à renvoyer à sa
propre circonstance, réduite à son salon avec son assistance. Elle est classable sous cette
catégorie surtout en tant qu’elle est donnée devant la curie romaine pendant une
ambassade comportant aussi une arrivée triomphale, des échanges de présents, l'entrée
414 Nous avons signalé en gras les décrets se recoupant, malgré de légères modifications de formulation
entre les deux manuscrits.
415 Pour amortir la dépense, ils prévoient de louer l’espace pendant trois ans.
183
publique d’un éléphant qu’on alla installer et montrer dans ce qui du temps de Léon X
étaient encore les jardins du Belvedere. I suppositi est en mars 1519 un des trois
spectacles – pièce, musiques et banquet – donnés dans une soirée venant à la fin d’une
journée chargée d’au moins trois événements festifs : une course de chevaux barbari,
une joute ou palio et enfin soirée théâtrale. Dont ceux à l’air libre, place Saint Pierre
devaient être vus du plus grand nombre.
On ne saurait ignorer le déroulé complexe, fait de contrastes et reflets, d’une
journée de célébration au moment d’en appréhender la clôture par la comédie en
vulgaire, qui n’a lieu que parce que le public se trouve déjà en situation de célébrer.
C’est en cela que Fabrizio Cruciani refuse de regarder les pièces comme spectacle seul
en ce qui concerne les trois premières décennies du XVIème siècle, argumentant que
plutôt que de regarder le théâtre comme produit culturel à lui seul, « on peut considérer
l’événement spectacle en tant que produit culturel complexe, et y lire les différentes
articulations et fonctions du théâtre416». Et pour cause, une comédie est souvent le
couronnement privé d’un acte public.
416 Nous traduisons. F. Cruciani, Teatro nel Rinascimento, op. cit., p. 11.
417 Ibidem, p. 17-22.
184
qui se retrouve par ce biais clairement établie comme lieu à part. Mais d’un autre côté
ce théâtre ne se comprend pas, comme le faisait celui joué sur les scènes normées par
Vitruve, en tant qu’expression de rituels religieux réunissant toute la cité dans un lieu
dédié à l’accueillir. Il naît dans des cercles érudits, en se développant donc tout
naturellement dans l’espace de divertissement préexistent parmi ces courtisans – et
hérité des fêtes du bas Moyen-âge – celui des bals masqués, des danses et des banquets
agrémentés des facéties des bouffons. Malgré ses quelques mises en pratique
exceptionnelles et sporadiques, la projection d’un théâtre selon le type vitruvien comme
symbole d’une nouvelle urbanité existe la plupart du temps comme idéal culturel, au-
delà des possibilités, de l’état réel de la praxis théâtrale. Celle-ci ne disposant pas, ni
spatialement ni culturellement parlant, d’espace alloué.
La distinction entre espace alloué et espace augmenté, c’est-à-dire entre le
théâtre comme bâtiment spécifique et « lieu théâtral », est une réflexion amorcée par
Jean Jacquot, formulée dans les actes du colloque de 1963 Le lieu théâtral à la
Renaissance (CNRS) et étoffée du côté de l’Italie par Fabrizio Cruciani418. Le lieu
théâtral serait l’espace non spécifique, parfois lieu public, quotidien, que le théâtre vient
habiter de façon plus ou moins régulière. Le processus de construction de l’espace
spécifique que l’on nomme théâtre, et qui aboutira en 1580 à la construction du Teatro
Olimpico di Vicenza, serait aussi celui de l’avènement d’un espace culturel à part entière
pour le théâtre, plus spécifiquement pour les comédies dites régulières, en tant
qu’expression d’une civilisation. Mais tel est le paradoxe : à Rome, Sulpizio,
Inghirammi, Peruzzi ou Raphaël auront pu fantasmer le théâtre comme monument de la
ville, mais au moment où ce bâtiment théâtre s’installe sous la forme d’établissements
privés - premiers véritables édifices théâtraux de l’occident moderne - celui-ci
atténue par sa fixité et sa disponibilité constante au seul théâtre, la porosité entre ces
fêtes et les autres actions festives, traversant la ville. L’isolement dans un bâtiment
ad hoc rompt le lien qui en 1525 est toujours fort au moment de la pasquinade de
l’Arétin. Dans la première moitié du siècle, alors, ces lieux théâtraux, de plus en plus
spécifiquement orientés vers leur usage théâtral, prennent encore plusieurs formes, se
greffant aux lieux de vie. Entre 1505 et 1511, le banquier Agostino Chigi fait projeter et
construire par Peruzzi un palais – l’actuelle Farnesina, que l’on peut visiter via della
Lungara dans le Trastevere romain – dont la façade Nord est un décor architectural où
