Heidegger

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Quelques jours avant sa mort, Heidegger a choisi de mettre en exergue à l’édition complète

de ses œuvres la maxime suivante : « Des chemins — non des œuvres ». Il indiquait par là
clairement à ses futurs lecteurs que sa pensée ne pouvait être réduite à un ensemble de
thèses et que, dans sa dimension essentiellement questionnante, elle gardait le caractère d’un
cheminement inabouti. Sur le chemin de pensée heideggérien qui conduit de la Dissertation
de 1914 au séminaire de Zähringen de 1973, il est cependant possible de distinguer des «
jalons »95, puisqu’il ne peut y avoir un chemin que si d’un bout à l’autre la pensée persiste,
malgré les détours, à s’orienter vers la même question. Heidegger a en effet toujours affirmé
que la question de l’être est demeurée l’unique préoccupation de sa pensée. Mais il a aussi
parlé, à partir des années trente, du « tournant » de sa pensée et de la nécessité où il s’est
trouvé, en reprenant la question directrice de la philosophie et en l’approfondissant, de se
situer en quelque sorte en dehors de ce que l’Occident a nommé philosophie. C’est ce «
tournant », qui le fait passer de l’approfondissement de la métaphysique traditionnelle au
dépassement de la métaphysique, qui a été choisi ici comme axe privilégié de référence.
1. La question de l’être
Lorsque Heidegger tente de déterminer de manière rétrospective le point de départ de son
propre chemin de pensée, il cite toujours la phrase de la Métaphysique d’Aristote, to on
legetai pollakhòs, « l’être se dit de multiples façons »96, que Franz Brentano mit en exergue
à sa Dissertation de 1862 intitulée De la multiple signification de l’être chez Aristote. Ce
livre, qu’il reçut en 1907 des mains de Conrad Gröber, fut la première lecture philosophique
de Heidegger et ce fut elle qui décida de l’orientation de sa pensée vers la question d’un
sens unitaire de l’être97, qui puisse être la provenance commune des quatre significations de
l’être que distingue Aristote : l’être par soi et par accident, l’être en puissance et en acte,
l’être en tant que vrai et l’être selon les schèmes des catégories. Mais, tandis que Brentano
tend à ramener à la signification catégoriale de l’être les trois autres significations,
Heidegger, parce qu’il cherche la solution du problème posé par Brentano dans la
phénoménologie développée par le disciple de celui-ci, Husserl est amené à attribuer une
importance décisive à l’être en tant que vrai.
Phénoménologie et ontologie
Quels rapports entretient en effet la problématique phénoménologique de Husserl avec le
questionnement ontologique de Heidegger ? Si le jeune Heidegger a été littéralement «
fasciné » par les Recherches logiques, il a par contre fait partie de ceux qui refusèrent de
suivre Husserl dans son « tournant transcendantal ». Ce n’est pas la phénoménologie en tant
que science de la subjectivité transcendantale dont Heidegger se réclamera, mais de cette
science des phénomènes dont le mot d’ordre est « retour aux choses elles-mêmes ». Parmi
les grandes découvertes de la phénoménologie, Heidegger compte en effet, à côté de
l’intentionnalité et comme dérivant de celle-ci, celle de l’intuition catégoriale dont parle la
sixième Recherche logique, texte que Husserl n’acceptera de republier en 1913 qu’à la
demande instante de Heidegger (QIV, p. 168). La théorie de l’intuition catégoriale est
explicitement dirigée contre la distinction kantienne de l’intuition et de la pensée. Alors que
pour Kant toute intuition ne peut être que sensible, pour Husserl il y a une vision de la
catégorie qui fait de celle-ci une donnée de l’expérience et non pas une simple structure de
la pensée. Les catégories ne sont donc pas dérivées des jugements, comme le veut Kant,
mais elles sont des structures des phénomènes eux-mêmes. Et c’est aussi le cas de l’être, que
Husserl n’identifie plus, comme le fait toute la tradition philosophique, à la copule du
jugement, mais dans lequel il voit également une donnée de la pure vision. La copule, le
petit mot « est », est un signe qui n’acquiert de « vérité » que dans son remplissement par
une vision catégoriale effective. Car la vérité au sens phénoménologique n’exige pas
simplement la non-contradiction du jugement, mais l’identité de ce qui est visé et de ce qui
est intuitionné.
Husserl ébranle ainsi la définition traditionnelle du jugement, qui en fait le lieu de la vérité,
et fait retour à un concept plus large de la vérité, dont Heidegger trouvait l’exemple chez
Aristote. Car chez celui-ci on trouve l’idée-d’une vérité non pas seulement logique, mais
aussi ontologique : il y a une vérité dans les choses elles-mêmes, que le jugement a pour but
de dévoiler, mais à laquelle il n’ajoute rien. C’est donc cette identité de l’être et de la vérité
que Heidegger découvrait, en lisant les Recherches logiques, comme ce qui constitue la «
chose même » à laquelle la phénoménologie enjoint de faire retour.
Or, cela conduit Heidegger à une conception du phénomène qui ne coïncide pas tout à fait
avec celle de Husserl. Car il ne s’agit nullement pour Heidegger de faire retour aux « vécus
» et de rattacher ainsi le phénomène à la conscience qui le constitue, mais au contraire de
voir en lui une dimension des choses elles-mêmes et non de la subjectivité. C’est pourquoi il
verra dans le tournant transcendantal de Husserl l’abandon de la dimension ontologique de
la phénoménologie et sa retombée dans la philosophie moderne de la subjectivation de l’être
(QIV, p. 166). Pourtant, Heidegger n’en continue pas moins de se réclamer de la
phénoménologie : Etre et temps paraît en 1927 dans les Annales de philosophie et de
recherche phénoménologique, revue du mouvement phénoménologique, et il est dédié à
Husserl lui-même. Car, si l’enquête de Heidegger est ontologique, sa méthode demeure
phénoménologique, comme il le précise dans le § 7 de l’Introduction. La phénoménologie
est en effet, pour Heidegger, un concept de méthode qui ne détermine pas l’objet de la
recherche, mais sa modalité, ce qu’exprime le mot d’ordre husserlien du retour aux choses
elles-mêmes. C’est donc à partir de là qu’il s’agit de comprendre ce que signifie le terme de
phénoménologie. Il est formé de deux mots grecs, phainomenon et logos. Qu’est-ce que le
phainomenon ?Ce qui se montre de soi-même, le manifeste. Mais le manifeste n’est pas
toujours un se manifester de la chose même. Celle-ci peut au contraire se cacher dans
l’apparaître même : c’est le phénomène de l’apparence. Elle peut aussi ne jamais se donner
elle-même que par l’intermédiaire de signes ou de symptômes — c’est le cas de la maladie
— qui l’annoncent : ici apparaître a le sens de la non-monstration de la chose elle-même.
C’est pourquoi Heidegger distingue le phénomène (Phänomen) de l’apparition
(Erscheinung). Kant, par exemple, voit dans l’Erscheinung l’objet de l’intuition sensible et
le comprend à la fois comme Phänomen, c’est-à-dire ce qui se montre dans l’intuition et
ainsi s’oppose à l’apparence, mais aussi comme Erscheinung en tant qu’apparition de ce qui
ne se montre jamais soi-même, la chose en soi. Il en reste cependant ainsi à un concept «
vulgaire » de phénomène, car le concept phénoménologique de phénomène ne concerne pas
le manifeste, mais ce qui se montre de manière non thématique dans et par le manifeste.
Chez Kant, le phénomène au sens de la phénoménologie, ce n’est pas l’objet de l’intuition
sensible, mais le temps et l’espace en tant que formes de l’intuition et conditions de
l’apparition. Car un tel phénomène a besoin d’une « monstration expresse » pour être
aperçu. Il n’est, en effet, besoin d’une phénoménologie que parce que les phénomènes ne
sont pas tout d’abord donnés, souligne avec force Heidegger, et il rejoint ainsi en un sens
Husserl qui a bien montré que la donnée absolue, le « phénomène pur », ne peut apparaître
que par la réduction, c’est-à-dire par la mise entre parenthèses du manifeste. Dans «
phénoménologie », logos veut dire, selon son sens proprement grec, apophansis,
monstration, si bien que la phénoménologie a pour tâche, d’après son nom, de faire voir
(apophainesthai) ce qui se montre de soi-même (phainomenon). Mais qu’est-ce qui est
proprement phénomène ? Ce qui est « caché » dans ce qui se montre d’abord et le plus
souvent mais en constitue pourtant le fondement. Heidegger nomme cela l’ « être ».
Phénoménologie et ontologie, dès lors, se rejoignent : « L’ontologie n’est possible que
comme phénoménologie » précisément parce que l’être n’est pas le manifeste, mais aussi
parce qu’il n’est pas ailleurs que dans le manifeste, puisque, « derrière les phénomènes de la
phénoménologie, il n’y a rien » (ET, p. 35-36).
Cette phénoménologie qui est identique à l’ontologie, Heidegger la détermine aussi comme
herméneutique. Si Heidegger accorde à Husserl que la phénoménologie est par essence
description, par contre il comprend celle-ci comme une explicitation et non pas comme une
réflexion sur les vécus. « Herméneutique » signifie en effet originellement interprétation ou
explicitation, comme le rappelle Heidegger, et dire que le logos phénoménologique décrit en
explicitant implique que le phénoménologue heideggérien n’occupe pas la place de ce
spectateur impartial qu’est pour Husserl le philosophe méditant phénoménologique-ment.
