Juste La Fin Du Monde - Deuxième Partie - Scène 3 - Le Duel Fratricide
Juste La Fin Du Monde - Deuxième Partie - Scène 3 - Le Duel Fratricide
Juste La Fin Du Monde - Deuxième Partie - Scène 3 - Le Duel Fratricide
- Dans cette ultime scène, Antoine vient de dresser de Louis un portrait à charge, le
présentant à la fois comme une victime volontaire et comme un manipulateur1 . Le
frère cadet, par sa colère puissante, a également révélé toute sa fragilité et sa
sensibilité face à ce grand frère qu’il pensait devoir protéger . Alors qu’il était celui
dont la parole était l’une des plus bafouillantes au fil de la pièce , Antoine semble
avoir conquis son « droit de réponse »-il devient un véritable orateur - qui lui
permet de se libérer des non-dits de son enfance .
- Les scènes deux et trois sont donc en quelque sorte une plaidoirie d’Antoine , qui
se défend à la scène 2 d’avoir été « désagréable » ou « brutal » . Puis , plus
fondamentalement , à la scène 3, de l’accusation de ne pas avoir aimé son frère ,
d’avoir été aimé plus que lui . Le thème de l’innocence et de la culpabilité traverse
ainsi son discours : toute sa vie , il a dû se sentir « coupable » du malheur de Louis ,
et les membres de la famille se sont considérés comme « responsables de ce
malheur » .
1
Cf p 118 « Tu me persuadais / J’étais convaincu que tu manquais d’amour./Je te croyais et je te plaignais ,/ et
cette peur que j(éprouvais/-c’est bien, là encore, de la peur qu’il est question-/ cette peur que j’avais que
personne ne t’aime jamais,/ cette peur me rendait malheureux à mon tour ».
2
« Et les petites fois, elles furent nombreuses, ces petites fois où j’aurais pu me coucher par terre et ne plus
jamais bouger,/où j’aurais voulu rester dans le noir sans plus jamais répondre, (…) / je ne pouvais pas en
faire état »=souffrance du cadet qui a l’injonction de taire sa douleur, seule celle de son frère doit exister .
2) Les enjeux de la scène 3 :
-C’est le moment d’Antoine , celui où il se révèle , se déclare3 , dans un long
soliloque - qui est un cri de colère , mais aussi d’amour à son frère - , avant la
séparation . La famille , silencieuse, sidérée ,assiste à la scène : « SUZANNE.- Et puis
encore, un peu plus tard /LA MÈRE. -Nous ne bougeons presque plus,/Nous sommes
toutes les trois, comme absentes,/ on les regarde, on se tait4 » .
- Idée directrice : dans ce long soliloque il expose ses griefs envers son frère :
depuis toujours , louis prétend qu’on ne l’aime pas , et chacun a fini par le croire ,
et s’en sentir coupable. Antoine a dû ainsi céder la place à son frère , se sacrifier5
en quelque sorte, accepter qu’on lui accorde plus d’importance, afin de s’assurer
qu’il n’ait plus l’impression de n’être pas aimé. Antoine a prétendu toute sa vie
être parfaitement heureux pour que chacun puisse se concentrer sur le « soi-
disant » malheur le Louis 6. Aujourd’hui encore , malgré la colère que suscite
l’attitude accusatrice qu’il pense déceler chez louis, il continue à s’inquiéter pour
lui , et commence déjà à se reprocher de lui avoir dit tout cela , en un mot à se
sentir coupable , alors qu’il n’a rien à se reprocher ( cercle vicieux , pas de réel
dénouement) . Le silence de son frère , face à ce discours , marque aussi l’échec de
leur relation .
3) Problématique :
En quoi la scène de dénouement révèle-t-elle que la crise n’a pas été résolue , que
la réconciliation n’a pas eu lieu ?
3
Au sens où l’entend Giraudoux dans Electre .
4
Effet de mise en abyme : les femmes sont en position de spectateur .
5
Sur le sacrifice de Louis , avec la complicité de la famille , des parents notamment, sur le non-dit , la difficulté
à dire l’amour relire la p 119 : « comme toujours les plus jeunes frères se croient obligés de l’être (
malheureux) , par imitation et inquiétude,/ malheureux à mon tour,/mais coupable encore, / coupable de ne
pas être assez malheureux. (….) et eux tous les deux, les parents, ils en parlaient et devant/ moi
encore,/comme on ose évoquer un secret dont on devait me rendre également responsable.(…)nous pensions
en effet que nous ne t’aimions pas assez,/ou du moins,/ que nous ne savions pas te le dire(…) rien jamais ici ne
se dit facilement » . Noter ici l’universalité du propos : c’est dans la cellule familiale , où les enjeux sont
puissants , que dire l’amour est parfois le plus difficile.
