Lfa 201 0103
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Lfa 201 0103
approche énonciative
Anissa Belhadjin
Dans Le français aujourd'hui 2018/2 (N° 201), pages 103 à 118
Éditions Armand Colin
ISSN 0184-7732
ISBN 9782200931742
DOI 10.3917/lfa.201.0103
© Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
La littérature permet tout, dit-on. Je pourrais donc les faire tourner à l’infini
dans l’escalier de Penrose, jamais ils ne pourraient plus descendre ni monter,
ils feraient toujours en même temps l’un et l’autre. Et en réalité, c’est un
peu l’effet que nous font les livres. Le temps des mots, compact ou liquide,
impénétrable ou touffu, dense, étiré, granuleux, pétrifie les mouvements,
méduse. Nos personnages sont dans le palais pour toujours, comme dans
un château ensorcelé.
Éric Vuillard, L’Ordre du jour, Actes Sud, 2017, p. 12.
aussi jeu vidéo ou jeu de rôle. V. Jouve écrit ainsi que l’intrigue – autre © Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
élément clé du récit de fiction1 – n’existe que « pour et par eux » (1992 :
58). Pour P. Glaudes et Y. Reuter il est « l’objet même de la narration »2
(1996 : 59). Toutefois, l’étude du personnage se trouve souvent écrasée,
à la fois par l’évidence de cette présence qui le rend familier, et par le
processus d’immersion fictionnelle (Schaeffer 1999) ; personnage et personne
se confondent alors, comme dans la définition suivante du personnage :
« Représentation d’une personne dans une fiction » (Bernier et Saint-Jacques
2002). Pourtant, loin d’être une entité autonome, il est davantage un « effet »
(Hamon 1983 ; Jouve 1992) produit par le texte sur le lecteur, qui l’actualise
et lui donne une épaisseur.
Au second cycle de l’enseignement secondaire français, les programmes
de lycée comme ceux de lycée professionnel accordent une place importante
à cette notion de personnage. Ainsi, en lycée professionnel (LP), un objet
rticle on line
Le Français aujourd’hui n° 201, « Quels usages du personnage à l’école ? »
moins éclairante qu’une interrogation liée à cet objet d’étude utilise le même © Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
verbe « se construire » à propos, cette fois, du lecteur : « En quoi l’histoire
du personnage étudié, ses aventures, son évolution aident-elles le lecteur à
se construire ? » (ministère de l’Éducation nationale, op. cit).
Au contraire d’autres formes de récits de fiction – comme le film, le
jeu vidéo, le jeu, le jeu de rôle, et dans une certaine mesure, le texte
théâtral et la BD – la particularité du roman est d’être une fiction écrite :
s’il y a « construction » du personnage, c’est donc bien par le texte. Or,
depuis le déclin général de l’approche poétique des textes littéraires6 , les
notions narratologiques n’apparaissent pas centrales dans les programmes
scolaires. Dans les programmes de lycée par exemple, l’emploi du terme
narratologie est corrélé au structuralisme, qui « réduit le personnage à un
actant » (« Ressources sur le personnage de roman », ministère de l’Éducation
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Construire la notion de personnage de roman par une approche énonciative
nationale, op. cit : 3). Dans le volet « étude de la langue », est évoquée
notamment la question du point de vue ; mais la référence en reste toutefois
G. Genette, dans Figures III, il y a plus de 45 ans : 1972 !
Une réflexion sur la didactisation des savoirs théoriques, de la critique
structuraliste notamment, serait à construire7 . Elle montrerait probablement
que ces savoirs de référence pour la discipline « français » se sont fossilisés au
moment de la période critique qui a instauré leur diffusion. Ainsi en est-il
des outils narratologiques pour la lecture des textes littéraires. Ils ont été
en vogue dans les années 1970 et 1980, portés par la vague structuraliste.
Construire un schéma narratif ou actantiel, déterminer la focalisation ont
permis de donner sens à la lecture des élèves : en son temps, la critique
structuraliste a doté les enseignants d’outils euristiques puissants, dont un
ouvrage comme Savoir-lire (Schmitt et Viala 1982) permet de rendre compte
aujourd’hui. À travers l’étude de la notion de personnage, nous verrons que
les théories narratologiques contemporaines, malgré leur dynamisme dans le
champ de la poétique, sont aujourd’hui largement ignorées des programmes,
des manuels et des enseignants, bien qu’elles permettent précisément de
construire cette notion. Dans un premier temps, il s’agit ici de présenter
une approche des travaux sur la question du personnage, puis d’envisager
comment se construit énonciativement « l’effet-point de vue » (Rabatel
1998), fondé sur des indices linguistiques.
