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Analyses et comptes rendus

Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2003/1 (Tome 128), pages 103
à 136
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130534501
DOI 10.3917/rphi.031.0103
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ANALYSES ET COMPTES RENDUS

e
XIX SIÈCLE (suite)

Michel Bourdeau et François Chazel (éd.), Auguste Comte et l’idée de science


de l’homme, Paris, L’Harmattan, 2002, 297 p.

Cet ouvrage collectif, issu d’un colloque à la Sorbonne en 1998 à


l’occasion du bicentenaire de la naissance de Comte, est divisé en trois
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parties. Dans la première partie, portant sur l’inscription encyclopédique
de la sociologie, il s’agit d’analyser le rapport de Comte aux mathémati-
ques, à la psychologie et à l’anthropologie. Après l’introduction de Fran-
çois Chazel, Jean Dhombres commente longuement un ouvrage comtien
qui est peu connu et habituellement ignoré, le Traité élémentaire de géo-
métrie analytique à deux ou trois dimensions (1843). Si ce livre de 600 pages
ne contient pas de contributions originales en mathématiques, il faudrait
sans doute le mettre en rapport avec la pratique d’enseignement de son
auteur et avec la conception spécifique des mathématiques qu’il avait pré-
sentée dans le Cours. Dans le deuxième chapitre, Annie Petit reprend la
question du statut de la psychologie. Elle montre que l’exclusion de la
psychologie de la classification des sciences avait pour objet la psycho-
logie spiritualiste de Cousin et non pas l’étude scientifique des fonctions
mentales tout court. Apparemment expulsée du domaine scientifique,
la psychologie est réintroduite de façon latente sous plusieurs formes.
Dans son examen concis du « Tableau cérébral » que Comte avait inclus
dans son Catéchisme positiviste, Laurent Clauzade souligne, par exemple,
l’importance de la phrénologie dans la tentative comtienne d’intégrer
la biologie, la sociologie et la morale dans la science de l’homme ou
anthropologie.
La deuxième partie, qui concerne le contexte intellectuel français,
s’ouvre avec une analyse par Bernard Valade de la critique comtienne de
ce qu’il appelait « l’école rétrograde » (Maistre, Bonald). Laurent Fedi,
dans le chapitre suivant, s’interroge sur Charles Renouvier et le positi-
visme. Le néo-criticisme partage avec le positivisme comtien la renoncia-
tion à l’idée de l’absolu et l’affirmation du principe de relativité. Mais
Renouvier critique certains aspects de l’épistémologie comtienne (le rejet
des probabilités, par exemple), et il refuse la philosophie comtienne de
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l’Histoire. Jean-Michel Berthelot se penche ensuite sur le rapport entre


Durkheim et Comte. À travers une analyse des vingt références explicites
chez Durkheim, il pose une question plus générale : que fait Durkheim
lorsqu’il cite Comte ? Sa contribution aboutit ainsi à un plaidoyer pour une
pragmatique du texte.
La réception de Comte en dehors de la France est l’objet de la troisième
partie. Sylvie Mesure récapitule et reprend à son compte la critique dil-
theyenne du positivisme comtien. Marie-France Garcia-Parpet reconstruit
les usages de la pensée française au Brésil du XIXe siècle, à travers deux cas,
celui de Comte et celui de Gobineau. Jasodhara Bagchi discute la référence
au positivisme dans la communauté scientifique naissante du Bengale colo-
nial. Dans la partie finale, intitulée « Conclusions », Angèle Kremer-
Marietti pose le problème de la « méthode subjective » et l’idée du dernier
Comte pour subordonner la personnalité à la société et l’esprit au cœur.
Michel Bourdeau s’étonne que l’idée de construire la science des phéno-
mènes sociaux autour du concept d’humanité ait été vite abandonnée, et il
constate que la notion ne figure même pas parmi les notions fondamentales
de la sociologie.
Johan HEILBRON.

Charles Renouvier (1815-1903), Science de la morale (1869) (texte établi


d’après l’édition originale par Laurent Fedi), Paris, Fayard, 2002,
« Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 2 tomes,
494 p. et 451 p.
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Publiée à la suite des Essais de critique générale, la Science de la morale
propose le développement spécial et étendu des spéculations d’ordre moral
qui devaient trouver leur place dans la Philosophie analytique de l’histoire,
publiée trente ans plus tard. L’objet de cette science est double : d’une
part, fonder la morale comme science rationnelle pure, d’autre part, penser
(sous le titre de : Principes du droit) l’application et la transformation de
cette science dans un monde troublé par la présence du mal, et dont
l’histoire nous apporte le témoignage pathétique.
Au commencement, nous trouvons donc le double fondement exigé
pour penser la moralité en l’homme. La raison tout d’abord, en tant qu’elle
préside à la détermination du mobile de l’action qui a en vue le bien. Le
fait, ensuite, de la liberté apparente ou crue par l’agent, comme l’atteste
toute délibération. Revendiquant l’héritage du criticisme, Renouvier rap-
pelle que la morale doit se fonder sans qu’il soit encore nécessaire de postu-
ler la liberté réelle de l’agent ; un tel postulat dérive de la morale et ne sau-
rait la précéder. Par la méthode de l’abstraction, nous voyons alors se
dessiner le sujet pur de la morale, l’agent rationnel pensé dans son état élé-
mentaire, d’où seront déduits le « devoir-faire » et le « devoir-être » qui
ordonneront son agir ; et cela sans sortir de la conscience de l’être ration-
nel, une telle déduction ne présupposant rien d’autre que la philosophie cri-
tique établie dans les Essais. Une fois reconnus les vertus et les devoirs
envers soi-même de l’agent moral abstrait de son milieu naturel et social (le
sujet isolé ne saurait avoir ici aucun droit, sinon par un abus de langage,
comme on en rencontre chez les théoriciens du droit naturel qui sont partis
du physique de l’homme et en ont tiré un prétendu droit illimité qui n’est
rien d’autre qu’une puissance et non un droit au sens véritable du mot),
Renouvier réintroduit progressivement les éléments d’abord écartés. Avec
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Analyses et comptes rendus 105

la nature apparaît le devoir de travail et le respect de l’ordre découvert


hors de soi. Viennent ensuite les relations réciproques avec l’autre agent
raisonnable, d’où naissent le droit comme crédit et la transformation du
devoir en débit. Les deux termes permettent de concevoir l’ordre juste.
L’obligation catégorique de toujours considérer l’autre comme fin peut
alors être établie, sans sortir de la solidarité morale entre les agents posée
par la raison. On remarquera ici, par rapport au kantisme, le renforcement
du rôle de la conscience dans la position du principe de législation, ainsi
que la réintroduction de la considération des fins voulues pour elles-mêmes
(le bien en général, le bonheur) et des sentiments (sympathie, bienveil-
lance), en tant qu’ils restent subordonnés au devoir. Cette correction de la
doctrine de Kant permet d’éviter une scission du sujet entre rationalité et
naturalité.
La science pure ainsi établie, reste la difficile confrontation avec
l’histoire et le mal. Refusant dans son principe la déduction analytique
kantienne de la législation extérieure contraignante, qui dénature l’idéal
dérivé des principes purs en même temps qu’elle concourt à l’affaiblisse-
ment des devoirs de vertu au profit des devoirs stricts (du droit), Renou-
vier entend repenser le conflit entre l’histoire et la morale sous un point de
vue nouveau. Les données du problème sont claires : « La morale pure c’est
la paix, la morale appliquée a pour champ la guerre. » Comment adapter à
l’état de guerre des principes pensés dans les conditions rationnelles de la
paix, sans renoncer en rien à l’idéal posé par la science ? Si toutes les condi-
tions qui permettaient de penser la théorie morale sont perverties, alors il y
a nécessité à poser une autorité morale qui limite la liberté. Mais cette jus-
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tice coercitive doit être considérée comme un fait de guerre, non comme
quelque chose de juste en soi. Ainsi, le retour au premier plan du devoir de
conservation de soi-même, qui s’effaçait primitivement derrière le devoir
envers autrui, et qui devient ici un droit (droit de défense personnel), ne
nous fera pas oublier l’idéal posé en principe et qui reste l’horizon de tout
progrès.
L’effort de Renouvier a donc ceci de remarquable qu’il permet de pré-
server toute sa pureté à la science morale sans la rendre pour autant inap-
plicable. Le sujet est alors renvoyé à sa liberté et à sa responsabilité dans
l’effort qu’il doit soutenir pour resserrer l’écart toujours présent, et qu’il
doit avouer en conscience, entre l’idéal et les faits. Une option qui inscrit la
philosophie de Renouvier dans la tradition réflexive et qui montre toute la
fécondité de celle-ci dans la pensée du lien entre morale et politique, entre
éthique et droit.
Thierry de TOFFOLI.

F. W. J. Schelling, Weltalter-Fragmente, édité par Klaus Grotsch (Schel-


lingiana, vol. 131 et 132), Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-
Holzboog, 2002, 442 et 328 p., 108 E.

Ces deux volumes des Schellingiana nous proposent des fragments des
Âges du monde écrits entre 1810 et 1820-1821. Présentés en format de
poche, ils ont néanmoins la qualité d’une édition scientifique de haut
niveau et nous donnent de précieux renseignements sur les méditations
théogoniques de Schelling et sur l’évolution de la théorie des puissances.
On peut voir en outre toute l’importance que revêtent pour la pensée
schellingienne le néo-platonisme, Origène et N. de Cues. Dans un essai
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introductif, W. Schmidt-Biggemann examine la relation des Weltalter à


toute la tradition de la spiritualité occidentale. L’origine de la théorie des
puissances se trouve dans l’hénologie impulsée par le Parménide et reprise
par le néo-platonisme. Schelling s’appuie également sur le Pseudo-Denys
et sur Origène, ainsi que sur toute la tradition du néo-platonisme chrétien.
La théologie des coincidentia oppositorum de N. de Cues joue également
un rôle important, ainsi que les spéculations de la Kabbale. S’opère ainsi
une rencontre avec le néo-platonisme renaissant (G. Bruno), avec la mys-
tique spéculative et la théosophie (Böhme), et aussi avec le spinozisme,
qui persiste à hanter la pensée de Schelling. Les intuitions et impul-
sions de Jacobi jouent également un rôle décisif et, bien souvent, c’est
avec lui, ainsi qu’avec la théosophie allemande, que Schelling continue à
s’expliquer, par le biais d’une réinterprétaiton du néo-platonisme à tra-
vers les thèmes de la kénôse, de la christologie et de la spéculation trini-
taire. Par ailleurs, les questions théogoniques sont indissociables des spé-
culations propres à la Naturphilosophie, qui constitue elle-même le
laboratoire de la théorie des puissances. Les fragments présentés dans ces
deux volumes témoignent de toutes ces orientations complexes et du fait
que Schelling n’a pas renoncé à son projet théogonique, au moins jus-
qu’en 1821. L’idée-force est en effet celle d’une processualité ontologique
rendant compte du mouvement qui va de la nature à Dieu. Il est impos-
sible de résumer en quelques lignes des documents d’une telle richesse et
complexité. Disons cependant qu’ils constituent une mine de sources pas-
sionnantes et stimulantes pour les chercheurs, donnant à penser de mul-
tiples jonctions entre la période des Weltalter et la Spätphilosophie.
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Jean-Marie VAYSSE.

Fichte (suite)

Johann Gottlieb Fichte, Gesamtausgabe II, 13, Nachgelassene Schrif-


ten 1812, édité par E. Fuchs, R. Lauth, I. Radrizzani, P. K. Schneider,
G. Zöller, H. G. von Manz, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-
Holzboog, 2002, 447 p., « Bayrische Akademie der Wissenschaften »,
268 E.

Ce volume de l’édition des œuvres de Fichte par l’Académie des scien-


ces de Bavière comprend des écrits de l’année 1812 et, au premier chef, la
Wissenschaftslehre, la Rechtslehre et la Sittenlehre de cette année-là. Cette
version de la WL est la dernière version achevée : celle de 1813 fut inter-
rompue par la guerre et celle de 1814 par la mort. Fichte y développe
notamment sa théorie du Bild et de la lumière. Schopenhauer, qui se trou-
vait alors à Berlin, eut connaissance de cette version, qui donna lieu à ses
sarcasmes sur la philosophie de Fichte. Il n’en reste pas moins que cette
version nous fournit de précieuses indications sur la dernière philosophie de
Fichte, montrant comment le virage ontologique et phénoménologique
rend plus que jamais essentielles les questions de philosophie pratique. En
témoigne d’abord la Rechtslehre qui lui fait suite, où Fichte examine de près
les questions juridiques et économiques : problèmes du travail, du salaire,
de la monnaie, de la propriété, relançant par là les thèmes soulevés dans la
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première philosophie, notamment dans le Fondement du droit naturel et


dans L’État commercial fermé. Sont également examinées les questions des
sanctions (refus de la peine de mort) et du droit des peuples. La Sittenlehre
permet ensuite de ressaisir l’articulation entre philosophie théorique et
philosophie pratique, montrant comment la question de la liberté demeure
au centre de la pensée fichtéenne, la religion étant alors ce qui permet
de faire la jonction entre le problème de l’État et celui de l’éthique. Signa-
lons également un certain nombre d’ébauches intéressantes. D’abord
un commentaire critique du Manuel d’économie politique de Th. Schmalz,
publié en 1808, et avec qui Fichte avait polémiqué dès les Contributions
sur la Révolution française de 1793, ainsi que des réflexions sur les ques-
tions monétaires et financières. Vient ensuite le fragment d’une Leçon
d’introduction sur l’étude de la philosophie en général, explicitant la diffé-
rence entre la WL et les sciences particulières. Ce volume, qui présente les
mêmes qualités éditoriales que les précédents, constitue un précieux docu-
ment sur l’année 1812, année particulièrement importante pour la pensée
théologico-politique de Fichte, liée également aux événements politico-
militaires d’une Europe en guerre contre Napoléon. Il montre également
comment Fichte, stimulé par le contexte politique, est de plus en plus sou-
cieux des questions éthiques et politiques les plus concrètes.

