Miss Islande - Audur Ava Olafsdottir
Miss Islande - Audur Ava Olafsdottir
Miss Islande - Audur Ava Olafsdottir
DE MISS ISLANDE
Être éditeur, c’est avant tout accueillir des auteurs inspirés et sans concessions –
avec une porte grand ouverte sur les littératures vivantes du monde entier. Au
rythme de douze nouveautés par an, Zulma s’impose le seul critère valable :
être amoureux du texte qu’il faudra défendre. Car il s’agit de s’émouvoir,
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papier du même ouvrage.
A U Ð U R AVA ÓLAFSDÓTTIR
MISS ISLANDE
Traduit de l’islandais
par Éric Boury
ÉDITIONS ZULMA
À la mémoire de mes parents
Il y a dans le monde je ne sais combien de langages, et personne n’en
est dépourvu.
Première épître de Paul aux Corinthiens
Il faut porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une
étoile qui danse.
NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra
I.
La terre de nos mères
II.
Le poète du jour
Les entrailles de la Terre ne sont pas non plus le royaume de
l’immobilité ou de l’inertie, elles recèlent l’élément le plus terrifiant
et puissant qui soit : le feu.
JÓNAS HALLGRÍMSSON,
revue littéraire Fjölnir, 1835
1942
La chambre de celle qui m’enfanta
Je suis tombée par hasard sur un nid d’aigle quand j’étais enceinte de toi, à cinq
mois de grossesse, un creux de deux mètres tapissé de roseaux des sables au bord de la
falaise, près de la rivière. Deux aiglons dodus s’y blottissaient, j’étais seule, l’aigle
tournoyait au-dessus de moi et de son nid, il battait violemment des ailes, dont
l’une était déplumée, mais ne m’attaqua pas. Je supposai que c’était la femelle. Elle
me suivit tout du long jusqu’à la porte de la maison, une ombre noire au-dessus de
ma tête comme un nuage qui passe devant le soleil. J’avais le sentiment que
j’attendais un garçon. Je décidai de le baptiser Örn, Aigle. Le jour de ta naissance,
trois semaines avant terme, l’aigle revint voler au-dessus de la ferme. Ce fut le
vieux vétérinaire venu inséminer une vache qui t’accueillit. Avant de prendre sa
retraite, sa dernière mission fut de mettre au monde un enfant. En sortant de
l’étable, il retira ses cuissardes et se lava les mains avec un morceau neuf de savon
Lux. Puis il te souleva bien haut et annonça :
— Lux mundi.
Lumière du monde.
Le vétérinaire, qui d’habitude laissait les femelles nettoyer elles-mêmes leur
progéniture, remplit la bassine à tripes pour te donner un bain. Il remonta les
manches de sa chemise en flanelle et plongea les bras dans l’eau jusqu’aux coudes. Je
les observais, lui et ton père, penchés sur toi et me tournant le dos.
— C’est bien ma fille, déclara ton père avant d’ajouter d’une voix suffisamment
distincte pour que je l’entende : Bienvenue, ma petite Hekla.
Il avait choisi ton nom sans me consulter.
— Pas un nom de volcan, et encore moins de la bouche de l’enfer, protestai-je
depuis mon lit.
— Il faut bien qu’on y entre par quelque part, rétorqua le vétérinaire.
Ils me tournaient le dos, penchés sur la bassine, abusant de ma faiblesse, j’étais
exsangue.
Quand je l’ai épousé, j’ignorais que ton père était obsédé par les volcans. Qu’il
passait son temps plongé dans des récits d’éruptions, correspondait avec trois
géologues, faisait des rêves prémonitoires des déchaînements de la Terre, et
n’attendait qu’une chose : voir un panache de fumée monter dans le ciel et sentir le
sol trembler sous ses pieds.
— Tu voudrais peut-être que la terre s’ouvre au bout de notre champ ?
demandai-je. Comme une femme qui accouche ?
Je haïssais la lave. Un champ de lave vieux de mille ans cernait de toutes parts
les terres de notre ferme. Il fallait le franchir pour aller cueillir des baies sur la
lande et on ne pouvait pas donner un coup de bêche dans le carré de pommes de
terre sans buter sur un rocher.
— Arnhildur, la femelle de l’aigle, dis-je de sous la couette dont ton père venait
de me couvrir. C’est un prénom de combattante. Gottskálk, il reste à peine vingt
aigles en Islande, alors qu’il y a plus de deux cents volcans, ajoutai-je dans une
ultime tentative.
— Je vais te préparer un café, répondit-il à titre de compromis, ou d’armistice.
Sa décision était sans appel. Je me tournai finalement sur le côté et je fermai les
yeux pour qu’on me laisse tranquille.
Quatre ans et demi après ta naissance, l’Hekla entra en éruption au terme de
cent deux ans de sommeil. Örn avait deux ans. Ton père eut enfin l’occasion
d’entendre dans la province des Dalir les grondements titanesques dont il rêvait,
comme un écho de la guerre mondiale qui venait de s’achever. Il appela
immédiatement sa sœur dans les îles Vestmann pour lui demander ce qu’elle voyait
depuis la fenêtre de sa cuisine. Elle était en train de faire revenir des beignets, elle
lui répondit que le nuage stagnait au-dessus de l’archipel, que le soleil était rouge
et qu’il pleuvait des cendres.
La main sur le combiné, ton père me répétait ses propos mot pour mot.
— Elle dit que le soleil est rouge et qu’il pleut des cendres, qu’il fait presque aussi
noir qu’en pleine nuit et qu’elle a dû allumer la lumière.
Il lui demanda si le spectacle était aussi grandiose que terrifiant et si le sol de la
maison tremblait.
— Elle dit que le spectacle est aussi grandiose que terrifiant, que toutes les
gouttières sont pleines de cendres et que son mécanicien de mari est monté sur
l’échelle pour les nettoyer.
Il passait son temps l’oreille collée au poste de radio et me résumait les
informations essentielles.
— La bouche d’éruption, le cratère si tu préfères, est en forme de cœur, un cœur
de feu.
Ou bien :
— Tu te rends compte, Steinthóra, le volcan a craché une bombe de lave en
forme de cigare de onze mètres de long sur cinq de large.
Bientôt, il ne se contenta plus de ce que sa sœur voyait par la fenêtre de sa
cuisine. Ni des photos figées en noir et blanc de la colonne de fumée à la une du
journal. Il voulait voir l’éruption de ses yeux, il voulait voir les couleurs, voir ces
blocs de lave incandescents, ces roches gigantesques éjectées dans les airs, il voulait
voir les yeux de feu rougeoyants qui crachaient des étoiles filantes comme autant
d’étincelles dans une forge, il voulait voir ce mur de lave noire et ardente avancer
en rampant comme une métropole illuminée, il voulait savoir si les flammes du
volcan coloraient le ciel en rose, sentir la chaleur sur ses paupières, ses yeux le
picoter, il voulait foncer dans sa jeep russe jusqu’à la vallée de Thjórsárdalur.
Et il voulait t’emmener avec lui.
— Jónas Hallgrímsson, notre grand poète, qui mieux que personne a décrit les
éruptions dans ses vers, n’en a jamais vu aucune, dit-il. Tout comme le naturaliste
Eggert Ólafsson. Mais Hekla ne peut pas manquer l’éruption du volcan dont elle
porte le nom.
— Tu ne voudrais pas plutôt vendre la ferme, prendre un nouveau départ et
déménager à Thjórsárdalur ? demandai-je. J’aurais aussi bien pu lui dire : Tu ne
veux pas quitter nos terres de la Saga des Gens du Val-au-Saumon pour aller
t’installer sur celles de la Saga de Njáll ?
Il te cala sur un coussin à l’avant de la jeep pour que tu puisses profiter du
paysage. Moi je devais rester ici avec Örn sans discuter. À son retour, en voyant que
les semelles de ses bottes avaient fondu, je compris qu’il s’était trop approché.
— Laisse-moi te dire que ça bouillonne encore sacrément dans les bonnes vieilles
artères de l’Hekla, annonça-t-il en te portant, endormie, dans ton lit.
L’été suivant, les cendres recouvrirent la province des Dalir et dévastèrent les
champs. On retrouva des bêtes mortes dans des creux où stagnaient les gaz
toxiques : des renards, des oiseaux et des moutons. Ton père arrêta enfin de parler
des éruptions et se remit au travail.
Toi, tu étais transformée. Tu avais fait un voyage. Tu t’exprimais différemment.
Tu parlais la langue des éruptions, tu employais des mots comme sublime,
prodigieux et titanesque. Tu avais découvert le monde, tu regardais le ciel. Tu as
pris l’habitude de disparaître. Nous te retrouvions allongée dans les champs, à
observer les nuages, ou en hiver, sur une congère, à contempler les étoiles.
I.
Radio Reykjavík
Sur le siège devant moi, une femme voyage avec une petite fille qui a une
fois encore envie de vomir. L’autocar dérape sur les gravillons puis
s’immobilise. Le chauffeur presse un bouton, la porte s’ouvre sur l’air
d’automne en chuintant comme un fer à vapeur. Fatiguée, la femme
emmitouflée dans son manteau de laine aide la petite à descendre en lui tenant
la main. C’est la troisième fois qu’on s’arrête pour faire sortir l’enfant. Le long
des routes, les paysans ont creusé de grands fossés pour drainer les champs et
assécher les terres où nichent les oiseaux des marais, on aperçoit çà et là des
barbelés dont on se demande quelles propriétés ils délimitent.
Bientôt, je serai trop loin de chez moi pour connaître le nom des fermes que
nous croisons.
Sur le marchepied, la femme met un bonnet à la petite et le lui enfonce sur
les oreilles. Elle lui tient le front pendant qu’elle vomit. Puis elle plonge la main
dans la poche de son manteau et en sort un mouchoir avec lequel elle lui essuie
la bouche avant de remonter dans l’atmosphère enfumée.
Je sors mon carnet, je retire le capuchon de mon stylo et j’écris deux phrases.
Puis j’ouvre à nouveau Ulysse.
Le chauffeur vide sa pipe en la tapant contre le marchepied, il allume la
radio, et les hommes se rassemblent à l’avant du véhicule. Épaules imposantes
et chapeaux agglutinés, ils tendent l’oreille, c’est l’heure du bulletin météo et
des annonces. Le chauffeur monte le volume pour couvrir le bruit strident du
moteur, on entend Radio Reykjavík, bonjour, puis des grésillements. Il cherche
la bonne fréquence, le son est mauvais, mais j’entends qu’on recherche un marin
sur un bateau. Prêt à lever l’ancre. Suivent d’autres grésillements qui
engloutissent la voix du speaker. Les hommes retournent à l’arrière et allument
leurs cigarettes.
Je tourne la page. Stephen Dedalus boit du thé tandis que le chauffeur
double le tracteur Ferguson qui nous a dépassés pendant que l’enfant vomissait.
Stephen se servit une troisième tasse, une cuillerée de thé colorant faiblement le lait
riche et crémeux.
Combien de pages lui faudrait-il pour doubler le tracteur si Joyce était dans
l’autocar pour Reykjavík ?
Les baleines-mères
Nous faisons une dernière halte au relais routier du Hvalfjördur. Un
baleinier rentre au port avec deux cachalots plus longs que lui accrochés de part
et d’autre du bastingage, leurs carcasses noires baignées d’écume. Le bateau
tangue dans les vagues : comparé aux corps gigantesques des cétacés, on dirait
un pauvre jouet dans une baignoire.
Le chauffeur est le premier à descendre, les passagers le suivent un à un.
L’odeur qui se dégage des chaudrons de la station baleinière est insoutenable,
tout le monde se précipite dans le relais routier. On y propose de la soupe
d’asperges, des côtelettes panées accompagnées de pommes vapeur et de
confiture de rhubarbe. Mais comme je n’ai pas encore trouvé de travail, je dois
ménager mon pécule, alors je me contente d’une tasse de café et d’une tranche
de quatre-quarts. En revenant vers le car, je cueille deux poignées de myrtilles.
Un homme d’âge mûr nous rejoint à la station baleinière, il monte en
dernier, observe les passagers, me repère et me demande si la place d’à côté est
libre. Je retire le dictionnaire. Il soulève légèrement le rebord de son chapeau
en s’asseyant. Dès que nous quittons le parking, il allume un cigare.
— Il ne manque plus que le dessert, dit-il. Nom de Dieu, qu’est-ce que je ne
donnerais pas pour une bonne boîte de chocolats Anthon Berg !
Il raconte qu’il est venu dans le Hvalfjördur rendre visite à quelqu’un qui
possède toutes les bon Dieu de baleines qui peuplent l’océan et qu’ils ont
mangé des côtelettes de mouton.
— Ils ont dépecé cinq cents cachalots cet été. Ce n’est pas un hasard si,
quand ça pue la merde, les Islandais disent que ça sent le pognon.
Puis il se tourne vers moi.
— Puis-je me permettre de vous demander votre nom, mademoiselle…?
— Hekla.
— Rien que ça ! Hekla s’élève, vertigineuse et limpide, vers la voûte céleste…
Il regarde le livre que j’ai entre les mains.
— Et vous lisez de la littérature étrangère ?
— Oui.
Les marins ont hissé le premier cachalot sur le plan de dépeçage, une carcasse
noire géante, grande comme la caisse d’épargne de chez moi. Au bout du quai,
le baleinier ressemble à un bouchon balloté par les flots. Des jeunes gens en
blue-jeans et cuissardes s’attaquent aussitôt à la bête en brandissant d’immenses
couteaux, les voilà qui l’ouvrent pour en extraire la couenne et le gras, les lames
scintillent au soleil d’automne. Ils sont bientôt couverts de graisse. Les entrailles
se répandent autour de l’animal, sous une nuée d’oiseaux qui tournoie, et les
jeunes gens peinent à garder l’équilibre sur le sol glissant du plan de dépeçage,
juste à côté des chaudrons.
— Je vois que mademoiselle regarde les garçons, déclare mon voisin. Une
jolie jeune fille comme vous n’a donc pas d’amoureux ?
— Non.
— Eh bien, eh bien, les garçons ne lui courent pas après ? Même pas un petit
béguin ?
J’ouvre mon livre et je poursuis ma lecture. Sans le dictionnaire.
Quelques instants plus tard, mon voisin revient à la charge.
— Saviez-vous qu’il est interdit de pêcher les femelles et que par conséquent
ces garçons ne dépècent que des mâles ?
Il tapote son cigare au-dessus du cendrier fixé au siège devant nous.
— Sauf accident, ajoute-t-il.
Nous dépassons les baraquements et le dépôt de carburant de l’armée
américaine. Les deux soldats en faction nous adressent un signe de la main. La
route enjambe la montagne en serpentant, nous allons une fois de plus franchir
des éboulis. Enfin apparaissent les détroits de Sundin et la capitale sous le ciel
rougeoyant du soir. Au sommet d’une colline rocheuse battue par les vents on
construit une église consacrée à un pauvre psalmiste. Le clocher et les
échafaudages sont visibles jusqu’à Kjós.
Je referme mon livre.
Lorsque nous atteignons la route qui remonte la vallée de Mosfellsdalur,
nous croisons une voiture. Le chauffeur du car ralentit brusquement.
— C’est notre prix Nobel ? demande un passager.
Les autres sursautent et collent leur visage aux vitres boueuses.
— Si c’est une Buick quatre portes de 1954, alors c’est lui, répond le
chauffeur. Excellente suspension et chauffage du tonnerre.
— Je croyais qu’il avait une Lincoln verte, fait remarquer un passager.
Plus personne n’est sûr de rien, certains se demandent même si ce n’était pas
une femme au volant. Avec des enfants sur la banquette arrière.
Voilà huit heures que je mange de la poussière assise dans cet autocar.
Comme ce Joyce
Ísey m’installe sur le canapé sous le tableau du mont Lómagnúpur. Avant de
sombrer dans le sommeil, je sors Ulysse de ma valise, j’approche le lampadaire
et je lis quelques pages à la lumière orangée de l’abat-jour à franges.
À mon réveil, la mère et sa fille s’affairent déjà dans la cuisine. Mon amie fait
manger du skyr à la petite qui me sourit et applaudit, le visage barbouillé de
blanc jusqu’aux oreilles. Elle ne tient pas en place, ses pieds battent l’air en
permanence, elle agite les bras comme un oiseau sans plumes qui tenterait de
prendre son envol. Le regard vif, elle est en perpétuel mouvement. C’est
flagrant : l’être humain n’est pas fait pour voler.
Ísey lui enfile une salopette et un bonnet de laine. Elle la met dans son
landau qu’elle sort au jardin et l’endort en la berçant. Puis elle m’emmène dans
la chambre pour me montrer quelque chose.
— C’est moi qui ai posé le papier peint. Qu’en pense la femme de plume ?
J’éclate de rire.
— C’est joli.
Les murs sont tapissés de motifs à grandes feuilles vertes et grosses fleurs
orange.
— Tout à coup, j’ai eu envie de papier peint. Lýdur a bien voulu.
En sortant, elle laisse la porte entrebâillée.
— Il dit qu’il ne peut rien me refuser.
Elle remplit nos deux tasses, repose la cafetière sur la cuisinière et s’assied.
— Raconte-moi ce que tu lis en ce moment, Hekla. Ce pavé.
— C’est un roman de James Joyce.
— Comment écrit-il ?
— Comme aucun écrivain islandais. Toute l’histoire se déroule sur une
journée. 877 pages. Je n’en suis encore qu’au début, le texte est tellement
complexe.
— Je vois, répond-elle en coupant une part de gâteau qu’elle pose dans mon
assiette. Ce que je préfère, c’est écrire mon journal à la clarté du matin. Quand
les contours du monde sont encore flous. Le jour peut mettre six ou sept pages
à se lever. J’imagine que c’est un peu comme ça chez ce Joyce.
Elle va à la fenêtre. Le landau n’a pas bougé de la bordure de la maison, côté
jardin, on n’en voit que les roues.
— J’ai rêvé, dit-elle comme pour elle-même, que j’étais dans une voiture qui
remontait un chemin menant à une ferme. À mi-parcours, je descends et je
coupe par les tourbières. Je tombe alors sur un creux entre deux touffes
d’herbe, un creux rempli de myrtilles aussi grosses que des boules de neige :
lourdes, juteuses et d’un beau bleu luisant comme le ciel d’automne quand l’air
est immobile. Je cueille les baies à pleines mains, et j’en remplis une cuvette en
un clin d’œil. Je suis seule. J’entends le chant d’un oiseau. C’est tout ce dont je
me souviens. J’ai tellement peur, Hekla, que ces myrtilles représentent mes
futurs enfants.
Nous sommes tous pareils, des baleines
déboussolées et mortellement blessées
Ma valise est prête lorsque Davíd Jón John Johnsson vient me chercher. Il ne
veut pas entrer ni prendre un café, parce qu’il a encore l’estomac tout retourné
par le mal de mer, mais il pose tout de même son sac de marin pour nous
embrasser. Il me serre fort et me garde dans ses bras un moment sans rien dire,
je sens une légère odeur de poisson dans ses cheveux. Il porte une veste par-
dessus son chandail raidi par le sel.
Puis il embrasse Ísey avant de jeter un coup d’œil dans le landau à côté de
l’entrée où l’enfant dort paisiblement.
— Je suis venu dès que j’ai accosté, dit-il.
Il est pâle, ses cheveux ont poussé depuis notre dernière rencontre au
printemps.
Il est encore plus beau qu’avant.
Il balance son sac par-dessus son épaule, et insiste pour prendre ma valise.
Quant à moi, je porte la machine à écrire.
Un courant d’air glacial balaie le boulevard Snorrabraut. Au bout, on devine
la mer grise, et de l’autre côté de la baie, le mont Esja, masqué par le voile de
brume qui recouvre les eaux. Nous suivons le sentier gravillonné à travers le
parc du Kiosque à musique, en passant devant la statue de Jónas Hallgrímsson
dans son pantalon tout fripé. Jón John s’arrête un instant, il pose son
chargement et me serre hâtivement contre lui. Sous le regard du poète. Puis
nous reprenons notre route.
Il me raconte qu’avant de prendre la mer, il a travaillé à la station baleinière.
— On turbine jour et nuit, par équipe, pour couper la viande, scier les os et
les faire bouillir. J’étais le seul à ne pas prendre de bains de soleil avec les autres.
Quand ils ont découvert que j’étais différent, j’ai eu peur qu’ils me jettent dans
un chaudron.
Il y en avait quand même un qui était comme moi.
Je l’ai su dès que je l’ai vu.
Et lui aussi.
Un soir de repos, on est allés se promener.
Il ne s’est rien passé. Mais après, il m’a évité.
Il rabat sa mèche en arrière d’une main tremblante.
