Discours de La Sexualité

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Présence Francophone: Revue internationale de langue et de

littérature
Volume 65
Number 1 Du texte au(x) texte(s) Dynamiques Article 13
littéraires et filmiques au Maghreb

12-1-2005

Discours de la sexualité et postmodernisme littéraire africain


Adama Coulibaly
U niversité de Cocody-Abidjan

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Coulibaly, Adama (2005) "Discours de la sexualité et postmodernisme littéraire africain," Présence
Francophone: Revue internationale de langue et de littérature: Vol. 65 : No. 1 , Article 13.
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Coulibaly: Discours de la sexualité
212

Adama COULIBALY
Université de Cocody-Abidjan

Discours de la sexualité et postmodernisme


littéraire africain

Résumé : L’on est de plus en plus frappé par la centralité et le cru de la représentation
du sexe qui inondent le roman postcolonial d’Afrique noire. À partir de trois textes,
Cannibale, L’État honteux et Les naufragés de l’intelligence, cet article s’interroge
sur les manifestations et surtout les motivations de ce qui ressemble à un dérapage.
Dans une lecture transculturelle (au-delà de l’intertextuelle), l’agression du discours
de la sexualité permet un rattachement de ces romans au vaste mouvement du
postmodernisme littéraire. Cette stratégie de « dévergondage textuel » donne
la représentation d’une société de l’image « désubstantialisée », une société du
simulacre, au sens baudrillardien.

Carnavalisation littéraire, esthétisation, postmodernisme littéraire, roman africain


postcolonial, sexe, simulacre, transculturalité

A ujourd’hui, l’on admet l’existence d’un postmodernisme littéraire


à l’intérieur du mouvement général du postmodernisme. Dans
son acception la plus générale, le postmodernisme, selon Jean-
François Lyotard, l’un de ses théoriciens, est « l’incrédulité à l’égard
des méta-récits » (1979 : 7), le constat de l’échec de l’Aufklärung
hégélien. En tant que théorie critique, le postmodernisme littéraire
qui émerge sous l’impulsion d'Ihab Hassan caractérise une littérature
« débridée, décentrée, anarchique, dominée par une volonté de
défaire » le modernisme. Il désigne « tout phénomène littéraire ou
culturel ne s’apparentant ni au réalisme ni au modernisme, mais
définissant une épistèmè nouvelle » (propos rapportés par Fortin-
Tournès, 2003 : 15).

Si le débat d’une postmodernité littéraire semble aujourd’hui


apaisé – en effet, le concept critique né dans l’univers anglo-saxon

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Cet article est une réflexion tirée d’une thèse d’État que nous préparons sur les
traits du postmodernisme littéraire dans le roman africain francophone postcolonial au
sud du Sahara. Avec nos remerciements à l’Agence universitaire de la Francophonie
(AUF) pour son soutien dans cette recherche et notre reconnaissance aux professeurs
Walter Moser et Pascal Gin (respectivement directeur de la Chaire de recherche du
Canada en transferts littéraires et culturels, et secrétaire de la ladite Chaire) pour
leurs avis éclairés qui nous ont permis de mieux orienter ce texte et notre projet de
recherche de façon générale.

Présence Francophone, no 65, 2005

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nord-américain s’est répandu aujourd’hui aussi bien au Canada de


façon générale, en Europe qu’en Amérique latine – entre l’Europe
et les Amériques par l’apparition d’œuvres dites postmodernes
de part et d’autre de l’Atlantique, le champ critique de l’Afrique
noire francophone semble en marge, voire absent, de ce débat.
Pourtant, un malaise existe dans cette littérature au regard de sa
caractérisation actuelle qui oscille entre « littérature postcoloniale »,
« nouvelles écritures », « littérature du Sud », « écrivains de la
deuxième génération » et autres. Cet article tentera d’analyser
un trait de cette écriture (surtout dans le roman de l’Afrique
noire francophone) qui la rattache à la mouvance générale du
postmodernisme littéraire. Il s’agit de la sexualité.

En effet, la récente publication d’un numéro de Notre librairie


(2003, no 151) entièrement consacré à la question de la sexualité
dans « Les écritures du Sud » souligne l’émergence du sexe, du
discours du sexe, mais il s’agit d’une sexualité nouvelle (en tant que
pratique et discours littéraire) chez certains de ces romanciers. Non
que le sexe n’était pas présent dans cette littérature, mais il apparaît
sous des formes nouvelles : c’est une représentation de plus en
plus hardie, osée, provocatrice. Un nouveau discours qui incline à y
lire un moment de réécriture proche de la notion d’« impureté » que
Scarpetta lit dans le postmodernisme, une « impureté des formes
et des contenus » (1985 : 307).

La tendance romantique qui consiste à hisser l’acte d’écriture au


rang de la sexualité existe aussi chez les romanciers africains. Ainsi,
dans des discours paratextuels, pendant que Jean-Marie Adiaffi
avoue choisir « le genre » en fonction de la puissance qu’il ressent
intimement dans son rapport « érotico-esthétique avec l’écriture »
(2000 : 5), Sony Labou Tansi affirme : « J’écris ou je crie, un peu pour
forcer le monde à venir au monde » (1981 : 7). L’écriture comme cour,
séduction et comme acte sexuel (d’accouplement), pour répandu
que soit ce mythe, rappelle que le sexe précède le texte et restitue
le texte en objet-sexuel, texte sexuel, sexué. Les critiques en termes
de « faiblesses » et les « forces » des textes renvoient à cet état du
texte.

