Encyclopedieberbere 2816
Encyclopedieberbere 2816
Encyclopedieberbere 2816
35 | 2013
35| Oasitae - Ortaïas
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/2816
DOI : 10.4000/encyclopedieberbere.2816
ISSN : 2262-7197
Éditeur
Peeters Publishers
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2013
Pagination : 5760-5779
ISBN : 978-2-7584-0184-1
ISSN : 1015-7344
Référence électronique
Salem Chaker, « Onomastique libyco-berbère (Anthroponymie) », Encyclopédie berbère [En ligne], 35 |
2013, document O17, mis en ligne le 12 mars 2021, consulté le 17 février 2022. URL : http://
journals.openedition.org/encyclopedieberbere/2816 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
encyclopedieberbere.2816
Onomastique libyco-berbère
(Anthroponymie)
Salem Chaker
pas de sources indigènes à l’histoire des Berbères, qui a toujours été écrite par le
conquérant-dominant du moment.
5 Au cours de son histoire, le berbère n’a jamais atteint le statut de langue écrite
stabilisée. Il n’y a donc pas (ou très peu) de sources littéraires anciennes qui permettent
de suivre l’évolution de la langue. On comprend alors combien les informations
linguistiques que fournit l’onomastique libyco-berbère peuvent constituer des données
intéressantes ; elles permettent de vérifier ou d’infirmer les hypothèses reconstructives
et d’éclairer tant soit peu les “siècles obscurs” de l’histoire de la langue. Ces traces sont
les auxiliaires d’une difficile remontée dans le temps et, de proche en proche, elles
peuvent contribuer à construire une image un peu plus précise des structures
grammaticales, phonologiques et lexicales du berbère ancien.
6 Indépendamment de la masse de données à traiter, l’exploitation des matériaux
onomastiques présente deux difficultés spécifiques :
• De par leur fonction de dénomination qui implique stabilité et continuité – notamment pour
la toponymie –, la plupart des domaines de l’onomastique sont volontiers conservateurs,
voire archaïsants, en ce sens qu’ils conservent souvent des matériaux lexicaux, des
significations, des marques grammaticales anciennes, qui peuvent avoir totalement disparu
dans les formes connues ou connaissables de la langue. L’analyse linguistique, formelle et
sémantique, des matériaux est donc souvent délicate.
• L’histoire de l’Afrique du Nord est complexe et mouvementée, marquée par une succession
de conquêtes qui ont pour beaucoup d’entre elles induit la présence directe et durable de
langues extérieures (punique, latin, arabe, français...) : leurs traces dans l’onomastique nord-
africaine sont considérables et il n’est pas toujours aisé de faire le départ entre les unes et
les autres. Il y a un enchevêtrement des données, une sédimentation sur trois millénaires,
souvent impressionnante : derrière des formes parfaitement berbères (ou arabes)
contemporaines se cachent souvent des dénominations latines ou puniques. Certains
exemples de toponymie sont remarquables : l’actuelle ville algérienne de Skikda (Philippeville
durant la période française), s’appelait au Moyen âge Tasigda, forme parfaitement berbère,
mais qui provient en réalité d’un Rusicade latin, qui repose lui-même sur un original punique
Roš Ikade... Et dans l’usage kabyle actuel, les villes de Aïn El-Hammam et de Draa Ben Khedda
sont appelées par tous Mišli (< Michelet) et Mirabu (<Mirabeau)...
7 Ces derniers exemples soulignent incidemment une autre source de difficulté dans
l’interprétation socioculturelle ou sociopolitique des matériaux onomastiques : la
fréquence des phénomènes de “dédoublement onomastique”, à toutes époques et pour
tous les domaines de l’onomastique. Des lieux, des individus, des rivières, des Dieux..., à
époque antique, médiévale ou contemporaine, peuvent avoir deux, voire trois, noms
distincts. Un exemple fameux est fourni par la stèle bilingue RIL 146 où le même
personnage s’appelle C(aius) I(ulius) G(aetulus) en latin et KṬH W MSLWT en libyque.