— Elles mettent si longtemps à mourir, ces immenses créatures. Leur agonie
peut durer une journée entière.
Après la station baleinière, il a fait deux campagnes à bord du chalutier
Saturnus.
— J’avais sans arrêt le mal de mer. Et l’estomac au bord des lèvres. Je
n’arrivais même pas à dormir. L’odeur du poisson et des écailles envahissait
tout, jusqu’à ma couette et mon oreiller. La mer était démontée. Je n’ai jamais
réussi à prendre le roulis comme un vrai marin. Du haut de ma couchette, je
voyais la ligne d’horizon qui montait et descendait. J’ai mis un rideau au
hublot, mais ça n’a pas changé grand-chose. Les autres me refilaient les tâches
les plus ingrates, mettaient sans cesse ma virilité à l’épreuve. Ils ne dessoûlaient
jamais et n’arrêtaient pas de s’en prendre à moi. J’étais tellement épuisé que je
n’arrivais même plus à lever les bras. Chaque jour, j’avais l’impression de
mourir.
Il hésite.
— Ils ont essayé de se glisser sous ma couette, mais je dormais tout habillé,
en me disant que je risquais moins d’être violé.
Et puis il y a eu les virées chez les putes. Comme ils ont remarqué que je
n’étais pas très porté sur les femmes, ils ont décidé de faire de moi un homme
en me payant une prostituée quand on a accosté à Hull.
Je le regarde, il est pâle comme un linge. Devant nous, deux couples de
cygnes nagent sur l’étang de Tjörnin.
— J’ai prétendu que je ne voulais pas tromper ma fiancée.
Il détourne les yeux.
— Je te jure, Hekla, que je ne survivrai pas à une autre campagne de pêche.
Jamais je ne remonterai sur ce rafiot rouillé. Je suis prêt à faire n’importe quoi
plutôt que de reprendre la mer.
Il s’interrompt un instant.
— Heureusement, le second du capitaine me protégeait. Il peint des
goélettes lorsqu’il est à terre, mais il ne veut pas que ça se sache.
Cela me fait penser au beau-père d’Ísey qui aime ce genre de tableaux.
— Un jour, le cuisinier était ivre mort et on n’a pas réussi à le réveiller. Le
second m’a envoyé chercher de l’agneau au congélateur en me demandant de
préparer une soupe à la viande. La cuisine était le seul endroit où j’avais la paix.
C’est aussi là qu’ils planquaient ce qu’ils ramenaient en contrebande. Des
téléviseurs Blaupunkt, des cartouches de cigarettes et de l’alcool de genièvre.
Dans une cachette dans le mur derrière le garde-manger, mais aussi dans le
congélateur.
Existentialistes et homosexualistes
Sur un banc au pied de la façade sud d’Útvegsbanki, le Crédit maritime,
deux clochards profitent d’un timide rayon de soleil en buvant de la gnôle au
goulot d’une bouteille cachée dans un sac en papier. Nous nous installons près
de la fenêtre et commandons un café. Jón John ne veut pas de crêpe. Des
poètes sont assis à une table dans le fond, ils fument la pipe. L’un d’eux prend la
parole, il fait des grands gestes comme un chef d’orchestre, les autres le
regardent en hochant la tête. L’un des plus jeunes se tient à l’écart de la
discussion et m’observe.
— Ils discutent sans doute de rimes ou d’existentialisme, dit Jón John.
Dans la rue presque déserte, un homme d’âge mûr, vêtu d’un imperméable
noir et d’un chapeau, sort de la banque, un porte-documents à la main, et
marche d’un pas pressé le long de la rue Austurstræti.
— Celui-là est homosexuel, dit Jón John en le désignant d’un signe de tête.
Il est employé de banque. Il n’aime que les jeunes hommes. Il fréquente un
type que je connais.
Il avale une gorgée de café, puis appuie la joue sur sa main.
— La plupart des hommes qui aiment les garçons sont pères de famille, ils
ne sont homosexuels que le week-end. Ils se marient pour cacher ce penchant
contre-nature. Leurs femmes sont au courant. Elles les connaissent. Et ceux qui
viennent de province prétendent qu’ils ont une petite amie et un enfant, chez
eux à la campagne.
Il baisse les yeux et enfouit son visage dans ses mains.
— Je n’ai pas envie de devenir comme eux et de vivre caché. Je veux juste
aimer un garçon comme moi, lui tenir la main dans la rue. Ça n’arrivera
jamais, Hekla.
— Tu as rencontré quelqu’un ?
— La première fois que j’ai couché avec un homme, c’était après mon
arrivée à Reykjavík. Il m’a demandé si j’avais de l’expérience. Je lui ai répondu
que oui, j’avais peur qu’il me repousse si je lui disais la vérité. Il était à peine
plus vieux que moi, mais il avait couché avec des soldats de la base américaine.
Il avait un faible pour l’uniforme.
Le skyr
Aujourd’hui, j’ai deux entretiens d’embauche, l’un dans une crèmerie qui fait
également boulangerie, l’autre à l’hôtel Borg. Je commence par la crèmerie.
Le boulanger a la quarantaine, il me reçoit vêtu d’un tablier taché dans une
pièce au sol cimenté, traversée en son milieu par une rigole, et dont les murs
sont couverts de carreaux en faïence noir et blanc. Il me tutoie et me fait visiter
la boutique : il me dit où il faut ranger le pain blanc, le pain de mie et le pain
de seigle, où disposer les escargots nappés de glaçage et les vínarbraud. Et
comment les couper pour en faire des parts.
— Tu pourras emporter les restes chez toi, précise-t-il.
Finalement, il veut que je fasse un essai et que je lui serve une pâtisserie au
comptoir.
— Tu n’as qu’à imaginer que je suis lycéen, dit-il d’un ton enjoué.
Sur quoi, il va chercher le seau de skyr dans le frigo et me demande d’en
emballer une portion dans du papier sulfurisé.
Il m’indique la marche à suivre.
— Il faut plier les coins de la feuille par en dessous.
Il dit qu’il rentrera dormir chez lui quand j’arriverai le matin et qu’il
reviendra dans l’après-midi pour faire la caisse. Moi, je devrai nettoyer la
boutique et tout remettre en ordre. Je me tiens au milieu du magasin. Il me
toise.
— La marchandise va se vendre comme des petits pains avec une fille
comme toi derrière le comptoir, tous les garçons du lycée vont en rester
bouche bée. Avec une taille et des hanches pareilles.
Puis il me demande où j’habite.
— Chez un ami, le temps de trouver une chambre, dis-je.
— Ton fiancé ?
— Non.
Il me dévore du regard.
— Tu pourrais habiter chez moi, j’ai une chambre libre au sous-sol.
I have a dream
On distingue à peine le divan sous les coupures de journaux.
Je les parcours rapidement du regard. Il y en a en anglais et en islandais,
toutes à propos de Martin Luther King, un pasteur noir américain.
— Il se bat pour les droits des Noirs, explique Jón John. Je garde tous les
articles qui parlent de lui. Les Noirs ne sont pas libres, tout comme nous. Mais
ils ont maintenant une voix qui plaide leur cause.
Il se baisse, lisse les coupures froissées, les remet en place et en lit quelques-
unes en silence. Il remue les lèvres.
— Je rêve d’un monde où chacun aurait sa place, dit-il.
Les articles en islandais me semblent moins longs que les autres, ils se
réduisent à quelques lignes. Jón John confirme.
— King a fait un discours sur les droits de l’Homme le mois dernier à
Washington et aucun journal islandais n’en a rendu compte.
Il enchaîne avec quelques entrefilets :
— Le Populaire du 29 août 1963 mentionne la Marche sur Washington et
signale que le leader noir a fait un discours, mais n’en donne pas d’extrait. Le
Morgunbladid réduit la Marche à peu de chose, il ne dit pas un mot de Martin
Luther King ni de son discours, mais il dit que quelques artistes célèbres sont
venus à la manifestation pour tenir la vedette. Et que les participants étaient
moins nombreux que prévu. Pourtant, leur nombre dépassait celui de la
population islandaise, Hekla.
Il soupire profondément.
Mais puisque la presse islandaise ne s’intéresse pas à Martin Luther King, son
ami à la base militaire lui a fourni des journaux américains que sa sœur lui a
envoyés de chez eux.
Il cherche une coupure précise, la trouve et me la traduit :
Je rêve… qu’un jour, mes quatre enfants vivront dans une nation qui ne les
jugera pas à la couleur de leur peau, mais à leur seule valeur… Je rêve…
Il a les larmes aux yeux.
— King affirme que le problème des Noirs est aussi le problème des Blancs.
Il repose l’article et me regarde droit dans les yeux.
— Le problème des homosexuels est aussi le problème des hétérosexuels,
Hekla.
Il replie les coupures qu’il range dans une boîte à chocolats de la confiserie
Nói, ouvre son armoire et remet la boîte à côté de la machine à coudre en
secouant la tête.
— J’ai essayé sans succès de travailler à la base militaire, mais ils ne veulent ni
Noirs ni homosexuels. Je suis pourtant à moitié soldat par mon père. Les
homosexuels sont exclus de l’armée et jetés en prison s’ils sont découverts. On
les traite comme les violeurs d’enfants et les communistes.
Il s’assied sur le lit, à côté de moi.
— Les autorités islandaises ont passé un accord stipulant qu’aucun Noir ne
serait affecté à Keflavík. L’armée américaine en a envoyé un par erreur, il a été
autorisé à rester à condition qu’il ne sorte pas de la base. Cet été, avec le jour
perpétuel, il a perdu le sommeil.
Après un silence, il ajoute :
— Du sang comme le mien coule dans les veines de tant de gens, Hekla.
Aussi bien dans celles de défunts que d’enfants à naître.
Puis il me demande comment se sont passés mes entretiens d’embauche. Je
lui réponds que j’ai été engagée comme serveuse à l’hôtel Borg.
— Je dois porter une jupe et pas un pantalon.
Il sourit.
J’ajoute que son homonyme, Johnson, le vice-président des États-Unis, arrive
en Islande la semaine prochaine.
— C’est peut-être un lointain parent ? dis-je. LB Johnson et DJ Johnson ?
— Je m’appelle Johnsson avec deux s. Je suis le fils de John.
L’Académie de la Beauté
Le plateau s’alourdit considérablement sous le poids de la cafetière, du
sucrier et du pot à crème en argent.
Le chef de rang ne me quitte pas des yeux pendant ma première journée de
travail, tout comme Sirrí.
— Ça, c’est mon périmètre, et voici le tien, m’explique ma collègue. Tu
t’occupes de ces tables et moi de celles-là.
Elle me surveille attentivement et m’attend dans la cuisine quand je reviens
après mon premier voyage avec le plateau. Elle tient à me prévenir que certains
clients peuvent devenir pénibles quand ils ont bu.
— Les pires, ce sont les vieux, dit-elle.
S’ils essaient de te tripoter, reviens tout de suite en cuisine et on échangera
nos tables. Ils t’attrapent quand tu passes à côté d’eux. Ils te mettent la main
aux fesses ou la glissent sous ta jupe. Ils essaient aussi de te toucher les seins
quand tu les sers. Et ils feraient n’importe quoi pour te forcer à te baisser. Leur
technique la plus courante, c’est de faire tomber une cuiller à café. Un jour,
pour me tirer d’embarras, le serveur a voulu ramasser la cuiller, mais le client a
exigé que ce soit moi qui le fasse. Ils susurrent à ton oreille, ils te suivent, ils
veulent savoir où tu vis. Ils harcèlent également les filles de cuisine quand elles
ont fini leur journée. L’un de nos habitués en a poursuivi une jusque dans la
chambre froide où elle était allée chercher de la mayonnaise, il l’a coincée dans
le fond et a essayé de la tripoter comme un bélier en rut. S’ils te suivent en
ville, tu n’as qu’à te réfugier dans le magasin qui vend des corsets en bas de la
rue Skólavördustígur et ressortir par la porte de service. Ils n’oseront pas te
suivre jusque-là. Elle mentionne d’autres refuges possibles comme la boutique
de jouets-quincaillerie Liverpool. J’hésite à lui demander si les librairies servent
également de cachettes pour jeunes filles en détresse, si on peut y passer la nuit,
seule au milieu des livres, mais je m’abstiens.
— Les débutantes sont les plus exposées, ajoute-t-elle.
Si elles se plaignent, on leur répond : Il en a toujours été ainsi, il faudra bien
que tu t’y fasses.
Une fille a perdu l’équilibre quand un type l’a pincée, son plateau lui a
échappé des mains. Elle vivait seule avec un enfant à charge. Après l’avoir
vertement réprimandée, on l’a affectée au nettoyage des chambres. Il paraît que
c’est encore pire car les femmes de ménage se retrouvent seules avec les clients
qui se promènent nus sous leur peignoir ouvert tandis qu’elles passent
l’aspirateur. Je ne sais pas ce qui est arrivé, mais un jour, elle est descendue du
troisième étage complètement bouleversée, en larmes. On l’a emmenée dans un
bureau.
Ma collègue rejette quelques ronds de fumée puis éteint sa cigarette.
— Ils lui ont dit qu’elle ne faisait pas l’affaire.
Je retourne en salle pour débarrasser. Un monsieur dont l’apparence m’est
familière est assis à une table ronde avec d’autres hommes âgés, il m’observe.
Il a pris une soupe à la viande, il a soigneusement nettoyé les os, en a sucé la
moelle et fait des petits tas sur le rebord de son assiette. Il m’apostrophe, perdu
dans un nuage de fumée de cigare.
— Vous voilà donc serveuse à l’hôtel Borg.
Je lève les yeux, c’est l’homme de l’autocar, celui de l’Académie de la Beauté,
qui m’a donné sa carte de visite.
— Vous aimez dresser une belle table ?
Il poursuit sans attendre ma réponse.
— Je vous pose cette question parce qu’une des épreuves du concours de
Miss Islande consiste justement à dresser une table et à plier des serviettes.
Il ajoute que la compétition est en train d’évoluer, que le jury envisage de
demander aux jeunes filles de s’essayer au rempotage de plantes.
— Vous vous intéressez aux plantes d’intérieur ?
— Non.
— Et aux travaux d’aiguille ?
— Pas davantage.
— Et la lecture de bons livres ?
— Je n’en lis que de mauvais.
Il me toise, hésitant, puis se met à rire.
— À la bonne heure, je vois que mademoiselle a le sens de l’humour.
Il se penche vers son voisin à qui il murmure quelques mots comme pour le
mettre dans la confidence. Lequel me regarde en hochant la tête.
Puis l’homme de l’autocar se tourne à nouveau vers moi et me demande si
j’ai réfléchi.
— À quel sujet ?
— À l’idée de briguer le titre de Miss Islande ?
— Non, je vous remercie.
Il insiste.
— Vous voyagerez à l’étranger, en limousine avec chauffeur.
Je me dépêche de débarrasser la table.
— … Miss Islande reçoit une couronne et un sceptre, ainsi qu’un costume
traditionnel avec une ceinture dorée pour participer à la compétition
internationale de Long Island. Deux robes de soirée et un manteau à col de
fourrure. Elle monte sur scène, fait la tournée des night-clubs, rencontre des
boxeurs célèbres et sa photo est publiée dans les journaux.
Je me dépêche de repartir en cuisine.
— Vous devriez remonter un peu votre jupe, c’est un péché de cacher de si
jolis genoux. Il faut savoir mettre ses atouts en valeur, crie-t-il dans mon dos.
Sirrí m’attend dans la cuisine derrière la porte battante et m’indique d’un
mouvement de tête un des hommes assis à la table ronde en me conseillant de
me méfier de lui.
— Il en a importuné plus d’une.
Quand j’ai rangé mon tablier et pointé, elle me rejoint en courant. Elle
connaît quelqu’un qui a participé au concours de Miss Islande il y a quelques
années, à l’époque où c’était encore organisé en plein air, sur une scène installée
dans le quartier de Vatnsmýri. Elle travaille maintenant au central des taxis
Hreyfill. Si je le souhaite, elle peut me la présenter.
— Elle aussi, on lui a promis un manteau de fourrure et des voyages à
l’étranger. Elle attend encore.
— Je n’ai pas l’intention de participer.
Elle ajuste son foulard sur ses cheveux, allume une cigarette et rejette un filet
de fumée du coin des lèvres.
— Je voulais juste que tu sois au courant.
Médée
Je tends à Ísey la boîte en carton blanc qui contient quatre smørrebrød. Avec
le vent qu’il fait, j’ai eu toutes les peines du monde à la garder intacte sur le
long trajet entre l’hôtel et le quartier de Nordurmýri. Elle a déplacé le lit à
barreaux de la chambre au salon.
— Comme ça, je peux surveiller Thorgerdur pendant la journée. La nuit,
elle dort avec moi.
Elle repose la petite dans le lit, soulève le couvercle de la boîte en carton et
sourit jusqu’aux oreilles. Les tartines ont glissé pendant le transport, les liserés
de mayonnaise se sont mélangés aux crevettes. Elle les met au frigo puis
s’installe avec moi à la table de la cuisine d’où elle peut surveiller sa fille par la
porte du salon.
— Tu te rappelles ? Je t’ai dit que je tenais un journal. Même si ce n’est pas
tout à fait ça.
— Oui, je m’en souviens.
— Hier, j’ai fait tout le trajet jusqu’au centre-ville avec le landau et j’ai
acheté un nouveau carnet. En bravant la tempête. Le vendeur de la papeterie
Gudgeir s’est souvenu de moi, il m’a conseillé les cahiers d’écolier, à lignes ou à
carreaux, puisque je les remplis si vite. Et ça me coûtera moins cher. C’est le
seul luxe que je m’autorise.
Elle garde le silence quelques instants en préparant le café.
— Je me suis mise à écrire des dialogues, reprend-elle.
— Quel genre de dialogues ? Des choses que les gens disent ?
— À la fois ce qu’ils disent et ce qu’ils ne disent pas. Je ne peux pas expliquer
à Lýdur que chaque fois qu’il ouvre la bouche, j’ai envie de noter ce qu’il dit.
Et encore moins que j’écris aussi ce qu’il ne dit pas. Il ne comprendrait pas non
plus que, parfois, j’ai envie de m’interrompre dans ce que je fais pour l’écrire au
lieu de le vivre.
Elle baisse les yeux et fixe ses paumes.
— L’autre jour, nous étions invités à dîner chez mes beaux-parents, rue
Efstasund, mes belles-sœurs étaient là aussi. Ils arrivent à capter la télévision de
la base américaine, ce qui est rare. Ma belle-sœur Dröfn a dit une chose sur son
mari qui m’a frappée, je leur ai aussitôt demandé de m’excuser et je me suis
réfugiée dans une autre pièce pour noter quelques phrases.
Elle secoue la tête.
— Tu te rends compte, Hekla, maintenant je me balade avec un bloc-notes
et un crayon dans mon sac à main.
Elle remplit ma tasse puis réajuste la barrette qui retient ses cheveux.
— De retour à la maison, une fois Lýdur endormi, j’ai repris mes dialogues.
En un rien de temps, j’avais noirci dix-huit pages à propos d’une femme qui
découvre que son mari la trompe et qui se venge en tuant leur enfant. Lýdur ne
comprendrait pas ça.
Elle va chercher sa fille dans son lit et la cale sur sa hanche.
— Raconte-moi ce qui se passe là-bas, Hekla, parle-moi des clients de l’hôtel
Borg, raconte-moi la vie au-delà du petit monde de la rue Kjartansgata.
Dois-je lui parler de tous ces hommes qui ne me laissent jamais tranquille,
me dévorent des yeux et cherchent en permanence à me tripoter sans ma
permission ? Ces hommes qui m’invitent à sortir avec eux. Ces hommes qui
ont du pouvoir. Je les éconduis toujours poliment et ça ne leur plaît pas. Ils ont
l’habitude d’obtenir ce qu’ils veulent. Et les filles qui résistent, ils s’arrangent
pour les faire renvoyer. Je préfère dire à mon amie qui écrit des dialogues la
nuit que j’ai pris une carte à la bibliothèque municipale de la rue
Thingholtsstræti et que je peux lui rapporter des livres.
Nous retournons au salon. Ísey me tend sa fille, emporte les tasses et les pose
sur la table basse.
Je constate qu’un nouveau tableau de Kjarval a rejoint la collection, ce qui en
fait trois. Pour leur faire de la place sur les murs, il a fallu déplacer le buffet et
en accrocher deux l’un au-dessus de l’autre, l’un des cadres touche le plafond.
Ísey dit qu’ils ont maintenant des paysages de trois régions différentes dans leur
minuscule salon.
Elle se laisse tomber dans le canapé et prend un air grave.