Jean-Marie VAYSSE.
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Jean-Christophe Goddard (éd.), Fichte. Le moi et la liberté, Paris, PUF, 2000,
coll. « Débats philosophiques », 166 p.
Ce recueil de textes du Groupe d’études fichtéennes de langue fran-
çaise (Poitiers, Louvain) se propose de montrer en quoi le fichtéanisme est
une pensée de la construction du moi humain en lequel s’opposent et se
réunissent à la fois la finitude et l’absolu. Y. J. Harder montre comment
la lettre du texte kantien fut une stimulation pratique, examinant le che-
minement du premier Fichte tel qu’il approfondit la dimension architecto-
nique de la liberté kantienne pour finir par poser le moi comme auto-
activité. Dans une lumineuse étude, F. Fischbach montre que le souci ini-
tial de Fichte n’est point tant d’affirmer le primat de la raison pratique
que d’en fonder théoriquement le pouvoir, de sorte que la raison ne puisse
être théorique qu’en étant d’abord pratique. J.-C. Goddard dégage la
signification pratique de l’hénologie fichtéenne : si la Tathandlung est
l’impensable qui fonde la conscience, la seule voie d’accès à cet impensable
demeure l’agir. C. Piché étudie les conceptions divergentes du mal chez
Kant et Fichte, les expliquant par le fait que la théorie fichtéenne de la
liberté est une énergétique considérant le mal comme une inertie.
M. Maesschalck examine le rapport entre philosophie populaire et philo-
sophie scientifique comme deux types de pédagogie et d’accès à la vérité,
débouchant sur une émancipation politico-économique qui repose sur une
gestion communautaire des biens. Cet ensemble d’études de haut niveau,
qui met en relief le caractère émancipateur de la philosophie de Fichte,
mérite l’attention des chercheurs mais vaut aussi, par sa clarté, comme
une excellente introduction à l’œuvre de Fichte.

Jean-Marie VAYSSE.

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Jean-François Goubet, Fichte et la philosophie transcendantale comme


science. Étude sur la naissance de la première Doctrine de la Science
(1793-1796), Paris, L’Harmattan, 2002, 430 p.

Cet ouvrage propose une genèse de la première philosophie de Fichte. Il


s’agit de montrer comment la pensée de Fichte s’emploie à approfondir la
démarche transcendantale en faisant de la philosophie la science première.
Le projet fichtéen s’affirme à la fois contre le scepticisme et contre la philo-
sophie populaire, et c’est là ce qui motive le recours aux mathématiques
comme modèle d’intelligibilité (les pages que l’auteur consacre à cette
question sont tout aussi éclairantes que novatrices). Or, s’il est vrai que
la WL privilégie le point de vue logique, il ne faut pas oublier qu’elle est
avant tout un système de la liberté, de sorte que les traits logiques
s’estompent peu à peu pour laisser apparaître le génétisme. C’est ainsi que
le passage d’une philosophie élémentaire, à la manière de Reinhold, à une
Doctrine de la Science implique une rupture avec le primat de la théorie,
car c’est la liberté qui gouverne la philosophie, la théorie ne venant
qu’après coup pour garantir son intelligibilité. Il s’agit là de la thèse
majeure de ce livre, qui se donne comme une généalogie de la première WL
et qui montre comment elle est en fait le premier système de la liberté. On
y trouve des analyses précises et fines, concernant les filiations de la pensée
fichtéenne (influences de Reinhold, Maïmon, Platner) et son évolution de
Zurich à Iéna. Fichte apparaît alors comme étant au carrefour de
l’immédiat héritage kantien et de l’héritage méthodique classique, qui est
aussi bien celui de Descartes que de la Schulmetaphysik. On trouve égale-
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ment des analyses intéressantes concernant le Moi comme espace mathé-
matico-dynamique, les rapports de l’intuition intellectuelle et de
l’imagination. Il s’agit là d’un travail classique, qui constitue une contri-
bution sérieuse et honnête aux études fichtéennes et qui mérite d’être lu.
Jean-Marie VAYSSE.

Didier Julia, Fichte, la question de l’homme et la philosophie, Paris,


L’Harmattan, 2000, 167 p.

À partir d’une lecture suivie de la Doctrine de la science de 1804,


l’ouvrage propose une vue d’ensemble de la pensée de Fichte comme philo-
sophie de la lumière et de la liberté. La méthode de la réflexion philoso-
phique consiste à établir que la relation entre concept et compréhension est
vécue dans l’itinéraire d’une conscience, ramenant la question de l’être à
une théorie de la vérité. Si la raison s’enracine dans un vécu préexistant,
une phénoménologie doit analyser les opérations inconscientes conduisant
à la recherche de l’absolu. La réflexion philosophique s’enracine ainsi dans
une pratique phénoménologique de son objet qui est aussi une réflexion à
partir de la vie, de sorte que les pensées ne deviennent réelles que lorsque le
philosophe y engage sa liberté. L’analyse théorique de la vérité s’appro-
fondit dans une phénoménologie du savoir et l’auteur montre comment
la doctrine de Fichte anticipe à bien des égards la phénoménologie de
Husserl, la vraie nature de la pensée étant une vision phénoménologique
des essences.
L’exploration fichtéenne de la vie de la conscience permet de dire que
le problème n’est plus de penser l’essence de l’absolu mais de le réaliser.
Alors que pour Hegel le savoir absolu se prouve en se réalisant, pour Fichte
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Analyses et comptes rendus 109

il ne peut se réaliser qu’en effectuant la compréhension de lui-même


comme absolu, de sorte que notre conscience humaine finie soit totalement
comprise elle-même. La loi de la pensée est ainsi celle de la conversion de la
lumière en intuition, de l’expression de l’intuition dans le discours et de la
reconnaissance du discours dans une compréhension du sens débouchant
sur l’épreuve d’une réalisation. La réflexion s’accomplit donc dans une
éthique, l’action devenant alors le lieu d’accomplissement de l’amour
comme unité de l’esprit et du réel. Aussi est-ce la liberté qui vient se substi-
tuer au Dieu de la philosophie classique pour authentifier la réalité des
choses. Fichte ouvre ainsi la voie à la pensée contemporaine pour qui la
question de l’être trouve sa solution dans un approfondissement de
l’homme qui pose cette question, le philosophe étant celui qui comprend
que l’homme trouve la réalité en se réalisant lui-même. Le mérite essentiel
de ce livre est de proposer un exposé clair et simple de l’un des textes les
plus ardus de l’histoire de la philosophie.
Jean-Marie VAYSSE.

Isabelle Thomas-Fogiel, Critique de la représentation. Étude sur Fichte, Paris,


Vrin, 2000, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 333 p.

La critique contemporaine de la métaphysique de la représentation ne


trouverait-elle pas sa source dans l’idéalisme allemand, notamment chez
Fichte ? Telle est la question audacieuse d’I. Thomas-Fogiel, qui nous pro-
pose une éblouissante lecture du premier des grands postkantiens, permet-
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tant d’en reconsidérer toutes les interprétations antérieures, notamment
celle d’A. Philonenko. L’idée directrice est que la philosophie de Fichte est
une critique radicale de la représentation. En substituant à la conception
kantienne de la pensée comme représentation celle de la pensée comme
acte, en substituant à la connaissance le savoir et à la figuration la
réflexion, Fichte déplace le problème classique de la subjectivité : il ne
s’agit plus de savoir comment le sujet fait retour sur soi, mais d’expliquer
comment le discours philosophique peut être tenu sans contradiction. La
doctrine de la science est ainsi une théorisation du discours philosophique
et des conditions de son énonciation.
L’auteur part du débat postkantien concernant les apories de la repré-
sentation (Reinhold, Maïmon), pour montrer comment Fichte entreprend
de dépasser la reconstruction du criticisme à partir de la Critique de la
faculté de juger telle qu’elle a conduit Maïmon au scepticisme, en élaborant
les notions d’intuition intellectuelle et de Moi absolu, de sorte que la pra-
tique puisse accéder au rang de philosophie première. Partant des Médita-
tions personnelles sur la philosophe élémentaire, l’auteur propose une magis-
trale réinterprétation d’ensemble de la Grundlage de 1794. Si savoir c’est
agir et agir c’est savoir, on peut dire que le parcours de Fichte consiste à
« passer de la connaissance au savoir, de la validité objective à la vérité
réflexive, de l’objectivation qui limite à la pensée qui infinitise » (p. 309).
Ne reproduisant pas un état de fait et n’étant pas davantage figuration
d’un objet dans l’espace et le temps, la pensée n’est pas représentation.
Mais elle n’invalide pas pour autant les notions de savoir et de vérité, celle-
ci étant alors comprise comme identité réflexive, identité du réfléchi et du
réfléchissant, congruence de l’énoncé et de l’énonciation. La mise en œuvre
d’un tel accord débouche ainsi sur une exigence d’infinité qui permet de
dire que penser, c’est infinitiser, et que le sublime, en tant que critique du
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110 Revue philosophique

figurable, n’est pas une simple catégorie esthétique, mais le mouvement


même du savoir. L’infini n’est donc plus extérieur à la pensée, mais il est le
produit même de la praxis de la raison. La critique fichtéenne de la repré-
sentation ne renonce donc jamais ni à la raison ni à la vérité, revendiquant
l’idée de la philosophie comme science. Plus généralement, c’est à repenser
le sens et la portée de l’idéalisme allemand que nous invite l’auteur dans
cet ouvrage d’une hauteur spéculative tout à fait remarquable et dont on
peut considérer qu’il fait date.
Jean-Marie VAYSSE.

Hegel

Paulo Eduardo Arantes, L’ordre du temps. Essai sur le problème du temps


chez Hegel, Paris, L’Harmattan, 2000, coll. « La philosophie en com-
mun », 328 p.

On se demande ce qui a déterminé la publication en l’an 2000 de cette


thèse de 3e cycle soutenue en 1973 sous la direction de J.-T. Desanti.
Aucune préface ou note éditoriale ne nous rend compte des conditions de
l’édition. Il n’est pas précisé non plus si le texte a été modifié depuis cette
date. Les ouvrages cités datent tous apparemment d’avant 1973, ce qui
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laisse penser que le texte n’a pas été actualisé. Bien qu’il soit à l’origine un
travail universitaire, il n’est accompagné ni d’une bibliographie ni d’une
table d’abréviations. Puisqu’on décidait enfin de l’éditer, on aurait pu
l’éditer bien, car il le méritait.
L’A. étudie le concept hégélien du temps en deux parties. Partant du
temps tel que Hegel le définit au début de la Philosophie de la nature, il
commence par mettre au jour la logique du temps ; autrement dit, il
montre ce que présuppose, du point de vue logique, cette conception du
temps comme être-là faisant partie de la réalité naturelle, en même temps
qu’il rend compte de sa différence avec la conception kantienne du temps.
La seconde partie étudie ce que devient le temps quand on passe de la
nature à l’histoire. La compréhension hégélienne du temps historique est
déterminée par une conception du travail, le travail assurant le passage du
temps naturel au temps historique. La temporalité historique est progres-
sive et cumulative. La compréhension hégélienne de ce temps historique
privilégie le présent en s’opposant à l’idéalisme, au volontarisme et au for-
malisme sans tomber pour autant dans l’empirisme et sans exclure un lien
privilégié de la spéculation avec une critique révolutionnaire interne au
présent lui-même.
L’un des soucis de l’A. est de dépasser les lectures existentialistes et
anthropologiques de Hegel, de faire prévaloir une approche logique qui est
déterminante dans la pensée de ce philosophe. Ce programme amplement
réalisé dans les études hégéliennes des années 1970-1980, on est frappé de
voir avec quelle précision et quelle pertinence il est déjà bien avancé dans
ce travail de 1973. S’il est donc dommage qu’il ne tienne pas compte de ce
qu’ont apporté les études hégéliennes après cette date, il n’en reste pas
moins une contribution toujours utile à la compréhension de la théorie
hégélienne du temps et de l’histoire.
Hubert FAES.
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 111

Christophe Bouton, Temps et esprit dans la philosophie de Hegel. De Franc-


fort à Iéna, Paris, Vrin, 2000, 320 p.

