Qu'est-Ce Qu'une Clinique de L'exil. Article PDF

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Qu’est-ce qu’une clinique de l’exil ?

F. Benslama*

Paru dans l’Évolution psychiatrique n°1, vol 69, 2004

Résumé - Cet article retrace la conjoncture clinique et théorique qui nous a amené à proposer la notion de
« clinique de l’exil » depuis une dizaine d’années, pour repenser les troubles psychiques des migrants liés au fait
du déplacement. Il s’agit d’une part, d’un abord critique de la psychopathologie de « l’immigration » et de « la
transplantation » où prévaut souvent le modèle de la causalité traumatique directe et de la visée adaptative,
auquel a succédé le modèle culturaliste de l’ethnopsychiatrie française. D’autre part, il s’agit d’une approche
clinique fondée sur l’écoute des patients et de la prise en compte des incidences subjectives du déplacement sur
plusieurs générations. La question du « lieu » est apparue au cours de nos travaux comme la question la plus
cruciale, dans la mesure où elle met en jeu la dimension de l’habitabilité existentielle et psychique.
Mots clés : exil, lieu, espace, enfant, subjectivité, déplacement, existence, psychopathologie,

Lorsqu’en 1991, nous avons proposé le premier colloque de La Salpêtrière :


« Incidences cliniques de l’exil »1, l’usage du terme « exil » était très rare dans la
littérature spécialisée en psychiatrie et en psychopathologie. On avait à faire à des
« migrants » des « déracinés » et des « transplantés ». Les intitulés tels que
« psychopathologie de l’immigration » ou « de la transplantation » étaient le plus
souvent apposés à des observations dominées par le modèle de la causalité traumatique
directe et de la pensée adaptative. On peut s’étonner que malgré l’intensité des
déplacements au cours du siècle dernier, un vocable aussi riche que celui d’« exil » ait
été délaissé, alors qu’il connote une dimension marquante de l’expérience individuelle
et collective universelle.

Dans le cas de la psychanalyse, le fait est encore plus surprenant, lorsqu’on sait
combien son histoire a été jalonnée d’exils, celui de Freud lui-même à la fin de sa vie,
et de beaucoup de ses élèves sous le troisième Reich, au point qu’il n’est pas exagéré
de dire comme Sophie de Mijolla[1], que quarante ans après sa naissance, la

*
Fethi Benslama, psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’Université Paris 7 ; directeur du « Relais »
de la Cite Internationale Universitaire de Paris. 19, boulevard Jourdan, 75014 Paris.

1
psychanalyse a vécu en diaspora. Que dans son lexique foisonnant des mots de
l’étrangeté, de l’absence, de l’arrachement, de l’advenu ailleurs et de l’évidement
substantiel, la notion d’exil manque à l’index de sa pensée, est un fait à interroger.
Bien entendu, ce qui est enjeu ici n’est pas simplement le mot « exil », mais la chose à
laquelle il se rapporte. Autrement dit, se précipiter sur l’exil comme métaphore, c’est
déjà répondre à la question, et il ne restera plus alors qu’à disserter sur l’exil
ontologique, délié de son actualité.

En France, Wladimir Granoff a sans doute été parmi les psychanalystes qui ait
revendiqué le mot dans son histoire personnelle et la trajectoire de ses filiations de
pensée[2]. Et ce n’est pas un hasard que dès lors qu’il s’agit d’exil, l’infidélité et la
trahison surgissent immédiatement dans le cortège de ses valeurs, tandis que l’« entre
langues », l’intraduisible, hantent la mélancolie de son langage.

Dans son livre Fragments de langue maternelle publié en 1979, Jacques


Hassoun[3] aborde l’exil, certes d’une manière disparate et allusive, mais en soutenant
qu’il est l’affaire de la psychanalyse, en son fond.

