Déconstruction Des Mythes Identitaires
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Fatou Diome : la déconstruction des mythes identitaires
Ghislain Nickaise Liambou
Ghislain Nickaise Liambou est originaire du Congo-Brazzaville. Il
est titulaire d’un CAPES., d’une maîtrise de didactique du FLES et
d’un master 2 de Lettres modernes. Il prépare un doctorat en
Lettres modernes à l’Université de Nice, sous la direction de
Madame le Professeur Odile Gannier, sur l’énonciation des
littératures francophones migrantes de la nouvelle diaspora
africaine en France. Ghislain Nickaise Liambou est actuellement
Assistant à l’Université McMaster à Hamilton, Ontario, Canada.
personnage, identité, écriture postcoloniale
période contemporaine
France, Sénégal
La prise de parole des écrivains africains s’explique, du moins
dans les œuvres pionnières, par le souci de rétablir la vérité
historique. Toutefois, bien que cette mission ait contribué à la
reconnaissance d’écrivains et d’œuvres désormais classiques, la
marche des sociétés africaines vers la modernité suscite des
interrogations sur les enjeux pertinents du discours littéraire
africain francophone qui désormais se développe en deux
tendances ; d’une part la production élaborée sur le continent,
d’autre part, les textes produits par des écrivains migrants
installés dans les anciennes métropoles. Fatou Diome fait partie
de la seconde catégorie d’écrivains. De son premier recueil de
nouvelles La Préférence nationale (2001) à sa plus récente
publication, Inassouvies, nos vies (2008), Fatou Diome articule
son œuvre sur la question de l’immigré en situation de
redéfinition de soi. Il s’agit, dans cet article, d’interroger
l’œuvre de notre romancière du point de vue de la
« scénographie », entendue comme situation d’énonciation que
s’assigne l’œuvre, celle qu’elle présuppose et qu’elle valide en
retour. À travers les catégories du personnage, de l’espace et du
temps, il s’agira de positionner le discours de Fatou Diome dans
le champ des lettres africaines francophones comme un discours de
déconstruction des conceptions identitaires en tant
qu’enracinement et différence.
En 2001 paraît La Préférence nationale de Fatou Diome. Cette œuvre qui émerge dans le
contexte d’une société française en prise directe avec les questions migratoires, et qui est
suivie par la publication du Ventre de l’Atlantique en 2003, lance la romancière sénégalaise
sur la scène littéraire. Dès la parution de ces textes initiaux, la réévaluation de la question
identitaire dans le contexte postcolonial s’est constituée en problématique de fond de l’œuvre
de Fatou Diome. C’est notamment à partir de la trajectoire diégétique du protagoniste que
cette question trouve sa consistance dans les textes de notre romancière.
Toutefois, le concept d’identité, bien qu’employé avec une simplicité étonnante dans le
discours des sciences humaines, ne se donne pas d’emblée comme un terme aisément
saisissable et susceptible d’une application sans inquiétude. Il convient donc de préciser ce
que la notion d’identité sous-entendra tout au long de notre démonstration.
Jean-Claude Kaufmann a montré récemment la complexité à laquelle aboutit toute tentative
de réduire le concept d’identité dans une définition figée. En nous inspirant de ses travaux,
nous envisageons le terme identité ici comme un « processus » qui est « historique et
fondamentalement définie par la capacité de création subjective 1 ». L’identité est donc « le
1
J.-C. Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Hachette/ Armand Colin, 2004, p. 90.
1
mouvement par lequel l’individu reformule toujours davantage la substance sociale qui le
constitue2 ».
Quant à l’écriture postcoloniale, il conviendra d’entendre par cette expression, une écriture
intéressée par « les stratégies de mise en évidence, d’analyse et d’esquive du fonctionnement
binaire des idéologies impérialistes 3 ». Il conviendra donc de montrer comment l’écriture de
Fatou Diome met en scène le personnage de l’ex-colonisé dans sa relation avec la société
moderne qui pour lui est une société à la fois post-coloniale, en ce sens qu’elle est
historiquement postérieure à la colonisation, et postcoloniale dans la mesure où le personnage
en scène dans les textes de Fatou Diome est un produit de la colonisation.