L’ouvrage traite des rapports du temps et de l’esprit dans la philo-


sophie de Hegel en examinant selon l’ordre chronologique les écrits de
Hegel des premiers textes de jeunesse à la Phénoménologie de l’Esprit. Il
expose comment Hegel est parvenu à la thèse centrale de son système : le
temps est le concept existant ; il n’est pas le contraire de l’éternité de
l’esprit, mais, dans sa négativité même, il est la puissance de l’esprit et,
dans son déroulement, il est son existence.
Dans les textes de jeunesse, la pensée de Hegel, constamment chan-
geante, est déjà travaillée par la question du temps sans la poser explicite-
ment. Elle s’efforce de surmonter les oppositions et de penser l’être comme
unification. Elle récuse l’opposition de l’infini et du fini, du temps et de
l’éternité. Hegel ne trouve pas cependant le chemin de l’union de l’esprit
avec le temps et, au début de son séjour à Iéna, il se tourne vers une solu-
tion spéculative qui, en réalité, suppose l’abolition du temps.
Dans les élaborations successives de sa philosophie de la nature
entre 1801 et 1806, sous l’influence de Schelling, Hegel édifie progressi-
vement sa conception dialectique du temps qui en est une véritable réhabi-
litation philosophique. Pour y parvenir, il prend ses distances avec la
conception mathématique de la nature des sciences modernes et reste dans
une certaine mesure fidèle à la pensée grecque, en particulier à celle
d’Aristote. La réflexion de Hegel, qui met d’abord au centre de son analyse
la notion d’infinité puis celle de négativité, distinguait deux figures du
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temps, celle du temps abstrait, temps de la pure négation et de la pure
répétition du maintenant, temps de la nature, et le temps réel et concret
qui existe dans le présent comme unification des trois moments du temps,
temps de l’esprit. Ces deux figures sont des figures également valables et se
présupposent. Mais il n’est pas vraiment possible, au seul point de vue
d’une philosophie de la nature, de rendre compte du passage du temps de la
nature au temps de l’esprit.
Avec la Phénoménologie de l’Esprit, le lieu de la réflexion se déplace de
la philosophie de la nature à la philosophie de l’esprit. Là, il apparaît,
notamment dans l’expérience du temps au niveau de la certitude sensible,
de la religion et du savoir absolu, que le dépassement du temps par l’esprit
n’est pas son abolition mais son dépassement dans l’histoire.
Cet ouvrage, qui examine certains des textes les plus difficiles de Hegel,
est d’une grande clarté, bien ordonné, en chapitres brefs. Il retrace remar-
quablement la genèse de ce qui est vraiment au cœur du système hégélien.

Hubert FAES.

Gudrum von Düffel, Die Methode Hegels als Darstellungsform der christ-
lichen Idee Gottes, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 2000, 246 p.

L’objectif de ce travail est de montrer comment la logique spéculative


de Hegel est à la fois une conceptualisation du Dieu chrétien et une reprise
de la pensée métaphysique de l’absolu, Hegel fondant ainsi la connexion de
la théologie grecque et de la théologie chrétienne. Si la philosophie et la
religion ont toutes deux pour contenu l’idée de Dieu, il n’en reste pas moins
que c’est la philosophie antique qui fournit le cadre spéculatif à l’intérieur
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Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
112 Revue philosophique

duquel le christianisme devient véritablement pensé, le néoplatonisme et


Philon d’Alexandrie ayant joué un rôle décisif. En d’autres termes, la reli-
gion chrétienne ne peut être comprise philosophiquement, par-delà les ana-
lyses rationalistes des Lumières, qu’au prix d’une remontée vers des dispo-
sitifs spéculatifs bien plus anciens, la spéculation sur la Trinité occupant
alors une place centrale.
Dans un premier temps, l’auteur expose la structure de mobilité du
concept, montrant en quoi l’idée absolue est le concept rationnel-spéculatif
de Dieu, le mouvement du concept étant le principe structurel du système
logique. S’appuyant sur une étude de la conclusion de la Grande Logique, la
deuxième partie expose l’idée absolue comme totalité systématique. La
reconstitution de la structure logique du système et l’élucidation de la rela-
tion entre l’idée absolue et la méthode absolue comprise comme mouve-
ment du concept permettent de légitimer le dépassement de la scission de
la théologie et de la philosophie et de proposer un concept de Dieu autre
que celui de la métaphysique traditionnelle, à savoir le concept chrétien de
Dieu comme esprit tel qu’il s’exprime dans le dogme de la Trinité. La tri-
plicité qui fonde la méthode de la logique produit ainsi un nouveau para-
digme spéculatif, rompant avec le principe d’identité propre à une pensée
formelle qui finit toujours par faire de l’absolu une substance réifiée. Éle-
ver la Trinité chrétienne à la hauteur d’un nouveau paradigme spéculatif,
c’est donc penser l’absolu comme mobilité en l’émancipant de la sphère de
la représentation.
Si cet ouvrage nous propose une lecture somme toute « classique » de
Hegel et s’il laisse en suspens la question de l’articulation de l’ontologique
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et du théologique, notamment du rapport de Hegel à Aristote, en ne creu-
sant peut-être pas suffisamment la question de l’articulation de la kénôse
aux spéculations antiques, il n’en reste pas moins qu’il présente des analy-
ses fines et précises de textes essentiels.
Jean-Marie VAYSSE.

Franck Fischbach, Du commencement en philosophie. Étude sur Hegel et


Schelling, Paris, Vrin, 1999, 386 p.

L’objet de ce livre n’est pas de traiter des apories liées au concept de


commencement mais du problème du commencement de la philosophie.
Celui-ci devient central dans une philosophie qui prend le sujet pour fonde-
ment et veut s’accomplir en tant que science, ce qui était l’ambition de
l’idéalisme allemand. L’A. choisit d’examiner comment le traitement de
cette question évolue à travers les œuvres de Schelling et de Hegel. Toutes
les œuvres de ces deux auteurs font à leur tour l’objet d’un commentaire
relatif au commencement de la philosophie. Par là se trouve en quelque
sorte explicité le dialogue de ces œuvres à travers lequel la réflexion des
auteurs progressait ou se transformait.
Le plan de l’ouvrage n’est pas strictement chronologique. Il s’organise
en trois grands chapitres. C’est Schelling qui parle le premier et qui, en se
séparant de Fichte, élabore dans sa philosophie de l’Identité une doctrine
du commencement absolu. Le second chapitre montre comment, sur cette
question, la pensée hégélienne s’élabore dans une rupture avec la pensée de
Schelling qui deviendra manifeste dans la Phénoménologie de l’esprit. Mais
la question du commencement reste problématique dans la pensée de
Hegel, d’où l’incertitude sur le caractère introductif de la Phénoménologie.
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 113

Il s’agit en fait du problème du rapport de la science à ce qui n’est pas elle,


au sujet qui est encore en quête de cette science et de la façon dont la
science elle-même peut prendre en charge ce rapport. Le troisième chapitre
souligne qu’en 1807 Schelling était déjà sur une autre position que celle
que Hegel rejetait. Son évolution s’est poursuivie et l’a conduit à une
conception distincte de celle de Hegel, mais qui cherche à répondre aux
mêmes préoccupations et veut pallier à son tour les insuffisances de la
logique hégélienne.
Ce livre toujours clair et bien ordonné tient compte des dernières publi-
cations de textes manuscrits de Schelling. Il éclaire les rapports philosophi-
ques de ces deux œuvres majeures de l’Idéalisme allemand. Le thème du
commencement n’a rien de périphérique et l’ouvrage aide à aller au cœur
des systèmes.
Hubert FAES.

Jean-Luc Gouin, Hegel ou De la raison intégrale, suivi de « Aimer penser


mourir », Hegel, Nietzsche, Freud en miroirs, Préface de Jacques
Dufresne, Saint-Laurent (Québec), Bellarmin, 1999, 224 p.

Voici un essai d’introduction à Hegel qui mérite de retenir l’attention et


qui a des chances d’être fort utile à ceux qui ont besoin d’être stimulés en
même temps qu’efficacement éclairés dans leur approche de la pensée de
Hegel. L’A. se montre très humble et très reconnaissant à l’égard des grands
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traducteurs et commentateurs de Hegel ; et, sans doute, n’aurait-il pas pu
écrire l’essai qu’il propose sans eux. Mais il est aussi lecteur assidu et de
longue date de Hegel et grand connaisseur de la littérature hégélienne et
hégélologique. Et il prétend introduire à Hegel d’une manière nouvelle, sans
se contenter de le paraphraser ou de le présenter à la manière traditionnelle,
c’est-à-dire comme un saucisson en lamelles. Il veut tenter ce que Hegel lui-
même ne fait jamais, à savoir thématiser la matrice du penser hégélien,
« cette matrice partout présente et préhensible sans jamais se rendre par
elle-même totalement préhensible » (p. 27). Après avoir présenté la raison
comme totalité de sens à laquelle rien n’échappe, l’A. consacre son
deuxième chapitre, le plus important du livre, à la structuralité de la raison,
ce qu’il appelle le complexe sujet-négativité-résultat-réconciliation. Il
expose en quelques pages l’articulation de ces notions avec un minimum de
formalisme, mais en faisant comprendre leur sens. Le chapitre suivant
donne quelque idée du déploiement de la raison et de la mise en œuvre de la
matrice exposant la façon dont l’Être se déploie et revient à lui-même par et
comme Esprit et celle dont l’Esprit et sa liberté font de même par et comme
État. Le chapitre 4 concerne la manière dont la pensée hégélienne a été
accueillie et surtout critiquée sur des points importants comme le système,
l’État ou Dieu, en faisant à chaque fois d’éclairantes mises au point.
L’Appendice est un essai plus personnel, mais qui reste d’inspiration hégé-
lienne, sur aimer, penser et mourir, où il apparaît que chacun de ces actes
contient les deux autres et, par suite, leur ressemble.
L’A. ne cache pas son enthousiasme pour ce qu’il a découvert chez
Hegel ; il ne dédaigne pas de faire entendre les échos des idées les plus pro-
fondes dans les chansons de ses poètes préférés et d’y ajouter le jeu de sa
propre langue, de quoi convaincre qu’il y a un plaisir de penser avec Hegel.

Hubert FAES.
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Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
114 Revue philosophique

Solange Mercier-Josa, Entre Hegel et Marx. Points cruciaux de la philo-


sophie hégélienne du droit, éd. de Claire Mercier et Bruno Meur, préface
de Jacques D’Hondt, Paris, L’Harmattan, 1999, coll. « La philosophie
en commun », 302 p.

Cet ouvrage est une réponse à un article de David Mac Gregor, profes-
seur de sociologie au King’s College University of Western Ontario. Cet
article de 1985, traduit et publié en annexe, s’opposait lui-même à un
ouvrage antérieur de S. Mercier-Josa : Pour lire Hegel et Marx, publié aux
Éditions Sociales en 1980.
Le débat porte avant tout sur La critique du droit politique hégélien de
K. Marx. L’A. souligne la pertinence hégélienne et la profondeur des criti-
ques que Marx adresse à Hegel et montre que cette réflexion politique, que
l’on dit parfois absente chez Marx, engage et sous-tend toute la pensée
ultérieure de Marx. Elle reprend et défend ces thèses contre Mac Gregor qui
estimait, lui, que Hegel, dans sa Philosophie du droit, était meilleur mar-
xien que Marx n’est bon hégélien. Elle mène une série de discussions fort
minutieuses sur différents points de désaccord : la séparation, l’opposition
et le conflit entre la société civile bourgeoise et l’État politique, la question
de la plèbe, le rapport de la propriété et de la folie, de la téléologie hégé-
lienne et de l’aliénation marxienne, du droit privé et du droit politique, du
social et du politique. Ces études ne concernent pas le seul texte de 1843
mais remettent les questions en perspective en s’appuyant sur toutes les
œuvres de Marx et en remontant à Hegel ainsi qu’à la philosophie kan-
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tienne du droit. Elles montrent que des textes déjà si souvent commentés
recèlent toujours du sens à découvrir et éclairent à ses sources la pensée
politique de Marx.
Hubert FAES.

Ingeborg Schüssler, Alexander Schild (dir.), Histoire et avenir. Conceptions


hégélienne et posthégélienne de l’histoire, Lausanne, Payot, 2000,
248 p. (Genos, Cahiers de philosophie, no 5).

