J Dewitte - Rosset Ontologie Du Réel
J Dewitte - Rosset Ontologie Du Réel
J Dewitte - Rosset Ontologie Du Réel
CLÉMENT ROSSET
Jacques Dewitte
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 01/05/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 194.214.29.29)
DOI 10.3917/criti.730.0163
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https://www.cairn.info/revue-critique-2008-3-page-163.htm
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Clément Rosset
L’École du réel } Paris, Éd. de Minuit,
coll. « Paradoxe », 2008, 480 p.
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ses remèdes, c’était « le donné ». Par la suite, il s’est appelé
« le réel » ou « la réalité », mais aussi « l’existence », « l’être »,
ou bien encore « le singulier » – autant d’appellations diffé-
rentes recouvrant la même préoccupation philosophique. Si
Rosset a renouvelé la notion de « double », dont il a tiré,
comme il l’écrit lui-même, une « théorie générale », on doit le
considérer, plus essentiellement encore, comme le penseur
qui s’est inlassablement confronté à la notion énigmatique
de « donné » ou de « réel ». C’est de son examen qu’il faut
partir si l’on veut restituer le sens de sa pensée, ces deux
notions fondamentales – réel et double – devant être envisa-
gées ensemble, dans leur rapport mutuel et quasiment cor-
rélatif. Mais on devra aussi se demander à quoi s’applique
au juste la notion de « réel » (retenons le terme le plus fré-
quemment employé). Lorsque Rosset parle d’une singularité
absolue, d’une « idiotie » (au sens étymologique du terme) du
réel, a-t-il en vue n’importe quelle réalité ou bien une cer-
taine réalité exceptionnelle qui se détache et fait saillie – à
savoir l’événement, l’insolite, le nouveau ? Est-ce par exem-
ple la réalité nouvelle, déconcertante, d’un nouveau morceau
de musique ou est-ce, tout autant, n’importe quelle rencon-
tre quotidienne désagréable qui n’a aucune place dans nos
attentes et nos représentations ?
Exposition
C’est sans doute dans son ouvrage de jeunesse Le Monde
et ses remèdes que se laisse le mieux comprendre l’inspiration
philosophique fondamentale de toute l’œuvre de Rosset, qui
n’a pas varié malgré certains changements de terminologie et
de tonalité. Quelles sont au juste ses cibles ? Principalement
la métaphysique et la morale, ou mieux encore, ce qu’il appelle
la « perception morale », c’est-à-dire une certaine manière
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lable et pas seulement ultérieure.
Dans cette logique, la chose elle-même – et au premier
chef l’existence humaine – serait en soi un pur néant ou un
non-sens faute d’un discours justificatif qui en indique la
nécessité, la raison 3. Ce discours qui confère sa raison d’être
à l’existant est censé venir le tirer de sa vanité et de son
insignifiance supposées et donc, de véritablement le sauver :
il opère une sorte de rédemption, un rachat ontologique. D’un
point de vue philosophique, Rosset s’inscrit à la fois dans la
lignée de la critique anti-platonicienne des « arrière-mondes »,
qui viennent doubler le monde réel et dans celle du « principe
de raison suffisante », en vertu duquel une chose quelle
qu’elle soit est affectée d’un déficit ontologique si elle se
contente de tout simplement exister. Pour se mettre à vrai-
ment être, il faut qu’elle puisse faire valoir des « titres à l’être »
(MR, p. 55), qu’elle puisse se prévaloir d’une caution ultime,
laquelle réside forcément ailleurs, dans une sphère extérieure
à la réalité elle-même.
Cette conception fondamentale se retrouve, sans grand
changement, dans la série des livres ultérieurs, à commencer
par Le Réel et son double, même si l’idée fondamentale d’un
« remède » au monde, désespérément recherché, est rempla-
cée par celle d’une quête, également compulsive, de « dou-
bles » de la réalité.
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cher une origine, une cause, une raison. Cela présuppose
une situation originaire de simplicité première du réel, mais
à laquelle on ne parvient justement pas à se tenir : il se pro-
duit une « décomposition en deux temps » (MR, p. 62) et c’est
ainsi que surgissent diverses formes de doubles irréels, de
simulacres illusoires 4.
