Michel Bouquet

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La XI* Nuit des Molières — Lundi 12 — France 2 — 20.

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CRTEM ! fait figure de maître pour les acteurs français mais se définit
comme un ”petit bonhomme gris”. Résolument rétif à toute mondanité...

Michel Bouquet acteurs prodigieusement doués — bien plus que

”Je suis mieux moi ! — et incapables de résister aux difficultés de


ce métier ! Incapables, par exemple, quand ils
auraient été magnifiques dans les premiers rôles

dans la coulisse”
du répertoire, de réussir quelque chose de rare
dans les pauvres petits emplois sans intérêt qu‘on
leur proposait à leurs débuts. Du coup, ils y som—
braient ; et on les oubliait...

e sa mine goguenarde, de son œil trans— TRA : Jeune recrue au Conservatoire, on vous
lucide et de son sourire insaisissable, il considérait déjà comme un comédien étonnant.
aura traversé et ensemencé plus d‘un M.B. : J‘ai eu la chance de rencontrer très tôt de
demi—siècle de théâtre. A 72 ans, Michel grands auteurs. Camus m‘avait vu passer une scè—
Bouquet a connu sur les planches les plus riches ne d‘examen du Conservatoire avec Gérard Phi—
aventures, créé les auteurs contemporains les plus lipe en mai 1945 ; il m‘a tout de suite demandé si
singuliers. Hier Camus, Anouilh, Pinter, Ionesco j‘étais libre pour jouer le poète Scipion de Caligula
et Beckett ; aujourd‘hui Thomas Bernhard ; en en septembre de la même année. J‘ai accepté. Et
septembre Bertrand Blier à la Porte—Saint—Martin, tout s‘est enchaîné... La collaboration avec Anouilh
au côté de Philippe Noiret, son vieux complice du quinze ans durant, avec six pièces que nous avons
TNP... Avec sa voix rapide et sèche, inquiétante jouées chacune des centaines de fois ! Le com—
ou clownesque, avec ses gestes mesurés ou sou— pagnonnage avec Vilar au TNP au début des années
dainement hallucinés, Michel Bouquet nous aura 50 ; et ces nombreux écrivains et poètes contem—
fait approcher, encore, les paradoxes de quelques porains que j‘ai rencontrés et interprétés à la radio :
mythiques personnages du répertoire : l‘Avare, Cendrars, Aragon, Malraux, Supervielle, Roger
le Malade imaginaire, le Neveu de Rameau... Et Martin du Gard, Soupault, Michaux, Saint—John
sans effet spectaculaire, sans tapage publicitaire ! Perse... C‘est là, grâce à eux, que j‘ai fait mes
Rien qu‘en cassant nos habitudes, en rompant classes ; que j‘ai compris que seuls les auteurs
avec la psychologie ordinaire, en jouant décalé, font l‘acteur, en sont les artificiers. L‘acteur en
« contre », « ailleurs ». Ce comédien combattant soi n‘est rien. Je n‘étais rien. Je ne suis toujours pas
se fiche pas mal des hommages et des honneurs ; grand—chose. Juste un petit bonhomme gris.
il a toujours refusé de participer à la conviviale
cérémonie des Molières. Pas le temps, pas l‘envie. TRA : Comment ce « rien » est—il venu à la scène ?
Il préfère la solitude monacale d‘un travail perpé— M.B. : Par désespoir ? Mon enfance a été pénible.
tuellement recommencé. Il aime mieux l‘ombre Mes parents avaient cru bien faire en me plaçant,
que la lumière, le secret que la reconnaissance. dès l‘âge de 7 ans, dans une pension libre, avec
mes trois frères. J‘y ai vécu l‘enfer, l‘avilisse—
TELERAMA : Comment jugez—vous votre carrière ? ment, les cruautés de la vie de groupe et de l‘en—
MICHEL BOUQUET : Je me suis appliqué... Avec la fermement. Et je n‘osais pas même me plaindre à
patience du laboureur. Et beaucoup de ténacité. ma mère, qui faisait tant d‘efforts financiers pour
J‘ai peu à peu appris à jouer comme Van Gogh nous offrir des études là—bas ! La pauvre, je n‘étu—
explique qu‘il faut apprendre à dessiner : dessi— diais même pas ! De 7 ans à 14 ans, matin et soir,
ner, dit—il en substance, c‘est se trouver devant une j‘étais systématiquement condamné au piquet,
porte de bronze et l‘ouvrir avec une lime à ongles... mains derrière le dos et tête baissée. Sans doute
parce que j‘étais un enfant timide et silencieux.
TRA : N‘aviez—vous donc pas le moindre don ? Les professeurs ne trouvaient pas cela naturel pour
M.B. : Mais j‘en ai vu tout au long de ma vie des mon âge. Ils croyaient que je leur échappais, que
DESCHAMPS/VU POUR TÉLÉRAMA

je faisais de la résistance passive...