Genos recueille, autour d’un thème ou d’une personne, des contribu-


tions de colloque, des congrès, des volumes d’hommage ou des cours de
3e cycle. Le cinquième volume recueille les contributions du Colloque des
directeurs du programme Erasmus sous le titre Histoire et avenir. Ce col-
loque s’est tenu à l’Université de Lausanne du 6 au 8 avril 1995.
Les 17 études réunies dans ce volume couvrent l’ensemble de la période
contemporaine de Hegel à Derrida, avec deux arrêts plus marqués autour
de Hegel et de Heidegger. L’interrogation qui les rassemble concerne l’au-
delà d’une philosophie de l’histoire : quelle est la tâche de la philosophie
au-delà de l’accomplissement de la philosophie dans l’Idée absolue ? Sont
étudiées différentes philosophies de la réalité humaine ou de la vie ou de
l’histoire, différentes répliques au nihilisme et à la fin de l’histoire, qui sont
comme autant de « réponses » en acte à cette interrogation.

Hubert FAES.

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Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 115

Jon Stewart, The Unity of Hegel’s Phenomenology of Spirit. A Systematic


Interpretation, Evanston (Ill.), Northwestern University Press, 2000,
XVIII-556 p., 69,95 $.

Ce commentaire intégral de la Phénoménologie de l’esprit (moins la pré-


face, pourquoi ?) se veut résolument didactique. Il s’agit clairement, en
effet, d’aider les étudiants à se repérer dans cette « somme ». De fait, il
manquait dans le commentaire hégélien de langue anglaise un ouvrage
pédagogique consacré à la Phénoménologie. Voilà qui est fait. L’ensemble
est très lisible, qui consiste en une suite de fiches signalétiques sur chaque
section. On ne peut en un sens que louer cette initiative et saluer le carac-
tère scrupuleux de l’explication. Mais force est de reconnaître aussitôt que
ce livre ne pourra jamais être autre chose, en effet, qu’un manuel scolaire.
Un bref préliminaire « biographique », une préface qui situe la Phénoméno-
logie dans le « Kantian background » (ce qui est en soi contestable), et
l’ouvrage est « introduit » ! Suivent des commentaires rapides où l’on
apprend par exemple, à propos du maître et de l’esclave, que « l’esclave,
ayant gagné une certaine mesure d’indépendance grâce à son travail, se
retire dans l’élément de la pensée. Bien qu’il soit encore un esclave dans le
monde réel, il est néanmoins libre en pensée » (?) (p. 145). Plus loin, à pro-
pos du christianisme, on apprend que la représentation est pensée ima-
geante (p. 451), contresens souvent commis, mais qui reste un contresens.
Une conclusion très pauvre sur le savoir absolu, et Kant encore pour finir !
L’ouvrage de Jon Stewart peut avoir, certes, son utilité et il ne s’agit
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pas de la contester. Mais pourquoi le commentaire hégélien (international)
est-il souvent sans éclair, sans éclat, sans effets ? Quand arrêterons-nous
de considérer qu’un aplatissement du texte de Hegel le rendra plus
« lisible » ? Une chose est sûre, le livre d’Hyppolite, Genèse et structure de la
« Phénoménologie de l’esprit », reste une étoile...
Catherine MALABOU.

Kierkegaard

David Brezis, Kierkegaard et les figures de la paternité, Paris, Cerf, 1999,


coll. « La nuit surveillée », 393 p.

Selon l’auteur, une conflictualité irréductible travaille l’œuvre de Kier-


kegaard ; lire Kierkegaard par lui-même suppose donc d’entendre ce qu’il
dit contre lui-même. La « vérité de Kierkegaard n’est rien qui se pose, se
propose, se professe sous la forme d’une thèse » (p. 16), parce que les
concepts kierkegaardiens « sont fondamentalement ambivalents » (p. 19).
Il s’agit alors de reconstruire tout un dispositif complexe, très largement
surdéterminé, dans lequel les figures majeures du Père, de Hegel, de Hei-
berg, de Mynster, de Dieu sont admirables et admirées, mais aussi trom-
peuses ou décevantes parce que défaillantes (à la fois exprimant un
manque, témoignant d’une absence, susceptibles d’un défaut, ouvrant une
béance). Ce qui était tenu pour ferme se dérobe, ne laissant place qu’à un
abîme sans fond. Les déceptions s’appellent et s’entretiennent les unes les
autres – par exemple, parmi tant d’autres que détaille aussi D. Brezis avec
science et patience, la « faille du Système » et la « défaillance paternelle »
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Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
116 Revue philosophique

(cf. p. 66). Ce qui caractériserait la vie comme l’œuvre de Kierkegaard, ce


serait son caractère équivoque : la pensée de Kierkegaard pourrait se lire
« comme un vaste réseau d’arguments qui à la fois accusent le père et
visent à lui rendre justice » (p. 386).
On a certes le droit de ne pas adhérer aux schémas interprétatifs ainsi
mis en œuvre ; on peut tisser d’autres correspondances kierkegaardiennes
entre figures, concepts, situations, prises de position polémiques ; on peut
faire jouer différemment les métaphores et mesurer Kierkegaard à l’aune
d’autres enjeux. Mais il est, en tout cas, impossible de ne pas saluer la
rigueur et la vigueur du geste théorique de D. Brezis qui offre à ses lecteurs
une méthode novatrice : chaque système de pensée « fonctionnant selon un
agencement de structures irréductiblement singulier, il est à chaque fois
nécessaire d’en reprendre l’analyse à de nouveaux frais. La nécessité d’ana-
lyser ces systèmes séparément n’est pourtant pas tout à fait contrai-
gnante. [...] C’est ainsi que, déchiffré à partir de la constellation paternelle,
le corpus kierkegaardien se laisse connecter à quelques-unes des pensées
majeures de la philosophie occidentale » (p. 386-387). En invitant tous
ceux que Kierkegaard intéresse à lire ce bel ouvrage (qui est aussi « de la
belle ouvrage »), on en profitera pour signaler une précédente étude philo-
sophique du même auteur, tout à fait complémentaire de ce livre-ci : David
Brezis, Temps et présence. Essai sur la conceptualité kierkegaardienne (Paris,
Vrin, 1991)1.
Hélène POLITIS.
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Maurice Carignan, Essai sur l’Intermède de Kierkegaard, Ottawa, Les
Presses de l’Université d’Ottawa, 1995, coll. « Philosophica » no 46,
X.219 p.

L’auteur choisit d’expliquer non pas les miettes philosophiques (publiées


par Kierkegaard en 1844 sous le pseudonyme de Johannes Climacus), mais
leur appendice central qui « constitue dans son extrême densité l’ossature
métaphysique non seulement des Miettes, mais aussi de toute la production
kierkegaardienne » (p. 7-8).
Maurice Carignan consacre au contexte sa première partie (p. 11-59)
selon une double perspective, externe et interne : externe, parce qu’il
s’agit de rappeler pourquoi Kierkegaard part de la question de Lessing
(cf. l’épigraphe des Miettes) ; interne, parce qu’il faut résumer les Miettes
avant de traiter spécifiquement de l’Intermède. Sobres et précis, les rap-
pels contenus dans cette partie aideront quiconque cherche un guide pour
entrer dans les Miettes philosophiques dont Niels Thulstrup a pu dire
qu’elles se laissent lire en quelques heures mais qu’il faut en réalité des
années de réflexion soutenue avant d’en maîtriser le contenu philoso-
phique. La seconde partie (p. 63-200) suit les sinuosités de l’Intermède. Là
encore, Carignan se montre bien informé. Les références longuement
développées par lui aux philosophes que Kierkegaard connaît bien mais
qu’il cite souvent allusivement dans les Miettes (Aristote, les Scep-
tiques grecs, Spinoza, Leibniz, Hegel, etc.) éclairent les enjeux du texte.
De nombreux renvois aux notes de travail de Kierkegaard étoffent le
dossier.

1. Cf. Revue philosophique, 1994-4, p. 458.


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Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 117

Il y aurait trois objections à faire. Premièrement, on s’étonnera de la


place excessive donnée par l’auteur à la notion danoise de Tilblivelse, qu’il
identifie trop rapidement au devenir chrétien comme tel ; il s’agit plutôt du
« devenir » (que Kierkegaard étudie en référence à la Physique d’Aristote et à
la Science de la logique de Hegel). Sans doute la notion d’historique (det Histo-
riske) aurait-elle mérité un traitement plus central, à condition de distinguer
l’historique au sens usuel (l’histoire proprement humaine) et l’historique au
sens éminent (comme rencontre, au cœur du temps, de l’historique et de
l’éternel). Dans cette perspective, la notion clé de la conceptualité climacu-
sienne paraît bien être l’historique au sens éminent, et non pas simplement le
devenir. Le deuxième point faible concerne le statut de Johannes Climacus :
est-il l’agnostique dépeint par Carignan (cf. par exemple p. 204, où il est pré-
senté comme « pseudonyme athée ») ? Que veut dire exactement Climacus
quand il affirme qu’il n’est pas chrétien ? Cela demande discussion. Le troi-
sième reproche vise les répétitions dues au fait que le commentateur suit
linéairement le texte. N’aurait-il pas été plus démonstratif de lire l’Intermède
à partir de quelques regroupements transversaux ?
Carignan dit que, si « certaines de [ses] interprétations s’avéraient dou-
teuses ou insuffisantes, elles auraient du moins le mérite [...] d’encourager
la recherche exégétique sur un essai d’une portée inépuisable » (p. 8). En
vérité, non seulement son ouvrage est un encouragement à la recherche,
mais encore il alimente déjà richement les recherches en cours.

Hélène POLITIS.
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Jacques Caron (éd.), Kierkegaard aujourd’hui. Recherches kierkegaardien-
nes au Danemark et en France, Actes du Colloque de la Sorbonne
[26 octobre 1996], Odense (Danemark), Odense University Press, 1998,
179 p.

Rassemblant des lecteurs de Kierkegaard venus d’horizons très divers


(études scandinaves, psychologie clinique, littérature et histoire des idées,
édition et sciences de la communication, théologie et sciences religieuses,
sémiotique philosophique, etc.), cet ouvrage récapitule un chatoyant col-
loque franco-danois qui se tint dans le cadre d’une exposition intitulée Le
secret de Kierkegaard, organisée à Paris au même moment (automne 1996)
par des chercheurs danois – exposition qui offrait au regard du public fran-
çais un grand choix de manuscrits et documents kierkegaardiens.
À cette journée d’étude participèrent C. Anne, F. Bousquet, R. Boyer,
J. Caron, J. Colette, J. Garff, D. Gonzalez, J. Lafarge, J. Message, G. Mir-
dal. Y fut également représentée, par le biais d’un texte-entretien, E.-
M. Jacquet-Tisseau. Si l’on admet, avec Robert Escarpit, cité p. 82,
qu’ « il n’y a pas d’autre critère sérieux à ce qu’on pourrait appeler la
“valeur” d’une œuvre que le nombre et la variété des lectures qu’elle per-
met sans que son entropie s’épuise », on goûtera ces lectures largement
ouvertes, dont aucun critère scientifique rigoureux ne risque en tout cas
d’entraver le déploiement. On ne manquera donc pas de féliciter les promo-
teurs d’un telle initiative, spécialement l’Ambassade du Danemark en
France, le ministère danois de l’Éducation, l’Université d’Odense, sans
oublier le très remarquable Centre de recherches Søren-Kierkegaard de
l’Université de Copenhague.
Hélène POLITIS.
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Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
118 Revue philosophique

André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, Paris, PUF, 1997, coll. « Phi-
losophies », 125 p.

Dans cet ouvrage, composé de deux parties s’approfondissant l’une


l’autre, A. Clair poursuit sa lecture de l’œuvre de Kierkegaard comme pen-
seur du singulier : il s’agit ici, premièrement, de penser l’existence en tant
que telle (p. 7-62) et, deuxièmement, de penser cette existence dans
sa dimension éthique (p. 63-122). Présentant « la pensée existentielle
[comme] une philosophie des limites » (p. 8), l’auteur met spécialement
l’accent, dans cette étude, « sur le côté pathétique de l’existence ». D’où
aussi la place centrale accordée à l’amour : « Kierkegaard fait de l’amour le
concept principiel de sa pensée qui est, topiquement, une philosophie de
l’amour » (p. 101).
Pour éviter tout risque de contresens, il importe de rappeler que le sin-
gulier, loin de se confondre avec la pure particularité, est cette activité de
synthèse par laquelle le particulier accepte de se ranger sous la loi géné-
rale, tandis que l’universel s’effectue en se singularisant sans se dissoudre :
« L’individu, comme singulier, est la synthèse du général et du particu-
lier » (p. 112). Dans des pages d’une grande clarté, l’auteur déploie toute
une dialectique complexe de la décision et de la norme, de l’amour et du
devoir, de la liberté et de la loi. Le sujet existentiel n’est pas « autofon-
dateur, étant un sujet duel, divisé, et plus exactement un sujet faillible ou
peccable » (p. 99). « Pourtant, dans une éthique existentielle, c’est en soi-
même que l’individu rencontre la loi de son action, ici la loi d’amour. La
force de la thèse repose sur une co-implication entre la loi et la liberté par
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l’intermédiaire de l’amour, de telle sorte que soit dissoute l’alternative
entre autonomie et hétéronomie » (p. 99-100). Quoique centrant son
ouvrage sur l’éthique en tant que « sphère médiane » (p. 6), A. Clair
n’ignore jamais les autres étapes sur le chemin kierkegaardien de la vie,
ce qui donne lieu, par exemple, à des développements suggestifs sur
la communication et l’écriture, sur l’instant, ou encore sur la vocation
comprise comme « une reprise subjective de ce qui est assigné » (p. 115),
« une réunion du général (c’est-à-dire de l’humanité) et du particu-
lier » (ibid.).
Pour André Clair, penser l’existence consiste à penser la passion en deux
sens complémentaires : 1 / vouloir penser un objet (la passion) « qui ne
peut pas être un simple objet pour la pensée » (p. 29) ; 2 / mettre de la pas-
sion à penser (cf. p. 29-30), c’est-à-dire accentuer la dynamique de la
pensée tout en maintenant celle-ci dans un registre philosophique. Loin
d’être aisée, la tâche – éthique pour sa part et à son tour – en vaut cepen-
dant la peine.
Hélène POLITIS.