Car il n’est pas dans une position d’extériorité par rapport aux phénomènes qu’il explicite, il
continue au contraire à faire pour ainsi dire corps avec eux, ce qui signifie que l’ontologie
n’est pas comprise par Heidegger comme une science procédant par objectivation théorique,
mais comme une science éminemment pratique, puisqu’elle ne peut jamais être détachée de
sa racine existentielle concrète. Heidegger est ainsi conduit à une compréhension de
l’ontologie bien différente de celle que nous livre la tradition.
Le temps comme horizon de la compréhension de l’être
Heidegger pose dans Etre et temps une question qui porte sur l’ensemble de la tradition
occidentale de pensée en tant qu’elle s’est déterminée avec Aristote, qui suit en cela les
leçons de son maître Platon, le premier philosophe au sens strict du terme, comme
philosophie, c’est-à-dire comme ontologie, discours sur l’être. La tradition occidentale
commence bien, comme le souligne Platon, que Heidegger cite au début de Etre et temps,
lorsqu’on cesse de « raconter une histoire » (ET, p. 6), c’est-à-dire d’expliquer une chose par
une autre chose, selon le mode mythologique ou théologique de la pensée qui invoque un ou
plusieurs êtres suprêmes comme origine des êtres présentement donnés. L’ontologie, la
science de l’être platonico-aristotélicienne, s’en tient à ce qui est présentement donné, à
l’étant — to on en grec — en tant que tel, pour le déterminer du point de vue de son
essence. La philosophie est donc cette forme de pensée déterminée qui prétend rendre
compte de l’étant comme tel, sans faire appel à une origine d’un autre ordre que le strict
donné. S’en tenir au présentement donné, voilà ce qui fait l’originalité de la philosophie face
au mode de pensée mythique et c’est d’ailleurs ainsi que la philosophie occidentale se
comprend elle-même : comme ce mode de pensée qui assure le triomphe du logos sur le
mythos, du rationnel sur l’irrationnel.
Heidegger part de cette compréhension que la tradition philosophique a d’elle-même pour la
mettre en question. Il est ainsi conduit, comme Platon et Aristote, à poser la question : «
Qu’est-ce que l’être ? », mais en un sens nouveau : non pas pour s’enquérir de ce qui
constitue l’essence de tout étant comme tel, c’est-à-dire du donné présent, mais pour
interroger sur la condition de possibilité de la présence donnée, qui est elle-même ce qui
rend possible cette science de la présence qu’est l’ontologie, telle que Platon et Aristote
l’ont définie. Il ne s’agit donc pas pour Heidegger d’inscrire sa question fondamentale dans
le champ déjà circonscrit de la philosophie, mais au contraire de se demander ce qui
constitue le fondement même de la rationalité occidentale. Cette question fondamentale qui
porte sur la condition de possibilité de la compréhension de l’être comme présence
constante chez les philosophes grecs et leurs héritiers, les philosophes modernes de
l’Occident, est une question sur le rapport, jamais explicité dans cette tradition occidentale,
entre le temps et l’être. Qu’est-ce qui rend possible la compréhension de l’être à partir d’une
dimension déterminée du temps, le présent ? Voilà comment s’énonce, en son sens le plus
brut, la question qui est à l’origine de Etre et temps. Ce titre lui-même ne doit pas être
mécompris et Heidegger lui-même soulignera en 1929, dans Kant et le problème de la
métaphysique, que c’est le petit mot « et » qui contient en lui-même le problème central
(KM, p. 298). Car il ne s’agit plus pour Heidegger d’opposer le temps et le devenir à l’être,
comme le fait encore Nietzsche, pour lequel l’être est une fiction vide de sens, mais au
contraire de mettre en évidence la connexion secrète de ce que nous appelons « être » au
temps : Heidegger va jusqu’à parler de « coappartenance intime de l’être et du temps », ce
qui est une manière décisive de mettre en question l’équivalence traditionnelle de l’être et
de l’éternité ou intemporalité.
Ce que Heidegger se propose dans Etre et temps, c’est donc « l’élaboration concrète de la
question du sens de l’être » (ET, p. 1), ce qui n’implique nullement une simple reprise de
l’ontologie antique et de sa question directrice. Car il ne s’agit pas seulement de s’enquérir
du fondement de l’étant, mais de se demander pourquoi a été traditionnellement dévolue au
temps une fonction ontologique. C’est en effet à partir du temps pris comme critère qu’on
oppose les différentes régions de l’étant, le temporel à l’intemporel (le spatial), à
l’atemporel (l’idéal) et au supratemporel (l’éternel), en comprenant à chaque fois le
temporel comme ce qui est dans le temps. L’être est ainsi compris à partir du temps, ce qui
implique son caractère intrinsèquement « temporel », non pas au sens où il serait « dans le
temps », mais au sens où il est conçu à partir du temps. Il y a donc un sens temporal de l’être
et, par le terme de « temporal », Heidegger veut indiquer le rapport positif qu’entretient
l’être avec le temps, par contraste avec le rapport négatif qu’il entretient avec ce qu’il
nommera l’intratemporalité. Il y a donc une Temporalité de l’être98, puisque la
détermination du sens de l’être trouve son origine dans le temps et c’est elle qu’il s’agit
d’élucider si l’on veut donner une réponse concrète à la question du sens de l’être (ET, p.
18-19). Mais si l’ontologie, la science de l’être, doit être ainsi rappelée à sa condition de
possibilité, à savoir une certaine compréhension de l’être à partir ou dans l’horizon du
temps, cela implique que soit interrogé le fondement même de cette ontologie.
2. L’ontologie fondamentale
Qu’est-ce qui rend possible le discours rationnel, la logique occidentale ?A cette question,
Heidegger répond en montrant que la question philosophique, celle de l’être, trouve son
origine dans un étant particulier qui est capable de poser des questions, non seulement sur
les autres êtres, mais aussi sur l’être qu’il est lui-même. Car la compréhension de l’être est
un mode d’être ou un comportement humain : le fondement de l’être c’est donc l’homme, à
savoir cet être qui a l’idée de l’être. On voit à quel point ici la question ontologique devient,
avec Heidegger, la plus concrète des questions : il ne s’agit pas en effet d’une question
portant sur les généralités les plus abstraites, mais d’une question qui concerne celui-là
même qui la pose, parce qu’elle englobe le questionnant lui-même.
L’analytique existentiale
Celui qui est ainsi impliqué dans la question qu’il pose sur l’être, Heidegger ne le nomme
pourtant ni « sujet », ni même simplement « homme », mais Dasein, terme qui a servi en
allemand à traduire le latin existentia et qui signifie littéralement être-là. Heidegger va
donner à ce terme un sens encore plus spécifique, puisqu’il ne désigne plus pour lui
l’existence en général, mais uniquement le mode d’être de l’être humain. Il ne faut donc pas
comprendre celui-ci comme un existant parmi d’autres, au sens où il serait simplement là,
mais au contraire comme cet étant particulier qui est en quelque sorte tout étant, comme le
disait déjà Aristote de l’âme humaine (ET, p. 38). Cet étant pour lequel « il y va de l’être »
n’est pas indifférent à son propre être : lui appartient au contraire essentiellement ce que
Heidegger nomme la mienneté, le fait de dire « je » et ainsi de se rapporter à soi-même (ET,
p. 42). Parce que la compréhension de l’être lui appartient et le distingue essentiellement de
la chose qui, elle, est indifférente à son propre être, cet étant n’est donc pas sur le mode de la
res et de la realitas, mais sur celui de la possibilité, de l’avoir à être, c’est-à-dire de
l’existence. Ce terme lui-même ne désigne plus le simple fait d’être pour l’étant en général,
mais uniquement le mode d’être propre au Dasein. La compréhension que le Dasein a de
lui-même est donc existentielle. Mais ce que Heidegger nomme, par contre, analyse
existentiale, ne prend pas en considération le comportement individuel concret, mais
uniquement sa structure ontologique. La tâche de l’analytique existentiale consiste à
distinguer et à analyser les modalités fondamentales d’être du Dasein, ses existentiaux, ce
qui implique, par contraste avec une analyse existentielle qui demeure celle d’un étant pris
dans sa particularité, qu’elle englobe le rapport du Dasein à l’être des autres étants. Ce qui
distingue en effet fondamentalement le Dasein heideggérien du sujet moderne, c’est son
ouverture à lui-même et aux autres étants, que Heidegger comprend comme constituant le
propre de l’existence, en donnant à ce terme, qui désigne exclusivement le mode d’être de
l’être humain, le sens fort d’un être non substantiel, d’un être continuellement « en jet », qui
ne peut plus être conçu, comme la philosophie moderne le fait depuis Descartes, comme un
« sujet », c’est-à-dire comme une substance qui, selon sa définition traditionnelle, « n’a
besoin de rien d’autre pour exister ». Au contraire, pour Heidegger, cette existence
ekstatique qu’est l’existence humaine a essentiellement besoin de sortir d’elle-même (c’est
là le sens premier de existere) et n’est que dans le triple rapport qu’elle entretient avec soi-
même, avec les autres existences et avec le monde. Elle n’est donc pas un être centré sur lui-
même, comme le sujet moderne, mais au contraire un être essentiellement « excentrique »,
comme le dira explicitement Heidegger dans une note d’un texte dédié à Husserl en 1929 (Q
I, p. 141), puisqu’il n’est rien sans le rapport à l’autre que soi.
