Rom 126 0065

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Lignes de fuite.

La Bête humaine évadée du naturalisme


Muriel Louâpre
Dans Romantisme 2004/4 (n° 126), pages 65 à 79
Éditions Armand Colin
ISSN 0048-8593
ISBN 9782200920036
DOI 10.3917/rom.126.0065
© Armand Colin | Téléchargé le 21/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.159.191.24)

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Muriel LOUÂPRE

Lignes de fuite.
La Bête humaine évadée du naturalisme

«Jacques fuyait dans la nuit mélancolique.» Cette phrase, qui ouvre une des
séquences les plus impressionnantes de La Bête Humaine, a une valeur programmati-
que dans ce qui apparaît comme le grand roman de l’évasion au sein du massif si
contrôlé des Rougon-Macquart. Bien que Zola ait volontiers décrit son roman comme
celui de la ligne ou du « mouvement», c’est d’un type de mouvement bien particulier
qu’il s’agit, la fuite, et une fuite étrange dans la mesure où il n’y a ni lieu originel à
quitter, ni lieu d’accueil à retrouver. Paradoxalement, la fuite de Jacques Lantier est
déconnectée de l’espace, et à ce titre d’emblée pathologique, d’emblée folle.
Il est banal de faire du déplacement la métaphore et le support de l’activité
intellectuelle: l’association de la marche au cheminement des pensées, le recours au
voyage comme embrayeur littéraire ne font que mettre à nu ce rouage. L’exploration
d’un espace ouvre un espace de la pensée. Comme l’écrit Michel Butor: «Le lieu
romanesque est […] une particularisation d’un “ailleurs” complémentaire du lieu réel
où il est évoqué.» 1 Dès lors, parce qu’il actualise cet ailleurs, même le roman réaliste
le moins exotique comporte une trace d’évasion : « Toute fiction s’inscrit donc en notre
espace comme voyage, et l’on peut dire à cet égard que c’est là le thème fondamental
de toute littérature romanesque.» La Bête humaine, roman de l’errance et de la fuite,
recèle donc une dimension particulière, vertigineuse, en ce qu’il explore un voyage sur
place, sans terme car sans objet ni sens.
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À l’origine de La Bête humaine se trouve l’idée d’«un bonhomme qui vivrait dans
ce mouvement», rapporte Goncourt. Ce mouvement prend la forme singulière de la
fuite: il est orienté, et placé sous le signe de l’urgence. Le personnage tente une
échappée, et avec lui c’est tout le roman qui explore une sortie possible. De quoi
s’agit-il de sortir? Pas seulement d’une condition individuelle désespérante. Si le motif
de la clôture, si la contention, le cadre, voire la prison sous une forme particulière,
sont des éléments fondamentaux du roman et du système naturaliste, c’est peut-être
d’une certaine forme du naturalisme que cherchent à s’échapper le personnage et
l’auteur.
On suivra donc deux perspectives, l’une thématique et ethnologique, s’attachant à
la façon dont Zola revisite l’évasion littéraire avec le discours social de son temps sur
l’errance; l’autre formelle, qui dégagera dans la structure abstraite de l’œuvre les élé-
ments organisant la tension entre clôture et errance. Il n’est cependant pas improbable
que les deux axes se recoupent: on peut faire l’hypothèse que l’approche abstraite
permettra d’éclairer l’opération présidant à la transformation du matériel ethnographi-
que en construction symbolique.

1. Michel Butor, Répertoire II, «L’espace du roman», Minuit, 1964, p. 43.

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Un roman d’évasion
Plusieurs errances sont décrites dans La Bête humaine, la plus longue marquant
l’entrée thématique dans le roman de l’obsession du meurtre 2.
Jacques fuyait dans la nuit mélancolique. Il monta au galop le sentier d’une côte, retom-
ba au fond d’un étroit vallon […] Brusquement, il dévala, il buta contre la haie du
chemin de fer: un train arrivait, grondant, flambant; et il ne comprit pas d’abord, terrifié.
Ah! oui, tout ce monde qui passait, le continuel flot, tandis que lui agonisait là! Il
repartit, grimpa, descendit encore. Toujours maintenant il rencontrait la voie, au fond des
tranchées profondes qui creusaient des abîmes, sur des remblais qui fermaient l’horizon
des barricades géantes. Ce pays désert, coupé de monticules, était comme un labyrinthe
sans issue, où tournait sa folie, dans la morne désolation des terrains incultes. Et, depuis
de longues minutes, il battait les pentes, lorsqu’il aperçut devant lui l’ouverture ronde, la
gueule noire du tunnel. Un train montant s’y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant,
disparu, bu par la terre, une longue secousse dont le sol tremblait. 3
Il s’agit d’une fuite éperdue, brève et interminable («de longues minutes»), rame-
nant toujours à la voie ferrée qui donne l’occasion d’une fausse fin 4, puis reprenant
durant une demi-heure 5 jusqu’à ce que la voie ferrée, qui sans cesse revient devant
Jacques, l’arrête réellement, exactement au même endroit. L’errance est caractérisée
par un motif de bouclage, en deux sens, puisque Jacques tourne sur lui-même, et que
la ligne, pourtant rectiligne, est donnée comme une limite infranchissable s’interposant
sans cesse entre Jacques et un hypothétique lieu de délivrance. La multiplication des
marques de clôture, renforcées par des effets rythmiques et de déformation des échel-
les spatio-temporelles, souligne l’enfermement du personnage dans l’espace.
Alors, de nouveau, pendant une demi-heure, il galopa au travers de la campagne noire,
comme si la meute des épouvantes déchaînées l’avait poursuivi de ses abois. Il monta
des côtes, il dévala dans des gorges étroites. Coup sur coup, deux ruisseaux se
présentèrent: il les franchit, se mouilla jusqu’aux hanches. Un buisson qui lui barrait la
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route, l’exaspérait. Son unique pensée était d’aller tout droit, plus loin, toujours plus
loin, pour se fuir, pour fuir l’autre, la bête enragée qu’il sentait en lui. Mais il l’empor-
tait, elle galopait aussi fort […]. Il devait tourner à son insu, car il revint, de l’autre côté,
buter contre la voie, après avoir décrit un large demi-cercle, parmi des pentes, hérissées
de broussailles, au-dessus du tunnel.þIl recula, avec l’inquiète colère de retomber sur des
vivants. Puis, ayant voulu couper, derrière un monticule, il se perdit, se retrouva devant
la haie du chemin de fer, juste à la sortie du souterrain, en face du pré où il avait
sangloté tout à l’heure. Et, vaincu, il restait immobile, lorsque le tonnerre d’un train
sortant des profondeurs de la terre, léger encore, grandissant de seconde en seconde,
l’arrêta. C’était l’express du Havre […] 6
Dans la nuit noire, l’absence de repères visuels facilite la transformation du paysage,
dont chaque élément devient obstacle: haie de chemin de fer sur laquelle on bute,
monticules qui « coupent», labyrinthe. Dans ce paysage expressionniste, la voie ferrée
2. La Bête humaine, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1041-1046. Sur le point de céder au désir,
Jacques est pris d’une pulsion de meurtre et il doit s’enfuir pour ne pas poignarder Flore Brazier. Une autre
errance importante sera significativement associée au mouvement automatique, lorsque Jacques cherche à
assassiner une femme dans un train (p. 1209-1213).
3. Ibid., p. 1041-1042.
4. Cette pause est à la fois une façon de redynamiser la séquence et de glisser un discours explicatif
concernant Jacques, son hérédité, ses obsessions.
5. Ibid., p. 1046.
6. Ibid.