À côté de cette critique de la dénégation du réel et de
l’engendrement des doubles dont se rendent coupables, à ses
yeux, à peu près toutes les philosophies, on trouve chez Ros-
set des analyses plus proprement psychologiques ou existen-
tielles : ainsi, tout ce qui est consacré à la description du
phénomène humain de l’aveuglement ou de la méconnais-
sance, c’est-à-dire de la dénégation de la réalité. C’est ce qu’il
appelle lui-même « l’inobservance du réel » ou la « faculté
anti-perceptive » :
S’il y a une faculté humaine qui mérite attention et tient du
prodige, c’est bien cette aptitude, particulière à l’homme, de résis-
ter à toute information extérieure (PC, p. 59-60).
Les exemples qu’il en donne proviennent surtout de la
littérature : le monologue intérieur de Swann qui résiste à
l’évidence qu’Odette est ce que l’on appelle une « femme entre-
tenue » ; l’attitude de la grand-tante de Combray concernant
la vie mondaine de Swann ; le déni de réalité comique du
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sujet aveuglé en lui désignant la réalité qu’il ne veut pas voir ;
bien loin de lui faire abandonner son illusion, on risque de la
renforcer encore. Apparaît là une forme de folie qui, en un
sens, est constitutive de l’humain et donc indépassable.
Ayant décrit les diverses formes par lesquelles s’opère un
déni de la réalité, le geste philosophique de Rosset consiste
donc à poser comme exigence d’affronter le réel pour ce qu’il
est, en acceptant en particulier le dénuement inconfortable
que l’on éprouve alors, puisqu’on est confronté à une réalité
pour laquelle fait défaut tout modèle permettant de la rame-
ner à du familier. Au « principe de raison suffisante », il
oppose son propre « principe de réalité suffisante » 7 : bien loin
d’être bancal et déficient sans la béquille ontologique d’une
raison censée lui donner une justification et lui conférer un
bien-fondé, le réel se suffit à lui-même tel qu’il est.
Ce geste philosophique, doit-on l’appeler un « retour au
réel » ? Une telle expression suggérerait que l’on y aurait déjà
demeuré auparavant et qu’on l’aurait perdu. Or, il ne s’agit
pas d’un retour, mais plutôt d’une ouverture à ce qui est
essentiellement insolite, d’une attitude où l’on contrecarre le
mouvement presque spontané de se détourner du réel, afin
de se tourner vers lui pour la première fois, avec une sorte
de ferveur non dépourvue d’un certain caractère mystique.
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d’un don gratuit et incompréhensible que rien n’explique ni ne
laisse attendre [...]. Là où l’homme religieux s’étonne d’un don,
l’homme moral apprécie une réponse à son attente. [...] La sur-
prise devant l’être, fondement originel du sentiment religieux, a
été entièrement submergée et oubliée sous le fatras des considé-
rations morales (MR, p. 146).
De même, dans Le Réel. Traité de l’idiotie, il introduit la
notion de grâce, dans son sens théologique, et la caractérise
comme un « cadeau », une « gratuité », ce qui est « donné de
surcroît ». « La grâce est un cadeau-surprise : on n’a en rien
œuvré pour l’obtenir, et on est toujours, même comblé par
elle, incapable de produire un argument » (LR, p. 76). Est donc
récusée l’idée que ce don soit un dû, quelque chose que l’on
puisse exiger, mais non pas le sentiment de gratitude pour
un présent reçu. S’il y a une récusation très claire de toute
bondieuserie religieuse, métaphysique ou morale, et surtout
le refus de toute fondation onto-théologique (la supposition
d’un fondement premier), le scepticisme radical de Rosset,
d’allure nettement agnostique, n’exclut pas une certaine
sympathie pour une piété qui serait inspirée par un senti-
ment d’étonnement devant l’énigme même de l’être ou du
monde, son « sans pourquoi ». ll ne fallait pas que cela fût et
pourtant cela est, et nous nous en émerveillons.