Lorsque des sèmes identiques traversent à plusieurs reprises le même nom © Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
propre et semblent s’y fixer, il nait un personnage. Le personnage est
donc un produit combinatoire : la combinaison est relativement stable
(marquée par le retour des sèmes) et plus ou moins complexe (comportant
des traits plus ou moins congruents, plus ou moins contradictoires), cette
complexité détermine la « personnalité » du personnage. [...] Le nom propre
d’un personnage comme simplement figure n’est qu’un instrument pour
condenser une pluralité d’informations, une pure convention. (1970 : 74)
Vu dans une approche sémiologique, voilà le personnage : ensemble de
signes qui s’agrègent autour d’un nom propre. P. Glaudes et Y. Reuter
(1998 : 58), reprenant le terme d’étiquette utilisé par P. Hamon, qui la
définit comme un « ensemble stylistique dont les unités forment l’effet-
personnage » (1983 : 107), affirment que « l’étiquette des personnages est
avant tout formée par les désignateurs » au premier chef desquels, le nom.
Pour eux, « le nom propre a une place fondamentale » (1996 : 81), en visant à
l’effet de réel : « donner un nom à un être de fiction constitue bien le principal
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Le Français aujourd’hui n° 201, « Quels usages du personnage à l’école ? »
répandue de termes forgés par G. Genette, comme homodiégétique et © Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
hétérodiégétique, focalisation interne, externe et omnisciente indique bien
que ces notions sont jugées euristiques pour rendre compte et du mode
d’immersion dans la fiction, et du mode d’accès aux pensées du personnage.
Toutefois, certaines difficultés dans leur emploi soulèvent autant de questions
vives dans le champ toujours en évolution de la narratologie contemporaine.
Si l’on repart de la façon dont R. Barthes définit le personnage (supra), elle
illustre pourtant bien tout ce que les discours sur le personnage comportent
de convention, au sens de « accord tacite pour admettre certains procédés
même s’ils s’éloignent de la réalité, en vue de produire l’effet voulu »9 ,
8. Pour un état de la question, voir Cahiers de narratologie, 28, « Le Récit comme acte cognitif »,
2015. U. Eco y réfléchit également dans « Quelques commentaires sur les personnages de
fiction », Sociologies : émotions et sentiments, réalité et fiction, juin 2010.
9. TLFi, <http://atilf.atilf.fr/tlf.htm>.
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Construire la notion de personnage de roman par une approche énonciative
s’appuyer sur des indices linguistiques pour les reconnaitre et les identifier. © Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
Or la terminologie de G. Genette, en vigueur dans les différents segments
scolaires, ne le permet pas. La plupart des recherches actuelles en poétique
du récit s’accordent à remettre en cause cet héritage. S. Patron déplore
ainsi qu’« en dépit des réformes des programmes et de la formation des
10. Voir notamment les travaux sur l’incomplétude du récit de fiction : T. Pavel, L’Univers
de la fiction, 1988 ; ou des entités fictives : R. Saint-Gelais (« La fiction à travers l’intertexte »,
en ligne sur Fabula), cite à ce propos un roman de science-fiction dans lequel le héros
voyage dans les romans et raconte : « Je préférais regarder les gens. [...] Je rencontrais des
personnages qui n’étaient vêtus qu’en partie ; par exemple, un chapeau vert et une veste
rouge sur un corps nu (rien d’autre) ; ou bien des souliers jaunes et une cravate à fleurs (sans
pantalon, sans chemise ni même linge de corps), d’élégantes chaussures enfilées sur des pieds
nus. Les passants ne réagissaient pas, moi j’étais très gêné, et puis je me souvins que certains
auteurs ont l’habitude d’écrire des phrases de ce genre : “La porte s’ouvrit, un homme élancé
et musclé, en casquette et lunettes noires se montra dans l’encadrement” (p. 208) ». Et R.
Saint-Gelais conclut : « À leur manière narquoise, les frères Strougatski mettent en évidence
un facteur sur lequel l’illusion référentielle repose, mais qu’en même temps elle occulte : le
fourmillant et silencieux travail de complétion auquel se livrent les lecteurs de fiction ».
11. La question de la vie psychique des personnages était problématique pour les nouveaux-
romanciers : mort du personnage pour A. Robbe-Grillet, personnage trompe-l’œil pour N.
Sarraute.
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dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur © Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
jouent un rôle essentiel ». On peut supposer que « la relation personnelle au
texte » est par définition difficile à didactiser pour un enseignant (surtout si
elle est tenue de susciter émotion, plaisir, admiration). Qu’en est-il alors de
l’analyse des procédés narratifs ?