En contexte d’immigration, le personnage de l’ex-colonisé est forcément en confrontation
avec Autrui, qui peut être son ex-colonisateur ou son confrère (ou consœur) ex-colonisé(e).
Mais Autrui, c’est surtout « ce drôle de personnage, qui, justement, ramène toujours votre
identité (que vous "imaginez" d’une richesse sans fond, mais il ne s’agit peut-être que d’une
image) à une simple image. Il vous réduit à deux ou trois critères, et rêve de vous fixer à
jamais : untel est comme ceci ou comme cela 4 ». Dans une telle perspective, la quête
identitaire se présente comme une mise en scène actancielle du sujet littéraire dans une
dynamique de « parade postcoloniale5 » afin de subvertir, voire de tordre les idées reçues ou
les résidus d’un exotisme trop réducteur, figé dans une imagerie d’Épinal. Lydie Moudileno
considère cette quête identitaire comme caractéristique des textes modernes :
Outre l’imagination personnelle de l’auteur qui produit nécessairement un discours sur l’Afrique et
les identités africaines contemporaines, la fiction de ces vingt dernières années est régie, au niveau
intradiégétique, par divers modes de manipulation de l’imaginaire. A l’intérieur de la fiction,
quantité de personnages profèrent leur identité, c’est-à-dire se rendent visibles et se distinguent en
exploitant les ressources sémiotiques de la théâtralité, de la corporalité, du rêve et de la
métamorphose. Dans tous les cas, la transition d’une époque à une autre, d’une identité à une autre
et /ou d’un espace à un autre s’accompagne toujours, dans ces nouvelles fictions, d’une
mobilisation plus ou moins consciente des ressources de l’imaginaire 6.
Pour mieux saisir cette mise en scène du personnage, nous recourrons à l’analyse de la
« scénographie » des textes produits par Fatou Diome, concept que nous empruntons à
Dominique Maingueneau, et qu’il définit dans son livre Le discours littéraire. Paratopie et
scène d’énonciation, comme « une scène narrative construite par le texte », scène sur laquelle
« le lecteur se voit assigner une place », qui renvoie « à un processus fondateur, à l’inscription
légitimante d’un texte, dans le double rapport à la mémoire d’une énonciation qui se place
dans la filiation d’autres et qui prétend à un certain type de réemploi »7. La scénographie
définit donc le statut des énonciateurs, les données topographiques et chronographiques dans
lesquelles se déploie la fiction. Cependant, bien avant d’envisager l’œuvre de Fatou Diome à
travers ces trois catégories discursives, il est intéressant de faire une analyse thématique
diachronique de ses textes.
2
vraisemblance. Sur le plan de l’embrayage énonciatif, la romancière, du moins dans ses deux
premiers livres, La Préférence nationale et Le Ventre de l’Atlantique, recourt à un embrayage
saturé des marqueurs énonciatifs. Une telle particularité contribue incontestablement à
gommer les frontières entre le fictif stricto sensu et la vie réelle. C’est en outre un
positionnement nécessaire à partir duquel la romancière justifie sa vocation énonciative, c’est-
à-dire légitime sa prise de parole en tant que productrice d’un discours constituant « discours
qui se donne comme discours d’Origine, validé par une scène d’énonciation qui s’autorise
d’elle-même8 », d’un discours qui fait autorité dans le champ littéraire.