La parution en 1986 du livre de Léon et Rebecca Grinberg : Psychanalyse du


migrant et de l’exilé[4], traduit de l’espagnol, est le premier livre qui porte dans son
titre la référence à l’exil en tant que tel, mais en le réservant au déplacement contraint
par contraste avec la « migration » qui relèverait d’un acte volontaire. Nous ne
retiendrons pas dans nos travaux cette distinction, parce que notre expérience nous
montre que la contrainte externe du déplacement est reprise dans le fantasme où elle se
ressource, et que tant d’exils volontaires sont attribués dans la parole des sujets à des
forces du dehors, c’est-à-dire comme exil de l’Autre. Ce n’est pas là annuler la
violence qui préside à la condition d’un réfugié, ni à celle de l’exode consécutif à un
génocide, où la tentative de détruire leur « genos », détruit du même coup l’exil pour
les rescapés[5]. Car l’exil est destructible. L’amalgame d’une série d’événements

1
Hôpital de la Salpêtrière, 24-25 mai 1991. Les actes de cette rencontre ont été publiés dans les Cahiers
Intersignes, n°3, « Parcours d’exil », Paris, 1992.

2
violents, au profit de l’un d’entre eux ou du dernier, qui se trouve en quelque sorte
chargé du maximum de « malus » traumatique, abolit la question spécifique de la
psychanalyse : qu’est-ce qui fait événement pour un sujet ? À défaut, nous le savons,
ce qui apparaît au bout du compte c’est la valeur traumatique de l’événement en soi, et
le livre des Grinberg n’échappe pas à ce travers, à cause d’un usage normatif des
concepts de la psychanalyse, qui n’est pas pour rien dans les pis-aller substantifs : le
migrant, l’exilé, le déraciné.

L’introduction du vocable exil vient d’abord de nos patients, dont la faveur


nous semblait permettre la sortie du modèle de « l’immigration » dans le discours
sociologique, autant que psychiatrique qui ont organisé théoriquement l’effacement
subjectif de ceux dont il s’agit.

La sinistrose est l’entité paradigmatique de cet effacement. Cette notion de la


psychiatrie du début du siècle (Brissaud 1908)[6], classant d’abord les troubles post-
traumatiques des ouvriers bretons « expatriés » dans les grandes villes, va ressurgir
après une période de disparition, et être réactualisée pour les immigrés portugais et
maghrébins. Comme le souligne Olivier Douville, la parole avec laquelle le patient va
exprimer sa souffrance physique puise son lexique dans le code de la machine en
panne, et demande aux médecins qui l’expertisent de nommer dans l’ordre de leur
discours son disfonctionnement et de reconnaître son préjudice[7].

La sinistrose porte la radicalisation du traumatisme au degré imaginaire d’un


corps qui ne serait plus couvert psychiquement. Le malade présente en effet, son corps
comme « ceci est mon corps », un corps acéphale, lancinant d’organes purs, offert
pour être transformé en corpus médical. La migration vaut alors comme le signifiant
d’une sortie du corps de son âme. L’ethnopsychiatrie française a parachevé cet édifice
en voulant insuffler à ce corps une âme par sa culture d’origine. « Le migrant » a ici le
statut d’un sinistré dont il faut dédommager les souffrances et en recouvrir la nudité
par les représentations de la psyché de masse, puisées dans les procédés des
guérisseurs.

3
L’effacement subjectif projeté par ces discours peut rencontrer le consentement
des patients à leur indisponibilité comme sujet, parce qu’il vient prendre dans le
fantasme d’une obligeance à ne pas exister mais seulement à subsister, lorsqu’on est
hors de chez soi[8].

Si nous avons systématisé l’usage du vocable « exil » dans sa richesse


polysémique, ce n’est ni pour le faire correspondre à un état, ni à un traumatisme, ni à
une quelconque structure pathologique, mais à une expérience dans un temps, qui met
en cause la totalité du sujet dans son existence et dans le rapport à ses signifiants
fondamentaux.

La consultation dans un service de protection de l’enfance de la Seine-Saint-


Denis, m’a donné l’occasion, quinze ans durant, de prendre la mesure des incidences
subjectives de l’exil et d’en faire un objet d’étude où la question du sujet et du langage
vient à se poser dans cette mêlée inextricable qu’est notre monde actuel.

