Blackburn

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Texte 1, page 1

Simon Blackburn
Penser (extraits)

Informations bibliographiques

Première édition : S. Blackburn, Think : A Compelling Introduction to Philosophy, Cambridge, Cambridge


University Press, 1999.
Présente édition : S. Blackburn, « Introduction », dans Penser : une irrésistible introduction à la philosophie,
trad. P.-E. Dauzat, Paris, Flammarion, 2003, p. 9-23 (extraits).

1 [9] Ce livre s’adresse à ceux qui veulent réfléchir aux grandes questions – connaissance, raison,
2 vérité, esprit, liberté, destin, identité, Dieu, bonté, justice – qui ne sont pas la chasse gardée
3 des spécialistes. Ce sont des choses sur lesquelles hommes et femmes s’interrogent naturel-
4 lement, car elles structurent leur façon de penser sur le monde et la place que nous y occu-
5 pons. Ce sont aussi des thèmes sur lesquels des penseurs ont eu des choses à dire. J’essaie
6 d’introduire ici des façons d’aborder ces grands thèmes, ainsi que certaines choses que les
7 penseurs ont pu dire à leur propos. Les lecteurs qui assimileraient ce livre devraient être en
8 meilleurs termes avec ces grandes questions. Et ils devraient pouvoir lire bien d’autres pen-
9 seurs autrement déroutants avec plaisir, mais aussi avec une compréhension raisonnable.
introduction au question
10 Le mot même de « philosophie » est porteur de connotations malheureuses : dénué de sens
11 pratique, détachée de ce monde, bizarre. Je soupçonne que tous les philosophes et étudiants
12 en philosophie connaissent cet instant de silence embarrassé quand quelqu’un nous de-
13 mande ingénument ce que nous faisons. Pour ma part, je préférerais dire que je m’occupe
14 de « génie conceptuel ». Car de même que l’ingénieur étudie la structure des matériaux, le
15 philosophe étudie la structure de la pensée. Comprendre la structure implique de voir com-
16 ment fonctionnent les parties, comment elles s’agencent les unes aux autres. Mais c’est aussi
17 savoir ce qui s’améliorerait ou empirerait si l’on introduisait des changements. Tel est préci-
18 sément notre objectif quand nous étudions les structures qui façonnent notre vision du
19 monde. Nos concepts ou idées sont le logement mental dans lequel nous vivons. Nous pou-
20 vons, tout compte fait, être fiers des édifices que nous avons bâtis. Ou, au contraire, croire
21 qu’il faut les démanteler et repartir à neuf. Mais, pour commencer, il nous faut savoir ce
22 qu’ils sont. [… 11] définit le role du philosophe