Dans l’Afrique du Nord contemporaine, peu de Berbères portent un nom patronymique
officiel conforme à leur nom de famille traditionnel, encore tout à fait usuel lorsqu’ils
s’expriment en berbère en milieu rural. En dehors de régions périphériques, surtout
sahariennes, où il est souvent postérieur aux indépendances, l’état-civil actuel a été
établi par l’administration française, puis reconduit par les Etats indépendants, sans
qu’il ait été tenu compte, dans la majorité des cas, des usages traditionnels locaux. Deux
exemples entre mille : les “Chaker” du village d’Adeni (Aït Iraten, Grande Kabylie)
s’appellent en kabyle : Ijlili(ten). Les “Debiane” du village voisin d’Azouza s’appellent en
kabyle Izwawen... Les officiers français qui ont établi l’état-civil à la fin du XIX e ont très
souvent attribué des noms de façon totalement arbitraire ; parfois en ayant comme
seule logique l’ordre alphabétique, ce qui explique des séries de noms de familles
ubuesques comme celle du village d’Azouza : Aba, Ababa, Ababou, Abada, Abane..., dont
aucun ne correspond à l’appellation traditionnelle locale. Fréquemment aussi, les noms
ont été arabisés, parce que les officiers français étaient arabisants ou avaient des
interprètes arabisants : un grand nombre des Ayt X sont devenu des Ben X ou Beni X (par
ex. les Ayt Ugugam sont devenu des “Ben Gougam”), parfois avec dédoublement au sein
de la même famille qui se retrouve divisée en deux branches : Ayt X et Ben X (par
exemple “Ait Kaci” et “Ben Kaci”)...
8 Pareillement, les noms de lieux, grands ou petits, de villes comme de rivières, peuvent
être (ou avoir été) totalement ou partiellement différents selon que l’on s’exprime (ou
s’exprimait) en berbère, en arabe, en français ou, à date ancienne, en libyque, en latin
ou en punique.
9 De plus, bien des toponymes latins ou arabes peuvent n’avoir été que des traductions
d’appellations berbères antérieures qui ont continué à être en usage tant que la
communication s’est faite en berbère. Et comme les sources écrites sont le plus souvent
celles de la puissance et de la langue dominantes du moment, on peut vite être amené à
tirer des conclusions erronées quant au degré de “punicisation”, “romanisation”,
“arabisation”, “francisation”... des populations locales et du territoire. Un bel exemple
est fourni, près d’Alger sur la route de la Kabylie, par la petite ville de Thenia
(nomenclature officielle algérienne), qui s’appelait Menerville durant la période
française ; les Kabyles la nomment Tizi n At Ɛiša (« Col des Aït Aïcha »), et les
arabophones, dans l’usage local traditionnel : Thenia Beni Aïcha, qui est la stricte
traduction de l’appellation kabyle.
10 On n’oubliera donc jamais qu’en Afrique du Nord un nom peut en cacher un autre, voire
plusieurs autres !
11 Certains champs de l’onomastique présentent des difficultés spécifiques liées aux
pratiques locales de dénomination : en hydronymie, la quasi totalité des noms
répertoriés de fleuves, rivières, oueds divers, et ce à toutes époques, sont ceux qui ont
été donnés par la puissance administrante. Dans l’usage traditionnel berbère, peu de
cours d’eau ont un nom stable et commun sur tout leur cours ; souvent, ils sont
dénommés par le nom de la tribu dont ils traversent le territoire, changeant ainsi de
nom en fonction de la localisation. Les hydronymes, anciens et actuels de nos cartes, ne
sont donc que les dénominations que l’administration du moment leur a attribuées en
sélectionnant, le plus souvent arbitrairement, parmi des usages locaux diversifiés.