Jacques Colette, Kierkegaard et la non-philosophie, Paris, Gallimard, 1994,


coll. « Tel », 241 p.

Kierkegaard écrivain, chevillant « solidement les catégories de l’exis-


tence, de manière à constituer par tromperie, mais en vue du vrai, une dia-
lectique philosophique d’un nouveau genre » (p. 10) : tel paraît bien être le
postulat central de l’ouvrage. Conférant au style de Kierkegaard et à son
écriture toute leur importance, J. Colette explore dans neuf études rhapso-
diquement complémentaires la façon kierkegaardienne de peindre « cet
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 119

“être intermédiaire”, qu’il nous est donné d’être » (p. 12). Kierkegaard se
méfia autant de l’idéalisme philosophique que des évidences ou des don-
nées immédiates ; penseur « entre deux mondes, dans tous les sens du
terme » (p. 14), il déploya, dans sa production sous pseudonymes comme
dans sa production orthonyme, une stratégie efficace où la communication
indirecte tient une place majeure. « Confronté à une telle innovation, le
lecteur du XXe siècle peut sans doute se borner à admirer l’exploit, à le clas-
ser parmi les hauts faits de l’histoire philosophique ou littéraire. Mais il
peut aussi essayer d’imaginer pourquoi et comment le Danois devint un de
ces penseurs-poètes du XIXe siècle qui nous sollicitent aujourd’hui en raison
de leur style » (p. 32).
Pour sa part, dialoguant avec Heidegger, Husserl, Sartre, Merleau-
Ponty, Valéry, S. Beckett, Borges, Adorno, Foucault, G. Marcel, Ricœur,
Derrida, Blanchot, Jankélévitch, et avec tant d’autres de nos contempo-
rains, J. Colette trace de Kierkegaard un portrait intempestif et rutilant
(pour reprendre des adjectifs dont lui-même use à propos de Kierkegaard).
Mais il n’oublie pas non plus de faire dialoguer Kierkegaard avec Hamann,
Jacobi, Schelling, Fichte, Goethe, Schopenhauer, pour ne mentionner que
quelques noms parmi les plus évocateurs. Le lecteur trouvera ainsi mille
occasions de s’instruire (par exemple, en découvrant l’intéressante signifi-
cation d’un néologisme français, l’antiphilosophie : voir p. 187-192).
Voyageant avec bonheur au XIXe siècle et au XXe siècle en compagnie
de Kierkegaard et quelquefois aussi de Nietzsche, J. Colette est par consé-
quent assez semblable aux figures auxquelles il rend hommage : un
penseur-poète, attelé à la tâche de faire comprendre que le « sort de la
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non.philosophie est lié à celui de la philosophie » (p. 193), et faisant par là
courir à la pensée un beau risque, au sens socratique de cette expression.

Hélène POLITIS.

Dario Gonzalez, Essai sur l’ontologie kierkegaardienne. Idéalité et détermina-


tion, préface de Jacques Colette, Paris, L’Harmattan, 1998, coll. « La
philosophie en commun », 220 p.

Il n’est pas fréquent qu’un Argentin s’intéressant à Kierkegaard


s’impose « l’épreuve de l’étranger » et séjourne à Copenhague pour y lire
son œuvre en danois et y rédiger, dans le beau cadre du Centre de recherches
Søren-Kierkegaard, une thèse de doctorat (soutenue récemment à la
Faculté de théologie de l’Université de Copenhague). Le présent ouvrage
en exprime le résultat, à l’attention des lecteurs francophones cette fois.
D. Gonzalez articule idéalité et détermination, échappant par là aux
puissants malentendus qui ont si souvent conduit à traiter Kierkegaard en
trop fameux père de l’existentialisme : « Au-delà de toute forme d’existen-
tialisme, la pensée de Kierkegaard se présente [...] comme une ontologie
de l’existence » (p. 39). Henri-Bernard Vergote avait déjà largement dis-
sipé ce cliché mortifère en rendant attentif au fait que lire Kierkegaard,
c’est s’attacher à montrer que « l’idéalité que porte le langage n’est
qu’idéalité et qu’elle ne sera réalité que dans la mesure où, dans la certi-
tude subjective qu’il doit y avoir du sens et dans l’incertitude objective de
ce qu’il sera [...] – un sujet parlant voudra “devant Dieu” inscrire ou
“rédupliquer” dans la réalité ce qu’il en aura compris » (Sens et répétition,
Paris, 1982, t. 1, p. 30-31). D. Gonzalez postule que « l’élément positif de
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
120 Revue philosophique

la subjectivité demeure lié à une phénoménologie négative de l’expérience


religieuse » (p. 14). Dès lors, la pensée de l’existence doit « dépasser le
modèle kantien de la limitation du langage idéel » (p. 21). Et cette
« pensée de l’existence ne peut tout simplement se confondre avec la non-
philosophie » (p. 23, en référence et hommage à J. Colette, Kierkegaard et
la non-philosophie, cf. ci-dessus). L’ouvrage comporte des développements
sur la différence infinie, la temporalité, la structure de l’inter-esse,
l’extensif et l’intensif, l’instant, etc. En conclusion, D. Gonzalez insiste
sur le concept de manifestation en tant que définissant, chez Kierkegaard,
« l’événement de l’articulation de l’existence au langage comme articula-
tion du réel à l’idéalité. Penser cette articulation comme “manifestation”,
et non simplement comme synthèse cognitive ou comme décision pure,
c’est évidemment conduire la réalité et l’idéalité à un espace intermédiaire
qui est à la fois le lieu de la vérité et de la non-vérité de l’existence, le lieu
du rapprochement et de l’éloignement de l’existence à l’égard de sa vérité
propre » (p. 205).
Hélène POLITIS.

Martin J. Matuštík et Merold Westphal (éd.), Kierkegaard in Post/Moder-


nity, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1995,
XVI-304 p.
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Ce recueil de textes (en langue anglaise) innove par bien des aspects et
s’inscrit, tant théoriquement que polémiquement, dans l’actualité philoso-
phique (mieux d’ailleurs que dans une éventuelle « postmodernité », certes
commode du point de vue du titre de l’ouvrage). Les auteurs ont raison de
lutter ensemble contre trois lieux communs, hélas encore trop prégnants
aujourd’hui. En effet, il convient de dire bien haut que : 1 / Kierkegaard
n’est nullement réductible à son image de prétendu « père de l’exis-
tentialisme » – et, de toute façon, l’existentialisme a fait long feu ; 2 / Kier-
kegaard mérite d’être traité en philosophe plutôt qu’en penseur religieux
au sens restrictif et parfois péjoratif de l’expression ; 3 / Kierkegaard n’est
pas un irrationaliste. Oser instaurer un dialogue à plusieurs voix entre son
œuvre et celle de philosophes et penseurs appartenant de plein droit au
XXe siècle permet de vérifier ces trois assertions. Buber, Derrida, Gadamer,
Habermas, Heidegger, Irigaray, Kristeva, Lacan, Levinas, Sartre, Theu-
nissen, Wittgenstein sont ainsi amicalement convoqués et mis en relation
dialectique (« dialectique » au sens de dialogue, au sens de débat, au sens
aussi de production d’une pensée neuve) avec Kierkegaard par des lecteurs-
interprètes doués d’une belle sagacité intellectuelle : Wanda Warren Berry,
Alison Leigh Brown, John D. Caputo, Stephen N. Dunning, C. Stephen
Evans, Jürgen Habermas, Patricia J. Huntington, Tamsin Lorraine,
James L. Marsh, Martin J. Matuštík, William L. McBride, Robert L. Per-
kins, Robert C. Roberts, Calvin O. Schrag, Merold Westphal. Les analyses
thématiques ne manquent pas non plus dans ce recueil. Elles concernent
principalement l’éthique, l’inconscient, la question du féminisme, divers
problèmes sociopolitiques contemporains, cette énumération n’étant pas
exhaustive. C’est dire la qualité et l’intérêt de l’ouvrage, d’une lecture
constamment stimulante. Une traduction de ce livre en français serait tout
à fait opportune.
Hélène POLITIS.
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 121

Henri-Bernard Vergote, Lectures philosophiques de Søren Kierkegaard.


Kierkegaard chez ses contemporains danois, Paris, PUF, 1993, coll. « Phi-
losophie d’aujourd’hui », XII-340 p.

Les textes danois traduits et présentés ici par H.-B. Vergote s’éche-
lonnent de 1833 à 1844. Écrits dans une période de grande effervescence
intellectuelle qui fut aussi un moment de crise, ils ont une indéniable
valeur documentaire. Il y a au moins quatre raisons de s’intéresser à ces
textes. La première concerne la destinée historique de l’hégélianisme : si
l’on s’interroge sur sa réception hors d’Allemagne, il est intéressant de
connaître les liens philosophiques tissés entre le « petit » Danemark et son
voisin allemand dans les années qui suivirent la mort de Hegel (1831). La
deuxième raison touche plus spécialement Kierkegaard parce que celui-ci
maintient toujours ouvert le dialogue philosophique avec Hegel. En ce
sens, lire les « hégéliens danois » (Heiberg, Martensen, etc.) ou encore lire
ces Danois non hégéliens (Sibbern, Møller) qui manifestèrent souvent à
Hegel plus de vraie sympathie que certains hégéliens prétendus, c’est se
donner les moyens de mieux percevoir selon quels canaux Kierkegaard
prit connaissance du Système. La question de la réception de l’hégélia-
nisme au Danemark se prolonge donc en une question complémentaire,
celle de la formation de la pensée de Kierkegaard. La troisième raison pro-
longe la deuxième. En effet, voir se former la pensée de Kierkegaard tan-
dis qu’il s’attache aux élaborations post-hégéliennes de son époque, c’est
accéder simultanément à l’esquisse dynamique de son œuvre telle qu’elle
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apparaît dans ses notes de travail (Vergote donne d’utiles extraits des
Papiers philosophiques de Kierkegaard, encore fort mal connus du public
français). Attentif aux courants de pensée contemporains mais sans les
couper de leur histoire, Kierkegaard sait aller toujours aux sources des
authentiques problèmes et ne pas se laisser égarer par des énoncés à la
mode.
À ces trois raisons s’en ajoute une quatrième : la longue présentation
intitulée « Kierkegaard et la philosophie théocentrique » n’est pas une
simple introduction aux textes formant l’ouvrage mais elle enrichit les
acquis théoriques de Sens et répétition. Essai sur l’ironie kierkegaardienne
(Paris, Cerf/Orante, 2 tomes, 1982). Vergote y indique comment Kierke-
gaard riposte à la conception théocentrique contemporaine par une
démarche « théanthropique ». La pensée théocentrique résulte d’une laïci-
sation progressive de la théologie allemande, et le Système hégélien
marque l’aboutissement de cette pensée théocentrique qu’il dépasse en la
faisant s’achever en christocentrisme. Kierkegaard, qui n’ignore pas cette
histoire de la pensée allemande, se montre capable de ne pas confondre
Hegel avec ses épigones tout en produisant une véritable réfutation de
l’hégélianisme.
La sobriété du titre à double entente et l’humour discret du sous-titre
sont délibérément en retrait par rapport à la culture tonique et vigoureuse
que ce volume se propose de transborder du Danemark vers la France.
Kierkegaard disait plaisamment que, quand un Allemand souffle du vent,
il y a toujours un Danois prêt à l’avaler. Mais alors, quand des Danois souf-
flent autre chose que du vent, les lecteurs français ne doivent pas manquer
l’occasion d’en profiter.
Hélène POLITIS.

o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
122 Revue philosophique

Jean Wahl, Kierkegaard. L’Un devant l’Autre, Paris, Hachette Littéra-


tures, 1998, 320 p.

