Le Goût Des Mochis Au Kouign Amann - Ann Mary P. Mikael
Le Goût Des Mochis Au Kouign Amann - Ann Mary P. Mikael
Le Goût Des Mochis Au Kouign Amann - Ann Mary P. Mikael
Ce livre, ou
quelque partie que ce soit, ne peut être
reproduit de quelque manière que ce soit
sans la permission écrite de l’éditeur.
Ce livre est une fiction. Les noms,
caractères, professions, lieux,
événements ou incidents sont les
produits de l’imagination de l’auteur
utilisés de manière fictive. Toute
ressemblance avec des personnages
réels, vivants ou morts, serait totalement
fortuite.
Image de couverture : Shutterstock © Oktora
75116 Paris
www.hugopublishing.fr
ISBN : 9782755697582
Ce document numérique a été réalisé par
Nord Compo.
La vie est une bougie dans le vent.
Proverbe japonais
À mes voyages et ma passion pour le Japon.
Emmanuel
☐ Œufs
☐ Farine
☐ Lait
☐ Maïs
☐ Éponges
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
*
* *
L’eau chaude qui détend mes membres me fait
un bien fou. Tout comme le calme apaisant du
onsen3 de l’hôtel. Je ne m’attendais pas à une
sorte de patio en bois avec des bambous en
décoration. C’est très zen. Nous ne sommes que
quatre hommes dedans, et j’apprécie
particulièrement la discrétion de chacun.
Je craignais de me retrouver nu devant des
inconnus, et finalement, passé les premières
minutes, la gêne a disparu. En plus, personne ne
discute, tout le monde profite. Je me demande si
du côté des femmes, Alizée éprouve le même
sentiment. En tout cas, c’est parfait après une
journée à crapahuter dans tout Kyoto. Dire que
nous allons remettre ça demain !
Alizée doit me parler du programme au dîner,
j’ai peur. J’arriverai peut-être à négocier quelques
voyages en bus.
Je ferme les yeux et savoure l’instant présent.
— Nous pourrions louer un onsen rien que pour
nous deux, lance Martin en tournant les pages de
son guide.
— Tu crois que ça passerait ? demandé-je en
haussant les sourcils.
— Nous ne serons certainement pas le premier
couple gay à visiter le Japon. Et puis, ce qu’on fait
en privé ne les regarde pas, ajoute-t-il avec
malice.
Une douce chaleur s’installe dans mon corps
alors que je m’imagine parfaitement ce que nous
pourrions y faire.
— Et que fais-tu d’Alizée ?
Ma nièce sera en effet présente pendant une
partie du voyage.
— Nous ferons ça pendant notre semaine tous
les deux. Nous irons à Hakone pour nous balader
autour du lac, voir le torii, et ensuite, nous
passerons le reste du temps dans notre chambre,
en yukata4.
— Sans yukata, tu veux dire.
Il sourit, se penche au-dessus de la table et
m’embrasse le nez avant de récupérer son guide
touristique.
— Et puis, de toute manière, nous sommes
obligés de réserver une chambre privée, reprend-il
avec sérieux.
— Pourquoi ça ?
Je hausse un sourcil tout en me levant pour
aller me servir un verre d’eau. Martin me suit du
regard et remonte sa manche dès que je me tourne
de nouveau vers lui. Son tatouage apparaît alors.
Son bras est entièrement orné de courbes celtiques
que j’adore tracer du doigt. Il l’avait déjà lors de
notre rencontre.
— Tu sais, porter un tatouage, au Japon, c’est
compliqué. C’est souvent mal perçu. Si on ne
t’associe plus immédiatement à un Yakuza, tu
renvoies tout de même l’image de quelqu’un qui se
rebelle contre la société…
— C’est vrai. Je pensais que pour les étrangers,
ça passait.
— À certains endroits. Pas partout. Et vu la
taille du mien, il sera difficile de le cacher. Enfin,
voyons le positif, c’est une excuse parfaite pour
opter plutôt pour un bain privé…
Je m’approche de lui, m’assieds sur ses genoux
et l’embrasse.
— Comme si tu avais besoin d’excuses pour ce
genre de choses !
J’ouvre les yeux lorsqu’une des personnes
quitte le bassin. Et dire que je découvre la joie des
onsens dans un hôtel capsule. Notre voyage aurait
dû être si différent… Quoique… Martin m’aurait
aussi fait crapahuter toute la journée.
