La Montée en Puissance Des Pays Émergents

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La montée en puissance des pays émergents : un bouleversement de la géographie de la richesse

mondiale

Par Laurent BRAQUET

Professeur de SES

Académie de Rouen

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Les grands pays émergents comme les BRICS (un acronyme désignant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine
et l’Afrique du Sud) sont devenus des locomotives de la croissance mondiale, et ont continué de
renforcer leur attractivité face aux pays riches. Depuis la crise de 2008, les écarts de croissance entre les
pays développés et les BRICS se sont creusés : si ces pays étaient relativement peu exposés à la crise des
subprimes, ils ont néanmoins été affectés par le retrait des capitaux internationaux et par le
ralentissement de la demande mondiale, responsable d’une contraction du commerce international (la
Chine a ainsi subi une forte chute du commerce extérieur à la suite de la crise des crédits hypothécaires
américains). C’est la raison pour laquelle ils ont mis en œuvre des politiques monétaires et fiscales de
soutien à la demande globale, ainsi que d’importants plans de relance budgétaires. Cette transmission
rapide des chocs aux économies émergentes est le signe d’une intégration plus étroite des économies et
la conséquence d’un approfondissement de la mondialisation de l’économie.

L’émergence des BRICS bouleverse la hiérarchie mondiale et remet en cause la domination historique
des pays avancés. Si l’historien de l’économie Kenneth Pomeranz évoquait une « grande divergence » au
XIXème siècle, avec le décollage industriel de l’Europe occidentale surclassant de nombreuses nations
(dont la Chine), on peut évoquer aujourd’hui une « grande convergence », soit un nouveau grand
retournement historique, avec une croissance du PIB par tête des grands pays émergents en moyenne
deux fois plus rapide que celle des pays avancés. Pourtant, les écarts de richesse par habitant demeurent
très importants entre les différentes régions du monde, et la situation interne des BRICS et des autres
pays émergents (Mexique, Turquie, Argentine) reste très hétérogène. Les BRICS comptent 3 milliards
d’habitants, soit 40% de la population mondiale, et ils réalisent à eux seuls environ un tiers du PIB
mondial. Ils couvrent aujourd’hui un large spectre des productions mondiales (produits manufacturés,
matières premières, produits agricoles, services) et ils ont réalisé d’importants efforts d’accumulation
des différents capitaux (capital physique, humain, naturel) qui soutiennent aujourd’hui leur rattrapage
économique. De plus, ils ont réalisé une montée en gamme dans la division internationale du travail en
se spécialisant progressivement dans les biens incorporant davantage de technologies. Ils sont désormais
totalement intégrés à ce que l’on nomme la mondialisation des chaînes de valeur, avec l’assemblage de
nombreux produits vendus par les firmes occidentales.

A partir des années 1990, les mutations de l’environnement international ont offert aux économies
émergentes de nouvelles opportunités : la libéralisation des échanges internationaux et la révolution des
technologies de l’information et de la communication (TIC), conjugués à la baisse des coûts de transport
et de communication, leur ont permis de s’insérer dans une division du travail de plus en plus fine, en
jouant sur leurs avantages comparatifs (faiblesse du coût du travail, fiscalité réduite). L’exemple des
BRICS montre ainsi que l’insertion dans les échanges mondiaux peut constituer un puissant levier de la
politique du développement, et aider à l’élévation des niveaux de vie et à la réduction de la pauvreté.