Le lecteur qui s’imaginerait, d’après la couverture de l’ouvrage, avoir


sous les yeux un livre posthume inédit de Jean Wahl découvrira à regret
qu’il ne s’agit que d’une rhapsodie de petits écrits allant de 1930 à 1963. Or
le même lecteur, s’il a lu les Études kierkegaardiennes (ÉK) de J. Wahl (ini-
tialement publiées chez Aubier en 1938 ; l’édition ultérieure chez Vrin est
incomplète), connaît déjà beaucoup de ces textes puisque les ÉK sont,
pour une large part, déjà constituées d’une reprise de textes plus anciens.
On joindra à ce simple constat quelques questions. Pourquoi ne pas
avoir donné ces textes dans leur ordre strictement chronologique ? Pour-
quoi ne pas avoir reproduit l’intéressant texte de Wahl sur Hegel et Kier-
kegaard paru en 1934 (« Hegel et Kierkegaard », communication au Con-
grès Hegel, Rome, 19-23 avril 1933) ? Pourquoi avoir ignoré les deux
préfaces rédigées par Wahl pour deux traductions de Kierkegaard par P.-
H. Tisseau (voir introduction à Crainte et tremblement, Paris, Aubier-
Montaigne, 1935 ; introduction au Concept d’angoisse, Paris, Alcan, 1935
– comparer d’ailleurs avec ÉK, chapitres 6 et 7) ? Pourquoi, alors que Hei-
degger est bien là dans les textes retenus, Jaspers manque-t-il, lui qui est
pourtant si présent dans les ÉK en leur version complète de 1938 ? Et
pourquoi avoir choisi un titre si contourné ? Pourquoi ne pas avoir men-
tionné clairement sur la couverture qu’il s’agit en fait d’un florilège ? Pour-
quoi d’ailleurs avoir évité d’indiquer sur cette même couverture les noms
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des deux chercheurs (V. Delecroix et F. Worms) qui se sont intéressés en
commun à la constitution de ce petit livre ?
En dépit de ces incontestables réserves quant à la « scientificité » de
l’ouvrage (et tout cela aurait sûrement amusé Wahl presque autant que
Kierkegaard), on apprécie évidemment que soient offerts à un public renou-
velé les passionnants et si originaux textes de Wahl. Avec le recul des ans, on
voit de mieux en mieux, en effet, comment Wahl s’inscrit dans son temps, de
quelle façon sa lecture est datée, quelle grille d’interprétation personnelle il
applique aux auteurs qu’il lit. Mais aussi sa lecture fait date, elle s’élève bien
haut au-dessus de certains autres commentaires. E. Levinas, évoquant
l’œuvre de Wahl, y découvrait « le secret d’une lumière clignotante qui nous
fait signe. Ce scintillement – cet Autre dans le Même – cette transcendance
– cet éveil du Même par l’Autre – ce pointillisme de la lumière, aiguë par ce
scintillement – n’est-il pas l’ineffable où une parole déchirant les oreilles se
tait au sein même du propos qu’on entend ? » (Jean Wahl et Gabriel Marcel,
Paris, Beauchesne, 1976, p. 31).
Hélène POLITIS.

Nietzsche

Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, Paris, Hatier, 2001, traduction


originale, notes et analyses d’Éric Blondel, coll. « Les Classiques Hatier
de la philosophie » no 21, 208 p.

Éric Blondel avait déjà proposé la traduction et le commentaire


d’environ la moitié du Crépuscule des idoles en 1983 (« Profil Hatier »,
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 123

no 708). Une version considérablement enrichie est maintenant disponible,


puisque la totalité du texte original y est traduite. L’intégralité des
« Raids d’un intempestif » (et non plus simplement son premier para-
graphe), « Ce que je dois aux Anciens » et « Le marteau parle » ont donc
été ajoutés à l’édition précédente par ailleurs révisée (un exemple : la judi-
cieuse explication du choix de traduction de Streifzug par « raid », p. 182).
Grâce au commentaire général (p. 140 à 156) et aux analyses de chacun des
chapitres (p. 157 à 191), cette œuvre dense et difficile perd de son hermé-
tisme immédiat tout en conservant sa force philosophique. Ainsi, la dimen-
sion énigmatique du sous-titre de l’ouvrage – « Comment on philosophe
au marteau » – se résorbe dès lors que l’on comprend bien la méthode du
philosophe-généalogiste ainsi que sa portée (le commentaire p. 144 à 147,
mais aussi p. 192 et 193).
Dans cette nouvelle édition, un glossaire a été ajouté. À cet égard, les
approches de thèmes aussi importants que la « généalogie », la « volonté
de puissance », la « mort de Dieu » par exemple ne peuvent qu’instruire le
lecteur, tout comme l’index commenté des noms propres. Enfin, la grande
érudition dont témoignent les notes est un véritable cadeau, car pourrait-
on vraiment comprendre Nietzsche sans bases certes philosophiques,
mais également philologiques, historiques et théologiques ? Proposer au
lecteur cet éclairage savant, c’est lui permettre de s’approprier réelle-
ment l’ouvrage, c’est-à-dire de l’accueillir sans plaquer sur lui une grille de
lecture façonnée par « l’air du temps ». Signalons en outre que les notes
remaniées sont plus nombreuses que dans l’édition précédente. Elles évi-
tent aussi bien le piège de la contextualisation à outrance que celui de
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la philosophie « pure », « intemporelle », surgie ex nihilo et donc réduc-
tible à un simple dialogue entre auteurs, en ouvrant au monde vivant de
la culture, si cher à Nietzsche.
Ce petit volume est à recommander vivement, aussi bien à l’élève de
Terminale qu’à l’étudiant ou au chercheur confirmé. Plus simplement : à
n’importe quel esprit curieux de la pensée de Nietzsche, car, en sus de son
style vif et alerte qui le rend souvent fort plaisant, le Crépuscule des idoles
est bien une œuvre philosophique de premier plan.

Blaise BENOIT.

Jean-François Balaudé et Patrick Wotling, Lectures de Nietzsche, Paris,


Librairie générale française, 2000, coll. « Le Livre de Poche. Réfé-
rences », 475 p., 50 F.

Jean-François Balaudé et Patrick Wotling ont eu l’heureuse idée de


proposer dans une collection accessible à tous un recueil d’articles réelle-
ment exceptionnels consacrés à Nietzsche, la plupart anciens et fort diffi-
ciles à se procurer.
Le texte décisif de Richard Roos, « Les derniers écrits de Nietzsche et
leur publication » (1956), ouvre cette belle série et fragilise à jamais le
statut d’ « ouvrage » pour La volonté de puissance, au vu du travail de sape
effectué par Élisabeth Förster-Nietzsche. Son « Nietzsche et Épicure :
l’idylle héroïque » (1980) insiste sur la difficulté à figer le rapport entre-
tenu par ces deux penseurs, la distance étant inséparable d’une proximité
étonnante. Les travaux de fond d’Éric Blondel sont également à l’hon-
neur : la conférence « Les guillemets de Nietzsche : philologie et généa-
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
124 Revue philosophique

logie » (1972) s’attarde sur une curiosité typographique apparemment


anodine mais qui permet en fait de prendre au piège le discours moral, dès
lors enserré dans le texte nietzschéen qui le force – dans une logique de tra-
duction – à avouer sa liaison au corps, pourtant déniée. Le commentaire de
certains aphorismes de Par-delà Bien et Mal, dans « Ruminations » (1989),
complète cette méthode de l’art de (bien) lire. Patrick Wotling affronte
« le rôle des sentiments dans l’analyse nietzschéenne de la morale » avec
l’article « Affectivité et valeurs », qui permet de saisir le lien entre généa-
logie et volonté de puissance, ce que confirme « La morale sans méta-
physique », qui restitue l’importance de ces deux concepts pour rendre
friable l’apparente connivence entre Nietzsche, Darwin et Spencer (ces
deux textes sont des versions considérablement développées de travaux
parus – sous des titres d’ailleurs différents – dans le Dictionnaire d’éthique
et de philosophie morale, PUF, 2e éd., 1997, sous la direction de Monique
Canto-Sperber). L’article capital de Michel Foucault, « Nietzsche, la
généalogie, l’histoire » (1971), éclaircit très précisément ces deux notions
en abordant notamment le vocabulaire de l’origine (Ursprung, Herkunft,
Entstehung). Henri Birault, avec « Sur un texte de Nietzsche : “En quoi,
nous aussi, nous sommes encore pieux”, construit une lecture restée
célèbre du § 344 du Gai Savoir, cruciale pour approcher l’épineuse question
du statut nietzschéen de la vérité. Ce volume présente également deux
études inédites et brillantes, proposées par deux jeunes chercheurs :
« Fatalisme et volontarisme chez Nietzsche », de Jeanne Champeaux, qui
tente de dénouer l’opposition entre l’éternel retour comme pensée inhi-
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bante et le projet de faire advenir un nouveau type d’homme, en revenant
notamment sur la notion de « volonté » ; « Nietzsche législateur », de
Yannis Constantinidès, qui considère la « grande politique » et la problé-
matique de l’ « élevage » en dévoilant une dette d’emblée très surprenante
de Nietzsche vis-à-vis de Platon.
Cet ouvrage illustre donc de fort belle manière la vitalité des études
nietzschéennes en France.
Blaise BENOIT.

Antonia Birnbaum, Nietzsche, les aventures de l’héroïsme, Paris, Payot,


2000, 293 p., 145 F.

Retrouver toute la profondeur de la phrase de Walter Benjamin


d’après laquelle « le héros est le vrai sujet de la modernité » est l’ambition
de ce livre, qui « vise à repérer les enjeux nouveaux dont se trouve investi
le motif héroïque lorsqu’il est associé à la modernité » (p. 12). La pensée de
Nietzsche, dans ses oppositions internes, dans ses déplacements perpétuels,
est alors adoptée à titre de fil conducteur. Avec beaucoup de finesse
d’analyse, Antonia Birnbaum pointe les hésitations, les tensions, voire les
volte-face d’un Nietzsche confronté à une thématique sans cesse en travail.
On aurait donc tort de croire que, d’après ce dernier, le héros serait pure-
ment et simplement identifiable au surhomme ou à l’aristocrate, car
« l’héroïsme nietzschéen [...] oscille incessamment entre un élan émancipa-
teur provenant de l’univers démocratique, pour lequel l’affirmation des
différences est synonyme de liberté, et une exaltation mythologique d’un
type aristocratique apte à figurer la grandeur d’un peuple » (p. 283). Le
héros n’est pas un type pur, il est irréductible à une sorte de substance
figée ; il est à chercher par exemple du côté de l’esprit libre (qui devient
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 125

héros, p. 179) ou du bouffon (dans l’optique de la « perturbation héroïque


de l’ordre », p. 186).
Ce beau livre est donc à double entrée. Le politique, comme « perpé-
tuelle remise en débat collective de l’être-ensemble » (p. 214), y est ques-
tionné avec radicalité à l’occasion de cette approche de l’héroïsme qui nous
extirpe de notre sommeil résigné et désabusé au profit du « courage de pen-
ser » (p. 284) : les contours de la liberté du héros moderne s’y dessinent pas
à pas. De façon pleinement complémentaire, cet axe d’investigation est
servi par une étude des écrits de Nietzsche tout à fait instructive pour les
amateurs de ce philosophe. À cet égard, le chapitre VIII, par exemple, est
une petite merveille d’analyse nuancée et incisive, qui montre patiemment
comment Nietzsche est difficile à situer dans le débat égalité/inégalité,
démocratie/aristocratie (ou hiérarchie).
Pour l’originalité de son questionnement et la subtilité de son rapport
aux textes, cet ouvrage dense et néanmoins très clair mérite incontestable-
ment une lecture attentive.
Blaise BENOIT.

Giorgio Colli, Nietzsche. Cahiers posthumes III, Paris, L’Éclat, 2000,


224 p., 110 F.

L’édition des Cahiers posthumes de Giorgio Colli se poursuit avec un


volume qui se présente comme une méditation personnelle effectuée durant
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l’édition des œuvres de Nietzsche. Un premier volume portait le titre de
Philosophie de la distance1, et bientôt nous sera donné un volume consacré à
une philosophie du contact. Le texte a été établi par le fils de l’auteur,
Enrico Colli, la traduction est due à Patricia Farazzi. Enrico Colli nous dit
dans quel état il a trouvé les notes de son père ; il a conservé la numérota-
tion de ses carnets. La philosophie de Nietzsche est qualifiée de faible,
parce qu’il voulait représenter à la fois la grandeur du monde moderne et
son échec, d’où l’importance de la notion de décadence. S’il cherche à
détruire, c’est pour reconstruire du plus élevé, ce qui se dépasse. L’ascé-
tisme et la tendance à la vie intérieure, l’échec de la période universitaire
ont, par compensation, entraîné le déchaînement de la force vitale que la
maladie transforme en malédiction.
On remarquera les notes consacrées à la place de l’histoire, au manque
de capacité déductive. Le rapport à Schopenhauer, au fil des remarques,
montre la mutation de la volonté de vivre en volonté de grandeur et de
puissance, ou comment la pensée réagit sur la vie, au point de s’y
confondre. L’étude de la relation à la religion fait apparaître la naissance
d’un prophète religieux, au pessimisme affirmatif, aristocratique. L’étude
du temps conduit à la dévalorisation de celui-ci dans la conception de
l’éternel retour. L’attitude envers Platon n’est pas simplificatrice, mais
Nietzsche a un lien fort avec les présocratiques. On notera également la
signification des jugements sur Goethe, sur la place de la musique, sur sa
position par rapport à la raison.
Des appendices donnent des notes précises au fil de la plume, qui peu-
vent apparaître comme des projets de livres ou d’études, de développe-
ments ultérieurs. Puis ce sont deux fragments sur Fichte et sur Hegel.