12 Enfin dernier obstacle et non des moindres, pour les périodes anciennes comme pour la
période contemporaine, les matériaux onomastiques berbères nous sont accessibles le
plus souvent à travers le(s) filtre(s) de langues dominantes étrangères – punique, grec,
latin, arabe, français – et non par une connaissance directe des sources berbères. En
dehors du corpus libyque (avec toutes ses imprécisions graphiques intrinsèques), des
rares sources berbères médiévales (ibadites, almohades) et des enquêtes de terrain et
travaux contemporains encore bien rares (Foucauld, Laoust...), l’essentiel du matériel
onomastique berbère connu est soumis au retraitement phonétique/orthographique,
souvent très lourd, des langues et nomenclatures relais. Même les notations arabes
médiévales, que l’on peut globalement créditer d’une meilleure transcription des
matériaux berbères que le latin, présentent d’importantes transformations
phonétiques/graphiques, qui elles mêmes sont souvent réinterprétées et opacifiées par
les traducteurs-transcripteurs européens : ainsi une forme notée dans les sources
arabes [yṣlītӑn] (El-Bekrî, Ibn Khaldoûn) est retranscrite par le traducteur français
(Mac Guckin de Slane) comme Islîten, alors qu’elle provient, sans le moindre doute
possible, d’un berbère yəẓlitən (< y-ẓly tən ; cf. infra) : le /ẓ/ du berbère est devenu,
comme attendu, un /ṣ/ en arabe puis un /s/ en français ! Cette double distorsion
phono-graphique n’est pas du tout anodine car elle peut orienter vers des analyses et
interprétations totalement erronées : la racine berbère ẒLY (« séparer, mettre à part »)
n’a strictement rien à voir avec SLY («cailler, cuire rapidement à l’eau, ébouillanter »).
Sur ce problème général, on se reportera à notre mise au point dans la notice M06b, EB
XXX, 2010).
13 On voit que le corpus est à la fois composite, immense et rempli de distorsions
historiques et linguistiques qui instaurent une incertitude, un doute permanent sur sa
représentativité. Il serait assez illusoire dans un tel contexte de penser que
l’onomastique d’une région aussi vaste et aussi tourmentée que l’aire berbère puisse
être facilement analysable et interprétable. Les difficultés sont multiples et les
éclairages éventuels toujours partiels et souvent hypothétiques. Mais c’est
certainement le cas de la plupart des corpus onomastiques dans l’ensemble du monde.
Anthroponymie libyco-berbère
14 La première des constantes de l’anthroponymie libyco-berbère réside dans le système
même d’identification des individus, caractéristique d’une société segmentaire, tribale
et à tropisme patrilinéaire. Il est fondé sur :
• La filiation : X w [fils de] 1 Y (nom du père). Les cas de filiation matrilinéaire ne sont pas
inexistants mais ils sont très rares.
• Et l’appartenance à des groupes sociaux emboîtés de plus en plus larges : famille élargie,
tribu, ensemble confédéral... L’actualisation de l’appartenance de groupe dépendra de la
situation concrète d’énonciation et du degré de précision dont on a besoin pour une
identification pertinente.
15 Si l’on est en situation de proximité, à l’intérieur de la famille élargie, ou s’il s’agit d’un
personnage connu de tous, le nom de l’individu suivi de celui de son père,
éventuellement de son grand-père, suffira à l’identification, selon la séquence libyque
et berbère :
X w/u (fils de) Y (w Z) :
MSNSN W GYY (W ZLLSN) = Massinissa fils de Gaïa (fils de Zilalsan)
Buluggin w Ziri w Mennad
(ššix) Muḥend w Lḥusin = (Cheikh) = Mohand ou El-Hocine (saint kabyle)
Muḥend u Aεmer (u Salem) = Mohand fils de Amar (fils de Salem)
16 Si l’on est en situation plus ouverte, au niveau du village ou d’une tribu, on précisera le
nom de famille élargie :
Muḥend u Aεli (n) Iḥeddušen = Mohand fils de Ali (des) Haddouche
17 Enfin, si l’horizon est encore plus large, on précisera la tribu d’appartenance, voire la
confédération, selon la séquence suivante :
Nom + fils de + Nom du père + Groupe d’appartenance 1 (+ Groupe d’appartenance
2).
KṬH W MSWLT,... MSKR(H), ẒRMM(H) (RIL 146)
Muḥend u Aεli Ayirat = Mohand fils de Ali des Aït Iraten
32 Ce récapitulatif ne prétend pas épuiser les possibilités. Il ne regroupe que les types de
formations suffisamment bien attestées pour que leur régularité même soit un gage de
solidité de l’analyse proposée. On notera que les différents types identifiés n’ont rien de
spécifique au domaine berbère, en dehors, bien sûr, des matériaux morphologiques et
lexicaux utilisées : on retrouve des structures tout à fait similaires dans les aires
culturelles voisines et/ou apparentées, notamment sémitique.
