Le Stigmate Ou La Différence Comme Catégorie Utile
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D'ANALYSE HISTORIQUE »
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1. Ce titre fait référence à un article dans lequel la grande historienne du xixe siècle du
genre et du monde ouvrier, Joan Scott, revient sur la production de la différence par la mise
en place des régimes républicains. Si nous le citons, c’est qu’elle insiste sur la nécessité de
recourir à toutes les catégories de la différence pour comprendre comment sont produites
les minorités. J. W. Scott, « La différence comme catégorie utile d’analyse historique »,
Raisons politiques, 31 (2008/3), p. 105-113.
2. E. Goffman, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, 1975 (1re éd., Stigma: Notes
on the Management of Spoiled Identity, Upper Saddle River, 1963) ; J. W. Scott, « Genre.
Une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, 37/1 (1988), p. 125-153 ;
ead., « Le genre : une catégorie d’analyse toujours utile ? », Diogène, 225/1 (2009), p. 5.
3. M. Foucault, Dits et Écrits, Paris, vol. 3, 1994.
4. A. Farge, La Vie fragile : violence, pouvoirs et solidarités à Paris au xviiie siècle, Paris, 1986.
5. P. Artière et D. Kalifa, « Vidal, le tueur de femmes. Une biographie sociale »,
Paris, 2001 ; D. Kalifa, Biribi : les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, 2009 ;
Q. Deluermoz, Policiers dans la ville : la construction d’un ordre public à Paris (1854-
1914), Paris, 2012 ; K. Lambert, Itinéraires féminins de la déviance : Provence 1750-1850,
Aix‑en‑Provence, 2012.
6. Le concept a été formulé par E. Grendi, « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni
storici, 35 (1977), p. 506-520, plus particulièrement p. 512.
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7. Olivier Faure va même jusqu’à écrire que « […] en apparence, l’histoire des relations
entre les historiens et Goffman est celle d’une ignorance ». O. Faure, « Les historiens
face à l’institution totale », dans Erving Goffman et les institutions totales, C. Amourous,
A. Blanc dir., Paris, 2001, p. 43-57.
8. J.-M. Chapoulie, La Tradition sociologique de l’école de Chicago (1892-1961), Paris,
2001.
9. E. Goffman, Asiles. Études sur les conditions sociales des malades mentaux, Paris, 1968
(1re éd. 1961).
10. E. Goffman, Stigmate…, op. cit., p. 14.
11. Pour Goffman, tout membre d’une société est doté d’une identité sociale : une
série de signes extérieurs définissent le rang qui lui est assigné dans la structure sociale.
Mais cette identité possède deux dimensions : « Par suite, il faudrait mieux dire que
les exigences que nous formulons le sont [en puissance] et que, le caractère attribué à
l’individu, nous le lui imputons de façon potentiellement rétrospective, c’est à dire par
une caractérisation [en puissance] qui compose une identité sociale virtuelle. Quant à la
catégorie et aux attributs dont on pourrait prouver qu’elle les possède en fait, ils forment
son identité sociale réelle. » Ibid., p. 12.
le stigmate 217
12. « Un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports
sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de
ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits
qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs. Il possède un stigmate, une différente
fâcheuse d’avec ce à quoi nous nous attendions. » Ibid., p. 15. Cela n’est pas sans évoquer
les trois figures d’anormaux envisagées par Michel Foucault : le monstre humain, l’onaniste
et l’incorrigible. M. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975),
Paris, 1999.
13. C’est dans la même période que Goffman théorise ses métaphores théâtrales pour
décrire le rôle des individus sur la scène sociale, les assignations qui lui sont faites et sa
marge de jeu. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. I : La présentation de soi,
Paris, 1979 (1re éd. 1973).
14. Pour Goffman, penser l’interaction ne revient pas à renoncer à penser la place de
l’individu dans une structure, E. Goffman, Stigmate…, op. cit., p. 91.
15. H. S. Becker, Outsiders : études de sociologie de la déviance, J.-P. Briand et
J.‑M. Chapoulie trad., Paris, 1985 (1re éd. 1963).
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forgent des cadres et des supports matériels, des murs, des registres, des
frontières qui contribuent à promouvoir ces normes et à les médiatiser30,
mais aussi à les mettre en scène et du coup à les transformer. Par ailleurs, ces
institutions proposent, dans le même temps, des instruments pour mesurer
la norme qu’elles définissent, évaluent et réactualisent en permanence. Les
articles présentés dans ce dossier se fondent sur de telles archives : les plaintes
enregistrées chez le commissaire de police pour dénoncer les prostituées du
Palais-Royal, les notices nécrologiques des sœurs de la Charité ou encore
les carnets enregistrant les punitions données aux vieux pensionnaires de
maisons de retraite sont autant de traces matérielles d’administration de la
norme et de la déviance.
Ce premier parti pris méthodologique, proche des analyses d’Howard
Becker ou de celles de Norbert Elias dans les Logiques de l’exclusion, veut ainsi
souligner que les groupes sociaux dominants créent le stigmate, en instituant
des normes dont la transgression constitue le stigmate et en appliquant ces
normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants31. Ainsi
l’article d’Arnaud Lestremeau s’attache à énoncer à travers les discours domi-
nants de la société anglo-saxonne – du texte liturgique aux diplômes royaux
en passant par les chroniques – les logiques de stéréotypisations négatives
des Scandinaves au tournant de l’an mil. Clyde Plumauzille par le biais
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le moi est pluriel, éclaté, produit et reproduit par chaque interaction. Les
problématiques relatives à la « nature du moi » dans l’espace social ont lar-
gement travaillé la sociologie et le travail de Goffman a connu à cet égard
des critiques virulentes. Richard Sennett est sans doute l’un de ceux qui a
dénoncé le plus fortement ce qu’il appelle l’« école de Goffman », réduisant
les hommes à des « conduites » éphémères, des moi dépourvus de chair et
d’expérience évoluant dans une société statique et a-historique35. Ce que nous
voulons expérimenter est plus modeste, et entend questionner la matérialité
des interactions à l’origine d’une constante redéfinition des identités. Quelles
frontières symboliques et matérielles tracent les « normaux » et les « stigma-
tisés » pour se définir et désigner les autres ? Quelles sont les identités que
chacun joue dans les expériences qui lui sont données de vivre ?
Quentin Deluermoz a particulièrement mobilisé cette démarche inte-
ractionniste pour saisir la construction « sur le trottoir » d’un ordre public
dans la seconde moitié du xixe siècle, à partir du cas des policiers en tenue
et de leurs interactions quotidiennes avec les Parisiens36. Dans le sillage de
cette démarche, nous voulons mobiliser non pas le contenu des analyses
goffmaniennes, mais le « regard » goffmanien, cette attention au face-à-face
qui permet d’analyser les « cadres » de l’échange stigmatisant37. Désireuse de
saisir « ce qui se joue en amont, c’est-à-dire avant et – l’essentiel du temps – à
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