Je profite encore quelques minutes avant de me
lever à mon tour, de récupérer ma petite serviette
digne d’un timbre-poste et d’aller me rhabiller.
Quand j’entre dans la salle commune où je dois
retrouver Alizée, je ne la vois pas. Elle n’est peut-
être pas tout à fait prête. Du coup, je m’installe à
une table et patiente. Les minutes s’écoulent.
Un coup d’œil à mon smartphone m’apprend que
je n’ai pas reçu de message de sa part. Ni de celle
de Thibault. Je crois que le flot de photos que nous
lui avons envoyé l’a calmé.
Mon ventre émet un gargouillis peu discret, et
je me sens mal à l’aise. Qu’est-ce qu’elle fiche ?
Mon regard se pose sur une panière de fruits.
Je vais finir par me lever et prendre une pomme.
— Désolée, je n’ai pas vu le temps passer.
Alizée déboule avec toute l’énergie d’une
adolescente en pleine forme, tandis que moi,
j’aurais pu me glisser dans un lit après cet
agréable moment de décontraction.
— Nous allons mettre une montre à Mochi.
Ma nièce s’arrête, me scrute et sourit.
— Tu fais de l’humour ?
— De temps en temps.
— Tout n’est pas perdu, alors. Suis-moi, on va
manger !
Pas besoin de me le dire deux fois, je n’attends
que ça. Je ne réagis cependant pas assez vite au
goût d’Alizée qui m’attrape le bras pour m’inciter
à me lever et m’entraîne à l’extérieur de l’hôtel.
L’air est un peu frais dehors, bien qu’il fasse bon.
Nous quittons rapidement la rue principale pour
nous faufiler dans les petites ruelles, à la recherche
d’un restaurant qui saura attirer notre attention.
J’espère que ce sera meilleur que les malheureux
sobas5 que nous avons dû dévorer en quatrième
vitesse ce midi pour tenir notre planning.
Et ça l’est. Manger à genoux n’est pas simple,
je finis donc en tailleur pour soulager mes pauvres
articulations, mais le thé et les sashimis de
poissons divers sont délicieux. Le petit verre de
saké pour terminer le repas aussi. C’est repus que
nous retournons dans la nuit jusqu’à notre hôtel.
Les lanternes accrochées aux branches des
cerisiers donnent aux rues que nous traversons un
aspect féerique. Nous prenons le temps de nous
arrêter sur un petit pont et de regarder l’eau couler,
emportant avec elle les pétales tombés.
Alizée pose sa tête sur mon épaule et sourit.
— Martin aurait aimé notre première journée.
Un pincement me serre le cœur.
— Martin aurait été encore pire que toi.
Elle me donne un coup de coude.
— Je peux être pire, si tu veux.
— Non, merci. Pense à mes pauvres
articulations de vieux.
Son rire me fait du bien.
— On va faire tout ce qu’il avait planifié. Pour
lui, m’annonce-t-elle avant de se redresser et de se
tourner vers moi, les yeux humides et brillants.
— Merci.
Son sourire s’agrandit, et elle m’attrape le bras.
— On verra demain si tu me remercies encore.
Je lève les yeux au ciel.
— Je t’ai dit de penser à mes pauvres
articulations.
Elle me lâche et s’éloigne en rigolant. Je lance
un dernier regard à l’eau qui s’écoule.
— Ce voyage est pour toi, prononcé-je dans
l’air.
Puis je rejoins Alizée.
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
*
* *
— Tu ne devineras jamais où on est !
Alizée tient son smartphone devant nous, et
nous pouvons voir Jacynthe et Thibault nous
sourire. Elle fait un tour sur elle-même pour leur
montrer la vue.
— Hum, dans un parc d’attractions ? Il y a un
bateau pirate derrière toi, tente son père.
— Tu fais pas d’effort, 'pa.
Pour la défense de mon frère, le paysage
derrière nous n’a rien qui lui permettrait de
reconnaître l’endroit au premier coup d’œil. Mais
je suis étonné qu’il ne suive pas notre parcours,
heure par heure, à distance. Je l’imagine très bien
avec une carte du Japon dans le salon, à mettre des
croix au fur et à mesure de notre voyage.
