Transfigurations Du Père
Transfigurations Du Père
Transfigurations Du Père
Paru dans Figures du père, Enfance et psy, ERES, 2004, pp. 93-102
Fethi Benslama
Les rencontres et les publications autour du père dans notre discipline se font
souvent l’écho d’un motif récurrent, celui de la multiplication et du foisonnement de
ses figures, dûs aux remaniements intervenus dans l’organisation de la famille, dans le
domaine de la procréation et dans le rapport entre les sexes, auxquels, il faut ajouter
l’hétérogénéité culturelle de la société, accentuée du fait des migrations récentes.
Dans les discours que nous lisons et entendons depuis un long moment, nous
relevons souvent que cette multiplicité est vécue comme une condition de la
civilisation actuelle favorisant l’égarement et la dissolution des références. D’où le fait
que sous-jacent à ce constat, on rencontre ici ou là une tonalité nostalgique d’une
époque où il y aurait eu une unicité du père, et parfois le glissement vers un appel à sa
restauration. À côté de ce motif, il y a également celui qui nous invite à endurer cette
condition consécutive à l’éclatement des repères de la certitude patriarcale et qui nous
indique que derrière le foisonnement des pères possibles, il y a tout de même toujours
du père. « Il y a du père », mais désormais il faut le chercher derrière la prolifération
qui l’occulte.
On peut s’aviser très vite, que ce discours est commandé par une structure
rhétorique opposant les modes d’expression, les représentations, les figures donc (et
l’on sait que le figura latin désigne la représentation sculptée) et d’autre part le
modèle, le patron, le principe caché ou devenu inévident. On retrouve ici, un rapport
comparable à celui qui oppose vulgairement le polythéisme et le monothéisme. Il y
aurait un polypaternalisme qui déroberait l’unicité du père, irreprésentable, sans figure.
Entre la multiplicité des figures et le « Il y a du père » caché, on pourrait
proposer un autre positionnement du problème autour de la question de la
« transfiguration du père » et son au-delà. La transfiguration indique un mouvement,
une traversée, un passage qui ne s’arrête ni aux figures, ni au modèle supposé derrière
elle. C’est ce que Sélim nous permet de penser.
Je partirai ici, des propos de Sélim qui a 18 ans au moment de la rencontre avec
lui. Il s’agit d’un fragment d’un entretien enregistré pour une recherche, menée il y a
plusieurs années dans le contexte d’une étude sur la notion de risque par rapport au
Sida1. Sélim aborde spontanément le rapport Dieu/le père, après avoir parlé de la cité
dans laquelle il vivait :
« La première fois que je suis rentré dans une Eglise, je devais avoir six ou sept
ans, j’ai vu le Christ sur la croix avec les clous, le sang et son visage d’enfant qui
dort. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait ça dans l’Église, pourquoi toutes ces
images, je ne connaissais que les Mosquées en Tunisie et il n’y a rien dedans.
J’ai posé la question aux copains avec qui j’étais, ils ont rigolé de mon ignorance, et
il y en a un qui m’a dit que c’est le Dieu mort sur la Croix, un autre m’a dit que c’était
le fils de Dieu, l’autre le père. Déjà là, c’était pas clair : Dieu ou le fils de Dieu, ou le
père ? C’était pas ce que j’avais appris à la maison. Alors je demande à mon père.
Je lui dit : alors il paraît que Dieu est mort et que nous ne sommes pas au
courant ? Non, je ne crois pas que je l’ai dit comme ça, je n’aurais pas osé, déjà je
n’arrivais pas à le dire en arabe, ce n’est pas possible à dire en arabe « Dieu est
mort… », il y a les mots, mais on peut pas traduire ça comme ça. J’ai dû lui dire en
français : pourquoi est-ce que le Dieu de l’Église est mort ? ou quelque chose comme
ça. Il m’a dit, pour nous les musulmans, Dieu ne meurt jamais, il n’a pas engendré et
il n’a ni père ni mère, il n’est père ni mère ni fils ni sœur. Il y a une phrase du Coran
qui dit ça plus clairement. Bon, alors pourquoi beaucoup de gens croient à cela, ils
1
Attitudes sexuelles et représentations de la maladie du Sida chez la population maghrébine en France, ANRS,
Op. Cit.
sont fous ? Il m’a dit que c’était leur croyance et dans cette croyance, c’est la vérité.