La lecture de la quasi-totalité de nouvelles qui composent La Préférence nationale met en
évidence un schéma dialogal classique en littérature ; celui de l’esclave dont les yeux viennent
d’être dessillés et qui se livre à une joute oratoire avec son maître ; joute où la hargne et
l’invective sont inversement proportionnelles au poids de l’humiliation endurée. Ce dialogue
initié par Shakespeare est notamment repris par Aimé Césaire dans sa pièce de théâtre Une
tempête. Il oppose Prospéro à son esclave Caliban :
CALIBAN
Uhuru !
PROSPERO
Qu’est-ce que tu dis ?
CALIBAN
Je dis Uhuru !
PROSPERO
Encore une remontée de ton langage barbare. Je t’ai déjà dit que je n’aime pas ça. D’ailleurs, tu
pourrais être poli, un bonjour ne te tuerait pas !
CALIBAN
Ah ! J’oubliais…Bonjour. Mais un bonjour autant que possible de guêpes, de crapauds, de pustules
et de fiente. Puisse le jour d’aujourd’hui hâter de dix ans le jour où les oiseaux du ciel et les bêtes
de la terre se rassasieront de ta charogne !
PROSPERO
Toujours gracieux je vois, vilain singe ! Comment peut-on être si laid !
Caliban
Tu me trouves laid, mais moi je ne te trouve pas beau du tout ! Avec ton nez crochu, tu ressembles
à un vieux vautour ! Un vieux vautour au cou pelé !
PROSPERO
Puisque tu manies si bien l’invective, tu pourrais au moins me bénir de t’avoir appris à parler. Un
barbare ! Une bête brute que j’ai éduquée, formée, que j’ai tirée de l’animalité qui l’engangue
encore de toute part !
CALIBAN
D’abord ce n’est pas vrai. Tu ne m’as rien appris du tout. Sauf, bien sûr à baragouiner ton langage
pour comprendre tes ordres : couper du bois, laver la vaisselle, pêcher le poisson, planter les
légumes, parce que tu es bien trop fainéant pour le faire. Quant à ta science, est-ce que tu me l’as
jamais apprise, toi ? Tu t’en es bien gardé ! Ta science, tu la gardes égoïstement pour toi tout seul,
enfermée dans les gros livres que voilà.
PROSPERO
Sans moi, que serais-tu ?
CALIBAN
Sans toi ? Mais tout simplement le roi ! Le roi de l’île ! Le roi de mon île, que je tiens de Sycorax,
ma mère.
PROSPERO
Il y a des généalogies dont il vaut mieux ne pas se vanter. Une goule ! Une sorcière dont, Dieu
merci, la mort nous a délivrés !
CALIBAN
Morte ou vivante, c’est ma mère et je ne la renierai pas ! D’ailleurs, tu ne la crois morte que parce
que la terre est chose morte…C’est tellement plus commode ! Morte, alors on la piétine, on la
souille, on la foule d’un pied vainqueur ! Moi, je la respecte, car je sais qu’elle vit, et que vit
Sycorax9.
8
D. Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, p. 47.
9
A. Césaire, Une tempête, Paris, Seuil, 1969, pp.24-26.
3
La prolifération de dialogues sous forme de joutes oratoires qui traversent La préférence
nationale s’inscrit dans cette volonté de déparer le personnage de l’ex-colonisateur, ici
représenté par l’employeur raciste et arriéré, de sa narcissique prétention de supériorité. Une
analyse des nouvelles « Le visage de l’emploi », « La préférence nationale » ainsi que
« Cunégonde à la bibliothèque » peut bien justifier ce soupçon de l’ex-colonisé qui subvertit
les prétentions illégitimes et maladroites de son vis-à-vis.