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tient un rôle particulier de bouclage: cette prison mentale joue les forteresses, avec
douves et hauts murs (des «tranchées profondes creusaient des abîmes», «barricades
géantes»). Une simple ligne, soit au sens géométrique un tracé sans épaisseur, et de
surcroît rectiligne donc peu susceptible d’encercler, se déploie ainsi dans l’espace
qu’elle transforme en prison.
La fuite de Jacques s’effectue en outre dans un espace déformé, incohérent, dans
lequel les déplacements sont annulés: chaque option de déplacement est aussitôt suivie
d’une autre contradictoire (un crochet à gauche suivi d’un autre à droite, une montée
suivie d’une descente); les élans sont systématiquement rompus («il monta au galop »
mais «il retomba au fond», «il se lança» mais «un crochet le ramena») ; les éléments
de clôture déjà relevés, déformant la perception de l’espace, engendrent des échelles
aberrantes, selon une logique de verticalisation, où les reliefs exagérés semblent étirés
sur le plan vertical, resserrant encore davantage l’empan de l’errance.
La transformation du paysage en prison, grâce notamment à la clôture qu’est la
ligne de chemin de fer, est du point de vue narratologique un dispositif dynamique
(elle crée une tension dont le meurtre est la résolution), mais aussi le modèle de
l’ensemble de l’œuvre, qui agence en permanence les lignes de fuite et les motifs de
contrainte (cadre, clôture). Notre scène prend ainsi valeur emblématique: la ligne rabat
sans cesse Jacques vers le point où il assistera à la scène de meurtre qu’il désire et fuit
en même temps. Nous reviendrons sur le sens de cette déformation du paysage, pour
ne retenir pour l’instant que sa dimension carcérale, qui pose la question de la fonction
de la clôture dans ce texte, dont il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un roman sur le
crime, d’où est étrangement absente la forme sociale de la claustration, à savoir la prison.

Évacuation de la prison, incorporation de la prison


Le personnage de Jacques Lantier porte la marque, on le sait, de la genèse tor-
tueuse du roman: roman du crime, roman judiciaire, roman ferroviaire. Il peut sembler
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peu logique de distinguer les deux premiers. Pourtant, La Bête humaine manque cette
fusion, la partie judiciaire apparaissant laborieuse, en décalage avec le ton de l’ensemble.
Alors même que le crime se trouve, à la fin du XIXe siècle, à l’intersection d’une
approche psychopathologique et d’une approche de strict contrôle social, Zola semble
refuser de faire de l’une la réponse à l’autre: la justice passe à côté du crime et la
prison est absente du récit. Tout le roman exprime la conviction que le crime déborde
les outils d’analyse, fût-elle médicale, comme les instruments du contrôle social. On
en veut pour preuve l’échec ostentatoire des séquences d’explication du crime (super-
position de discours incompatibles), et l’incapacité de l’appareil judiciaire à saisir la
vérité, du fait de son excès de rationalité même. L’incapacité du roman à fusionner
roman du crime et roman judiciaire reconduit et expose cet échec: la raison ne jouit
pas d’une position privilégiée de surplomb d’où embrasser la totalité de l’expérience
humaine, et le roman qui entendrait tenir cette position manquerait le réel.
Le personnage de Jacques se trouve donc marqué par des discours psychopatholo-
giques filtrés par la criminologie naissante, renvoyant explicitement au criminel-né de
Lombroso, voire au fou criminel de la littérature contemporaine (caractérisé par l’auto-
nomie du corps, de la main notamment, sur la volonté et la raison). Pour autant, il
échappe au destin carcéral du criminel, tel que le conçoit la criminologie dans son rôle
d’auxiliaire du contrôle social. Cette absence de la prison dans le roman du crime
attire l’attention, d’autant qu’elle reconduit l’occultation de ce thème dans les Rougon-
Macquart.

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Le projet des Rougon-Macquart, pourtant, ne devait pas autoriser telle impasse. Il


s’agit de brosser toute une société, répartie en « quatre mondes»: « peuple»; «commer-
çants», «bourgeoisie», «politique», auxquels s’ajoute un monde défini par sa margina-
lité relativement au fonctionnement social basé sur le travail et l’échange économique:
«putains, meurtriers, prêtres, artistes». Certes, les mondes étant définis par les acteurs
et non par des lieux, il n’est pas illogique que le criminel y figure sans que soit
nécessairement évoquée dans le projet la prison elle-même. Mais l’examen de l’œuvre
achevée rend patent que la prison constitue un angle mort du système 7, ce qui ne laisse
pas d’étonner dans un projet si éminemment sociologique, voire ethnologique.

On peut alléguer le contexte littéraire: en 1889, avant la grande campagne de presse


que le tournant du siècle consacrera au bagne, la prison est peu présente dans la pro-
duction romanesque. Le fait est observé par Michèle Perrot, qui s’en étonne 8, alors
même que le roman policier prend un essor remarquable à la même époque. Paradoxa-
lement, le succès du topos de l’évasion dans nombre de romans de détective, de Sher-
lock Holmes à Arsène Lupin 9, donne un indice de la sensibilité du temps à l’égard de
la prison : la prison fonctionne comme une boîte noire, seules intéressent les voies
d’entrée et de sortie, crime et évasion. De la même façon, le bagne ne sert guère que
de coulisses au roman 10. La Bête Humaine s’inscrit pleinement dans cette logique,
puisque la prison y apparaît plus que vaguement, à propos de Cabuche qui en est sorti
et y est promis, mais pas même comme un destin possible pour Jacques le criminel.
Naturellement, ce statut de boîte noire romanesque de la prison contraste avec l’intérêt
porté, tout au long du siècle, à sa fonction sociale. Michèle Perrot a montré qu’elle est
perçue comme un régulateur, point d’ancrage essentiel du contrôle social. Mettre en
prison signifie retirer de la circulation, car ce qui circule est menaçant dans une société
qui croit voir l’errance et le crime se développer. Les travaux de Vexliard sur le vaga-
bond complètent cette approche: la prison est un antidote à la libre circulation des
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«sans-aveu» 11. L’inquiétude exprimée par le discours social à l’égard des vagabonds
se retrouve chez Zola: ses figures criminelles sont des êtres inassignables, vivant dans
le mouvement, l’errance 12. Et pourtant, jamais ils ne sont mis en relation avec la pri-
son, réponse sociale au crime. Il n’y a pas chez Zola d’appréhension sociologique de
la prison comme clef de voûte du grand mécanisme de régulation sociale. Enfin,
l’absence de la prison comme lieu et comme fonction sociale est encore plus étonnante
si l’on considère la prégnance dans l’œuvre de Zola, et singulièrement dans La Bête
Humaine, du thème et du motif de la clôture.