Difficultés
Dans le climat intellectuel actuel – marqué à la fois par
une hypertrophie des discours interprétatifs seconds et par
diverses théories qui insistent unilatéralement sur le rôle des
représentations, allant jusqu’à affirmer que tout serait
« construit » de manière culturelle et arbitraire – il y a quelque
chose de rafraîchissant à lire Clément Rosset. Voilà au moins
un penseur qui a le mérite de mettre en avant la confrontation
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rence à une instance extérieure supposée apporter une cau-
tion métaphysique et morale, à rejeter tous les doubles et à
prendre en compte le réel pour lui-même, dans sa singularité
et son unicité, conduit forcément à une sorte de piétinement
ou de ressassement tautologique. Que peut-on dire en effet
du réel si, par une décision de principe, on s’interdit de le
rapporter à autre chose que lui-même ? Peut-on encore, à son
propos, tenir un discours, articuler une parole ? On ne peut
en dire qu’une chose : qu’il est ce qu’il est, et rien d’autre. Le
principe d’identité est le seul discours qui lui soit approprié :
« A est A », c’est-à-dire la tautologie pure et simple 8.
Pourtant ce n’est pas tellement dans le langage que se
situe le véritable problème, mais dans le statut même du réel.
Lorsqu’on lit Rosset, on voit bien que ce « réel » qu’il place au
centre de sa méditation est caractérisé, de manière implicite
mais parfois aussi très explicite, comme une pure immédiateté
ou une coïncidence à soi 9. Il est non seulement singulier et
unique, mais simple – d’une simplicité qui est celle d’un pur
fait positif. Dès lors, la relation que l’on peut avoir avec lui ne
peut être elle-même qu’immédiate et directe ; elle est censée
n’être médiatisée par rien, ne comporter aucune distance,
aucun hiatus et être donc une pure et simple coïncidence. Cela
ressort par exemple, d’un passage sur cette « constante de
l’esprit humain interdisant [...] de jamais porter son regard
direct sur l’objet qu’il a en vue, et de pouvoir ainsi jamais s’en
faire ce que Spinoza appelait une “idée adéquate” 10 ».
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Dès lors, dans la logique qui sous-tend cette conception,
on est condamné à ce dilemme : ou bien une relation immé-
diate à la pure immédiateté du réel, ou bien un dédouble-
ment, une « partition » entre le réel et son double. « Le réel est
ce qui est sans double, soit une singularité inappréciable et
invisible parce que sans miroir à sa mesure » (OS, p. 15). Mais
cela oblige à adresser une objection fondamentale : n’est-ce
pas précisément cette manière de penser, avec la dissociation
de nature qu’elle postule entre le réel et le double, qui ins-
taure elle-même un dualisme métaphysique ? Il apparaît que
Rosset, en un renversement dialectique, effectue exactement
le contraire de ce qu’il avait l’intention de faire : sa généalogie
des doubles, bien loin d’être un geste philosophique de
déconstruction de la métaphysique, est précisément ce qui
construit une antithèse de type métaphysique ; la dualité
dénoncée est le résultat de ses propres prémisses. De sorte
que, si l’on souhaite dépasser une telle métaphysique, on
devra trouver une autre voie que celle-là.
La stratégie philosophique que je propose d’adopter
consiste à remettre en question les deux prémisses fondamen-
tales de cette conception, c’est-à-dire la manière dont sont
pensés à la fois le pôle du réel et celui de la relation à celui-ci
(et donc la notion de double), mais tout en s’efforçant néan-
moins de préserver ce qu’il y a de meilleur et de fécond dans
la réflexion de Rosset : l’intuition d’un réel trop surprenant et
aveuglant pour être vu et reconnu aussitôt pour ce qu’il est.
Le secret patent
La conception de Rosset rend en somme incompréhensi-
ble cela même qu’elle avait eu le mérite de placer au centre
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blesse inhérente à la conception de Rosset, car inscrite dans
ses prémisses mêmes, tient à ce qu’elle psychologise, anthro-
pologise et même moralise un phénomène qui devrait être
envisagé avant tout d’un point de vue ontologique. Car quelle
est, en substance, l’explication qui est continuellement avan-
cée ? Que les hommes font preuve sans cesse de lâcheté, de
paresse ou de mollesse. Ils devraient voir le réel pour ce qu’il
est, l’affronter sans masques ni voiles, mais voilà, ils sont
ainsi faits que, par une pente fatale qui tient à leur nature,
ils le fuient, s’en détournent constamment.
Aussi habituel et répété soit-il, l’aveuglement reste donc
envisagé comme un fait purement fortuit et contingent, qui
ne provient pas d’une structure de l’être ou du réel lui-même,
mais d’un trait « humain trop humain » : la tendance à l’évi-
tement de la réalité (une variante du « divertissement » pas-
calien). N’est pas retenue cette autre éventualité : que le réel
comporte lui-même quelque propriété ayant pour effet qu’il
se dérobe de manière obstinée alors même qu’il s’étale au
grand jour.
