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Lignes de fuite.
La Bête humaine évadée du naturalisme
«Jacques fuyait dans la nuit mélancolique.» Cette phrase, qui ouvre une des
séquences les plus impressionnantes de La Bête Humaine, a une valeur programmati-
que dans ce qui apparaît comme le grand roman de l’évasion au sein du massif si
contrôlé des Rougon-Macquart. Bien que Zola ait volontiers décrit son roman comme
celui de la ligne ou du « mouvement», c’est d’un type de mouvement bien particulier
qu’il s’agit, la fuite, et une fuite étrange dans la mesure où il n’y a ni lieu originel à
quitter, ni lieu d’accueil à retrouver. Paradoxalement, la fuite de Jacques Lantier est
déconnectée de l’espace, et à ce titre d’emblée pathologique, d’emblée folle.
Il est banal de faire du déplacement la métaphore et le support de l’activité
intellectuelle: l’association de la marche au cheminement des pensées, le recours au
voyage comme embrayeur littéraire ne font que mettre à nu ce rouage. L’exploration
d’un espace ouvre un espace de la pensée. Comme l’écrit Michel Butor: «Le lieu
romanesque est […] une particularisation d’un “ailleurs” complémentaire du lieu réel
où il est évoqué.» 1 Dès lors, parce qu’il actualise cet ailleurs, même le roman réaliste
le moins exotique comporte une trace d’évasion : « Toute fiction s’inscrit donc en notre
espace comme voyage, et l’on peut dire à cet égard que c’est là le thème fondamental
de toute littérature romanesque.» La Bête humaine, roman de l’errance et de la fuite,
recèle donc une dimension particulière, vertigineuse, en ce qu’il explore un voyage sur
place, sans terme car sans objet ni sens.
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Un roman d’évasion
Plusieurs errances sont décrites dans La Bête humaine, la plus longue marquant
l’entrée thématique dans le roman de l’obsession du meurtre 2.
Jacques fuyait dans la nuit mélancolique. Il monta au galop le sentier d’une côte, retom-
ba au fond d’un étroit vallon […] Brusquement, il dévala, il buta contre la haie du
chemin de fer: un train arrivait, grondant, flambant; et il ne comprit pas d’abord, terrifié.
Ah! oui, tout ce monde qui passait, le continuel flot, tandis que lui agonisait là! Il
repartit, grimpa, descendit encore. Toujours maintenant il rencontrait la voie, au fond des
tranchées profondes qui creusaient des abîmes, sur des remblais qui fermaient l’horizon
des barricades géantes. Ce pays désert, coupé de monticules, était comme un labyrinthe
sans issue, où tournait sa folie, dans la morne désolation des terrains incultes. Et, depuis
de longues minutes, il battait les pentes, lorsqu’il aperçut devant lui l’ouverture ronde, la
gueule noire du tunnel. Un train montant s’y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant,
disparu, bu par la terre, une longue secousse dont le sol tremblait. 3
Il s’agit d’une fuite éperdue, brève et interminable («de longues minutes»), rame-
nant toujours à la voie ferrée qui donne l’occasion d’une fausse fin 4, puis reprenant
durant une demi-heure 5 jusqu’à ce que la voie ferrée, qui sans cesse revient devant
Jacques, l’arrête réellement, exactement au même endroit. L’errance est caractérisée
par un motif de bouclage, en deux sens, puisque Jacques tourne sur lui-même, et que
la ligne, pourtant rectiligne, est donnée comme une limite infranchissable s’interposant
sans cesse entre Jacques et un hypothétique lieu de délivrance. La multiplication des
marques de clôture, renforcées par des effets rythmiques et de déformation des échel-
les spatio-temporelles, souligne l’enfermement du personnage dans l’espace.