1. Cf. Revue philosophique, 1994-4, p. 493.


o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
126 Revue philosophique

Enfin, une postface due à Sandro Barbera reprend un texte de 1989 sur le
rapport de Nietzsche avec le monde grec, dans une confrontation avec
Burckardt. Nietzsche n’a pas écrit sur la Grèce un ouvrage monogra-
phique, mais, pour Colli, c’est à partir de l’attitude de Nietzsche envers la
Grèce que l’on pourrait trouver l’unité de sa pensée, dont Sandro Barbera
présente les éléments. Ainsi, tout au long de cette lecture, on trouve des
ouvertures suggestives sur l’œuvre de Nietzsche, sur les aspects heurtés de
ses écrits, comme sur les attitudes qui rendent primordiales les relations
d’un auteur avec sa pensée.
Michel ADAM.

Yannis Constantinidès, Nietzsche, Paris, Hachette, 2001, coll. « Prismes »,


192 p., 9,60 E.

La pensée de Nietzsche est l’objet de tant d’interprétations aux anti-


podes les unes des autres qu’un choix de textes est fort utile pour le lecteur
souvent un peu désorienté, voire perplexe. Mais le livre proposé est plus
qu’une simple anthologie. Il comporte une introduction à la fois précise et
vivante – bien appuyée sur la correspondance mais également sur les pré-
faces de 1886 – qui insiste à juste titre sur le style spécifique de chacun des
ouvrages de l’auteur. Tout en dénonçant les contresens les plus grossiers
que la philosophie nietzschéenne a suscités, Yannis Constantinidès a le
mérite de ne pas présenter un Nietzsche affadi ou édulcoré. Le « long cres-
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cendo [...] polémique » (p. 26) de sa pensée est abordé avec justesse : « Les
“raids” [...] se font de plus en plus violents [...] d’œuvre en œuvre. On peut
en ce sens affirmer qu’il y a une véritable économie de guerre dans les écrits
publiés de Nietzsche, dans la mesure où il s’agit d’inverser les valeurs
régnantes » (p. 26-27). Cette riche introduction est complétée par une chro-
nologie, un glossaire précieux et une bibliographie commentée.
Yannis Constantinidès a consacré un soin réel au choix des textes, sou-
vent retraduits ; chacun d’eux est introduit et commenté tout en conser-
vant en permanence le souci de l’autonomie du lecteur. L’organisation des
chapitres retrace l’itinéraire de ce dernier, confronté tout d’abord à des pro-
blèmes de méthode, avant de progresser dans sa maîtrise du contenu de
l’œuvre. Ainsi, « Lire et écrire » (chap. 1) présente des textes centrés sur
l’art de lire réclamé par l’écriture protéiforme de Nietzsche, puis « Nietzsche
et la philosophie » (chap. 2) revient sur la façon nietzschéenne de philoso-
pher, empreinte de sens historique et liée au « corps ». « La morale comme
problème » (chap. 3), « La politique de l’avenir » (chap. 4), « Liberté de
l’esprit et destin » (chap. 5), « De la “métaphysique d’artiste” à la “physio-
logie de l’art” » (chap. 6) développent alors les grands thèmes de cette
pensée si difficile. Le souci du détail érudit et accessible autant qu’instructif
est constamment à l’œuvre, et écarte le spectre toujours redoutable de la
juxtaposition convenue : à titre d’illustration, introduire l’analyse du « res-
sentiment », proposée dans La généalogie de la morale (I, 10, p. 93-94), au
moyen d’un extrait des Carnets du sous-sol de Dostoïevski, lu par Nietzsche
et reconnu par lui comme influence déterminante, délivre vraiment au lec-
teur une clé fructueuse pour comprendre la méthode généalogique.
Donner accès à la pensée de Nietzsche sans la simplifier est le pari déli-
cat et courageux que cet ouvrage sait fort bien tenir.
Blaise BENOIT.
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 127

Alessandro Di Chiara (éd.), Friedrich Nietzsche. 1900-2000, Gênes, Il


Melangolo, 2000, 256 p., 15,50 E.

On sait l’attachement de Nietzsche pour la côte ligure. Pour cette rai-


son, un congrès international de philosophie s’est tenu à Rapallo du 14 au
16 septembre 2000 pour commémorer le 100e anniversaire de la mort de
Nietzsche. Le séjour de Nietzsche à Rapallo en 1882 et 1883 fut favorable à
la réalisation du Zarathoustra ; il était donc juste que cette ville lui rendît
hommage.
Après un rappel de l’actualité de Nietzsche (C. Angelino) sont abordés
le thème de l’éternel retour dans la philosophie contemporaine (E. Seve-
rino), la vérité comme exercice mouvant de la métaphore (G. Benelli), puis
l’éternel retour de l’identique dans le Zarathoustra (M. Brusotti). Les
faits et leurs interprétations (M. Ferrari) conduisent à l’étude du positi-
visme de Nietzsche. E. Matassi aborde le Lied dans la création musicale
nietzschéenne. F. d’Agostini consacre son approche au nihilisme et à la
base logique de la métaphysique. Le thème de l’autre selon Nietzsche est
visité par F. Samarari à travers les personnages du chapardeur, du barbare
et du jardinier. L. Battaglia se consacre à l’image de la femme chez
Nietzsche. D. Sacchi propose une lecture de Nietzsche à travers les travaux
de Deleuze sur l’essence de la négation et l’univocité de l’être. A. Di Chiara
analyse le pathos de la distance et G. Baget-Bozzo confronte Nietzsche et
Maître Eckhart. Deux études en allemand sont consacrées au regard de
Nietzsche sur Goethe et l’Allemagne (D. Borchmeyer) et au thème du sur-
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homme (R. Safranski). Enfin, D. Venturelli étudie la douleur et le pro-
blème de la sensibilité chez Nietzsche.
La variété et la complémentarité des thèmes abordés conduisent à
recommander cette publication, dont chaque étude se caractérise par une
précision et un sérieux de qualité.
Michel ADAM.

Mathieu Kessler, L’esthétique de Nietzsche, Paris, PUF, 1998, coll. « Thémis-


Philosophie », X-259 p., 148 F.

Dans la mesure où le goût y joue le rôle de fondement des valeurs, on ne


peut s’intéresser à la pensée de Nietzsche sans considérer l’esthétique. Mais,
trop souvent, celle-ci est abordée comme une simple étape obligée. À
l’inverse, l’ouvrage proposé a le mérite de se centrer sur ce thème capital,
afin de reconstruire l’évolution de la première esthétique de Nietzsche,
romantique, baptisée « métaphysique d’artiste », vers la seconde, classique,
définie comme « physiologie de l’art ». Cette transformation est l’expres-
sion de l’avènement des concepts fondamentaux de la philosophie de
Nietzsche : « Le romantisme est synonyme de crise et de nihilisme tandis
que le classicisme est l’affirmation de la volonté de puissance la plus haute »
(p. 4). La restitution de la dynamique propre à ce mouvement éclaire effica-
cement le lecteur, trop souvent perdu dans le labyrinthe des fragments pos-
thumes ou dans cette œuvre difficile qu’est La naissance de la tragédie. À
titre d’exemple, les métamorphoses de Dionysos deviennent intelligibles :
« Le premier Dionysos est fondé métaphysiquement sur un arrière-monde
(l’Un originaire) tandis qu’il sera par la suite le lieutenant de ce monde-ci »
(p. 3, à prolonger par toute la première partie : « Les métamorphoses
d’Apollon et Dionysos », p. 13-152). Cette recherche permet encore de
o
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128 Revue philosophique

modifier bon nombre d’idées reçues, qui figent en oppositions strictes


des nuances en devenir. À cet égard, l’investigation considère avec soin
l’ « importance accrue accordée aux critères de l’esthétique apollinienne
dans la rivalité des modèles artistiques apollinien et dionysien » (p. 13),
mais aussi l’effacement de la frontière entre le rêve et l’ivresse (p. 125-152),
de même que la progressive inversion de la hiérarchie musique/arts plasti-
ques (p. 191-214) – consécutivement à l’affranchissement de l’influence
prégnante de Wagner (p. 188-191) –, qui implique la valorisation du beau
intéressé contre le sublime romantique (p. 195). Dans son cheminement,
l’auteur déploie une réelle puissance conceptuelle, comme l’atteste la pro-
duction patiente de la notion de « formalisme classique » (p. 118, 155-159 et
163-167, notamment ; mais toute la deuxième partie : « La genèse du for-
malisme classique », p. 155-238, est précieuse), très utile pour bien com-
prendre le renversement que la pensée de Nietzsche opère entre la forme et
le contenu : « Nietzsche ne reprend [...] pas la distinction du sens commun
qui sépare artificiellement forme et contenu et dont l’esthétique de Hegel
demeure sans doute encore trop proche, mais il exige du penseur qu’il réflé-
chisse la forme comme “contenu” et le contenu comme réversible dans le
concept même de pure “forme” » (p. 165). Trop souvent réduite à des for-
mules rapides et dispersées, l’esthétique de Nietzsche méritait incontesta-
blement cette contribution majeure.
Blaise BENOIT.

Mathieu Kessler, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique,


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Paris, PUF, 1999, coll. « Thémis-Philosophie », 312 p., 198 F.

Cet ouvrage développe un projet ambitieux et inédit : tenter « une


expérience avec la philosophie de Nietzsche : voir jusqu’où on peut aller,
au plus proche des textes, avec la notion d’art » (p. 2). Ce point de départ
implique de considérer toute la démarche de Nietzsche comme « une esthé-
tique généralisée dont l’esthétique spécialisée – l’esthétique des œuvres
d’art – est une partie, au même titre qu’une autre » (p. 8). Est-ce à dire que
Nietzsche serait avant tout un « esthète », au sens de la primauté du
retrait et de la pose contemplative ? Et, dans ce cas, que faire des nom-
breux textes polémiques d’un Nietzsche préoccupé au plus haut point par
le devenir de la civilisation ? La recherche proposée résorbe cette contra-
diction première. La philosophie de Nietzsche est un combat contre le nihi-
lisme, par définition fuyant (p. 10-11), et c’est à ce titre que l’art est mobi-
lisé (p. 15). La première partie, « Nihilisme et conception métaphysique de
l’existence » (p. 31-79), identifie l’ennemi pernicieux, si difficile à circons-
crire, en s’aidant notamment d’une étude précise des réseaux métapho-
riques propres à l’écriture nietzschéenne (la « maison » ; la « mer »), mais
également de la question du suicide, et de l’éclaircissement du sens même
de la notion de volonté de puissance. C’est la redéfinition de l’art en un sens
générique, comme « mode d’existence de la volonté de puissance comprise
en tant que processus circulaire » (p. 78), qui ouvre sur la deuxième partie :
« L’inversion esthétique de toutes les valeurs » (p. 83-301). Ce deuxième
volet, d’une grande originalité, pense la « morale esthétique de Nietzsche »
(p. 96) à partir du goût comme fondement. Cet axe permet de comprendre
l’ « immoralisme » nietzschéen dans l’ordre du jugement réfléchissant
(p. 108, 114, 119) et de construire le concept d’ « impératif esthétique »
(p. 173) afin d’orchestrer une confrontation rigoureuse et féconde avec la
o
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Analyses et comptes rendus 129

morale kantienne, ce qui constitue indéniablement l’un des « moments


forts » de l’ouvrage. La transvaluation esthétique des valeurs s’applique
ensuite à la politique, puis à la vérité et enfin à la religion, de telle sorte que
l’itinéraire annoncé, « le dépassement esthétique de la métaphysique », est
pleinement respecté.
Pensée de l’évaluation dans tous les domaines, la philosophie de
Nietzsche est bien d’abord une philosophie du goût, comme pierre angulaire
de l’ « anti-nihilisme esthétique » (p. 8). Ce fil conducteur tout à fait
convaincant, ainsi que la densité des analyses de détail, font de cet ouvrage
situé à contre-courant de la tradition heideggérienne – qui réduit le geste
de Nietzsche à cinq « paroles métaphysiques » – une interprétation de
premier plan.
Blaise BENOIT.