— Hakone ! Je sais, tu es à Hakone, crie-t-il
soudain comme s’il venait d’avoir une révélation.
— Dis merci à maman, raille Alizée.
Le rire clair de Jacynthe nous parvient. On ne
trompe pas ma nièce comme ça.
— Vous devez être crevés, ça fait un sacré
périple depuis Miyajima. Et du coup, pourquoi y
a-t-il un bateau pirate derrière toi ?
— Aucune idée. On va juste faire le tour du lac
avec. Voir le mont Fuji. C’est cool, non ?
— Tu t’amuses bien.
— Carrément ! C’est super.
Je laisse Alizée parler un peu à ses parents.
En effet, rejoindre Hakone depuis Miyajima a
été épuisant, et ce sans compter ma nuit agitée.
Je ne rêve que d’une chose : une bonne sieste au
soleil. Cela n’est malheureusement pas au
programme.
Je cache un bâillement de fatigue lorsqu’elle me
tend le téléphone.
— Papa veut te parler. Je vais prendre des
photos.
Je lui donne mon téléphone pour qu’elle puisse
s’occuper pendant que je tourne l’écran vers moi.
Jacynthe est partie. Tellement prévisible !
— Ça va, toi ? me demande-t-il avant que je
n’aie pu dire quoi que ce soit.
— Oui, pourquoi ça n’irait pas ?
— Tu sais très bien…
— Que ta fille est dopée ? Qu’elle n’a même
pas besoin de caféine pour être montée sur piles ?
Qu’elle me met sur les rotules tous les soirs ?
Il éclate de rire.
— Ta nièce est très enthousiaste.
— Nous allons dire ça.
Je jette un coup d’œil à Alizée qui me lorgne en
fronçant le nez. Est-ce qu’elle nous entend ?
Certainement.
— Je ne parlais pas de ça.
— Je sais. Oui, ça va. Et même si ça n’allait
pas, que ferais-tu ?
Il prendrait le premier avion pour venir me
rejoindre. Peu importe sa peur. Comme il l’a fait
en Italie.
— D’accord, d’accord. Je…
Un court silence s’installe, et je décide de
mettre fin à cette conversation sur une note un peu
plus joyeuse. Cela ne sert à rien d’aborder de tels
sujets.
— Le prochain voyage, il sera pour toi.
— C’est déjà prévu. Il paraît qu’on doit faire le
tour de l’Irlande en sac à dos… Même si je n’ai
encore rien validé.
— Tu m’oublies !
— Dommage, je pensais que le Japon te
rendrait accro. Un petit trek pour se garder en
forme cet été, ça ne te tente pas ?
— Jamais ! m’écrié-je.
Hors de question ! Il ne manquerait plus qu’il
flotte pendant tout le voyage.
On se quitte sur un fou rire qui fait du bien.
Alizée me rejoint, le sourire aux lèvres.
— C’est agréable d’entendre autre chose que tes
ronchonnements.
Je lève les yeux au ciel et ébouriffe sa tignasse.
— Comment tu me parles, toi ?
— Hey ! Mes cheveux !
Mes bras se referment dans son dos, et je la
serre contre moi quelques secondes avant de
murmurer.
— Désolé.
Elle récupère son téléphone et, comme si elle
n’avait rien entendu, elle me tire vers le bateau qui
ne va pas tarder à lever l’ancre. C’est parti.
Faisons le tour du lac dans ce navire pirate,
prenons des photos du mont Fuji que nous avons
la chance de pouvoir bien discerner en cette
journée et que je suis bien content de ne pas
escalader.
— Tu viens !
Alizée est déjà dans la file pour monter dans le
bateau. Je la rejoins en souriant. Son regard me
scrute comme si j’étais un étranger. Je passe mon
bras autour de ses épaules avant de le retirer
rapidement de peur d’outrer les Japonais qui nous
entourent. Ce que c’est stressant, ce côté pudique.
— Au fait, je ne t’ai pas dit, mais ce soir, c’est
dîner à la japonaise. Idem demain pour le petit
déjeuner.
— Euh… C’est-à-dire ?
Mon sourire disparaît. Que me réserve-t-elle
encore ?
— Tu verras.
— Alizée ? Dis-moi.
Son rire retentit dans mes oreilles.
— Je ne sais pas. J’ai coché ça lors de notre
réservation.
Je ne le sens pas.