23 Sur quoi allons-nous réfléchir ?

24 Voici quelques questions qu’on pourrait se poser sur soi-même : Que suis-je ? Qu’est-ce que
25 la conscience ? Pourrais-je survivre à ma mort physique ? Comment puis-je être sûr que les
26 expériences et les sensations des autres sont pareilles aux miennes ? Si je ne puis partager
27 l’expérience d’autrui, puis-je communiquer avec lui ? Agissons-nous toujours par intérêt ? Se
28 pourrait-il que je sois un pantin, programmé pour faire les choses que je crois faire de mon
29 plein gré ? questionnement sur la vie
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1 Voici quelques questions sur le monde : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
2 Quelle différence y a-t-il entre le passé et l’avenir ? Pourquoi la causation va-t-elle toujours
3 du passé vers l’avenir ? Est-il sensé de croire que l’avenir pourrait influencer le passé ? Pour-
4 quoi la nature suit-elle un cours régulier ? Le monde présuppose-t-il un Créateur ? Et si oui,
5 pouvons-nous comprendre pourquoi il – ou elle – l’a créé ?
6 Pour finir, voici quelques questions sur nous-mêmes et le monde : comment pouvons-nous
7 être sûrs que le monde est vraiment tel que nous le croyons ? Qu’est-ce que la connaissance ?
8 Jusqu’où va-t-elle ? Qu’est-ce qui fait d’un domaine d’investigation une science ? (La psycha-
9 nalyse est-elle une science ? Et l’économie ?) Que savons-nous des objets abstraits tels que
10 les nombres ? Que savons-nous des valeurs et des devoirs ? Comment savoir si nos opinions
11 sont objectives ou simplement subjectives ?
12 Toutes ces questions sont singulières en ce que non seulement elles sont déroutantes à pre-
13 mière [12] vue, mais qu’elles n’admettent pas non plus de réponses toutes simples. Si
14 quelqu’un me demande l’heure de la marée haute, je sais comment trouver la réponse. Il existe
15 des tables officielles des marées. Il me suffit de les consulter. Je peux avoir une vague idée de
16 la manière dont elles sont établies. Et, à défaut d’autre chose, je pourrais toujours aller sur
17 place prendre moi-même des mesures. Une question de cette espèce est affaire d’expé-
18 rience : c’est une question empirique. On peut la trancher par des procédures convenues qui
19 supposent d’observer et de voir, de prendre des mesures ou d’appliquer des règles consa-
20 crées par l’expérience. Les questions des derniers paragraphes sont d’une autre nature. Elles
21 semblent requérir davantage de réflexion. Nous ne savons pas tout de suite où tourner nos
22 regards. Peut-être même avons-nous le sentiment de ne pas savoir tout à fait ce que nous
23 voulons dire quand nous les posons, et ce qui pourrait faire office de solution. Qu’est-ce qui
24 me prouverait, par exemple, que, tout compte fait, je ne suis pas un fantoche, programmé
25 pour faire les choses que je crois accomplir librement ? Devrions-nous interroger les hommes
26 de science spécialistes du cerveau ? Mais comment sauraient-ils quoi chercher ? Comment
27 sauraient-ils qu’ils ont trouvé ? J’imagine la manchette des journaux : « Des spécialistes des
28 neurosciences découvrent que les hommes ne sont pas des marionnettes. » Comment ?
nuence la méthode empirique et comment elle intéragie avec les question philosophique.
29 D’où vient que l’on se pose des questions aussi déconcertantes ?
30 En deux mots, de la réflexion sur soi. Les êtres humains font preuve d’une infinie capacité de
31 [13] réfléchir sur eux-mêmes. Nous pourrions faire quelque chose par habitude, mais nous
32 pouvons ensuite nous mettre à réfléchir sur l’habitude en question. Nous pouvons penser
33 des choses par habitude, puis réfléchir à ce que nous pensons. Nous pouvons nous demander
34 (à moins que d’autres, à l’occasion, ne nous posent la question) si nous savons de quoi nous
35 parlons. Y répondre nous oblige à réfléchir à nos propres positions, à notre intelligence de ce
36 que nous disons, à nos sources d’autorité. Nous pourrions commencer à nous demander si
37 nous savons ce que nous voulons dire. Nous pourrions nous demander si ce que nous disons
38 est « objectivement » vrai, ou simplement le fruit de notre perspective, de notre « prise » sur
39 une situation donnée. En y réfléchissant, nous nous heurtons à des catégories telles que la
40 connaissance, l’objectivité et la vérité, sur lesquelles nous aurons peut-être envie de réfléchir.
41 À ce stade, nous réfléchissons à des concepts, des procédures et des croyances qu’en temps
42 ordinaire nous nous contentons d’utiliser. Examinant l’échafaudage de notre pensée, nous
43 faisons du génie conceptuel.
comente la réflexion humaine
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1 Ce point de réflexion pourrait surgir au cours d’une discussion tout à fait normale. À un mo-
2 ment ou à un autre, l’historien, par exemple, se demandera forcement ce qu’il faut entendre
3 par « objectivité », « preuve » ou même vérité en histoire. Le cosmologiste doit s’arrêter un
4 instant de résoudre des équations comportant la lettre t se demander ce qu’il faut entendre
5 par le flux, la direction ou le commencement du temps. À ce stade, et qu’ils en aient cons-
6 cience ou non, ils deviennent des philosophes. Ils se mettent à faire quelque chose qui [14]
7 peut se faire bien ou mal. L’essentiel est de le faire bien. remise en question de concept
8 Comment s’apprend la philosophie ? Une meilleure question serait : comment s’acquièrent
9 les techniques de pensée ? La pensée en question implique de s’intéresser aux structures
10 fondamentales de la pensée. Cela peut se faire bien ou mal, de manière intelligente ou
11 inepte. Mais le faire bien n’est pas essentiellement affaire d’acquisition d’un corps de con-
12 naissances. C’est plutôt comme savoir jouer du piano. Il s’agit autant de « savoir comment »
13 que de « savoir ceci ou cela ». Le personnage de philosophe le plus célèbre du monde an-
14 tique, le Socrate des dialogues de Platon, ne se targuait pas de l’ampleur de ses connais-
15 sances. Bien au contraire, il se vantait d’être le seul qui sût à quel point il savait peu (de
16 nouveau, la réflexion). Ce en quoi il excellait – ce ne sont là que suppositions, car les avis diver-
17 gent sur sa réussite –, c’était à démasquer les failles des prétentions des autres au savoir.
18 Bien traiter les pensées, c’est être capable d’éviter la confusion, de détecter les ambiguïtés,
19 de rassembler ses idées, de formuler des raisonnements fiables, de prendre conscience des
20 alternatives, et ainsi de suite. apprendre la philosophie
21 Bref, on peut comparer nos idées et nos concepts aux lentilles à travers lesquelles nous
22 voyons le monde. En philosophie, le thème d’étude, c’est la lentille elle-même. La réussite
23 ne dépendra pas tant du bagage de connaissances finalement accumulé, que de ce dont on
24 est capable en cas d’avis de tempête : quand les mers de la discussion montent et que la
25 confusion fait irruption. Réussir signifiera prendre au sérieux les implications des idées.
ce que l'ont comprend est plus important que ce lon connait
26 À quoi ça rime ?