Ainsi sommes-nous amenés à un réexamen du statut
ontologique du réel. Ce « réel » ou ce « donné » qui se donne à
voir et à percevoir de manière patente, évidente et quasi-
immédiate, il ne faut pas le concevoir comme « simple » à la
manière d’un pur fait positif (et donc atomisé et discret). Ce
qui revient à dire que, malgré cette patence, il comporte une
sorte d’opacité et un secret. Bien sûr, on voit bien ce que
Rosset devrait rétorquer aussitôt, conformément à toute sa
conception : parler de « secret », n’est-ce pas effectuer une
« partition » ou une duplication entre une face dévoilée et une
face cachée, entre une part visible et une part invisible ?
N’est-ce pas, conformément au platonisme, présupposer un
« arrière-monde », un domaine de réalité éloigné où serait
censé résider l’être véritable par opposition à la réalité visi-
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quelque « invisible » situé à côté ou ailleurs, mais ce qui le
double de l’intérieur, c’est-à-dire le capitonne et qui doit être
considéré comme indissociable du visible lui-même – l’image
textile de la « doublure » introduisant une modalité bien dif-
férente du « double » que sa seule modalité fantomatique 11.
De même pour le « réel » selon Rosset : au lieu de le concevoir,
de manière fort étriquée et étique, comme « simple », on doit
admettre qu’il a une « chair », une doublure interne qui en est
indissociable, qui lui confère sa consistance et son épaisseur,
mais par là aussi une certaine opacité.
L’idée de « secret » ainsi comprise permet de rendre
compte de ce phénomène fort courant : qu’une réalité pour-
tant patente, manifeste et étalée au grand jour (comme la
célèbre Lettre volée de Poe) puisse en même temps se dérober
et demeurer inaperçue ; c’est donc qu’elle n’est tout de même
pas entièrement étale et contient un repli ou une doublure
invisible. Le réel n’est pas simple, il comporte une sorte de
hiatus, d’écart à lui-même qui est l’envers de son rapport à
soi constitutif. Et du point de vue du sujet qui en fait l’expé-
rience, cela ne doit pas être envisagé comme un manque ou
une carence, mais plutôt sur le mode de l’excès ou de l’excé-
dent : comme quelque chose qui est en trop, qui déborde et
submerge de manière aveuglante.
Il ne suffit donc pas de dire que l’aveuglement au réel
s’expliquerait par une sorte d’« humaine faiblesse » consistant
à adopter une attitude de fuite. À ce jugement par trop mora-
lisateur, souvent valable mais qui ne devrait pas être géné-
ralisé, on préfèrera une interprétation différente, valable pour
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L’initiation
Rosset n’envisage jamais le double que selon sa modalité
de copie ou de reflet, le récusant comme étant soit une super-
fétation, soit une échappatoire. Mais ce faisant, il ne prend
jamais en considération cette autre modalité : un double qui,
bien loin d’éloigner du réel, y conduit et y donne accès. C’est
le rôle que peuvent avoir l’art, mais surtout, par excellence,
le langage 12. Celui-ci vient « doubler » la réalité (on ne se
contente pas de vivre, on commente cette vie par des mots),
mais sans que ce soit forcément pour la dissimuler. Car en
la disant et en la nommant, une parole prononcée peut faire
apparaître la réalité à la conscience pour la première fois 13
– de sorte que ce langage qui « double » le réel n’est tout de
même pas simplement « second », mais doit être compris
aussi comme « premier » et « originaire ».