Pour rassembler succinctement les résultats de cette recherche, je les situerai


entre deux paroles de patients, l’une dit : « Je suis ici, mais pas là… » ; l’autre
affirme : « j’y suis et j’y reste ». La première est emblématique de la situation de ceux
dont l’expérience de déplacement a eu lieu à l’âge adulte ; la seconde concerne plutôt
les descendants de ces derniers, qui doivent porter l’héritage psychique de l’exil
parental.

« Je suis ici, mais pas là… », cette parole énonce un clivage que je n’ai cessé de
retrouver sous diverses formes dans la clinique, au point que j’en suis venu à le
considérer comme l’indice de la souffrance la plus déchirante de l’exil. À un premier
niveau, on pourrait comprendre que le sujet dit qu’il est présent par son corps, mais
que son âme est ailleurs. Cependant, la clinique nous a montré que le « pas là » se
rapporte à une autre dimension, bien plus cruciale que la présence/absence de la
conscience. Elle ressort à une scission que les deux termes ici/là nous permettent de

4
saisir. L’un indique l’endroit où se trouve celui qui parle, la place concrète, le hic
latin ; l’autre terme est l’adverbe de lieu, un locatif absolu, qui désigne une présence
excédant la localisation physique et allant hors d’elle. C’est cette excentration qui
donne le lieu comme le là pour être, lequel se trouve en l’occurrence, disjoint. Le
clivage est par conséquent entre l’endroit et le lieu, entre le moi et sa fonction de sujet,
en tant que le sujet ex-siste dehors. Nous sommes ainsi devant un paradoxe : la
maladie de l’exil est la perte du dehors !

Cette formulation doit être dépliée, car elle est le résultat de maints détours par
la clinique. Dans les premiers développements de notre recherche sur l’exil[9], j’ai
essayé de décrire à partir de la parole des personnes que j’ai rencontrées, à quoi
correspond le « pas là » dans leur expérience. Le tableau fait apparaître des sujets qui
ont perdu le sentiment de l’existence ou qui ont l’impression d’avoir deux existences,
sans rapports l’une avec l’autre. Leur expression est d’une grande pauvreté subjective ;
ils ne peuvent restituer de leur vie depuis dix ou vingt ans que des éléments prosaïques
et réduits en général à quelques événements, au regard desquels ils restent extérieurs.
Lorsqu’il est possible d’accéder à une histoire interne de l’exil ou de la construire,
l’idée du « déchirement » occupe une place centrale. Parfois, ce déchirement est
projeté sur l’un de leurs enfants qui est assigné à le porter et à le réparer. Avec certains
patients, nous retrouvons aux premiers jours de leur départ, le fantasme ou parfois le
geste de rejet d’une partie d’eux-mêmes, ainsi que Sandor Ferenczi le décrit dans ses
« Réflexions sur le traumatisme »[10] chez les enfants. Tel le cas de cet homme qui jeta
son couvre-chef dans la mer au moment où le bateau quittait le quai du pays d’origine.
Pour d’autres, c’est la négation de l’exil qui vient au premier plan des processus de
défense, jusqu’à ce que le sujet apprenne le décès de l’un de ses proches. Ne pouvant
assister aux funérailles, il fantasme sa présence à l’enterrement, mais ne se voit pas là
au milieu de son groupe. Tout d’un coup peut se déclencher un processus de deuil
favorable où le là rejoint l’ici. Dans d’autres cas, la négation de l’exil cesse au prix
d’un effondrement du sujet. Le déclenchement survient après une longue absence du
pays d’origine et un retour qui s’avère narcissiquement catastrophique. À plusieurs
reprises, nous avons rencontré le scénario d’un retour où le sujet amène avec lui l’un

5
de ses enfants, en général du même sexe, pour lui montrer « les lieux de son enfance ».
Il constate alors que « plus rien n’est à sa place » et s’installe dans un état dépressif qui
peut donner lieu à une élaboration de l’exil. Le cas des femmes qui vivent une
grossesse dans les premiers temps de leur déplacement[11], nous a appris la portée de la
distinction dans la langue française entre « donner naissance » et « mettre au monde ».
L’expérience de l’exil peut provoquer le sentiment d’appauvrissement, voir du défaut
de monde.