La combinaison d’une telle dynamique et du sexe comme


discours littéraire peut être fécondante. L’ère du postmodernisme
est caractérisée par une convocation de la liberté, de la démocratie

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qui peut déboucher sur les formes les plus licencieuses. Dans le
contexte particulier du roman africain qui nous intéresse, l’on observe
qu’aux premières générations d’écrivains qui se sont cloîtrées dans
une « longue période de pudeur » – fait que Daniel Delas analyse
comme imputable à l’éducation des écrivains (dont les textes
paraissent entre 1920 et 1968) sortis des écoles catholiques, à la
tradition et à la négritude (2003 : 11-15) – succède une génération
pour laquelle le sexe est l’objet d’une représentation plus explicite,
plus libertine.

On peut valablement se demander comment se fait cette nouvelle


représentation du sexe et quel sens donner à un tel discours. N�����
otre
lecture se situe dans une double perspective :

– Primo, celle de la transculturalité telle que l'a présentée Josias


Semujanga. Dans Dynamique des genres dans le roman africain :
éléments de poétique transculturelle (1999), tout en refusant un
choix cornélien entre une critique afro-centriste ou une critique
européano-centriste du roman africain, ce critique propose
une approche « transculturelle et intergénérique ». Il définit la
transculturalité comme « les relations qu’une œuvre particulière
établit avec la macrosémiotique internationale » (1999 : 29). Nous
épousons son postulat de base selon lequel « la valeur d’une œuvre
artistique ou littéraire ne se manifeste réellement qu’en la situant
dans le contexte culturel mondial où se marchandent toutes les
valeurs esthétiques » (ibid. : 30);

– Secundo, l’analyse s’appuiera sur le traitement de l’image dans


la société telle que l’aborde Jean Baudrillard. En effet, même si
les travaux de Baudrillard auxquels nous nous référons portent
essentiellement sur le cinéma et la peinture, l’on peut opérer une
réappropriation de sa démarche analytique pour lire les images
sexuelles produites. La notion d’image prend ici le sens d’une
représentation verbale produite par la relation du signe linguistique
(le signifiant et un signifié) dans son rapport au référent. Pour
Baudrillard, les quatre phases successives sont que l’image :
1) est le reflet de la réalité profonde; 2) masque et dénature une
réalité profonde; 3) masque l’absence d’une réalité profonde; 4) est
sans rapport à quelque réalité que ce soit. Elle est son simulacre
pur (1981 : 17). Ces rapports image/réalité décrivent en réalité un
processus de véridiction qui, pour Baudrillard, nie la réalité. Dans

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son court essai Illusions, désillusions esthétiques, il précise ce qui lui


semble être le rôle du signe dans notre société : « Nous vivons dans
un monde de la stimulation, dans un monde où la plus haute fonction
du signe est de faire disparaître la réalité, et de masquer en même
temps cette disparition. L’art ne fait pas autre chose. Les médias
aujourd’hui ne font pas autre chose » (1997 : 25). Pour pessimiste
et discutable (à certains égards) qu’elle soit, cette approche peut
fournir une base de lisibilité intéressante du roman africain.

Notre hypothèse (l’écriture du sexe comme un trait postmoderne)


part du présupposé que l’acte d’écriture est fondamentalement
lié aux influences et que celles-ci relèvent du littéraire ou plus
généralement de la culture. Notre analyse, textuelle, se fondera sur
trois romans : Cannibale (1986) de Baenga Bolya, L’État honteux
(1981) de Sony Labou Tansi et Les naufragés de l’intelligence (2000)
de Jean-Marie Adé Adiaffi.

Sexe et discours romanesque

La représentation du sexe peut s’analyser comme discours mais


également comme code.

1. Le sexe et le discours de la place publique

Dans le corpus, le discours du sexe choque. En effet, ces


œuvres sont le lieu de mots jadis évités, d’images jusqu’alors
seulement suggérées. Le sexe qui relève des matériaux littéraires
que Bakhtine appelle « le bas matériel » est représenté, raconté
par un vocabulaire de la place publique. L’on est en plein dans
la trivialittérature : variation de grossièretés, descriptions crues
de scènes d’amour en passant par des scènes de sadisme
inqualifiables, tout y passe.

Les scènes d’amour normales (entre deux adultes consentants)


sont rares. Cannibale de Bolya n’en présente pas et dans L’État
honteux, leur normalité (lors des ébats du président Martillimi)
est expurgée par l’hyperbole de « ses sept kilos de testicules »
(État : 94). Dans Les naufragés de l’intelligence, seule la description


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Dorénavant, les références aux trois œuvres à l’étude ne comporteront que les
mots clés Can. (pour Cannibale de Bolya, 1986); État (pour L’État honteux de Labou
Tansi, 1981); Naufragés (pour Les naufragés de l’intelligence d'Adiaffi, 2000), ainsi
que le numéro de la page.

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des ébats du héros (Guégon) est érotisée, suggestive mais dans


une situation très limite :

Guégon observe Motta, scrute, admire longuement le bassin lascif et


ses trésors, dénombre le faisceau des menus duvets de soie d’une
abondance exceptionnelle, surtout le bouquet de soie autour de la
fente d’or, se saisit du clitoris rebelle qui se soumet, dompté. Puis,
avec la douceur violente, il la pénètre, la pénètre dans la profondeur
tiède des cuisses offertes (Naufragés : 97).

Les autres scènes jouent sur le tableau de la banalité, à l’image


de N’da Té (l’anti-héros) qui ne lit sa conception que dans la peine
de l’éjaculation de son père (ibid. : 16), ou sur celui de la verdeur
descriptive. Les arguments de la fiancée de Kaka pour dissuader
son homme de sa vie de gangster en sont l’exemple clair :

C’est ta queue plus belle que toutes les Pajeros que je veux. Je
veux une queue de cheval, un marteau-pilon pour me pulvériser de
jouissance. Une queue qui révèle mon rêve de jouissance extatique,
qui laisse entrer dans mon vagin le cri de l’aigle. Oui, ouvre-moi un
nouveau chemin, un chemin inconnu dans mes entrailles vers un
désir, une jouissance inconnue, folle, folle, dingue, dingue comme
jamais femme n’a éprouvé […] Baise-moi, je te dis […] Regarde
mon vagin d’une beauté de velours rouge. Je l’ai pouponné au lait
doux, lubrifié pour la pénétration impériale […] Mon vagin est jonché
de corolle, de pétales de soie au désir des dieux de l’Olympe. Oui
baise-moi ! Défonce-moi, enfonce en moi toute la beauté rude de
ton épée rustique (ibid. : 259-260).