7. Dans L’Argent, Saccard est incarcéré après la faillite de sa société, sans que cette situation soit
exploitée ni explorée par le roman (voir L’Argent, p. 374 et 387).
8. Michelle Perrot, Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Flammarion, 2001.
9. Le récit fondateur du genre, Double Assassinat dans la rue Morgue, d’E. A. Poe, est déjà une énigme
de l’évasion ; l’évasion deviendra ensuite le révélateur de la valeur des héros, du détective qui en dénoue le
mystère, du hors-la-loi qui en conçoit les voies.
10. Dans Le Ventre de Paris, outre son rôle de marqueur de l’illégitimité du régime impérial, le passage
par Cayenne justifie que Florent doive se faire guider dans un Paris transformé, amorçant des tableaux
descriptifs. La notion de « coulisses» est empruntée à Franco Moretti, Atlas du roman européen, Le Seuil,
2000.
11. Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, Librairie Marcel Rivière, 1956.
12. Jacques Lantier, mais aussi Victor dans L’Argent, et son clone Alexandre-Honoré dans Fécondité, le
type du dangereux Apache vivant en bande dans les marges urbaines.

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La clôture est un principe essentiel de l’œuvre, du point de vue thématique, psy-


chologique, narratologique, et structurel. Thématique du fait de la récurrence des sché-
mas de clôture et de débordement; psychologique si l’on tient compte de l’angoisse
qu’éprouvait Zola à l’égard de l’étouffement; mais surtout principe narratologique,
dans la mesure où le naturalisme repose sur une logique de découpage du continu que
constitue le réel en éléments discrets à explorer. La clôture est la conséquence de ce
découpage fonctionnel. Enfin, Philippe Hamon a analysé la territorialisation caractéris-
tique des personnages zoliens: fortement ancrés dans un espace dont les limites défi-
nissent simultanément une assignation sociale et un destin narratif, ils remplissent une
fonction du point de vue du programme zolien, puisqu’ils permettent l’exploration
d’un secteur du réel qu’il s’agit de décrire voire de liquider. La clôture est de ce fait
nécessaire au système naturaliste.
À cette fonction structurelle forte s’ajoute une fonction scénographique. Dans la
conception très visuelle qu’a Zola de l’art romanesque 13, la coupure se voit assigner
une fonction de cadrage, ou au minimum de focalisation. On se contentera de relever
que Zola affectionne par exemple les dispositifs qu’on pourrait dire de camera oscura
inversée, au sens où il crée de grandes scènes fantasmatiques grâce à un dispositif de
clôture, l’observateur étant enfermé à l’intérieur de la camera (ainsi Nana se muant sur
scène en divinité fatale pour Muffat qui l’épie par un trou du décor). La clôture,
comme élément de cadrage, est un élément clef du dispositif visuel par lequel Zola
suspend momentanément récit et contrat réaliste, pour produire des scènes de fantasme.
La clôture a donc une forte productivité dans les Rougon-Macquart, et cette producti-
vité va dans le sens de la libération d’un fantasme anxiogène.
Cette productivité perdure, et ce n’est un paradoxe qu’en apparence, dans ce roman
de l’évasion qu’est La Bête Humaine. La clôture y est en effet un principe structurel.
On a déjà mentionné le rôle assigné à la ligne dans la scène de l’errance de Jacques,
d’autant plus frappant qu’il s’agit de construire un dispositif de claustration à ciel
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ouvert, en l’absence de réels objets démarcatifs (parois, obstacles). Non seulement les
lieux clos, voire cadenassés, abondent dans le roman, mais la clôture comme dispositif
est utilisée à plusieurs reprises pour sa fonction dynamiqueþde générateur de tension,
mettant en mouvement le récit 14.
Pour La Bête humaine, il y a bien sûr la chambre étouffante 15 où se noue le drame,
huis-clos dangereux où monte la tension entre Séverine et Roubaud, finalement con-
vertie en projet d’action au terme d’une réflexion dont le cheminement est assumé par
le spectacle des lignes de chemin de fer : un échange se produit entre la circulation un
temps congestionnée sur les lignes (« des embarras s’étaient produits, le signal rouge
de l’aiguilleur fermait la voie»), et la confusion de Roubaud («des obstacles coupaient
son front»): la pensée de l’homme et la marche des machines se reflètent («c’était une
confusion, à cette heure trouble entre chien et loup»), et c’est au moment où le feu
rouge s’éteint, où le train se met en marche, que le personnage est réactivé, se retourne,
13. Outre la référence à la vitre qui s’interpose entre l’observateur et la réalité, l’image proposée par
Zola repose sur un système démarcatif par ailleurs fréquemment utilisé dans ses romans: «Il y a, enchâssé
dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’écran transparentþ[…]», Lettre à Valabrègue, 1864.
14. On pourrait retrouver dans la topographie de certains romans du cycle l’association d’une clôture et
d’une ligne tangente, parfois jusque dans les schémas préparatoires (Docteur Pascal, La Faute de l’Abbé
Mouret), comme le montre O. Lumbroso (Zola, la plume et le compas. La construction de l’espace dans les
Rougon-Macquart, Champion, 2004).
15. La première phrase du roman pose le motif du feu qui couve : « la mère Victoire avait dû couvrir
son poêle, d’un tel poussier, que la chaleur était suffocante ».

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envahi «d’ombre par cette nuit qui tombait. Il était décidé, son plan était fait». On
retrouve ici, sur un mode mineur, l’identification voire l’échange qui se produit entre
le mouvement du train et celui de l’homme, dans un double mécanisme de projection
et introjection. Et ce mécanisme par lequel la ligne sert d’embrayeur à la pulsion est là
encore mortifère. À proprement parler, la ligne est le vecteur de l’action engendrée par
le catalyseur «clôture».
Dupliquant cette chambre à l’échelle d’un paysage, la Croix-de-Maufras est un lieu
dont la clôture et l’isolement sont surdéterminés. Même la voie ferrée, moyen de com-
munication, est donnée comme un mur qui coupe la vallée: « On ne saurait imaginer
un trou plus reculé, plus séparé des vivants, car le long tunnel, du côté de Malaunay,
coupe tout chemin, et on ne communique avec Barentin que par un sentier mal entrete-
nu longeant la ligne.» 16 La maison, «toujours close», s’enfonce dans un trou au milieu
d’un enclos de lignes qui coupent son jardin. Le cadre est posé pour un second huis-
clos mortifère, particulièrement dans cet enclos au carré que sera la chambre de la
convalescence de Jacques, où Séverine sera tuée.