— J’ai rêvé, dit-elle, que nous avions emménagé dans une maison neuve
dont tout le mobilier était en palissandre. Un immense escalier menait à l’étage,
des marches et des marches, je tenais Thorgerdur dans mes bras. Il y avait
quatre chambres d’enfant dans la maison. Maintenant j’ai peur de me retrouver
avec quatre enfants sur les bras.
Odin
(Le jour où j’ai recueilli le dieu
de la poésie et de la sagesse)
Au crépuscule, tout en bas de la rue Ódinsgata, j’entends des miaulements
près d’une maison en tôle ondulée verte. Ils proviennent du seul arbre de la
rue. En levant les yeux, j’aperçois un chat maigrelet, juché sur une branche. Je
cherche un appui sur le tronc au niveau de la fourche, je grimpe, je réussis à
attraper l’animal apeuré et je le pose sur le trottoir. Il n’est pas tout à fait
adulte. Il est noir, il a une tache blanche au-dessus d’un œil et ne porte pas de
collier. Je lui fais quelques caresses, mais je dois rentrer chez moi pour terminer
un chapitre. Quand j’atteins la rue Austurstræti, le chat est toujours derrière
moi, il me suit sur tout le trajet jusqu’à la rue Stýrimannastígur. J’ouvre la
porte de la maison, il se faufile aussitôt entre mes jambes et gravit l’escalier en
bois. Il m’attend sur le petit palier et miaule. Je le laisse entrer.
Je lui verse du lait dans une écuelle.
Me voici propriétaire d’un chat.
Je le caresse.
Me voilà propriété du chat.
Le lendemain matin, j’aperçois un corbeau qui croasse, perché sur le
réverbère à côté de la lucarne. Les gamins lui jettent des cailloux et, lorsqu’il
prend son envol, je remarque qu’il a une aile abîmée.
La porte battante
Le lendemain, le bibliothécaire est assis dans un coin de la salle de l’hôtel
Borg.
Seul, un livre à la main, il m’observe en fumant sa pipe. Il en est à son
quatrième café et m’adresse un sourire chaque fois que je lui apporte une
nouvelle tasse. Il lit l’Odyssée dans la traduction de Sveinbjörn Egilsson. Il a
posé un calepin à couverture noire et un stylo-plume sur sa table. Il ouvre
plusieurs fois son carnet, ôte le capuchon de son stylo et prend quelques notes.
Je regarde droit dans les yeux ce propriétaire d’un Montblanc.
— Starkadur, annonce-t-il sans préambule en me tendant la main.
Je ne peux pas m’empêcher de lui demander :
— Tu écris ?
Il hoche la tête. Il me dit qu’il travaille à mi-temps à la bibliothèque, mais
que, par ailleurs, il écrit de la poésie. En ce moment, il travaille sur une
nouvelle. Il me laisse entendre qu’un de ses poèmes a été publié dans la revue
Eimreid.
Le chef de rang rapplique, me saisit par l’épaule et m’éloigne de la table.
— Le sucrier des dames à côté de la fenêtre est vide, mademoiselle Hekla.
Quand je reviens en cuisine, il m’attend.
— Les serveuses ne sont pas censées se lier avec les clients. Je vois
parfaitement ce qui se trame.
— Et alors, qu’est-ce qui se trame ?
— Un rapprochement. On sait où ça mène. Les filles tombent enceintes et
démissionnent.
— C’est un poète, dis-je.
— Les poètes aussi mettent les femmes enceintes.
Il maintient la porte battante ouverte sur la salle et me désigne d’un signe de
tête un homme seul assis près de la fenêtre.
— Au lieu de tourner autour d’un poète sans le sou, tu pourrais te trouver
un meilleur parti. Il y a tant de jeunes célibataires qui n’attendent qu’une
femme pour illuminer leur vie. Tu vois l’homme assis là-bas, près de la vitre,
c’est un jeune ingénieur célibataire, il a un appartement rue Sóleyjargata et une
Ford d’occasion.
La gardienne
Le bibliothécaire reste rivé à sa table jusqu’à la fin de mon service. Il se lève
alors d’un bond et me demande s’il peut m’accompagner. Nous traversons la
place Lækjartorg où le vent glacial qui souffle de la mer nous transperce, puis
nous déambulons le long de l’étang de Tjörnin en direction de la rue
Skothúsvegur. En chemin, il me dit que la bibliothèque abrite les ouvrages
de 706 auteurs islandais et un total de 71 719 volumes.
Il me demande de deviner quel genre de livres remporte le plus de succès
auprès des lecteurs.
— Les recueils de poésie ? dis-je.
Il rit.
— Les romans.
Il m’explique que les femmes lisent des romans et comme elles sont en
majorité, ce sont les ouvrages les plus empruntés. Les hommes préfèrent les
livres d’histoire ou qui parlent de l’Islande. La catégorie qui vient en troisième
position est celle des documents traitant de pays lointains.
— Hommes ou femmes, tout le monde a envie de savoir comment les
choses se passent à l’étranger, conclut-il.
Je l’interroge sur les romans les plus empruntés.
Il réfléchit un bon moment.
— Probablement les livres pour enfants de Ragnheidur Jónsdóttir et les
romans ruraux de Gudrún frá Lundi, répond-il avec réticence.
— Des livres écrits par des femmes.
Il hésite.
— C’est vrai, maintenant que tu le dis. Et c’est assez surprenant quand on
pense au petit nombre de femmes qui écrivent en Islande et au fait qu’aucune
n’a de talent.
Il semble que nous ayons fait le tour de la question. Quand nous atteignons
la rue Tjarnargata, le bibliothécaire s’arrête devant une maison recouverte de
tôle ondulée pour me dire que c’est le quartier général des socialistes islandais et
qu’il assiste souvent à leurs réunions. Mouvement des jeunesses socialistes.
Rassemblement contre le capital, précise un écriteau à la fenêtre.
Nous débouchons sur le cimetière de la rue Sudurgata. La grille grince. La
terre est un marécage en putréfaction, la mort est là, à chaque pas. La nature est
comme une tombe ouverte.
— Ici reposent les poètes, même les immortels, déclare mon guide.
— Oui, dis-je, tous les morts se ressemblent.
Il me regarde, s’apprête à me répondre puis se ravise et se contente de valser
entre les pierres tombales à la recherche de diverses sépultures. Il a beau
connaître des hémistiches et des vers de Benedikt Gröndal et de Steingrímur
Thorsteinsson sur le bout des doigts, il n’arrive pas à trouver leur ultime
demeure. Les poètes refusent de se manifester.
— Ils sont pourtant enterrés ici, dit-il, peinant à dissimuler sa déception. Ils
étaient là quand je suis venu l’autre jour avec Dadi Draumfjörd, le Fjord des
rêves.
J’ai froid, le soir sombre de l’automne monte de la terre. L’herbe jaunie et
humide m’enveloppe les chevilles. Je pense à ma mère.
— La poétesse Theodóra Thoroddsen est enterrée ici, n’est-ce pas ? dis-je.
Le bibliothécaire est songeur, il n’en est pas sûr, ce qui est certain, en
revanche, c’est qu’elle repose comme il se doit aux côtés de Skúli, son époux. Il
se faufile entre les tombes, scrute les épitaphes et exulte quand il trouve
Thorsteinn Erlingsson. Il m’appelle, s’enflamme et déclame Le Bruant des
neiges.
La voix qui charmait mes oreilles depuis le buisson était si belle, si douce et si limpide…
soir après soir, elle entonnait son poème d’amour…
Au milieu du cimetière, la longue épitaphe sur la tombe d’une femme
décédée en 1838 pique ma curiosité : … mère de cinq enfants morts en bas âge,
forte comme deux colosses, secours des pauvres, femme exemplaire, loyale,
bienveillante…
— C’est la gardienne du cimetière, la première personne à avoir été enterrée
ici, précise mon guide en se postant à mes côtés.
Il me regarde, j’ai l’impression qu’il a quelque chose sur le cœur.
— En fait, je pensais t’inviter au cinéma ce soir, dit-il. Mais il fallait que je
rassemble mon courage.
On passe un film de Fellini à l’Austurbæjarbíó, Cléopâtre au Nouveau
Cinéma, La Ciociara avec Sophia Loren au Vieux Cinéma, et Lawrence
d’Arabie au Tónabíó, énumère-t-il.
— J’aimerais bien voir Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, il y a une séance au
Stjörnubíó à neuf heures, dis-je.
J’ai vu le roman dans la vitrine de la librairie Snæbjörn, rue Hafnarstræti.
— C’est un roman écrit par une femme, Harper Lee.
Ma remarque le surprend.
Il me dévisage.
— Tu es la serveuse la plus lettrée que je connaisse.
Pêle-mêle (deux)
J’ai terminé mon service et je m’apprête à rentrer chez moi pour écrire
quand je remarque une jeune femme aux cheveux blonds relevés en chignon
qui grelotte dans le froid de l’autre côté de la rue, les yeux fixés sur la porte-
tambour de l’hôtel Borg.
Dès qu’elle m’aperçoit, elle vient vers moi et se présente comme une copine
de Sirrí, qui lui a demandé de me mettre au parfum.
— Au parfum de quoi ?
— Miss Islande. Elle m’a dit qu’on te harcelait pour que tu t’inscrives.
Je lui réponds que je n’ai pas l’intention d’y participer.
— Elle ne m’a pas dit que tu allais le faire, mais plutôt que tu avais l’air
d’être ailleurs, elle a l’impression que tu ne resteras pas serveuse très longtemps.
Elle perçoit chez toi une forme d’agitation, comme si tu voulais partir pour
l’étranger.
La copine de Sirrí me propose de marcher un peu et d’aller prendre un verre
au Hressingarskálinn.
— À moi aussi ils m’ont dit que je ferais de grands voyages, mais ils n’ont pas
tenu parole. Je ne suis jamais allée à Long Island contrairement à ce qu’ils
m’avaient promis.
En chemin, elle lance régulièrement des regards par-dessus son épaule
comme si elle craignait d’être suivie.
Une fois au Hressingarskálinn, je commande un café. La jeune femme prend
un beignet et un Sinalco, elle me dit qu’elle travaille au central des taxis
Hreyfill et que les journées les plus chargées sont celles où les chalutiers
rentrent au port. Les matelots dépensent beaucoup d’argent à se balader en taxi.
Il y en a même un qui a demandé à un chauffeur de le conduire dans le Nord
du pays, jusqu’à Blönduós.
— Il sifflait sa bouteille de gnôle sur la banquette arrière. Quand elle a été
vide, il s’est endormi et a roupillé presque tout le trajet. Arrivé à Blönduós, il a
voulu manger des côtelettes arrosées de graisse de mouton, mais comme c’était
le Jeudi saint, tout était fermé. Le chauffeur est allé frapper à la porte du
pasteur pour téléphoner à sa femme qui a ensuite appelé un cousin dont
l’épouse a une sœur qui vit à Blönduós. Cette dernière lui a cuisiné des
côtelettes panées puis le taxi l’a ramené à Reykjavík et à son bateau. Il a dormi
pendant tout le trajet de retour.
Elle boit une gorgée au goulot de sa bouteille de Sinalco et me jauge du
regard.
— Tu n’as pas l’air du genre à passer des heures devant ton miroir pour
admirer la hauteur de tes pommettes, tranche-t-elle en croquant dans son
beignet.
Puis elle en vient au concours lui-même. Il y avait douze participantes quand
elle s’y est inscrite et le jury était composé de cinq hommes.
— Il a fallu le reporter trois fois à cause de la pluie et du vent.
Elle avale une autre gorgée.
— Nous étions en maillot de bain sur un podium en bois. Il y avait des
flaques d’eau sur scène, une des filles a glissé et s’est foulé la cheville. Nous
devions nous soutenir mutuellement. J’ai attrapé un coup de froid qui a tourné
en cystite.
Je regarde par la vitre, la nuit tombe, les gens sont pressés de rentrer chez eux
après leur journée de travail, un homme tient son chapeau à deux mains pour
empêcher les bourrasques de l’emporter.
— Mon fiancé était quand même fier. Debout dans le public, il a applaudi
pendant mon passage sur scène, retour compris. Le podium était assez loin, il
m’a dit qu’il avait eu du mal à m’identifier parmi les autres filles, mais qu’il
m’avait reconnue à mon maillot de bain vert.
Elle mord à nouveau dans son beignet et reprend le fil de son récit.
— Le hic, c’est que mon maillot était jaune.
Elle s’interrompt, rassemble dans le creux de sa paume les miettes tombées
sur la table et les met dans son assiette.
— Il ne sait pas ce que j’ai subi, reprend-elle en chuchotant.
Après avoir fait place nette et s’être assurée qu’il n’y a plus aucune miette, elle
sort de son sac un album-photo qu’elle pose sur la table.
— Voici l’histoire de ce concours en paroles et en images.
Elle vient s’asseoir à côté de moi et ouvre l’album avec précaution.
— C’est elle qui a gagné.
Elle lit à voix haute la légende sous la photo en suivant les lettres du bout de
son index :
La grâce de Glódís Zoëga est l’exemple même de la féminité raffinée des
Islandaises, nos filles et nos sœurs, dont la beauté est un don du ciel. Notre pays n’en
attend pas moins de ses femmes.
— Quant à elle, c’était la lauréate de l’année précédente, reprend l’amie de
Sirrí en tournant la page.
C’est mademoiselle Gréta Geirsdóttir qui remporte la compétition et reçoit le
titre de Miss Islande. Elle est blonde, svelte, et extrêmement charmante. Gréta est
la fille de Jódís et de Geir (décédé), originaire d’Ytri-Lækjarkot dans la région de
Flói. Son élégance est parfaitement naturelle.
— Elle a rencontré le cosmonaute soviétique Gagarine à qui elle a offert un
bouquet. D’après l’article, il n’était pas très grand et la reine de beauté le
dépassait d’une tête.
Il l’a trouvée plus belle encore que Gina Lollobrigida, ajoute-t-elle, poursuivant
sa lecture.
Elle me montre d’autres photos.
Celle-ci a été invitée au Ed Sullivan Show et celle-là a prononcé deux
répliques dans un film sur les dernières années d’Hitler. Un des juges du
concours à Long Island a déclaré que le patronyme de Miss Islande sonnait
comme une cascade de cailloux dans un fjord islandais.
— Et elle ? dis-je en lui montrant une autre photo. Il me semble reconnaître
dans le fond les tours de Tivoli à Copenhague.
— Celles qui arrivent dans les trois premières concourent pour le titre de
Miss Pays nordiques.
Elle continue à feuilleter l’album.
— Me voilà, dit-elle en me montrant une jeune fille svelte. J’ai répondu à
une interview.
La légende sous la photo précise : Rannveig est célibataire.
— C’est ce qu’ils m’avaient conseillé de dire. Ça n’a pas plu à mon fiancé.
Elle sort l’article de l’album et me le montre.
— Avez-vous un homme dans votre vie ?
— Non.
— Avez-vous l’intention de vous marier ?
— Je l’espère bien.
Elle pousse un grand soupir.
— Ils m’ont convoquée à un entretien avant le concours, ils voulaient que
j’essaie le maillot de bain et que je m’entraîne à marcher en faisant des allées et
venues dans la pièce. Ils étaient deux. Ils prétendaient que c’était bien de faire
une sorte de répétition générale avant le grand jour pour assouplir ma
démarche et voir si j’avais ça dans le sang. Quand je me suis retrouvée en
maillot, l’un d’eux a pris mon tour de poitrine et mon tour de hanches avec un
mètre de couturière tandis que l’autre vérifiait ma taille avec un mètre de
menuisier. Il m’a posé un livre sur la tête et a tracé une marque sur le mur au
crayon à papier. Puis il a annoncé que je faisais un mètre soixante-treize, ce qui
est un peu trop pour une candidate au titre de miss, mais convenable pour être
mannequin. Sottises, a répondu l’autre, elle pourra devenir mannequin et faire
de la publicité après Long Island.
Rannveig s’accorde une pause, elle baisse les yeux.
— Ensuite, l’homme qui avait mesuré ma taille est parti et je suis restée seule
avec l’autre. Il a fermé la porte à clef en disant que j’avais ça dans le sang. Que
j’irais à Long Island, et qu’il m’accompagnerait lui-même. Il m’a dit que je
devrais parler du feu qui couve sous la terre, des glaciers et des chutes d’eau.
Pour me débarrasser de lui, je lui ai répondu que j’avais un petit ami. C’était
contradictoire puisque, avant ça, j’avais affirmé ne pas en avoir sachant que les
jeunes filles fiancées ont moins de chances d’être envoyées à l’étranger. Il m’a
rétorqué que mon amoureux pouvait attendre et que, pour l’instant, il était
prévu que je dîne avec lui. Il m’a proposé d’aller manger du flétan au Naustid.
Elle s’essuie les yeux avec sa serviette, se mouche et range l’album dans son
sac.
Je me lève et je lui tends la main.
Elle en fait autant et boutonne son manteau. Pendant qu’elle enfile ses gants,
elle me demande si j’ai un petit ami.
Je lui réponds que oui.
— Ma grand-mère a fait une broderie à partir de la photo qui illustre
l’interview. Il lui a fallu six semaines pour dessiner le modèle et le broder au
point de croix sur de la toile de jute.
Immortalité
C’est dimanche : je dois trouver un moyen d’aller rue Stýrimannastígur pour
écrire.
Allongé sur le lit, le poète a replié son journal, La Volonté du peuple, sur sa
poitrine.
— Ils sont en train d’installer ici une organisation qui relève du capitalisme
pur et dur : les spéculateurs spolient le peuple et le profit est le mètre étalon de
toute chose.
Il s’est levé, il s’enflamme et fait de grands gestes comme un tribun.
— L’Islande est indépendante depuis dix-neuf ans. Mais les grossistes ont pris
le relais des rois du Danemark et des marchands qui détenaient le monopole du
commerce. Ils se font construire des magasins dignes de palais le long du
boulevard Sudurlandsbraut grâce aux profits qu’ils engrangent en vendant des
fonds de tartes importés du Danemark.
Je lui dis que je compte rendre visite à Jón John.
— Mais tu es déjà allée le voir hier. Et avant-hier.
— Certes, mais il est en train de nous faire des rideaux pour la lucarne.
— Et il a une machine à coudre ? s’étonne-t-il.
— Oui.
Il me toise.
— Je trouve assez étrange que mon amoureuse soit amie avec un autre
homme. Un homme qu’elle va voir tous les jours après le travail. Même le
week-end.
Il est à côté de la lucarne. Les grêlons rebondissent bruyamment sur la vitre.
— Si je ne le savais pas si peu porté sur les femmes, je m’inquiéterais de te
voir passer tout ce temps avec lui.
Il fait quelques pas dans la chambre.
— On m’a dit qu’hier, vous êtes allés voir ensemble une exposition au
Chalet des artistes.
— C’est vrai, nous sommes allés voir une exposition de peinture. Qui t’a dit
ça ?
— Thórarinn Dragfjörd. Il fait partie de notre bande. Le cercle des poètes
du Mokka. Il a lu une de ses nouvelles à la radio.
— Oui, je l’ai salué. Il m’a parlé de toi.
— Ah bon ?
— Il m’a dit que tu étais très doué et que tu deviendrais célèbre.
— Vraiment ?
— Oui.
Il sourit.
— Je lui ai dit exactement la même chose l’autre jour.
Il est visiblement touché. Voilà qu’il a complètement oublié mon ami marin.
Il s’assied à la table, bourre sa pipe, l’allume, se relève, retourne à la lucarne
et contemple la tempête de neige. Puis il retourne vers le lit.
— Que dirais-tu d’une petite sieste avant de partir ? propose-t-il. Ce soir,
après dîner, nous écouterons le feuilleton radiophonique.
— Tu ne vas pas retrouver tes amis poètes ?
— Pas ce soir. J’avais plutôt prévu de m’occuper de ma petite amie.
Il me serre dans ses bras.
— Je me disais que nous pourrions aller au bal ce week-end. À Glaumbær.
Au moins y faire un tour. Comme font les amoureux.
Il relâche son étreinte pour chercher le disque de Prokofiev dans sa
collection.
Rideaux (un)
Pendant que Jón John coud les rideaux qui occulteront la lucarne de la rue
Skólavördustígur, je travaille assise sur le lit, la machine à écrire posée sur la
table de chevet. Nous avançons au même rythme : quand j’achève mon
chapitre, il me tend les rideaux soigneusement pliés. C’est lui qui a acheté le
tissu. Ils sont orange à carreaux violets, le bas est orné d’une bande de dentelle
froncée. Il range sa machine à coudre dans l’armoire et me libère la table.
Je lui souris et je place une nouvelle feuille sur le cylindre de ma Remington.
Debout derrière moi, il me regarde écrire.