Je lui dis : donc il y a beaucoup de vérités mais qui est la bonne ? Il me dit
tranquillement que nous, on pense que c’est la nôtre et eux, la leur. C’était
embarrassant, j’ai dit mais pourquoi il n’y a pas une seule vérité pour tout le monde ?
Il dit parce qu’on est différent. Là je lui pose une question très bête, je crois pour
l’embêter : et pourquoi on est différent ? Il me dit que je deviens chiant et me répond
quelque chose comme ça : regarde, toi et moi, nous ne sommes pas pareil alors que tu
es mon fils, même tes deux mains ne sont pas pareilles…C’était pas mal, mais il a
gaffé après, parce qu’il a ajouté : il y a un Dieu pour tous. Je n’ai rien dit, mais j’ai
pensé que c’était faux, s’il y a un Dieu pour tous pourquoi il y en plusieurs avec
chacun son paquet de vérité.
Après, j’ai beaucoup pensé à mes deux mains, c’est ce qui m’a le plus frappé.
Lui et moi pas pareils ça, c’était plutôt compréhensible, et c’est mieux d’ailleurs, mais
les mains alors là je regardais mes mains d’une autre manière… c’est évident
pourtant. Mais si la main gauche ne croit pas la même chose que la main
droite…enfin, elles se croisent tout de même…Et puis cette histoire de mains m’est
restée à travers la gorge. Puis un jour, des années après, alors que je faisais un dessin
que je ratais chaque fois, j’avais utilisé beaucoup de feuilles, l’histoire des mains
revient ; je me dit tout d’un coup, s’il y a beaucoup de croyances, de dieux, de vérités
et que chacun fait son histoire, c’est qu’il doit y avoir une feuille blanche très très
longue et chacun peut écrire dessus ce qu’il veut. Et tous ratent leurs dessins, ce qui
fait qu’il y a une autre pour recommencer, et ainsi de suite, sans fin. La vérité pour
tous c’est peut être la feuille blanche. C’est ça le « Dieu pour tous » de mon père,
enfin il ne pensait pas ça… ou peut-être que oui… qui sait ? Moi, je crois que j’avais
mis le doigt sur quelque chose d’important : Dieu est comme une feuille blanche… ou
noire, enfin on peut écrire dessus ce qu’on veut et elle est toujours là…mais on ne la
voit pas, on ne voit que le gribouillis. J’ai raconté ça au prof de philo, il m’a dit que
j’étais athée. Je ne le pense pas, puisque je crois à la feuille blanche. On est musulman
par le dessin, ou juif ou chrétien… Bon, c’est peut-être du délire, mais pas plus que le
reste, quelque chose de transparent, ça ne fait de mal à personne. »
Avant de commenter ces propos, je voudrais rappeler que cette formule
« transfiguration du père », que j’ai donnée comme titre à cette réflexion, est une
substantivation d’une expression qui vient sous la plume de Freud dans Un souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci2 où il parle « du père transfiguré ».
Ce qui nous intéresse dans cette étude est que la démarche de Freud adopte une
évolution sur une ligne de crête, où il essaie de saisir dans le génie de Léonard, le
mouvement d’une sublimation sur le fil du rasoir entre le normal et le pathologique.
Autrement dit, à suivre Freud, le cri nietzschéen : « Dieu est mort », n’est pas le
début de quelque chose, mais la conséquence d’un écroulement de l’autorité du père
dans la culture moderne européenne, ce que Lacan reprendra plus tard en 1938 dans
son article sur « les complexes familiaux »4, sous l’expression : déclin du père. Nous
observons aujourd’hui encore chez des sujets venant de régions où Dieu est encore à
l’œuvre, de tels faits ; mais nous voyons bien davantage le contraire, l’écroulement de
l’autorité du père, ramène vers Dieu.
2
S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), trad. M. Bonaparte, Paris, Gallimard, 1977.