La montée de la classe moyenne émergente

L’augmentation du revenu moyen et la diminution du niveau de pauvreté absolue dans les pays
émergents, en particulier ces dix dernières années, suggèrent qu’une proportion croissante de la
population mondiale n’est ni riche ni pauvre par rapport aux normes nationales mais se situe dans le
milieu de l’échelle des revenus. Apparaît alors aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler une classe
moyenne mondialisée qui va fortement influencer la croissance mondiale dans les années à venir. En
2012, la « classe moyenne » comptait environ 1,8 milliard d’individus, l’Europe (664 millions), l’Asie (525
millions) et l’Amérique du Nord (338 millions) représentant le nombre de personnes le plus important
appartenant à ce groupe. La « classe moyenne émergente » des pays en développement joue (et jouera)
un rôle économique et social déterminant, puisqu’elle représente un moteur de croissance, surtout dans
les pays les plus grands comme la Chine ou l’Inde, mais aussi en Afrique subsaharienne, dont certains
pays ont accéléré leur développement par une insertion réussie dans les échanges mondiaux. Les classes
moyennes ont toujours accumulé du capital, qu’il soit physique (usines, équipements ou logements) ou
humain (éducation ou santé). Si les classes moyennes constituent un moteur de la consommation et de
la demande intérieure, elles pourraient jouer aussi un rôle social déterminant en poussant
progressivement au renforcement des systèmes de protection sociale. En effet, elles sont réputées
soutenir la démocratie et les partis politiques progressistes mais modérés, au nom d’un certain
conservatisme social, au sens de ce que décrivait déjà Alexis de Tocqueville au XIXème siècle pour
l’Europe et les Etats-Unis. Paradoxalement, si la classe moyenne se développe rapidement dans les pays
émergents, elle s’amenuise dans les pays riches sous l’effet de la crise et du creusement des inégalités
économiques.

Les projections réalisées indiquent que les BRICS devraient à l’avenir peser de plus en plus lourd dans les
transformations de l’économie mondiale (sur les marchés, sur les prix, sur les ressources disponibles) : à
mesure que leur poids économique va converger vers leur poids démographique, leur croissance
économique exercera des pressions fortes sur la demande mondiale d’énergie, de matières premières,
de produits alimentaires et de terres agricoles. Par ailleurs, l’entrée des BRICS dans la compétition
internationale a entraîné une forte augmentation de la force de travail globale, et, conjugué au progrès
technique, exercé de fortes pressions à la baisse sur la rémunération des travailleurs les moins qualifiés à
l’échelle mondiale (et au sein des BRICS eux-mêmes). Si cet effet devrait à terme s’estomper avec une
certaine convergence des coûts salariaux (et donc une réduction de leur avantage sur les pays
occidentaux), la concurrence des BRICS continuera à se faire nettement ressentir dans certains secteurs
de l’industrie des pays avancés durant de longues années. L’adoption par les BRICS des modes de
consommation des pays avancées posera d’ailleurs de redoutables questions quant à la soutenabilité du
développement face aux enjeux environnementaux et à la flambée des prix des matières premières.

Le décollage de la Chine

L’arrivée de la Chine dans la compétition économique mondiale a profondément bouleversé les


équilibres : depuis 1978, date de l’accession au pouvoir de Deng Xiaoping après la mort du président
Mao, le PIB a décuplé et le volume des exportations a considérablement augmenté (multiplié par 40).
Puissance démographique, la Chine est devenue une véritable puissance économique et commerciale
avec des taux de croissance du PIB record situés aux alentours de 10% en moyenne chaque année,
accompagnés d’un taux d’inflation faible et d’un chômage officiellement bas. Le pays a opéré une
spécialisation productive notamment dans les produits textile, l’électrique, l’électronique grand public,
les jouets et les appareils électroménagers qui inondent les marchés des pays européens et américains.
La transition vers le capitalisme et le marché s’est appuyée sur un volontarisme des autorités politiques :
si celles-ci demeurent autoritaires, ce modèle permet à la direction du Parti communiste de piloter le
développement économique (légitimation de la recherche du profit) en étouffant les revendications
sociales. La Chine dispose d’un très important réservoir de main d’œuvre et la politique de l’enfant
unique imposée aux familles a permis de contrôler la croissance démographique. Si la Chine ne dispose
pas d’infrastructures financières aussi développées que dans les pays riches (ce qui implique un volume
important de placements financiers vers le marché financier américain notamment), elle peut compter
sur l’abondance de l’épargne et ses excédents commerciaux pour investir et notamment dans ses
infrastructures publiques (routes, ponts, voies fluviales). La Chine a su bénéficier également des
transferts de technologies permis par les investissements directs étrangers (IDE) des pays occidentaux, et
l’ouverture internationale (d’abord autour des zones côtières à la fin des années 1970) a permis de
doper le commerce international et de faire émerger de puissantes firmes multinationales.