Dans la nouvelle « Le visage de l’emploi », la protagoniste relate son séjour de travail chez
les Dupont qui l’ont recrutée pour assurer la garde de leurs enfants. Ce séjour de travail est
marqué, dès le jour de l’embauche, par des moments de crises où la protagoniste est bien des
fois reléguée dans l’abjection la plus humiliante. En effet, la première fois qu’elle se présente
chez les Dupont, le personnage mis en scène dans cette nouvelle est non seulement confronté
à la condescendance de Géraldine, l’épouse de monsieur Jean-Charles Dupont qui se met à lui
parler un français dit « petit-nègre », mais surtout à l’indifférence dans laquelle sa présence
plonge l’époux Dupont qui, à propos de l’héroïne, demande à son épouse : « Mais qu’est-ce
que tu veux qu’on fasse avec ça ?10 ». Pourtant, la patronne ne désarme pas et réussit à
convaincre son époux d’embaucher la narratrice, car pour les Dupont, « africain est synonyme
d’ignorance et de soumission11 ». Ce cliché permet d’ailleurs à Fatou Diome de relever une
remarque inhérente à la configuration de l’emploi en France par rapport à la condition des
immigrés :
Je me dis que c’est sans doute pourquoi, dans ce pays, même les métiers ont des visages. Surtout
les plus durs et les plus mal payés. Quand vous entendez un marteau-piqueur, inutile de vous
retourner, c’est à coup sûr un noir, un turc, un arabe, en tout cas un étranger, qui tient la manette.
Quant au bruit des aspirateurs, il signale presque toujours la présence d’une Africaine, d’une
Portugaise ou d’une Asiatique12.
Cependant, cette cohabitation malsaine avec les Dupont perdure jusqu’au jour où le point de
non retour est franchi. En effet, sur la demande insistante de la fille des Dupont de regarder
une vidéo de Cendrillon, le refus de la narratrice qui prétexte son incapacité ou mieux son
ignorance à allumer le magnétoscope, Géraldine Dupont, tout en prenant son époux à témoin,
décoche la remarque suivante à la narratrice « Toi tête pour réfléchir » et pour mieux river son
interlocuteur à son ignorance, elle cite Descartes « Cogitum sum, je suis pensée, comme dirait
Descartes. » (p. 75) Sur ces entrefaites, la protagoniste reprend la version exacte de la citation
de Descartes : « Non, Madame, Descartes dit Cogito ergo sum, c’est-à-dire "je pense donc je
suis", comme on peut le lire dans son Discours de la Méthode. ». Ces reprises qui miment la
théâtralité sont fréquentes dans la majorité des nouvelles qui composent La Préférence
nationale. Elles établissent un renversement pragmatique de positions d’autant plus qu’elles
redéfinissent de nouveaux rapports de place entres les co-énonciateurs. Telle est la version
contestataire sous laquelle se présentent les premiers textes de notre romancière. Il est
possible, si l’on se limite aux deux premiers textes de Fatou Diome, de mettre son œuvre dans
le sillage des textes des écrivains de la première génération, ceux qui ayant connu l’empire
colonial, ont écrit la cohabitation entre le colonisateur et le colonisé avec une verve
dénonciatrice selon une logique de la résistance au discours colonial. Bien que Le Ventre de
l’Atlantique manifeste une certaine neutralité sur la question du choix entre l’Europe et
l’Afrique et que certaines coutumes africaines soient passées au crible dans ce roman, il est
certain que le dire de la romancière révèle bien une critique de la condition de l’immigré
africain en Europe : « En Europe, mes frères, vous êtes d’abord noirs, accessoirement
citoyens, définitivement étrangers, et ça, ce n’est pas écrit dans la Constitution, mais certains
le lisent sur votre peau 13 ».
10
F. Diome, La Préférence Nationale, Paris, Présence Africaine, 2001, p.66.
11
F. Diome, La Préférence Nationale, p. 70.
12
F. Diome, La Préférence Nationale, p. 70.
13
F. Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003, p. 202.