33 Au niveau sémantique, les anthroponymes berbères, de l’Antiquité jusqu’à la période
contemporaine, lorsqu’ils sont interprétables, ont fréquemment une valeur :
34 – Prophylactique : il s’agit alors de détourner du porteur du nom les puissances du mal,
la maladie, la mort... Pour cela on se réfère à des antidotes susceptibles de contrecarrer
ou repousser ces forces négatives. Les cas les plus emblématiques et apparemment les
plus stables depuis l’époque libyque, sont les noms qui désignent le noir/Noir,
l’esclave : Sammag, Suggen / Seggen (= “il est noir” ; A, MA), Akli, Taklit (= “Esclave
noir(e)” ; BC, kabyle). Les Noirs avaient traditionnellement, dans toutes les sociétés
berbères, un statut social et/ou professionnel spécifique : artisans (forgerons),
bouchers, cordonniers, musiciens... toutes activités sensées être en lien avec les forces
chtoniennes, le feu. Dans les sociétés contemporaines, cette fonction prophylactique est
encore parfaitement perçue et explicitée : en Kabylie, ce sont les femmes qui ont perdu
successivement plusieurs enfants qui nomment leur dernier-né Akli ou Taklit, “Esclave
noir(e)”, afin de détourner la mort de lui. On raconte même (notation personnelle)
l’histoire d’une femme qui, perdant régulièrement ses bébés, décida de nommer son
dernier-né Iẓẓan, “Excréments” ; malgré cette précaution, l’enfant ne survécut pas et la
malheureuse se mit à ce lamenter :
Ay Iẓẓan a mmi, ur təddirəḍ, ur d-təǧǧiḍ isəm yəlhan !
« Ô Excréments mon fils, ni tu as survécu, ni tu nous as laissé un joli nom ! »
35 – Propitiatoire : les exemples sont innombrables, dans le corpus libyque, médiéval et
contemporain, de noms faisant référence aux qualités et vertus, aux succès, à la
longévité souhaités à son porteur. YDR – Yidir, “qu’il vive !” ; YRN – Yərna, “il a
vaincu” ; YZMR – Yəzmər, “Il est capable, il peut” : YFTN – Yiftən, “il les surpasse” :
MSTN – Amastan, “défenseur, protecteur”...
36 Les cas de noms d’animaux, motivés bien sûr par les vertus et qualités qui leurs sont
prêtées, sont fréquents chez les Touaregs et semblent pouvoir être détectés dès
l’Antiquité :
Bagga, Beggi, Abeggi, “Chacal”, Ilu, “Eléphant”, Amayas, “Guépard”... Pour les noms de
femmes, on en trouve des traces au Moyen âge et en Kabylie contemporaine :
Tasekkurt / Sekkura, “Perdrix”, Tamilla, “Tourterelle”...
37 Il porte une marque spécifiquement verbale qui permet de l’identifier aisément. La plus
fréquente est l’indice de la 3e personne du masculin singulier y— (ou i—), “il —” (YZMR =
“Il peut, il est capable, il endure, supporte”). On relève quelques exemples portant la
marque du féminin correspondant t—, “elle — (TZMR = “Elle peut...”), qui doivent être
des noms de femmes, évidemment beaucoup plus rares parmi les noms de personnages
historiques.
38 C’est là le mode de formation le plus net, le plus fréquent et le plus stable puisqu’il est
abondamment illustré dans les périodes libyque (cf. RIL) et médiévale et qu’il est encore
représenté par des cas indiscutables, très largement répandus jusqu’à présent,
parfaitement analysables : YDR, Iader, Yider, Yedder, Yidir “(qu’) il vive/il est vivant”.
39 Au niveau sémantique, ces formes puisent principalement dans des champs lexicaux
valorisants, référant à des caractéristiques ou actions positives des individus et ils ont
une fonction propitiatoire évidente :
40 Du point de vue aspectuel, ces anthroponymes sont construits aussi bien sur des
thèmes de prétérit (ou accompli), renvoyant à des procès ou qualités posés comme
réalisés (y-rna, “il a vaincu”), que sur des thèmes d’aoriste, à valeur optative ou
injonctive : y-idir, “(qu) il vive !”. Ce dernier cas, à travers les époques et les régions,
semble avoir été construit aussi bien le thème d’aoriste (Yidir = « Qu’il vive ! ») que sur
le thème de prétérit (Yəddər = « Il est vivant, il vit »).