Alors, de nouveau, pendant une demi-heure, il galopa au travers de la campagne noire,
comme si la meute des épouvantes déchaînées l’avait poursuivi de ses abois. Il monta
des côtes, il dévala dans des gorges étroites. Coup sur coup, deux ruisseaux se
présentèrent: il les franchit, se mouilla jusqu’aux hanches. Un buisson qui lui barrait la
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tient un rôle particulier de bouclage: cette prison mentale joue les forteresses, avec
douves et hauts murs (des «tranchées profondes creusaient des abîmes», «barricades
géantes»). Une simple ligne, soit au sens géométrique un tracé sans épaisseur, et de
surcroît rectiligne donc peu susceptible d’encercler, se déploie ainsi dans l’espace
qu’elle transforme en prison.
La fuite de Jacques s’effectue en outre dans un espace déformé, incohérent, dans
lequel les déplacements sont annulés: chaque option de déplacement est aussitôt suivie
d’une autre contradictoire (un crochet à gauche suivi d’un autre à droite, une montée
suivie d’une descente); les élans sont systématiquement rompus («il monta au galop »
mais «il retomba au fond», «il se lança» mais «un crochet le ramena») ; les éléments
de clôture déjà relevés, déformant la perception de l’espace, engendrent des échelles
aberrantes, selon une logique de verticalisation, où les reliefs exagérés semblent étirés
sur le plan vertical, resserrant encore davantage l’empan de l’errance.
La transformation du paysage en prison, grâce notamment à la clôture qu’est la
ligne de chemin de fer, est du point de vue narratologique un dispositif dynamique
(elle crée une tension dont le meurtre est la résolution), mais aussi le modèle de
l’ensemble de l’œuvre, qui agence en permanence les lignes de fuite et les motifs de
contrainte (cadre, clôture). Notre scène prend ainsi valeur emblématique: la ligne rabat
sans cesse Jacques vers le point où il assistera à la scène de meurtre qu’il désire et fuit
en même temps. Nous reviendrons sur le sens de cette déformation du paysage, pour
ne retenir pour l’instant que sa dimension carcérale, qui pose la question de la fonction
de la clôture dans ce texte, dont il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un roman sur le
crime, d’où est étrangement absente la forme sociale de la claustration, à savoir la prison.
7. Dans L’Argent, Saccard est incarcéré après la faillite de sa société, sans que cette situation soit
exploitée ni explorée par le roman (voir L’Argent, p. 374 et 387).
8. Michelle Perrot, Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Flammarion, 2001.
9. Le récit fondateur du genre, Double Assassinat dans la rue Morgue, d’E. A. Poe, est déjà une énigme
de l’évasion ; l’évasion deviendra ensuite le révélateur de la valeur des héros, du détective qui en dénoue le
mystère, du hors-la-loi qui en conçoit les voies.
10. Dans Le Ventre de Paris, outre son rôle de marqueur de l’illégitimité du régime impérial, le passage
par Cayenne justifie que Florent doive se faire guider dans un Paris transformé, amorçant des tableaux
descriptifs. La notion de « coulisses» est empruntée à Franco Moretti, Atlas du roman européen, Le Seuil,
2000.
11. Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, Librairie Marcel Rivière, 1956.
12. Jacques Lantier, mais aussi Victor dans L’Argent, et son clone Alexandre-Honoré dans Fécondité, le
type du dangereux Apache vivant en bande dans les marges urbaines.
envahi «d’ombre par cette nuit qui tombait. Il était décidé, son plan était fait». On
retrouve ici, sur un mode mineur, l’identification voire l’échange qui se produit entre
le mouvement du train et celui de l’homme, dans un double mécanisme de projection
et introjection. Et ce mécanisme par lequel la ligne sert d’embrayeur à la pulsion est là
encore mortifère. À proprement parler, la ligne est le vecteur de l’action engendrée par
le catalyseur «clôture».
Dupliquant cette chambre à l’échelle d’un paysage, la Croix-de-Maufras est un lieu
dont la clôture et l’isolement sont surdéterminés. Même la voie ferrée, moyen de com-
munication, est donnée comme un mur qui coupe la vallée: « On ne saurait imaginer
un trou plus reculé, plus séparé des vivants, car le long tunnel, du côté de Malaunay,
coupe tout chemin, et on ne communique avec Barentin que par un sentier mal entrete-
nu longeant la ligne.» 16 La maison, «toujours close», s’enfonce dans un trou au milieu
d’un enclos de lignes qui coupent son jardin. Le cadre est posé pour un second huis-
clos mortifère, particulièrement dans cet enclos au carré que sera la chambre de la
convalescence de Jacques, où Séverine sera tuée.