4
Cependant, à partir de Kétala, il se remarque un revirement dans l’écriture de la romancière
sénégalaise. Publié en 2006 chez Flammarion, Kétala se construit sur une narration sur fond
de palabre et pose le problème du degré d’attachement filial dans la famille africaine et
éventuellement de la solitude essentielle de l’être qui croit aux valeurs prétendument
communautaire de la famille. Sur le plan narratif, ce roman qui au vrai est une longue
conversation entre les biens de la protagoniste, soulève la question du point de vue narratif. Le
personnage principal, Mémoria, est contraint par sa famille d’épouser Makou, un jeune
homme qui aux yeux des parents de Mémoria symbolise la réussite sociale. Mais les choix
sexuels des deux personnages ne correspondent pas. En effet, Makou est un inverti pour qui la
présence d’une femme est sans importance. Du mariage arrangé par leur famille respective ne
découlent que désillusions et déconvenues, surtout pour Mémoria. Elle se prostitue, contracte
le virus du sida, retourne en Afrique où elle meurt désespérément reniée par les siens. On peut
ainsi concevoir ce roman comme une véritable diatribe faite aux africanistes, notamment à
travers la critique de la thèse de la communauté africaine :
Au lieu de faire des enfants, ceux qui rentabilisent leur progéniture feraient mieux de coter leurs
ovules et leurs spermatozoïdes en Bourse. S’il faut allaiter son bébé et lui demander ensuite d’en
payer le prix durant toute sa vie, les gynécologues, les banquiers et les avocats devraient trouver
une méthode pour proposer aux fœtus des contrats in utero14.
Ce détour amorcé par Kétala se poursuit dans le dernier roman en date de Fatou Diome,
Inassouvies, nos vies, paru chez Flammarion en 2008 et qui pose de façon résolument
évidente la question de l’appartenance ou non de la romancière au champ de la littérature
africaine. Sous le prétexte de découvrir ce que recèlent les « lieux de vie » de ses voisins,
Betty, le personnage principal, se livre à un véritable « espionnage sociologique », épiant ses
voisins pour percevoir la réalité des « vies qu’elle subodorait15 ». Au nombre de ses personnes
observées se trouve Félicité, une veuve qui peu à peu passionne Betty. Solitaire et
indépendante, Félicité subit le diktat de ses neveux qui décident, contre son gré, de la placer
dans une maison de retraite où elle rumine son mécontentement et s’éteint dans l’abandon.
Construit autour d’une amitié entre une vieille femme blanche et une jeune femme africaine et
s’interrogeant sur les modes de vie de la société française, ce texte pose le problème du
classement de la romancière dans le champ littéraire. À partir de Inassouvies, nos vies, et
surtout de sa mise en intrigue, la question mérite d’être posée si Fatou Diome est une
romancière africaine ou française. Ce texte montre bien l’éclatement du champ littéraire. Il ne
serait plus possible de parler séparément de littérature française ou de littérature africaine
francophone. Il s’agirait plutôt de la littérature tout simplement et nous pouvons dire avec
Michel Le Bris :
Littérature-monde, très simplement, pour revenir à une idée plus large, plus forte de la littérature,
retrouvant son ambition de dire le monde, de donner un sens à l’existence, d’interroger l’humaine
condition, de reconduire chacun au plus secret de lui-même. La littérature-monde pour dire, pour
dire le télescopage, dans le creuset des mégapoles modernes, des cultures multiples, et
l’enfantement d’un monde nouveau. Littérature-monde, enfin, à l’heure où sur un tronc désormais
commun se multiplient les hybridations, dessinant la carte d’un monde polyphonique, sans plus de
centre, devenu rond16.
Les éléments taxinomiques comme le lieu de naissance ou la langue maternelle de l’écrivain
nous paraissent bien aléatoires pour définir son appartenance au champ littéraire.
L’œuvre littéraire de Fatou Diome, pour peu que l’on s’avise de l’aborder de façon
chronologique, se révèle comme un cheminement au gré duquel les actants se désillusionnent
et remarquent la vanité de la notion de communauté, entendue comme groupement humain à
l’intérieur duquel les relations sont stabilisées et garrottées de façon indéfectible, puisque
14
F. Diome, Kétala, Paris, Flammarion, 2006, p. 165.
15
F. Diome, Inassouvies, nos vies, Paris, Flammarion, 2008, p.17.
16
M. Le Bris, « Pour une littérature-monde en français », dans Michel Le Bris et Jean Rouaud, (dir.), Pour une
littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, pp. 41-42.