41 Notons que plusieurs de ces formes verbales simples entrent dans la composition
d’anthroponymes complexes à noyau verbal (y-rna → y-rna tən ), ce qui est une
confirmation à rebours de la validité de l’analyse proposée.
42 Les corpus libyque et médiéval en fournissent un nombre considérable ; dans RIL, la
majorité des noms à initiale Y— (noté I dans le RIL) – on en compte près d’une centaine
– et une partie de ceux à initiale T – doivent appartenir à ce type :
YMSTN < y-mstn, “il protège, il prend la défense”
YBDD < y-bdd, “il est debout, il se dresse”
YMR ; Yumer (MA) < y-mr, “il rend grâce, il remercie”
YZMR ; Yezmer (MA) < y-zmr, “il peut, il est capable”
TZMR < t-zmr, “elle peut, elle est capable”
YMLL ; Yemlul (MA) < y-mll, “il est blanc, brillant...”
YDR ; Yedder (MA) ; Yidir/Yəddər (BC) < y-dr, “il est vivant, (qu’) il vive”
YFL < y-fl “il franchit...”
YMDY < y-mdy, “il est complet, achevé...”
YRN < y-rпа, “il a vaincu”
Hiempsal ; Yemsal < y-msal ou, plus probablement, Yemṣal < y-mẓal
Iuba ; Yuba (T) < y-uba ( ?)
Yefren (MA, NPT) < y-frn “il est choisi, élu”
Yeẓly (MA) < y-ẓly “il est à part/unique...”
Yaɣmur (MA) < y-aɣmur “il a prospéré” (sans doute de la racine arabe εmr)
Yəqqur (T) < y-qqur “il est dur/sec”
43 Ethnonymie/ Toponymie :
Yefrək (Ayt Yefrek) < y-frək
Yemmel (Ayt Yemmel) < y-mməl
Yefren (At Yefren : Dj. Nefoussa*,) < y-frən
44 Les cas délicats : verbes à marque zéro/ formes à marque zéro / formes à finale —n
45 Certains verbes (verbes de qualités) ne portent pas de marque de personne explicite à la
3e pers. masc. sing. du prétérit : ils ne sont pas immédiatement identifiables comme
verbes, d’autant que les nominaux peuvent aussi ne porter aucune marque formelle
apparente et peuvent donc facilement être confondus avec eux. Or, on peut penser que
ce stock de verbes (référant à des qualités ou états stables) a été intensivement utilisé
par l’anthroponymie. Il s’agit d’un type qui a dû être fréquent mais faiblement
identifiable, surtout lorsque, comme en libyque, on ne dispose pas d’une représentation
des voyelles et de la tension consonantique. De nombreux anthroponymes antiques et
médiévaux semblent appartenir à cette catégorie :
Suggan, Suggen, Seggen (A, MA) < SGN (isgin) “e. noir” = “il est noir”
Sammac <Sammag (A, MA) < SMG “e. noir” (cf. isməg : “esclave noir”)
Macur-(A) (<Maqqur) < MƔR/MQR (imɣur/imɣar) “e. grand”
Mənnad (MA, BC) < MND ( ?). La forme kabyle actuelle, Mənnad, correspond
typiquement à une 3e pers. masc. sing. sur thème de prétérit d’un verbe de qualité
(cf. zəggaɣ, “il est rouge”)
....
46 Les anthroponymes à finale —n posent un problème assez comparable, cette marque
finale pouvant être :
– verbale : —n “ils” = indice 3e pers. masc. plur. ; —n, marque de participe* verbal ;
47 ou
– nominale : —n, marque de pluriel ; —(a)n = suffixe d’adjectif*.