— J’ai vu une supérette près de l’embarcadère,
on y fera un saut dès qu’on descendra d’ici.
— Petit joueur ! se moque-t-elle.
— Prévoyant, rétorqué-je.
Nous montons à bord, et Alizée se faufile
jusqu’au pont pour prendre place. Elle est prête à
mitrailler avec son téléphone. Moi, je ne suis plus
prêt à rien. Mon estomac commence déjà à se
tordre au gré du roulis des vagues sous la coque.
Louisa
— Akiko, attends-moi !
J’essaie de ne pas crier, sauf que ma nièce est
trop rapide pour moi. Les gens se retournent pour
m’observer. Oui, je sais : on ne hurle pas dans la
rue. Akiko m’a heureusement entendue et
m’attend en fronçant les sourcils. Son appareil
photo autour du cou, elle me fait signe de me
dépêcher. Je la rejoins en soufflant. Je n’ai jamais
été une grande sportive, je le prouve encore
aujourd’hui.
— Tu sais que le temple ne va pas disparaître si
on prend le temps.
— Oui, mais plus vite on y sera, plus vite tu
pourras me payer une crêpe.
Elle ne perd pas le nord.
Tout a commencé à cause de Camilla. Elle
souhaitait profiter du dimanche pour faire le
ménage dans la maison et ne nous voulait surtout
pas dans ses pattes. En réalité, je pense qu’elle
voulait surtout profiter de Takumi sans leur fille.
Resserrer les liens tante-nièce était donc une
excuse parfaite pour se débarrasser de nous. Même
si j’étais loin d’être contre l’idée. Akiko doit du
coup me faire visiter le quartier d’Harajuku. Elle a
choisi de commencer par le grand sanctuaire
Meiji-jingu, pour après m’emmener découvrir
l’avenue Takeshita-dori, où défilent régulièrement
des cosplayeurs1. C’est là-bas qu’on s’arrête enfin
pour manger la fameuse crêpe, spécialité du coin.
Akiko, comprenant que courir ne sert à rien, se
positionne à mon côté et attrape son appareil photo
pour capturer tout ce qui passe. Notre route nous
fait longer une grande allée bordée d’énormes fûts
de saké. Je les observe, intriguée. Akiko se
rapproche de moi et me donne un petit coup de
coude.
— Si ça se trouve, on verra un mariage.
Son attention s’est détournée de la crêpe.
— Un mariage, comment ça ?
— Beaucoup de couples se marient ici. Les
photographes aiment bien aussi venir leur faire
prendre la pose. C’est un bon spot. Ça fait de
beaux souvenirs pour les mariés.
Je la vois repartir mitrailler les fûts de saké
avant de me faire signe de la suivre. Elle est pleine
de vie, cette petite.
On arrive enfin au sanctuaire, où je m’initie au
rituel de l’eau avant d’entrer. Akiko explique
patiemment à la novice que je suis. Tout d’abord,
il faut prendre le hishaku2 dans la main droite,
verser l’eau sur la main gauche. Puis répéter
l’action avec la main gauche. Ensuite, verser de
l’eau dans sa main gauche et se rincer la bouche.
Repurifier ensuite la main utilisée et reposer le
hishaku après l’avoir mis à la verticale pour le
rincer.
Une fois terminé, Akiko me traîne à l’intérieur,
et ce qu’elle souhaitait se produit : un mariage.
Et clairement, c’est beau. Le kimono de la mariée
est sublime. Le couple est ravi de voir tout le
monde immortaliser ce moment. C’est si différent
de chez nous. Plus calme, plus cérémonieux.
La procession se déroule en silence. Tous les
touristes les observent avec bienveillance. J’espère
qu’ils seront heureux, à l’image des photos et des
souvenirs qu’ils garderont de cette belle journée.
Quand tout est terminé, Akiko m’attire jusqu’au
mur à vœux. C’est un grand portique qu’on trouve
dans tous les temples shintos ou une multitude de
petites plaques en bois sont accrochées. Elle nous
en achète une chacune et me tend un stylo. Que
puis-je bien mettre sur ce bout de bois ? Mon seul
souhait était de devenir propriétaire de la vieille
ferme de notre enfance et de la retaper
entièrement. Toute ma vie tournait autour de ce
but. Maintenant qu’il n’est plus réalisable, quel
sera mon avenir une fois de retour en France ?