418 Lo Spazio del teatro,op. cit, 1993.
185
peuvent avoir lieu des représentations. C’est dans ce palais que sont données les
comédies dont parlent Picenardi – février 1510 – et Stazio Gadio – juillet 1512.
Bibbiena transforme plus d’une fois ses appartements en dispositif scénographique. La
Calandria et I Suppositi sont des représentations données quant à elles en intérieur,
dans le Palais du Vatican, qui compte de nombreuses salles de réception mais point de
théâtre. De même, le soir de l’épiphanie 1513, Stazio gadio ne manque pas de préciser
qu’après le dîner, c’est dans une pièce contiguë à celle du banquet qu’aurait lieu
l’églogue419. En ce qui concerne le dispositif scénique, la double scène avec tombée de
rideau que laisse transparaître le texte de Plácida y Vitoriano, encore plus les divers
niveaux de faux bâtiments et de planches et pendrillons peints en perspective, les
structures montantes des gradins en bois des pièces de Machiavel, de l’Arioste, de
Bibbiena, sans faire appel à une machinerie sophistiquée, demanderaient une longue
installation in situ, une préparation de la salle en amont pour créer des théâtres à
l’intérieur des palais. Nous sommes donc face à des espaces alloués aux spectacles,
mais de façon problématique. Tout comme il s’agit de spectacles liés de façon
problématique aux temps forts de la vie de la cité. Si nous considérons que nous venons
– et cela est prégnant dans les représentations de théâtre romain à Ferrare, et encore
dans le double espace de Plácida y Vitoriano – des rapports pluriels à l’espace scénique
que nourrit le théâtre médiéval : des dispositifs immersifs, des passages à un nœud
scénique A à un nœud scénique B par le public, comme le fait le bateau qui traverse la
cour du palais ducal de Ferrare, et d’autres encore, il est certain qu’ à présent un modèle
spatial se fixe, s’isole, se définit paradoxalement dans ces lieux écartés de l’œil public,
autour des théories portant sur l’art gréco-romain des théâtres publics.
Le tout, quel que soit le niveau de développement de la scénographie, est conçu
pour des salles dont la vertu théâtrale n’est pas pour l’heure la préparation à accueillir
des systèmes complexes de rideaux et poulies, coulisses, passerelles et balcons sur
scène, mais tout simplement d’être un grand espace vide ou pouvant être vidé, apte à
accueillir des artistes et un public. Comprenant un dispositif léger ou, comme la
scénographie de La Calandria urbinate, demandant un processus de confection long de
plusieurs mois, ces pièces sont conçues et composées dans un espace toujours partagé
en une certaine mesure : avec le reste de la demeure où des bals et banquets ont lieu,
419 Stazio Gadio, « Stazio Gadio al Marchese di Mantova: "Per seguir in avisar Vostra Excellentia de le
occorentie..." », 1513. Voir page 37 du présent travail.