Le but de l’analytique existentiale, qui constitue la première section de la partie publiée de
Etre et temps, c’est précisément la détermination de l’être du Dasein dans son entièreté, à
partir des différents existentiaux qui sont distingués au cours de l’analyse. Celle-ci trouve
son point de départ dans l’être quotidien du Dasein, dont la structure fondamentale est
l’être-dans-le-monde. Le monde n’est pas, en effet, dans un rapport d’extériorité par rapport
au Dasein, précisément parce que celui-ci n’est pas un sujet qui aurait besoin de sortir de
lui-même pour aller vers les objets du monde, mais une existence qui est toujours déjà
auprès des choses et en commerce avec elles. On a donc affaire avec l’être - dans-le-monde
à un phénomène unitaire dont l’analyse va consister à dégager les moments structurels, afin
de parvenir ensuite à la compréhension de ce qui constitue son unité.
Il s’agit tout d’abord, pour Heidegger, de montrer que le concept courant de monde, qui
comprend celui-ci comme la somme des étants, ne rend pas compte de la structure
essentielle de la mondanéité, qui ne constitue pas une détermination de l’étant non humain,
mais, au contraire, un caractère du Dasein lui-même (ET, p. 64). Le monde est, en tant que
structure du Dasein, la condition ontologique de toute rencontre d’une chose mondaine. Ce
concept ontologico-existential de monde ne peut en aucune façon être rendu compréhensible
à partir de la nature au sens moderne de ce terme, c’est-à-dire en tant qu’objet des sciences
physiques. Il faut au contraire partir, pour trouver accès à la problématique de la mondanéité
en tant que telle, de l’être-dans-le-monde quotidien et de l’interprétation de l’étant rencontré
dans le monde ambiant. Le monde de la quotidienneté est en effet le monde ambiant
(Umwelt) de la préoccupation et non pas le tout de l’univers qui ne s’ouvre qu’au regard
théorique (ET, p. 362). Car le mode d’accès premier à l’étant n’est pas la connaissance, mais
la préoccupation qui manipule et utilise (ET, p. 67) et l’étant qu’elle rencontre, elle le
découvre non pas comme simplement présent devant ou avant elle, ce que l’allemand
exprime par le terme vorhanden, littéralement « devant ou avant la main », mais comme
maniable, zuhanden, « pour la main ». Ce qui constitue donc le monde ambiant, c’est la
structure référentielle de « maniabilité » d’un ensemble d’« outils » qui sont, en tant que
tels, inséparables du Dasein auquel ils renvoient. La maniabilité (Zuhandenheit), et non pas
la simple présence (Vorhandenheit), est donc le mode originel de découvrement de l’étant
intramondain.
Il s’agit ensuite de déterminer quel est l’étant qui est sur le monde de l’être-dans-le-monde :
c’est le Dasein, qui ne répond d’ailleurs pas à la question « quoi ? », qui ne détermine que
les choses intramondaines, mais à la question « qui ? ». Or, ce qui répond à la question « qui
? », au niveau de la préoccupation quotidienne qui est caractérisée par l’immersion du
Dasein dans le monde, ce n’est pas tel ou tel Dasein déterminé, mais le neutre, le On, qui
constitue le phénomène originel à partir duquel chaque Dasein doit commencer à se trouver
lui-même. Ce n’est donc pas sur le terrain de la quotidienneté que le Dasein qui y existe
dans la modalité de la dispersion va pouvoir trouver son unité puisque c’est là le niveau où il
n’est pas encore proprement lui-même. Le Dasein peut, en effet, être lui-même en mode
propre ou impropre, parce qu’il est sa possibilité et qu’il a à s’approprier son propre être. Le
choix des termes allemands Eigentlichkeit et Uneigentlichkeit, que l’on traduit
habituellement par « authenticité » et « inauthenticité », n’implique pourtant en lui-même
aucune connotation morale. Il faut plutôt insister sur le fait que l’existential essentiel est ici
le On, dont le Dasein authentique n’est qu’une modification existentielle (ET, p. 130).
Il s’agit enfin, une fois que le sens des composantes « monde » et « Dasein » a été
déterminé, de s’interroger sur la relation même qui les unit, sur le « être-dans » de « être-
dans-le-monde ». C’est ici que Heidegger distingue deux niveaux où peut s’établir cette
relation, celui de la constitution existentiale originelle de l’être-dans-le-monde et celui de
son mode d’être quotidien. Le premier niveau comprend l’analyse de trois existentiaux ou
de trois manières cooriginellement constitutives pour le Dasein d’être son ouverture : la
disposition, la compréhension et le discours. Par disposition (Befindlichkeit), Heidegger
désigne ce que l’on nomme habituellement affectivité ou sensibilité, mais contrairement à la
tradition qui n’y voit souvent qu’un épiphénomène, il reconnaît à cet existential fondamental
la capacité de la découverte première du monde (ET, p. 137-138). Si la disposition révèle la
facticité du Dasein, son être-déjà-dans-le-monde, la compréhension révèle à un niveau
également originaire son existentialité, c’est-à-dire son pouvoir-être. Quant au discours, il
constitue aussi de manière originaire l’ouverture du Dasein, en tant qu’il est l’articulation de
ce qui est compréhensible et qui n’a pu devenir tel que sur le fondement de la disposition.
Le second niveau, qui traite des caractères existentiaux du Dasein quotidien, considère la
modalité déchéante de ses existentiaux. Ce que Heidegger entend par déchéance (Verfallen)
est un existential tout aussi fondamental que les précédents, mais, contrairement à ceux-ci, il
caractérise l’être-soi inauthentique du Dasein dans la quotidienneté. Il ne signifie nullement
la « chute » du Dasein à partir d’un état plus originel, plus pur et plus haut, mais simplement
sa situation habituelle d’immersion dans le monde de la préoccupation.
A la structure qui articule ces existentiaux fondamentaux en un phénomène unitaire,
Heidegger donne le nom de souci, mais avec la volonté de dépouiller ce terme de toute
connotation morale. Il s’agit en effet pour lui de penser, sous le terme de Sorge, non pas
simplement le rapport à soi du Dasein, mais aussi le rapport à l’étant, qui a été caractérisé
comme préoccupation (Besorgen) et le rapport à l’autre Dasein, qui est compris comme
sollicitude (Fürsorge). Le choix de ce vocabulaire n’est pourtant pas totalement arbitraire,
puisque Heidegger peut se fonder sur une fable d’Hygin qui atteste que l’on trouve une
conception préphilosophique de l’homme comme être essentiellement déterminé comme
souci (ET, p. 197 sq.). Heidegger y voit la preuve que la définition philosophique de
l’homme comme animal rationale est une définition dérivée, puisqu’elle conçoit l’homme
comme un composé d’intelligible et de sensible, d’animalité et de rationalité et non pas
comme un tout. Car ce n’est pas en considérant l’homme comme un vivant que l’on pourra
rendre compte de l’existence humaine. En affirmant que le souci est foncièrement d’un autre
ordre que les pulsions caractéristiques du vivant en général, Heidegger rompt ici avec la «
philosophie de la vie » qui caractérise le courant dominant de la pensée allemande depuis le
romantisme et affirme avec force que l’analyse du Dasein ne saurait relever d’une biologie
générale, dont l’anthropologie et la psychologie constitueraient des sous-parties (ET, p. 49).
Il s’agit pour Heidegger de produire une interprétation plus originelle de l’homme que celle,
traditionnelle en philosophie, qui voit en lui le composé d’une matière corporelle et d’une
forme spirituelle. Il reste, cependant, que l’interprétation qui voit dans le souci le
phénomène unitaire qui rend compte des divers aspects de l’existence humaine a elle-même
besoin d’être approfondie, puisque toute l’analyse s’est déroulée jusqu’ici au seul niveau de
la quotidienneté et qu’elle n’a pas atteint le Dasein dans son authenticité.
Existence et temporalité
Dans la deuxième section de Etre et temps, Heidegger se propose de montrer que le sens
ontologique du souci est la temporalité. Si l’homme n’est ni une substance, une « chose », ni
un animal, même pourvu de cette différence spécifique qu’est la raison, c’est parce qu’il est
un être-en-jet, une temporalité, un mouvement ou un élan. On pourrait certes dire ici que
Heidegger a de l’être de l’homme une conception « dynamique » et non plus statique,
puisqu’il le définit comme un être-jeté au monde qui existe toujours comme projet de soi.
Or, cette structure unitaire qui articule l’avoir-été99 de l’être toujours déjà jeté au monde,
l’à-venir du projet de soi et le présent de l’être auprès de tel ou tel étant, c’est précisément le
souci en tant que son sens ontologique est la temporalité.