5
reposant sur des liens d’assistance réciproque. Au fond, Fatou Diome profère l’imposture
fondamentale sur laquelle se fondent les notions socialement brandies comme point d’ancrage
de la différence. Ni la culture, ni les dogmes sociaux ne sont pertinents pour différencier les
êtres. Tel nous semble le message de fond que recèle l’écriture de Fatou Diome.
6
rêves de bonheur conçus par la protagoniste. Sur les trottoirs d’Europe où elle est amenée à
s’offrir aux enchères pour subvenir aux besoins des siens restés en Afrique, Mémoria
contracte le virus du sida. La chute est alors irréversible.
Le rapprochement le plus fidèle et qui défie le pacte fictif est vraisemblablement celui qui
existe entre l’héroïne du Ventre de l’Atlantique et la romancière. Toutefois, la question la plus
importante, nous semble-t-il, serait le choix opéré dans la construction de la syntaxe narrative
sur la situation d’énonciation et la place assignée aux co-énonciateurs dans cette situation.
Dans ses textes, Fatou Diome réemploie des scènes énonciatives déjà validées, des modes de
construction de l’intrigue déjà présents dans le champ de la littérature africaine francophone,
pour asseoir la scénographie instituée par l’œuvre. Qu’il s’agisse d’une voix féminine qui
conte les souffrances de la femme africaine ou encore d’un narrateur extradiégétique qui
rapporte la vie d’immigrés africains en France, bien d’exemples de ces scènes d’énonciation
existent en littérature africaine francophone. Pour ne rester que dans le cadre du roman
sénégalais, les romans de Mariama Bâ, Une si longue lettre, et de Sembène Ousmane, Le
Docker noir, participent de ce type de scénographie. Mais, dans le roman de Fatou Diome,
cette imitation de scènes validées est en excès. La romancière ne se contente pas d’imiter une
scénographie devenue classique. Son imitation est subversive ; il s’agit d’une imitation
transgressive dans la mesure où dans les romans de la première génération, la cohabitation
entre le Colonisateur et le Colonisé est essentiellement exclusif et antagoniste. Le
Colonisateur est foncièrement mauvais et raciste. C’est sur la déconstruction de ce cliché que
les trois romans de Fatou Diome se démarquent d’un roman comme Le Docker noir. La
situation d’énonciation du Ventre de l’Atlantique est largement fondatrice d’une redéfinition
de positions dans le statut des co-énonciateurs. Madické, le frère de la narratrice tient à
voyager pour la France afin de valoriser ses talents footballistiques. Bien que sa passion soit
associée à l’image de son idole, le footballeur italien Maldini, c’est plutôt la gouaille et
l’imposture de quelques parvenus ayant fait la France comme l’homme de Barbès et qui
tiennent des boniments sur la France qui motivent ce rêve :
La nuit était toujours profonde quand Madické et ses camarades se dispersaient dans les ruelles du
village endormi. En se mordillant la joue, l’homme de Barbès se jetait dans son lit, soulagé d’avoir
réussi, une fois de plus, à préserver, mieux, à consolider son rang. Il avait été un nègre à Paris et
s’était mis, dès son retour, à entretenir les mirages qui l’auréolaient de prestige. Comptant sur
l’oralité pour battre tous ceux qui avaient écrit sur cette ville, il était devenu le meilleur
ambassadeur de France… Cependant, l’ego éclipsant le remord, il refoulait le menteur en lui : quel
mal y avait-il à trier ses souvenirs, à choisir méthodiquement ceux qui pouvaient être exposés et à
laisser les autres enfouis sous la trappe de l’oubli ? Jamais ses récits torrentiels ne laissaient
émerger l’existence minable qu’il avait menée en France20.