27 Fort bien, mais pourquoi se tracasser ? À quoi ça rime ? La réflexion ne fait pas tourner le
28 monde. Elle ne fait pas cuire le pain ni voler les avions. Pourquoi ne pas laisser de côté les
29 questions de réflexion et s’occuper d’autres choses ? J’esquisserai trois types de réponses, de
30 la plus noble à la plus prosaïque.
31 Au plus haut niveau, la réponse consiste à mettre en question la question : stratégie typique
32 de philosophe, parce qu’elle oblige à se hisser à un niveau de réflexion. Que voulons-nous
33 dire quand nous demandons à quoi ça rime ? La réflexion ne cuit pas le pain ? L’architecture
34 pas davantage, pas plus que la musique, l’art, l’histoire ou la littérature. C’est simplement que
35 nous désirons nous comprendre. Comprendre pour comprendre, de même qu’un homme de
36 science ou un mathématicien pur peut désirer comprendre le début de l’univers, ou la théorie
37 des ensembles, pour elle-même, ou qu’un musicien pourrait souhaiter résoudre un problème
38 d’harmonie ou de contrepoint pour le plaisir de le résoudre. Il n’est pas question alors de
39 quelque application pratique que ce soit. En vérité, la vie consiste bien souvent à élever plus
40 de porcs, acheter davantage de terre, alors élevons plus de porcs, achetons de la terre… Le
41 temps que nous prenons pour nous distraire, que ce soit pour faire des mathématiques ou de
42 la musique, lire Platon ou Jane Austen, est un temps à chérir. C’est le temps où nous soignons