— Je suis dans ton histoire ?
— Tu es à la fois dedans et en dehors.
— Je n’appartiens à aucune catégorie, Hekla. Je compte pour du beurre.
Il s’assied sur le divan, je vais m’installer à côté de lui.
— Fais de moi un chapitre de roman pour que ma vie ait un sens. Raconte
l’histoire d’un garçon qui aime les garçons.
— D’accord.
— Et qui ne supporte pas la violence.
Je hoche la tête.
— On peut dire qu’ils sont colorés, déclare le poète quand j’installe les
rideaux rue Skólavördustígur. Nous voilà avec le soleil couchant et Akrafjall, la
montagne pourpre, réunis sur un seul et même tissu.
Il éteint la lumière.
— Ça m’est égal que tu traînes avec un homosexuel.
Est-ce que tu savais, Hekla, m’a dit mon marin en me regardant travailler,
que la machine à écrire avait été inventée cinquante-deux fois ?
Rideaux (deux)
Ísey a étendu des langes dans le froid glacial qui les a complètement pétrifiés.
Je les décroche sans enlever les pinces à linge pour les rentrer.
Elle me remercie, elle les avait oubliés.
— Tu te rappelles ma voisine que j’avais vue, une nuit d’insomnie, regarder
dans ma direction par la fenêtre de sa cuisine ?
— Oui.
— Ça remonte à trois mois et depuis, elle n’a toujours pas mis de rideaux
dans le salon. Hier, je l’ai croisée à la poissonnerie, elle faisait la queue derrière
moi tandis que le poissonnier emballait en plaisantant ce que j’avais acheté. J’ai
pensé : Il y a d’autres femmes seules avec leurs enfants dans les maisons voisines.
Subitement, je me suis dit qu’on pourrait préparer l’aiglefin à tour de rôle et se
livrer le repas avant le retour des maris. Je vais l’inviter à prendre un café et une
tranche de gâteau. En dehors de toi, elle sera la seule personne à me rendre
visite depuis que j’ai emménagé à Reykjavík. Dès que ma grossesse se verra, le
poissonnier arrêtera de me taquiner. Les hommes ne me regarderont plus. Une
femme en robe de grossesse ne les intéresse pas.
Elle donne le biberon à sa fille tout en discutant.
— À mon retour de la poissonnerie, j’ai couché quelques lignes sur le papier
pendant que Thorgerdur faisait la sieste. En moins de temps qu’il n’en faut
pour le dire, j’avais écrit toute une histoire, Hekla.
— Tu veux dire une nouvelle ?
— Au sujet de la voisine. Je l’ai fait sortir dans la nuit avec son bébé qui ne
dormait pas dans son landau. J’ai imaginé que l’enfant avait des coliques.
C’était l’été et la nuit était claire. Le petit s’endormait, la femme marchait dans
le quartier et elle croisait des hommes portant un tapis roulé dans lequel se
trouvait quelque chose qu’ils venaient de sortir d’un appartement.
Brusquement, elle se rend compte qu’il s’agit d’un corps. Le crime demeure
une énigme pour la police, mais la femme enquête et résout le mystère. Elle
découvre des pièces à conviction dans un bac à sable, des preuves que personne
n’avait vues parce que la police ne fouille pas les aires de jeux. Personne ne la
croit. J’ai glissé dans cette histoire une phrase issue de la vraie vie, une chose
que Lýdur m’a dite : Ne laisse pas ton imagination t’égarer, Ísa. Cette réplique,
je l’ai mise dans la bouche du policier qui prend sa déposition. Heureusement,
personne ne sait que je consacre mon temps à ce genre de bêtises en pleine
journée.
Elle secoue la tête.
— Je ne comprends pas ce qui m’a pris. Quelle drôle d’idée d’assassiner les
gens. Le vendeur de la papeterie me reconnaît à présent. Avant, j’y allais une
fois par mois, mais maintenant, c’est toutes les semaines.
Elle se tait quelques instants.
— Quand une idée me vient, j’ai l’impression de recevoir une décharge
électrique, comme quand on touche le fil dénudé d’un fer à repasser.
Sur quoi, elle me demande :
— Tu n’as rien remarqué de nouveau ?
Je scrute la pièce.
Aucun tableau n’est venu s’ajouter aux trois autres.
— Les rideaux ?
Elle sourit.
— J’ai acheté une plante en pot. Un bégonia.
La vingt-troisième nuit
Je suis réveillée.
Le poète dort.
En dehors des étoiles qui scintillent au firmament, le monde est noir.
Une phrase vient à moi puis une autre, une image se dessine, cela fait toute
une page, tout un chapitre qui se débat dans ma tête, pataud comme un
phoque pris dans un filet. J’essaie d’accrocher mon regard à la lune par la
lucarne, je demande aux phrases de s’en aller, je leur demande de rester, il faut
que je me lève pour les écrire avant qu’elles s’évanouissent. Le monde sera alors
plus vaste et, cette nuit encore, je serai plus grande que je ne suis réellement, je
prie Dieu de me venir en aide pour rendre le monde plus petit en me donnant
un océan noir, lisse et tiède, en me donnant une jolie nature morte avec un
moulin hollandais comme sur le calendrier de la librairie Snæbjörn ou bien de
mignons petits chiots comme sur le couvercle de la boîte de chocolats Nói dans
laquelle Jón John range ses coupures de journaux, je le désire et, en même
temps, je ne le désire pas, j’ai tellement envie de continuer chaque jour à
inventer le monde, je n’ai pas envie de faire bouillir du poisson sur la cuisinière
Siemens ni de servir les hommes au restaurant de l’hôtel Borg avec un plateau
d’argent en circulant d’un nuage de fumée de cigare à un autre, j’ai envie de
passer ma journée à lire quand je ne suis pas en train d’écrire. Blotti sous la
couette en duvet de canard, le poète ignore tout du phoque qui se débat dans
ma tête, il tend le bras vers moi, je le laisse faire et je cesse de m’accrocher aux
mots, demain matin ils auront disparu, j’aurai perdu mes phrases. Chaque nuit,
j’en perds quatre.
C’est du travail d’être poète
Quand je rentre de l’hôtel Borg, le poète m’attend avec une bonne nouvelle.
— Un de mes poèmes va être publié dans La Volonté du peuple.
Il m’explique qu’il a envoyé La Braise rougeoyante à la rédaction au
printemps dernier.
Il est heureux, distrait, il me prend dans ses bras. Puis il relâche aussitôt son
étreinte et marche dans la chambre.
— J’ai demandé à Stefnir Skáldalækur, le Ruisseau des poètes, de relire le
texte, il l’a adoré, il a surtout apprécié la manière dont j’ai utilisé deux fois le
mot enfer : « mains glaciales comme l’enfer, sables profonds comme l’enfer…
au lever du jour ».
Il m’a proposé de changer un mot, de remplacer « jusqu’à ce que la mort te
prenne » par « jusqu’à ce que la mort attaque ». Il suffit parfois d’un mot, m’a-
t-il dit.
— En effet, c’est une tout autre tonalité, dis-je.
Le poète s’arrête et s’assied sur le lit, tenaillé par le doute.
— J’ai l’impression que j’aurais dû changer deux autres mots dans la strophe
qui commence par « panse les blessures » et se termine sur « la brume du
crépuscule recouvre l’espérance ».
Il récite le poème à voix basse.
— Et je me demande si « encor » ne serait pas mieux que « encore ».
Il allume sa pipe, attrape un recueil dans la bibliothèque et le feuillette, en
quête d’un poème bien précis. Il a renoncé aux Chesterfield au profit de sa
pipe. Il lit quelques lignes en silence puis ferme le livre et le repose.
— Je n’arriverai jamais à cerner l’hiver de la mort, dit-il en se levant.
Il se demande s’il ne ferait pas mieux d’aller directement à la rédaction du
journal, peut-être que les rotatives ne sont pas encore lancées ?
— Mais ce poème est bien comme il est, tu ne penses pas ?
— Bien, ça ne suffit pas, Hekla.
Il se rassied sur le lit et se prend le visage dans les mains.
— Le texte est trop lâche. La construction est prévisible, le choix des mots
n’est pas assez précis, il manque de profondeur, et la forme n’est pas assez
concise. Il vaudrait peut-être mieux retarder la publication. Je vais demander au
journal d’attendre.
Je m’assieds à côté de lui, un bras sur son épaule.
— J’ignore où je me situe parmi les poètes, Hekla. Tout ce que je sais, c’est
que j’ai ma place au café Mokka.
Son regard se perd dans le vague.
— J’ai l’impression qu’ils me considèrent comme un des leurs, mais en
même temps, je me sens en dehors. Quand j’ai montré le poème à Stefnir, il
m’a tapé sur l’épaule en disant que j’avais ça dans le sang.
Je lui caresse les cheveux.
— Jamais je n’aurai le talent de Stefnir. Je ne lui arrive pas à la cheville. Je
suis prometteur, mais c’est tout.
Il secoue la tête.
— Hier soir, au bar du Naustid, Stefnir nous a lu les premières lignes du
roman auquel il travaille en ce moment.
Le poète arpente la chambre de long en large. Il cherche les mots adéquats.
Il s’arrête face à moi et me regarde intensément.
— C’était mieux que du Laxness ou du Thórbergur Thórdarson. Nous
parlons peut-être là de notre prochain prix Nobel, Hekla.
— Il a déjà publié quelque chose ?
— Pas encore.
— Peut-être parce qu’il ne dessoûle jamais et qu’il n’est pas très productif.
Le poète fait comme s’il ne m’avait pas entendue.
Il s’approche de la lucarne et garde le silence un moment.
— C’est du travail d’être poète, Hekla. L’inspiration n’a rien à voir avec le
rendement. On se soucie du rendement quand on charge un navire ou qu’on
creuse un fossé. Si on travaille à la cimenterie ou dans une station baleinière,
c’est le rendement qui compte. Ou si on construit des ponts. Mais quand on est
poète, il n’est pas question de rendement.
Il reprend sa pipe dans le cendrier et la rallume.
— Les vrais écrivains sacrifient leur vie à leur vocation. Stefnir n’est pas
fiancé. Contrairement à certains poètes, je dois m’occuper de mon amoureuse.
— Nous sommes fiancés ?
— Non, mais ça pourrait venir.
Il sourit.
— En revanche, tous les poètes m’envient. Je leur ai dit qu’on t’avait invitée
à participer au concours de Miss Islande et ils m’ont demandé ce que ça faisait
de vivre aux côtés d’une reine de beauté.
— Alors, ça fait quoi ?
Il me passe les bras autour du cou.
— Puisqu’il y a une femme dans cette maison désormais, je me suis dit qu’il
fallait installer un miroir.
Je balaie la chambre du regard et je remarque un petit miroir fixé à côté de
l’armoire.
— Je l’ai peut-être placé un peu trop haut, dit-il d’un air inquiet.
Puis il s’avance vers l’électrophone, sort un disque de sa pochette et met Love
Me Tender.
Le saphir craque.
— Si les poètes savaient que j’écoute Elvis avec ma petite amie… Ma muse
consent-elle à m’accorder cette danse ?
Le blanc
J’attends devant la porte du sous-sol depuis un bon moment déjà. Personne
n’est venu m’ouvrir. J’allais repartir quand Ísey arrive avec son landau en
slalomant entre les plaques de verglas. Elle est toute pâle et ses joues sont
glacées.
— J’avais besoin de voir des gens, dit-elle. Alors je suis allée rendre visite au
peintre dans son atelier. Je voulais lui dire que je le comprends. J’ai fait tout le
trajet à pied puisqu’il est interdit de prendre l’autobus avec un landau,
premièrement parce que les bus sont pleins à craquer et deuxièmement parce
que les landaus cognent dans les jambes et font filer les bas-nylon.
Je l’aide à rentrer le landau, elle sort la petite de sa combinaison matelassée et
lui ôte son bonnet. Puis elle met le biberon à chauffer dans une casserole et me
dit qu’elle va faire du café. Sa grossesse commence à se voir, on devine un petit
bidon sous sa jupe. Je me dis que la robe chasuble que Jón John m’a offerte lui
irait peut-être.
— Tu l’as rencontré, le peintre ?
— Oui, il est très sympathique. Il m’a serré la main, de sa paume calleuse.
C’est à cause du manche du pinceau.
Je lui ai dit que j’avais trois de ses tableaux, que je lui ai décrits. Il les a
immédiatement identifiés et m’a confié qu’il devait encore y avoir des pots de
peinture, de la térébenthine et des chiffons dans les failles d’une petite colline
de lave où il a peint l’un de ces tableaux.
Il m’a expliqué qu’on pouvait voir des traces du manche du pinceau dans la
peinture et que si je nettoyais un de ces tableaux à l’huile de paraffine, un autre
tableau apparaîtrait. Une image dont personne ne connaît l’existence à part lui.
Et moi. Et désormais toi, Hekla. J’avais Thorgerdur dans les bras, il m’a dit
que c’était une belle enfant. Pourtant, elle pleurnichait. Il m’a demandé
comment étaient les cadres, en ajoutant que beaucoup de tableaux sont gâchés
par l’encadrement. Je lui ai décrit les nôtres et il était satisfait. Je lui ai dit que
j’habitais dans un appartement en sous-sol au numéro 12 de la rue Kjartansgata,
qu’on n’y voit pas le soleil cinq mois durant, mais que la lumière de ses toiles
me sauvait car elle illuminait le salon. Il était heureux de l’entendre. J’aurais
voulu dire qu’elle illuminait ma vie, mais j’avais trop peur d’éclater en sanglots.
Quand il a dit que le blanc était la couleur la plus difficile à maîtriser parce
qu’elle est tellement fragile, j’ai dû tourner la tête pour essuyer une larme. Il dit
de si belles choses, Hekla. Il m’a dit qu’il était malheureusement à court de
café, mais qu’en contrepartie il allait me confier un autre secret, à savoir que
sous le blanc, il y a du vert. Nous sommes maintenant trois à le savoir : lui, toi
et moi. Avant de le quitter, je lui ai dit que j’avais peur que mon mari revende
ses toiles pour acheter le ciment qui servirait aux fondations d’une maison à
Sogamýri. Et là, il m’a proposé de racheter les tableaux lui-même pour que
mon mari puisse payer son ciment.
Assise à la table de la cuisine avec la petite qui s’agite, elle se tait un moment
en me lançant des regards inquisiteurs.
— Tu n’as toujours pas avoué à ton poète que tu écris ?
Elle aurait aussi bien pu me demander : Est-il au courant que tu caches en
toi une bête sauvage qui n’attend que d’être libérée ? Un écrivain est-il capable
de comprendre un autre écrivain ?
— Il ne m’a pas posé la question, dis-je.
— Il t’a déjà emmenée au café Mokka ?
— Je l’ai évoqué une fois avec lui.
— Et qu’est-ce qu’il a répondu ?
— Que personne ne vient avec sa petite amie. Et qu’il pensait que je n’aimais
pas le café.
— Les hommes naissent poètes. Ils ont à peine fait leur communion qu’ils
endossent le rôle qui leur est inéluctablement assigné : être des génies. Peu
importe qu’ils écrivent ou non. Tandis que les femmes se contentent de devenir
pubères et d’avoir des enfants, ce qui les empêche d’écrire.
Elle se lève, pose la petite dans son lit à barreaux et remonte la boîte à
musique.
Puis elle me raconte le rêve qu’elle a fait cette nuit.
— J’ai rêvé d’un saladier rempli de beignets tout juste frits, et je ne sais pas
comment l’interpréter. Maintenant j’ai peur que ça ne représente mes enfants.
Ma vie est finie si je tombe enceinte à nouveau. Si cela arrivait, je deviendrais
comme la femme qui vit dans l’appartement d’en face. Elle ne sort même plus
faire ses courses.
L’oreille écorchée
Le toit en tôle ondulée luit comme de l’argent sous l’effet du gel. La chatte a
du mal à le traverser. La future mère n’ose plus sauter sur le garage du voisin,
alors je la fais sortir le matin en partant au travail. Elle m’accompagne un
moment puis rebrousse chemin. Quand je rentre en fin d’après-midi, elle
m’attend à la porte.
Je fais cuire du poisson et des pommes de terre à l’eau chaque soir pour nous
trois : elle, le poète et moi. Ça va vite. Je bois un verre de lait pendant le repas.
Il m’arrive de faire du riz au lait que nous dégustons avec du sucre et de la
cannelle.
Le poète envisage de quitter la bibliothèque et de chercher une place de
veilleur de nuit.
— Je n’ai pas le temps d’écrire à la bibliothèque, dit-il. Et puis l’inspiration
est tributaire du cadre.
L’hôtel Skjaldbreid recherche justement un veilleur de nuit pour assurer les
gardes en alternance avec Áki Hvanngil. Áki travaille à un recueil de poésie, et
dit que ses meilleures idées lui viennent la nuit.
— On ne peut pas créer si on est constamment dérangé.
— Tu ne pourrais pas écrire le matin, avant de partir pour la bibliothèque ?
— Je ne suis pas du matin, Hekla.
Dès que le poète est endormi, je me relève, j’allume la lampe de bureau et je
sors mon livre.
Il ouvre brusquement les yeux. Il reste d’abord tout à fait immobile et
m’observe, puis il se redresse et s’assied. Il veut savoir ce que je lis. Je lui tends le
livre, il regarde la couverture, feuillette quelques pages et lit le titre à voix
haute.
Il me dévisage.
— C’est un des livres de l’autre homo ?
Il a son air sévère.
— Il y a dans tes lectures des choses qui écorchent l’oreille d’un poète,
Hekla, dit-il avant de se recoucher en se tournant vers le mur.
Je poursuis ma lecture sur le deuxième sexe.
C’est en exerçant une activité rémunérée que la femme a pu réduire
l’essentiel de l’écart avec la condition masculine, et c’est le seul moyen pour elle
d’assurer son indépendance.
Je me dis que c’est mon cas, mais mon salaire est si bas que je ne réussirai
jamais à économiser assez pour partir à l’étranger.
Tu me manques
Les pieds dans la neige fondue, baigné d’une lumière grise comme du petit
lait, le facteur me tend une carte postale. Hekla Gottskálksdóttir, annonce-t-il.
Je sais qu’il a envie de savoir qui m’envoie une photo de tulipes rouges
accompagnée de ce Tu me manques. Une autre carte arrive deux semaines plus
tard, c’est un portrait du roi Frédéric IX de Danemark en tenue d’apparat.
J’ai trouvé un travail et un logement.
— Tu as encore reçu du courrier de ton homo, commente le poète.
La fois suivante c’est une lettre cachetée où figure l’adresse de l’expéditeur.
Jón John m’écrit qu’il a d’abord logé chez l’habitant avec petit déjeuner
inclus. Désormais, il loue simplement une chambre.
J’ai rencontré un homme, Hekla, ajoute-t-il.
Puis il m’envoie des livres écrits par des femmes. Un livre par paquet.
Je vais les chercher au bureau de poste.
Au fil des semaines, je reçois Nouveaux contes d’hiver de Karen Blixen (sur un
bristol qu’il a glissé dans le livre, il précise qu’elle a également écrit sous le nom
d’Isak Dinesen), Rue de l’enfance de Tove Ditlevsen et Lumière d’Inger
Christensen.
Je rassemble des mots
Une nuit, je me relève pour écrire.
Je m’assieds. Dans le lit, un corps chaud se tourne vers le mur en se
pelotonnant dans la couette. Sa respiration est profonde et régulière. Le chat
dort dans le renfoncement sous la lucarne. Le réveil indique cinq heures du
matin, mon père est en route vers la bergerie pour nourrir les moutons.
La vitre s’est embuée pendant la nuit, le cadre est couvert d’une pellicule
blanche. J’enfile le chandail du dormeur, je vais à la cuisine chercher un
torchon pour éponger. Le givre fondu coule sur la vitre, je le suis du bout de
l’index. En dehors des cris des mouettes, il règne sur la rue Skólavördustígur un
silence digne des hautes terres.
J’attrape la machine à écrire sous le lit, j’ouvre la porte de la cuisine, je pose
la machine sur la table et je place une feuille sur le cylindre.
C’est moi qui ai la baguette de chef d’orchestre.
J’ai le pouvoir d’allumer une étoile sur le noir de la voûte céleste.
Et celui de l’éteindre.
Le monde est mon invention.
Une heure plus tard, le poète apparaît en pantalon de pyjama dans
l’encadrement de la porte, le chat sur les talons.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu écris ? Je me suis réveillé et tu avais disparu. Je
t’ai cherchée, je me demandais si la terre ne t’avait pas engloutie, halète-t-il,
comme s’il venait de faire une longue marche depuis l’autre côté de la cloison,
comme s’il avait traversé la lande en quête d’une brebis égarée qui n’est pas
redescendue de la montagne et qu’il découvre enfin, nichée sous un
promontoire terreux, le dernier endroit où il aurait imaginé la trouver. À
moins qu’il ne m’ait cherchée dans un rêve ?