Il ne s’agit plus du Colonisateur qui vante la supériorité de sa culture. Au contraire, c’est l’Ex-
colonisé qui se pique d’une fallacieuse supériorité envers les siens et incarne ici le type du
« dissimulateur » qui engage le « processus d’influence21 » sur le patient que représente
Madické. Ainsi, pour accéder à cette modernité si captivante, Madické adopte une identité
d’emprunt, se fait appeler Maldini et ne se vêt plus que de vêtements portant l’effigie de son
idole. Le personnage est ainsi placé dans une ornière où le faux l’emporte sur le vrai. La
finalité d’une telle posture est inévitablement le mépris de soi. A propos, Jean-Claude
Kaufmann écrit très justement : « L’identification, travail permanent de définition du sens de
la vie, offre de plus en plus au sujet la possibilité de décoller de sa socialisation présente, de
s’évader momentanément dans des réalités imaginaires et fugaces22 ». Sur le plan narratif,
c’est autour de la destinée de ce personnage que s’organise la dynamique des rôles actanciels.
D’un côté l’instituteur du village, Monsieur Ndétare, ainsi que la narratrice, rétablissent la
vérité sur la vie des immigrés en France tandis que le vieux pêcheur ainsi que l’homme de
20
F. Diome, Le Ventre de l’Atlantique, pp. 101-102.
21
C. Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 158.
22
J.-C. Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, p. 92.
7
Barbès dans leur rôle d’influenceur et de dissimulateur continuent à faire miroiter la France
comme un Eldorado. Ce schéma de lutte entre les rôles narratifs de conseilleurs et
d’influenceurs est fréquent dans le système de fonctionnement de personnages chez Fatou
Diome. Pour assigner une place au lecteur, la romancière recourt à la valeur performative de
l’ethos rhétorique : « La preuve par l’ethos consiste à faire bonne impression, par la façon
dont on construit son discours, a donner une image de soi capable de convaincre l’auditoire en
gagnant sa confiance23. » Ainsi, dans le contexte de la réalité post-coloniale, Fatou Diome
refuse de poser l’immigration comme une option favorable au progrès de l’Afrique. C’est ce
que signifie la prolifération d’exemples d’immigrés qui finissent sur une note tragique comme
Moussa, l’infortuné footballeur dans Le Ventre de l’Atlantique et Mémoria, l’héroïne de
Kétala. Cela est d’autant plus remarquable qu’Aristote soutient dans sa Rhétorique : « La
persuasion est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à
éprouver une passion…C’est le discours qui produit la persuasion quand nous faisons sortir le
vrai et le vraisemblable de ce que chaque sujet comporte de persuasif 24 ». On peut dans cette
perspective considérer la littérature de Fatou Diome comme conçue sur un ton didactique.
23
D. Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, p. 203.
24
Aristote, Rhétorique, (traduit du grec par Médéric Dufour et André Wartelle), Paris, Gallimard, 1991, p. 23.
25
P. Ricœur, Temps et récit (t. I), Paris, Seuil, 1983, p. 95.
26
J.-M. Moura, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, pp. 194-195.
27
F. Diome, Inassouvies, nos vies, p. 21.
8
de la télévision, qui permet aux habitants de la petite île sénégalaise de Niodor de capter la
modernité et de vivre dans un fac-similé. Le recours à ces accessoires technologiques
modernes participe de la stratégie narrative de déjouer les faux-semblants et de rétablir la
vérité. C’est ce que soutient d’ailleurs Jean-Marc Moura :
Les médias tout comme internet présentent un ensemble de représentations des cultures du monde,
à travers lesquelles nous sont livrés des stéréotypes globaux, chargés de résumer de manière
emblématique les diverses modalités culturelles. Ils nous transforment en voyageurs globaux
consommateurs de clichés. L’une des tâches de la littérature ne serait-elle pas de réagir à ceux-ci
ou au moins d’en déjouer les faux-semblants ?28
Le recours à cette prégnance de la modernité participe donc d’une écriture de la
subversion qui parfois prend le ton virulent de la dénonciation. Dans son dernier roman en
date, Fatou Diome s’écrie :
L’esclavage n’a pas disparu, il a seulement changé de nature ; devenu économique, il avilit et tue
en silence. Et on ose dire que l’Afrique est libre ! Enfin, si on veut, elle est libre.