Paris-Le Havre) est aussi celui qui va le plus loin dans l’exploration du principe de
fuite, principe formel, valeur thématique forte également du discours social, principe
narratologique. La ligne conduit aux frontières de l’humain, de la société, mais aussi
du roman.
Pour Zola, la prison est un mode d’être, un fait existentiel et non une réalité socia-
le. Il lui substitue une structure qui se situe à un niveau davantage métaphysique que
sociologique ou même psychopathologique, la clôture, condition de révélation d’un
mouvement pulsionnel inquiétant. Chez Jacques Lantier, le dispositif est à ce point
intégré que c’est le personnage (par « cahier des charges») qui est donné à soi-même
comme sa propre clôture. Aussi est-il propulsé inexorablement, selon la formule de
clôture dynamique déjà analysée, dans une pulsion de fuite: «Jacques fuyait dans la
nuit mélancolique». C’est parce que La Bête humaine est le roman de la clôture morti-
fère qu’il est aussi celui du mouvement, et de ce mouvement sans but qu’est l’errance.
19. On compte ainsi près de 60 occurrences dans le texte des flexions de «passer».
20. La Bête humaine, p. 1046.
21. Jean-François Wagniart, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, Belin, 1999.
22. Jean-Claude Beaune, Le Vagabond et la machine. Essai sur l'automatisme ambulatoire, Champ
Vallon, 1983.
23. Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, ouvr. cité.
institutions sociales), mais cette définition ne fait pas de place à une conception psy-
chologique du vagabondage, versée au chapitre des exceptions 24. Or Jacques Lantier
est un individu intégré dans le monde du travail, bien que se tenant soigneusement à
l’écart des pôles de socialisation (café, femmes…) et rêvant de solitude. Sa propension
à l’errance n’est nullement la transposition d’un fait social avéré.
En revanche, à la fin du XIXe siècle, et particulièrement à partir des années 1880, se
développe un discours anxiogène sur le mouvement «pathologique» perçu simultané-
ment comme maladie individuelle et symptôme social. Il est composé, selon Jean-
Claude Beaune, de problématiques issues de champs hétérogènes de la pensée: contra-
diction de la valorisation de l’individu issue du XVIIIe siècle et de l’idéal de gestion
sociale des masses qui lorgne vers l’enrégimentement collectif; doctrine de la fatalité
des destins sociaux, biologisée au besoin; fascination de la médecine pour l’autonomi-
sation du corps sur le modèle mécanique; darwinisme social. Pathologisant la résistance
qu’oppose l’errance au contrôle social grandissant, la médecine va donner à cet agrégat
de discours une caution scientifique forte, en inventant un syndrome baptisé successi-
vement lypémanie, dromomanie, automatisme ambulatoire, qui obtiendra un vaste succès,
entre 1875 et 1910, avant de disparaître de la littérature médicale. Or la dimension
mécanique de l’errance est nettement soulignée dans La Bête humaine:
Sa vie de chaque jour se trouvait comme abolie, il marchait en somnambule, sans
mémoire du passé, sans prévoyance de l’avenir, tout à l’obsession de son besoin. Dans
son corps qui allait, sa personnalité était absente. 25
Puis il ne savait plus, hébété, absent de son être, d’où l’autre s’en était allé aussi, avec le
couteau. Il devait avoir marché pendant des heures, par les rues et les places, au hasard
de son corps. Des gens, des maisons, défilaient, très pâles. 26
La carrière de la dromomanie, concomitante au déploiement du réseau ferré en
France, s’ouvre en 1875 avec un mémoire du Dr. Achille Foville fils 27, et connaît sa
consécration en 1888 avec Charcot. Une centaine d’ouvrages médicaux seront écrits
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24. À partir du XIVe siècle, selon Vexliard, le vagabondage cesse d’avoir une source politique (Antiquité)
ou religieuse (Moyen Âge), et devient essentiellement un fait économique, quelle que soit la valeur symbolique
ou religieuse qui lui reste attachée. Le phénomène s’accentue au XVIIIe siècle avec l’apparition du salariat.