Mais dire que l’être de l’homme se fonde sur la temporalité et que sa substance réside dans
son existence (ET, p. 212), c’est du même coup concevoir l’être de l’homme comme un être
en vue de la mort et non plus comme participant pour une part de lui-même — sa part «
rationnelle » — de l’ « éternité ». Cette pensée de la mortalité n’est cependant pas chez
Heidegger une marque de pessimisme ni une déclaration nihiliste, mais, au contraire, la
reconnaissance de ce que l’existence a d’éminemment positif. Car l’être de l’homme, le
Dasein, ne peut être ouvert à lui-même, aux autres et au monde que pour autant que le
menace continuellement la possibilité de la fermeture à tout ce qui est. On ne peut donc
légitimement penser l’exister que dans le rapport à la mortalité et l’ouverture du Dasein que
sur le fond d’une fermeture plus originelle qui en est la source et dont le Dasein ne peut
jamais devenir maître. C’est pourquoi Heidegger voit dans la mort la possibilité par
excellence du Dasein, car, contrairement aux autres possibilités de l’existence, elle ne
propose rien qui puisse être accompli par le Dasein et c’est justement dans cette ineffectivité
que la possibilité se révèle dans toute sa vérité : la mort est un pur possible qui ne devient
jamais « réel » puisque, lorsqu’elle survient, le Dasein n’est plus là pour en faire
l’expérience. Ce n’est donc que dans ce que Heidegger nomme le « devancement de la mort
» et qui est l’être authentique en vue de la mort, que le Dasein peut s’éprouver lui-même
comme possibilité, pouvoir-être, et non pas comme réalité ontique, comme il le fait sans
cesse en tant qu’être déchu. Ce pouvoir-être est cependant toujours un pouvoir-être de fait,
car le Dasein est en quelque sorte toujours en retard par rapport à son ouverture à soi-même,
puisqu’il n’est pas à l’origine de sa propre existence. Cette facticité de l’être toujours déjà
jeté dans le monde du Dasein n’est pas un caractère de l’existence qu’il s’agirait simplement
de constater, c’est plutôt une facticité qui ne peut être reconnue qu’en étant assumée (ET, p.
135). Et c’est par cette assomption que le Dasein s’ouvre à l’existence authentique. Le mode
insigne de l’ouverture (Erschlossenheit) du Dasein, par lequel celui-ci se comprend à partir
de son pouvoir-être le plus propre, Heidegger le nomme « résolution » (Entschlossenheit) :
c’est la différence de particule (ent au lieu de er) qui marque le passage de l’état d’ouverture
du Dasein en tant que tel à la prise en charge de celui-ci. Il n’y a donc de résolution qu’en
connexion avec un être authentique en vue de la mort, ce qui explique que Heidegger
nomme « résolution devançante » le mode authentique du souci (ET, § 62). Or celui-ci se
fonde sur la temporalité. C’est elle qui rend donc en fin de compte possible la structure
entière du souci. Mais la temporalité telle que la pense Heidegger n’est pas ce qu’elle est
pour la tradition, c’est-à-dire ce qui constitue le « sens interne » et caractérise donc l’être
auprès de soi du sujet, elle se révèle au contraire comme « l’ekstatikon par excellence », « le
“ hors-de-soi ” originaire en et pour soi » (ET, p. 239). Le terme « ekstatique », que
Heidegger emprunte à Aristote, doit être pris dans le sens qu’il a couramment en grec, où il
désigne le fait de sortir de soi et doit être rapproché du terme d’existence. Il s’agit, en
nommant « ekstases de la temporalité » l’avenir, l’avoir-été et le présent, de mettre l’accent
sur la temporalisation comme événement pur et non pas comme sortie de soi d’un « sujet »
qui aurait d’abord été « en soi ».
L’existence de l’homme, en tant qu’être jeté dans le monde et être en vue de la mort, est
essentiellement finie, ce qui implique que la temporalité ekstatique est une temporalité
finie ; et c’est cette temporalité finie qui constitue le temps originel : voilà la thèse
essentielle de Heidegger dans Etre et temps, laquelle s’oppose à la compréhension habituelle
du temps qui voit en celui-ci une suite infinie d’instants. Mais cette finitude de l’existence
ne doit pas être prise en un sens seulement négatif. Car la finitude n’est pas une propriété
accidentelle de la raison humaine, ni ce qui différencie l’homme d’un Dieu créateur, mais la
nécessité dans laquelle l’homme, à la différence de l’animal, se voit contraint de déployer
l’horizon d’une possible compréhension de ce dont il dépend et dont il est « en souci » — à
savoir de l’étant dont il n’est pas l’origine, c’est-à-dire à la fois de soi-même, de l’autre
Dasein et de l’étant rencontré à l’intérieur du monde. C’est, en effet, parce qu’il n’est pas à
l’origine de sa propre existence qu’il est contraint à l’intelligence et à la production d’une
interprétation de ce qu’il trouve ainsi devant lui, parce qu’existant déjà avant lui. C’est cet
horizon interprétatif que le Dasein doit projeter qui constitue à la fois la fin du mouvement
ekstatique et l’origine de l’ouverture à l’étant. La temporalité du Dasein est donc ekstatico-
horizontale et c’est précisément l’horizontalité de la temporalité qui exprime la positivité de
la finitude. Car celle-ci est la racine même de cette compréhension de l’être qui caractérise
le Dasein et on peut par conséquent affirmer que c’est la temporalité finie de l’exister qui est
à la source de l’idée d’être sur laquelle se fonde la rationalité occidentale. C’est cette
essentielle finitude de la temporalité qui est le fondement de ce que Heidegger nomme
historialité du Dasein, voulant indiquer par là non pas le fait que celui-ci puisse être l’objet
de la science historique, mais le fait qu’il existe de manière intrinsèquement historique
comme se transmettant à lui-même des possibilités dont il hérite en naissant et qu’il a à
réassumer.
Ce qui est donc au fondement de l’ontologie, de cette science de l’être qui définit le projet
philosophique, c’est-à-dire le projet de la rationalité occidentale tout entière, c’est un
comportement de l’homme par lequel celui-ci projette ekstatiquement l’horizon de
compréhensibilité de l’étant qu’il rencontre. Si l’horizon de la compréhensibilité de l’être est
bien déployé par la temporalité ekstatique du Dasein, cela signifie par conséquent que la
science de l’être est une science temporale, c’est-à-dire une science qui ne peut plus se
fonder sur l’intemporalité de la raison ni sur l’éternité de la vérité.
La métaphysique authentique
Heidegger s’était proposé dans Etre et temps de « répéter » la question de l’être, mais cette
répétition est pourtant inséparable d’un projet de « destruction » de l’histoire de l’ontologie,
en vue de dégager les expériences originelles qui sont au fondement de notre concept d’être
(ET, p. 22). Il s’agissait bien de renouer avec la recherche ontologique de Platon et
d’Aristote, mais cela n’impliquait nullement sa simple reconduction. C’est, en effet, la
radicalisation de la définition aristotélicienne et médiévale de l’être comme transcendant qui
va conduire Heidegger à l’idée-de la « différence ontologique » qui, bien qu’exposée
postérieurement à Etre et temps, n’en constitue pas moins l’horizon implicite de toute la
problématique du livre de 1927, dans lequel nous trouvons déjà l’affirmation de la
transcendance pure et simple de l’être (ET, p. 38). La détermination de l’ontologie comme «
science transcendantale » va amener Heidegger, dans son cours inaugural de 1929, Qu’est-
ce que la métaphysique ?, à identifier, comme Kant le faisait déjà, métaphysique et nature de
l’homme. C’est en effet dans l’horizon de la transcendance que se détermine à cette époque,
pour Heidegger, le concept de métaphysique qui, selon le sens couramment reconnu à
l’expression ta meta ta physica, signifie « l’interrogation qui se porte au-delà de l’étant, afin
de reprendre celui-ci, comme tel et dans son ensemble, dans la saisie conceptuelle » (QI, p.
67)100. En tant que question générale sur l’être, la métaphysique ne pense cependant pas la
différence ontico-ontologique — ou différence entre l’être et l’étant —, aussi longtemps, du
moins, qu’elle n’a pas fait de l’être et du néant en tant que tels son thème, ce qui est le cas
de la métaphysique traditionnelle. C’est, en effet, seulement avec la question du néant,
souligne Heidegger, « que s’éveille le questionnement métaphysique proprement dit sur
l’être de l’étant » (QI, p. 69), puisque l’être de l’étant n’est véritablement questionné que
lorsqu’il est pensé dans sa différence avec l’étant, comme non-étant ou encore comme
néant.
La question « Qu’est-ce que la métaphysique » ? » a donc conduit Heidegger à distinguer
deux concepts de la métaphysique, qui s’opposent entre eux comme l’ontologie
traditionnelle et ce que Etre et temps nomme « ontologie fondamentale » ou « ontologie du
Dasein ». La métaphysique proprement dite, ou la métaphysique authentique, puisque c’est
bien là le mot eigentlich qui est utilisé, trouve en effet sa condition de possibilité dans
l’existence même de l’homme, qui n’entretient de rapport avec l’étant que sur la base d’une
préalable ouverture au néant, c’est-à-dire à l’être de l’étant. Si la métaphysique est ainsi le
Dasein lui-même, si exister, c’est accomplir la différence ontologique, la philosophie n’est
plus alors que « la mise en marche de la métaphysique », c’est-à-dire une explicitation de la
« nature » métaphysique de l’homme, qui ne peut s’accomplir que par ce saut qui nous porte
de l’existence inauthentique à l’existence authentique. Dans ce que Heidegger nomme en
effet Verfallen, déchéance, le Dasein est retenu en quelque sorte captif dans les tâches
mondaines qui l’absorbent et a ainsi tendance à se méconnaître lui-même comme Dasein,
c’est-à-dire comme être-dans-le-monde, et à se comprendre à partir de l’étant qu’il n’est pas
lui-même, ce qui explique que la métaphysique traditionnelle ait méconnu l’existentialité du
Dasein. Celle-ci ne peut se révéler que dans l’angoisse qui, parce qu’elle est l’expérience du
néant, peut seule nous porter devant l’étant comme tel (QI, p. 62). La philosophie apparaît
donc comme l’expression du Dasein authentique, c’est-à-dire d’un Dasein qui existe
effectivement sur le mode de la transcendance, et c’est bien cette essence « transcendantale
» de la philosophie qu’il s’agit alors pour Heidegger de reconduire et d’accomplir, loin que
soit remise en question l’origine platonicienne d’un tel projet.