Seul dans mon coin, pour survivre à la soli—
tude, il m‘a bien fallu m‘inventer un cinéma inté—
rieur. Ça a peut—être forgé mon imaginaire d‘acteur,
mais je n‘ai rien appris : je suis toujours inca— l®
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2e
Michel Bouquet au côté de Jean Vilar
dans L‘Avare, de Molière (1962) ; et
avec Maria Casarès dans Les Justes,
de Camus (1949). A droite :
Fin de partie, de Beckett (1995).

æ pable de faire une division. Je me


suis donc retrouvé à 14 ans, en 1939,
complètement inculte, bon à rien. Mon
père était parti à la guerre où il allait
être fait prisonnier ; pour nous, c‘était
l‘exode ; il fallait travailler, faire n‘im—
porte quoi. Je me suis placé comme
apprenti pâtissier à Lyon. Puis retour
à Paris. Et pâtisserie place Saint—
Lazare... Heureusement ma mère était
passionnée de théâtre, de cinéma,
d‘opéra comique ; elle m‘y entraînait
dès qu‘elle pouvait.

TRA : Et c‘est ainsi qu‘est née votre


vocation ?
M.B. : En allant aux spectacles, j‘ai réa—
lisé que la vie sur scène, avec ses men—
songes, ses illusions, était la seule que
je pourrais supporter. Alors j‘ai pris un
Bottin, j‘y ai trouvé l‘adresse de Mau—
rice Escande, sociétaire à la Comédie—
Française. J‘ai fait croire à ma mère
que j‘allais à la messe et je suis allé public, mystérieusement, y devinait une
sonner à sa porte un dimanche. Une étrange sensation de sacré, un sacré
femme de chambre m‘a fait patienter proche de l‘innommable... Quand un
dans le salon ; il est arrivé un quart acteur trouve ainsi le geste juste, la note
d‘heure plus tard : théâtral, en diable. juste, il n‘a plus à fouiller la prétendue
Je lui ai récité la tirade des nez de psychologie du personnage, il lui suf—
Cyrano ; il m‘a trouvé une bonne dic— fit de paraître. Il est parfait... Gérard
tion, m‘a proposé de suivre son cours et m‘a sidéré, encore, dans les dernières re—
a convoqué ma mère aussitôt après dans présentations du Prince de Hombourg,
sa loge du Français. Selon lui, je devais juste avant sa mort. J‘y avais rem—
tenter le Conservatoire. Quelques placé Daniel Sorano dans un person—
semaines plus tard, j‘y suis entré sep— nage secondaire ; chaque soir, j‘ai pu
tième, derrière Gérard Philipe. l‘observer de la coulisse, et il m‘a bou—
leversé. Cette manière qu‘il avait tou—
TRA : Quel jeune acteur était—il ? jours de « chanter » ses rôles — une
M.B. : Le jour de l‘examen d‘entrée, manière parfois un peu fausse, un peu
alors que j‘étais terrassé d‘angoisse, vide — était tout à coup devenue vraie,
j‘ai vu arriver une espèce de Gary Coo— pleine, harmonieuse. Comme s‘il sen—
BERNAND