25. La Bête humaine, p. 1209.
26. Ibid., p. 1212.
27. « Les aliénés voyageurs ou migrateurs, étude sur certains cas de lypémanie », Annales médico-psy-
chologiques, 5e série, t. XIV, juillet 1875. Foville les identifie comme des «aliénés migrateurs» en 1875,
Charcot parle de « psychopathes voyageurs», d’automatisme ambulatoire comitial provoqué par une crise
épileptique (1888), Régis et Pitres de « dromomanie exagérée» (1895), etc. Pour mémoire, la première men-
tion d’un «roman sur un réseau de chemin de fer» apparaît en 1878, dix ans avant la première ébauche de
La Bête Humaine. On pourrait dire que ce projet de La Bête humaine se construit entre deux matrices
thématiques issues du discours social, le thème du mouvement, assumé par le train, qui apparaît au début de
la mode des voyageurs pathologiques, et celui du crime, exploité à l’occasion de la vogue de la criminologie,
avec la parution de L’Homme criminel en français en 1887.
28. Ibid. C’est nous qui soulignons.
33. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, coll. «Tel», p. 400.
34. Michel Le Bris, L’Homme aux semelles de vent, Payot, 1977.
Pour Zola comme pour les psychologues de son temps, l’extranéation est une alié-
nation, quand bien même le sujet y adhérerait passionnément. On peut y voir une
inquiétude, une réticence: il faut que la fuite soit pathologique, qu’elle soit folle, sans
quoi il faudrait accepter qu’elle soit aussi une expérience de l’humain. Or le XIXe siècle
finissant, tout à sa tentation normative, refuse de reconnaître qu’il existe deux modes
de relation à l’espace, avec à côté de l’enracinement (celui qui est socialement accep-
table et valorisé), l’exploration, redoutée 35.
Le paradigme de la déterritorialisation a été volontiers avancé pour définir l’état
d’esprit anxieux de la fin-de-siècle française. Il s’agit selon Marc Angenot d’un senti-
ment diffus de perte et de dérive des systèmes de signes et de valeurs d’une société;
étant donnée cependant l’importance de la notion de territoire dans la formation idéo-
logique de la fin de siècle, devenue centrale dans la définition de l’identité, entre
Michelet et 1870 pour simplifier, on peut rendre au concept l’acception première:
l’anthropologie sait combien appartenance et défaut d’appartenance sont le fruit d’un
rapport à un territoire concret, c’est-à-dire à une façon d’occuper l’espace. L’intérêt
porté alors aux vagabonds et autres dromomanes légitime, pour la fin du XIXe siècle,
cette particularisation du concept.
Or que signifie la déterritorialisation comme déconnexion d’un espace d’affiliation?
Il semble que la déterritorialisation ait à voir avec l’humanité autant qu’avec l’apparte-
nance. On peut penser que la territorialisation, en tant qu’inscription dans un système
d’affiliation, de liens, fait partie de ce qui humanise. Mais comme il a été dit plus
haut, il y a deux façons de s’approprier un espace, l’enracinement n’étant que le plus
courant. Penser territorialisation, définir l’humanité par le territoire, c’est accepter une
catégorisation issue du XIXe siècle, qui pathologise l’errance. L’autre mode d’appréhen-
sion du territoire, l’exploration, est cependant intéressante, car les espaces hors contrô-
le sont ceux où l’être biologique a formé, historiquement, son humanité 36 : à ce titre, le
défaut d’assignation territoriale, qui effraye le siècle au point qu’il en fasse une folie,
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Cet être de fuite qu’est Jacques Lantier, par son métier, son association à une
machine symbole d’évasion, et par son statut de prisonnier psychologique et narratolo-
gique cherchant à s’évader du cahier des charges, relève d’une expérimentation des
Se mêlent ainsi autour du motif de la ligne différents types d’espace, espace topo-
graphique qui entoure le personnage (la ligne distribue collines, buissons, ruisseaux),
espace symbolique qui fait du déplacement une errance dans les limbes de la psyché
(la ligne gardien de la conscience rabattant le personnage sur son désir), espace formel