Souvent, ces sujets sont tenaillés par le sentiment douloureux d’être sans abri,
hantés dans leurs fantasmes et leurs rêves par des images de gares et de hangars, de
terrains vagues, de sols menaçant de céder, de maisons sans toit ou laissées vides.
Telle personne est comme aspirée par la maison vide qu’elle a construite au pays, à
laquelle elle pense sans cesse, mais qu’elle ne peut habiter quand il y revient, lui
préférant un ancien réduit attenant. La demeure qui a représenté tant d’efforts et de
sacrifices reste inapprochable, inhabitable. Elle absorbe le là de la présence, de
« l’habiter » et du « demeurer », qu’aucun retour ne peut arrêter. Ces sujets ne se
débattent pas entre les polarités de l’ici et du là-bas comme on le dit souvent, mais
avec l’impossibilité d’être psychiquement dans un lieu, ou bien sur le mode du
« cantonnement », selon l’expression d’un patient, c’est-à-dire par un forçage. Ils ne
sont pas nécessairement dans l’errance, certains peuvent l’être, mais dans une quête
éperdue du lieu. Or, cette quête du lieu actualise d’une manière parfois dramatique
l’infans, sous l’aspect de l’enfant abandonné, de l’errance avec un enfant, de l’enfant
sacrifié dans la réalité. « J’ai donné un enfant à la France, maintenant j’ai le droit d’y
vivre », dit une jeune femme qui a abandonné son nouveau-né, comme si la recherche
du lieu convoquait l’ombre muette de l’infans, auquel il faut s’arracher, ou l’arracher à
soi, pour que le lieu ait lieu. La perte de la langue maternelle dans son usage commun
me semble être un élément décisif, elle provoque la perte des signifiants de
l’habitabilité psychique dans la parole. Chez certains sujets, un rabattement sur le
corps propre s’opère pour y trouver le lieu, mais le corps comme lieu disjoint des
signifiants de la langue, est une présence très étrange de l’Autre.

6
À travers ces quelques éléments, on peut cerner à quoi correspond l’usage
rigoureux du vocable exil du point de vue psychique. Littéralement, l’exil est ex-il :
« hors-lieu », puisque le « il » se rapporte à la localité (l’illia latin) formant l’antre
pour le sujet ou l’objet, tel que dans fournil, chenil, domicile. L’exil constitue donc
une expérience de l’extériorité à la faveur de laquelle peut se produire un mouvement
de contraction de la fonction du sujet, laissant le moi sans recours symbolique efficient
quant au dehors. La maladie de l’exil n’est pas la perte du pays mais du lieu où exister.

Le rapprochement entre ce lieu et « le lieu où nous vivons » de Donald W


Winnicott ainsi que « la localisation de l’expérience culturelle »[12] m’ont conduit,
malgré le grand intérêt de ces concepts, à formuler des désaccords, notamment sur le
fait qu’il ne distingue pas entre l’espace et le lieu. Si l’espace peut faire l’objet de
perceptions, de représentations, de mesures, le lieu ressortit fondamentalement au
langage, au sens où le lieu est un espace dit et nommé.

L’expérience de l’exil comme interruption du rapport à la langue natale, recèle


pour certains sujets, le péril d’une défaillance de la parole qui entraîne le défaut du
lieu, comme une dis-locution qui instaurerait une dis-location. Il n’est pas suffisant de
déterminer la parole dans la langue comme le lieu, en faisant de l’être parlant un actif
s’appropriant par le fiat des mots, l’espace des choses. Ce que nous donne à penser la
psychanalyse, c’est la dimension préalable de l’être parlé qui engage, en tant que telle,
un « hors-là » déterminant pour le lieu psychique. De sorte que ce n’est pas le fait de
ne plus parler sa langue maternelle qui est la source des souffrances exilaires les plus
intenses, mais la déconnexion entre le parlé et le parlant dans la langue. Or, cet
« entre » est l’intervalle de l’infantile d’où surgit l’entendu de la parole. Le mutisme
« des enfants de migrants », constaté fréquemment dans la clinique[13] [14]
doit être
rapproché, à mon sens, de cette division qui devient dis-locution.