La prédominance dans ce texte d’une perception clôturée de l’espace permet de


comprendre l’évacuation de la prison comme réalité à décrire: la prison est naturalisée,
et celle des hommes n’est qu’un simulacre dépourvu de sens. Les personnages font
l’objet d’une véritable « incorporation» de la prison. L’incapacité de la justice à com-
prendre la nature et la vérité du crime (d’où l’échec du procès face à l’innocence
coupable de Jacques) découle de ceci que le crime n’est pas conçu comme un dysfonc-
tionnement social, sur lequel la société aurait prise. Dès lors, la prison, comme instru-
ment de régulation sociale, n’a rien à voir avec le vrai crime, celui qui naît de la
pulsion et non de la misère. De là l’impossible fusion du roman judiciaire et du roman
du crime. La maigreur du roman judiciaire est logique dans une œuvre où la justice
passe à côté du réel, superstructure fonctionnant à vide tandis que, hors d’elle, se
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trouvent la vraie prison à ciel ouvert et la pulsion de fuite comme condition humaine.
La prison, aboutissement et incarnation de la justice, est un instrument d’une autre
nature, sans pertinence.
Le destin de Jacques permet de dégager une autre dimension de la dialectique de la
clôture et de l’évasion dans les Rougon-Macquart, la dimension de fatum du natura-
lisme, les personnages étant prisonniers de la structure d’ensemble du roman. Si Zola
s’autorise le «saut dans les étoiles» 17, l’affranchissement du carcan de la méthode et
du fait, cet affranchissement peut affecter le style, l’intrigue, mais jamais le personnage,
à qui ne sont octroyés que des rêves d’affranchissement. On entend par là le rêve de
sortir de l’étau du «milieu», motif récurrent dans les Rougon-Macquart, qui reste une
échappée jamais concrétisée 18… On s’évade d’une prison, mais pas d’un récit. La Bête
humaine pousse au dernier degré la tension née de ce dispositif formel: le roman de la
clôture est entièrement construit comme un poème, terrible d’ailleurs, de l’évasion. Ce
roman né d’une ligne (la ligne qui ajoute subrepticement Jacques Lantier dans l’arbre
généalogique, ou celle qui inscrit dans l’ébauche le tracé de la ligne de chemin de fer

16. La Bête humaine, p. 1025.


17. « J’ai l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte»,
Lettre à Henry Céard, 22 mars 1885.
18. Les rêves de Séverine : la fuite en Belgique, puis en Amérique, p. 1232. La ligne est clairement la
voie vers un pays de Cocagne pour Phasie, c’est-à-dire un espace échappant au principe de réalité.

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Paris-Le Havre) est aussi celui qui va le plus loin dans l’exploration du principe de
fuite, principe formel, valeur thématique forte également du discours social, principe
narratologique. La ligne conduit aux frontières de l’humain, de la société, mais aussi
du roman.
Pour Zola, la prison est un mode d’être, un fait existentiel et non une réalité socia-
le. Il lui substitue une structure qui se situe à un niveau davantage métaphysique que
sociologique ou même psychopathologique, la clôture, condition de révélation d’un
mouvement pulsionnel inquiétant. Chez Jacques Lantier, le dispositif est à ce point
intégré que c’est le personnage (par « cahier des charges») qui est donné à soi-même
comme sa propre clôture. Aussi est-il propulsé inexorablement, selon la formule de
clôture dynamique déjà analysée, dans une pulsion de fuite: «Jacques fuyait dans la
nuit mélancolique». C’est parce que La Bête humaine est le roman de la clôture morti-
fère qu’il est aussi celui du mouvement, et de ce mouvement sans but qu’est l’errance.

La fugue, une pathologie sociale


On a rappelé que La Bête humaine avait été conçue comme un «roman sur le
mouvement d’une gare et la monographie d’un bonhomme vivant dans ce mouvement,
avec un drame quelconque» (1884). Il s’agit moins cependant de mouvement (qui
autorise une pluralité de directions et de sens de déplacement) que de passage, mouve-
ment linéaire. S’agissant du train, le verbe passer ou son synonyme vague «aller »
revient sans cesse sous la plume de Zola (« cela passait triomphal, cela allait à
l’avenir… » 19); il lui permet d’effacer l’agent du mouvement, et de substituer à l’image
du réseau celle de la ligne, emblème du déplacement déterminé. Toutefois, la donnée
initiale de l’homme qui vivrait dans le «mouvement» reflète la préoccupation de
l’époque pour le « mouvement pathologique», pour un mouvement sans but ni fonc-
tion. Le rêve de Jacques Lantier, « une vie muette et déserte comme ce pays désolé, où
il marcherait toujours, sans jamais rencontrer une âme» 20, donne la formule de cette
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pathologie sociale.
On l’a dit, tout ce qui se déplace sans motif ni but est dangereux, dans une société
où se renforce le contrôle social, la normalisation 21, qu’on entende par là ordre public,
social, et hygiénisme (régulation des hommes et des corps, hygiène et assainissement).
La référence clef est ici, selon Jean-Claude Beaune 22, le livre du juge Chanteau, Vaga-
bondage et mendicité, les plaies sociales (1899). Toutefois, il n’est pas possible d’assi-
miler directement l’errance de Jacques au classique vagabondageþcomme problème de
société: il s’agit d’une errance dont la définition se situe au croisement de la sociolo-
gie et de la psychopathologie de l’époque. En effet, l’approche la plus courante de
l’errance est sociologique, par la figure du vagabond, soit, selon Vexliard 23, celui qui
vit «sans utiliser les mécanismes sociaux (institutionnels ou non) reconnus et admis
par la société» pour atteindre en particulier les buts qui tendent à la « conservation
biologique». On peut distinguer un vagabondage élémentaire, (conséquence d’un cata-
clysme naturel ou politique, d’une guerre…), et structural (induit par les structures et

19. On compte ainsi près de 60 occurrences dans le texte des flexions de «passer».
20. La Bête humaine, p. 1046.
21. Jean-François Wagniart, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, Belin, 1999.
22. Jean-Claude Beaune, Le Vagabond et la machine. Essai sur l'automatisme ambulatoire, Champ
Vallon, 1983.
23. Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, ouvr. cité.