Mon regard se pose sur Akiko, qui écrit
scrupuleusement sur sa plaque. Son entrain et sa
motivation me réchauffent le cœur. Elle a des
rêves, c’est beau à voir. Si ce n’est plus mon cas,
je n’en garde pas moins quelque chose de
précieux : mon entourage. Ma famille, mes amis.
Forte de ce constat, j’écris mes souhaits et
accroche ma petite pancarte à côté de celle
d’Akiko.
— Alors ?
— On va la manger, cette crêpe ? éludé-je la
question de ma nièce.
— Ouiii !
Emmanuel
Louisa
☐ Quelques yaourts.
☐ Un peu de raisin.
☐ Un sachet de riz.
☐ Du curry.
☐ Des croquettes pour chat.
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Emmanuel : OK.
Je reçois l’adresse à laquelle il propose que
nous nous retrouvions. Je regarde l’heure. Il me
reste deux heures à tuer. Dossier rangé dans la
sacoche, je décide d’aller me promener. Mes pas
me mènent le long du canal Saint-Martin. Notre
balade favorite. Mes pensées me ramènent
toujours à toi. Toi et tes mensonges. Mais aussi toi
et notre vie ensemble. J’aurais aimé comprendre le
pourquoi de toutes ces cachotteries. Savoir
pourquoi tu as préféré tout faire dans ton coin
plutôt que de m’en parler. Des réponses que je
n’obtiendrai jamais. Je t’en veux toujours.
Néanmoins, Alizée avait raison, ma rancœur
s’efface. Ce n’est pas ce que je veux retenir de
nous.
Lorsque j’arrive au restaurant, mon frère n’est
pas encore là. Je prends place et parcours la carte.
— Excuse-moi, mon client était bavard.
Thibault s’installe en face de moi et défait sa
cravate pour être plus à l’aise.
— Tu as choisi ?
— Bonjour à toi aussi, dis-je en souriant.
Il s’arrête dans son élan et s’avachit sur sa
chaise.
— Tu commences ?
— Je me venge.
Je souris de toutes mes dents pour lui faire
comprendre que j’ai bien envie de l’embêter un
peu.
— Vas-y, alors, je préfère te voir comme ça.
Thibault dans toute sa splendeur.
— Alors, tu as choisi ?
— Oui, mais prends le temps de regarder, je ne
suis pas pressé.
— Je prends toujours la même chose quand je
viens ici. Leur canard est à tomber.
— Alors, va pour le canard.
Nous commandons et, en attendant nos verres
de vin, Thibault me raconte les journées d’Alizée
et Akiko. Il a l’air vraiment content. Je me doutais
que ce serait une bonne idée. Les filles s’entendent
à merveille.
Thibault avait raison, c’est délicieux. Une fois
le repas terminé et le café servi, je me lance. Mon
frère a été bien assez patient. Je sais pertinemment
qu’il a senti que je devais lui parler de quelque
chose. Et il n’a pas cherché à me tirer les vers du
nez.
Je sors le dossier de mon sac.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les dernières volontés de Martin.
Thibault fronce les sourcils, pousse sa tasse et
ouvre le dossier. Je le vois soulever les feuilles une
à une pour en prendre connaissance. Il n’y a que la
lettre qu’il délaisse.
— Il a vraiment fait ça ?
— Tu étais au courant ?
Thibault referme le dossier en soupirant.
— Oui et non. Enfin, non. Il m’avait juste
demandé des conseils sur les acquisitions
immobilières. Pour moi, il se renseignait juste
pour un projet de retraite.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
Ma voix est calme, sans reproche. Savoir qu’il
en avait discuté avec mon frère me serre la
poitrine.
— Je pensais qu’il te mettrait au courant quand
son idée aurait été plus claire. Rien ne laissait
penser qu’il achèterait si vite. Je vois qu’il a bien
fait les choses. Ton nom est sur le document. Et en
tant que mari, sans enfant, tu es son unique
héritier.
— Oui. Il a pensé à tout…
Je bois une gorgée de mon café, et Thibault
referme le dossier en murmurant.
— Je suis désolé, Em.
— Ce n’est pas ta faute. J’aurais dû voir que
Martin me cachait des choses.
Thibault fronce les sourcils.
— Ne me dis pas que tu penses qu’il t’a menti
sur d’autres choses.