Le poète scrute les feuilles posées sur la table.
— Tu écris des poèmes ?
Je lève les yeux.
— Seulement quelques phrases. Je ne voulais pas te réveiller.
— Quelques phrases ? Je ne dirais pas ça. Il y a là des pages et des pages.
Voyant le chat qui attend à côté de sa soucoupe vide par terre, je me lève
pour prendre du lait dans le réfrigérateur et je lui donne à boire.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu écrivais ?
— J’attendais le bon moment.
— Tu as déjà été publiée ?
J’hésite.
— Oui, quelques poèmes.
— Quelques poèmes ?
Il semble désarçonné et inquiet.
— Plus exactement quatre, et aussi deux nouvelles.
Il attrape le tabouret et s’assied.
— Mon poème attend depuis trois mois à la rédaction du La Volonté du
peuple et toi, tu as publié quatre poèmes et deux nouvelles. Où sont-ils parus, si
je puis me permettre ?
— Dans des revues, Tímarit Máls og menningar et Birtingur, ainsi que dans
le Cahier littéraire du Morgunbladid.
J’hésite.
— Le Tíminn a également publié deux de mes poèmes, dis-je après un
instant de réflexion.
— Je me démène pour faire paraître mon texte et voilà que mon
amoureuse – Miss Aurore boréale comme te surnomme ton homo – a été
publiée dans les plus grands journaux et les meilleures revues du pays.
— C’est un peu exagéré, dis-je. En outre j’ai utilisé un pseudonyme
masculin.
Il me regarde droit dans les yeux, l’air sévère.
— Puis-je te demander lequel ?
J’hésite.
— Sigtryggur frá Saurum.
Il se lève.
— C’est toi, Sigtryggur frá Saurum ? On pensait qu’il faisait partie de notre
groupe. On avait compris que c’était un nom de plume, mais sans savoir qui se
cachait derrière.
— Et une nouvelle sous le pseudo de Bára Nótt.
— On croyait que Bára Nótt, cette mystérieuse Onde de Nuit, n’était autre
qu’Ægir Skáldajökull, le Glacier des poètes. Il a tellement frimé quand on a
discuté de cette nouvelle parue dans le Morgunbladid. Il feignait d’en savoir
plus qu’il n’en disait, il s’est contenté de bourrer sa pipe sans un mot. Cela dit,
le texte était très différent des vers qu’il nous avait lus jusque-là.
— Cette nouvelle est une œuvre de jeunesse, j’avais dix-huit ans quand je l’ai
écrite. Mon style a évolué depuis.
Starkadur se rassied sur le tabouret et se prend le visage dans les mains.
— Est-ce que tu écris aussi des textes plus longs ? demande-t-il à voix basse.
J’entends par là, plus longs qu’une nouvelle ?
— J’avais prévu de te dire que j’écrivais, mais je préférais attendre d’avoir
terminé mon roman. J’étais sûre que tu aurais voulu le lire, et qu’ensuite je
n’aurais plus eu envie de le finir.
Il me regarde, incrédule.
— Tu écris un roman ?
— Oui.
— Un livre entier ?
— Oui.
— Long comment ?
J’hésite.
— Plus de deux cents pages ? demande-t-il.
— Dans les trois cents.
Notre voisin, le mécanicien, a allumé sa radio. Il a monté le son pour ne pas
manquer le bulletin météo. Je ne vais pas tarder à m’habiller pour partir au
travail.
— C’est ton premier roman ?
— J’ai deux autres manuscrits. L’un d’eux est d’ailleurs chez un éditeur.
J’attends une réponse.
Le poète peine à trouver ses mots.
— Mon amoureuse est poète et moi pas.
Il sort le lait du réfrigérateur et se sert un verre. Le chat miaule, son écuelle
est vide.
— Et dire que tu m’as caché ça. J’ai été drôlement aveugle. J’ai l’impression
d’être un élève tout juste bon à redoubler. Tu es si loin devant moi. Tu es un
glacier qui scintille, je ne suis qu’un pauvre talus au pied d’une ferme. Tu es
redoutable, je suis inoffensif.
Mes explications ne servent pas à grand-chose. Le poète est ébranlé.
— Ton homo est au courant que tu écris ?
— Oui.
Il vide son verre de lait.
— Et Ísey ?
— Aussi.
— Donc tout le monde à part moi sait que ma petite amie écrit.
Il regarde ses mains.
— C’est pour ça que tu es venue à Reykjavík ?
— Non, pour travailler.
Il se lève.
— Je n’avais pas compris que tu voulais être des nôtres, Hekla.
Je m’avance, je l’enlace et je lui dis :
— Nous ferions mieux de nous recoucher.
Je pense : Couchons-nous dans ce lit et étendons sur nos corps la couette de
plumes de corbeau, la couette de plumes noires.
Mon manuscrit
Debout à côté du bureau, le poète tient une feuille. Le Requiem de Mozart
tourne sur l’électrophone.
Ses lèvres bougent.
Il lit mon manuscrit.
Je pose les chemises que je suis passée prendre à la blanchisserie A. Smith en
rentrant du travail, je m’approche et je lui prends la feuille des mains.
— J’ai lu ton livre.
— Il n’est pas prêt. Je t’avais demandé de ne pas y toucher.
Le cendrier en verre déborde de mégots.
J’ouvre la fenêtre.
— Tu n’es pas allé travailler ?
— Non, je ne me sentais pas bien. J’ai prévenu la bibliothèque que j’étais
malade.
Il s’assied sur le lit, je prends place à côté de lui.
— Si les choses étaient ce qu’elles devraient être, je rentrerais déjeuner à la
maison, Hekla.
Il me fixe.
— Est-ce que tu me ferais des pommes de terre comme les autres femmes ?
Je ne dis rien.
Il enlève le disque de l’électrophone et allume la radio. C’est l’heure des
petites annonces.
À vendre, réfrigérateur d’occasion.
Il éteint le poste.
— Non, Hekla, tu refuses d’être une femme comme les autres.
Il se lève et s’accoude contre le mur. Sa tête pend mollement sur sa poitrine.
Après trois semaines de météo tourmentée, c’est le redoux, la pluie tambourine
sur la tôle ondulée.
— Personne ne te demande d’écrire. Pourquoi faut-il que tu fasses tout
comme moi ?
Je le regarde enfiler son pantalon et son pull.
— Tu sors ? Tu n’es pas censé être malade ?
Il ne répond pas et change de sujet.
Il veut savoir si l’enquiquineur de l’hôtel Borg m’a importunée
dernièrement.
— Il m’a adressé la parole pas plus tard qu’aujourd’hui.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il m’a demandé si j’étais fiancée.
— Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?
— La vérité. Que je ne l’étais pas.
— Il a quel âge ?
— Deux fois le mien. La cinquantaine. Et il est père de famille.
— Ce sont les pires. Je n’ai pas envie de te voir monter sur une scène, ni de
te voir exhibée pour distraire la galerie. C’est une chose détestable de traiter les
femmes comme de la marchandise. Le capitalisme dans ce qu’il a de pire. Tu
imagines une élection de Miss Union soviétique ? de Miss Roumanie ? de Miss
Cuba ?
Il me regarde.
— Je n’ai pas l’intention d’y participer. Je leur ai dit je ne sais combien de
fois. Mais cet homme est buté.
Starkadur tourne les talons et enfile sa parka.
Il part retrouver les poètes.
Une seule phrase
a plus de poids que mon corps
Il est plus de trois heures du matin quand il rentre à la maison, avec une
bouteille d’eau-de-vie dans un sac en papier.
Starkadur de Hveragerdi est ivre.
Il agite le bras, trébuche contre une chaise, la traîne, non sans mal, jusqu’au
bureau, s’y installe et ouvre son calepin. Il lui faut un temps infini pour ôter le
capuchon de son stylo-plume.
— Je ne suis qu’une coquille vide, marmonne-t-il.
Je sors du lit pour le rejoindre.
Après avoir écrit Je ne suis qu’une coquille vide sur la feuille, il remet à grand-
peine le capuchon sur son stylo et boit une gorgée au goulot.
— Tu l’aimes ?
— Qui ça ?
— Ton homo ? Est-ce qu’il te fait des avances ? Il veut aussi coucher avec
moi ?
— Je t’interdis de parler de lui comme ça. De toute manière, il est parti.
Il essaie d’enlever son pantalon, mais il se prend les pieds dedans et chancelle,
les bretelles pendantes.
— Hekla, tu ne veux pas me demander quelle est mon expression préférée ?
Si ça ne serait pas humide de rosée ? Tu ne me poses aucune question… On ne
sait jamais à quoi tu penses, tu es toujours en train d’écrire, y compris quand tu
n’écris pas, je le vois à ton regard, je connais ce regard lointain, tu es là et
pourtant, tu es ailleurs, même dans nos moments les plus intimes…
— Ce n’est pas vrai, Starkadur.
— Tu ne laisses rien affleurer à la surface. Quand on vit avec un volcan, on
sait que les profondeurs bouillonnent de lave incandescente. Tu sais, Hekla, tu
projettes d’énormes blocs de pierre dans toutes les directions… ils détruisent
tout sur leur passage… tu es un rocher imprenable, un buisson de ronces… je
ne compte pas pour toi…
Je lui prends la bouteille.
Il s’allonge sur le lit.
— Pour toi, l’écriture est plus importante que moi, une seule phrase a plus
de poids que mon corps, bredouille-t-il, noyé dans les vapeurs d’alcool.
Je n’arrive pas à me retenir d’aller jusqu’à la table pour noter dans mon
carnet : Une seule phrase a plus de poids que mon corps.
Il tend le bras vers la bouteille.
— Comment tu fais ?
— Comment je fais quoi ?
— Pour avoir des idées.
Il n’attend pas ma réponse et poursuit sur sa lancée :
— On t’a déjà dit que tu es belle ?
— Oui. Parfois. Toi-même, tu me l’as dit il y a quelques jours.
— Tu savais que les goélands se taisent quand ils te voient ?
— Tu veux que je te fasse cuire un œuf ?
Le poète est rentré à la maison plus tôt dans la journée avec trois œufs dans
un sac en papier.
Il me suit dans la cuisine, s’affale sur la table bras tendus devant lui, puis se
prend la tête entre les mains.
— Je… t’ai épiée… à ton insu… pendant ton sommeil… pour essayer de
comprendre, bafouille-t-il. Là au moins j’ai le sentiment… que nous sommes…
égaux… Quand tu dors. Parce que tu n’écris pas… et tu n’es pas… meilleur
écrivain… que moi… Et…
Écoute, Hekla
Lorsque je rentre à la maison, le poète est réveillé.
Assis sur le lit, le chat sur les genoux, il se lève d’un bond pour m’accueillir.
Je remarque immédiatement qu’il a non seulement rangé la chambre, vidé le
cendrier et refait le lit, mais qu’il a aussi passé la serpillière. Il s’est rasé et a mis
une cravate.
Un bouquet de roses jaunes est posé sur la table. Il me le tend.
— Pardonne-moi. Je me suis mal comporté avec mon amoureuse.
Il me serre dans ses bras.
— J’ai eu tellement peur que tu ne reviennes pas, Hekla. Tellement peur que
tu me quittes.
— Je me suis arrêtée en chemin pour faire des courses, dis-je en sortant un
pain blanc et une bouteille de lait.
Le chat saute par terre et s’ébroue.
Comme nous n’avons pas de vase, je cherche du regard un contenant de
substitution. La bouteille d’eau-de-vie que le poète a rapportée la nuit dernière
est vide, mais il y a sept roses, et seules trois tiges entrent dans le goulot. Je n’ose
même pas espérer que les ermites qui vivent sous les combles aient un vase. Je
n’ai donc pas d’autre choix que d’aller frapper à la porte de la voisine du
dessous, notre logeuse. Je tiens le bouquet de roses contre ma poitrine.
Elle m’adresse un regard méfiant : une femme ne demande pas à une autre
femme de lui prêter un vase en cristal.
— C’est pour combien de temps ? demande la logeuse.
Je pourrais lui répondre par une question : Combien de temps vivent les
roses ?
— Cinq jours, dis-je.
Je m’attends à ce qu’elle me demande si le poète ne risque pas de casser le
vase.
À mon retour, il a mis Love Me Tender sur l’électrophone. Il me fait une
place au bord du lit, je m’installe à ses côtés et il me prend la main.
— Ils m’ont demandé de tes nouvelles.
— Qui ça ?
— Les poètes. Ils veulent savoir si tu repasseras. Je leur ai dit que toi aussi tu
écrivais. Ça les a étonnés. Stefnir aimerait te rencontrer.
Il me regarde.
— Comment te sens-tu ? dis-je.
Il dit qu’il a mal à la tête et que le moindre bruit est amplifié en vacarme
dans son crâne, même le ronronnement du chat.
Les œuvres poétiques de Steingrímur Thorsteinsson sont ouvertes sur le lit.
Il a déjà choisi les strophes qu’il veut me lire :
— Écoute, Hekla, dit-il.
De tous les bleus, ma bonne amie,
Le plus beau dans tes yeux rit ;
Si bleu n’est jamais l’azur des cieux
Aucun myosotis n’est aussi bleu.
On me demande au téléphone quand je suis au travail.
— C’est ton père.
J’ai mon tablier autour du cou et le combiné à la main.
— Hekla chérie, un volcan vient d’entrer en éruption. Au milieu de l’océan,
à un endroit où il n’y a pas de terre. Au sud-ouest des îles Vestmann.
Sa sœur, Lolla, l’a appelé pour lui décrire la gigantesque colonne de vapeur
qui s’élève vers le ciel.
— Avant même qu’ils en aient parlé aux informations.
Le phénomène a surpris tout le monde. La veille, le mari de Lolla était parti
poser ses filets dans le périmètre de l’éruption sous-marine et il n’avait rien
remarqué d’anormal. Certes, il n’avait aperçu aucune baleine, mais les oiseaux
de mer plongeaient en quête de nourriture comme d’habitude. Son amie qui
vit à Vík í Mýrdal lui avait téléphoné la veille au soir pour lui dire qu’elle avait
senti une odeur de soufre en mettant les pommes de terre à cuire. Elles avaient
conclu à une éruption imminente sous le glacier du Katla.
— Lolla dit que des avions survolent la zone, des petits coucous transportant
des géologues de Reykjavík et des appareils de la base militaire de Keflavík.
Mais les autorités déconseillent aux bateaux d’approcher. Cela signifie que je ne
pourrai pas me rendre sur les lieux à bord de la Fannlaug VE avec mon beau-
frère comme j’aimerais tant pouvoir le faire.
Pendant le bref silence à l’autre bout de la ligne, je remarque que le chef de
rang m’observe. On a besoin de moi en salle.
Comme il fallait s’y attendre, mon père est incapable de rester sagement dans
les Dalir. Il est déjà en route pour Reykjavík. Il a demandé au chauffeur de
taxi, le mari de la sœur de ma mère, de l’emmener ensuite à Kambabrún pour
qu’il puisse voir le panache de fumée de ses propres yeux.
— L’éruption n’est pas visible depuis le sommet de la colline de
Skólavörduholt contrairement à celle du Katla en 1918, dit-il.
— Bon, mon cher papa…
Il me dit qu’à part ça, il faut qu’il aille chez l’opticien. Ses vieilles lunettes ne
tiennent plus que par un bout de ruban adhésif, et surtout par habitude. Il se
demande s’il faut qu’il y aille avant ou après son escapade en voiture jusqu’à
Kambabrún.
— Tu ne crois pas que tu aurais plus de chances de voir le panache
volcanique avec de nouvelles lunettes ? dis-je.
Nouveau silence au bout du fil. Le chef de rang est là, posté devant moi.
— Mon cher papa, je dois te laisser.
— Dans ce cas, je te souhaite un joyeux anniversaire, Hekla chérie, conclut-
il. Et comme je l’ai toujours dit : Tu es née quatre ans trop tôt.
Rimes finales
Je suis autorisée à quitter mon poste une heure plus tôt pour accueillir mon
père à la gare routière du BSÍ. Il aimerait bien voir mon lieu de travail, saluer
mes collègues et prendre un café avant que son beau-frère passe le chercher
dans sa Chevrolet. C’est Sirrí qui s’occupe de nous. Il ôte sa casquette et se
passe un coup de peigne avant de la saluer d’une poignée de main. Elle lui
sourit. Il commande deux parts de gâteau à la crème pour accompagner nos
cafés et met deux sucres dans sa tasse.
— Il s’agit d’une éruption explosive située à cent trente mètres de
profondeur. Le nuage qu’elle génère monte à six kilomètres, dit-il en remuant
son café.
Mon père veut que je lui parle du garçon que je fréquente.
— Il est poète ?
— Oui.
— Il fait des vers libres ?
— C’est un adepte de l’allitération, mais pas de la rime finale, dis-je après un
instant de réflexion. Il travaille à la bibliothèque de la rue Thingholtsstræti.
J’omets de préciser qu’il songe à quitter son poste pour devenir veilleur de
nuit.
— Et mon Hekla, est-ce qu’elle écrit ?
— Pas autant que je le voudrais.
— Tu employais toujours de drôles de mots quand tu étais petite. Et tu lisais
les livres en commençant par la fin. Tu connaissais tous les vieux mots islandais
pour parler du temps qu’il fait.
Tu disais : La pluie se mêle au vent, ce n’est qu’un grain.
Tu parlais du crachin.
D’ondées.
D’avrillées et de giboulées.
De noroît. Ton frère, lui, n’en avait que pour la lutte, il rêvait de devenir
paysan.
Il me tapote la joue.
— L’écriture. Tu tiens ça de moi.
Il avale une gorgée de café.
— Tu veux parler de tes notes quotidiennes sur la météo ?
— Pas uniquement. Je veux parler, ma petite Hekla, des récits que je
recueille depuis vingt-cinq ans un peu partout dans le pays auprès de tous ceux
qui ont des prémonitions d’éruptions volcaniques, en incluant bien sûr les rêves
et les comportements inhabituels du bétail.
Il finit sa part de gâteau et racle la crème dans l’assiette.
— C’est une dimension fort peu explorée par les géologues. Je pense
intituler mon ouvrage Mémoires de volcans et le publier à compte d’auteur.
Il me demande d’appeler la serveuse pour qu’elle remplisse nos tasses.
J’aperçois le monsieur de l’Académie de la Beauté qui prend son café de
l’après-midi et nous observe du coin de l’œil.
— Je ne crois pas, ma petite Hekla, que ce soient les puissances destructrices
qui me fascinent, mais au contraire la force créatrice.
Je lui dis qu’on m’a proposé de m’inscrire au concours de Miss Islande, mais
que j’ai refusé. Et j’ajoute :
— Plusieurs fois, mais ils ne renoncent pas facilement.
Il finit sa tasse et racle avec sa petite cuiller le sucre resté au fond.
— Tu vas, superbe, la tête haute, Hekla chérie, mais pas question que tu te
laisses mesurer et reluquer comme un bélier dans un concours agricole. Les
héroïnes de la Saga des Gens du Val-au-Saumon, Gudrún Ósvífursdóttir et
Audur la Très-Sage, ne se laissaient pas malmener comme ça par les hommes.
Il ouvre son sac et en sort un paquet qu’il pose sur la table.
— C’est ton cadeau d’anniversaire, ma petite Hekla. De ma part et de celle
de ton frère. C’est Örn qui l’a emballé.
Il s’agit d’un livre, Images et Souvenirs d’Ásgrímur Jónsson. Je l’ouvre à la
première page.
— Ce sont les mémoires de l’artiste qui a peint le tableau le plus
monumental représentant l’Hekla. Ton grand-père était cantonnier dans la
province des Hreppar à l’époque où Ásgrímur y avait installé son chevalet pour
peindre la mère de toutes les montagnes ainsi que plusieurs endroits de la
région d’Árnessýsla, en observant les lieux par l’ouverture de sa tente. Il avait
monté une grande tente-cantine en toile brune qui sentait le moisi – sans doute
parce qu’elle avait été repliée encore humide. Ton grand-père était allé le saluer,
il m’a raconté que le coin d’herbe sur lequel l’artiste s’était installé avait été
transformé en gadoue par la pluie et que c’était un véritable bourbier. Ça ne l’a
pas empêché de percevoir la présence d’une chose plus grande, plus vaste. Vois-
tu, Gottskálk, je crois que cette chose, c’était la beauté, m’a-t-il expliqué.