per semblant sortir d‘une Ferrari, subli— tait qu‘il allait s‘en aller et voulait nous
mement décontracté et désinvolte offrir son plus beau chant du cygne. ou des choses essentielles ! Prenez
dans un pardessus poil de chameau. l‘œuvre de Pinter : ce qui est derrière
Il donnait l‘impression de faire l‘hon— TRA : Vous n‘aimez guère le jeu réputé le brio apparent des répliques n‘est—il
neur au Conservatoire de s‘y présen— psychologique ? pas le plus révélateur ? Comme dans
ter ! C‘était déjà une star. Il était beau, M.B. : Je n‘y crois pas ! Ça ne m‘intéresse la vie : ne nous dissimulons—nous pas
auréolé d‘on ne sait quelle grâce, d‘on pas ! Vouloir comprendre et faire « res— derrière les mots ? En cherchant des
ne sait quelle facilité... Déjà, on ne se sentir » un personnage, c‘est le limiter à intentions à chaque dialogue, on les
posait même plus la question de savoir votre petite expérience personnelle... Or tue. En soulignant seulement la dyna—
s‘il était bon comédien ou non : il était. il est toujours plus complexe que vous mique et les contradictions qu‘ils sup—
l‘imaginez ; il échappe même souvent à posent, on crée le mystère. Alors,
TRA : Vous l‘avez beaucoup admiré ? l‘auteur qui se cache derrière lui... comme dit Thomas Bernhard, dont j‘in—
M.B. : Dans deux rôles, oui. Lorenzac— terprète actuellement Avant la retraite,
cio, de Musset, d‘abord, où il jouait TRA : Comment alors l‘interpréter ? mangeons l‘auteur !
couvert de pustules et semblait pro— M.B. : Ne pas chercher surtout à être
mener une putréfaction vivante, qui plus intelligent que lui, le laisser faire. TRA : C‘est—à—dire ?
vous contaminerait si vous l‘approchiez Suivre l‘action, jouer la situation. Com— M.B. : L‘auteur nous parle implicite—
trop... Pour naviguer si magistralement ment ose—t—on penser qu‘un person— ment à travers le texte ; mais c‘est à
dans la laideur, la sentait—il en lui ? Le nage de théâtre dit toujours la vérité travers la situation dramatique qu‘il

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bien su pourquoi. Mais je me suis sou— Satie par exemple, ce musicien soli—

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vent trompé ! taire, ironique et philosophe, si proche
du Neveu de Rameau... Et je lis, je
TRA : Quand ? relis... L‘œuvre même, et toutes celles
M.B. : Pour Macbeth, pour Prospero de qu‘a signées l‘auteur. Je cherche à les
La Tempête : deux personnages de Sha— situer les unes par rapport aux autres
kespeare qui étaient trop grands pour et dans la vie même du poète.
moi. En les interprétant, j‘ai senti, à Mais pour mon hygiène de comédien
chaque seconde, que j‘étais mauvais ! ordinaire, pour m‘entretenir la mémoire
Mais je n‘ai jamais réellement compris et la tête, je planche aussi en perma—
pourquoi, je n‘ai donc pu corriger le nence sur les grands textes du réper—
tir... Parfois, pourtant, il suffit d‘un toire : Hamlet, Le Misanthrope, pour
rien : une arrière—pensée à changer, la ne citer que ces deux—là. Je regrette tant
position d‘une main à rectifier, un geste de ne les avoir jamais interprétés ! Je
inutile... Parfois, aussi, on a voulu inter— m‘amuse à en analyser les structures,
préter avant de sentir la nécessité d‘in— à essayer de deviner comment Shakes—
terpréter : on a mis la charrue avant les peare et Molière ont pu réussir de tels
bœufs. Et le personnage se venge : il chefs—d‘œuvre. Et je découvre toujours
vous fiche par terre, vous humilie. des choses nouvelles ! Je peux travailler
Qu‘on ne me dise jamais qu‘on fait ce seul des journées entières. Je ne suis
métier d‘acteur pour se fuir soi—même ! pas un mondain, je refuse ce qui me
Il vous renvoie à vos incapacités, à vos disperse de mon travail. Car c‘est en lui
impuissances avec une telle force que seulement que je trouve des certitudes.
c‘en est une souffrance constante ! La Mais attention, ne soyons sûrs de rien.
qualité essentielle d‘un acteur, c‘est Jouvet disait toujours : laisse l‘auteur
RAMON SERENA/ENGUERAND

finalement la santé : pouvoir physi— faire le boulot ! Ne t‘en mêle pas...


quement résister à tous ces déchire—
ments, toutes ces pressions... TRA : Que voulez—vous dire ?
M.B. : Il faut juste se glisser dans l‘es—
peut parfois, quasi à son insu, nous TRA : Pourtant, vous réclamez pour prit de la chose écrite, se laisser posséder
cacher ses secrets. On ne les décryp— l‘acteur le privilège de se tromper ! par le personnage, lui préparer le terrain
tera qu‘en juxtaposant avec attention M.B. : Alors que les auteurs ne peuvent — vice, bonté, intelligence, imbécillité,
situation et répliques, action et mots. pas revenir sur un texte imprimé, les vanité ou naïveté — et ne jamais chercher
À partir de ce moment—là, on peut comédiens peuvent s‘améliorer de re— à l‘orienter. On a le droit d‘éprouver
s‘imaginer qu‘on s‘est rendu maître présentation en représentation. Ça un sentiment, si c‘est celui du person—
de quelques grandes énigmes du poète, m‘est arrivé pour Fin de partie, de Bec— nage : les sentiments d‘un acteur, tout
qu‘on lui a donc mangé la tête... kett : d‘emblée j‘avais fait de Ham, le le monde s‘en fout. C‘est sale. Je me