C’est la raison pour laquelle Heidegger se donne comme tâche, dans Kant et le problème de
la métaphysique, la répétition de la fondation kantienne de la métaphysique (KM, p. 259
sq.). Kant est, en effet, le premier penseur après Aristote à avoir tenté de donner à la
métaphysique traditionnelle le fondement dont elle manque et qui seul cependant la rend
possible, à savoir la transcendance du Dasein. Mais parce qu’il demeure encore prisonnier
de la tradition et en particulier de la détermination cartésienne de l’homme comme sujet, il
est nécessaire de répéter de manière plus originaire la fondation kantienne, ce qui signifie
pour Heidegger l’accomplissement authentique, et non le dépassement, de la métaphysique.
Celle-ci est, à cette époque, comprise comme cette « métaphysique du Dasein » qui se
confond avec l’ontologie fondamentale et qui vise « avant tout à faire comprendre que la
pensée philosophique s’accomplit comme transcendance explicite du Dasein » (KM, p.
298).
3. Le dépassement de la métaphysique
Le projet de la « répétition » de la question de l’être oriente la démarche de Heidegger
jusqu’en 1929, date à laquelle il renonce aussi définitivement à achever Etre et temps. Le
début des années trente, période qui est celle de l’engagement politique de Heidegger aux
côtés des nazis, est aussi celle de son « tournant » philosophique. En acceptant la charge de
recteur de l’université de Fribourg en avril 1933, Heidegger poursuivait un but
essentiellement pédagogique, celui d’une réforme du savoir qui, par la « destruction » d’une
tradition sclérosée, réenracinerait celui-ci dans son essence philosophique. L’échec du
rectorat et le retour de Heidegger à sa tâche d’enseignant sont l’aveu que ce réenracinement
n’est plus possible, mais peut-être aussi qu’il n’est plus souhaitable. Car se fait jour, après
l’épisode du rectorat, le thème du « dépassement » de la métaphysique, directement repris
de Nietzsche et de son projet de « renversement du platonisme » que Heidegger analyse
dans le premier cours qu’il lui consacre pendant le semestre d’hiver 1936-1937. On peut
considérer toute cette période comme celle d’une interrogation sur les limites de la pensée
philosophique, comme le montrent non seulement la longue « explication » de Heidegger
avec Nietzsche de 1936 à 1940, mais aussi le dialogue entretenu avec la poésie de Hölderlin,
auquel il consacre un premier cours en 1934, et la lecture des présocratiques avec les cours
de 1942 et 1943 sur Parménide et Héraclite. Il s’agit en effet de prendre toute la mesure du
commencement grec de la pensée occidentale, ce qui exige de situer la philosophie
platonicienne par rapport à la pensée des présocratiques.
La remontée au fondement de la métaphysique
Dans son cours de 1935, Introduction à la métaphysique, Heidegger distinguait dans le
commencement grec lui-même un commencement et une fin, et il voyait celle-ci dans la
philosophie de Platon et d’Aristote (IM, p. 193). Les présocratiques sont en effet ces
penseurs auxquels l’être s’ouvre comme physis, c’est-à-dire comme ce qui apparaît de soi-
même, physis ayant la même racine que phaos, la lumière (IM, p. 112). La détermination
platonicienne de l’être comme idea ne peut elle-même être conquise que sur le fondement
de l’expérience de l’être comme physis. Pourtant, en elle l’apparaître n’est plus pensé en lui-
même, mais référé à une possible prise en vue. Du privilège conféré à l’idea et l’idein101
sur la physis résulte la fameuse mutation de l’essence de la vérité que Heidegger impute à
Platon, dans l’interprétation de l’allégorie de la caverne qu’il donne, en 1942, sous le titre
La doctrine platonicienne de la vérité. Cette mutation consiste en une soumission de l’être à
la pensée, à la perception et au noein, dont naît la métaphysique qui voit l’étant véritable —
l’ontòs on — dans l’idea et dans la physis un pur non-être (Q II, p. 159-160). La
métaphysique apparaît alors non plus comme cette disposition naturelle de l’homme dont
parlait Kant, mais, au contraire, comme identique à cet événement historique qu’est le
platonisme. C’est la raison pour laquelle Heidegger jugera par la suite nécessaire de revenir
sur le texte de son cours inaugural de 1929, pour y ajouter une postface en 1943 et une
préface en 1949, où se précise cette nouvelle définition de la métaphysique.
La Postface de 1943 marque d’emblée que la question « Qu’est-ce que la métaphysique ? »
« surgit d’une pensée qui est déjà entrée dans le dépassement de la métaphysique » (Q I, p.
73) et se termine par l’évocation du voisinage énigmatique du penseur et du poète qu’unit
un même souci de la langue (Q I, p. 83). Quant au texte de la Préface de 1949, lui-même
postérieur à cette mise au point décisive qu’est la Lettre sur l’humanisme de 1946, il est tout
entier consacré, sous le titre Le retour aufondement de la métaphysique, à exposer un
nouveau concept de métaphysique qui ne trouve plus son fondement dans la transcendance
du Dasein, mais dans l’histoire de l’être lui-même. Ce fondement est maintenant déterminé
comme cette « vérité de l’être » dont la métaphysique, en tant que pensée de la vérité de
l’étant, de l’étantité, ne sait rien. Car ce que la pensée de l’idea ignore, c’est qu’elle doit la
clarté de l’idée à la lumière de l’être. Elle ne fait, en effet, l’expérience de la lumière que
comme éclairement, dans lequel se tient l’étant et, lorsqu’elle s’interroge, ce n’est jamais sur
la clarté elle-même, mais seulement en direction de la source ou de l’auteur de celle-ci. Elle
ne perçoit donc que l’état de clarté et non pas le devenir-lumière lui-même en tant
qu’événement. Ce que la métaphysique pense, c’est seulement l’être-éclairé de l’étant et non
pas l’éclaircie de l’être, d’où vient la clarté qui éclaire l’étant : « L’être n’est pas pensé dans
son essence décelante, c’est-à-dire dans sa vérité » (Q I, p. 24). La métaphysique ne pense
donc que la vérité de l’étant et non pas celle de l’être, et c’est pourquoi Heidegger peut
affirmer que, « dans la pensée qui pense la vérité de l’être, la métaphysique est dépassée »
(Q I, p. 26).
Ce que Heidegger entend par « vérité de l’être » ne doit pas être mécompris : il s’agit de
l’être comme vérité, de l’alètheia elle-même en tant qu’elle signifie, conformément à son
étymologie, Un-verborgenheit, non-occultation. La question de Heidegger s’est en effet
transformée : d’un questionnement sur le sens de l’être, il en est venu à interroger la vérité
de l’être. Cette transformation atteste de l’ampleur du « tournant » qu’a décrit sa pensée, qui
« insiste désormais plus sur l’ouverture même de l’être que sur l’ouverture du Dasein face à
l’ouverture de l’être » (Q IV, p. 279). La signification du tournant, c’est en effet que la
pensée ne conçoit plus l’être dans l’optique du Dasein, comme horizon du projet d’un
Dasein qui en existant déploie un sens, mais comme domaine dans lequel le Dasein séjourne
et duquel il a à répondre. Dans un texte des années 1944-1945 qui porte le titre de Sérénité
(en allemand, Gelassenheit : la capacité de laisser-être au sens de la non-crispation sur
l’étant), Heidegger indiquait déjà la nécessité d’une mise en question de la pensée
transcendantale-horizontale et soulignait l’insuffisance du concept d’horizon transcendantal
pour penser le domaine d’ouverture à l’intérieur duquel l’étant peut être rencontré. Ce qui
était alors requis, affirmait-il, c’est moins un abandon du point de vue transcendantal
antérieur qu’un effectif déplacement par rapport à lui. Car l’horizon en ce qu’il a de propre
n’est que « le côté tourné vers nous de l’ouvert qui nous entoure » (Q III, p. 191) et cet
ouvert lui-même, en tant qu’espace-temps à l’intérieur duquel toute chose apparaît,
Heidegger proposait alors de le nommer plus justement du vieux mot de « contrée »
(Gegnet) pour désigner par là que, loin d’être projeté par nous, il vient au contraire au-
devant de nous, à notre rencontre (Q III, p. 194). On voit clairement ici que le tournant, la
Kehre, consiste précisément à se tourner vers l’être lui-même et à considérer l’envers de
l’horizon et sa face cachée pour nous qui ne l’appréhendons qu’à partir des objets que notre
pensée représentative s’oppose. Un tel « tournant », une telle sortie de la représentation, a en
effet le sens de l’accès à un rapport plus « détendu » à l’être qui le « laisserait » être ce qu’il
est sans en faire un produit de notre activité de pensée. De même, en 1949, la nécessité de
penser plus justement l’ekstase conduit à y voir l’expérience même de l’exposition à
l’ouverture de l’être, ce qui implique que l’essence ekstatique de l’eksistence102 ne peut
plus être pensée seulement comme un être hors de soi (un soi encore pensé comme
substance et sujet), mais au contraire comme un être dans la vérité de l’être, comme
Inständigkeit, instance (Q I, p. 34-35). Ce tournant ne signifie donc pas l’abandon, mais au
contraire l’approfondissement du point de vue de Etre et temps, qui représente alors l’étape
initiale d’une nouvelle pensée de l’être de l’homme, qui devait nécessairement commencer
par se situer par rapport à sa détermination métaphysique de sujet.