Les propos d’une jeune mère nous montrent cette déconnexion et la tentative de
restaurer son lieu : « Je suis comme un avion qui ne trouve pas d'aéroport, je tourne, je
tourne, et pendant ce temps je me vide de mon essence ; heureusement lui (elle désigne

7
l'enfant), c'est mon essence : sans lui je tombe…Quand je me souviens comment je suis
arrivée ici, je lui raconte tout ce que j'ai vécu : parfois je me dis : tu es folle de parler
à ton enfant comme ça, mais qui peut entendre et comprendre ? » En somme, elle
cherchait à travers son enfant, l’actualisation de l’entendu de l’infantile qui est sien. Si
nous considérons que l’infans est ce qui fait l’objet d’une expropriation fondamentale
dans le langage, l’expérience de l’exil semble la transformer en une dépropriation,
dont le défaut d’élaboration installe certains sujets dans la perte de la parole interne ou
dans une revendication de l’origine, avec l’espoir de reconquérir cette parole.

La deuxième dimension lancinante du lieu dans l’exil, celle qui le rend


quasiment inhumain pour un sujet, vient redoubler la perte de la demeure de la langue,
par l’angoisse que la mort à l’étranger ne soit pas « un mourir », mais un effacement
généalogique. « Mourir dans l’exil, dit un patient, c’est le pire pour moi, c’est comme
si je n’étais pas né… » Un autre s’écrie dans son langage militant : « Je suis
internationaliste, je crois que les vers le sont aussi, je me fiche de la terre, mais là, j’ai
l’impression qu’il n’y aura pas de reste ». Aussi, pour beaucoup d’hommes, bien plus
que les femmes, le retour de leurs restes fait l’objet d’une préoccupation prégnante,
voir même d’un projet matérialisé par des dispositions précises. « Il ne faut pas rater sa
tombe », ce propos indique la hantise d’un destin sans destination, comme si l’exil
était un décentrement aux parages du néant. Projeter (à tous les sens du terme) le
retour de son cadavre, redonne un centre à soi, ébranlé par la dénarcissisation que
provoque chez beaucoup de sujet l’expérience de l’éloignement.

Mais lorsque ce projet se réalise et que les corps des parents sont renvoyés au
pays d’origine selon leur volonté, il en résulte pour les enfants restés au pays de l’exil
parental, une soustraction qui affecte le processus d’ensevelissement psychique des
morts, dont on sait que l’une des fonctions du rite funéraire est de le représenter. Quant
à l’absence de sépulture des ascendants, elle met à mal le désir d’autochtonie des
descendants en les empêchant de situer leur ethos là ou ils sont ; car comme le
souligne Jacques Derrida[15], le lieu où les morts sont inhumés détermine l’habitation
de référence qui définit pour quelqu’un le chez soi comme site de l’ethos.

8
De ce fait, l’exil apparaît comme une condition qui met à mal les processus de
transmission de la vie psychique entre les générations, en rendant possible une
divergence dramatique de leurs intérêts quant au lieu. Plusieurs de nos colloques2,
séminaires et publications[16] [17]
ont été consacrés à cette dimension de l’héritage
psychique de l’exil.