6
Idée que chacun est enfermé tragiquement dans un rôle , dicté par le jeu familial, et qui les empêche de
communiquer- et même de s’aimer - normalement , réellement .
7
Noter ici qu’il s’agit d’une pièce contemporaine , où le dénouement n’apporte pas toujours aux spectateurs
les réponses attendues.
d’Antoine , est évoqué d’emblée comme problématique , quoique prévisible :
« Devant moi », associé à « sans un mot » ,expression de nouveau répétée en fin
de vers ( l 3). A la ligne 2 , « ainsi » , accentué au milieu du vers , souligne encore
cette idée.
Ce silence est , tout au long de la pièce , un trait de caractère de louis 8, un
refuge , une façon de s’échapper (la question de la sincérité ,du rôle que l’on
joue, est centrale dans cette pièce, ici Antoine se dévoile , pousse son frère à le
faire à son tour , mais Louis ne le fera pas ) , ce peut être , dans ce duel, une
stratégie : l’affrontement rhétorique qui se déroule ici est en apparence
déséquilibré puisque Louis reste silencieux durant le soliloque d’Antoine .
Cependant son silence peut aussi être interprété comme une arme rhétorique
face au déluge de mots d’Antoine . La scène que raconte Antoine à la fin de la
scène 2 peut être à ce titre considérée comme symbolique : enfants, quand les
deux garçons se battaient , c’était toujours Antoine qui gagnait. Aujourd’hui,
Antoine est convaincu que louis faisait exprès de perdre pour se donner « le
beau rôle » , celui de la victime. On peut voir dans l’affrontement verbal des
adultes un équivalent de la bagarre des enfants, où louis laisse Antoine parler ,
refuse de se prêter au jeu ; et donc le tragique d’une fratrie engluée dans des
scénarios qui restent figés , rien n’évolue . On peut aussi interpréter ce silence
comme une écoute attentive : le cadet devient réellement un orateur , et Louis
peut aussi entendre ce qu’il a à lui dire , sans juger nécessaire d’intervenir . De
toute façon , après cette déclaration , il devient impossible d’annoncer sa propre
mort : il est accusé de jouer avec son malheur . quelle que soit l’interprétation
que l’on en fasse( rappeler les jeux continuels avec l’implicite , la polysémie ,
dans l’œuvre) , Louis semble voué tragiquement au silence .
-A la ligne 3 « debout devant moi » dit avec force cette situation d’affrontement
entre les deux frères , qui rejouent depuis l’enfance le même scénario : les deux
frères sont dressés l’un contre l’autre . Comme souvent chez lagarce le propos
est repris, corrigé et amplifié ( « « m’accuser sans mot »/ « debout devant moi
pour m’accuser sans mot » , est dit ici le sentiment de culpabilité d’Antoine face
au silence réprobateur de son frère . Il lui prête de plus des intentions hostiles :
« te mettre » ( il se tait mais son corps parle pour lui, nous sommes au théâtre,
cela se joue) , « pour » exprime un rapport logique de but .
-A partir de la ligne 4 le propos s’oriente différemment , en dépit de la
conjonction de coordination « et » qui signale un simple ajout : il va mettre en
relief ses propres sentiments ( tonalité lyrique) par rapport à ce frère hostile :
face à cette hostilité silencieuse , c’est l’amour qui l’emporte , au-delà de
l’ambiguïté du lexique . Toute une gamme de sentiments est exprimée .Antoine
se livre .C’est d’abord de la compassion : « plains », « pitié » (x2 avec même
structure syntaxique) , à la ligne 4 le rythme ternaire met cette idée en relief .
Cela pourrait paraître presque méprisant ( je te plains d’adopter cette attitude
pitoyable) , mais la référence qu’il fait à l’idée que « c’est un vieux mot »
,souligne qu’il l’utilise ici à son sens le plus fort, comme dans la tragédie antique
ou classique ( compassion) . L’utilisation en tête de vers de « mais » ( ligne 5) puis
de « malgré « ( ligne 7) souligne de plus qu’il a conscience que ses sentiments
pourraient paraître contradictoires, et que cependant il les assume : la
8
Cf les reproches de la,mère : « juste un mot » , « petit sourire ? »
compassion l’emporte sur ses autres sentiments , notamment la colère , qu’il a
laissé éclater à la scène 2 , et qu’il évoque ici à la ligne 7 , sans chercher à la
minimiser ( « malgré toute cette colère » ) . La « peur » et « l’inquiétude » sont
aussi cités , qui disent l’amour . Le vers 6 est d’ailleurs un alexandrin avec
diérèse et césure à l’hémistiche , ce qui met en relief « aussi » : Antoine met en
avant la complexité de ses sentiments , et le souci qu’il a pour son frère (
inversion des rôles : c’est Louis l’aîné) .