Pour introduire cette question, regardons du côté d’un manuel scolaire de
lycée de 201112 dans lequel le point de vue est présenté selon la tripartition
genettienne classique : point de vue omniscient (« le narrateur connait
tout sur les personnages et la situation »), externe (« l’action semble perçue
par un témoin extérieur ») et interne (« le narrateur ne dévoile que ce
qu’un personnage voit d’une scène »). Pour « reconnaitre un point de vue »,
quelques questions sont posées à la suite du passage des Misérables où Jean
Valjean entre dans la ville de Digne :
Dans les premiers jours du mois d’octobre 1815, une heure environ avant
le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la petite
ville de Digne. [...] c’était un homme de moyenne taille, trapu et robuste,
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Construire la notion de personnage de roman par une approche énonciative
Ces deux exemples soulignent à quel point la présentation de personnages © Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
romanesques peut s’inscrire dans un topos narratif, l’entrée du narrateur
dans la conscience du personnage mimant l’entrée du lecteur dans le roman
ou le chapitre : effet-point de vue intéressant qui s’apparente à un zoom. En
l’occurrence, c’est bien le narrateur qui décrit le personnage, de l’extérieur : il
est l’énonciateur dans chacun de ces extraits et construit le personnage petit
à petit. Or considérer une simple juxtaposition de points de vue (externe,
puis omniscient ou interne) est non seulement discutable, mais ne permet
pas de donner sens à ce topos.
Distinguer point de vue du narrateur et du personnage découle des travaux
d’A. Rabatel (Ibid.), qui permettent de rendre compte de la construction
du personnage dans une approche énonciative. A. Rabatel remet en cause la
tripartition de G. Genette pour qui les focalisations (interne, externe, zéro)
sont envisagées comme des « foyers » en dehors de la notion de focalisateur.
Il propose d’envisager une approche du point de vue plus contrainte, qui
13. Sur ce point, voir les travaux de S. Patron (2015) qui s’inscrivent dans une théorie
non-communicationnelle du récit de fiction, réfutant le concept de narrateur.
14. Il s’agit d’un passage de l’incipit de La Vie est brève et le désir sans fin, Lapeyre, POL,
2010.
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Cette approche permet de définir deux sujets du point de vue (ou focalisa-
teurs) à l’origine des perspectives narratives : le narrateur et le personnage. Le
narrateur est toujours locuteur, en tant qu’il prend toujours en charge l’énon-
ciation. Il peut aussi exprimer le point de vue d’un personnage, qui est alors
énonciateur. Ainsi, que le narrateur soit homodiégétique ou hétérodiégétique
anonyme, le récit est essentiellement dialogique, en ce sens que le narrateur,
en tant que locuteur, peut se démarquer d’un énonciateur à l’origine du
point de vue... Ici intervient le couple notionnel consonance/dissonance, qui
permet de rendre compte du degré auquel le narrateur adhère (consonance)
ou non (dissonance) au point de vue du personnage qu’il rapporte.
Point de vue du personnage et point de vue du narrateur peuvent donc
cohabiter, s’opposer, voire alterner en fonction de stratégies discursives qui
fondent ce qu’A. Rabatel nomme « l’effet point de vue », c’est-à-dire la façon
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Les points de vue qui s’expriment dans le texte de fiction peuvent donc
ressortir indifféremment au narrateur ou au personnage. Mais cela ne signifie
pas pour autant qu’ils soient sur le même plan. Ainsi, volume de savoir et
profondeur de perspective ne sont pas identiques pour ces deux instances et,
pour chacune d’elles, peuvent varier en fonction des stratégies de l’auteur,
que celles-ci concernent la progression de l’intrigue, le dévoilement ou le
masquage de certains indices, etc. Puisque le narrateur est, diégétiquement,
situé à un niveau supérieur à celui du personnage, il a théoriquement accès
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Construire la notion de personnage de roman par une approche énonciative
15. Il s’agit ici d’une partie du sujet de l’épreuve anticipée de français (EAF) de Polynésie,
ES, 2015 ; il comporte quatre textes. Seule une partie du deuxième texte, la question de
corpus et la question de la dissertation sont reproduits ici. On pourrait également envisager
l’étude d’autres sujets : Liban, série L, 2017 ou série L, 2014.
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Construire la notion de personnage de roman par une approche énonciative
Conclusion
Pour finir, une réflexion...
Une lecture naïve des livres de fiction confond personnages et personnes
vivantes. On a même pu écrire des « biographies » de personnages, explorant
jusqu’aux parties de leur vie absentes du livre (« Que faisait Hamlet pendant
ses années d’études ? »). On oublie alors que le problème du personnage
est avant tout linguistique, qu’il n’existe pas en dehors des mots, qu’il est
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un « être de papier ». Cependant, refuser toute relation entre personnage et © Armand Colin | Téléchargé le 09/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.150)
16. On peut lire sur cette question « Sur les concepts de narrateur et de narration non-
communicationnelle », A. Rabatel, Littérature, 2011/3, n° 163.
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Le Français aujourd’hui n° 201, « Quels usages du personnage à l’école ? »
Anissa BELHADJIN
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