186
mais avec le reste de la journée de réjouissances aussi. Par conséquent la dichotomie
propre aux bâtiments théâtraux, scène et salle, n’entre pas en jeu non plus sur la
conception psychique d’un espace de la fiction. Dans l’œuvre théâtral de Torres
Naharro, ce sont les comédies Trofea et Tinellaria qui font le plus clairement preuve de
cette fiction englobant le public, par l’installation d’un espace fictionnel au plus près de
l’espace réel où le public se tient. On y lit une implication, en reflet, des spectateurs
dans une action proche de celle que l’on regarde. Les Cardinaux font la fête dans un
salon tandis que le service de la fiction se délasse dans un tinelo qui pourrait bien être
celui de ce même palais. Les envoyés d’une ambassade portugaise voient s’organiser les
détails d’une réception d’ambassadeurs du monde entier auprès du roi portugais. En
règle générale, l’appartenance des personnages à un lieu tout à fait feint, radicalement
autre que celui depuis lequel le public les regarde n’est pas un effet recherché. Il
s’agit plutôt d’inviter très explicitement le public à entrer dans le lieu feint que la
comédie propose. Lorsque le prologue romain perdu des Suppositi propose le récit cadre
d’une comédie jouée par Cibo, de passage à Ferrare, Cruciani analyse l’effet de cette
double fiction en ces termes :
tra il luogo dell’azione scenica e lo spettatore si cerca tendenzialmente una unità che li
ponga sullo stesso piano di realtà : la finzione è preliminare, rimanda all’ambito festivo420.
Tant que le bâtiment théâtral à l’italienne, avec ses gradins préexistants ne nécessitant
pas d’être reproduits pour chaque représentation, n’est pas venu établir que le seul
espace à créer et modifier se trouve sur scène et que les créations scénographiques ne
surviennent que dans l’espace des artistes, et tant que la pratique du déplacement dans le
seul but de voir la comédie n’existe pas chez le public, les gradins font partie de
l’« aparato » ou « allestimento », crée par le plasticien. Ceux qui les occupent font
partie de la fiction. Car, selon l’analyse de Cruciani, ci-contre, celle-ci s’établit à
l’entrée dans la soirée théâtrale et non pas dans la fable. La comédie se comporterait
comme une longue novella dont le contexte de la fête de palais serait la cornice.
Sous l’angle du « lieu théâtral » une fête pourrait être définie comme une
succession d’activités plaisantes pouvant compter plusieurs espaces connectés entre eux,
dont, dans les mots d’Alfonso Paolucci421, « il loco della comedia ». Et dans ce lieu de la
420 « Entre le lieu de l’action scénique et le spectateur une unité est généralement cherchée, qui les place
sur le même plan de réalité : la fiction est préliminaire, renvoie au contexte festif. » (Nous
traduisons.) F. Cruciani, op. cit., p. 450.
421 Dans sa lettre du 8 mars 1519 au marquis de Mantoue, voir page 76 du présent travail.
187
comédie, certes privé ou semi-privé, se joue l’idée ce la cité, en tant que le public est
pleinement entendu comme participant, comme interne à la ville qui lui est montrée.
Fra’ Timoteo lorsqu’il donne fin à Mandragola en envoyant tous les personnages dans
son église, précise, toujours depuis l’intérieur de sa fiction, au cas où le public ne
voudrait pas sortir de sa Florence en miniature :
Voi, spettatori, non aspettate che noi usciam più fuora : l’uffizio è lungo. Io mi rimarrò in
chiesa e loro per l’uscio del fianco se ne andranno a casa. Valete422.
422 Vous, spectateurs, n’attendez plus que nous sortions : l’office est long. Moi, je resterai dans l’église et
quant à eux, ils rentreront à la maison en passant par la porte de derrière. Au revoir. » (Nous
traduisons.) Machiavelli, op. cit, p. 142.
188
grimé en remparts, même si toute mention à un mur d’enceinte est absente du texte de
Bibbiena. :
La scena era finta tutta una contrada ultima tra il muro della terra e l’ultime case. Dal palco
in terra era finto naturalissimo il muro della città con dui torroni423.