Ailleurs, la verdeur de tels propos (au registre ambigu mi-grossier,


mi-métaphorique) est dépassée par la présence de rapports tout
entiers placés sous la tutelle de la violence et de la soumission.
Toutes les formes de violence ou de transgression sexuelle sont
présentées : viol des fillettes, de mères et de filles dans Les
naufragés de l’intelligence, amour saphique de reine et d’esclave,
scène d’onanisme de Son Excellence la Hernie en plein discours
télévisé à la nation dans L’État honteux, scène d’onanisme du prêtre
Moussa sur l’autel de son église, sodomie du prêtre lubrique par
une armée aux ordres du préfet Makwa :

– Montre-moi ton pénis, commanda le préfet. Est-il assez puissant?


– Il a la plus grosse verge de notre régiment, dit un de ses
camarades.
– Enfonce-lui tout ça, commanda le préfet. Il doit être encore vierge
[…]
Le père Moussa hurla comme un fauve lorsque la verge du militaire
le pénétra.
– Il est vierge, Excellence, il est vierge, exultait l’homme.

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– Fonce, défonce-le, hurlait le préfet. Où sont les couilles…


(État : 62-63).

De telles scènes de violence sexuelle se retrouvent dans les trois


œuvres analysées. Et chez Adiaffi et Labou Tansi, elles livrent des
« dictatures castratrices ». Ainsi, au gang de N’Da Té qui pratique
« le supplice du zizi » à l’encontre des traîtres à sa bande, répond en
écho le « supplice de la hernie » (État : 150), séance d’émasculation
publique des opposants au pouvoir de Martillimi Lopès. Le corollaire
de cette violence du sexe est la profusion de mots triviaux. En partant
d’autres œuvres de la nouvelle génération, Pierre N’Da relève aussi
la « crudité des mots et la surenchère des expressions les plus
dévergondées » (1997 : 121). Il parle de « dévergondage textuel ».

Au-delà des mots s’affirme une constance : celle de la


convocation de l’odeur et de l’image. Les odeurs explosent dans
ces moments du sexe, tenaces, suffocantes. Dans Cannibale, les
amours saphiques entre la reine Aminata et son esclave Malata
baignent dans cette atmosphère des effluves : « Sous les doigts
de la reine, Malata approchait de l’extase, son sexe se mouillait,
l’odeur de son corps emplissait la case » (Can. : 45). Quant à
L’État honteux, il fait de l’odeur un des attributs de Son Excellence
la Hernie. Sa Hernie est métaphoriquement rappelée comme une
musette « qui pue l’acétylène » (État : 81, 93), une Hernie à « l’odeur
amère » (95), « cette senteur et ce miasme et l’acide qui brûle cette
musette » (99). L’odeur sexuelle envahit la charge sémantique des
mots avant de s’imposer. Par exemple, le viol par sodomie de la
reine s’accompagne de grossièretés : « l’esclave c’est toi maintenant,
putain d’esclave » (Can. : 45). Le mot « putain » (comme « putois »)
vient de l’ancien français put signifiant « puant ». Entre autres scènes,
dans Les naufragés de l’intelligence, l’on peut rappeler la repartie
d’une prostituée repentie :

Quand après l’éjaculation, tu es inondée de sperme, tu n’as qu’une


seule envie, mais folle, arracher ton vagin pour le foutre dans le
feu, un incendie qui calcinerait, incinérerait une fois pour toutes,
ton corps pourri, tes entrailles pourries. Ce corps torturé, ce corps
mien mais qui ne m’appartient plus. Ah ! Ces odeurs fortes de
sperme qui empuantissent la maison, pareilles à un mauvais tabac
(Naufragés : 124).

De l’irruption de ces mots « forts », mots-valises à leur libération


d’exhalaisons, émerge une multitude d’images. En effet, chez ces

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trois auteurs, les scènes sexuelles font le lit du voyeurisme, un


paradigme du regard, qui reprécise la problématique de l’identité
et de l’altérité. Ainsi la vieille Malata se dédouble pour convoquer
l’image de ses ébats saphiques avec la reine, « elle se souvenait »
(Can. : 43), pendant que « la mère du Préfet avait assisté au viol en
regardant par le trou de la serrure » (64), ou encore Aminata (la fille
de la reine) et Azanga (son frère jumeau) cachés entre les chasubles
suspendues près de l’autel assistent à la séance de masturbation du
prêtre Moussa. Chez Adiaffi, le viol collectif des accompagnatrices
des nouveaux mariés se déroule sous les yeux horrifiés de ces
derniers avant qu’ils ne soient contraints à un coït public sous le
regard de leurs bourreaux dont le chef N’Da Té qui appréciait en
véritable professionnel ces spectacles de voyeurs (Naufragés : 38).
Outre l’érection de la braguette de la Hernie en emblème national,
Martillimi infligeait aussi « les peines de la hernie » au stade, après
procession sur un podium (État : 150). Le constat de Nathalie Carré,
à propos de la convocation de l’image dans le nouveau discours, est
net : « l’image est partout : dans les représentations, dans le désir
d’image […] mais aussi dans l’attitude face à la partenaire » (2003 :
17).