L’essence de la technique comme métaphysique achevée
Au moment où Heidegger accepte de prendre en charge le rectorat d’une université politisée
et en voie de nazification, il est encore mû par l’idéal platonicien d’une conciliation possible
de la politique et de la philosophie, dont il ne remet pas alors en question la fonction «
archontique » que lui reconnaissait aussi le vieil Husserl. Et si Heidegger rompt avec le
régime par sa démission de février 1934, il ne prendra, semble-t-il, toute la mesure du
phénomène nazi que dans les années 1936-1937, qui sont celles de ses premiers cours sur
Nietzsche. Prendre la mesure du nazisme, c’est le voir comme phénomène relevant
essentiellement de l’essence de la technique moderne et du règne de ce que Heidegger
nommera « volonté de volonté » dans un texte justement intitulé Dépassement de la
métaphysique, qui rassemble des notes écrites de 1936 à 1946. Ce qu’il entend alors par
dépassement ne doit cependant pas être compris comme un simple renversement du
platonisme, lequel ne change que le sens de l’opposition métaphysique du sensible et de
l’intelligible, mais au contraire comme l’assomption de la métaphysique (EC, p. 90-91).
C’est pourquoi au terme de « dépassement » (Ueberwindung), qui a le sens d’un congé
donné à la métaphysique, Heidegger préfère celui d’assomption (Verwindung), qui indique
au contraire la capacité d’accepter la métaphysique et d’accéder à sa vérité103. Car, dans la
perspective heideggérienne de la Verwindung, la métaphysique conserve une vérité durable,
précisément parce qu’elle est pensée dans l’horizon de l’histoire de l’être. Au cours de cette
histoire, l’être se dispense de multiples façons, déterminant ainsi des époques, mais celles-ci
ne sont pas, comme chez Hegel, des figures de l’esprit, mais des formes différentes d’oubli
de l’être104, c’est-à-dire des déterminations de l’étantité de l’étant : l’idea de Platon,
l’energeia d’Aristote, la certitudo de Descartes, le savoir absolu de Hegel, la volonté de
puissance de Nietzsche sont ainsi autant de noms de l’étant dans son ensemble. Cette
histoire époquale est donc la métaphysique elle-même, en tant qu’elle est l’avènement
même de l’oubli de l’être. Car l’être ne peut se dispenser qu’en se retirant et ce qu’il
dispense par son retrait même, c’est l’étant. La métaphysique, en tant qu’elle pense l’étantité
de l’étant et « oublie » ainsi l’être, n’est donc pas unilatéralement cette « histoire d’une
erreur » qu’y voyait Nietzsche dans le Crépuscule des idoles, mais elle peut devenir
l’expérience « authentique » de l’oubli de l’être, dans la mesure où l’oubli n’est plus lui-
même oublié et où la métaphysique est comprise comme l’histoire même du retrait de l’être.
Mais cesser d’oublier l’oubli, cela n’est pas le résultat d’une décision de la pensée : ce n’est
pas la philosophie qui décrète un jour le dépassement de la métaphysique. Aucun
volontarisme n’est ici de mise, puisqu’il ne s’agit pas d’abandonner une forme de pensée
devenue caduque, tombée en désuétude ou inadaptée à notre époque. Dire que la
métaphysique est « passée », c’est dire qu’elle constitue le présent dans son essence même
et c’est la raison pour laquelle, pour Heidegger, l’ère du dépassement de la métaphysique est
aussi celle de sa domination absolue (EC, p. 81) et celui qui décrète le dépassement de la
métaphysique, Nietzsche, est celui qui précisément l’accomplit. Nous sommes en effet à
l’époque du devenir-monde de la métaphysique, au stade de la métaphysique achevée, c’est-
à-dire réalisée. Car cet achèvement de la métaphysique, Heidegger le comprend comme « le
déclin de la vérité de l’étant », c’est-à-dire comme le fait que la manifestation de l’étant perd
l’exclusivité (EC, p. 82). Il y a en effet, chez Heidegger, l’idée d’une continuité dans le
déploiement de la métaphysique comme pensée représentative, dont le premier germe se
trouve dans l’idea platonicienne, qui instaure la primauté du voir et qui s’accomplit comme
certitude et savoir absolu de soi avec Descartes et Hegel. Le dernier métaphysicien,
Nietzsche, opère la clôture de ce déploiement, car, avec la volonté de puissance, c’est la
vérité même du sujet qui se fait jour : à savoir le fait qu’il se veut lui-même
inconditionnellement comme unique réalité et seul étant véritable. Lorsque la volonté
apparaît au premier plan et lorsqu’elle apparaît comme volonté de volonté, puisque la
volonté de puissance n’est qu’une volonté qui se veut elle-même inconditionnellement, il
n’y a plus de destin, plus d’envoi ou de donne de l’être (EC, p. 91). Ce qui s’installe alors,
c’est le règne de la calculabilité intégrale et de l’organisation de toutes choses dans la non-
historicité et l’absence de finalité qui caractérise le « nihilisme absolu », c’est-à-dire le plus
extrême oubli de l’être (EC, p. 105). C’est ce stade de la métaphysique achevée que
Heidegger nomme « époque de la technique », mais en donnant à ce terme un sens qui
englobe, au-delà du domaine de la production des machines, tous les autres domaines de
l’étant, la culture, la politique et même la nature devenue objet (EC, p. 92).
Cette réflexion sur l’essence de la technique, Heidegger la poursuivra dans une des
conférences faites en 1949 sous le titre commun de « Regard dans ce qui est », conférence
qui a été publiée par la suite sous le titre La question de la technique. Il y montre, en effet,
que, dans l’horizon de la technique moderne, les rapports de l’homme et de l’objet ne se
laissent plus cerner à la manière classique : car rien ne se présente plus sous la figure de
l’ob-jet (Gegenstand), c’est-à-dire d’un vis-à-vis du sujet, mais tout apparaît au contraire
comme fonds et réserve de puissance (Bestand) pour le sujet. Cette disparition de l’objet
dans la calculabilité intégrale va d’ailleurs de pair avec la disparition du sujet lui-même,
puisque le « sujet » moderne, la société industrielle dans son ensemble, est soumis lui aussi
à la puissance provocante de ce que Heidegger nomme le Gestell105, ce mode du
dévoilement qui nous livre tout étant comme susceptible d’être interpellé, arraisonné,
commandé en vue de la production d’énergie. Le paradoxe de la technique moderne, c’est
qu’elle semble, d’une part, être le règne de la volonté de volonté et de la domination absolue
de l’étant et que, d’autre part, le dévoilement du réel comme fonds commissible entraîne
une disparition du sujet lui-même, qui atteste que la provocation du Gestell n’émane pas
d’une décision humaine, puisque l’homme se voit lui-même pris dans son cercle. La
technique moderne place l’homme dans une position telle qu’il peut tout aussi bien se livrer
à la frénésie de domination que se rendre attentif à la part qu’il prend au dévoilement. Car,
c’est parce que le règne de la pensée opératoire s’étend sur tout le domaine de l’étant et
concerne donc aussi l’homme lui-même, qui se trouve ainsi requis par le Gestell, que
s’annonce dans sa mise en danger même cette entre-appartenance de l’homme et de l’être
que Heidegger a, dès le départ, nommé Da-sein et qu’il se propose, après le tournant, de
penser en propre sous le nom d’Ereignis.
La métaphysique comme ontothéologie
Dans le retour au fondement de la métaphysique, il s’agissait de questionner vers ce qui
dans son histoire demeure impensé et oublié, sans pour autant comprendre l’impensé
comme une négligence et l’oubli comme un accident : ils sont bien plutôt la condition de
possibilité de l’histoire qui ne peut se déployer qu’à partir de ce refoulement premier. L’être,
en tant que sa différence d’avec l’étant est oubliée ou impensée, se retire de multiples
manières pour ouvrir ce champ d’apparition que Heidegger nomme Lichtung, éclaircie ou
clairière au sein de laquelle les déterminations de l’être de l’étant deviendront pensables.
C’est pourquoi le questionnement sur l’oubli et la remontée au fondement ne peuvent
s’effectuer que lorsque la métaphysique s’est accomplie, au sens où elle a épuisé toutes les
déterminations possibles de l’étantité. Chaque époque est ainsi le recouvrement d’une même
origine qui est demeurée impensée d’un bout à l’autre de la tradition occidentale,
d’Anaximandre à Nietzsche (Q I, p. 28). Car les présocratiques eux-mêmes ne pensent que
l’étantité de l’étant et non pas la vérité de l’être, alors même qu’ils nomment l’alètheia. Se
tenir sous son emprise n’équivaut en effet nullement à la soumettre au questionnement. Il ne
s’agit donc pas, après le tournant, de « ne philosopher qu’en présocratique » et de «
dénoncer tout le reste comme malentendu et décadence » (QP, p. 175), pas plus qu’il ne
s’agissait, en 1927, de répéter l’aristotélisme. Ce qui est en question, c’est au contraire de
prendre toute la mesure de l’oubli de l’être là même où celui-ci est nommé. Car la
métaphysique elle-même donne l’apparence qu’elle pose la question de l’être, parce que,
visant l’étant dans sa totalité, elle parle de l’être et qu’ainsi, « de son commencement à sa
consommation, elle se meut d’étrange façon dans une confusion permanente d’étant et
d’être » (Q I, p. 29). C’est précisément de cette confusion qu’il s’agit de rendre compte, en
mettant en lumière le caractère essentiellement double de la métaphysique, à la fois
ontologie et théologie.
