LQ 906
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Du creux de l’impossible
J’aimerais dire au sujet de Yiddish (1), le dernier film de Nurith Aviv, quelque chose que vous
ne trouverez pas sur la toile – on y trouve beaucoup de textes et de vidéos éclairant le
parcours de cette artiste dont la réputation s’étend depuis quelques lustres (2).
Passeurs de la langue
N. Aviv a longtemps attendu avant de mettre au service de sa propre vision, de ses propres
intérêts, les moyens techniques qu’elle a développés avec d’autres metteurs en scène, non des
moindres. Aujourd’hui la série de ses œuvres propres est telle qu’on voudrait en discerner
mieux les sources et approcher la méthode à laquelle l’artiste s’égale, quand même elle n’en
avait pas la théorie au départ, ni ne savait de quoi serait faite l’étape suivante. On note
simplement, après coup, avec Yiddish, tout ce qui s’est accompli, ayant cheminé à bas bruit,
lisible dans le filigrane des films précédents, et le pas ici effectué, subjuguant par la surprise
qu’il cause et l’élan qu’il donne.
Judith Miller nous a fait connaître Nurith Aviv et ses films dans les débuts de L’Envers
de Paris, et depuis D’une langue à l’autre, l’École de la Cause freudienne n’a pas cessé
d’accompagner la sortie de chaque nouvelle production. Éric Laurent a déjà plusieurs fois
parlé avec elle, à Paris notamment, au cinéma des Trois Luxembourg.
Ce n’est pas la première fois que N. Aviv nous permet de rencontrer des écrivains ou
des poètes – c’est ainsi qu’elle a procédé dès la première heure. Mais cette fois, nous ne
sommes plus en direct avec les auteurs dont elle a pu se faire le passeur. Cette fois, elle s’est
décalée de cette position : elle a trouvé des passeurs de la langue et de la poésie yiddish, une
poésie tout à fait méconnue, celle d’une avant-garde mondiale, entre les deux guerres
mondiales du XXe siècle. N. Aviv s’est concentrée sur l’écriture de la partition de son film,
composée entre les langues, entre les textes et les voix, entre les visages, leurs expressions
fugaces et le souffle qui les anime. Surtout, elle a choisi pour le film un tempo qui tient le
spectateur en haleine, l’immerge avec une infinie délicatesse dans une quantité
d’informations qu’il ignore. N. Aviv lui apprend à nager dans cet océan de vraie poésie, et
donne, avec le DVD, un livre, qui permet au spectateur de se faire lecteur, à son rythme, des
parcours de chacun et des textes cités, fixant ce qui vient d’avoir lieu et s’est enfui déjà trop
vite.
1. Yiddish, film de Nurith Aviv, 2020, disponible en DVD, accompagné d’un livre
des poèmes cités dans le film écrits en yiddish et traduits en français, anglais et en
hébreu, sur le site ecf-echoppe.com ici.
Plus d’info sur le site de la réalisatrice, ici.
2. Cf. émissions de Marc-Alain Ouaknine, par exemple ici.
3. Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Paris, Plon, 2006, Flammarion, coll.
Champs, 2014, p. 13.
4. Ibid., p. 20.
Peinture lettrée
Lettre à Nurith Aviv par Éric Laurent
Chère Nurith,
J’ai vu Yiddish hier et des résonances m’ont accompagné sans discontinuer : Kafka bien
sûr, et la découverte des trajets de ces poètes entre l’Europe, l’Amérique et Israël. La mise au
jour de l’avant-garde dans une « littérature mineure », ce n’est pas rien. Et puis la
particularité du yiddish appuyé sur les lettres hébraïques, avec ce que cela fait vibrer d’un
point de vue lacanien – en écho du japonais ancré sur les lettres chinoises.
Tous ces jeunes poètes passionnés sont passionnants. Comme les scientifiques que tu
avais si bien filmés dans Poétique du cerveau. Là, c’est « Poétique de la poétique ».
Les usages du yiddish retrouvé sont aussi passionnants dans leur diversité : parler à sa
grand-mère, répondre à Mendelsohn, faire de son nom propre un pur signifiant, interroger
les rapports de Kafka et du théâtre yiddish, se souvenir de l’Ukraine, rencontrer un
Rimbaud yiddish, passer au-delà du binarisme, voir les nouveaux liens entre Vilnius et New-
York, rencontrer des polonaises sensibles à la présence en creux du yiddish.
Il y a encore le détail des poèmes choisis, qui font voir les mots et font naître des
images.
C’est un très bel opus de ta peinture lettrée.
Le célèbre énoncé freudien « L’anatomie, c’est le destin » (1) n’est au fond pris à la lettre que
par les neuroscientifiques qui supposent l’existence d’un « modèle animal » du
comportement. Tel professeur de physiologie de l’université d’Oxford, par exemple, qui
étudie le comportement sexuel de la mouche drosophile pour en isoler les fondements
neuronaux, peut poser comme cadre général de sa recherche que « les mâles de n’importe
quelle espèce animale courtisent les femelles » (2), sans qu’aucune exception, le
comportement sexuel des êtres humains par exemple, ne vienne ébranler cette conviction.
Ailleurs, c’est à la biochimie du corps qu’on confie la tâche de nous livrer les lois qui
présideraient à l’accouplement mâle–femelle dans l’espèce humaine. Il n’y a pas un seul
magazine qui n’ait consacré un article aux phéromones masculines en tant que responsables
de l’attraction exercée par les hommes sur les femmes, quitte à entourer cette hypothèse de
quelques conditionnels.