48 L’analyse de ce type de formation est de ce fait souvent indécise. Dans quelques cas,
lorsqu’il y a combinaison d’un préfixe y— et du suffixe —n (y—n), l’incertitude est
pratiquement levée : il s’agit certainement d’un participe verbal (type fréquent dans
l’Antiquité comme au Moyen Age) :
YFNYN < Y-FNY-N (< FNY ?)
YNFKN < Y-NFK-N (< NFK ?)
YNWRN < Y-NWR-N (< NWR ?)
Yesdan < γ-sda-n (< SD)
Yərzîgen < y-rzîg-n (< RZG : cf. touareg Urzīg ; la racine RZG a le sens de “parcourir,
rendre une visite”).
Yəllulin < y-llul-in (< LL, plusieurs racines de sens divers :“e. libre, noble”, “suivre”,
“aider”, “naître”...)
Үәnkәlәn < y-nkl-n (< NKL : cf. touareg amənukal, “roi, chef suprême”
...
49 Ce type, bien représenté dans l’Antiquité et au Moyen Age, n’est plus guère connu
actuellement que dans l’ethnonymie. Plusieurs de ces formations sont communes aux
temps libyques, médiévaux et modernes (YRNTN / Yernaten ; YRTN / Yiratən). Le
noyau verbal est le plus souvent une 3e personne de masculin singulier sur thème de
prétérit (y—, “il—”) et, l’on y retrouve très logiquement des formes connues comme
nom verbal simple (y-rna, y-aɣmur, y-ẓly,,.). Le complément pronominal est toujours un
personnel pluriel, le plus souvent direct (TN = -tӑn,-tən, “les”), quelquefois indirect (SN
= asӑn, asən, “à eux”) ; le schéma le plus courant est donc celui d’un phrase verbale
élémentaire :“il-verbe-les/à eux”
50 Le réfèrent du pronom régime est évidemment obscur, et sans doute variable selon le
lexème verbal : TN/tən - “les” représente “les ennemis”, “les rivaux”, dans y-rna tən, “il
les a vaincus”, dans y-if tən, “il les surpasse” et dans y-ugur tən (Jughurtha*), “il est plus
fort qu’eux” ; mais peut-être les “Dieux” dans YRTN = y-ira tən, “il les aime” (dans Ayt
Yiraten. confédération tribale kabyle) :
YRNTN, Yernaten (MA) < y-rna-tən, “il les a vaincus”
TRNATN < t-rna-tən, “elle les a vaincus”
YFTN < y-if-tən, “il les surpasse”
YMRTN < y-umər-tən, “il les a remercié / il leur a rendu grâce”
YRTN, Yiraten (NPT kabyle) < y-ira-tən, “il les aime”
Izmerasan < y-zmr-asən, “il peut à eux = il est de leur force”
Izmerten < y-zmr-tən, “il les peut = il est de leur force”
Isliten < y-ẓly-tən, “il les met à part ( ?)”
Yaɣmurasen < y-aɣmur-asən, “il prospère à eux = il les fait prospérer”
Iznasen < y-zn-asən, (“il — à eux”)
51 Yellilten < y-llil-tən (ethnonyme kabyle : At Yellilten), “il les —la racine LL a des
significations diverses : “aider” (aləl), “ê. libre, noble” (lullət), “suivre” (ilal) ; on
penchera pour cette dernière (touareg ilal/yəllil, “suivre”), morphologiquement plus
compatible. On en relève le correspondant féminin en libyque :
TLLTN < T-LL TN = *t-llil-tən, “elle les suit”.
Moyen âge :
Masc. Fém.
Amɣar “Chef’
Iggig “Eclair”
Awraɣ “Jaune/Doré”
Aderɣal “Mal-voyant/Aveugle”
Touareg :
Amayas “Guépard”
Amdəɣ “Girafe”
Berbère Nord :
Aməẓẓyan “Petit”
Aməqqwran “Grand”
55 b) Les noms propres sans marque : n’étant pas formellement marqués comme
nominaux, leur identification n’est pas toujours aisée. Il s’agit de traces des époques où
les marques du nom n’étaient pas encore obligatoires. Ce type est connu à l’heure
actuelle :
72 Et, bien, sûr, une irruption massive, voire une véritable submersion à partir de la
conquête arabe et de l’islamisation, des anthroponymes arabo-musulmans. Tendance
fortement combattue depuis quelques décennies par un retour en force des prénoms
berbères anciens dans la plupart des groupes berbérophones. Le succès de l’Officiel des
prénoms berbères de Kamal Nait-Zerrad atteste de la vigueur de ce mouvement de
reberbérisation militante.