Il attrape le livre sur la table pour me lire les premières lignes qui parlent de
l’éruption du Krakatindur, un des cratères de l’Hekla, en 1878. Je suis debout
dans le champ, tout près de la ferme, gamin de deux ans, absolument seul. Soudain
mon regard se porte vers le sud-est et là, tout à coup, des éclairs jaillissent dans
l’air, gigantesques flèches rouges qui zèbrent la voûte céleste enténébrée…
Il referme le livre, me regarde, me demande combien de temps je compte
encore fouler le bitume de la capitale et si je n’aurais pas l’intention de filer à
toute vapeur vers l’étranger pour rejoindre mon ami.
— Il me semble, ma petite Hekla, que tu tiens de ta mère ce goût de
l’évasion. Elle avait la bougeotte dans l’âme, où qu’elle soit, elle avait toujours
envie d’être ailleurs. Il lui arrivait souvent de se ruer hors de la maison pour
aller marcher, pieds nus, dans la rosée du soir.
Il se tait quelques instants.
— Un jour, elle a failli me quitter. Je t’avais emmenée dans le sud pour voir
l’éruption du volcan dont tu portes le nom. Elle pensait que je t’avais emmenée
trop près du torrent de lave en fusion.
Attentat
Un vent de noroît insistant balaie la rue Laufásvegur. La bannière étoilée de
l’ambassade américaine est en berne. Un petit groupe de gens grelotte dans un
froid mordant devant la bâtisse en ciment à deux étages. Pour une fois, le poète
n’est pas au Mokka, mais à la maison, l’oreille collée au poste de radio qu’il
écoute d’un air grave.
Le concert symphonique a été interrompu pour une édition spéciale
consacrée à l’attentat qui vient d’avoir lieu à l’étranger.
— Le président Kennedy a été assassiné à Dallas ce matin, me dit-il.
Il se lève, se rassied aussitôt.
— Une île est née la semaine dernière. Le jour de ton anniversaire.
Cette semaine, le monde s’effondre.
Il fait les cent pas dans la chambre, dit que les informations sont encore
floues, mais qu’on pense que les Russes ont commandité l’assassinat.
— On les accuse de tous les maux. Ça ne se limite pas aux rampes de
lancement à Cuba, ajoute-t-il.
Il enfile sa parka pour aller à la réunion du Parti. Odin se lève et disparaît
derrière la porte en même temps que le poète. La chatte ne sait plus où se
mettre depuis quelques jours. Quand je la caresse, je sens les chatons dans son
ventre.
Je n’écrirai pas ce soir parce que je suis à court de ruban encreur. Je
m’allonge et je lis Plumes noires.
À son retour, le poète ôte sa parka, déboutonne sa chemise et dit :
— C’est jour de deuil national en Russie. La radio de Moscou diffuse des
marches funèbres.
Il s’installe au bureau, griffonne quelques mots sur une feuille et la plie.
Va-t-il ensuite ouvrir la lucarne et envoyer dans Skólavördustígur un appel à
la révolution rouge ? Tandis que le vent prend son élan et se rue sur la vitre, que
les oiseaux se taisent et que le monde périt ?
Il enlève son pantalon.
— Je viens d’avoir une idée, annonce-t-il en se glissant sous la couette.
Le lendemain matin, il a déjà déchiré la feuille.
Douze pages
Le poète a quitté la bibliothèque et travaille maintenant comme veilleur de
nuit à l’hôtel Skjaldbreid.
Le trajet jusqu’à la rue Kirkjustræti est certes plus long, mais son nouveau
lieu de travail est moins loin du bar du Naustid.
Nous nous voyons entre deux portes, comme des collègues, il rentre à la
maison et se glisse sous la couette à l’heure où je me lève. Cela veut dire
également que je peux écrire jusqu’à une heure tardive sans le déranger.
Il a cessé de me faire la lecture, il ne dit plus : Tiens, Hekla, écoute ça.
Désormais, il veut savoir si j’ai écrit dans la journée. Et combien de temps.
— Tu as écrit ?
— Oui.
— Combien de pages ?
Je feuillette mon manuscrit.
— Douze.
— Tant de choses ont changé depuis notre rencontre. Quand tu ne travailles
pas, tu écris. Quand tu n’écris pas, tu lis. Si tu venais à manquer d’encre, tu la
puiserais dans tes veines. J’ai parfois l’impression que tu t’es installée chez moi
uniquement parce que tu avais besoin d’un toit.
Je serre le poète dans mes bras.
— Dis-moi, qu’est-ce que tu vois en moi, Hekla ?
Je réfléchis.
Il insiste.
— Tu es un homme. Avec un corps, dis-je.
Et je pense : Il pourrait aussi me tendre une plume
comme une fleur
qu’il aurait arrachée à un oiseau noir,
la tremper dans du sang et m’ordonner :
Écris.
Il me dévisage, interloqué.
— Au moins, tu es honnête.
Il est allongé sur le lit, entièrement habillé.
— Un poète doit vivre dans l’ombre et faire l’expérience des ténèbres. Avec
toi, on manque de ténèbres, Hekla. Tu es la lumière.
Noir
Le jour n’a plus la force de se lever, la clarté apparaît brièvement derrière la
lucarne maculée de sel vers midi, quand le soleil rouge glisse sur l’étang gelé de
Tjörnin, puis c’est à nouveau la nuit.
— Ils lui ont trouvé un nom, m’annonce le poète.
— À qui ?
— À cette nouvelle île. Ils l’ont baptisée Surtsey, l’île noire.
Il cure sa pipe dans le cendrier.
— Pour l’instant, il paraît qu’elle ressemble surtout à un amas de scories,
mais que la lave coule désormais en surface et qu’une île véritable est en train
de se former.
Cela dit, le poète est plutôt déprimé car on a découvert que des journalistes
français ont posé le pied en toute illégalité sur ce nouveau bout de terre. Et
qu’ils y ont planté un drapeau.
Il est furieux.
— Ils en parlent dans le journal, poursuit-il en prenant La Volonté du peuple
pour me montrer l’article en une : Des paparazzi envoyés par le magazine à
scandale Paris Match ont posé le pied sur l’île de Surtsey sans autorisation.
— Apparemment, ils y sont restés vingt minutes. Ils ont dû s’enfuir à cause
des explosions et du torrent de lave qui les menaçaient.
Il replie le journal et le repose.
— Leur drapeau tricolore n’a pas mis longtemps à brûler. Le feu des
entrailles de la Terre s’est chargé d’embraser la bannière de la fraternité.
Il se lève.
— Impérialistes un jour, impérialistes toujours.
Telle est la conclusion de mon communiste.
Puis il me demande si je suis passée à la boucherie Tómas Jónsson et si j’ai
acheté de quoi manger.
Je soussninier
En allant chez Ísey, je m’arrête rue Laugavegur à la quincaillerie Liverpool et
j’achète un tracteur vert avec des roues en caoutchouc pour Thorgerdur.
Mon amie m’accueille, la petite sur la hanche, manifestement bouleversée.
Ce qu’elle redoutait par-dessus tout vient d’arriver : sa belle-mère lui a envoyé
des perdrix des neiges.
— Avec la peau et tout le reste. Comme pour vérifier que je m’occupe
correctement de son Lýdur.
La voilà désemparée face aux masses congelées et couvertes de plumes
blanches posées sur le plan de travail de l’évier.
— Le problème, c’est que nous ne mangions jamais de perdrix pour Noël. Je
ne sais pas les cuisiner.
Je regarde le gibier.
Chez nous, dans le Breidafjördur, nous avons l’habitude de consommer les
oiseaux de mer.
— Tu n’as qu’à imaginer que ce sont des macareux et les préparer de la
même manière, dis-je.
— C’est justement le problème, Hekla, Lýdur dit qu’il faut les plumer sans
ôter la peau.
Elle installe sa fille dans la chaise haute au bout de la table et s’effondre sur le
tabouret. La petite frappe sa cuiller sur la table.
Je remarque qu’il n’y a plus de rideaux aux fenêtres. Ísey les a enlevés pour
les faire tremper, mais maintenant, elle n’a plus envie de les sortir de l’eau, de
les faire sécher ni de les repasser.
— J’ai dit à Lýdur que je voulais un appareil photo pour Noël. Et puis je
n’arrête pas de penser à mon cahier dans le seau, ajoute-t-elle à voix basse.
Elle met un bavoir à la petite et, pendant qu’elle remue le skyr pour le
rendre plus onctueux, elle m’annonce que Lýdur va quitter son poste aux Ponts
et chaussées dans l’Est et tenter de se faire embaucher sur le chantier d’un
immeuble en construction dans le quartier d’Álfheimar.
— Il a fallu qu’il remplisse un dossier de candidature, soupire-t-elle. C’est
nouveau. Le syndicat exige que les contrats soient rédigés par écrit dorénavant.
Le problème, c’est que Lýdur fait tellement de fautes que j’ai dû tout recopier
au propre. Selon lui, il a toujours eu des problèmes avec les accents. Et crois-
moi, ça ne se limite pas à ça. Il est très adroit de ses mains, mais son
orthographe est désastreuse. Il mélange les lettres, je ne comprends pas
pourquoi. Par exemple, il avait écrit : Je soussninier.
Elle se tait quelques instants.
— Tu ne voudrais pas faire dire à un homme dans ton livre : Être père et
mari, voilà ce qui m’a façonné, c’est ce qui a donné un sens et un but à ma vie ?
S’il te plaît, Hekla, fais ça pour moi.
Je souris en me levant.
Et je lui annonce que ma chatte est plus légère : les descendants d’Odin sont
au nombre de huit.
— Notre voisin, le mécanicien, prendra un des petits, ma collègue Sirrí un
autre et je dois trouver un foyer aux six qui restent.
J’hésite.
— Il y en a un qui est différent des autres. Il est tout blanc. Je me disais que
tu pourrais peut-être l’adopter ?
Je boutonne mon manteau. Elle me raccompagne à la porte.
— Starkadur va demander à ses amis poètes s’ils en veulent, mais ça risque
d’être compliqué : Stefnir Skáldalækur, le Ruisseau des poètes, dit que Laxness
n’a pas de chat.
Le sein maternel
La nuit la plus longue de l’année est derrière nous, de même que le jour le
plus court.
Au-dessus de nos têtes, dans le filet de l’autocar, il y a la valise, ainsi qu’une
boîte de chocolats décorée de chatons.
Le poète m’avait prévenue :
— Maman aime les chocolats.
Un blizzard aveuglant souffle sur Sandskeid, nous traversons ensuite un épais
nuage de grésil sur le champ de lave anthracite et tacheté de blanc de
Svínahraun. Pendant un instant, le monde n’est plus que nuit. Sur la route
vertigineuse qui monte au Chalet des skieurs, le temps s’éclaircit brièvement, je
colle mon visage à la vitre, je lève les yeux et j’aperçois un fragment de ciel
bleu.
— Il y a de l’or dans tes cheveux, dit le poète.
Nous entrons aussitôt dans un banc de brouillard.
Il ouvre le Prince Polo qu’il a acheté à la boutique du BSÍ, casse la gaufrette
chocolatée en deux et m’en tend une moitié.
— Je n’ai pas encore annoncé à ma mère que nous habitons ensemble,
avoue-t-il. Je lui ai seulement dit que tu étais mon amoureuse.
Vers midi, le soleil rosé de décembre apparaît dans la grande descente tout en
lacets des Kambar. Les deux géologues assis devant nous sortent leurs jumelles
et les pointent vers la mer. Le panache de l’éruption ressemble à une tête de
chou-fleur gris à la base, et presque blanc au sommet. Il se déploie en volutes,
parfaitement visible, et monte bien haut dans le ciel. Les passagers s’agitent, ils
s’agglutinent aux vitres pour mieux l’admirer.
— Maman nous installera dans des chambres séparées puisque nous ne
sommes pas officiellement fiancés, reprend le poète.
Au virage suivant, l’aube rosée s’évanouit, nous traversons une averse de
neige mouillée. On aperçoit çà et là des fumerolles qui montent de la terre
entre les congères.
Une odeur de raie faisandée flotte dans l’air du village quand nous
descendons de l’autocar. La mère du poète nous accueille en tablier de dralon à
fleurs.
Il fait les présentations.
— Hekla, ma petite amie. Ingigerdur, ma mère.
Je lui tends la main.
Nous arrivons à point nommé, elle vient juste de mettre la raie faisandée et
les rutabagas dans le plat.
— Mais elle préfère qu’on l’appelle Lóló, précise-t-il dès qu’elle est repartie à
ses casseroles.
Je scrute le salon plongé dans la pénombre. Sur le sol entièrement moquetté,
je remarque plusieurs tapis en peau de mouton : un premier au pied d’un
opulent canapé rouge à franges, un deuxième au pied d’un fauteuil capitonné,
un troisième devant le buffet et un quatrième devant une vitrine fermée où est
exposée la vaisselle du dimanche. Sur le buffet trône la grande photo d’un
homme en képi dans un cadre doré. C’est le père du poète, second du
commandant sur le paquebot Godafoss.
— Eh bien, cette jeune fille a… dit la mère du poète en regardant son fils
unique.
— … un appétit d’oiseau, complète-t-il.
Debout à une extrémité de la table, toujours en tablier, elle nous regarde
manger.
— Maman, tu ne veux pas t’asseoir ? demande le poète.
Elle finit par céder, mais ne touche pratiquement pas à son assiette.
— De quelle… commence-t-elle.
La suite de la question arrive quelques instants plus tard.
… famille…
… est la jeune fille ?
Je me charge de lui répondre.
— Et de quelle région…
… vient la jeune fille.
— De la province des Dalir, dis-je.
Le poète me regarde, reconnaissant.
— Où travaille…
— … la jeune fille ?
Le poète m’a prévenue pendant le trajet : Ne lui parle surtout pas d’écriture.
— Je suis serveuse à l’hôtel Borg.
— Vous êtes déjà…?
— Non, maman, nous ne sommes pas fiancés.
— Et vous comptez…?
Starkadur me sourit.
— Oui, il n’est pas impossible que nous finissions par nous passer la bague au
doigt.
— Vous voulez emporter…?
Elle lève sa tasse à liseré doré et motif de fleurs rouges et bleues.
— Non, nous n’emporterons pas le service à café cette fois-ci.
Il me sourit.
— Mais peut-être à notre prochaine visite.
Toutes les tentatives d’Ingigerdur pour entretenir la conversation échouent
en milieu de phrase.
Il n’a pas pris…
J’ai vu…
Mon Starkadur était…
Son fils complète ses interventions.
Elle nous offre un café après la raie faisandée et va chercher une boîte de
pêches au sirop.
— La jeune fille veut-elle…?
— Tu veux une pêche ? me demande-t-il.
— Oui, merci.
Après le repas, nous nous installons dans le canapé, le poète allume sa pipe et
ouvre un livre tandis que sa mère m’apporte des albums photo qu’elle me met
dans les mains sans un mot.
Je tourne précautionneusement les feuilles de papier de soie et je regarde les
clichés à bords dentelés collés sur les pages.
Debout derrière moi, elle me montre un petit garçon chaussé de bottes, la
tête couverte d’un bonnet, assis sur une luge.
— Starkadur…
— C’est Pjetur qui avait fabriqué…
Quand j’ai fini de feuilleter les trois albums, elle m’apporte une boîte à
chaussures.
— Celles-là ne sont pas triées… précise-t-elle.
— Divers défunts de notre famille dans l’Est, commente le poète, assis dans
le fauteuil où il lit la Saga des Frères jurés.
Toutes ces images se ressemblent, des gens endimanchés qui affichent un air
grave et prennent la pose pour la seule photo qu’on fera de leur personne
durant leur existence. Toujours debout derrière le canapé, la mère du poète me
montre un visage par-ci, un visage par-là. Pjetur… Kjartan Thorgrímsson…
Gudrídur, la grand-tante de Starkadur. Bragi…
— Le frère de mon père dans l’Est, glisse le poète en guise d’explication.
La seule fois où la mère arrive presque au bout de sa phrase, c’est pour dire :
— Elle est plus jeune que je pensais…
Elle m’installe dans la chambre d’amis, son fils dormira dans son ancienne
chambre. À côté de mon lit, une planche à repasser sur laquelle est posée la
nappe de Noël. Pendant la nuit, j’ouvre doucement la porte de la chambre du
poète. Il ne dort pas, il soulève aussitôt la couette de son lit simple pour me
faire une place. Au pied du lit, j’aperçois un tapis en peau de mouton.
Neige mouillée
Lorsque nous nous endormons, la température extérieure avoisine zéro
degré. Pendant la nuit, des averses de pluie arrosent les congères, des
bourrasques s’abattent par intermittence, et le matin, il tombe de la neige
mouillée. Vers midi, le thermomètre chute brutalement, le verglas envahit les
rues et dans l’après-midi, la tempête fait rage. À l’heure du dîner, le vent se
calme et il tombe cinquante centimètres de neige. Nous avions prévu de
repartir pour Reykjavík le lendemain du réveillon, mais il fait un froid glacial,
moins dix degrés, le vent se déchaîne et la lande est impraticable. Tous les
autocars sont annulés jusqu’à la fin de l’année.
Le poète espère cependant trouver quelqu’un pour nous emmener. Il
s’installe à côté du téléphone, passe des coups de fil.
— Joyeux Noël, c’est Starkadur, annonce-t-il à chaque fois.
Il finit par se lever en secouant la tête.
— Personne ne veut se risquer à affronter la lande tant qu’elle n’a pas été
déneigée. La fin de l’année est proche, dit-il sans conviction. Ça ne fait que
quelques jours.
Plus exactement cinq.
Je parcours la bibliothèque, espérant y trouver un livre que je n’aurais pas lu.
Je choisis La Mère de Maxime Gorki, une œuvre en deux volumes reliés en
toile bise, traduite à partir de la version allemande de l’édition russe.
S’enchaînent ensuite les repas à base de mouton fumé froid et les cafés
agrémentés de six sortes de gâteaux secs, de biscuits à la génoise blancs ou bruns
et de tarte meringuée. Pour le réveillon de la Saint-Sylvestre, la maîtresse de
maison a préparé des crevettes en gelée.
Il se met à pleuvoir au cours de la nuit. Le lendemain matin, la terre est
vierge de neige. La température est de dix degrés au-dessus de zéro. Quelques
fusées de feu d’artifice défuntes jonchent le sol.
Le poète a trouvé quelqu’un pour nous ramener en ville. Il est
manifestement soulagé.
— Nous sommes sauvés, dit-il.
Sa mère m’a appelée la jeune fille et s’est adressée à moi à la troisième
personne sept jours durant.
Jusqu’au moment où elle me dit au revoir.
Elle me caresse alors la joue et déclare :
— Que la chance t’accompagne, ma petite Hekla, diadème des reines des
montagnes. Quand tu reviendras l’été prochain, je te ferai goûter les tomates de
ma serre.
Nous suivons le chasse-neige à bord de la jeep Willys du pasteur, un ami
d’enfance du poète, qui doit se rendre à Reykjavík pour enterrer sa tante
maternelle. Il porte des chaussures montantes fourrées et un bonnet en laine. Le
poète est assis à l’avant et moi sur la banquette arrière, les genoux encombrés
par la grosse boîte remplie de ses gâteaux préférés. La couverture en patchwork,
le cadeau de Noël que nous a offert sa mère, est dans la valise. Rue
Skólavördustígur, la tempête a brisé deux poteaux électriques, une cheminée
entière repose place Lækjartorg, les vitres sont blanches du sel porté par le vent.
Pendant la nuit, je rêve que j’aperçois Jón John de dos dans la rue. Je cours
pour le rattraper, mais ce n’est pas lui. Le monde se colore d’une clarté
rougeâtre.
Je t’ai aimée
en commençant par t’épier
Des nuages noirs venus de la mer passent à toute allure dans le ciel. Un
oiseau vole dans leur direction. Le soir venu, ils ralentissent leur course.
— Tu me quittes ?
— Oui.
— Tu pars quand ?
— Demain soir.
— Tu t’en vas au moment où les oiseaux migrateurs arrivent, dit le poète.
Il me regarde intensément.