enfin, celui du roman lui-même (lignes, cercles, vecteurs). La scène qui nous a servi
de guide rend possible la perception de ces trois espaces, et fait de l’évasion le sens
profond du roman. Il ne s’agit pas de l’évasion seulement au sens de s’échapper d’un
40. On pense globalement aux échanges qui s’opèrent entre hommes et machines: mécanisation de
l’homme, féminisation de la locomotive, projection sur la machine de la pulsion de fuite qu’elle suspend un
temps…
41. La vision nocturne du train, avec son dispositif cinématographique, apparaît comme la projection
sur l’écran-vitres du fantasme intérieur. On retrouvera le même dispositif de projection lorsque Séverine
racontera le meurtre à son amant, qui hallucine la scène sur les carreaux : «et il fallait qu’il se tournât, pour
retrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles, d’une légèreté de rêve […] Chaque fois que par un
effort de volonté, il croyait glisser au sommeil, la même hantise recommençait, les mêmes images défilaient,
éveillant les mêmes sensations. Et ce qui se déroulait ainsi, avec une régularité mécanique, pendant que ses
yeux fixes et grands ouverts s’emplissaient d’ombre, c’était le meurtre, détail à détail», p. 1206.
espace, hic et nunc, mais de verser dans un autre espace, celui de la fiction comme
abstraction. La réussite de Zola est de donner à cet espace de la fiction une complexité
analogue à celle des espaces dont notre corps réel est le centre: la perception intellec-
tuelle de l’espace est étayée par une perception physique et psychologique. C’est dans
cette logique que le pattern de la ligne, mi-symbolique, mi-formel, permet au discours
sur le personnage et son univers de se fondre dans la dynamique textuelle.
Comme élément topographique, support du train, elle prend en charge le discours
social sur l’errance et le déplacement rapide; comme figure géométrique abstraite
organisant les déplacements à l’intérieur d’un espace qu’on peut qualifier d’espace
mental, elle est vecteur et ligne de faille. En effet, le rôle formel de la ligne la constitue
en analogue de la fameuse faille qui caractérise la folie de Jacques. Il est incidemment
possible de proposer une explication de la fusion, dans la genèse de l’œuvre, du projet
de roman ferroviaire et de roman criminel, qui n’est pas seulement pragmatique: outre
les potentialités du cadre ferroviaire, en termes d’éclatement du lieu, d’ouverture
d’espaces indécis qui sont autant d’échappées possibles hors de la normalité, la ligne
permet, comme jamais, de mettre en œuvre textuellement la faille.
42. « La ligne est bel et bien une figure fantasmatique de l’œuvre qui sert à construire l’espace »,
Olivier Lumbroso, Zola, les dessins des Rougon-Macquart, t. 3, «L’invention des lieux », Textuel, 2002,
p. 500.
passage par le dessin a sans doute mis au jour et survalorisé une structure nouvelle qui
sous-tendra le roman, la ligne.
Enfin, le maintien, en surface du roman, de son «espace abstrait », toujours grâce à
la bivalence de la ligne, facilite l’accès au symbolique. La construction du motif de
l’évasion dans La Bête humaine est exemplaire de la façon dont un modèle formel, ici
la ligne, permet le filtrage, la conversion d’un discours social plus ou moins conscient
(et plus ou moins développé par un tempérament) en dispositif romanesque. La parti-
cularité du roman dans le cycle est sans doute que ce modèle formel reste apparent,
lisible, et permet au lecteur de glisser sans cesse d’un niveau de lecture réaliste à un
niveau abstrait. Le naturalisme abstrait se donne à lire dans ce récit comme jamais
dans l’ensemble des Rougon-Macquart, grâce à la bivalence de la ligne que révèle le
couple errance/clôture. Mise à l’épreuve des frontières de l’humain frappé de déterri-
torialisation, l’errance dans son espace formel se donne en dernier lieu à lire comme
l’exploration des frontières de la représentation.
(I.U.T. de Tours)
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