En somme, la représentation du sexe peut se résumer en une


théorie du cru, de la crudité, de la cruauté : crudité verbale où
« les sept kilos de testicules de Martillimi » soulignent à la fois la
paillardise des propos et leur hyperbolisme (l’image qui choque).
La surreprésentation de tel sexe le dispute aux amours violents,
aux viols et aux accouplements orgiaques. Souvent, on fouille
des vagins jusqu’à y découvrir un morceau d’intestin (État : 131).
La crudité des mots, des images charrient ainsi de véritables
symboles nyctomorphes tant le sang côtoie et coule du sexe. Le
sexe quitte les espaces douillets de l’intimité familiale pour être un
discours de l’extériorité, un discours de la place publique. Une telle
représentation affirme comme un appel à l’orgiaque. On peut parler
d’un naturalisme du corps bas, et les romans se font sensuels,
corporels (aussi bien dans la perspective de la représentation que
dans celle de la réception) comme si les textes se plaçaient dans la
perspective du « complexe de Pygmalion ». On ne peut manquer de
s’interroger sur l’impact d’un tel discours sur le code romanesque.

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2. Sexe et hybridité des genres

Au regard du choix hardi des mots, de la précision crue des


images, de la tonalité d’un merveilleux hyperbolique (au sens où
Tzvetan Todorov l’entend), sommes-nous encore dans le roman?

À l’évidence, le code romanesque se retrouve subverti, envahi


par les traits d’un genre typé : le roman érotique. De la théorie du
dialogisme bakhtinien à ses accommodements et ses expansions
intertextuelles – chez Kristeva, Genette et autres – où l’on
comprend le langage du roman comme un système de langage, un
« métagenre » à la limite, la notion de « genres intercalaires » permet
d’analyser la situation. Une tradition de littérature érotique existe
dont on retrouve les traces chez des auteurs comme Rabelais, La
Fontaine, le Marquis de Sade ou même Diderot et bien d’autres.
Ce sont des traits de cette littérature qui font irruption (ou émergent)
dans le roman africain.

Les images présentées choquent, dérangent par leur verdeur,


leur crudité, leur cruauté faisant passer les récits d’un discours
suggestif de l’érotisation à la « pornographisation » outrancière.
Notre perception de l’érotisme et de la pornographie peut être en
rupture avec une acception de ces mots comme le rapporte Boniface
Mongo Mboussa :

La pornographie c’est la mauvaise utilisation des instincts alors


qu’avec l’érotisme on dépasse « l’instinct ». En recourant à une
métaphore culinaire, elle situe la pornographie au niveau de
la gourmandise et l’érotisme à celui de la finesse du goût (la
pornographie renvoie au gourmand et l’érotisme au gourmet)
(2003 : 67).

Une telle approche a l’inconvénient de situer la définition de l’objet


du côté exclusif de la réception. Peut-être faudrait-il prendre aussi
en compte l’artiste comme le recommandent les postmodernes
qui récusent la notion de « mort de l’auteur ». Une telle dynamique
écrivant/récepteur plus ouverte permettrait de situer la question en

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Un article de Jean-Christophe Abramovici rappelle que Diderot eut mauvaise
presse et fut emprisonné (du 23 juillet au 3 novembre 1749) pour Les bijoux indiscrets,
et La Fontaine faillit compromettre « sa laborieuse élection à l’Académie française à
cause de ses indécents Nouveaux contes » (2000 : 61). Bakhtine aussi rappelle la
condamnation de certains écrits de Rabelais et de Marot par La Bruyère : « Marot et
Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient
assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer » (1970b : 114). L’exégèse
d’une telle étude reste à faire dans la littérature négro-africaine francophone.

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220 Adama Coulibaly

termes de dynamisme, de pouvoir de représentation et de processus


de mise en scène. La représentation du sexe devient pornographique
lorsqu’elle entre dans une logique de simple monstration, d’excitation
à la consommation, une logique d’essence commerciale, alors que
l’érotisme est une sorte de suggestion, d’esthétisation du sexe.
L’étymon porné remonte bien à la notion de prostitution, d’échange
commercial. Toute la délicatesse de la lecture devient alors de cerner
les motivations à travers les extraits présentés.

De nombreuses images peuvent a priori se cerner dans une


logique de monstration. Les séances de masturbation du prêtre
Moussa relèveraient d’un tel registre. Mais ne faut-il pas plutôt
y voir une écriture de la transgression, de la démystification…
le lieu du rattachement de la violence au sexe? Citons Jenny
Laurent qui, analysant la théorie de Mc Luhan, rappelle que « le
renouvellement d’une technologie de l’information provoque un
brusque afflux de souvenirs-dépotoirs qui ont une incidence sur
les genres en vogue » (1976 : 260). Le sexe, et surtout sa nouvelle
représentation, est l’aveu de la recomposition du roman en prenant
en compte la dynamique sociale de l’image. Pour Fortin-Tournès,
« la pornographie comprise comme une modalité d’écriture […]
tue le désir en bouchant le manque par un surplus d’images »
(2003 : 58). Surplus d’images dans un sens technique mais aussi
dans un processus d’hyberbolisation qui fixe les normes d’une
société de la démesure, si ce n’est de l’absurde. C’est donc à raison
qu'Achille Mbembé rappelait que le grotesque et l’obscène font
partie de l’identité propre des régimes de domination à l’ère de la
postcolonisation.

L’obscène du sexe permet ainsi la convocation de genres


populaires : film d’horreur, polar. Le roman d’Adiaffi réunit ainsi les
suffrages de deux genres populaires : le polar et le roman érotique.
Le polar même (aujourd’hui) se conjugue avec le sexe. Et des
romans à succès comme SAS ou L’exécuteur – une récente visite du
site de ces polars nous a permis de constater que les premières de
couverture de presque l’ensemble des numéros de ces polars sont
composées d’images de filles de rêve en tenue légère mais armées
ou dans une ligne de mire : www.editionsgdv.com – de Gérard de
Villiers sont des formes achevées de ce style mixte où hyperviolence,
sexe, intrigue policière (souvent à relent politique) se mêlent. Les
naufragés de l’intelligence et Cannibale sont à la frontière de ces

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sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Art
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romans populaires dont ils présentent tous les ingrédients (meurtres,


gang organisé, enquête). Double histoire comme dans le polar chez
Adiaffi, l’histoire des meurtres et l’histoire des enquêtes. Chez Bolya,
le sexe donne souvent une inflexion de contes arabes, style Mille et
une nuits. L’épisode le plus typique de cette approche est la scène
de l’accouplement obligatoire entre le préfet Makwa en fuite et une
vieillarde édentée. Le mythe de l’ogresse lubrique est notable (Can. :
171). L’hybridité des genres conduit ainsi à l’expression d’un roman
de la démesure en rupture avec le pacte réaliste des œuvres de la
première génération.