3
Op. Cit., p. 124.
quelques lignes avant, comme « renoncement au père », renoncement qui intervient du
reste très tôt : « (…) Léonard seul pouvait se passer de ce soutien. Il ne l’aurait pas pu
s’il n’avait appris dès l’enfance à renoncer au père. La hardiesse et l’indépendance de
son investigation scientifique ultérieure présupposent une investigation sexuelle
infantile que le père ne peut entraver, investigation qui se poursuivit ensuite dans
l’éloignement de toute sexualité5. »
Freud condense tout cet enjeu à travers cette belle parole de Léonard : « Qui
s’appuie dans la controverse sur l’autorité, ne travaille pas avec l’esprit mais avec la
mémoire ». Autrement dit, Dieu garde la mémoire du père ; or, l’esprit, la sublimation,
c’est de ne pas rester rivé à cette mémoire du père.
4
Jacques Lacan, Les complexes familiaux (1938), Paris, Navarin, 1984.
5
Ibid.
la religion monothéiste, et fera le chemin inverse, non pas du père à Dieu, mais de
Dieu au père. Il relève en effet, que le dieu sublime de Moïse est un nom
imprononçable, puisque réduit à quelques lettres qui ne désignent aucune figure. Le
liant à l’axiome de l’Inconscient structuré comme un langage, il situe la fonction
paternelle en rapport avec ce signifiant d’exception, clé de voûte du système signifiant,
puisque c’est un signifiant sans signifié. Dire cela, c’est dire que le père est rapporté à
une structure vide de signification. La théorie des Noms-du-père se complexifiera par
la suite, jusqu’à cet énoncé qui équivaut à un clinamen des noms : Nom de Nom de
Nom6.
Mais la formule « Nom-du-père », tout le monde l’entend bien, n’est pas neutre.
Elle convoque bien le contexte de la théologie chrétienne, quand bien même elle
essaye de s’en défaire. On entre dès lors dans le problème posé par Sélim, à savoir la
relation déterminée à ce qu’on appelle « père » avec le contexte dit « culturel »,
contexte dans lequel la théorisation psychanalytique est elle-même prise, puisque c’est
celle du monothéisme. De plus, il y a au moins une des branches du monothéisme,
c’est-à-dire l’islam qui, contrairement au judaïsme et au christianisme, non seulement
ne lie pas Dieu et le père, mais exclut et interdit tout rapprochement entre eux.
6
Erik Porge, Les Noms-du-Père chez Lacan, Paris, Erès, 1997.
rappelle brièvement que si Jésus est le fils de Dieu, et à un certain niveau Dieu même,
Joseph n’est qu’un père adoptif ou symbolique. Quant à Marie mère de Jésus, au
niveau où Jésus est Dieu, elle est la mère de son propre père. Elle engendre celui qui
l’a engendré. Ce montage ne fait que répéter celui d’Isaac, l’un des deux fils
d’Abraham d’où procède la filiation judaïque. Il a fallu en effet que Dieu se mêle de la
procréation pour que Sarah, à soixante-dix ans, enfante miraculeusement. Abraham est
donc aussi dans cette lignée, un père symbolique dans la même position que Joseph.
Tel n’est pas le cas d’Abraham vis-à-vis d’Ismaël, l’ancêtre des Arabes, il y a eu une
insémination réelle d’Agar, sans aucune intervention divine, puisque Agar devait être
initialement, la matrice d’emprunt de Sarah. Dans le cas de l’islam, il y a ainsi, du
moins est-ce notre hypothèse7, un éloignement total entre procréation et création,
puisque Dieu n’est jamais procréateur, mais seulement créateur. Le passage coranique
qui l’affirme clairement est le suivant : « Dis: Lui Dieu l'Un. Dieu l'impénétrable.
N'engendre pas. N'est pas engendré. Nul n'est égal à Lui. » Jacques Berque a
rapproché ce passage de l’une des premières définitions du dieu Un, dans le Poème de
Parménide : « […] qu’étant inengendré, il est aussi impérissable, entier, unique,
inébranlable et sans terme. Ni il était une fois, ni il sera, puisqu’il est maintenant, tout
entier ensemble, un continu8. »s
—Un discours qui suppose que derrière les multiples figures du père, issu de
l’écroulement du père unifié de la tradition, il y a toujours du père non figuré, Un et
unifiant. On peut considérer ce père comme père dans le registre symbolique.