exercé son esprit permet de mieux comprendre


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1 notre santé mentale. Et notre santé mentale est une chose bonne en soi, tout comme notre
2 santé physique. De surcroît, il y [16] a tout compte fait un bénéfice en termes de plaisir.
3 Quand notre santé physique est bonne, nous trouvons du plaisir à faire de l’exercice ; quand
4 notre santé mentale est bonne, nous trouvons du plaisir à exercer notre esprit.
5 C’est là la réponse d’un esprit très pur. Le problème n’est pas qu’elle est fausse. C’est juste
6 qu’elle ne séduira probablement que les gens qui sont déjà à moitié convaincus – les gens qui
7 n’ont pas posé la question sur un ton très agressif. ne permet pas de répondre a tout
8 Voici donc une réponse intermédiaire. La réflexion importe parce qu’elle est en continuité
9 avec la pratique. Ce que l’on pense de ce que l’on fait affecte la manière de le faire – et même
10 la décision de le faire ou pas. Ce que l’on en pense peut orienter notre recherche, nous dicter
11 notre attitude envers les gens qui font les choses autrement, ou même toute notre vie. Pre-
12 nons un exemple simple : si vos réflexions vous amènent à croire qu’il y a une vie après la
13 mort, vous pouvez être disposé à affronter des persécutions — ce qui ne serait pas le cas si
14 vous étiez convaincu – comme beaucoup de philosophes le sont – que l’idée est absurde. Le
15 fatalisme, ou la conviction que l’avenir est écrit quoi que nous fassions, est une croyance
16 purement philosophique, mais de nature à paralyser l’action. Pour dire les choses en termes
17 plus politiques, ce peut être aussi une manière d’acquiescer à la piètre condition faite à cer-
18 taines couches de la société, et il peut être avantageux aux gens de la haute de l’encourager.
la réflexion agit sur toute nos action
19 Prenons quelques exemples plus répandus en Occident. Beaucoup de gens qui réfléchissent
20 sur la nature humaine pensent que nous sommes fon- [17] cièrement égoïstes. Nous ne cher-
21 chons jamais que notre propre avantage, sans jamais réellement nous soucier des autres. Le
22 souci apparent masque l’espoir d’un bénéfice futur. Le paradigme dominant des sciences
23 sociales est l’homo economicus : l’homme économique ne pense qu’à lui, il est toujours en
24 compétition avec les autres. Or, si les gens en viennent à penser que nous sommes tous,
25 toujours, ainsi, leurs relations les uns avec les autres deviennent différentes. Elles deviennent
26 moins confiantes, moins coopératives, plus soupçonneuses. Cela change la façon d’agir les
27 uns avec les autres. Il y aura assurément des coûts à payer. Ils trouveront plus difficile, et
28 dans certaines circonstances impossible, d’œuvrer en coopération : ils peuvent bien se fourrer
29 dans ce que le philosophe Thomas Hobbes (1588-1679) a appelé d’une formule mémorable
30 « la guerre de tous contre tous ». Sur le marché, parce qu’ils craindront toujours de se faire
31 avoir, ils subiront des coûts de transaction élevés. Si mon attitude est qu’« un contrat verbal
32 ne vaut pas le papier sur lequel il est écrit », je devrai payer des juristes pour mettre au point
33 des contrats avec des sanctions, et si je ne fais pas confiance à ces derniers pour autre chose
34 que pour empocher leurs honoraires, je devrai faire vérifier les contrats par d’autres avocats,
35 et ainsi de suite. Mais tout cela pourrait bien reposer sur une méprise philosophique consis-
36 tant à regarder une motivation humaine à travers le mauvais ensemble de catégories au
37 risque de se méprendre sur sa nature. Peut-être les gens peuvent-ils se soucier les uns des
38 autres, ou tout au moins de faire ce qui leur revient ou de tenir leurs promesses. Pour peu
39 [18] que l’on mette sur la table une image de soi plus optimiste, peut-être les gens peuvent-
40 ils être à la hauteur. Dès lors, leurs vies s’amélioreront. Aussi ce travail de réflexion, consis-