Le procédé sonne comme un recyclage de genres, une production


à partir des genres anciens ou des rejets de la société industrielle.
Les polars et le roman érotique, dans leur processus de recyclage
dans le roman africain, entrent dans un nouveau cycle de production
de sens et de signification. L’érotisation, par sa violence, prend
un sens plus aigu : non plus une simple suggestivité des mots et
des images mais l’appel de l’agressivité de leur crudité nue. Ce
dépassement de la métaphorisation par la dénudation inscrit les
scènes, sur le plan de la perspective carnavalesque, dans une
suspension de la fonction cathartique de l’image. Le nouveau
discours de la sexualité serait à lire au second degré…

La surprésence sociale du sexe, son dévoilement tous azimuts


incitent à attendre plus de l’écrit. Surenchère? Peut-être. Dans un
contexte où les mots deviennent vides, désémantisés, où « leur
décomposition signifie le triomphe de leur être-pour-autrui » (Adorno,
1995 : 35), le texte tente de conquérir d’autres rivages et de dompter
d’autres expressivités pour être. Adorno affirme que « l’art ne réagit
pas à la perte de son caractère d’évidence uniquement par des
modifications concrètes de son comportement et de ses procédures,
mais en secouant le joug que constitue son propre concept : le fait
qu’il soit art » (ibid. : 36).

L’irrigation du roman africain par l’intertextualité du roman érotique


produit l’explosion de l’image corporelle dans un réalisme tragique,
pire un roman de l’absurde. L’association du sang et du sexe met
à nu la violence sociale et politique, soulignant ainsi que la société
est un univers du sexe et de son imaginaire. Ceci peut justifier qu’ils
soient des éléments centraux dans le nouveau discours (le discours
postmoderne) de la mise en scène, du simulacre et du vide.

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Coulibaly: Discours de la sexualité
222 Adama Coulibaly

Écriture du sexe et renouveau romanesque

Si Bakhtine justifie l’explosion du sexe dans l’œuvre de Rabelais


comme une remontée du corps dans le récit, il l’analyse comme un
souci « de revêtir le monde de chair, le rendre matériel [...] mesurer
tout à l’échelle humaine et charnelle » (1978 : 323). L’on peut donc
aussi s’interroger sur les enjeux particuliers aux textes africains si
fortement sexualisés.

Esthétisation du sexe ou la carnavalisation

La carnavalisation littéraire telle qu’analysée par Bakhtine est


une récupération des traits du carnaval, notamment l’ambivalence
de l’intronisation/détrônation :

Quelques mots encore sur la nature ambivalente des images


carnavalesques. Elles sont toujours doubles réunissant les deux
pôles du changement et de la crise : la naissance et la mort […] la
bénédiction et la malédiction […] la louange et l’injure, la jeunesse
et la décrépitude, le haut et le bas, la face et le dos, la sottise ou la
sagesse […] On use abondamment des mises à l’envers (1970b :
185).

L’un des moteurs de cette écriture du renversement est le corps


et plus spécifiquement le sexe. L’autre du corps, du sexe, c’est
la Raison, l’Esprit (qu’il soit saint ou métaphysique). Si l’on
caractérise l’ère postmoderne comme celle « de la décomposition
des grands récits » (Lyotard, 1979 : 31), on souligne avec Lyotard
la nécessité de nouvelles stratégies narratives ou la réévaluation
des métarécits « structurateurs » de la société moderne. Du coup, le
corps s’impose dans toute sa centralité souterraine au détriment de
valeurs d’essence métaphysique comme l’Esprit et plus simplement
l’Aufklärung hégélien.

À ce qui s’apparente à un retour au primitivisme, il faut lier un


souci de faire de l’art et spécifiquement du corps une institution
publique, l’équivalent du pouvoir réunificateur de la religion, un retour
de l’ombre de Dionysos à côté de celle de Prométhée. « Le corps
universel, grandissant et éternellement triomphant, se sent dans le
cosmos chez lui. Il en est la chair et le sang; dans l’organisation la
plus parfaite, le corps est le dernier cri du cosmos, le meilleur, il est
la force cosmique dominante » (Bakhtine, 1970b : 338).

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sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Art
Discours de la sexualité et postmodernisme littéraire africain 223

Dans l’univers surréaliste qui est le sien, L’État honteux pousse


la « bouffonnisation » et le grotesque du corps en une écriture
fortement allégorique. Sous prétexte que son prédécesseur s’était
mis à « pisser sur les affaires de la patrie » (État : 23), Martillimi
Lopes a pris le pouvoir mais pour l’exercer par la hernie. Il nomme
des « ministres des testicules, un ministre de la pornographie »
(ibid. : 112), lève des impôts sur la prostitution, la polygamie, le
découchement, la pédérastie et autres entreprises du sexe. Pour
lui, « le sexe n’est pas un objet de courtoisie : c’est un matériel de
l’État » (ibid. : 82). Son leitmotiv est simple et son discours, clair :
« le premier droit de l’homme c’est sa Hernie, parce que mesdames
et messieurs […] mon emblème c’est la braguette, croyez-moi sur
parole; c’est la hernie qui fait l’homme » (ibid. : 140). L’autonomisation
de la hernie relève bien de l’hyperbolisation pour signifier l’homme
(notion aérienne) par le sexe (notion du bas). L’emblème national,
l’excroissance présidentielle, la Hernie, convoque ainsi le paradigme
du sexe et de la maladie, par extension celui de la laideur. La
laideur et la lubricité s’érigent donc en valeur nationale. Dans des
contrées où au nom des institutions de Bretton Woods et du Fonds
monétaire international (FMI), on affame les peuples alors que la
prodigalité (sexuelle et économique) est le quotidien des dirigeants,
la dimension satirique d’un tel procédé est cinglante.