TRA : Vous avez mangé beaucoup ”On a le droit d‘éprouver un sentiment si


de têtes ?
M.B. : De toute ma carrière, je ne sau— c‘est celui du personnage : les sentiments
verai sans doute que cinq, six inter— d‘un acteur, tout le monde s‘en fout..”
prétations.
personnage, une espèce de créature souviens d‘une réflexion de Jouvet pen—
TRA : Lesquelles ? prophétique. Je me suis rendu compte dant qu‘il enseignait au Conservatoire.
M.B. : Je me suis senti proche de la vio— que c‘était au contraire un homme ordi— Un de ses élèves travaillait Dom Juan,
lence du Pozzo d‘En attendant Godot. naire et que je lui ôtais de la vérité en le de Molière, compliquait tout à plaisir,
Même si j‘ai souffert le martyre pour sacralisant à l‘excès. J‘ai corrigé. Dans proposait à chaque cours sa propre ver—
mémoriser ce texte quasi minéral : Bec— Avant la retraite, j‘ai d‘abord voulu sau— sion du rôle. Evidemment, ça n‘allait
kett nous fait entrer dans un univers de ver ce frère tyrannique et ancien SS : jamais ! Jouvet était excédé. Une der—
pierre où l‘instinct n‘a nulle place. J‘ai je l‘ai trop humanisé, je croyais Bernhard nière fois, l‘élève, affolé, le supplie :
partagé, aussi, le côté anarchiste du ambigu sur le sujet, bizarrement fas— « Maître,je n‘ai plus d‘idée, aidez—moi
Neveu de Rameau, de Diderot, et je l‘ai ciné par Hitler. Mais en le relisant, j‘ai s‘il vous plaît, que faire ? — Et si tu
exagéré encore pour mieux affirmer réalisé qu‘il haïssait cette époque. J‘ai pétais ? », lui répond Jouvet.
le personnage. J‘ai aimé encore l‘Avare, changé de cap. Je fais maintenant du
le Malade imaginaire : deux êtres qui personnage une pitoyable marionnette... TRA : Vous avez d‘autres leçons aussi
oscillent entre raison et absurdité, com— exemplaires ?
me tous les personnages de Molière. TRA : Comment donc travaillez—vous ? M.B. : Dullin indiquait à un acteur le
D‘ailleurs, les plus grands auteurs M.B. : Etrangement, en regardant atten— personnage de Kent dans Lear, de Sha—
de théâtre sont ceux qui nous racon— tivement comment sont fabriqués cer— kespeare : « Tu vois, Kent, c‘est æ®
tent nos incohérences. Et les répliques tains tableaux que j‘aime, différents
apparemment les plus imbéciles sont selon les époques de ma vie : hier
souvent les plus profondes. Je m‘en Rubens, aujourd‘hui Piero della Fran—
délecte, elles me réjouissent. Certains cesca... J‘y apprends à analyser, à sty—
auteurs m‘apportent parfois l‘état de liser... En écoutant de la musique, aussi,
grâce, comme Pinter, je n‘ai jamais très en y trouvant des liens avec mes rôles :
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»— un brave homme, un généreux. » TRA : Pourquoi un métier si douloureux ? me suis senti paumé ; mes amis de la
A la répétition du lendemain, l‘acteur M.B. : Pour gagner son pain... Pour ser— Libération commençaient à disparaître,
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arrive, plein d‘humanité : « Mais qu‘est— vir... Au théâtre, on donne vie à la vie... je me retrouvais dans une société de
ce que tu me fais, là ?, s‘esclaffe Dul— Et on rend parfois les spectateurs plus technocrates et de multinationales. Je
lin. Kent, c‘est un politique, un ma— intelligents que l‘auteur lui—même, on suis vieux maintenant. Démodé. Pre—
chiavel, un pervers ! » Timidement, leur révèle ses secrets cachés : quoi de nez la mondialisation dont on nous rebat
%
l‘acteur tente de répliquer : « Mais vous plus beau ? De toute façon, je suis com— les oreilles. Ça m‘échappe totalement.
m‘avez dit l‘inverse hier ! » Et Dullin plètement dépassé par le monde d‘au— Moi, j‘adore les frontières ! Quoi de
d‘enchaîner : « Mais additionne, mon jourd‘hui, je n‘y comprends rien. Alors plus excitant que de franchir des fron—
petit, additionne ! » Voilà le secret, les je suis mieux dans la coulisse. tières ? Quand je suis dans ma Bour—
contradictions sont nécessaires pour
trouver la vérité. Quand je me trompe ”J‘efface toujours de ma tête ce qui ne
sur un rôle, je me rends compte en m‘intéresse pas. Je m‘évade. Au moins,
reprenant tout à zéro qu‘il me fallait
faire le vide pour trouver le plein, que j‘aurai appris cela : ne laisser aucune prise.”
toutes mes erreurs passées formaient
finalement un ciment excellent... TRA : Qu‘est—ce que vous ne compre— gogne natale avec ma femme, il me
Mais quelle horreur d‘avoir tout à nez pas ? suffit de sortir de mon village pour me
recommencer chaque soir ; avec cette M.B. : Les valeurs auxquelles je croyais sentir étranger dans celui d‘à côté. Et
terreur de ne pas réussir ; car on ne réus— se sont effondrées. La fraternité par c‘est merveilleux ! Déjà, j‘ai l‘impres—
sit jamais... Et juste après la représen— exemple, la solidarité humaine. Si vous sion de faire le tour du monde.
tation, quand les lumières s‘éteignent, aviez connu les dix années qui ont suivi
quelle impression de vanité ! Je me la guerre ! Les gens avaient tellement TRA : Tout au long de cet entretien, vous
répète sans cesse :« Pourquoi m‘être souffert qu‘ils étaient ouverts les uns n‘avez pas du tout évoqué le cinéma...
donné tout ce mal ? C‘est déjà fini, ça aux autres : ils se sentaient frères, ils M.B. : J‘y ai renoncé. Je m‘y sens potiche,
n‘a pas duré... » Après les saluts, on voulaient éviter que l‘horreur recom— manipulé. En changeant de cadre, d‘objec—
quitte lentement la scène. On arrive dans mence ! Et puis tout était à reconstruire, tif, le cinéaste peut vous éliminer de
sa loge. Et on entend les dernières tout était chaud. Personne ne rouspé— l‘image sans vous le dire. Surtout, on ne
réflexions des spectateurs par le retour tait plus, la vie semblait merveilleuse. m‘y a jamais proposé les grands rôles
du haut—parleur ; ils parlent générale— Quand Camus vous serrait la main, que j‘ai obtenus au théâtre ! Et on ne
ment de tout autre chose que du spec— quelle poignée de main c‘était ! Quelle m‘a jamais non plus laissé assez de temps
tacle, comme s‘ils n‘avaient rien vu... bonté s‘en dégageait ! Je n‘ai plus rien pour peaufiner les compositions. Du
Et vous qui pensiez avec orgueil tout connu de pareil. Dès les années 60, les coup, j‘ai parfois l‘impression de faire
leur offrir ! Ça rend modeste... Et dé— mesquineries, les égoïsmes, les arri— toujours la même chose. Je comprends
jà il faut penser à la manière dont on vismes revenaient au galop. Sous l‘in— qu‘un acteur comme De Niro exige d‘être
jouera demain... fluence de la publicité, de la télé... Je payé un an et demi pour creuser un seul
rôle : c‘est juste ce qu‘il faut.