41 tant à dégager les bonnes catégories pour comprendre la motivation humaine, est-il une
42 tâche pratique importante. Loin d’être confinée à l’étude, celle-ci va bien au-delà. [… 19…]
exemple
43 En guise de dernier exemple, considérons un problème philosophique que beaucoup rencon-
44 trent quand ils réfléchissent à l’esprit et au corps. Beaucoup de gens envisagent une stricte
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1 séparation entre l’esprit, d’un côté, le corps, de l’autre. Alors que cette vision peut sembler
2 relever du simple bon sens, elle peut se mettre à infecter la pratique de manière très insi-
3 dieuse. Par exemple, il devient difficile de voir comment les deux interagissent. Des médecins
4 pourraient alors trouver presque inévitable que les traitements de problèmes physiques qui
5 s’attaquent à des causes mentales ou psychologiques échouent. Il pourrait leur sembler
6 presque impossible de voir comment, en se mêlant de l’esprit de quelqu’un, on pourrait pro-
7 voquer des changements dans le système physique complexe qu’est leur corps. Après tout,
8 la bonne science nous dit que seules des causes physiques ou chimiques ont des causes phy-
9 siques ou chimiques. On pourrait donc en arriver à une certitude a priori, confortable : la cer-
10 titude qu’une forme de traitement (des médicaments ou des électrochocs) doit être « bon »
11 (traitement humain des patients, conseils, analyses) et que les autres sont « mauvais » : peu
12 scientifiques, malsains, voués à l’échec. Or cette certitude repose non pas sur la science, mais
13 sur une fausse philosophie. Elle ne résiste pas à une conception philosophique plus fine de
14 la relation entre corps et esprit. Celle-ci devrait nous aider à voir pourquoi [20] il n’y a rien
15 de surprenant dans l’interaction corps-esprit. C’est là un fait des plus communs : le simple
16 fait de penser à certaines choses (mental) peut en faire rougir d’autres (physique). Penser à
17 un danger futur peut provoquer toutes sortes de changements physiques : battements de
18 cœur, poings serrés, estomac noué. Par extrapolation, il ne devrait pas être très difficile de
19 comprendre qu’un état mental comme l’optimisme et l’allégresse puisse affecter le physique
20 au point de faire disparaître des taches, voire provoquer la rémission d’un cancer. Que de
21 telles choses se produisent devient un fait purement empirique. La certitude de café du com-
22 merce que ce sont des choses impossibles se révèle tributaire d’une mésintelligence des
23 structures de la pensée, autrement dit d’une mauvaise philosophie ; en ce sens, elle n’a rien
24 de scientifique. Et ce constat peut changer des attitudes et des pratiques médicales et les
25 améliorer. un changement de perspective peut faire faire des bons a toute connaissance
26 La réponse intermédiaire nous rappelle donc que la réflexion est continue avec la pratique,
27 et notre pratique peut empirer ou s’améliorer suivant la valeur de nos réflexions. On habite
28 un système de pensée comme on habite une maison ; si notre maison intellectuelle est en-
29 combrée et confinée, il nous faut savoir quelles meilleures constructions sont possibles. rappel
30 La réponse de base se contente de donner un peu de relief à cette idée, non pas en rapport
31 avec des sujets nobles et propres comme l’économie ou la physique, mais au niveau des
32 offices où la vie humaine est un peu moins policée. L’une des séries d’eaux-fortes satiriques de
33 Goya est intitulée « Le sommeil de la raison engendre des monstres » [21]. Pour lui, maintes
34 folies de l’humanité résultaient du « sommeil de la raison ». Il y a toujours des gens pour nous
35 dire ce que nous voulons, comment ils vont nous l’apporter, ce que nous devrions croire. Les
36 convictions sont contagieuses, et des gens peuvent en convaincre d’autres de tout et de
37 n’importe quoi. Nous sommes typiquement prêts à croire que nos mœurs, notre religion,