La scène n’est pas un espace en synecdoque de la ville, mais une miniature de la même,
bien encerclée et délimitée par sa muraille. On ne saura pas, car Vasari qui décrit la
scène n’y était pas, si à Rome il y eut ou non le même jeu sur les murailles entre 1514 et
1515. C’est aussi en 1514 ou peut-être 1515, que la Jacinta aurait été jouée dans un
espace figurant, à en croire la didascalie initiale un « camino cerca de un castillo »424, la
périphérie d’un fond architectural, donc, qui semble conçu d’une façon similaire aux
foyers de jeu dans les mystères.
Les Suppositi, joués en 1509 devant un fond urbain fixe, celui repris de carnaval
en carnaval au palais ducal de Ferrare, se trouvent en 1519 sous le pinceau de Raphaël et
de son atelier dans un décor qui a pris l’apparence reconnaissable des rues de Ferrare et,
surtout, dans un point de perspective interne à la ville. Du moins il n’est plus du tout
question de remparts dans la description de Paolucci425. En 1520, lorsque Florence vint à
Rome dans Mandragola, si la scénographie toutefois fut fidèle à ce que le texte en
attend, ce ne fut en fait qu’ un quartier très spécifique de Florence : les ruelles derrière
Santa Maria Novella. Autour de 1515 à 1516 la Tinelaria, s’était quant à elle plongée à
l’intérieur d’une demeure puis d’une cantine dans un recooin du Borgo Vecchio romain :
« Diez años ha que te vi / morar en el Burgo Viejo426» dit Barrabás à Lucrecia dès
le début du premier acte.
Un cas particulièrement intéressant est celui de la Rome de La Cortigiana. Si on
reprend point par point ce que nous dit l’histrion premier du prologue,
423 « La scène entière représentait les terrains frontaliers entre les murailles de la ville et les dernières
maisons. Du plateau au plancher le mur d’enceinte était représenté avec grande vraisemblance,
flanqué de deux tourelles. » (Nous traduisons.) Baldassare Castiglione, Lettre nº 269 , op.cit., p. 344.
424 « Chemin près d’un château ». Bartolomé de torres Naharro, op cit., p. 610
425 Voir page 76 du présent travail.
426 Bartolomé de Torres Naharro, op.cit., v. 224 et 225.
189
Vedete Palazzo, San Piero, la Piazza, la Guardia, l'Osteria de la Lepre, la Luna, la Fonte,
Santa Caterina e ogni cosa. Ma adesso che ricognoscete che l'è Roma al Coliseo, a la Ritonda
e altre cose...427
De plus en plus, au long de la période qui nous occupe, les comédies montrant
aux courtisans – citadins par excellence – les histoires de bourgeois – citadins par
antonomase – abordent la ville, non pas depuis un lieu excentré, duquel la perspective
aurait signifié la possibilité d’un point de vue englobant, l’écart permettant de voir, mais
de l’intérieur autant que faire se peut : de là où – vue physiquement sur scène et/ou
conçue comme forme dramaturgique dans les mots – elle provoque l’illusion
d’y être, l’appartenance, l’intériorité par rapport à ce lieu si proche que les murs cachent
l’issue des rues. Parfois, lorsque vient Isabella d’Este pour plusieurs mois, lorsque vient
aussi à Rome Tristao Da Cunha, lorsque le carnaval bat son plein, la pièce à cadre urbain
entre dans une logique de théâtralisation de la ville en aller-retour, c’est-à-dire dans une
complémentarité entre la ville rendue spectaculaire par les défilés de chars ou les