À l’opposé, l’énoncé freudien est pris comme repoussoir par tous les courants de
pensée qui critiquent le prétendu naturalisme et, par la même occasion, le prétendu
« patriarcalisme » hétérosexuel de la psychanalyse.
Or cet énoncé ne peut être lu sans le contexte d’autres de Freud en la matière.
L’abolition de la biologie comme facteur causal, comme facteur déterminan t la conduite
sexuelle chez l’être humain, le fait qu’on ne puisse déduire de la nature anatomique,
chromosomique, du sexe d’un individu ce que sont ses penchants en matière de sexualité,
tout cela est affirmé ou clairement sous-entendu dans divers passages de l’œuvre de Freud.
Par exemple, il souligne que « les différences biologiques de sexe ne correspondent à aucune
caractéristique psychique particulière » (3), autrement dit ne prescrivent aucun
comportement ; plus tard, dans la conférence sur « La féminité », il pointe que « ce qui fait
la masculinité ou la féminité est un caractère inconnu, que l’anatomie ne peut saisir » et
que : « vous ne pouvez donner aucun nouveau contenu aux notions de masculin ou de
féminin […] cette distinction n’est pas psychologique » (4). C’est comme si Freud faisait
valoir que c’est spécialement dans le registre de la sexualité que l’absence d’un régime
déterministe du comportement se fait le plus manifestement sentir. En somme, ce que
l’individu fera de son anatomie, la signification qu’il lui donnera et qu’on lui donnera, au
cours de sa vie, fait le destin de cette même anatomie. Cependant, elle ne s’évapore pas
purement et simplement, c’est à un autre niveau que biologique qu’elle a une incidence sur
la sexuation.
Lacan le dit bien : « Freud nous dit – l’anatomie, c’est le destin. Vous le savez, je pus
m’élever à certains moments contre cette formule pour ce qu’elle peut avoir d’incomplet.
Elle devient vraie si nous donnons aux termes d’anatomie son sens strict et, si je puis dire,
étymologique, qui met en valeur ana-tomie, la fonction de la coupure » (5), à entendre comme
coupure signifiante. La formule de Freud n’est donc pas fausse, mais incomplète, il lui
manque d’insérer « la sexualité […] dans les réseaux de la constitution subjective, dans les
réseaux du signifiant » (6).
Sexualités multiples
« La parole fonctionne à un niveau dont le discours psychanalytique a découvert la
prééminence, spécifiant l’être parlant, dans tout ce qui est de l’ordre du sexe, à savoir le
semblant. » (23) Parce qu’elle abolit toute pulsion génitale naturelle (24), l’intervention du
signifiant phallus est justement ce qui ne permet pas la formulation d’un rapport sexuel
entre les deux côtés de la sexuation, au contraire. Le phallus est plutôt la cause et le masque
à la fois de l’absence de rapport sexuel (25), ce qui cause le non-rapport sexuel et en même
temps ce qui le voile. Il détraque le fonctionnement « naturel » de la sexualité, tout en se
faisant passer pour son fonctionnement normal. Car, si le phallus constitue le critère de
répartition des « identifications sexuées » (26), il est aussi ce qui limite la jouissance dans la
relation de couple à la jouissance du corps propre. Il constitue l’obstacle à ce que la
jouissance soit relationnelle : « passé au signifiant », le phallus « creuse la place d’où prend
effet pour le parlant […] l’inexistence du rapport sexuel » (27).
Dès lors, l’impasse ne se surmonte pas par une formule idéale de rapport sexuel, qu’il
est impossible d’écrire, mais par un certain devenir symptôme du partenaire, quel qu’il soit,
c’est-à-dire par son devenir moyen de jouissance, en plus du phallus. Là où le rapport ne
peut s’écrire en une formule universelle, il peut être suppléé par un certain savoir y faire
singulier avec le corps de l’autre. De cela, le parlêtre peut « se faire une conduite » (28). Une
jouissance « supplémentaire » par rapport à la jouissance phallique et sans représentation
dans l’inconscient, une jouissance qui s’éprouve sans qu’on puisse en dire autre chose, fait
alors fonction de rapport.
C’est l’abolition de départ, non de la donnée anatomique, mais d’une essence
naturelle des sexes, d’un principe masculin et d’un principe féminin ( yin et yang) et, par là
même, d’un rapport entre les deux, qui donne lieu à une multiplicité de conduites dans la
sexualité des parlêtres. Sauf que cette multiplicité ne relève pas d’une condition primordiale
« polymorphique » de la jouissance, antécédente en quelque sorte au binarisme sexuel, mais
est justement la conséquence de l’inexistence de ce binarisme même. « La sexualité est sans
doute au centre de ce qui se passe dans l’inconscient. Mais elle est au centre en ceci qu’elle
est un manque » (29). Ladite polymorphie vient à la place d’un trou. Homosexualité,
hétérosexualité, bisexualité, « troisième genre », asexualité, « paraphilies » diverses (quelle
que soit la manière dont on voudra les nommer) constituent autant de « conduites »,
chacune avec ses impasses propres, qui suppléent à l’abolition de la bipolarité naturelle des
sexes qui caractérise l’espèce des parlants.
À cause du phallus, en somme, le rapport sexuel est remplacé par la formule d’un lien
sexuel fait d’arrangements, de bricolages, de goûts personnels, qui suppléent à la formule
impossible. Le « naturel » du rapport sexuel n’existant pas dans l’espèce parlante, il est
remplacé – différemment selon qu’il inclut ou non la signification du phallus – par diverses
formes « culturelles » de relation à un partenaire en tant qu’il incarne un mode de jouir au
même titre qu’un symptôme. C’est pourquoi le rapport entre partenaires est en tout état de
cause « intersinthomatique » (30).