La Chine a ainsi développé depuis longtemps le commerce avec les pays asiatiques et l’Inde, et joue un
rôle moteur pour la croissance de la zone. Mais la croissance chinoise comporte de nombreuses
faiblesses et alimente les incertitudes : une faible capacité d’innovation (le pays rattrape les pays
avancés dits de la « frontière technologique » par un processus d’imitation), des systèmes financiers
encore embryonnaires, des inégalités internes très fortes (notamment entre les villes et les campagnes)
puisque malgré la réduction de la pauvreté, la montée d’une classe moyenne urbanisée et
l’enrichissement d’une élite, le niveau de vie moyen reste encore faible. Par ailleurs, depuis de
nombreuses années, les déséquilibres entraînés par la croissance chinoise inquiètent les observateurs,
avec une pression sur les ressources minières et la consommation d’énergies, une inquiétude en matière
de risques environnementaux engendrés par ce développement accéléré (émission de gaz à effet de
serre, dioxyde de carbone, pollution des fleuves, pénurie d’eau en Chine du Nord, etc.), ajoutés aux
incertitudes concernant la stabilité politique et la contestation sociale qui pourrait se développer en
raison du creusement des inégalités et du dualisme social, avec des aspirations possibles à davantage de
démocratie politique. De plus, à partir de 2015, le dynamisme démographique devrait s’estomper et la
population d’âge actif diminuer, tandis que des goulets d’étranglement et des pénuries de main d’œuvre
pourraient apparaître.

En cette fin d’année 2014, on évoque d’ailleurs un ralentissement brutal de la croissance chinoise qui
pourrait largement peser sur la croissance du PIB mondial, et compromettre la reprise économique dans
les pays avancés.

Vers un rééquilibrage de la gouvernance mondiale ?

Les BRICS revendiquent depuis quelques années un poids politique dans les instances internationales
plus conforme à leur poids économique. Le groupe BRICS a réussi à véritablement s’imposer dans la
négociation à partir de la crise et des réunions du G20 en 2008 : ils peuvent faire désormais entendre
leur voix dans le concert des nations et vont sans doute largement contribuer à remodeler la
gouvernance mondiale. Les BRICS sont très présents dans les instances du commerce mondial (entrée de
la Chine à l’OMC en 2001 et de la Russie en 2012), où ils défendent le multilatéralisme et l’ouverture des
marchés, et n’hésitent pas à bloquer les négociations avec les partenaires du Nord, comme les Etats-Unis
et l’Union européenne. Mais on assiste également à des efforts de coopération entre pays émergents qui
s’organisent, ce qui accentuera la tendance à la régionalisation de l’économie mondiale : en 2011, un
premier Sommet des BRICS a eu lieu et, en 2012, un projet de création d’une Banque de développement
au Sud a vu le jour et a été définitivement adopté en juillet 2014. Il aura pour but de mener des
investissements en infrastructures publiques et en matière de développement durable et de croissance
verte. Par ailleurs, de nombreux accords commerciaux et de partenariats (dans l’énergie et les transports
principalement) entre les pays émergents sont prévus (la Chine est ainsi devenue le premier partenaire
commercial du Brésil). Il subsiste néanmoins des tensions et des points de désaccords entre les pays
émergents, et en particulier en matière de politique de change, avec la crainte d’une prochaine « guerre
des monnaies » régionale (voire mondiale) si, à terme, les intérêts nationaux l’emportent sur les efforts
de coopération.

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