427 Pietro Aretino, op. cit., p. 657. (voir traduction à la note 221 du présent travail.)
190
courses ou encore la procession accompagnant une entrée triomphale, et le spectacle
placé dans une perspective de ville, symbolisant la ville comme forma mentis idéale de
l’homme de cour du XVIème siècle naissant. Mais c’est lorsque le regard se fait
physiquement plus précis à l’intérieur de la ville qu’il est aussi plus aiguisé et concret
dans son observation politique. Que ce soit par la mise en place d’un panorama existant
précis ou par le choix du lieu en plein cœur du palais situé à son tour en plein cœur de
Rome, L’Arétin comme Torres Naharro, seuls à Rome à orienter leur comédie vers une
satire des faits précis et quotidiens de la ville papale et de sa cour, développent quant au
cadre une géographie romaine vécue, précise et constamment réaffirmée au long de la
trame.
191
un échantillon vraisemblable mais saisissable du monde connu il y a d’un point de vue
plus immédiat, et face à la variété et au changement constant du monde réel, urbain tout
particulièrement, une notion d’apaisement et d’assurance vis à vis de l’ordre que peut y
imposer l’intellect humain. Dans un entretien radiophonique sur l’invention de la
perspective, en 2015431, l’historien de l’Art Daniel Arasse revient, pour le retourner, sur
ce postulat d’Erwin Panofsky dans La perspective comme forme symbolique :
[La perspective] pousse si loin la rationalisation de l’impression visuelle du sujet que c’est
précisément cette impression subjective qui peut désormais servir de fondement à la
construction d’un monde de l’expérience solidement fondé et néanmoins « infini », au sens
tout à fait moderne du terme432.
192
morale du commensurable, pour tenter de comprendre quelle sorte de miroir ces
scénographies pouvaient tendre à l’assistance. Cette assurance est aussi en partie ce que
cherchent les grandes célébrations de la ville entière : c’est d’abord un chaos urbain que
l’on tente de reprendre dans des axes clairs et des systèmes lisibles, autant
architecturalement que politiquement, pour en faire un désordre contrôlé. De même
dans les pièces le désordre sexuel des femmes adultères et des travestissements, le
désordre social de la confusion des classes par le déguisement ou l’égarement d’enfants,
le portrait même du mensonge, de la méchanceté et de la malhonnêteté deviennent
plaisants dans ce microcosme contrôlé dont on anticipe la fin heureuse. Ce désordre
contrôlé mas réel se passe dans un environnement imitant le réel pour mieux le mesurer.
Avec ses êtres vivants qui l'animent, en se mouvant, la perspective peinte, la scène
permet de regarder les humains d’en haut, comme s’ils avaient été placés dans un
vivarium moral. Un vivarium qui serait outil à penser, à imaginer à réinventer l’idée de
cité.
193
CONCLUSION
À Rome, avant les années 1530, si le théâtre ne naît pas du théâtre, si le lieu
même du théâtre tient plus du projet politique imaginé que d’une pratique poétique
appliquée, c’est car ni les poèmes dramatiques eux-mêmes, ni les spectacles
théâtraux en vue desquels ils sont composés ne portent en leur intérieur leur propre
horizon. Selon Fabrizio Cruciani, à Rome jusqu’à la moitié du XVIème siècle, l’action
théâtrale se retrouve moins concentrée en un lieu physique et culturel que réfractée dans
433
toute action spectaculaire : « sempre un epifenomeno di altro ». Cet autre, c’est le
banquet, l’ambassade, la cérémonie pour l’obtention de la citoyenneté romaine des
proches du Pape, c’est aussi la danse, la pantomime, ou encore le très vaste et long
Carnaval.