Mais comment peut s’effectuer cet accès au réel, de
l’ordre d’une initiation ? On peut distinguer, en première
approximation, deux voies possibles : l’une, ardue et sans
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Il faut admettre que, pour avoir accès au réel, pour par-
venir à l’appréhender tel qu’il est, on a le plus souvent besoin
d’une intercession de figures médiatrices. S’il arrive aussi
fréquemment que l’on y reste aveugle, ce n’est pas que l’on
fasse preuve de lâcheté en n’osant pas l’affronter de face (ni
que l’on se bouche les oreilles comme Ulysse) ; c’est, dans
bien des cas, parce que l’on n’a pas su l’apercevoir, le recon-
naître pour ce qu’il est, faute de schèmes de perception et
d’intelligibilité appropriés. Au lieu de le reconnaître, on le
méconnaissait, n’y voyait que du feu, on passait à côté
– notamment parce qu’on le rattachait à des schèmes qui
n’étaient pas appropriés, car provenant d’un autre type de
réalité. Ce n’est donc pas que l’on doive se méfier de tous
les doubles indistinctement, en supposant possible un accès
au réel non médiatisé par quoi que ce soit (comme le suppose
en fin de compte Rosset). Cela tient à ce que l’on recourait
à de mauvais doubles, à des schèmes inappropriés à la chose
en question – on cherchait midi à quatorze heures au lieu
de le chercher à midi, on prenait les vessies pour des lan-
ternes au lieu de les reconnaître comme des vessies. L’ini-
tiation – examinée ici selon la voie de la médiation par un
tiers – consiste précisément à s’ouvrir à tel ou tel « réel »
grâce à certains schèmes de perception ou d’intelligibilité qui
lui soient appropriés. À adopter vis-à-vis de ce réel singulier
l’angle de vue, l’optique qui lui convient. À bénéficier de
l’enseignement de certains tiers qui ont élaboré de nouveaux
schèmes (littéraires, philosophiques, politiques) permettant
d’accéder à un réel auquel, sinon, on serait resté obstiné-
ment aveugle, à côté duquel on serait passé sans jamais le
remarquer 14.
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singularité et une unicité absolues, sans disposer d’aucun
mode d’emploi, en étant dépourvu de tout discours explicatif
ou justificatif, et donc dans une situation de complet dénue-
ment. Il est non seulement surpris par la réalité, mais par-
faitement désarmé, puisque lui fait défaut la panoplie des
instruments que constituent les concepts et les catégories,
les schémas intellectuels, les modèles ou précédents. Et
pourtant, même en pareille situation une certaine forme
d’initiation peut avoir lieu. Mais comment peut-elle s’effec-
tuer si, par hypothèse, on récuse d’avance toute forme de
double ou de discours second ? Cela ne peut se produire que
selon une stricte immanence qui consiste en ce que l’on
cherche à comprendre ce réel « de l’intérieur » ou « à partir
de lui-même », en une démarche herméneutique – ce qui,
temporellement, peut être de l’ordre de l’illumination subite
ou de celui d’un long cheminement pour comprendre, ou des
deux à la fois (une illumination précédée d’une longue incu-
bation).
Tout en maintenant le principe fondamental de Rosset
consistant à écarter tout recours à une « raison » ou cause
extérieure supposée rendre compte du réel, je suppose donc,
contrairement à lui, non seulement que certaines médiations
sont nécessaires pour y avoir accès sous la forme de schèmes
d’intelligibilité, mais aussi – cas extrême et difficile à conce-
voir – que ces schèmes peuvent parfois être trouvés dans la
réalité elle-même. C’est une éventualité que Rosset rejette
explicitement : que le réel, d’une certaine manière, « livre les
clefs de sa propre compréhension » ou « contribue à sa propre
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son propre mode d’emploi, dissimulé comme une clef magique.
Le cercle
Mais avancer cela revient, il est vrai, à affronter une dif-
ficulté énorme, au moins aussi considérable que celle de la
tautologie indiquée plus haut : celle d’une circularité mani-
feste. On a en effet affaire à un cercle puisque les clefs de
l’intelligibilité de la chose en question sont livrées par la chose
elle-même. Car comment les détenir si l’on n’y a pas déjà eu
accès, si l’on n’y est pas déjà entré pour aller les chercher ?
C’est logiquement et temporellement impossible (puisqu’on
suppose comme ayant déjà eu lieu ce qui doit encore avoir
lieu). Cela peut se décrire aussi comme l’énigme d’un accès
de l’intérieur à un lieu pourtant censé être hermétiquement
clos (tâche digne des exploits des espions aventuriers de Mis-
sion impossible). Mais il faut assumer et affronter cette cir-
cularité dans ce qu’elle a de vertigineux pour l’esprit. Cette
solution permet de maintenir l’exigence première de prendre
le réel tel qu’il se donne (sans le rapporter à autre chose, à
un fondement préalable énonçant sa raison d’être), en affron-
tant son opacité, mais tout en admettant en même temps que
l’on peut y accéder – précisément à partir de lui-même 16.