L’esthétisation du laid se rattache à la fois à la carnavalisation


littéraire (c’est le double du beau) et au baroque. En effet, il s’agit
de la tératologie, de l’émergence de la monstruosité, de l’excès,
de la profusion comme catégorie littéraire. Selon Adorno, « ce qui
passe pour laid est tout d’abord ce qui est rejeté par l’art en marche
vers l’autonomie, ce qui est historiquement vieilli et donc ce qui est
en soi médiatisé » (1995 : 76). C’est donc la reconvocation de ces
éléments qui justifie le sentiment de malaise face à ces textes.

Des séances quotidiennes de léchage du sexe de la reine dans


Cannibale, en passant par les scènes d’onanisme de Martillimi Lopes
ou du prêtre Moussa, les textes fonctionnent par la présentation
d’une exploitation abusive et frénétique du sexe, si ce ne sont
pas des rapports sous le sceau de la violence. Toutes choses qui
conduisent vers la peinture d’une laideur morale ayant des allures
de norme par sa fréquence et sa répétition. Tout se passe comme
si les auteurs prenaient un plaisir à mettre l’accent sur les laideurs
du sexe, ses aspects jouissif et éphémère. Si l’on ne peut évacuer

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Coulibaly: Discours de la sexualité
224 Adama Coulibaly

la forte valeur ambivalente de ces images, il importe aussi de les


situer dans une certaine autonomisation de ce roman qui, dans un
geste autoréflexif, s’autorise à lever les verrous d’une autocensure :
geste libertaire ou geste de libertinage textuel ou de dévergondage,
comme dit Pierre N’Da? C’est dans les interstices d’une tentative de
réponse à l’enjeu de ce statut du regard intérieur possible et l’analyse
de la société que se trouve l’une des charges postmodernes de ces
textes. L’interrogation qui clôt plusieurs chapitres – « Comment, mais
comment en sommes-nous arrivés là? » (Naufragés : 45, 50, 64, 77,
81, 98, 134, 161) – des Naufragés de l’intelligence porte la charge
sociale de cette lecture, car si le postmoderne se lit comme position
par rapport à une certaine modernité, il est aussi une certaine forme
de consommation des acquis de la modernité.

Le corollaire est la mise en place d’un corps séminal produisant


a contrario une sorte de nihilisme, de sexe vide, improductif. En
effet, la richesse, la fertilité, rattachée au sexe, disparaît. Dans ces
œuvres, l’abondance des images populaires du bas du corps ne
produit pas, n’enfante pas. Elle est l’image de la privation, de la
soumission, de la souffrance. À quelques nuances près, nos œuvres
tournent en dérision la vérité bakhtinienne selon laquelle « c’est le
bas qui donne le jour ». Si le bas assure le pouvoir, il est improductif.
Cette parodie du discours du sexe, du « bas corps », rappelle la
technique très postmoderne du kitsch qu'Adorno affirme comme « la
parodie de la catharsis » (1995 : 330), dans une sorte d’ironisation
de la catharsis – faire de l’appareillage conceptuel de Bakhtine un
élément de lisibilité postmoderne exige de le dépouiller de sa vision
de maintien et de rappel de l’équilibre social par la simple guérison
des maladies du système. Le postmodernisme est plus exigeant
que cela.

Le détournement du sexe d’une de ses fonctions fondamentales


(la procréation, la production) vers la perversion est le signe du
vide, du creux des hommes l’utilisant et du creux des mots utilisés.
Carnaval de la cruauté, cette exploitation expurge toute recherche
métaphysique ou toute quête d’une essence éthérée archétypale.
La vérité de l’art se trouve en l’homme, dans son corps, et cette
vérité n’est pas nécessairement propre… Sexe et commerce, sexe
et perte de l’humanité, l’on saisit le cheminement de la remontée
du corps dans le texte comme celui du signe de la surexploitation
et celui de la critique de la Raison en tant que mécanisme de
déshumanisation.

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sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Art
Discours de la sexualité et postmodernisme littéraire africain 225

Le discours du sexe n’est-il pas en définitive la résurgence de la


question du Sujet?

Le sexe et la question du Sujet

J’appelle « L’État honteux », la condition honteuse : l’ensauvagement


de l’humain, l’incapacité de rester vivant. L’homme en dépaysement
de sa propre peau. C’est la faute à Voltaire. Je veux dire la « faute
à Descartes ». L’homme était un beau tout. Aujourd’hui, c’est un
infirme qui face au monde n’a qu’un œil : la raison. Il a jeté toutes
les autres parties de son corps par-dessus bord pour ne garder
que la raison : quelle erreur ! Oui quel monstre Monsieur Descartes
(Devésa, 1996 : 65).

Le postmodernisme est le dépassement de ce qui se lit chez


Descartes et Hegel comme le principe de la vérité : la raison
ou la Raison que tous les deux inscrivent dans une perspective
métaphysique. Cette raison, à la limite, nie le corps. Habermas
(1998 : 365) rappelle que Heidegger choisit le temps comme « l’autre
de la raison », et Foucault choisit l’expérience du corps. Merleau-
Ponty aussi, quoique dans une approche phénoménologique,
restitue le corps (dans ses dimensions sexuelle, immédiate, tactile,
motrice) comme « une esquisse provisoire de mon être total » (1945 :
231). Plusieurs pistes s’offrent à la littérature.