Libre de rester soumise au FMI, de voir ses enfants crever de faim et de manque de médicaments.
Libre de laisser pratiquer, sur son peuple, les expérimentations meurtrières de l’industrie
pharmaceutique occidentale. Libre de laisser ses matières premières siphonnées par l’Occident et
de ne pas réclamer le juste prix de ses propres richesses. Libre de rester chevillée au passé, à
toujours chercher un inutile coupable, au lieu de s’affranchir des tutelles et de prendre son destin
en main. Libre d’aduler ses tyrans repus, au lieu de brandir la souveraineté du peuple…Ras le bol !
Un plan Marshall ou rien ! La véritable aide est celle qui rend autonome pour de bon, pas un
sadique goutte-à-goutte. Le Nord doit aider le Sud à ne plus avoir besoin de lui. Le dialogue, les
échanges, oui ! La dictée, le paternalisme, mille fois non, nous avons dépassé l’âge. Banania est
mort et ses enfants n’ont pas hérité de son rire naïf ! Les damnés de la terre, damnés ils étaient,
écrasés ils vivent ; pourtant, le sursaut d’orgueil est inévitable s’ils veulent survivre. Le respect ne
se demande pas, il s’impose ! Même violée, une princesse se souvient de son rang !29
C’est dans cette actualité que nous place l’écriture de Fatou Diome, au fond de préoccupations
urgentes de notre modernité. L’œuvre de la romancière sénégalaise transcende la notion de
frontière et aborde, au-delà des restrictions raciales, le problème de l’être moderne dans son
assomption du multiculturalisme qui est le visage indiscutable de notre monde à l’orée du
troisième millénaire.
Au terme de cette analyse des œuvres de Fatou Diome, il convient de rappeler que les œuvres
littéraires produites par Fatou Diome saisissent la société moderne et ses préoccupations
comme point d’ancrage du discours littéraire. Essentiellement dénonciatrice de la condition
d’immigré en France dans ces premiers textes, Fatou Diome change de plus en plus
l’orientation de son discours. Ses œuvres se donnent désormais à être lues comme une
interrogation sur la société de consommation et les multiples problèmes qu’elle pose à l’être
humain. Sur le plan du fonctionnement des rôles actanciels, très souvent, le protagoniste est
presque toujours construit pour aider un patient qui subit l’influence sournoise de la modernité
dans une espèce de lavage de cerveau. Quant à l’espace que postulent les textes de la
romancière sénégalaise qui embrayent dans un présent d’énonciation, il est presque toujours
un espace de cohabitation. Cohabitation de personnages d’origine différente et coexistence de
modes de vie pluriels. En outre, il ne s’agit pas d’une littérature de la différence comme à
l’époque de la Négritude ou des Soleils des Indépendances ; il s’agit d’une littérature de la
déconstruction des différences, un appel à la conciliation des univers symboliques autrefois
brandis comme source de différence. Une assomption des hybridités irréversibles de nos
espaces modernes. En somme, la production littéraire de Fatou Diome est un rêve de l’unité.
28
J.-M. Moura, Littérature francophone et théorie postcoloniale, p. 22.
29
F. Diome, Inassouvies, nos vies, pp. 169-170.
9
Ghislain Nickaise Liambou, « Fatou Diome : la déconstruction des mythes
identitaires », Loxias, Loxias 26, mis en ligne le 12 octobre 2009,
URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3059
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