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que l’on peut la comprendre à partir d’elle-même et que s’ouvre
ainsi de l’intérieur ce qui semblait clos et opaque. On est passé
du régime de la tautologie à celui de la circularité, d’un pur et
simple ressassement du Même à une forme d’ouverture, ayant
admis deux éventualités récusées par Rosset : que le réel a
besoin d’un éclairage et que celui-ci peut être recherché, non
pas dans une source de lumière extérieure, mais dans une
sorte de rayonnement interne à la chose.
Pour mieux comprendre en quoi peut consister une telle
circularité, tournons-nous vers l’un des exemples mis en
avant par Rosset : la musique. Si Igor Stravinsky 17, dans une
célèbre formule provocante, a affirmé un jour que la musique
était « impuissante à exprimer quoi que ce soit 18 », ce n’était
pas pour récuser toute expressivité musicale, mais parce que,
dans son esprit, l’idée même d’« expression » présupposait la
traduction en musique d’un supposé « sentiment » préalable
dont elle ne serait que le décalque. Elle serait donc parfaite-
ment redondante et superfétatoire par rapport à ce « x »
préexistant ; elle cesserait d’être un événement de création.
Or, si l’on renonce à cette conception « expressive » pour ne
retenir que l’événement même de la musique – ou plus exac-
tement de telle musique, de tel morceau particulier –, on ne
pose pas non plus un pur fait brut, un événement immédiat
et transparent. Car la musique comporte un certain rapport
à soi constitutif : elle est un jeu, et même un jeu qui joue avec
soi-même, tissée qu’elle est de rapports internes. À ce rapport
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première » toujours à refaire.
Cela ne signifie d’ailleurs pas que cette musique jus-
que-là insolite devienne entièrement familière, se rattache à
la sphère de ce qui a été assimilé et approprié, que son altérité
se réduise au Même. Dans la plupart des cas, le morceau de
musique – ou, d’une manière générale, la réalité nouvelle à
laquelle on a trouvé accès – garde une bonne part de son
mystère. L’initiation ainsi comprise ne se ramène donc pas à
une simple assimilation. On a basculé soudain à l’intérieur
d’une sphère de réalité qui, jusque-là, était demeurée obsti-
nément fermée et opaque, mais sans qu’elle perde tout à fait
son caractère énigmatique : elle se met à se déployer à partir
d’elle-même pour le sujet initié – non pas initié « de l’exté-
rieur » (comme s’il y avait un secret à éventer, une mèche à
vendre), mais de l’intérieur.
Il faut donc récuser un dilemme constamment présup-
posé par Rosset : ou bien on a affaire au réel tel quel, à un
monde qui ne se laisse éventuellement expliciter que par le
monde lui-même, de manière tautologique ; ou bien on
recherche la médiation d’une instance extérieure, divine ou
magistrale, qui nous « signale du doigt » ce qu’il y a à connaî-
tre et à admirer dans le monde. C’est un faux problème, car
il n’y a pas vraiment à choisir : le geste qui me signale du
doigt ou la parole qui me signifie ce qu’il y a d’admirable ou
de désirable dans le monde sont tournés vers quelque chose
qui est intrinsèquement tel, et non pas créé ou façonné par
ce geste ou cette parole 19. Ils révèlent une qualité du réel qui
n’avait pas attendu cette monstration pour exister, même si
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Le redoublement originaire
Pourtant, on peut aussi trouver chez Clément Rosset des
passages allant au-delà de ce que sa conception peut avoir de
trop radical et d’unilatéral, et rejoignant la conception élargie
que je viens d’esquisser. Je songe en particulier à un dévelop-
pement sur Marivaux qui contient la plupart des éléments
introduits plus haut (même l’idée d’une « initiation »). « Le
théâtre de Marivaux met en scène de la manière la plus visible
ce temps de retard qui sépare l’événement du réel de son accès
à la représentation » (LR, p. 128). Dans un tel passage, Rosset
échappe au reproche indiqué : de concevoir le réel comme une
pure immédiateté telle que le retard pour le comprendre
deviendrait incompréhensible. S’esquisse une position plus
complexe consistant à supposer l’existence d’une réalité exté-
rieure à la représentation, mais à laquelle certaines représen-
tations peuvent donner accès ; ainsi parle-t-il d’une « longue
initiation à la connaissance du réel, qui ne se donne ni sim-
plement ni immédiatement à la conscience, mais doit au
contraire s’apprendre patiemment et comme à tâtons » (LR,
p. 129).