Afin de l’expliciter, reprenons cette parole : « Je suis ici et j’y reste ». Ce


propos d’un jeune adulte, à peine sorti de l’adolescence, a été tenu après un travail
analytique au cours duquel il a pu se dégager de l’incertitude sur le lieu, et se détacher
de l’exigence parentale de rester « un étranger » dans le pays où il est né, où il vit et
désire demeurer. En effet, de nombreux parents, pris dans le clivage relevé plus haut,
hantés par la transmission sans perte de leur identité (nationale, religieuse,
linguistique, etc.), délégitiment le désir d’autochtonie de leurs enfants, en y voyant la
trahison dont ils se sont eux-mêmes défendus au prix de la haine de leur exil. Nous
disposons d’exemples de déclenchement de délire ou de cécité temporaire à la suite de
l’acquisition de la nationalité ; acquisition dite en France : « naturalisation », ce qui
recèle des fantasmes d’empaillage (où l’animal a l’apparence du vivant) ou bien de
réfection de la naissance. Comme d’un autre côté, ces enfants sont exposés à un
discrédit de leur origine par tout un pan du discours social, ils doivent faire face à une
autre délégitimation qui affecte leur généalogie symbolique. Dans ces situations
d’écart et de confrontation, les sujets, ou plus exactement leur moi doit lutter pour
concilier les deux parties qui le constituent : d’un côté les identifications liées aux
références culturelles des parents, et de l’autre côté, celles qui sont acquises avec les
semblables dans l’univers culturel où le sujet vit. C’est bien parce qu’elles sont mises
en antagonisme qu’émerge un dédoublement de l’instance idéale, dont les deux parties
se livrent à une lutte féroce. Nos recherches actuelles se basent sur cette hypothèse
pour penser le malaise, voire les troubles identitaires de certains jeunes confrontés à
cette loyauté impossible[18]. Du reste, ce dédoublement de l’idéal du moi, nous le

2
Parmi les rencontres consacrées à cette question, je mentionnerai principalement :
- L’exil en héritage, IIe Rencontres Clinique de l’exil, Hôpital de la Salpêtrière, Paris, 6-7-8 mars 1998.

9
relevons très tôt dans les dessins d’enfants névrosés marqués par les deux
délégitimations. Souvent, ils mettent en scène la représentation de deux drapeaux ou
de deux soleils de couleurs différentes, entre lesquels ils tentent d’établir des
médiations. Tout discours qui prétend les amener à choisir provoque en eux une
grande violence, à l’instar de celui que tiennent les porte-parole de l’ethnopsychiatrie
française opposant le fils au citoyen3. À l’inverse, dans la conduite de la
psychothérapie, une intégration trop rapide des deux parties se traduit par des états de
confusion, non moins dommageables que l’incitation à choisir.

« J’y suis et j’y reste » désigne le moment où le sujet veut conjoindre le plan
d’un premier complément de lieu « y » où il s’agit de son être comme sujet, et un
second plan qu’indique le deuxième « y » qui est celui de sa subsistance. Subsister,
c’est « s’arrêter et rester » (subsistere), trouver séjour et demeurer. Cette assertion
tente ainsi de faire face à la malveillance de part et d’autre qui veut, soit une existence
déliée de l’autochtonie, soit un séjour où les signifiants de l’être du sujet ne sont pas
admis à travers leurs lettres de créance[8]. Nous retrouvons ici à nouveau la distinction
entre le lieu et l’endroit dont nous avons évoqué le clivage dans l’expérience de l’exil
pour certains sujets. Nous constatons alors qu’à la génération suivante, la tâche des
descendants consiste à lever le clivage transmis dont le symptôme est directement
l’effet. Dans la parole « j’y suis et j’y reste », il nous faut cependant remarquer que le
lieu de l’être du sujet et l’endroit ou il subsiste ne peuvent jamais être adéquats ou se
recouvrir ; une discordance essentielle les sépare. C’est bien la fonction de la
conjonction de coordination « et » de les tenir ensemble. En elle, nous pouvons
reconnaître la fonction du langage quant au réel de la discordance.

La question se pose dès lors de savoir en quoi cette situation est spécifique de
l’exil, car ce réel de la discordance entre « exister » et « subsister » est la condition
générale de tout sujet humain. Assurément, il n’y pas à faire de l’exil un traumatisme

- L’étranger, son enfant et l’institution », Journée d’étude du centre Vaucresson de la PJJ, 9 novembre 1998.