ROMANTISME no 126 (2004-4)


72 Muriel Louâpre

institutions sociales), mais cette définition ne fait pas de place à une conception psy-
chologique du vagabondage, versée au chapitre des exceptions 24. Or Jacques Lantier
est un individu intégré dans le monde du travail, bien que se tenant soigneusement à
l’écart des pôles de socialisation (café, femmes…) et rêvant de solitude. Sa propension
à l’errance n’est nullement la transposition d’un fait social avéré.
En revanche, à la fin du XIXe siècle, et particulièrement à partir des années 1880, se
développe un discours anxiogène sur le mouvement «pathologique» perçu simultané-
ment comme maladie individuelle et symptôme social. Il est composé, selon Jean-
Claude Beaune, de problématiques issues de champs hétérogènes de la pensée: contra-
diction de la valorisation de l’individu issue du XVIIIe siècle et de l’idéal de gestion
sociale des masses qui lorgne vers l’enrégimentement collectif; doctrine de la fatalité
des destins sociaux, biologisée au besoin; fascination de la médecine pour l’autonomi-
sation du corps sur le modèle mécanique; darwinisme social. Pathologisant la résistance
qu’oppose l’errance au contrôle social grandissant, la médecine va donner à cet agrégat
de discours une caution scientifique forte, en inventant un syndrome baptisé successi-
vement lypémanie, dromomanie, automatisme ambulatoire, qui obtiendra un vaste succès,
entre 1875 et 1910, avant de disparaître de la littérature médicale. Or la dimension
mécanique de l’errance est nettement soulignée dans La Bête humaine:
Sa vie de chaque jour se trouvait comme abolie, il marchait en somnambule, sans
mémoire du passé, sans prévoyance de l’avenir, tout à l’obsession de son besoin. Dans
son corps qui allait, sa personnalité était absente. 25
Puis il ne savait plus, hébété, absent de son être, d’où l’autre s’en était allé aussi, avec le
couteau. Il devait avoir marché pendant des heures, par les rues et les places, au hasard
de son corps. Des gens, des maisons, défilaient, très pâles. 26
La carrière de la dromomanie, concomitante au déploiement du réseau ferré en
France, s’ouvre en 1875 avec un mémoire du Dr. Achille Foville fils 27, et connaît sa
consécration en 1888 avec Charcot. Une centaine d’ouvrages médicaux seront écrits
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sur la folie vagabonde, qui en font bientôt un affluent du grand fleuve de la dégénéres-
cence… Foville, plus précis, distingue soigneusement les «lypémanes» des imbéciles
qui vagabondent, des dipsomanes en goguette, des épileptiques faisant des fugues
inconscientes, des déments qui marchent au hasard. Il les oppose aux aliénés qui ont la
manie de changer de maison: «Mais, ici, au lieu d’un simple déménagement, il s’agit
d’une expatriation.» 28

24. À partir du XIVe siècle, selon Vexliard, le vagabondage cesse d’avoir une source politique (Antiquité)
ou religieuse (Moyen Âge), et devient essentiellement un fait économique, quelle que soit la valeur symbolique
ou religieuse qui lui reste attachée. Le phénomène s’accentue au XVIIIe siècle avec l’apparition du salariat.
25. La Bête humaine, p. 1209.
26. Ibid., p. 1212.
27. « Les aliénés voyageurs ou migrateurs, étude sur certains cas de lypémanie », Annales médico-psy-
chologiques, 5e série, t. XIV, juillet 1875. Foville les identifie comme des «aliénés migrateurs» en 1875,
Charcot parle de « psychopathes voyageurs», d’automatisme ambulatoire comitial provoqué par une crise
épileptique (1888), Régis et Pitres de « dromomanie exagérée» (1895), etc. Pour mémoire, la première men-
tion d’un «roman sur un réseau de chemin de fer» apparaît en 1878, dix ans avant la première ébauche de
La Bête Humaine. On pourrait dire que ce projet de La Bête humaine se construit entre deux matrices
thématiques issues du discours social, le thème du mouvement, assumé par le train, qui apparaît au début de
la mode des voyageurs pathologiques, et celui du crime, exploité à l’occasion de la vogue de la criminologie,
avec la parution de L’Homme criminel en français en 1887.
28. Ibid. C’est nous qui soulignons.

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La Bête humaine évadée du naturalisme 73

Les aliénés voyageurs auxquels j’arrive accomplissent, en effet, lorsqu’ils se déplacent,


un acte réfléchi et parfaitement conscient; ils entreprennent de longs voyages par suite
d’idées nettes et logiquement systématisées; ils savent très-bien ce qu’ils veulent faire en
quittant l’endroit où il se trouvent pour émigrer dans un pays plus ou moins éloigné. 29
L’épistémologue Ian Hacking, qui a déconstruit le syndrome du « fou voyageur» 30,
a montré combien la création d’une pathologie spécifique était faiblement justifiable
du point de vue de la réalité étiologique, où l’on n’observe que de classiques conduites
de fugue. En revanche, la passion du temps pour le «mouvement pathologique» pré-
sente deux intérêtsþpour nous. D’abord, selon Foville, les conduites de fugue semblent
se concentrer sur la ligne Paris-Le Havre 31, cadre de La Bête humaine: pour le méde-
cin qui élabore le symptôme, comme pour le malade fugueur, cette ligne est symboli-
que de l’évasion, en ce qu’elle est la porte vers l’Amérique. Cette dimension n’a sans
doute pas échappé à Zola, qui utilise dans La Bête humaine l’Amérique et le Havre
comme porte de sortie possible du réel, voire du principe de réalité. Les voyageurs
sont vus par Tante Phasie comme en route «vers un pays de cocagne», de sorte que le
rêve américain de Jacques et Séverine apparaît dans la continuité de leur idylle
ferroviaire: il s’agirait d’aller au bout de l’échappée que leur offre le train. Il faut
insister sur le rôle fondateur de la ligne de chemin de fer et du train en général dans la
genèse de cette pathologie, ce que ne semble pas voir Hacking qui, suivant Charcot,
restreint le syndrome aux marcheurs compulsifs, automates. À l’origine de l’invention
de la dromomanie se trouvent vraisemblablement la peur du mouvement, forme de
résistance au contrôle social, et l’ambivalence à l’égard du train. Comme elle source
d’admiration et d’angoisse, le train emblématise la modernité, dont le principe clef est
le mouvement rapide. Le train est une faille à plusieurs titres: au niveau de la psycho-
logie individuelle, il offre un espace d’extranéation, ouvrant une faille dans le repérage
spatio-temporel 32. Fuir c’est s’abstraire: « il ne le pouvait que dans le train», en un
sens le train est la fuite.
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Il ne vivait tranquille, heureux, détaché du monde, que sur sa machine. Quand elle
l’emportait, dans la trépidation de ses roues, à grande vitesse, quand il avait la main sur
le volant du changement de marche, pris tout entier par la surveillance de la voie, guet-
tant les signaux, il ne pensait plus, il respirait largement l’air pur qui soufflait toujours
en tempête. (1044)
Au niveau national, en tant que brèche dans la clôture du corps social, le train est
le vecteur des sorties (de la désaffiliation, de la déterritorialisation sur laquelle on
reviendra), qui menace par contrecoup la société comme une atomisation, mais aussi
des entrées (migrants, rastaquouères associés symboliquement à une contagion poten-
tielle dans le discours social). Pour toutes ces raisons, La Bête humaine semble se
nourrir d’un substrat de discours social associant l’appréhension du chemin de fer,
29. Ouvr. cité, p. 9-10.
30. Ian Hacking, Les Fous voyageurs, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
31. Foville explique que le Havre est «un des principaux ports d’embarquement servant d’intermédiaire
entre l’Europe et les autres parties du monde. Le commerce, l’industrie, tous les métiers relatifs à la naviga-
tion y ont acquis un développement excessif, et s’accompagnent, naturellement, de beaucoup d’influences
susceptibles de produire l’aliénation mentale. Aussi est-il tout naturel que la ville du Havre contribue pour
une part considérable à peupler, de ses malades, les asiles d’aliénés du département de la Seine-inférieure »
(ouvr. cité, p. 7).
32. La curiosité pour le déplacement rapide se retrouve plaisamment dans l’invention à la fin des années
1870 d’une série d’appareils tous spécialisés dans sa mesure : le dromomètre, qui est un dromographe spéci-
fique au train, le dromoscope, le dromopétard… (voir Larousse du XIXe siècle, art. «dromographe »).