Parfois, le doute m’assaille. Mais je ne dois pas
devenir parano.
— Martin t’aimait, lâche mon frère, comme si
c’était la réponse à tout.
— Je sais. C’est juste que ça fait beaucoup.
Sa maladie, cette ferme…
— Et je suis sûr qu’il avait de bonnes raisons.
Nous nous regardons plusieurs secondes dans le
blanc des yeux, puis je soupire. Peut-être.
Pourtant, ça n’atténue pas le mal.
— Du coup, tu vas la vendre ?
La question de Thibault me ramène à notre
première discussion.
— J’ai accepté de la rénover.
— Quoi ?
Mon frère est surpris par ma décision. Je m’en
doutais.
— C’est pour ça que je voulais qu’on se voie.
Je viens de signer tous les papiers.
— Mais… tu es sûr ? C’est beaucoup de
travaux.
— Oui. Je suis déjà allé sur place plusieurs fois.
J’ai pris contact avec un entrepreneur local.
— Sans en parler à personne ?
J’acquiesce. Pas la peine de lui dire qu’Alizée
était en partie au courant.
— J’avais besoin de faire ça seul. Je ne voulais
pas être influencé.
Thibault boit son café et croise les bras sur sa
poitrine.
— Finalement, tu es comme Martin. Tu fais les
choses dans ton coin.
Il n’a pas tort.
— C’était à moi de prendre la décision.
Mon frère marmonne avant de soupirer.
— Et tu as bien fait. Je comprends. Maintenant,
tu n’es plus seul. Si tu as besoin d’aide, d’avis, de
soutien, nous sommes là.
Un sourire fleurit sur mes lèvres, et je sens mon
corps se réchauffer. J’ai toujours pu compter sur
Thibault. Même si notre relation repose plus sur
les piques que sur de grandes déclarations.
— T’inquiète, je saurai où te trouver.
— On pourra aller la voir ?
— Bien sûr.
— Et tu sais ce que tu vas en faire ?
— Pas encore. Un pas après l’autre.
J’avale mon café alors que notre discussion
reprend, plus légère. À présent, je me sens
pleinement prêt à m’occuper de cette vieille ferme.
31
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
Louisa
Emmanuel
« Mon amour,
Je ne sais pas comment commencer cette lettre.
Tu seras sûrement en colère. Non, tu seras en
colère, c’est certain. Je t’ai caché beaucoup de
choses ces derniers mois. Je l’ai fait pour nous.
Je pense te connaître assez à présent pour savoir
que tout aurait changé entre nous si je t’avais
prévenu. J’ai donc préféré me taire. Je pensais
juste avoir plus de temps.
Tu dois avoir une multitude de questions.
Je n’ai pas toutes les réponses. Je peux seulement
te dire que depuis que j’ai appris l’existence de
ma maladie, j’ai beaucoup réfléchi. Je t’aime,
c’est une certitude. Si je devais te redire oui, je le
ferais sans réfléchir. Mais notre vie, Em, où est-
elle passée ? Que sont devenus nos rêves ? Celui
de voyager, de découvrir le monde ? Celui d’avoir
notre propre chez-nous ? D’ouvrir un restaurant ?
Bien sûr, nous sommes heureux. Et c’est tout ce
dont j’ai besoin. Mais j’ai l’impression que nous
nous sommes égarés en route. Je ne le regrette
pas, car je suis à ton côté. Sauf que je vois tout
d’un autre œil, maintenant.
J’aurais dû réagir plus tôt. On aurait eu plus de
temps.
Pourquoi ai-je décidé d’acheter cette vieille
ferme en ruine ? Aucune idée. Cela ne va pas
t’aider à y voir plus clair, pourtant, c’est la vérité.
Tu ne t’en souviens sûrement pas, mais nous
sommes passés devant en allant au mariage de
Sophie. Je sais, ça remonte un peu. Nous étions
partis tous les deux en road trip le long de la côte
bretonne. Une semaine à longer la mer. J’ai eu un
vrai coup de cœur. À l’époque, tu avais rigolé.
Je m’arrête dans ma lecture et tente de me
remémorer ce dont il me parle. Je nous revois en
voiture, parcourant les kilomètres et visitant les
petits bourgs. Mais cette étape ne me dit rien.
Louisa
Emmanuel