—La théorie de Freud déconstruit le lien entre le père et Dieu, comme idéalisation,
c’est ce qu’il appelle le père transfiguré.
—Freud ouvre la possibilité de penser un au-delà de cette transfiguration, à travers ce
qu’il appelle « renoncement au père », à l’œuvre dans la sublimation. Il s’agit donc de
7
Je renvoie ici au développement que j’ai donné à cette question dans F. Benslama, La psychanalyse à l’épreuve
de l’islam, Aubier, 2002.
la transfiguration d’une transfiguration, soit le passage au-delà de l’idéalisation du
père en Dieu.
—La question du père est repérable à travers des systèmes symboliques pris dans le
rapport et le non-rapport entre procréation et création.
Cette créance du Transparent, Sélim y aboutit par une traversée dont les temps
s’articulent de la façon suivante :
8
Parménide, Le Poème : Fragments, trad. J. Beaufret. PUF, 1996, p. 127.
-3e Temps : Si la parole du père ne présente pas une entrave, c’est parce qu’elle
renvoie la question de la vérité et de l’identité, à une différence, non pas seulement
entre le père et le fils, mais à l’intérieur du fils, dans son propre corps, entre ses deux
mains, autrement dit, à un espacement différentiel entre soi et soi-même.
- 4e Temps : Le jeu de mains se transpose vers le jeu de l’écriture, ou ce qu’il appelle
« le gribouillis », c’est-à-dire le masque des croyances, les identités sous lesquelles se
détache un fond, « un support », qui pourrait évoquer, du reste, le bloc magique de
Freud. La vérité pour tous est ramenée à ce support : la feuille blanche très longue sur
laquelle tout le monde écrit indéfiniment.
-5e Temps : Le Transparent s’énonce d’une manière désarrimée, comme si le sujet lui-
même s’était faufilé dans la transparence. Transparent, on peut entendre ce vocable en
un double sens : comme traversée des « parences », ou des apparences, mais aussi
comme au-delà de la parenté, c’est-à-dire au-delà de la fonction latine indiquée par le
verbe « parere » qui signifie : procurer, produire, enfanter, mettre au monde. Le Tranparent
n’est pas humain.
Il va sans dire que la position de Sélim fait litière des discours sur les pères
maghrébins ou camerounais, au titre de l’interculturel et de « l’ethnopsy », voire bien
plus, car ce que Sélim désigne comme « gribouillis » des identités, pourrait n’être que
le masque du père, voire même du Nom-du-père, en tant que référé à une langue
particulière à un idiome, à une idiopathie, à un quelconque pathos sur le propre. Il y
aurait un au-delà du Nom-du-père qui serait en quelque sorte le support imaginal pour
tous les hommes. On pourrait dans cette perspective penser que ce que Freud désigne
par « la première et la plus significative identification de l’individu, celle avec le père
de la préhistoire personnelle9. » correspond au Transparent de Sélim. Rappelons que
Freud l’indique comme « directe », « immédiate », « la plus précoce », et avant « tout
investissement d’objet », et qu’elle ne différencie pas entre père et mère, puisqu’elle
précède la connaissance de la différence des sexes. Elle est donc neutre. Elle n’est ni
père ni mère, un médium qui reçoit toutes les figures possibles, sans offrir une unité,
9
S. Freud, « Le moi et le ça » (1922) O.C, XVI, pp. 274-275.
une identité, un modèle d’avance. Le neutre n’est pas le symbolique, n’est pas
imaginaire, c’est l’indéterminé ouvert qui, par son indétermination, reçoit toutes les
écritures, tous les noms, la possibilité du clinamen des noms, bref un lieu hors lieu. Le
lieu où peuvent venir tous les lieux, une pure hétérotopie, en deçà de tout signifiant,
l’in-signifiant comme condition de possibilité des signifiants et de la signification.
Cependant, Sélim n’y accède que par son père, par l’appui qu’il a trouvé sur un
Nom-du-père interrogeable, dans une parole qui n’impose pas d’adéquation entre
savoir, vérité et identité.