— Je connaissais ton existence avant de te rencontrer. Je t’ai épiée. Je t’ai
aperçue pour la première fois devant le Mokka, j’étais assis à l’intérieur, toi tu
étais dehors, ta valise à la main. Tu as ouvert la porte comme si tu cherchais
quelqu’un, puis tu l’as refermée, comme si tu avais changé d’avis. Je suis sorti et
je t’ai regardée remonter la rue Skólavördustígur. Tu ne m’as pas remarqué. Je
t’ai aussi aperçue un jour alors que tu descendais la rue Bankastræti, droite et
fière, tu portais un pantalon à carreaux et tu marchais d’un pas décidé comme
ceux qui savent ce qu’ils veulent. Je t’ai suivie sans que tu t’en rendes compte. Je
t’ai vue entrer dans trois librairies, regarder les livres et les feuilleter sans en
acheter aucun. Je t’ai vue entrer au Hressingarskálinn et t’attabler avec un
homme aux cheveux bruns. À l’époque, je ne savais pas qui c’était. Tout le
monde te regardait, mais tu ne t’en rendais pas compte. Tu riais. J’ai pensé que
cet homme était ton petit ami. Avec lui, tu étais différente. Pas comme avec
moi. Je me suis dit que moi aussi, j’avais envie d’avoir une amoureuse pour rire
avec elle. Je vous ai suivis jusqu’à la rue Stýrimannastígur. J’ai mené ma petite
enquête et j’ai découvert que tu travaillais à l’hôtel Borg. Je me suis aussi
renseigné sur ton ami et on m’a dit qu’il n’était pas porté sur les femmes.
Il s’interrompt quelques instants.
— Je me suis donné pour but de t’arracher à lui, mais j’ai échoué.
Le poète du jour
Bien loin dans la haute mer de l’éternité Veille ton royaume
insulaire
STEPHAN G. STEPHANSSON, 1904
Mes pieds ont quitté la terre ferme
Des bancs de brume masquent la côte, et dès que le navire dépasse l’îlot
d’Engey, on cesse de voir la terre : les îles et les rochers se succèdent, comme
suspendus au-dessus des flots.
Je partage une cabine de seconde avec une femme et sa petite fille. Je lui
propose de prendre la couchette du haut, elle accepte, reconnaissante. Son mari
est danois et c’est dans cette langue qu’elle s’adresse à l’enfant.
J’ai pour tout bagage ma petite valise et ma machine à écrire, que je pose sur
la table minuscule dès que ma voisine quitte la cabine. Nous longeons la côte
sud. Quand nous approchons du grand panache de l’éruption et de l’île noire
surgie de l’océan, je monte sur le pont pour voir si les explosions du volcan
couvrent le bruit du moteur. Une nuée d’oiseaux oscille sur la crête des vagues,
je sens le poids de la coque d’acier sous mes pieds. J’ai le déjeuner d’Ísey dans le
ventre, elle a tenu à ce que je mange du poisson bouilli et des pommes de terre
parce qu’il n’y a pas l’ombre d’un poisson dans les assiettes sur les bords de la
Baltique, dit-elle. Mon estomac commence à se retourner, j’ai le mal de mer, la
sueur perle sur mon front, tout est mouvement à l’intérieur de moi, un océan
noir enfle dans mes veines.
Lorsque nous dépassons le glacier argenté, seuls quelques passagers sont
encore sur le pont. La mer grouille de petites baleines dont la multitude de jets
monte droit vers le ciel. La houle se fait plus pesante, nous allons atteindre la
haute mer, la grande île s’éloigne, elle ne sera bientôt plus qu’une silhouette
noire et aride derrière un écheveau de nuages.
Pendant la nuit, une fois que mes voisines de cabine sont endormies, je
remonte sur le pont où je m’allonge pour contempler le ciel.
Je suis en vie.
Je suis libre.
Je suis seule.
À mon réveil, on dresse le buffet froid du petit déjeuner. La mer est d’huile,
on n’entend qu’un discret clapotis, et les Îles Féroé se dressent devant nous.
Je sors de ma valise le paquet que m’a offert le poète, je le déballe et je
l’ouvre. C’est un stylo-plume où il a fait graver en lettres d’or : Hekla, poétesse
d’Islande.
Ma chère Hekla,
La nuit d’après ton départ, je n’ai pas dormi, je pensais à toi, si loin en pleine
mer. Je me suis levée, je suis allée dans la cuisine, j’ai pris mon cahier dans le tiroir
du bas (sous celui où je range la farine) et j’ai écrit deux phrases qui me sont venues
à l’esprit : Un bateau s’échoue sur moi dans la brume. Tandis que les grands-mères
chantent des berceuses sur la ville. Quand Thorgerdur s’est réveillée, elle a dit sa
première phrase de deux mots. Elle a caressé ma joue avec ses petits doigts et elle a
dit : maman pleurer. À part ça, la nouvelle principale c’est que les rues sont aussi
bosselées qu’une planche à laver après l’hiver. J’ai planté des pommes de terre dans
un coin du jardin. Des jaunes et des rouges. Mon ventre est franchement
proéminent, j’ai du mal à me baisser. Je m’endors tôt le soir, à peu près à la même
heure que les pissenlits.
Le Tricorne de Napoléon
Debout sur le palier, DJ Johnsson se penche par-dessus le garde-corps, baisse
les yeux vers moi et me sourit. Il est seul.
— Je t’attendais. C’est toujours la même marche qui craque quand tu gravis
l’escalier en courant.
Il est sorti acheter une pâtisserie. Il va faire du café.
— Le Tricorne de Napoléon, dit-il en me tendant un gâteau à la pâte
d’amande.
— C’est qui cet homme ?
— Il est professeur.
— C’est ton petit ami ?
Il hésite.
— J’ai mes besoins. C’est comme ça. Un corps en attire un autre.
Il me regarde, pensif.
— Ce n’est pas facile non plus d’être homosexuel à l’étranger.
À nouveau, il hésite.
— Il y a des jours où je me sens bien, d’autres où je vais mal. Parfois, je suis
plein d’optimisme, le reste du temps, je ne le suis pas. Un instant, j’ai
l’impression que tout est possible, le suivant, plus rien ne l’est. Je connais dix
mille sentiments liés à la sensation de vide.
Il s’interrompt.
— Ici, j’ai vu des hommes danser ensemble pour la première fois de ma vie.
Il parle lentement.
— Il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de choses sont tout autant
interdites à l’étranger. Les hommes n’ont pas le droit de se toucher dans la rue à
la vue de tous. Tu ne verras jamais deux hommes marcher en se tenant par la
main. La police fait également des descentes de temps en temps là où je
travaille.
Plusieurs feuilles sont étalées sur la table.
— Tu as dessiné ? dis-je.
— Seulement quelques robes, répond-il en se levant.
Il enfile sa veste.
— Je ne passerai pas la nuit à la maison. Je reviens demain.
— D’accord.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit.
Il me regarde intensément.
— Si je ne t’avais pas, Hekla, je mourrais.
Underwood Five
Au bout de quelques jours, quelqu’un frappe contre la cloison puis à la
porte. Ma voisine est en chemise de nuit sur le palier, son enfant sur le bras, elle
se plaint du bruit de la Remington.
— Tu t’es mise à écrire à la main ? demande DJ Johnsson en me voyant
poser le stylo sur la feuille, assise au bureau.
Il se penche par-dessus mon épaule.
— Ton écriture ressemble à un chandail aux mailles trop larges. Mon vieux
professeur de calligraphie ne te donnerait pas une bonne note pour des
gribouillis pareils.
Il sourit.
— En plus tu es gauchère comme Jimi Hendrix et Franz Kafka.
Je lui explique que la voisine est venue se plaindre du bruit de ma machine à
écrire.
— Il t’en faut une électrique. Elles sont beaucoup plus silencieuses.
Je lui demande combien ça coûte, il me répond que ce n’est pas un
problème.
— À la fin du mois, nous achèterons une Underwood Five. Avec le ð et le þ
islandais, pour que tu ne sois pas forcée d’écrire la fin de ton roman en danois,
ajoute-t-il.
Ma chère Hekla,
J’ai de très bonnes nouvelles. Je viens d’avoir une deuxième petite fille.
L’accouchement a été moins difficile que le premier. J’ai passé une semaine à la
maternité. Ma belle-sœur a gardé Thorgerdur pendant mon absence. C’était le
meilleur moment de toute ma vie. On me servait mes repas au lit, et du lait ribot
avec du sucre brun et des raisins secs le matin. Lýdur n’a pas semblé trop déçu
d’avoir une deuxième fille. De toute manière, il veut d’autres d’enfants. Ce ne sont
que les deux premiers, dit-il. Moi, j’en mourrais si j’en avais d’autres. Ce qui
m’inquiète le plus en ce moment, c’est le rêve que j’ai fait qui, d’après ma propre
interprétation, signifie que j’aurai cinq enfants. Voici ce que j’ai rêvé : Je marchais
toute seule sur la lande et je trouvais un nid de pluvier doré contenant cinq œufs.
Thorgerdur est adorable avec sa sœur. Désormais, elle est l’aînée et me tend la
tétine quand la toute petite la recrache. La sage-femme est passée à la maison hier
pour peser Katla. Ma belle-mère dit qu’elle est le portrait craché de Lýdur. Elle
disait la même chose de Thorgerdur (je trouve ça blessant). Mes deux filles ne se
ressemblent absolument pas. Lýdur a quitté les Ponts et chaussées, il travaille
maintenant en ville, il pose des armatures sur les chantiers avant le coulage du
béton. Je passe souvent mes nuits dans le salon avec Katla parce que je ne veux pas
qu’il s’évanouisse de fatigue dans les fondations d’un immeuble. Nous avons installé
un bac à sable dans un coin du jardin. Avec un couvercle pour empêcher les chats
d’y faire leurs besoins. Je fais des petits tas avec Thorgerdur qui les lance ensuite en
l’air au-dessus de nos têtes, il pleut des cendres et le ciel s’assombrit, je trouve ça joli.
Ça me fait penser à toi. À une éruption.
DJ Johnsson monte
vers moi et vers les étoiles
Il travaille presque toutes les nuits, ce n’est souvent qu’en fin de matinée qu’il
gravit l’escalier et vient se glisser sous la couette. Inutile de faire le lit, il arrive
quand je me lève.
Parfois, il passe plusieurs nuits de suite à la maison.
— Le corps a aussi besoin de repos, dit-il.
Je m’assieds au bord du lit. Il me fait de la place. Je me cale contre lui.
— Je pensais que tout serait différent. Je croyais qu’il n’y avait qu’en Islande
que les homosexuels se mariaient pour avoir la paix, mais la plupart des
hommes que je rencontre ici sont mariés et pères de famille. Ce n’est pas facile
de vieillir pour les homosexuels. Tout le monde leur demande pourquoi ils ne
sont pas mariés. Il y en a qui capitulent, ils se marient, honorent leur épouse
une fois par semaine en fermant les yeux et en écoutant My Baby Likes Western
Guys de Brenda Lee.
Il se lève.
— Peut-être que moi aussi, je finirai par me marier un jour, Hekla. Mais je
ne veux pas être obligé de mentir à ma femme.
Entretien d’embauche
L’homme m’invite à prendre place dans un bureau meublé de fauteuils
capitonnés en cuir. Il remonte légèrement son pantalon impeccablement
repassé en tirant sur le tissu et s’installe face à moi, ma lettre de candidature
sous les yeux.
— Je vois que vous souhaitez travailler bagtil, dans les coulisses.
— En effet.
— Il est plutôt étrange de préciser qu’on tient à être invisible. Vous parlez
d’une présence invisible, en usynlig nærværelse.
Il agite ma lettre tout en me toisant.
— Elle ne contient pas une seule faute. Elle est rédigée dans un style parfait
et littéraire. Et vous utilisez des mots qu’on rencontre rarement à l’oral. Où
avez-vous appris notre langue, si vous me permettez cette question ?
— Nous avions encore un roi danois quand je suis née et une bonne partie
de notre bibliothèque familiale est en danois.
Il se recule dans son fauteuil et croise les mains. Je retourne mentalement
dans la bibliothèque de la maison. Je pourrais lui dire qu’elle abrite la Store
Danske Encyclopædi, la Grande Encyclopédie danoise des éditions Gyldendal avec
ses soixante-dix mille entrées et ses presque quatre kilos, qu’on y trouve
également les livres de cuisine de ma grand-mère qui a fréquenté une École
ménagère de la province danoise de Jutland, que la moitié d’une étagère est
consacrée à l’histoire du Danemark, qu’elle contient l’Histoire de la famille
Borg de Gunnar Gunnarsson, en danois, et La Répétition de Søren Kierkegaard.
Que nous avons également quelques dictionnaires bilingues danois-islandais, le
plus ancien datant du XIXe : le Dictionnaire explicatif de la plupart des termes
inusités, étrangers ou difficiles rencontrés dans les ouvrages danois de Gunnlaugur
Oddsson. Et que, pour ma part, je possède le Dictionnaire islandais-danois de
Sigfús Blöndal dont on dit que l’épouse, le docteur Björg C. Thorláksson, a
consacré vingt ans de sa vie à la rédaction de cet ouvrage sans que son nom y
soit nulle part mentionné. Je l’ai lu tout entier, de la première à la dernière
page. En réalité, j’ai dévoré tous les livres que nous avions à la maison dès que
j’ai su lire, je les ai avalés les uns après les autres, dans l’ordre où ils étaient
rangés sur les étagères et en commençant par celles du bas. Puis je les ai
remontées. Les unes après les autres. Tu dois être plus grande pour certains
livres, me disait ma mère quand je me plaignais de ne pas atteindre celles d’en
haut.
J’aurais également pu dire à cet homme que nous lisions parfois des numéros
du magazine danois Familie Journal qu’on se passait de ferme en ferme. On y
trouvait des photos du roi Frédéric IX et de ses trois filles en robes de soie
froufroutantes. Chuintantes et sifflantes, disait une femme de ma campagne.
— Dernièrement, j’ai lu des poétesses danoises, dis-je.
— Jaså ? Vraiment ?
Il me fixe d’un air inquisiteur.
— Vous vous y connaissez en préparation des smørrebrød ?
— J’ai travaillé dans un abattoir, j’ai donc une certaine expérience de la
découpe de la viande.
Il reprend ma lettre sur son bureau et met ses lunettes.
— En effet, je lis ici que vous avez été employée dans un abattoir il y a deux
ans.
Il repose ma lettre.
— La lettre de recommandation jointe à votre candidature précise que vous
êtes éprise de beauté et d’harmonie.
— Tout à fait.
À mon retour, DJ Johnsson a acheté de la viande hachée, des biscottes et des
œufs. Il prépare des fricadelles.
Je lui annonce que j’ai trouvé un travail, de six heures du matin à trois heures
de l’après-midi.
— Au fait, qu’as-tu écrit dans ma lettre de recommandation ? je lui
demande.
Ma chère Hekla,
Merci pour le manteau de Thorgerdur. Aucun des enfants du quartier n’a un
aussi beau vêtement. Nous avons acheté une tondeuse et à quatre heures du matin,
je suis sortie couper notre petite pelouse. J’avais laissé la porte entrouverte, mais les
filles dormaient à poings fermés. Tout comme leur père. Je n’avais rien écrit dans
mon journal depuis plusieurs semaines, mais en rentrant, j’y ai noté trois phrases :
L’herbe est maintenant si haute qu’elle me monte presque aux tétons. Bientôt, elle
ne pourra plus pousser à la verticale. Alors elle se couchera comme une femme qui
enfante.
Ça ne correspondait pas vraiment à la réalité puisque l’herbe me montait tout
juste à la cheville. Mais j’avais envie de parler de tétons. Sans doute parce que mes
seins sont gorgés de lait. Si j’avais décrit la pelouse après l’avoir tondue, j’aurais dû
recourir à une comparaison masculine en parlant de poils de barbe. Après avoir
noté ces trois phrases, j’ai décidé que j’arrêtais d’écrire dans mon journal. Je replie
mes ailes. De toute manière, elles sont aussi petites que celles d’un moineau et ne
me permettent pas de voler plus loin que le bois de Thrastarskógur, oh, Hekla ! À
part ça, la nouvelle principale, c’est qu’un des jumeaux de la poissonnerie est mort
(subitement). J’ignore lequel des deux. Celui qui vit encore ne plaisante pas avec
moi et je ne sais pas si c’est parce qu’il est en deuil de son frère ou parce que celui
qui m’appelait sa chérie est décédé. Je suis mère de deux enfants, j’ai vingt-deux ans
et j’ai un penchant très prononcé pour la mélancolie. Pardonne-moi de partager ces
pensées avec toi. Jette ces gribouillis.
Suis-je assez loin de chez moi
pour pleurer ?
DJ Johnsson n’est pas rentré depuis deux jours. Je passe au bar pour prendre
de ses nouvelles.
— Il est en congé ce week-end, me répond son collègue qui me toise en
essuyant les verres. Tu es sa sœur ? Vous vous ressemblez comme deux gouttes
d’eau. Si ce n’est qu’il est brun et toi blonde.
Quand DJ Johnsson rentre enfin, il titube. Une bouteille de bière à la main,
il a tout l’air d’avoir passé une nuit blanche.
Je le dévisage.
— Je ne fais pas commerce de mon corps. Je ne me drogue pas. Je célèbre le
fait d’être en vie.
Je m’installe à côté de lui sur le lit.
— Tu sais, Hekla, certains homosexuels veulent que je porte des vêtements
féminins et que je joue le rôle d’une femme. Je refuse qu’on me voie comme
une femme, Hekla. Je suis un homme.
— Je sais.
Il baisse les yeux.
— Je ne suis qu’un garçon qui aime les garçons.
Il s’allonge et se met l’oreiller sur la tête.
Je me rapproche de lui et je le cajole. Il tremble.
— Je suis étranger en ce plat pays. DJ Johnsson. Je suis un hôte de passage
sur cette Terre. Je suis né par accident. On ne m’attendait pas. Je suis parfois
tellement fatigué, Hekla. Tellement las d’exister qu’il m’arrive d’avoir
simplement envie de
somnoler
sommeiller
de passer un mois entier
dans les bras de Morphée.
J’essaie de me rappeler s’il nous reste du hareng et de la betterave.
— Tu veux que je te prépare un smørrebrød ?
— Je ne rêve que de couture, Hekla. Ma machine à coudre est une machine
à écrire.
Ma petite Hekla,
Le jour finit, le soir commence. Il fait neuf degrés. La récolte de foin s’annonce
honorable malgré un printemps humide. Tes bras manqueront pendant la fenaison,
contrairement à ceux de certains poètes qui n’ont pas l’endurance qu’il faut pour
travailler au grand air. Il est d’ailleurs étonnant de constater à quel point les
écrivains manquent souvent de résistance physique. Quand ils ne sont pas tout
simplement aveugles comme Homère, Milton ou Borges, ils sont boiteux et
incapables de la moindre besogne. Un jour, un poète, lointain parent de ta mère et
originaire de Reykjavík, s’est installé sans se gêner chez nous pendant six jours. Sans
doute avait-il son assentiment. C’était au plus fort du fauchage. Son but était
d’écouter le parler des gens de la campagne pendant que nous trimions.
À part ça, la nouvelle la plus importante du moment, c’est que l’éruption de
Surtsey dure encore. Cela fait neuf mois qu’elle a débuté et l’île a maintenant
atteint une altitude de 174 mètres. Ce printemps, deux autres cratères se sont
ouverts à côté du principal, donnant naissance à deux autres îles. On les a baptisées
Surtur Ier et Surtur II, comme on le fait avec les rois. Mais ce n’est pas fini car une
autre île est appelée à naître, un petit cratère nommé Sytlingur, le Petit Noir.
Voici la nuit de juillet qui arrive, tiède et silencieuse. Les jours passent, les
heures sombrent.
Ton père
Si loin du champ de bataille du monde
— Je peux, suggère DJ Johnsson qui réfléchit tout en parlant, demander à
mon ami de te relire si tu as envie d’écrire en danois.
— Comme Gunnar Gunnarsson ?
— Disons que j’avais plutôt en tête un texte court comme une nouvelle.
Pendant la nuit, il me rejoint dans le lit.
— Il fait froid dans l’autre pièce. Et je me sens seul, dit-il.
Je lui fais une place.
— J’ai rêvé, poursuit-il, que je faisais un tour de manège dans un parc
d’attractions désert, dans un environnement austère et tout en grisaille. J’étais
seul et je me disais : La Terre tourne en entraînant tout le monde avec elle sauf
moi. J’en suis exclu.
Il marque un silence.
— Je crois, Hekla, que je voudrais qu’on m’enterre à côté de ma mère à
Búdardalur.
Ma chère Hekla,
Nous avons acheté un terrain dans le quartier de Sogamýri. Lýdur y va tous les
soirs pour creuser les fondations de notre future maison. Je reste alors seule avec les
filles. Il veut s’inscrire au Lions Club ou au Kiwanis. C’est la seule solution, dit-il.
Un homme marié et père de deux enfants se doit d’avoir des relations. Sinon nous
ne trouverons jamais de maçons. Lýdur est très fier de ses filles, il faut reconnaître
qu’il est très doué pour dormir même quand elles pleurent la nuit. Il se montre
également compréhensif malgré le désordre qui règne dans l’appartement. Je suis en
train de lui faire un pantalon avec la machine à coudre de Jón John, mais c’est
plus difficile que je l’avais imaginé.