10
ou une pathologie en soi. Certains sujets rencontrent dans l’expérience de l’exil cette
discordance d’une manière bouleversante, là où, ordinairement, dans l’autochtonie,
elle est expulsée de la réalité par une série d’ordonnancements qui, telle la juridiction
nationale par exemple, tient pour acquis la continuité entre « exister » et le droit de
séjourner qui relève de la logique de la subsistance. L’exil n’est certes pas la seule
expérience susceptible de mettre à nu ce réel de la discordance entre « exister » et
« subsister », et l’on pourrait être tenté d’appeler « exil » toute situation qui conduit
vers ce point inassimilable. Mais la psychanalyse ne peut pas entrer dans la logique de
l’abrasion de l’historicité singulière et collective, c’est-à-dire devenir une théorie des
archétypes ou une mystique. Il n’y a ni à isoler l’exil du champ général de ce qui arrive
à la subjectivité, ni à l’ériger en modèle du mal de l’âme. Si l’exil est devenu
justiciable d’une interprétation à partir de l’hypothèse de l’inconscient, c’est parce que
la forme moderne du déplacement industrialisé a liquidé « l’exil » pour
« l’immigration », laquelle repose sur une notion de déplacement très générale pour
tout le règne vivant. Et c’est dans la mesure où l’immigration a produit une conception
méconnaissant l’inconscient dans l’expérience proprement humaine du déplacement,
que nous nous sommes dirigés vers elle pour l’ouvrir à l’entente de ce qu’elle a
refoulé.

Références

1 Mijolla S. La pensée est-elle apatride ?. Topique 2003 ; 80 :12-16.


2 Granoff W. Filiations. Paris : Editions de Minuit ; 1975.
3 Hassoun J. Fragments de langue maternelle. Paris : Payot ; 1979.
4 Grinberg L., Grinberg R. Psychanalyse du migrant et de l’exilé. Lyon : C.L.E ; 1986.
5 Altounian A. Après un génocide, il n’y a plus d’exil Cahiers Intersignes 2001 ; 14-15 : 181-190.
6 Henry E. Bernard P. Brisset Ch. Manuel de psychiatrie. Paris : Masson ; 1978. p. 896.
7 Douville O. D’une position traumatique de l’étranger. Cahiers Intersignes 1990 ; 1 : 91-104.
8 Benslama F. Épreuves de l’étranger. Cahiers Intersignes 2001 ; 14-15 : 9-30.
9 Benslama. F. L’enfant et le lieu. Cahiers Intersignes 1991 ; 3 : 51-68.
10 Sandor Ferenczi. Réflexions sur le traumatisme : Œuvres complètes. Paris : Payot ; IV :139-147.

3
Tobie Nathan écrit : « Certes, nous y perdrons quelques citoyens, mais nous y gagnerons des fils qui viendront
à la nouvelle culture par amour et feront donc tout pour l'enrichir. » [19]

11
11 Benslama F. Alexandre B. Bérardi C. La prévention communautaire de la prématurité. Jour. Gynéco. Obstet.
Biol. Reprod. Paris : Masson ; 1989 : 17 ; 851-859.
12 Winnicott D-W. Jeu et réalité. Paris : Gallimard ; 1971.
13 Benchemsi Z. La langue maternelle à l'épreuve du dehors pour des enfants maghrébins. Peuples
méditerranéens 1985 ; 33 : 17-34.
14 Dahoun Z. Les couleurs du silence. Paris : Calmann-Lévy ; 1995.
15 Derrida J. De l’hospitalité. Paris : Calmann-Lévy ; 1997.
16 Benslama F. L’enfant à l’épreuve de l’exil parental », Actes du XVe Congrès National de la FNAREN,
L’enfant entre lien et séparations. Nanterre : 1999 ; 77-76.
17 Benslama F. Les transfuges. Actes du colloque « Quelle identité en exil ». L’Harmattan, 1997 :21-36.
18 Benslama F. La demeure empruntée. Psychologie Clinique 1997 ; 3 : 39-48.
19 Nanthan T.Il y a quelque chose de pourri dans le royaume d’œdipe. Les enfants victimes d'abus sexuels,
Paris : PUF ; 1995 ; p. 12-36.

12

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