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74 Muriel Louâpre

l’association de l’errance et du mécanique, la fugue.þLe train y est à la fois ce qui


permet de prolonger l’errance et d’en donner la formule la plus parfaite, mais cette
extranéation un moment heureuse est systématiquement dénoncée comme mortifère:
train, errance et mort sont toujours associés. Pour tuer une femme, Jacques en congé
descend vers la place du Havre, où il suit plusieurs femmes jusque dans un train.
Zola connaissait-il le débat sur les dromomanes? Il est difficile, mais pas impossible,
d’imaginer qu’il ait échappé à la totalité des productions, couronnées par Charcot en
1888 justement. Il n’était pas besoin cependant de lire un de ces ouvrages pour être
sensibilisé à un thème prégnant sous ses deux aspects, sociologique avec l’obsession
pour le vagabond, dûment enregistrée d’ailleurs par un Maupassant par exemple;
psychopathologique ensuite, avec l’invention pure et simple d’une pathologie du mou-
vement. Or La Bête humaine a été conçu comme un roman du mouvement d’abord,
avant la mise en place d’une intrigue.

L’errance comme exploration des frontières de l’humain


On a cité plus haut l’expression très révélatrice de Foville, qui qualifie la fuite
pathologique d’expatriation. Cette formule est celle de la folie, selon Michel Foucault:
«Quand on parlera maintenant d’un homme fou, on désigne celui qui a quitté la terre
de sa vérité immédiate, et qui s’est lui-même perdu.» 33 C’est également sur l’idée
d’une folie comme perte de territoire que s’appuie Michel Le Bris dans un ouvrage
consacré aux figures de l’errance: « fou parce qu’errant, sans État ni territoire» 34. Nous
nous en tiendrons à la notion de «territoire», dont la «patrie» n’est qu’une variante
idéologique. Que Zola ait connu ou non cette pathologie de la dromomanie, il est
sensible, comme les médecins de son époque, à ce en quoi le train bouleverse la façon
qu’on a d’habiter l’espace. Or la grande affaire du naturalisme, qui lui donne sa facette
ethnologique,þest dans cette étude de la façon dont un groupe donné investit un espace
qui le définit et le limite (autre définition de la territorialisation, comme ancrage dans
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un espace).
Dans La Bête humaine, toute errance pathologique est rapportée au train comme si
le train en réalisait la figure la plus haute: non seulement le train est ce qui permet à
Jacques de dépasser un moment ses pulsions (lorsqu’il conduit la locomotive), mais
dans la grande scène d’errance qui nous sert de guide, Jacques court, erre, bute tou-
jours contre la voie, explicitement renvoyée aux parois d’un labyrinthe, pour finir,
vaincu, par devoir regarder en face le train, et le meurtre, c’est-à-dire contempler le
terme et la réalisation de son errance. Or qu’est-ce que l’expérience du train? La
pathologie des fous voyageurs le dit: se greffe sur la machine « train» le fantasme
latent de la fugue, car le train offre une rupture du cadre spatio-temporel grisante,
engendrant un sentiment d’extranéation, ou de déterritorialisation. Le temps du voyage
n’est plus défini par du biologique, le rythme et les contraintes des corps (bêtes ou
hommes), avec lequel le train opère un décrochage brutal. En cela, il est l’évasion par
excellence, séduisante et inquiétante. Ian Hacking souligne l’effet du développement
des transports rapides, faisant de la dromomanie une pathologie d’adaptation à une
distorsion brutale du temps (qui rétrécit), et de l’espaceþ(sans repères): le voyage en
train offre un espace-temps suspendu hors réel, où divague volontiers l’esprit.

33. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, coll. «Tel», p. 400.
34. Michel Le Bris, L’Homme aux semelles de vent, Payot, 1977.

ROMANTISME no 126 (2004-4)


La Bête humaine évadée du naturalisme 75

Pour Zola comme pour les psychologues de son temps, l’extranéation est une alié-
nation, quand bien même le sujet y adhérerait passionnément. On peut y voir une
inquiétude, une réticence: il faut que la fuite soit pathologique, qu’elle soit folle, sans
quoi il faudrait accepter qu’elle soit aussi une expérience de l’humain. Or le XIXe siècle
finissant, tout à sa tentation normative, refuse de reconnaître qu’il existe deux modes
de relation à l’espace, avec à côté de l’enracinement (celui qui est socialement accep-
table et valorisé), l’exploration, redoutée 35.
Le paradigme de la déterritorialisation a été volontiers avancé pour définir l’état
d’esprit anxieux de la fin-de-siècle française. Il s’agit selon Marc Angenot d’un senti-
ment diffus de perte et de dérive des systèmes de signes et de valeurs d’une société;
étant donnée cependant l’importance de la notion de territoire dans la formation idéo-
logique de la fin de siècle, devenue centrale dans la définition de l’identité, entre
Michelet et 1870 pour simplifier, on peut rendre au concept l’acception première:
l’anthropologie sait combien appartenance et défaut d’appartenance sont le fruit d’un
rapport à un territoire concret, c’est-à-dire à une façon d’occuper l’espace. L’intérêt
porté alors aux vagabonds et autres dromomanes légitime, pour la fin du XIXe siècle,
cette particularisation du concept.
Or que signifie la déterritorialisation comme déconnexion d’un espace d’affiliation?
Il semble que la déterritorialisation ait à voir avec l’humanité autant qu’avec l’apparte-
nance. On peut penser que la territorialisation, en tant qu’inscription dans un système
d’affiliation, de liens, fait partie de ce qui humanise. Mais comme il a été dit plus
haut, il y a deux façons de s’approprier un espace, l’enracinement n’étant que le plus
courant. Penser territorialisation, définir l’humanité par le territoire, c’est accepter une
catégorisation issue du XIXe siècle, qui pathologise l’errance. L’autre mode d’appréhen-
sion du territoire, l’exploration, est cependant intéressante, car les espaces hors contrô-
le sont ceux où l’être biologique a formé, historiquement, son humanité 36 : à ce titre, le
défaut d’assignation territoriale, qui effraye le siècle au point qu’il en fasse une folie,
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peut être aussi perçu comme occasion d’explorer les limites et les conditions de ce qui
fait l’humanité. C’est très exactement ce que fait Zola dans La Bête humaine. L’espace
«illimité» est en effet aussi un espace originel, l’espace de l’expérience de l’être au
monde.
La préoccupation à l’égard du vagabond, la place qu’il occupe dans les gazettes et
les romans, ne doit donc pas être réduite à la seule obsession normative, au désir
collectif de renforcement du contrôle social. Elle exprime tout autant une fascination,
malgré tout, pour le vagabond, pour l’errant mû par une de ces «forces» dont Zola est
friand, et dont nul ne sait si elles le mènent à la découverte de son humanité ou à une
sortie de l’humain 37. L’errance est une mise à l’épreuve de l’humanité.