Brûle cette lettre. Ou plutôt, déchire-la en mille morceaux, jette-les en l’air et
laisse-les retomber sur ta tête et tes épaules comme une averse de neige, ma chère
amie. Tu n’es pas obligée d’être nue.
Ta meilleure amie (pour la vie)
Vers le sud
— Nous devons quitter l’appartement à l’automne, déclare DJ Johnsson.
Qu’est-ce qu’on va faire ?
Je termine la phrase que je suis en train d’écrire et je me retourne.
— En trouver un autre.
Il me dévisage.
— Partons, Hekla.
Je me lève.
— Où ça ?
— Loin vers le sud. En train.
Il se tient au milieu de la pièce.
— Nous sommes pareils, Hekla. Nous n’avons nulle part notre place.
— Nous n’avons pas de quoi acheter un billet de train. Nous n’avons rien.
Tout ce que je possède se résume à deux machines à écrire dont une
électrique.
— Nous trouverons un moyen. Je ferai encore plus d’heures.
Il s’accorde un instant de réflexion.
— Le voyage durera bien une semaine, tu écriras.
— Pendant tout le trajet ?
— Oui, tout le trajet.
Nous irons jusqu’au terminus du train, jusqu’à la mer.
En route, nous achèterons du pain et des fromages qui portent le nom des
villages où ils sont fabriqués.
Chère Hekla,
J’ai de grandes nouvelles. Nous avons une voiture, plus exactement une Saab
orange que Lýdur a achetée pour une bouchée de pain par le biais de son beau-
frère. Qui plus est, j’ai passé mon permis. C’est Lýdur qui m’y a incitée, il a fait
quelques balades en voiture avec moi pour économiser sur les cours de conduite. Le
moniteur était très surpris de voir que je savais reculer. Pendant l’examen, on m’a
demandé de me garer. Ni ma mère ni ma belle-mère ne conduisent. Pour ma
première sortie, j’avais envie d’aller à Sogamýri pour voir Lýdur qui travaille
toujours aux fondations de notre future maison, mais à peine arrivée sur le
boulevard Snorrabraut, j’ai failli renverser un touriste en faisant une marche
arrière. Il n’a pas été blessé, mais nous étions aussi choqués l’un que l’autre. Qui
donc s’attend à croiser un touriste ici à la fin du mois d’août ? C’est un géologue
français venu en Islande observer l’éruption de Surtsey. Il a sorti sa carte routière et
m’a montré où il allait. La moindre des choses était de l’emmener jusqu’à
Thorlákshöfn même si j’avais mes deux filles sur la banquette arrière.
Heureusement, Katla a dormi dans son couffin presque tout le trajet, sinon j’aurais
été forcée de m’arrêter au Chalet des skieurs pour lui donner le sein. Il m’a fallu un
certain temps pour expliquer au touriste que ma meilleure amie s’appelle Hekla et
ma fille Katla, mais il a fini par comprendre. Ce sont deux volcans, lui ai-je dit.
P.-S. J’ai croisé Starkadur hier rue Barónstígur avec une jeune fille.
Apparemment, ils se sont passé la bague au doigt. Il m’a demandé si j’avais de tes
nouvelles, je lui ai répondu que tu m’écrivais une fois par semaine. Il a regardé la
petite dans son landau. La fille qui l’accompagnait écarquillait constamment les
yeux pendant que nous discutions.
Deux personnes s’affrontent en moi
DJ Johnsson m’attend à la sortie du travail et me raccompagne à la maison.
Nous sommes à vélo. Je remarque immédiatement qu’il est nerveux.
— Il y a un problème ?
— Hekla, je me demande si nous ne ferions pas mieux de nous marier avant
de partir en voyage, annonce-t-il sans ambages.
Je me tourne vers lui, il n’a pas l’air de plaisanter.
Je lui souris.
Il repousse la mèche qui couvre ses yeux.
— Je suis sérieux.
C’est la troisième fois en peu de temps qu’il parle mariage, soit parce qu’un
de ses amis va sauter le pas, soit qu’il se dit qu’il finira lui-même par s’y
résoudre.
— Donc tu capitules ?
Il se contente de regarder droit devant lui.
— Il y a un moment que j’y réfléchis. Je crois que ça nous arrangerait tous
les deux.
Il marque une pause.
— Et ça nous coûtera moins cher. Nous n’aurons besoin que d’une seule
chambre d’hôtel si nous portons une alliance.
— Ça ne marchera jamais, dis-je.
— Il y a des couples de toutes sortes. Tu es ma meilleure amie. Nous
sommes tous deux différents.
Il s’arrête et me toise.
— Ça ne changera rien. Je pourrai rester tel que je suis, et toi, tu pourras
écrire. Nous prendrons soin l’un de l’autre.
Nous avons atteint la porte de l’immeuble. Il m’aide à attacher mon vélo.
— Tu sais, plusieurs femmes m’ont déjà demandé en mariage, ajoute-t-il.
Deux chiens se battent dans la ruelle.
— Nous ferions un beau couple. Le plus beau couple qui soit, Hekla.
Nébuleuse
J’ai écrit aux rédacteurs en chef de trois quotidiens islandais pour leur
demander s’ils étaient intéressés par une chronique de voyage. En précisant que
je préférais qu’ils me paient d’avance. Alors que nous nous apprêtons à
renoncer à notre périple, trois événements se produisent. Je reçois une réponse
du rédacteur en chef du Populaire, qui est prêt à me rémunérer pour ma
chronique et me consent une petite avance. Puis je reçois également le courrier
du rédacteur en chef d’une revue danoise qui souhaite publier la nouvelle que
je lui ai transmise après relecture par le collègue de Jón John au bar. Le
journaliste affirme que la structure de mon texte est surprenante et qu’elle fait
penser à une nébuleuse. On décèle cependant un système dans cette folie, system
i galskabet, ajoute-t-il. Un chèque est joint à ce second courrier. J’enfourche
mon vélo, je fonce à la gare et j’achète deux billets de train. Deux allers
simples.
Mais ce qui contribue le plus à notre pécule est la lettre que je reçois de mon
père.
Ma petite Hekla,
L’été est fidèle à lui-même. Ni la pluie ni le temps sec n’arrivent au bon
moment. Tu me dis que tu comptes partir en voyage vers le sud. N’aurais-tu pas
besoin d’un petit magot ? Tu trouveras ci-joint une lettre timbrée que ta mère
conservait dans ses affaires, et qui provient de la collection de son arrière-grand-
père. Il s’agit de la réponse d’un fonctionnaire du roi à une missive de doléances
que lui avait envoyée ton trisaïeul, et dans laquelle il se plaignait que le bailli
vienne sur ses terres pour ramasser des œufs de macareux sans y être autorisé. Je me
suis dit, ma chère Hekla, que tu pourrais peut-être essayer d’en tirer un peu
d’argent. Les timbres ont en général plus de valeur s’ils sont sur l’enveloppe. Je ne
me perds pas en mots, mais j’espère que votre voyage vers le sud sera aussi plaisant
qu’instructif.
Auberge de la plage
Nous descendons du train tard dans la nuit. Comme il fait encore sombre,
nous attendons sur un banc de la gare que l’astre du jour apparaisse à l’horizon
et que le monde prenne forme. Nous attrapons alors nos valises pour rejoindre
la plage déserte. Allongés sur le sable, nous nous endormons.
Je me réveille avec du sable dans les cheveux, des miettes de coquillages
collées derrière les genoux et une chaleur brûlante sur les paupières : la lumière
blanche emplit tous les recoins du monde. J’ai un goût de sel sur les lèvres. Un
homme approche en courant et plante deux parasols à côté de nous.
Je me rendors.
Quand je rouvre les yeux, j’aperçois DJ Johnsson qui, immobile sur l’estran,
regarde vers le large. Il porte le même costume blanc que lorsque nous sommes
partis, il y a cinq jours. Il a relevé ses bas de pantalon. Je le vois marcher dans la
mer et je le rejoins, je plonge les mains dans l’eau, elle file entre mes doigts et y
laisse un goût salé. Puis je retourne là où j’étais.
La plage se remplit peu à peu : des enfants creusent des trous dans le sable,
des femmes enduisent leur mari d’huile solaire. Elles portent des paniers dont
elles sortent des serviettes et des chapeaux à large bord.
La chaleur m’assomme.
Je ne suis pas habituée à de telles températures, je n’en ai fait l’expérience
qu’une seule fois il y a sept ans, lorsqu’une vague de chaleur s’est abattue sur les
Dalir et que le thermomètre a atteint vingt-six degrés. Mon père avait
déboutonné son col de chemise, dévoilant au bas de son cou la ligne qui
démarquait la zone hâlée du reste de son corps d’un blanc immaculé.
J’ai perdu de vue DJ Johnsson, puis soudain le voilà à mes côtés, deux
esquimaux à la main.
— Allons-y, dit-il.
Les hommes l’observent autant qu’ils me regardent. Et il les regarde aussi.
— Ne dis rien et ne tourne pas la tête, m’enjoint-il en m’attrapant la main
pour me relever.
Ma chère Íseyja,
J’ai des nouvelles. Je suis en voyage avec Jón John. Après l’été le plus pluvieux de
mémoire d’homme sur la ville baignée par le détroit d’Øresund, nous avons décidé
de partir vers le sud. Nous avons quitté nos emplois et notre appartement, j’ai
vendu ma machine à écrire électrique (pour une bouchée de pain) à un étudiant
islandais inscrit en études nordiques, et nous avons bouclé nos deux petites valises.
Je n’étais jamais montée dans un train, je n’avais jamais vu le monde défiler sous
mes yeux tout en restant immobile. Ne sois pas choquée, ma chère Ísey, Jón John et
moi, nous nous sommes unis à la mairie avant de quitter Copenhague. Je suis donc
désormais une femme mariée. La cérémonie a été brève et belle. Nous avons acheté
deux alliances en or. Il était en costume blanc, moi je portais la robe couleur
aurore boréale qu’il m’a faite l’an dernier, mais que je n’avais jamais eu l’occasion
de mettre. Nos témoins étaient un ami de Jón John qui est professeur et Mette, une
de mes collègues à la préparation des smørrebrød. Nous avons acheté un gâteau à la
pâte d’amande, Mette a apporté une bouteille de vin blanc, nous nous sommes assis
sur un banc dans un parc et nous l’avons bue. Ne t’inquiète pas. Jón John me
comprend, il connaît mon besoin d’écrire et nous veillons l’un sur l’autre. Je suis
forte, il est vulnérable et sensible, mais il me protège à sa manière.
Ton amie,
Hekla
C’est ici que nous nous arrêtons
Le train s’immobilise un moment sur les rails au milieu d’une vallée puis
redémarre et entre lentement en gare. Mon époux me dit qu’elle porte le nom
d’un héros de l’indépendance mort exécuté.
C’est notre première halte.
Nous regardons les prix dans les restaurants et finissons par acheter du pain
et des tranches de saucisse. Le fromage nous fait bien envie, mais il est trop
cher.
La femme qui tient la pension Sainte-Lucie avec son mari met un certain
temps à recopier tous les renseignements inscrits sur nos passeports. Elle ne se
presse pas non plus en feuilletant toutes les pages vierges, comme si elle se
demandait encore si elle allait nous louer une chambre. En demi-pension. Elle
lève la tête par intermittence et nous toise. Sur son bureau, la statuette d’une
femme à la tête ceinte d’une auréole tend la main, portant ses yeux sur un
plateau. Je regarde DJ Johnsson en me disant qu’il pense peut-être aux
questions que se pose la propriétaire : se demande-t-elle s’il honore sa femme
tous les soirs ?
Pendant qu’elle remplit les papiers, nous balayons les lieux du regard.
Une télévision dont le son est réglé trop fort trône dans la salle de
restaurant : quatre chaînes, précise la logeuse en levant le même nombre de
doigts. La lueur bleue de l’écran se voit depuis la rue. Des vases avec des fleurs
en plastique décorent les tables recouvertes de nappes à carreaux, les chaises
sont disposées de manière à ce que tous puissent regarder la télévision en
mangeant. Je tripote mon alliance. Enfin, la propriétaire tend à mon mari la
clef d’une chambre. Les murs sont vert d’eau, les draps froids et humides, la
penderie pleine de cintres inutiles. Mon époux accroche sa veste sur l’un d’eux,
déboutonne sa chemise et s’allonge sur le lit. La chaleur amplifie les sons, on
entend la conversation deux étages en dessous aussi clairement que si on nous la
murmurait à l’oreille ; quelque part en bas dans la rue, un homme chante.
J’ouvre les volets qui occultent les fenêtres, la rue est si étroite qu’on aperçoit à
peine un bout de ciel. Sur une corde tendue tout près entre deux maisons
sèchent les draps des clients de la pension.
— Tu trouveras un autre époux plus tard, déclare l’homme allongé sur le lit.
Je me retourne.
— Je ne veux pas d’autre époux.
Je me couche à côté de lui.
— Tu es le seul homme qui n’exige rien de moi.
Ses bras reposent le long de son corps, paumes ouvertes et tournées vers le
ciel. Je passe mon doigt sur sa ligne de vie. Elle est marquée, mais s’arrête
brutalement.
— Tu crois que nous survivrons à tout ça ?
— Oui, je crois.
Si ce n’est pas nous, ce sera deux autres que nous.
Il se lève.
— J’ai écrit à ma mère pour lui dire que je suis maintenant un homme
marié.
Ma chère Hekla,
J’espère que tu ne m’en voudras pas si je t’appelle ma chère Hekla car tu as
encore et tu auras toujours une place dans mon cœur. J’espère qu’Ísey m’a donné la
bonne adresse.
La dernière fois que je t’ai écrit, la lettre m’est revenue avec la mention :
n’habite plus à l’adresse indiquée. En réalité, je suis soulagé que tu ne l’aies pas
reçue, elle était trop mièvre. Ça ne faisait pas très longtemps que tu étais partie sur
ce bateau et elle était pleine de jérémiades. Toutes mes pensées tournaient autour
de toi. Depuis, ma situation a changé, j’ai rencontré une jeune fille originaire de
Vík í Mýrdal et je suis désormais chauffeur de taxi. J’ai arrêté d’écrire. De toute
façon, je n’ai rien à dire. Maintenant, je ramène les poètes chez eux après leurs
soirées dans les bars. Je travaille souvent douze heures de suite, parfois aussi le
week-end. J’ai entendu parler de ton manuscrit au Mokka. Áki Hvanngil l’a lu,
de même que quelques autres. C’est la sœur de son voisin qui connaît le relecteur de
la maison d’édition qui le lui a confié. Voilà ce que je tiens à te dire, Hekla : tu as
un don du ciel. Tu as du courage. Bien que je ne sois plus poète, je sais reconnaître
la bonne littérature.
Jamais je ne t’oublierai.
Ton ami pour l’éternité,
Starkadur Pjetursson
Ma chère Ísey,
La chaleur s’infiltre partout. Les nuits aussi sont brûlantes (même si les sols sont
glacés). J’ai mangé des fruits qu’on ne trouve pas en Islande, comme des raisins et
de vraies pêches. Si un jour, je deviens importatrice, je ferai venir des fruits pour
Thorgerdur et Katla. (Certes, il y a peu de chances que ça se produise tant que la
nation consacre toutes les devises étrangères dont elle dispose à l’achat de carburant
pour nos bateaux de pêche.) Hier, nous avons mangé du poulpe. C’est tout mou, on
dirait du caoutchouc. J’écris huit heures par jour. C’est juste avant que la nuit
tombe comme un rideau que les sensations sont les plus précises. Comme taillées
dans le marbre. Jón John fait plus d’efforts que moi pour lier connaissance avec les
gens du cru. Cette nuit, j’ai rêvé qu’il y avait trop de mots dans le monde et pas
suffisamment de corps. Nous resterons ici tant que nous aurons l’argent nécessaire.
P.-S. J’ai reçu une lettre de Starkadur où il m’apprend que mon manuscrit
(celui qui s’était perdu en mer) passe de main en main et que plusieurs personnes
l’ont lu. Je suis arrivée assez loin dans l’écriture de mon prochain roman, très
différent de tout ce que j’ai fait jusque-là. Je n’espère même pas le voir publié, pas
plus que les précédents.
Paix
À son retour, mon époux tient une bouteille à la main.
Il la pose sur la table et sort de sa poche une paire de lunettes de soleil qu’il
me tend.
— C’est pour toi.
Je referme mon livre. Il a emprunté des verres à notre logeuse.
Il a une grande nouvelle.
— Martin Luther King, qui lutte pour les droits des Noirs en Amérique, a
reçu hier le prix Nobel de la Paix.
Jón John regardait la télévision avec les propriétaires. Notre logeuse l’a aidé à
comprendre l’information. Noir, a-t-elle répété plusieurs fois en lui montrant la
jupe qu’elle portait. Paix.
— Est-ce que tu savais, Hekla, que plusieurs homosexuels ont reçu le Nobel
de Littérature ?
Selma Lagerlöf, Thomas Mann, André Gide… énumère-t-il.
Le corps de la Terre
Cela commence par un étrange grincement qui n’est pas sans rappeler le
couinement d’un animal ou le sifflement du vent de février par une fenêtre
disjointe, puis soudain, le sol quatre fois centenaire de la pension tressaute et on
entend des grondements, comme si une troupe de quarante chevaux sortis de
leur enclos s’élançait au grand galop. La terre tremble sous l’écurie, le monde
bouge à toute vitesse. La penderie tangue, elle tombe tout d’un bloc sur le lit, la
tringle à rideaux se décroche, les fenêtres vibrent, une faille s’est ouverte dans la
terre. On entend un craquement, comme si un mur explosait.
Allongée dans le pré, je mâche un brin d’herbe quand ma mère sort de la
maison en courant. Lorsque nous retournons à l’intérieur, les placards de la cuisine
sont ouverts et deux tasses en porcelaine Bing et Grøndal ornées d’oiseaux blancs au
liseré doré sont en mille morceaux sur le sol.
J’attrape ma Remington et mon manuscrit, et je me précipite dehors.
Ma chère Hekla,
La neige a rendu les déplacements difficiles cet hiver. À nouveau, un violent
blizzard venu de l’Est s’abat sur la région, accompagné d’un froid glacial.
Ton frère a rencontré une jeune fille au traditionnel banquet de thorrablót,
mais leur relation a été éphémère, elle l’a éconduit.
Bientôt, ce sera la fin de la saison de pêche. L’éruption dure encore à Surtsey.
Ton père
Chère Hekla,
Merci de m’avoir envoyé ton manuscrit. Je l’ai lu d’une traite, incapable de
faire quoi que ce soit d’autre (je l’avais posé sur le siège passager de mon taxi pour
pouvoir m’y replonger entre deux courses).
J’ai été surpris par ta requête me demandant d’apposer mon nom en couverture.
Sache toutefois que je comprends parfaitement que tu aies envie de voir ce texte
publié. Au début, il m’a paru déraisonnable de m’approprier ainsi ton livre, mais
après mûre réflexion et après en avoir parlé à Sædís, ma fiancée, me voici prêt à
accéder à ton souhait. Ce sera donc mon œuvre.
Starkadur Pjetursson
NOTE SUR LES RÉFÉRENCES
Les titres des chapitres aux pages 17, 254 et 257 sont tirés du Cantique des
Cantiques. Le titre de la page 106 est une citation indirecte de Tomas
Tranströmer. Le titre de la page 124 est une citation d’André Malraux et celui
de la page 208 une citation de Shakespeare. Les titres des pages suivantes sont
inspirés de poèmes de : Steinn Steinarr, page 149 ; Abdelmajid Benjelloun,
page 200 ; Mohamed Loakira, page 211 ; Halldór Laxness, page 212, et Hulda,
page 239.
DU M ÊM E AUTEUR
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INGRID THOBOIS
Sollicciano
PRAMOEDYA ANANTA TOER
Le Monde des hommes – Buru Quartet I
Enfant de toutes les nations – Buru Quartet II
Une empreinte sur la terre – Buru Quartet III
La Maison de verre – Buru Quartet IV
traduits de l’indonésien
par Dominique Vitalyos
DAVID TOSCANA
L’Armée illuminée
El último lector
Un train pour Tula
traduits de l’espagnol (Mexique)
par François-Michel Durazzo
ABDOURAHMAN A. WABERI
La Divine Chanson
PAUL WENZ
L’Écharde
BENJAMIN WOOD
Le Complexe d’Eden Bellwether
traduit de l’anglais (Royaume-Uni)
par Renaud Morin
ZHANG YUERAN
Le Clou
traduit du chinois
par Dominique Magny-Roux
Snapshots – Nouvelles voix du Caine Prize
traduit de l’anglais par Sika Fakambi
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