Dans un article sur la déconstruction des genres, Zima fait la


remarque suivante :

À la différence de ces romanciers modernistes qui cherchent


encore à distinguer en racontant la recherche d’une valeur
esthétique, éthique ou politique souvent introuvable, les romanciers
postmodernes abandonnent cette recherche métaphysique parce
qu’ils considèrent les valeurs antagonistes comme interchangeables,
indifférentes (2001 : 33).

Quelques pages plus loin, il ajoute : « le Sujet postmoderne est


souvent un pseudo-Sujet : une sorte d’individu-machine dont
l’autonomie est niée par des mécanismes psychiques ou physiques »
(ibid. : 43).

La crise dans la représentation ou l’hyperreprésentation du sexe


trouve l’un de ses fondements de l’écart entre l’image et le message :
divorce entre le paraître et l’être, célébration du paraître, des « images
où il n’y a rien à voir », selon l’expression de Baudrillard (1997 : 23).

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Coulibaly: Discours de la sexualité
226 Adama Coulibaly

L’on aboutit à un hyperréalisme qui, au fond, ne représente que le


vide. En partant du postulat que l’ère postmoderne est celle du vide,
de la vidange, l’inflation de l’image sexuelle devient « l’insignifiance
du monde par l’image ». C’est ce que Baudrillard désigne par « le
simulacre », une non-représentation en ce qu’elle donne l’image
pour vide. Soit l’image « masque l’absence d’une réalité profonde »,
soit « est sans rapport à quelque réalité que ce soit. Elle est son
simulacre pur » (1981 : 17).

Le discours transculturel pénètre toutes les sphères et il se


dessine comme un prolongement de la sursaturation de l’image
cinématographique ou médiatique dans le roman. La généralisation
d’un tel procédé explique le transfert psychanalytique producteur de
la parole dans L’État honteux. Le dictateur couché dans le « fauteuil »
parle de lui-même, de son État en tant que hernie – l’on pourra ici
se référer à l’intéressante lecture psychanalytique que Jean-Marie
Kouakou fait de cette œuvre; son analyse met en évidence un
conflit entre « deux instances narratives » : « La collision vient de
l’implication d’un narrateur décidé à participer à la diégèse sans
pour autant être auto ou homo-diégétique » (2003 : 173). Si la
convocation du sexe inscrit le parcours d’une nouvelle socialité,
le tragique dans les œuvres analysées est que le sexe (comme
pouvoir, jouissance ou soumission) est pratiqué au détriment d’une
sédentarité ou d’une productivité. En tant que technique littéraire,
sa discursivité est bien la critique de la raison, de l’institution. Par
exemple, l’onanisme du prêtre Moussa éclabousse l’institution
religieuse qui, à la célébration de l’humanisme, impose le célibat
et la chasteté au sauveur : paradoxe du Dieu qui s’est fait chair…
L’autel (lieu de la scène) et le personnage posent à la fois l’image
de la souillure et de la rédemption.

Le principe du carnaval, au-delà d’un retour du paganisme,


rappelle l’humanité du prêtre, son caractère « productif ». D’ailleurs,
sa propension à voler les « caleçons » qu’il collectionne est une
tentative d’appropriation de la sexualité de ses victimes et une autre
convocation du retour de Dionysos. « Le génie du christianisme,
c’est d’avoir fait découvrir le caleçon à des millions d’hommes et
de femmes à travers la planète. Essaie d’imaginer. Le caleçon fait
le colonisé et la nudité le sauvage » (État : 72).

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sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Art
Discours de la sexualité et postmodernisme littéraire africain 227

« La décolonisation du cul », comme il dit, apparaît comme


participant d’une tentative de retour à l’humanité trahie, niée, vidée
par la Raison. L’écriture du sexe est donc la dénonciation de la
mort du sentiment. Elle se décline ainsi comme système dans
L’État honteux, comme pouvoir sur l’autre dans Les naufragés
de l’intelligence et violence gratuite dans Cannibale. Dans une
postulation agressive de l’altérité, ces célébrations du sens vont à
l’encontre d’une autorité qui constitue les victimes en réservoirs, en
objets.

En inscrivant la sexualité dans une atmosphère de l’odeur, de la


vue, du toucher, ces écrivains convoquent le sensuel, le sentiment
répudié par la Raison. Horkheimer dans La dialectique de la raison
souligne à juste titre :

La condamnation des sentiments était déjà implicite dans la


formalisation de la raison. En tant que pulsion naturelle, la
conservation de soi de mauvaise conscience comme toutes les
autres impulsions, seule l’efficacité et les institutions destinées
à lui servir, c’est-à-dire la médiation indépendante, l’appareil,
l’organisation, le système jouit dans la pratique comme dans la
connaissance du prestige de la rationalité (1974 : 102).

Contre le sentiment, la pitié (le patio), la raison a hissé des non-


valeurs comme l’indifférence, l’indétermination. En effet, contre
l’inhumanité décelable dans le décompte macabre des victimes de
la barbarie qu’on tire d’un charnier dans Cannibale,

luttant contre la nausée, des hommes et des femmes Kuyus jetaient


des bassines d’eau sur les cadavres, les tiraient plus loin, vidaient
encore des seaux d’eau jusqu’à ce qu’apparaissent le numéro
imprimé sur l’uniforme de prisonnier des macchabées. Esclaves
N° 2113; 1416; 2050; 160; 51; 305; 306 (Can. : 9),

contre l’indétermination des victimes et des agressions chez


Adiaffi,

un jeune garçon d’à peine quinze ans qu’un gaillard était en train
de sodomiser malgré ses cris […] Puis ce fut le tour d’une fille entre
deux autres gaillards. Le premier ayant pu pénétrer les petites
fesses grognait de plaisir, roucoulait, le deuxième, son marteau-
pilon brandi, attendait (Naufragés : 75),

le corps, le sexe apparaissent comme la vérité première.