Voir dans la métaphysique une ontothéologie, comme Heidegger le fait explicitement en
1957 dans Identité et différence, n’est à vrai dire qu’une reprise de la définition
aristotélicienne de la protè philosophia, de la philosophie première à laquelle la tradition
donnera par la suite le nom de métaphysique. Car pour Aristote, comme le soulignait déjà
Heidegger en 1929 (KM, p. 67), la philosophie première est aussi bien connaissance de
l’étant en tant qu’étant, à savoir ontologie, que connaissance de la région la plus éminente
de l’étant, à savoir théologie. Mais d’où vient ce dimorphisme ? Telle est la question de
Heidegger. Il importe tout d’abord de bien souligner que le caractère théologique de la
métaphysique ne provient pas de sa transformation au contact du christianisme, mais que
c’est au contraire son dimorphisme originel qui a rendu possible le fait que la théologie
chrétienne s’empare de la philosophie grecque (Q I, p. 40). L’essence ontothéologique de la
métaphysique est donc uniquement fondée sur la manière dont l’étant en tant qu’étant lui
apparaît. Ce que met en lumière le séminaire de 1956-1957, consacré à La constitution onto-
théo-logique de la métaphysique, qui constitue la deuxième partie de Identité et différence,
c’est que la métaphysique pense d’avance l’être de l’étant comme fondement, comme logos
(Q I, p. 292). La métaphysique, en effet, pense toujours l’être en vue et à partir de l’étant, ce
qui implique que la différence ontico-ontologique prend toujours pour elle la forme d’une
distinction entre deux termes. Ce qui est donc proprement oublié, c’est la différence comme
telle, en tant qu’elle se soustrait dès l’origine à la vue (Q I, p. 285). Car ce qui est seulement
pris en vue, c’est le différencié, l’être comme l’autre de l’étant. La métaphysique pose donc
hors l’un de l’autre l’être et l’étant : elle se définit ainsi comme une entreprise de fondation
qui vise à rendre compte de l’étant en le rapportant à son être du double point de vue de la
généralité et de la totalité. Ontologie et théologie sont ainsi en un sens éminent des «
logiques », c’est-à-dire des discours de la fondation (Q I, p. 293). C’est parce que la
métaphysique est ainsi fondation en raison de l’étant, que l’onto-logie est aussi
indissolublement théo-logie. Dieu doit, en effet, entrer dans la philosophie, parce que la
pensée du fondement en appelle nécessairement à un fondement premier et à une ultima
ratio. Ce fondement suprême ne peut être conçu lui-même que comme causa sui, et c’est là
le concept métaphysique de Dieu (Q I, p. 294).
Heidegger peut conclure de cette analyse que la constitution onto-théo-logique de la
métaphysique provient de ce que la pensée métaphysique se meut dans l’élément de la
différence, sans que celle-ci soit pensée comme telle. Car penser la différence et non plus
seulement le différencié, cela conduit Heidegger lui-même à un dépassement de la
différence ontologique et du transcendantalisme qu’elle comporte. Il s’agit, en effet, moins
de penser les différents que leur provenance à partir du même (Q I, p. 299), car c’est bien
l’unité de l’essence de la métaphysique qui est demeurée impensée. C’est pourquoi, à la
pensée de la différence de l’être et de l’étant, Heidegger va préférer celle de leur duplicité,
de ce double pli (EC, p. 289 sq.) qui à la fois les tient ensemble et les sépare. Car pour la
pensée qui « n’est plus philosophie parce qu’elle pense plus originellement que la
métaphysique » (Q III, p. 153), et conformément au sens du tournant, qui a consisté à
transférer à l’être les prédicats d’abord attribués au Dasein, ce n’est plus la transcendance du
Dasein, mais l’être lui-même qui fait advenir la différence de l’être et de l’étant.
4. La fin de la philosophie
Le thème de la fin de la philosophie s’annonce dans les textes publiés par Heidegger lui-
même bien avant la conférence de 1964, qui s’intitule explicitement : La fin de la
philosophie et la tâche de la pensée. Une des notes rassemblées sous le titre Dépassement de
la métaphysique indiquait déjà que, depuis la métaphysique de Nietzsche, la philosophie est
achevée et soulignait que la fin de la philosophie n’est pourtant pas la fin de la pensée (EC,
p. 95-96). Comment comprendre en effet la « fin » de la philosophie ? Il faut pour cela
laisser d’emblée de côté les déterminations négatives de la fin comme cessation ou
décadence, pour la comprendre plutôt comme un achèvement, comme le remplissement
d’une assignation à laquelle la philosophie obéit depuis le début de son histoire : celle de
penser le fondement de l’étant. Cet achèvement, Heidegger le voit à l’œuvre à l’époque
présente dans ce qui apparaît comme une décomposition de la philosophie, à savoir
l’affranchissement des diverses sciences technicisées à l’égard de leur origine philosophique
(Q IV, p. 115). N’y a-t-il pas cependant encore une tâche réservée à une pensée qui ne serait
ni métaphysique ni scientifique ? Telle est la question de Heidegger, qui fait signe vers un
tout autre mode de la pensée que celui de la fondation, vers une pensée qui ne constitue ni
ne produit rien, et qui est en cela bien plus « pauvre » que la pensée métaphysique, mais qui
accomplit cependant la relation de l’homme à l’être en laissant venir l’être au langage (Q
III, p. 73-74).
La question du langage
Dans un Entretien traitant de la parole, Heidegger reconnaissait en 1954, devant son
interlocuteur japonais, que « c’est parce que la méditation de la langue et de l’être oriente
depuis le début (son) chemin de pensée que l’examen de leur site demeure autant que
possible à l’arrière-plan » (AP, p. 93). C’est, en effet, après le tournant et dans l’horizon
d’une pensée de l’être qui ne soit plus pensée de la fondation de l’étant, que le
questionnement de Heidegger se concentre plus étroitement sur le problème du rapport de
l’être au langage. L’oubli de l’être atteint son plus haut degré lorsque la métaphysique ne
voit plus dans l’être que la simple catégorie logique de la copule. Ainsi le mot « être » finit-
il par apparaître comme un cas limite du langage, une pure « vapeur de mot », selon
l’expression nietzschéenne. Car, pour tous les mots d’une langue, on peut distinguer le
signifiant (vocal ou scriptural), le signifié (le sens) et la chose qu’ils désignent (le référent).
Il n’en va pas de même pour le mot « être », qui ne renvoie à aucun étant et qui n’est que la
manifestation d’un rapport, celui du Dasein à l’étant dans son ensemble, et c’est ce rapport
qui se déploie comme langue. L’essence du langage est en effet entièrement dissimulée dans
une conception qui fait du mot le simple signe d’un étant existant déjà par ailleurs. En tant
qu’elle est une ontologie de la Vorhandenheit, de la présence déjà donnée, la philosophie ne
connaît le langage que sous sa forme d’énoncé ou de jugement rendant compte des
déterminations des étants isolés, coupés aussi bien de leur lieu d’apparition, le monde, que
de celui pour qui ils apparaissent, le Dasein. La langue elle-même apparaît, dès lors, comme
un ensemble d’étants donnés et est essentiellement comprise à partir de son élément
phonétique. De là provient la définition de la vérité comme adéquation entre deux étants
également donnés, la chose d’une part, et l’énoncé d’autre part. Ce qui est donc ici en
question pour Heidegger, c’est la notion même de signe, puisque l’ontologie de la
Vorhandenheit aboutit à reconnaître le même statut ontologique à la chose et au signe,
comme s’ils étaient tous deux également donnés. Une langue conçue comme un système de
signes se clôt donc sur elle-même et demeure incapable de dire l’être dans sa temporalité.
C’est la raison pour laquelle dans la Lettre sur l’humanisme Heidegger explique qu’il a
renoncé à publier la troisième section de la première partie de Etre et temps parce que la
pensée ne parvint pas à bout de sa tâche en s’aidant de la langue de la métaphysique (Q III,
p. 97). Il est donc clair que, pour penser la temporalité de l’être, une autre langue que celle
de la tradition est requise. Mais, comme Heidegger le souligne dans Acheminement vers la
parole, la transformation du langage qui est ainsi exigée « ne se produit pas par la
fabrication de termes nouveaux ou l’acquisition d’un autre vocabulaire » (AP, p. 256),
comme s’il fallait tenter d’exprimer plus adéquatement les phénomènes. Car, si c’était le
cas, cela voudrait dire que Heidegger demeure prisonnier d’une conception de la langue qui
voit en celle-ci une pure image des choses. Ce qui est requis au contraire est la
transformation de notre rapport au langage : il est nécessaire de faire l’expérience d’un
langage dans lequel cette conception habituelle de la langue comme peinture des choses se
voit mise en déroute.
