Michel Bouquet
Michel Bouquet
Michel Bouquet
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CRTEM ! fait figure de maître pour les acteurs français mais se définit
comme un ”petit bonhomme gris”. Résolument rétif à toute mondanité...
dans la coulisse”
du répertoire, de réussir quelque chose de rare
dans les pauvres petits emplois sans intérêt qu‘on
leur proposait à leurs débuts. Du coup, ils y som—
braient ; et on les oubliait...
e sa mine goguenarde, de son œil trans— TRA : Jeune recrue au Conservatoire, on vous
lucide et de son sourire insaisissable, il considérait déjà comme un comédien étonnant.
aura traversé et ensemencé plus d‘un M.B. : J‘ai eu la chance de rencontrer très tôt de
demi—siècle de théâtre. A 72 ans, Michel grands auteurs. Camus m‘avait vu passer une scè—
Bouquet a connu sur les planches les plus riches ne d‘examen du Conservatoire avec Gérard Phi—
aventures, créé les auteurs contemporains les plus lipe en mai 1945 ; il m‘a tout de suite demandé si
singuliers. Hier Camus, Anouilh, Pinter, Ionesco j‘étais libre pour jouer le poète Scipion de Caligula
et Beckett ; aujourd‘hui Thomas Bernhard ; en en septembre de la même année. J‘ai accepté. Et
septembre Bertrand Blier à la Porte—Saint—Martin, tout s‘est enchaîné... La collaboration avec Anouilh
au côté de Philippe Noiret, son vieux complice du quinze ans durant, avec six pièces que nous avons
TNP... Avec sa voix rapide et sèche, inquiétante jouées chacune des centaines de fois ! Le com—
ou clownesque, avec ses gestes mesurés ou sou— pagnonnage avec Vilar au TNP au début des années
dainement hallucinés, Michel Bouquet nous aura 50 ; et ces nombreux écrivains et poètes contem—
fait approcher, encore, les paradoxes de quelques porains que j‘ai rencontrés et interprétés à la radio :
mythiques personnages du répertoire : l‘Avare, Cendrars, Aragon, Malraux, Supervielle, Roger
le Malade imaginaire, le Neveu de Rameau... Et Martin du Gard, Soupault, Michaux, Saint—John
sans effet spectaculaire, sans tapage publicitaire ! Perse... C‘est là, grâce à eux, que j‘ai fait mes
Rien qu‘en cassant nos habitudes, en rompant classes ; que j‘ai compris que seuls les auteurs
avec la psychologie ordinaire, en jouant décalé, font l‘acteur, en sont les artificiers. L‘acteur en
« contre », « ailleurs ». Ce comédien combattant soi n‘est rien. Je n‘étais rien. Je ne suis toujours pas
se fiche pas mal des hommages et des honneurs ; grand—chose. Juste un petit bonhomme gris.
il a toujours refusé de participer à la conviviale
cérémonie des Molières. Pas le temps, pas l‘envie. TRA : Comment ce « rien » est—il venu à la scène ?
Il préfère la solitude monacale d‘un travail perpé— M.B. : Par désespoir ? Mon enfance a été pénible.
tuellement recommencé. Il aime mieux l‘ombre Mes parents avaient cru bien faire en me plaçant,
que la lumière, le secret que la reconnaissance. dès l‘âge de 7 ans, dans une pension libre, avec
mes trois frères. J‘y ai vécu l‘enfer, l‘avilisse—
TELERAMA : Comment jugez—vous votre carrière ? ment, les cruautés de la vie de groupe et de l‘en—
MICHEL BOUQUET : Je me suis appliqué... Avec la fermement. Et je n‘osais pas même me plaindre à
patience du laboureur. Et beaucoup de ténacité. ma mère, qui faisait tant d‘efforts financiers pour
J‘ai peu à peu appris à jouer comme Van Gogh nous offrir des études là—bas ! La pauvre, je n‘étu—
explique qu‘il faut apprendre à dessiner : dessi— diais même pas ! De 7 ans à 14 ans, matin et soir,
ner, dit—il en substance, c‘est se trouver devant une j‘étais systématiquement condamné au piquet,
porte de bronze et l‘ouvrir avec une lime à ongles... mains derrière le dos et tête baissée. Sans doute
parce que j‘étais un enfant timide et silencieux.