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Coulibaly: Discours de la sexualité
228 Adama Coulibaly

De la lecture de la Juliette de Sade – Sade, loin et de l’époque


et de l’idéologie postmodernes, est connu pour la hardiesse de ses
écrits sur les malheurs de la vertu; ses visions ne coïncident donc
pas avec le postmodernisme –, Horkheimer et Adorno déduisent
que les réactions des personnages ne sont pas primitives mais
bestiales. Ce sont des personnages qui n’incarnent ni « une libido
sublimée, ni une libido régressive, mais la jouissance intellectuelle
de la régression […] le plaisir de détruire la civilisation par ses
propres armes » (1974 : 104). Une telle lecture vaut pour une part
importante du discours du sexe dans le roman africain postcolonial.
Et une œuvre comme Femme noire, femme nue de Calixthe Beyala
qu’on rangerait presque trop facilement du coté de « la pornographie
littéraire » achève de convaincre de la nécessité d’une lecture plus
systématique de ce phénomène.

L’ambivalence, critique de la dichotomie et de l’indifférence,


est l’un des traits essentiels du discours critique postmoderne.
Dans le jeu des ambivalences postmodernes, l’hyperviolence du
sexe s’inscrit dans le prolongement de l’hyperviolence sociale
générale.

Une autre remarque est que l’un des traits de l’apogée de la raison
était bien le « Je » individualiste, conscience réfléchissante dans la
bourgeoisie romantique. Un « Je » qui agit pour exister. L’éclatement
d’une telle notion (sécularisée par la notion de « propriété privée »)
par les concepts d’ambivalence et le refus de l’indifférence se
manifeste par une sorte de retour du mythe de Dionysos. Alors que
Prométhée incarne la raison, « en mimant le désordre et le chaos
au travers de la confusion des corps, le mystère dionysiaque fonde
périodiquement un ordre nouveau » (Maffesoli, 1985 : 21).

Les excès du sexe – onanisme (masturbation de prêtre ou de


président), pédérastie, sodomie, saphisme, sadisme – donnent à
croire que les hommes ont décidé de chercher leur plaisir dans les
extrêmes. Tous les cas se situant dans la logique de la présence
de l’autre (par effet de souvenir, de voyeurisme ou de participation
d’autres acteurs à l’action), c’est bien l’orgiaque qui est représenté.
Abîmer son corps dans un plaisir inavouable pour aller au bout
de soi – Fredric Jameson (1991 : 43-44) estime qu’il faudrait une
sorte de « sur-sensorialité », que nous n’avons malheureusement
pas, pour lire et comprendre les éléments culturels générés par le

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sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Art
Discours de la sexualité et postmodernisme littéraire africain 229

postmodernisme – ou répéter les gestes mécaniques imposés par


les stéréotypes du déjà-vu.

L’orgiaque, tel que l'analyse Maffesoli, produit une nouvelle donne


du sujet qui est « l’être-ensemble ». Ce concept renforce l’idée que
la sexualité peut être perçue comme un moyen d’exister, de sentir,
mais… à quel prix? L’érotisation outrancière du roman devra donc
se lire comme une tentative de substantialisation de l’œuvre, une
utopie de l’inavouable ou du vide. C’est bien le dépassement du
« Je » individualiste romantique.

Conclusion

La transformation des sociétés produit une image du sexe


vide, vidé : un sexe hyperexploité dans les cultures de masse,
comme moyen de vente (la publicité) et comme objet de vente (la
pornographie). La conséquence est le tarissement de la source
d’abondance, d’émotion et de production qu’il était. Les trois
auteurs produisent, à partir du discours du sexe, une représentation
agressive qui prend des nuances ludique, critique et esthétique qui
autorisent un rapprochement entre le roman africain et le courant
du postmodernisme.

Gary Madison souligne qu’un des aspects du postmodernisme


actuel est qu’il « met de la chair autour de cette notion purement
abstraite d’humanité » (1994 : 118). La véracité d’une telle assertion
éclate dans ce qu’on pourrait appeler un postmodernisme de la
littérature d’Afrique noire francophone, par la nouvelle dimension
du discours de la sexualité. La dimension mythologique du sexe
existe encore qui recommande d’investir la chair, l’intimité de l’autre
pour exister. Mais le caractère paradoxal voire aporétique (dans
une perspective moderne), c’est qu’à déjà nier à l’Autre (qui est
investi) tout sens du jugement, on s’ôte toute possibilité d’exister
au monde.

Les images poétiques, lyriques à l’excès tendent à disparaître,


supplantées par des images grotesques, baroques, sanguinolentes
qui rappellent une poétique du laid et de la provocation. L’on a
quitté l’antique valeur cathartique de la représentation. Le discours
nouveau est celui d’une parodie de cette catharsis aristotélicienne.

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Coulibaly: Discours de la sexualité
230 Adama Coulibaly

Contre la raison hégélienne, le postmodernisme utilise une ironie


suspensive qui se « comprend dans l’attitude qu’elle induit vis-à-vis
du constat de l’échec relationnel entre le sujet et le monde. Elle
ne comporte pas en arrière-plan une vision absolue d’un monde
réconcilié avec le sujet, vision non ironique propre au moderniste »
(Fortin-Tournès, 2003 : 17).

Adama COULIBALY : Enseignant-chercheur à l’UFR, Langues Littératures et


Civilisations de l’Université d’Abidjan, Adama Coulibaly a été stagiaire postdoctoral à
la Chaire de recherche du Canada en transferts littéraires et culturels de l’Université
d’Ottawa. Il est l’auteur de deux articles parus dans Éthiopiques : « Le récit de guerre :
une écriture du tragique et du grotesque » (2003) et « Onomastique et création
romanesque chez Ahmadou Kourouma : le cas d’Allah n’est pas obligé » (2004).

Références
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