TRA : Vieillir vous fait peur ?


M.B. : C‘est un peu le thème, souter—
rain, et traité avec humour, de la pro—
chaine pièce de Bertrand Blier. On y
verra comment deux hommes, l‘un de
50 ans, l‘autre de 70, réagissent cha—
cun à l‘amour, à l‘angoisse, à l‘âge. La
seule chose qui m‘inquiète avec la
vieillesse, la perte de mémoire, l‘arrêt
de mon métier peut—être, est ce senti—
ment de vide qui m‘envahira quand je
ne jouerai plus. Il me tuera. Je ne veux
pas y penser. J‘efface toujours de ma
tête ce qui ne m‘intéresse pas. Je m‘éva—
de. Comme pendant mon enfance lors—
qu‘on me collait au piquet. J‘aurai au
moins appris cela là—bas. A ne laisser au—
cune prise. A rester indiscipliné. C‘est
pour cela que Vilar à l‘époque du TNP
avait toujours hésité à me confier Ham—
let. Il n‘était pas sûr de moi. Mais peu
importe le Ham/et de Vilar ; je continue
à le travailler, à me le jouer, tout seul.
2 Chez moi, dans mon coin, des après—
à&
3 midi entiers @ — Propos recueillis par
3
Ë Fabienne Pascaud
2€ Avant la retraite, de Thomas Bernhard ;

A nouveau dans L‘Avare, en 1989 cette fois, avec Gilles Gaston—Dreyfus. Chartres le 16 mai, Le Havre le 23 mai.

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