On retrouve à la ligne 7 le « et » en tête de vers qui dit cette accumulation de
sentiments , ce trop plein qui va déborder dans le discours .
-Ce mouvement se clôt par l’idée que la sollicitude par rapport au frère
l’emporte sur la colère : « j’espère qu’il ne t’arrive rien de mal » ( où l’on peut
lire aussi , de manière implicite , qu’il signale à son frère qu’il a pressenti
précisément que quelque chose de grave allait lui arriver, d’où son retour
inespéré) + réapparition du motif de la culpabilité (« et je me reproche déjà » ,
ligne 8 , « déjà » opposé à « tu n’es pas encore parti » accentue l’idée d’un
sentiment profond , revenant sur une sorte de cercle vicieux dans lequel les
deux frères sont enfermés quant à leur relation mutuelle : celui qui culpabilise ,
et celui qui refuse de briser le silence et laisse culpabiliser) .
-Le vers 10 marque enfin la lucidité de lui qui reconnaît le « mal » qu’il lui fait :
« je » et « tu » sont de nouveau confrontés dans le même vers, « mal » accentué
en tête de vers . La progression du propos dans cette strophe souligne enfin le
tragique d’une situation où , après l’aveu de l’amour , c’est l’idée du mal que
l’on fait malgré soi qui l’emporte .
9
Noter le parallélisme des constructions syntaxiques . cf aussi scène 2 : « Oh , toi, ça va , « la bonté
même » ! »
10
Périphrase hyperbolique qui dit aussi l’intuition de sa mort à venir .
absence comme intolérable pour lui . Noter aussi le passage de « rien » à « moins
encore » : Antoine devient lyrique pour dire le déchirement de sa séparation d’avec
son frère .
-Complexité du propos aussi : « je serais moins encore » dit aussi que c’est sa
culpabilité qui le fait se sentir inexistant , il ne s’accorde pas le droit d’exister face à
son frère , il ne se l’est jamais accordé . Et il ne restera de ces liens fraternels ,
lorsque Louis sera parti, que le sentiment du « ressentiment » ( x2) « contre (soi)
même. Le motif du « reproche » ( //l 8) clôt la boucle tragique de ce texte . Noter
aussi le retour de l’adverbe présent dans le titre : « juste là à me reprocher… »,
« juste le ressentiment » : Antoine exprime le sentiment d’une situation dérisoire où
la parole dite ( mot accentué en fin de vers à la ligne 29) n’a pu dénouer la crise .
11
Du point de vue de Louis
12
Possible réflexion sur le mélange des tonalités ( comique , tragique) et leur interaction, dans la pièce . cf
Beaumarchais : »je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer « , l’humour comme posture –
cf le personnage de Louis pour se protéger du désespoir .
dans le prologue –« toi, vous, elle , ceux-là encore que je ne connais pas »- …la
boucle est bouclée , le quatrième mur de nouveau aboli). Ainsi nous avons ri à
certaines scènes de la pièce , nous qui étions mal à l’aise face à ces crises
personnelles autant que familiales que le drame déroulait sous nos yeux et qui
pouvaient nous amener à réfléchir sur les nôtres (universalité du propos).
La réplique de Louis « je ne les ai pas entendus » joue sur la même ambiguïté et
n’éclaire pas l’imprécision : on ne sait pas si ce sont nos rires, ceux de sa famille , ou
ceux des autres , de « ceux -là qui sont saisis par la peur » ( peur de la mort, ou peur
de la différence et de son mode de vie) que Louis n’a pas entendus ( ni compris) .
Cela peut signifier qu’en fin de pièce il n’a toujours pas compris sa famille
Mais aussi qu’en revanche il a compris ce que lui a dit son frère : « je ne m’occupe
pas de ceux qui auraient pu ne pas comprendre ton propos, moi, je l’ai compris ».
On pourrait aussi ,pour finir, si l’on se place en tant que spectateur et non pas en
tant que lecteur (l’accord du participe « entendus » lève l’ambiguïté pour le lecteur)
imaginer que Louis tente maladroitement de rassurer son frère qui craint, après
son départ, de rester à se faire des reproches. Louis lui laisserait entendre qu’il n’y
a pas de reproches à se faire, les phrases n’ayant pas été entendues .
En tout état de cause , le langage est surchargé de connotations qui disent la
difficulté à communiquer , et Louis demeure une sorte de Sphinx ( tonalité
tragique)