TRA : N‘aviez—vous donc pas le moindre don ? Les professeurs ne trouvaient pas cela naturel pour
M.B. : Mais j‘en ai vu tout au long de ma vie des mon âge. Ils croyaient que je leur échappais, que
DESCHAMPS/VU POUR TÉLÉRAMA
per semblant sortir d‘une Ferrari, subli— tait qu‘il allait s‘en aller et voulait nous
mement décontracté et désinvolte offrir son plus beau chant du cygne. ou des choses essentielles ! Prenez
dans un pardessus poil de chameau. l‘œuvre de Pinter : ce qui est derrière
Il donnait l‘impression de faire l‘hon— TRA : Vous n‘aimez guère le jeu réputé le brio apparent des répliques n‘est—il
neur au Conservatoire de s‘y présen— psychologique ? pas le plus révélateur ? Comme dans
ter ! C‘était déjà une star. Il était beau, M.B. : Je n‘y crois pas ! Ça ne m‘intéresse la vie : ne nous dissimulons—nous pas
auréolé d‘on ne sait quelle grâce, d‘on pas ! Vouloir comprendre et faire « res— derrière les mots ? En cherchant des
ne sait quelle facilité... Déjà, on ne se sentir » un personnage, c‘est le limiter à intentions à chaque dialogue, on les
posait même plus la question de savoir votre petite expérience personnelle... Or tue. En soulignant seulement la dyna—
s‘il était bon comédien ou non : il était. il est toujours plus complexe que vous mique et les contradictions qu‘ils sup—
l‘imaginez ; il échappe même souvent à posent, on crée le mystère. Alors,
TRA : Vous l‘avez beaucoup admiré ? l‘auteur qui se cache derrière lui... comme dit Thomas Bernhard, dont j‘in—
M.B. : Dans deux rôles, oui. Lorenzac— terprète actuellement Avant la retraite,
cio, de Musset, d‘abord, où il jouait TRA : Comment alors l‘interpréter ? mangeons l‘auteur !
couvert de pustules et semblait pro— M.B. : Ne pas chercher surtout à être
mener une putréfaction vivante, qui plus intelligent que lui, le laisser faire. TRA : C‘est—à—dire ?
vous contaminerait si vous l‘approchiez Suivre l‘action, jouer la situation. Com— M.B. : L‘auteur nous parle implicite—
trop... Pour naviguer si magistralement ment ose—t—on penser qu‘un person— ment à travers le texte ; mais c‘est à
dans la laideur, la sentait—il en lui ? Le nage de théâtre dit toujours la vérité travers la situation dramatique qu‘il
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vent trompé ! taire, ironique et philosophe, si proche
du Neveu de Rameau... Et je lis, je
TRA : Quand ? relis... L‘œuvre même, et toutes celles
M.B. : Pour Macbeth, pour Prospero de qu‘a signées l‘auteur. Je cherche à les
La Tempête : deux personnages de Sha— situer les unes par rapport aux autres
kespeare qui étaient trop grands pour et dans la vie même du poète.
moi. En les interprétant, j‘ai senti, à Mais pour mon hygiène de comédien
chaque seconde, que j‘étais mauvais ! ordinaire, pour m‘entretenir la mémoire
Mais je n‘ai jamais réellement compris et la tête, je planche aussi en perma—
pourquoi, je n‘ai donc pu corriger le nence sur les grands textes du réper—
tir... Parfois, pourtant, il suffit d‘un toire : Hamlet, Le Misanthrope, pour
rien : une arrière—pensée à changer, la ne citer que ces deux—là. Je regrette tant
position d‘une main à rectifier, un geste de ne les avoir jamais interprétés ! Je
inutile... Parfois, aussi, on a voulu inter— m‘amuse à en analyser les structures,
préter avant de sentir la nécessité d‘in— à essayer de deviner comment Shakes—
terpréter : on a mis la charrue avant les peare et Molière ont pu réussir de tels
bœufs. Et le personnage se venge : il chefs—d‘œuvre. Et je découvre toujours
vous fiche par terre, vous humilie. des choses nouvelles ! Je peux travailler
Qu‘on ne me dise jamais qu‘on fait ce seul des journées entières. Je ne suis
métier d‘acteur pour se fuir soi—même ! pas un mondain, je refuse ce qui me
Il vous renvoie à vos incapacités, à vos disperse de mon travail. Car c‘est en lui
impuissances avec une telle force que seulement que je trouve des certitudes.
c‘en est une souffrance constante ! La Mais attention, ne soyons sûrs de rien.
qualité essentielle d‘un acteur, c‘est Jouvet disait toujours : laisse l‘auteur
RAMON SERENA/ENGUERAND
A nouveau dans L‘Avare, en 1989 cette fois, avec Gilles Gaston—Dreyfus. Chartres le 16 mai, Le Havre le 23 mai.