Cet être de fuite qu’est Jacques Lantier, par son métier, son association à une
machine symbole d’évasion, et par son statut de prisonnier psychologique et narratolo-
gique cherchant à s’évader du cahier des charges, relève d’une expérimentation des

35. On adopte ici l’opposition enracinement/errance comme problématique anthropologique fondamen-


tale de l’homme dans l’espace, à la suite d’Abraham Moles, Psychologie de l’espace, Castermann, 1972.þ
36. Nous empruntons cette remarque à Abraham Moles, ouvr. cité
37. L’image du clochard oscille ainsi entre la figure du philosophe sans attaches et celle de l’homme
mécanisé, réduit à la vie des instincts. Sur ce point, voir les travaux de Vexliard et l’ouvrage plus récent de
Patrick Declerck, Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, Plon, 2001.

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76 Muriel Louâpre

limites d’une humanité définie comme territorialisée. L’expérimentation dont il s’agit


nous semble se construire moins sur la thématique du mouvement ou de la fuite que
sur le jeu de patterns, de motifs abstraits, au premier rang desquels la ligne. Nous
avons essayé de montrer dans la scène de l’errance la force d’abstraction qui permet à
l’auteur d’engendrer l’espace aberrant dans lequel tente de fuir son personnage. Si l’on
accepte de n’observer un instant que le jeu des lignes topographiques qui canalisent,
guident le déplacement du personnage, le rôle complexe de la voie ferrée, à la fois
donnée du paysage et pure ligne, ligne de force du soubassement abstrait du texte,
apparaît essentiel.

Le roman de la ligne: l’abstraction naturaliste


La ligne nous est en effet apparue jusqu’à présent comme un élément central de la
genèse de La Bête humaine, en ce qu’elle est formellement l’instrument de la dialectique
clôture-évasion dont nous avons mis en évidence la fonction dynamique, et du fait
qu’elle catalyse la fascination pour l’errance, expérience limite de l’humanité définie
comme territorialisée. Un dispositif thématique et son soubassement formel sont donc
articulés par Zola à un matériau d’ordre ethnologique, manifestement grâce à la poly-
valence de la ligne, réelle et figurée. Il reste à dire quelques mots de la nature de cette
articulation.
Il est indispensable à ce stade de se reporter aux analyses d’Olivier Lumbrosoþsur
la fonction génétique du schéma linéaire dans La Bête humaine, qui rappelle que ce
roman est le «poème d’une grande ligne» 38: la mention de la ligne revient dans l’ébauche,
amenant chaque fois une progression de la topographie, comme si la ligne engendrait
l’espace. Fil narratif et ligne spatiale, commente O. Lumbroso, se confondent, ce qui
permet de mettre en évidence le rôle structurel de la ligne qui domine, sur le mode de
la percée. On observe en effet que, curieusement, Zola évoque la ligne qui « passe»,
pour désigner la voie, immobile par définition, ou le train lui-même. La ligne est donc
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simultanément perçue comme vecteurþet clôture: la pulsion est une dynamique, mais
l’obsession qui la prend en charge est par nature circulaire. Cette tension entre conten-
tion et pulsion met en mouvement tout le roman.
La ligne apparaît comme ce sur quoi bute toujours in fine l’errance, non seulement
en ceci qu’elle arrête le personnage et le force à contempler le mouvement qui lui est
refusé (c’est le leitmotiv du monde des vivants qui « passe», « tandis que lui agonisait
là»), mais aussi parce qu’elle est porteuse d’une dimension de fatum, en grande part
lié aux données narratologiques. La ligne agit comme un attracteur sur le personnage,
en déformant l’espace et le temps 39. En effet, dans la scène de l’errance, on a relevé
que la fuite de Jacques s’effectuait dans un espace incohérent où les déplacements sont
annulés, les élans rompus, les échelles aberrantes. Cette attraction et cette déformation
sont comparées dans le texte à la sensation produite par un labyrinthe. Il est révélateur
que Zola utilise ce terme de labyrinthe, qui implique que la ligne est perçue par lui
comme une paroi: en effet, dans une perception anthropologique de l’espace, la paroi
se définit comme un condensateur de distance. Un des axiomes de la proxémique est
que l’importance des événements décroît avec la distance au sujet, or la paroi engendre
une atténuation analogue (de leur importance, de la gêne qu’ils provoquent, de leur

38. La Bête humaine, p. 150-151.


39. En ce sens, l’expérience d’errance de Jacques autour de la ligne est proche de la disjonction temps/
espace caractéristique du voyage en train.

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La Bête humaine évadée du naturalisme 77

audibilité et visibilité) à celle de la mise à distance: la paroi fonctionne donc comme


une condensation de la distance. Le terme de labyrinthe explicite donc la fonction qui
est assignée à la ligne dans le texte, perturber les échelles de perception. Malgré son
caractère théoriquement linéaire, la ligne fait tourner Jacques en boucle, et le boucle
comme une clôture. L’auteur la construit, non sans sadisme, comme une instance de
contrôle qui refuse au personnage l’évasion, un Gardien qui le contraint à la lucidité.
En le rabattant systématiquement vers le point focal, cette Croix-de-Maufras où va se
réaliser la pulsion de meurtre, elle le force à ouvrir les yeux sur son désir.

Cette fonction complète le mécanisme de projection/introjection qui parcourt tout


le roman 40, et apparaît dans ce texte précis selon plusieurs modalités. Projection d’abord
du corps fantasmé sur le paysage, qui fait se déplacer le personnage littéralement non
sur un terrain mais sur un corps obsédant (remonter des «côtes», dévaler des «gorges»),
le personnage se trouvant empêtré dans la matière de ce corps à corps (mouillé «jus-
qu’aux hanches» par de simples «ruisseaux »). La corporéisation du paysage complète
les dispositifs de déformation expressionniste pour faire de cette fuite éperdue un
déplacement dans la projection d’un espace intérieur. Mais comment fuir dans un
espace extérieur absorbé par la scène intérieure, où l’on se retrouve soi-même à cha-
que pas? La dynamique créée par la ligne engendre une projection de l’espace mental
du personnage sur le paysage réel, de sorte qu’il se retrouve, littéralement, partout.
Nous revenons au «labyrinthe» : comme dans un palais des glaces, l’affolement est
produit à la fois par la perte de repères spatio-temporels et par l’impossibilité de se
fuir, puisqu’à chaque pas c’est dans son propre espace mental qu’on se retrouve. En le
rabattant sur le point focal de la Croix-de-Maufras, où va s’effectuer le meurtre et
s’assouvir le désir, la ligne exerce une force d’attraction/projection, ce dont on a con-
firmation par le dispositif pseudo cinématographique qui constitue le point d’orgue de
l’errance: arrêté face à la voie, Jacques voit en un éclair le coup de couteau porté sur
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Grandmorin dans un wagon éclairé, la succession rapide des petites vitres carrées vio-
lemment éclairées faisant défiler parmi des images indistinctes celles du meurtre. Cette
vision nocturne du train, avec son dispositif cinématographique, est la projection sur
l’écran des vitres du fantasme intérieur 41.