C’est ici que le dialogue avec les poètes joue un rôle décisif. La langue poétique est, en
effet, non pas désignation des choses, mais incantation et instauration de l’étant, comme si
en elle l’étant venait pour la première fois au jour. Il ne s’agit d’ailleurs pas pour Heidegger
de se référer à la poésie en général, mais à celle de Hölderlin, Rilke, Trakl, George, c’est-à-
dire à des poètes qui, dans leurs poèmes, font venir au langage l’essence même de la langue
poétique. Car la violence du dire poétique est celle d’un dévoilement : l’alètheia, la non-
occultation, n’est en effet jamais déjà donnée. Elle n’advient qu’en étant effectuée par
l’œuvre (IM, p. 205). Mais l’œuvre n’est elle-même dévoilement que parce qu’elle est
Dichten, poésie. La poésie au sens de discours poétique est elle-même un mode dérivé du
Dichten, au même titre que tous les autres arts : le temple grec est aussi poésie, au sens où il
met tout en place autour de lui, où il instaure un monde. Cependant, la poésie en son sens
restreint, en tant qu’art de la parole, n’en a pas moins une place insigne dans l’ensemble des
arts, car elle se fonde sur le langage. Or nommer l’étant, c’est le faire apparaître pour la
première fois et tous les arts ne participent du Dichten et ne sont Dichtung que parce qu’ils
adviennent « à l’intérieur de l’éclaircie de l’étant déjà advenue bien que totalement
inaperçue dans la langue » (CH, p. 58). C’est donc à travers le dialogue de la poésie et de la
pensée que peut être éclaircie l’essence du langage et que peut se révéler le fait que « ce
caractère de la pensée, qu’elle est œuvre de poète, est encore voilé » (Q III, p. 37).
C’est ce qui conduit à la célèbre définition du langage comme « maison de l’être » que l’on
trouve dans la Lettre sur l’humanisme (Q III, p. 82). Il ne faut cependant pas y voir une
formule qui nous livrerait l’essence du langage, ou l’interpréter à partir du sens habituel des
mots qui la composent, car ce n’est pas là une image : « Parler de la maison de l’être, ce
n’est nullement appliquer à l’être l’image de la “ maison ”, bien au contraire, c’est
seulement quand on aura pensé l’essence de l’être selon ce qu’elle est qu’on pourra penser
un jour ce qu’est une “ maison ” et ce qu’est “ habiter ” » (Q III, p. 145). Car l’habitation,
dont un vers célèbre de Hôlderlin nous apprend qu’elle est toujours poétique, c’est l’essence
même de l’être-homme en tant qu’il se tient dans la vérité de l’être et que ce rapport à l’être
qui le constitue se réalise comme langage. C’est pourquoi « le langage est à la fois la maison
de l’être et l’abri de l’essence humaine » (Q III, p. 149). Le langage n’est donc en aucune
façon un instrument qui permettrait à l’homme de dominer l’étant, mais la manière dont le
rapport de l’homme à l’être advient, c’est-à-dire l’Ereignis lui-même.
Ce que Heidegger nomme en effet Ereignis, terme qui est devenu le terme directeur de sa
pensée dès le milieu des années trente, c’est la coappartenance de l’homme et de l’être (Q I,
p. 264). Car ce terme qui signifie dans l’allemand courant « événement » doit aussi être
compris à partir de son sens étymologique qui le rattache non pas d’abord à eigen et à
eignen, au propre et à l’approprier, mais à Auge, à l’œil et au voir. Dans cette perspective,
ereignen signifie donc amener au propre en rendant visible. C’est l’entrelacement de ces
trois sens qui rend ce terme intraduisible dans la langue de Heidegger. La nécessité de
penser l’alètheia, l’éclaircie elle-même, a conduit Heidegger à l’abandon du nom encore
métaphysique de l’être. Sous ce nom en effet ne peut être pensé que l’être de l’étant et non
pas l’être comme vérité106, c’est-à-dire l’éclaircie elle-même comme lieu d’apparition de
tout étant. C’est par une habitude inexpugnable de la pensée que, sous le nom d’être, on
pense toujours un en-face, alors qu’il est le lieu de surgissement de tout en-face et de tout
ob-jet. Il faut donc abandonner le nom de l’être ou encore le barrer, comme Heidegger le fait
en 1956 dans Contribution à la question de l’être (Q I, p. 232). Car le signe de cette biffure
en croix de l’être, si elle a le sens négatif d’ôter à l’être l’apparence d’un « sujet », a en
outre celui, « positif », d’indiquer l’éclaircie elle-même en tant qu’elle est le lieu de
l’habitation des mortels, ce Cadran (Geviert) formé par la double opposition de la terre et du
ciel, des mortels et des dieux (EC, p. 176), dans lequel le dernier Heidegger voit l’affaire
d’une pensée qui n’est ni celle du sens de l’être, ni même celle de la vérité de l’être, mais
une « topologie de l’être » (Q IV, p. 269).
L’affaire de la pensée
Quelle est en effet la tâche qui serait dévolue à une pensée qui ne serait plus pensée de la
fondation mais pensée finie de l’habitation ? Telle est la question que pose Heidegger dans
deux conférences, celle de 1964 intitulée Lafin de la philosophie et la tâche de la pensée et
celle de 1965 qui porte le titre en français de L’affaire de la pensée. Car la tâche de la pensée
philosophique, c’est-à-dire ce qui est son « affaire », sa Sache, au sens de ce qui est en
question pour elle, c’est depuis Descartes et jusqu’à Husserl inclus, la subjectivité. Ce qui
veut dire que ce qui importe pour la pensée philosophique, c’est moins la « chose » même
que son exposition ou sa présentation. Car il s’agit pour la philosophie, comme on le voit
avec Hegel et Husserl, d’amener son affaire propre au savoir absolu et à l’évidence ultime,
c’est-à-dire à l’absolue apparition. Ce qui est donc l’affaire de la philosophie — et pas
seulement de la philosophie moderne, mais de la philosophie « tout court », dès son acte de
naissance platonicien —, c’est la lumière du paraître et le voir. Ce qui demeure impensé
dans la philosophie, ce que, par sa manière même de questionner, elle a d’emblée occulté,
c’est le lieu même du paraître et du voir, ce que Heidegger nomme depuis Etre et temps
Lichtung, éclaircie, terme auquel il donne maintenant le sens plus propre de clairière.
Heidegger souligne à ce propos que le mot Lichtung ne vient pas en réalité de Licht,
lumière, mais de l’adjectif leicht, qui signifie léger. Lichtung signifie proprement espace
dégagé, allégé de ses arbres, clairière, et ce n’est donc pas la lumière qui crée la clairière,
mais au contraire celle-ci qui ouvre le lieu de tout jeu de lumière et d’ombre (Q IV, p. 127).
La Lichtung est donc ce phénomène originel, cette Ur-sache, cette « chose » originelle dont
la métaphysique ne dit rien.
Car ce que pense la philosophie, c’est à chaque fois la présence de ce qui est déjà présent, et
non pas ce qui accorde la présence et l’absence comme telles. Toute la métaphysique parle
la langue de Platon et est platonisme, parce que toute philosophie est dire de l’idea, est idéo-
logie, au sens où toute philosophie pense le paraître en tant qu’il peut être pris en vue. On
voit ici que l’équation « métaphysique égale platonisme » a un sens différent pour Nietzsche
et pour Heidegger. Pour Nietzsche, cela veut dire la dépréciation du sensible et la croyance
en un monde vrai derrière celui des apparences. Pour Heidegger, cela signifie une pensée de
la luminosité et de la visibilité. Pour que quelque chose se montre à nous dans son aspect,
dans son eidos, il faut pourtant que soit déjà ouvert l’espace même de sa rencontre possible,
il faut que soit déjà ouvert le lieu de la non-occultation. Mais la pensée philosophique, bien
qu’elle se fonde sur l’alètheia, ne la pense pas comme telle. En tant que pensée de l’idea, la
philosophie pense le paraître dans sa visibilité et non pas la donation de tout paraître,
l’ouvert comme tel. Et en tant qu’ontothéologie, la métaphysique pense l’étant à partir de sa
fondation dans un étant suprême au lieu de penser ce à partir de quoi il y a de l’étant en
général et un étant suprême. La pensée philosophique ne peut, en effet, pas penser ce qui la
rend possible, et cela ne tient nullement à une quelconque négligence humaine, mais à la
structure de l’alètheia elle-même, qui se soustrait à la vision au profit de ce qu’elle laisse
apparaître, l’étant lui-même. Nous sommes toujours déjà dans la non-occultation et c’est
pourquoi nous ne pouvons pas penser son événement même, la venue en présence elle-
même, l’apparition elle-même en tant que sortie de l’occultation. Car la non-occultation
advient à partir d’une occultation plus originelle encore et c’est celle-ci, ce cœur de
l’alètheia qu’est la lèthè, occultation et oubli à la fois, qui demeure comme telle impensée.
Et c’est cet événement de l’ouverture à partir d’une fermeture plus originelle qu’elle qui
reste encore à penser à la fin de la philosophie.
De la pensée qui n’est plus métaphysique, Heidegger dit à plusieurs reprises qu’elle est bien
moindre que la philosophie, bien plus pauvre qu’elle, parce qu’elle ne se hausse pas à la
hauteur d’une pensée de la fondation. Car au rêve philosophique d’une pensée sans reste, de
la noèsis noèseos, de cette pensée de la pensée qu’Aristote réservait à Dieu et qui
s’accomplit dans la Science de la logique de Hegel, Heidegger oppose la finitude d’une
pensée qui n’est pas à elle-même sa propre affaire, sa propre Sache, et dont l’essence
seulement provisoire consiste uniquement à « se laisser montrer ce devant quoi elle est
conduite » (Q IV, p. 339). C’est en effet parce que la phénoménologie se définit déjà chez
Husserl comme une méthode, un chemin qui conduit à la Sache selbst, à la chose même qui
est en question, que Heidegger continue de définir en 1973 sa pensée comme une «
phénoménologie de l’inapparent ». Il ne faut cependant y voir aucune contradiction, puisque
cet inapparent ne renvoie à aucun « arrière-monde », mais seulement à l’inapparence qui
réside en tout apparaître, à l’événement même de l’apparition et à la donation de l’être.

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