En tentant de vérifier cela, de déterminer dans quels sens et sous quelles formes
s'est développée cette existence circonstancielle du célébratoire nous nous sommes
heurtée au manque de détails, de sources, de documents. Les costumes, les noms des
acteurs et des actrices, ceux des musiciens et des scénographes, les partitions et
les feuillets des acteurs manquent quasi systématiquement à l’appel. Paradoxalement,
c’est peut-être ce manque qui est le plus révélateur de ce q u e veut dire
matériellement cette condition vague des comédies, de ce qu’elles signifient en tant
qu’« épiphénomènes d’autre chose ». C’est ce « péril » d’anonymat pour l’artiste et
l’humaniste que remarque Marc Fumaroli au moment de constater l’effacement des
artistes du théâtre du Capitole derrière Léon X et ses proches en 1513, derrière
l’occasion et ce qu’elle représente pour la présence politique des Médicis. De quel
esprit de conservation archivistique, de quelle attention aux praticiens et à leurs rôles
peuvent faire preuve les auteurs et témoins de spectacles qui, tant qu’ils ne seront
pas mués en livres, ne sauraient être considérés comme autre chose qu'un apport plaisant
433 F. Cruciani, op. cit., p. 48.
194
au faste d’un soir, d’un noble, d’une cité ? Quelle systématicité appliquer
à l’observation de pièces dont le nom, comédie, contient des poétiques diverses,
des spectacles aux longueurs et aux places diverses joués dans des fêtes diverses ?
Consubstantielle aux fêtes mais variable en leur sein, à mesure qu’elle s’étend
vers toute sorte de fêtes courtisanes différentes, des jardins et salons aux grandes salles
du Vatican et des détournements de fêtes religieuses à l’immortalisation d’un accord
diplomatique, la comédie en langue vulgaire de toutes formes et origines,
églogue siennoise ou comédie espagnole au décor spéculaire, trouve son
identité , en ce temps, dans sa versatilité : part de toute occasion joyeuse.
Il y a, en Italie, des villes. Et dans ces villes il y a des palais, et dans ces palais il
y a des salons, et dans ces salons on donne des comédies qui contiennent en elles, par
leur cadre dramatique, par leur cadre visuel, la ville. Ou, plutôt, l’illusion de la ville.
Dans ces villes on donne des fêtes, et au sein de ces fêtes poussent d’autres fêtes et en
leur sein des numéros se succèdent, dont des pièces, aux formes paratactiques et
alternées, et qui sont composées elles-mêmes comme les fêtes. Et ainsi, elles
contiennent en elles la célébration de la ville. L’idée de ville, l’urbanité comme forme
autant d’excellence que de variété, forme que les courtisans saisissent et réévaluent
avec le nouveau siècle.
195
ANNEXES
Fig. 1 – Inconnu (attribué parfois à Baldassarre Peruzzi), perspective pour scénographie avec bâtiments
Romains, moitié XVIème siècle (Gabinetto Disegni e Stampe, Galleria degli Uffizi, Florence [UA291r])
196
Fig. 2 – Attribué à Girolamo Genga (attribué autrefois à Baldassarre Peruzzi), perspective pour
scénographie, début XVIème siècle (Gabinetto Disegni e Stampe, Galleria degli Uffizi, Florence [UA30r])
197
Fig. 3 – Bartolomeo Neroni dit Riccio (c. 1505–71), perspective pour scénographie figurant Rome, moitié
XVIème siècle (Musée National, Stockholm [CC 392Ar])
198
Fig. 4 – Baldassarre Peruzzi, croquis de scénographie, 1515, (Biblioteca Reale, Turin [inv. 15728.IT.45])
199
Fig. 6 – Raphaël Sanzio, croquis de l’éléphant Hannon, circa 1516, Musées d’Etat de Berlin .
200
Fig. 7 – Girolamo Francesco Maria Mazzuola, dit Parmigianino, Autoportrait, circa 1523-1524, Musée
d’Histoire de l’Art de Vienne.
201
Fig. 8 – Fra’ Giocondo, croquis du théâtre selon Vitruve. Inclus dans son édition du De Architectura,
Venise, G. da Tridentino, 1511.
202
Fig. 9 – Croquis.
203
Fig.10 – Balconade et paysage urbain en trompe l’œil par Baldassarre Peruzzi, détail du mur Est du salon
des perspectives, Villa Farnesina, Rome.
204
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