Se mêlent ainsi autour du motif de la ligne différents types d’espace, espace topo-
graphique qui entoure le personnage (la ligne distribue collines, buissons, ruisseaux),
espace symbolique qui fait du déplacement une errance dans les limbes de la psyché
(la ligne gardien de la conscience rabattant le personnage sur son désir), espace formel
enfin, celui du roman lui-même (lignes, cercles, vecteurs). La scène qui nous a servi
de guide rend possible la perception de ces trois espaces, et fait de l’évasion le sens
profond du roman. Il ne s’agit pas de l’évasion seulement au sens de s’échapper d’un
40. On pense globalement aux échanges qui s’opèrent entre hommes et machines: mécanisation de
l’homme, féminisation de la locomotive, projection sur la machine de la pulsion de fuite qu’elle suspend un
temps…
41. La vision nocturne du train, avec son dispositif cinématographique, apparaît comme la projection
sur l’écran-vitres du fantasme intérieur. On retrouvera le même dispositif de projection lorsque Séverine
racontera le meurtre à son amant, qui hallucine la scène sur les carreaux : «et il fallait qu’il se tournât, pour
retrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles, d’une légèreté de rêve […] Chaque fois que par un
effort de volonté, il croyait glisser au sommeil, la même hantise recommençait, les mêmes images défilaient,
éveillant les mêmes sensations. Et ce qui se déroulait ainsi, avec une régularité mécanique, pendant que ses
yeux fixes et grands ouverts s’emplissaient d’ombre, c’était le meurtre, détail à détail», p. 1206.

ROMANTISME no 126 (2004-4)


78 Muriel Louâpre

espace, hic et nunc, mais de verser dans un autre espace, celui de la fiction comme
abstraction. La réussite de Zola est de donner à cet espace de la fiction une complexité
analogue à celle des espaces dont notre corps réel est le centre: la perception intellec-
tuelle de l’espace est étayée par une perception physique et psychologique. C’est dans
cette logique que le pattern de la ligne, mi-symbolique, mi-formel, permet au discours
sur le personnage et son univers de se fondre dans la dynamique textuelle.
Comme élément topographique, support du train, elle prend en charge le discours
social sur l’errance et le déplacement rapide; comme figure géométrique abstraite
organisant les déplacements à l’intérieur d’un espace qu’on peut qualifier d’espace
mental, elle est vecteur et ligne de faille. En effet, le rôle formel de la ligne la constitue
en analogue de la fameuse faille qui caractérise la folie de Jacques. Il est incidemment
possible de proposer une explication de la fusion, dans la genèse de l’œuvre, du projet
de roman ferroviaire et de roman criminel, qui n’est pas seulement pragmatique: outre
les potentialités du cadre ferroviaire, en termes d’éclatement du lieu, d’ouverture
d’espaces indécis qui sont autant d’échappées possibles hors de la normalité, la ligne
permet, comme jamais, de mettre en œuvre textuellement la faille.

L’obsession zolienne de la clôture, qui se reflète dans l’enfermement narratologi-


que du personnage, justifie simultanément l’évacuation de la prison et la mise en scène
récurrente de fantasmes d’échappée dont le dromomane est l’archétype. La figure de la
ligne, élément structurant de l’espace imaginaire et concentrateur de sens, soutient
cette articulation de l’enfermement et de l’errance. Elle permet en outre, cette fois
comme motif formel, de concentrer le discours social sur l’errance en un récit saturé
émotionnellement et symboliquement, permettant à la réalisation individuelle d’accéder à
une puissance évocatoire qui repose moins sur l’ampleur du matériel anthropologique
utilisé que sur le maintien à découvert de cette dimension d’ordinaire cachée du roman
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qu’est l’espace de la fiction – espace d’abstraction, de pures formes en mouvement,
vecteurs et champs de force.
Les travaux récemment menés sur les documents préparatoires de Zola ont montré
que le croquis, avec sa force visuelle, jouait un rôle poïétique majeur dans la genèse
des œuvres. On doit notamment à O. Lumbroso d’avoir montré comment la ligne per-
met de construire l’espace 42. Cependant, si la puissance d’un roman comme La Bête
humaine tient en grande part à la cohérence et à la force du modèle qui le sous-tend,
ce modèle n’est jamais purement abstrait: le dessin de la ligne, fondateur dans La Bête
humaine, est aussi une formalisation, c’est-à-dire un processus supposant l’existence
d’un matériel initial, un ensemble de données, de possibles agencements fictionnels.
L’étude remarquable menée par O. Lumbroso ne remonte pas à la façon dont s’articulent
le matériel fictionnel antérieur au dessin et le modèle (ici la ligne), mais il est évident
que la puissance du romanesque procède de la reformulation du matérielþamassé dans
un autre langage, le langage visuel, avec ses exigences de clarté: la formalisation par
le croquis opère une sélection dans l’éventail des options disponibles, elle éclaircit le
dispositif, et participe de ce fait à la genèse, mais elle le transforme également en
retenant des aspects qui offrent une meilleure productivité plastique. De sorte que le

42. « La ligne est bel et bien une figure fantasmatique de l’œuvre qui sert à construire l’espace »,
Olivier Lumbroso, Zola, les dessins des Rougon-Macquart, t. 3, «L’invention des lieux », Textuel, 2002,
p. 500.

ROMANTISME no 126 (2004-4)


La Bête humaine évadée du naturalisme 79

passage par le dessin a sans doute mis au jour et survalorisé une structure nouvelle qui
sous-tendra le roman, la ligne.
Enfin, le maintien, en surface du roman, de son «espace abstrait », toujours grâce à
la bivalence de la ligne, facilite l’accès au symbolique. La construction du motif de
l’évasion dans La Bête humaine est exemplaire de la façon dont un modèle formel, ici
la ligne, permet le filtrage, la conversion d’un discours social plus ou moins conscient
(et plus ou moins développé par un tempérament) en dispositif romanesque. La parti-
cularité du roman dans le cycle est sans doute que ce modèle formel reste apparent,
lisible, et permet au lecteur de glisser sans cesse d’un niveau de lecture réaliste à un
niveau abstrait. Le naturalisme abstrait se donne à lire dans ce récit comme jamais
dans l’ensemble des Rougon-Macquart, grâce à la bivalence de la ligne que révèle le
couple errance/clôture. Mise à l’épreuve des frontières de l’humain frappé de déterri-
torialisation, l’errance dans son espace formel se donne en dernier lieu à lire comme
l’exploration des frontières de la représentation.

(I.U.T. de Tours)
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