Par là est reconnu un écart interne inhérent au réel, lequel
n’est plus une simple immédiateté excluant tout dédouble-
ment. Cette reconnaissance d’un hiatus inhérent – qui n’est
pas de l’ordre du manque, mais plutôt d’un excédent interne –
donne un statut ontologique à une autre forme possible du
double : il peut exister un redoublement – par certaines repré-
sentations ou par le langage – qui fait accéder au réel moyen-
nant une séquence temporelle, un « temps pour comprendre »,
plus ou moins long. Et ce redoublement n’est pas un double
séparé, détaché du réel, où serait censée résider la vraie réa-
lité. Le réel garde son privilège et, si j’ose dire, sa préséance
ontologique par rapport aux doubles et représentations.
190 CRITIQUE
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le monde et sur eux-mêmes. Je dis bien, en français (d’autres
langues ne permettent pas cette distinction), redoublement et
non dédoublement – cette nuance m’est précieuse parce
qu’elle permet de suggérer que l’on n’a précisément pas
affaire à la simple répétition superfétatoire de ce qui était de
toute façon là, mais bien à une « relance », à une « intensifi-
cation », lesquelles ne s’ajoutent pas simplement au donné
premier, mais le prolongent et le multiplient, lui apportent
un surcroît.
Dans le cas qui nous occupe ici, on peut d’ailleurs consi-
dérer que ce redoublement originaire dû à la parole survient
à une réalité qui comportait déjà une sorte de dédoublement
premier, ce que j’ai décrit plus haut comme une « doublure
interne », c’est-à-dire un rapport à soi constitutif (ainsi, dans
la coquetterie et la parure féminine si bien décrite par Henri
Raynal 20). Le réel est à la fois clos sur soi et ouvert – deux
aspects opposés qui sont coprésents dans la notion ontolo-
gique de pli – ; il comporte un entrebâillement qui rend pos-
sible et appelle même la médiation d’une parole (ou d’une
œuvre) lui donnant accès. Si l’on admet que la réalité a pour
caractéristique de comporter en elle une épaisseur due à une
doublure interne, qui la rend quasiment hermétique sans être
pourtant absolument close, alors on peut comprendre aussi
le rapport qui peut s’établir, dans le meilleur des cas, entre
cette doublure interne du réel et le redoublement originaire
de la parole (ou de tout autre discours) ; ce sont en somme
ces deux formes de redoublement qui se font écho, mais sans
20. Voir L’Œil magique (Paris, Éd. du Seuil, 1963), Sur toi l’or de
la nuit (Cognac, Le temps qu’il fait, 1989) et Dans le dehors (Paris,
Deyrolles, 1996). Sur la signification de la parure féminine chez Ray-
nal, voir mon article « La déclinaison infinie », Poésie 2001, no 90, Paris,
2001.
LE RÉEL SIMPLE OU DOUBLE 191
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Clément Rosset a donné, au fil des ans, de nouveaux
prolongements et approfondissements à son questionnement
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sur le réel, annonçant à chaque nouvel opuscule que, cette
fois, ce serait son mot ultime, mais en relançant, quelques
années plus tard, une réflexion censée être close. Il faut se
réjouir de la publication récente de L’École du réel où il a
réuni en un seul volume la quasi-totalité de ce corpus étalé
sur une trentaine d’années, somme définitive (ou provisoire-
ment définitive ?) du ressassement obstiné de cette belle idée
fixe 21. Tout se passe comme si, dans la progression même de
son œuvre, le motif « Le réel et son double » avait donné lieu
à une situation de « Thème et variations » 22 qui avait dépassé
ses intentions initiales, l’auteur étant surpris lui-même par
cette persistance imprévue. Or, s’il est vrai qu’une variation,
musicalement parlant, est autre chose que le simple double
redondant du thème, cela ne confirme-t-il pas indirectement
que le réel, comme thème de réflexion, n’est pas aussi simple
et évident qu’on pouvait le croire ?
Jacques DEWITTE