38 notre politique valent mieux que les leurs, ou que nos droits donnés par Dieu priment sur les
39 leurs, ou encore que nos intérêts requièrent des frappes défensives ou préventives contre
40 elles. Finalement, c’est pour les idées que les gens s’entretuent. C’est à cause d’idées sur ce
41 à quoi ressemblent les autres, qui nous sommes, ce que nos intérêts ou nos droits requièrent,
42 que nous partons en guerre, que nous en opprimons d’autres en toute bonne conscience,
43 voire que nous acquiesçons à notre propre oppression. Quand ces croyances impliquent le
44 sommeil de la raison, l’antidote est l’éveil critique. La réflexion nous permet de prendre du
45 recul, de nous rendre compte que notre perspective sur une situation est peut-être gauchie
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1 ou aveugle, à tout le moins de voir s’il y a une raison de préférer nos usages, ou si c’est
2 purement subjectif. Le faire convenablement est encore un exercice de génie conceptuel.
il faut s'avoir éliminer certaine question pour se poser les bonne questions
3 Comme on ne saurait dire à l’avance où elle peut conduire, la réflexion peut paraître dange-
4 reuse. Il y a toujours des pensées qui s’y opposent. Les questions philosophiques en décon-
5 certent, voire en choquent plus d’un. Certains redoutent que leurs idées ne fassent pas aussi
6 bonne figure pour peu qu’ils se mettent à y réfléchir. D’autres peuvent [22] s’accrocher à une
7 « politique identitaire » ou, en d’autres termes, au genre d’identification à une tradition parti-
8 culière, à un groupe, à une identité nationale ou ethnique qui les invite à tourner le dos aux
9 profanes qui contestent les usages du groupe. Ils repousseront la critique d’un haussement
10 d’épaules : leurs valeurs sont « incommensurables ». Elles ne doivent être comprises que des
11 seuls frères et sœurs au sein du cercle. Les gens aiment à s’abriter derrière un ensemble con-
12 fortable et traditionnel d’usages populaires, et ne pas s’inquiéter outre mesure de leur struc-
13 ture, de leurs origines, voire des critiques que, peut-être, ils méritent. La réflexion ouvre la voie
14 à la critique et les usages consacrés n’aiment guère la critique. Ainsi les idéologies devien-
15 nent-elles des cercles fermés, prompts à s’indigner face au moindre esprit qui s’interroge.
l'idéalogie est une manière de se cacher d'un raisonnement critique
16 Depuis deux mille ans, la tradition philosophique a été l’ennemie de ce genre de complaisance.
17 Pour elle, une vie qui refuse l’examen ne vaut pas d’être vécue. Elle a insisté sur le pouvoir
18 de la réflexion rationnelle de passer au crible les mauvais éléments de nos pratiques et de
19 les remplacer par de meilleures. Elle a identifié la réflexion critique sur soi à la liberté, l’idée
20 étant qu’on ne saurait contrôler la direction dans laquelle on souhaite aller que si l’on com-
21 mence par se voir convenablement. Il faut voir notre condition avec fermeté et dans sa totalité
22 pour commencer à réfléchir à ce qu’on peut en faire. Les philosophes avaient cherché à com-
23 prendre le monde, disait Marx, il s’agissait désormais de le changer : c’est l’une des observa-
24 tions les plus sottes de tous les temps (et formelle- [23] ment démentie par sa propre pra-
25 tique intellectuelle). Il aurait mieux fait d’ajouter que, sans comprendre le monde, on ne
26 saura pas grand-chose des moyens de le changer, à tout le moins en mieux. […]
on peut tenter de controler et d'intervenir dans notre condition
27 Telle est la devise complète de l’eau-forte de Goya : « L’imagination abandonnée par la rai-
28 son produit des monstres impossibles : unie à elle, elle est la mère des arts et la source de
29 ses prodiges. » C’est ainsi qu’il faut l’aborder.

l'imagination nous permet de faire miracle et folie.

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