Conclusion
73 Dans le véritable maelström culturel qu’a été l’histoire de l’Afrique du Nord au cours
des trois derniers millénaires, l’onomastique, et particulièrement l’anthroponymie
libyco-berbère, présente, malgré les brassages, voire les submersions culturelles et
religieuses, des éléments de continuité indéniables, même si, bien sûr on ne peut nier
ou minimiser les apports et influences allogènes, puniques, latines, chrétiennes, et
surtout arabo-islamiques. Il s’est, malgré ce contexte mouvementé, maintenu à toutes
époques un noyau anthroponymique libyco-berbère stable, qui pour une part non-
négligeable peut s’analyser de manière quasi immédiate à partir des structures
élémentaires de la grammaire et du stock lexical fondamental de la langue berbère.
74 L’anthroponymie, et plus largement l’onomastique, constitue manifestement un des
éléments de la « permanence berbère » de l’Afrique du Nord, chère à Gabriel Camps.
75 Au plan anthropologique, cette continuité doit être interprétée comme l’indice de la
persistance d’une conscience identitaire collective « berbère » face ou à côté des autres
identités ethno-culturelles présentes sur le territoire.
76 Au plan linguistique, elle met en évidence une grande stabilité des structures
élémentaires de la grammaire berbère – en tout cas de la morphologie verbo-nominale
– et du matériel lexical fondamental de la langue. Certaines données sont d’ailleurs plus
que des indices ou hypothèses et peuvent être considérées comme des certitudes : des
paires (nominales) comme KDN / TKDNT ou (verbale) YRN / YRNTN et TRNTN, YDR/
Iader/Yidir ne laissent quasiment aucune place au doute.
77 Ce qui soulève incidemment un problème théorique considérable et troublant : celui de
la vitesse d’évolution de la langue berbère, qui apparaît singulièrement lente en
comparaison avec ce que l’on sait d’autres domaines linguistiques voisins. Car si ces
analyse sont exactes, elles impliquent que les lignes essentielles de la morphologie
verbo-nominale du berbère sont à peu près les mêmes depuis au moins deux
millénaires et que la langue, sur ce plan, a peu évolué. Le berbère serait donc une
langue à évolution très lente, ce qui rejoindrait l’intuition de certains savants du
XIXe siècle, comme Renan à propos des langues sémitiques... Mais c’est là un vaste
débat qui dépasse le cadre de cette notice (cf. O26 « Origine(s) berbères : linguistique et
préhistoire »).
Abréviations
A : Antiquité
MA : Moyen Age
BC : Berbère contemporain
T : touareg
78 → Voir aussi : « Maces et autres noms... : mise au point linguistique » (M06b) ; « Nom »
(N62) et « Nomination » (N68) « Toponymie ».
BIBLIOGRAPHIE
[Les références susceptibles de présenter un intérêt du point de vue de l’onomastique libyco-
berbère sont innombrables : travaux de géographes, historiens, ethnologues, linguistes... On ne
signale ici que les travaux importants consacrés spécifiquement à l’onomastique ainsi que les
principales sources de données.]
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INALCO, 1997 (dir. : S. Chaker), 681 p. + 21 p. + XVII p..
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BEGUINOT F., 1930 – “Per gli studi di toponomastica libico-berbera”, Congr. Geogr. Ital., 3, Naples.
BENRAMDANE F. (Coord.), 2005 – Des noms et des noms... Etat-civil et anthroponymie en Algérie, Oran,
Editions du CRASC.
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NOTES
1. On retient ici la forme primitive du masculin w, qui est celle donnée par le corpus libyque, mais
dans les usages actuels les réalisations sont diverses : w > u, ӑw> ӑg, əg... Au féminin, la forme
fondamentale est wələt, wəlt > ult, “fille de” (cf. notice M67b « Matriarcat », EB XXXI).
INDEX
Mots-clés : Antiquité, Linguistique, Moyen Âge, Onomastique