Le Soliloque D'antoine
Le Soliloque D'antoine
Le Soliloque D'antoine
Introduction
Jean-Luc Lagarce est un dramaturge, écrivain contemporain auteur de la pièce Juste la fin
du monde écrite en 1990, deux ans après avoir appris qu’il était atteint du sida et condamné.
Il décédera à l’âge de 38 ans.
Cette pièce est un huis-clos formé de cinq personnages, la mère, Louis, sa sœur Suzanne,
son frère Antoine et sa femme Catherine, la scène se passe dans la maison de la mère, un
dimanche. Louis, personnage principal revient dans sa famille après 12 ans d’absence pour
annoncer sa mort prochaine, il est malade du sida. L’allusion autobiographique se double
d’une référence tragique car rien ne se dit facilement dans le cercle familial, la parole se
cherche, se perd pour finalement ne révéler que les crises.
Notre passage est un monologue d’Antoine, situé à la scène 3 de la deuxième partie dans
lequel il s'adresse à son frère Louis dans une longue tirade.
Analyse
Le portrait repose sur la connaissance qu'Antoine a de Louis, "il fallait des années peut-être pour
que je le sache". C'est une connaissance de longue date valorisée par le complément
circonstanciel "des années", elle donne matière aux propos tenus d'Antoine et se confirme par
les verbes savoir et apprendre, "que je le sache", ligne 2 et "j'ai appris cela", ligne 5.
La perception qu'Antoine a de Louis fonctionne sur le principe de l'ironie dramatique : il aurait
toujours joué le malheur sans être réellement malheureux, sans être atteint, au moment même
où le public, lui, sait que ce malheur est réel, que la mort viendra et qu'il n'a pas pu l'annoncer :
cette ironie se traduit dans la remarque "si tu avais mal, tu ne le dirais pas". La tirade devient une
oraison funèbre cruelle et ironique, Antoine ignore qu'il s'agit d'un discours d'adieu.
Antoine poursuit sa tirade en mettant en avant la contradiction et l'hypocrisie de son frère par
l'emploi de phrases négatives qui nient le malheur réel de Louis : "Tu n'as pas mal". Le champ
lexical du malheur "une façon que tu as de répondre", "ta manière à toi", ligne 11, "le malheur
sur le visage", ligne 12, "un air de crânerie", ligne 13, insiste selon Antoine sur le choix volontaire
de Louis d'afficher son malheur et de construire ainsi ses relations avec les autres. L'idée se
confirme par le rythme ternaire, "tu as choisi ça, et cela t'a servi et tu l'as conservé", ligne 14.
Loin de fonctionner comme un dénouement, cette tirade est focalisée sur le passé, elle ne
lutte plus pour un présent. Elle se focalise sur le mal fait par Louis.
Antoine semble prendre en charge la culpabilité "ma faute" alors qu'au début du
mouvement, la culpabilité concerne toute la famille, "nous rendaient responsables tous
ensemble". Le champ lexical de la culpabilité domine et fait écho au poids du passé,
"n'avait rien à se reprocher", "responsables", lignes 15 et 16, "faute", "de ma faute", lignes
20 et 21.
"Peu à peu", ligne 20 insiste sur la gradation croissante de la culpabilité d'Antoine seul,
"c'était de ma faute, ça ne pouvait être que de ma faute". Dès la ligne 22, Antoine met en
avant l'expression du sentiment de n'être pas aimé et l'explique par "puisque" qui justifie le
détournement de tout l'amour familial sur Louis, mis en valeur par les antithèses, "trop",
"pas assez", "reprendre", "donnait pas". La tristesse de cet aveu est mise en avant par la
brièveté du vers et par la place finale du pronom indéfini "rien", ligne 26.
Le parallélisme des phrases lignes 22 à 25, "on devait m'aimer trop puisque on ne t'aimait
pas assez et on voulut me reprendre alors ce qu'on ne me donnait plus", souligne
l'opposition entre les deux frères : la mauvaise répartition de l'amour entre Louis et Antoine.
Ce dernier estime avoir été privé d'amour au profit de Louis. Sont ainsi nées des inégalités
comme le montrent les connecteurs logiques de cause "puisque" et de conséquence
"alors", lignes 22 et 24.
A la fin de ce deuxième mouvement, Antoine met en scène l'idée d'un bonheur forcé,
évoqué par l'énumération des verbes des lignes 29 à 31, "à ne jamais devoir me plaindre, à
sourire, à jouer, à être satisfait, comblé". Le groupe nominal "bonté sans intérêt" reflète le
sentiment d'inutilité d'Antoine. Au contraire, Louis est associé au malheur par la métaphore
"tu suais le malheur", les hyperboles "toujours", "rien ni personne", "sauver". Ce n'est
qu'une posture car Louis doit seulement s'appliquer à avoir l'air malheureux.
L'immobilité de la famille suggérée après le départ de Louis à travers les expressions "ne plus
oser dire", "ne plus oser penser", "rester là", "t'attendre" connote l'idée d'une mort symbolique.
Antoine semble être condamné au silence, "être silencieux", ligne 40, "ne plus jamais oser dire
un mot", ligne 43 et à se soucier pour son frère Louis, "te plaindre", ligne 40, "m'inquiéter de toi à
distance", ligne 42.
La vie d'Antoine semble se vider. Le groupe verbal "rester là" traduit son immobilité, "comme un
benêt" ligne 45 évoque l'absence de pensée, "A t'attendre" suggère la posture de tous les
membres de la famille dans l'attente du retour de Louis.
Le vide de la vie d'Antoine est suggéré par l'antiphrase ironique de la ligne 46 "Moi je suis la
personne la plus heureuse de la terre".
Il se définit avec emphase "Moi je suis" en opposition à Louis, il en est l'antithèse puisque ce
dernier a monopolisé le droit au malheur.
Il se voit privé du droit de se plaindre et d'exprimer ses souffrances "c'est comme si il ne m'était
rien arrivé, jamais". Il insiste sur la banalité de sa vie par la répétition "il ne m'arrive jamais rien".
La tirade d'Antoine se termine comme elle a commencé par l'idée de "Rien".
Conclusion
Cette tirade reflète la complexité de la rivalité fraternelle. Antoine accable Louis de culpabilité
tout en le considérant avec amour et compassion. Louis est à la fois source de malheur et
d'amour pour toute la famille. Le ressentiment d'Antoine est aussi l'expression de l'attachement à
son frère.