Pierre Montebello, Nietzsche, la volonté de puissance, Paris, PUF, 2001,


coll. « Philosophies », 127 p., 49 F.
La notion de « volonté de puissance » a fait l’objet d’analyses et de
commentaires innombrables, mais ce livre n’a rien de la synthèse convenue
de débats précédents. Il s’agit d’une lecture réellement personnelle, dense
et rigoureuse, du statut de cette expression capitale dans la dernière philo-
sophie de Nietzsche. S’appuyant principalement sur des fragments posthu-
mes, l’auteur récuse les lectures de la volonté de puissance comme être ou
essence, et privilégie la catégorie de la relation, dont le pivot est la notion
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de pathos, non conçue comme « pâtir » mais redéfinie dans l’ordre du « sen-
tir » (p. 24) : « La dimension pathologique de la volonté de puissance n’est
pas autre chose que la relation d’action entre les forces qui dessine simulta-
nément pour chacune d’elles son être affectif » (p. 25). Mais si tout est jeu de
forces pluriel, alors la volonté de puissance a-t-elle encore une unité et
peut-elle encore se dire au singulier ? Certes, Pierre Montebello suit Wolf-
gang Müller-Lauter dans son refus des interprétations de Jaspers ou Hei-
degger qui considéraient – avec des différences notables, il est vrai – la
volonté de puissance comme un principe métaphysique, mais il s’écarte
du verdict selon lequel « le monde dont parle Nietzsche se révèle être un
jeu réciproque de forces, c’est-à-dire de volontés de puissance » (Nietzsche.
Physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia, 1998, p. 48), au nom de
la « structure isomorphique de la volonté de puissance » (p. 32) : « Nietzsche
parle simultanément de volonté de puissance au singulier et au pluriel : il y
a un sens univoque et singulier de la volonté de puissance qui est d’être rela-
tion mais qu’on appréhende seulement dans le pluriel affectif des forces »
(p. 35). Cette ontologie de la relation débouche sur six conséquences éclai-
rantes (p. 37 à 74), impossibles à détailler ici. Notons simplement, dans un
choix nécessairement arbitraire, une critique convaincante de l’addition
deleuzienne d’un « vouloir interne » à la force (p. 46), qui implique la for-
mule restée célèbre d’après laquelle « la force est ce qui peut, la volonté de
puissance est ce qui veut » (Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962,
p. 57), réfutée p. 49 à 53. L’auteur se consacre ensuite aux trois formes con-
crètes de la relation : « sentir, penser, vouloir » (chap. 3). Cette piste per-
met de mieux comprendre le monde de la volonté de puissance et, plus pré-
cisément, les rapports entre mondes organique et inorganique, d’emblée
difficiles à identifier, mais ramenés par l’auteur à une « communauté de
nature, une identité d’essence » (p. 100), dans la mesure où tout « ce qui s’y
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
130 Revue philosophique

équilibre [...] est encore au service de la création d’unités de forces plus


grandes » (p. 109). Un précieux dernier chapitre est alors consacré à la
généalogie des valeurs qui sont à l’origine de cette création. Il distingue
« les forces de répétition sans mémoire, les forces d’assimilation avec
mémoire, les forces de création brisant le cadre de la mémoire » (p. 118), et
clarifie donc vraiment le jeu des forces dans la volonté de puissance. Dès
lors, au terme de cette étude instructive, précise et vivante, le lecteur ne
peut qu’éprouver de la gratitude vis-à-vis de l’auteur.
Blaise BENOIT.

Wolfgang Müller-Lauter, Über Werden und Wille zur Macht. Nietzsche


Interpretationen I, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1999, XIV-
398 p.
Wolfgang Müller-Lauter, Über Freiheit und Chaos. Nietzsche Interpreta-
tionen II, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1999, XVI-436 p.
Wolfgang Müller-Lauter, Nietzsche Interpretationen III. Heidegger und
Nietzsche, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2000, XVIII-386 p.
On complète ici la présentation proposée par Éric Blondel dans La
Revue no 3/2000 des travaux remarquables de Wolfgang Müller-Lauter,
trop peu connus en France.
Le premier volume, Du devenir et de la volonté de puissance, contient six
études distinctes et complémentaires. L’article introductif, « Le problème
de la contradiction dans la philosophie de Nietzsche », part de la perplexité
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du lecteur, dérouté par les multiples contradictions que l’œuvre présente,
afin de mieux les ancrer dans la volonté de puissance, irréductible à l’unité.
Ce trajet est l’expression de la rigueur, car, certes, la logique s’étonne des
contradictions mais, devenue, elle en est l’expression. Aussi, loin de mani-
fester la stabilité d’un principe métaphysique, la volonté de puissance doit
être clairement située dans l’horizon du devenir. Les deux textes qui sui-
vent ont été publiés en français sous le titre Nietzsche. Physiologie de la
volonté de puissance (Paris, Allia, 1998 ; traduction de Jeanne Champeaux,
précédée d’une présentation de Patrick Wotling intitulée « Le monde de la
volonté de puissance », 184 p., 140 F). Dans « La pensée nietzschéenne de
la volonté de puissance », l’auteur propose une analyse des sens de cette
expression, afin de préciser qu’ « il n’y a que des volontés de puissance per-
pétuellement en situation de rivalité et de concurrence, que la volonté de
puissance n’a pas de réalité indépendamment du jeu concret et démultiplié
de ces processus particuliers qui interprètent et s’entre-interprètent »
(P. Wotling, p. 18). « L’organisme comme lutte intérieure » précise
l’influence de W. Roux sur Nietzsche qui lui a emprunté des notions,
notamment pour dénoncer, à partir d’une terminologie scientifique, la
surestimation darwinienne de l’extériorité. Plus généralement, cet article
montre ce que la conception nietzschéenne du corps doit aux sciences de la
nature de son époque, mais aussi ce qu’elle présente d’irréductible à celles-
ci, puisqu’elle rejette le mécanisme. L’impact moral et politique de la
volonté de puissance est abordé avec « De l’orgueil et de la vanité chez
Kant, Schopenhauer et Nietzsche ». Les deux premiers ont traité la com-
munauté de façon paradoxale, à partir de l’individu pour autant qu’il
aspire à surpasser autrui comme l’attestent l’orgueil, la vanité ou la fausse
humilité et, bien sûr, l’insociable sociabilité. Mais Nietzsche, apparemment
héritier de ces conceptualisations, radicalise la tension en refusant de
o
Revue philosophique, n 1/2003, p. 103 à p. 136
Analyses et comptes rendus 131

l’atténuer au moyen de la notion de « personne ». S’il utilise effectivement


le terme, il le subvertit néanmoins dans son approche de la « personne soli-
taire » (Solitär-Person), qui jette les bases d’une société aristocratique.
« Sur le devenir, le jugement, le dire-oui » approche l’ « héraclitéisme » de
Nietzsche qui accentue la tendance de la pensée du XIXe siècle à valoriser
« la fluidité de tous les concepts, types et espèces » (KSA, t. 1, p. 319). La
première partie se consacre à l’émergence du jugement, dans sa liaison à la
croyance et aux évaluations issues de la volonté de puissance ; la deuxième
articule le « dire-oui » dionysiaque à l’éternel retour. Enfin, « La Volonté
de Puissance comme livre de la “crise” de l’interprétation philosophique de
Nietzsche » revient sur les perceptions spécifiques de Baeumler, Heidegger,
Jaspers, Löwith, Schlechta et Fink du « livre » controversé, posant en cela
le problème du statut des fragments posthumes.
Le deuxième volume, De la liberté et du chaos, contient trois études.
« La décadence artistique comme décadence physiologique », a été tra-
duite dans La Revue no 3/1998 par Éric Blondel, Ole Hansen-Løve et Théo
Leydenbach, p. 275 à 292. Elle s’intéresse à l’analyse généalogique de la
décadence appliquée à Wagner afin de mettre au jour la triple signification
de la notion de « physiologie » chez Nietzsche. Le corps est alors pensé
comme parabole (Gleichnis) du jeu combiné des volontés de puissance (FP
de juin-juillet 1885, 37 [4], KSA, t. 11, p. 577) et la décadence comme
désorganisation d’un ensemble ordonné, à l’inverse de la vie ascen-
dante représentée par Dionysos. Sous le titre « Liberté et volonté chez
Nietzsche », l’article suivant considère la « résolution » du problème de la
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liberté de la volonté au moyen de la notion de nécessité. Pour autant, celle-
ci provient d’un schéma causal inadéquat : cause et effet figent et donc tra-
hissent le processus complexe du devenir. Dès lors, le fait que l’homme
s’interprète comme libre ou non ne fait qu’exprimer une volonté de puis-
sance forte ou faible. L’ultime étape de ce beau parcours, développée
en 281 pages (excursus compris), s’intitule « “Tout” et “Totalités” dans la
philosophie de Nietzsche ». Par « Totalités », il faut entendre les « unités »
fluctuantes dont la puissance peut s’accroître ou diminuer, que l’on fasse
référence aux organismes inférieurs, à l’homme, aux sociétés ou aux États.
Le « Tout » est, quant à lui, irréductible à l’organisme et ne peut prétendre
à l’unité ; la notion de « Chaos » révèle son fond propre. La première partie
– « Le Tout comme Chaos et le Chaos en l’homme » – montre que c’est en
puisant à cette source que l’homme nouveau peut advenir ; la deuxième
– « Le Tout et l’économie » – et la troisième – « Durabilité et autres pro-
blèmes d’économie à la lumière de la pensée du retour » – s’interrogent sur
l’influence peu connue de l’économiste A. Herrmann sur Nietzsche afin de
fournir un nouvel éclairage aux rapports qu’entretiennent les notions cru-
ciales d’éternel retour et de volonté de puissance.
Ces contributions décisives pour la bonne intelligence de l’œuvre de
Nietzsche ne peuvent qu’entretenir la perplexité : pourquoi l’intégralité
des travaux de ce grand interprète n’est-elle pas traduite en français ?
Pourquoi se priver de ces lectures patientes, sobres et profondes ?
Le Heidegger und Nietzsche est plus complexe qu’il ne le semble, car
l’auteur, au moyen d’études probantes sur les relations entretenues entre
ces deux pensées, revient en creux sur son propre itinéraire : celui d’un
jeune Allemand vivant à l’Est, méfiant envers le Nietzsche de la propa-
gande nazie et d’abord lecteur de L’Être et le Néant avant de se laisser ten-
ter par la rigueur de Sein und Zeit. Mais la précision de son analyse de
o
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132 Revue philosophique

l’œuvre de Nietzsche ne cesse de s’affirmer avec le temps et culmine dans


une contribution véritablement magistrale – Nietzsche, seine Philosophie
der Gegensätze und die Gegensätze seiner Philosophie ( « Nietzsche, sa philo-
sophie des contradictions et les contradictions de sa philosophie » ), Berlin-
New York, W. de Gruyter, 1971, hélas non traduite en français – dans
laquelle la conception de la volonté de puissance comme principe métaphy-
sique est repoussée. Débattre avec Heidegger, avec Nietzsche, avec Hei-
degger lecteur de Nietzsche : trajectoires multiples ayant en définitive
l’unité de la construction de soi pour objet. Mais, pour notre plus grand
plaisir de lecteurs, l’une des interprétations les plus puissantes de l’œuvre
de Nietzsche en résulte.
Dans ce troisième tome, après un bref historique ( « Les étapes de la
lecture heideggérienne de Nietzsche » ), Wolfgang Müller-Lauter propose
une étude (« Conséquences de l’historicisme pour la philosophie actuelle »,
1961) essentiellement consacrée à Heidegger et à son rejet du relativisme
historique, la pensée de Nietzsche n’intervenant qu’à titre d’exemple. La
confrontation s’effectue en fait en deux regroupements : « L’essence de la
volonté et le surhumain », très complet sur les transformations de la vision
heideggérienne de l’ « Übermensch », est effectivement difficilement disso-
ciable de l’article qui suit ( « Heidegger et “l’esprit de vengeance” dans le
Zarathoustra » ), dans la mesure où celui-ci privilégie l’éternel retour et
celui-là la volonté de puissance. Un deuxième volet massif – « Le nihilisme
comme histoire et comme décision », « Du nihilisme et de la possibilité de
le surmonter », et un dernier texte consacré à la lecture de Gianni Vat-
timo : « Nietzsche et Heidegger comme penseurs nihilistes » – poursuit et
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termine ce recueil en montrant que Wolfgang Müller-Lauter est un com-
mentateur indispensable mais également un philosophe à part entière,
préoccupé au plus haut point par le problème que pose notre civilisation de
façon urgente : le dépassement du nihilisme.
Blaise BENOIT.

Jacques Ponnier, Nietzsche et la question du moi, Paris, PUF, 2000, coll.


« Philosophie d’aujourd’hui », XIV-257 p., 152 F.

Dans la mesure où Nietzsche propose une critique de la philosophie


au nom de la psychologie, pourquoi refuser d’appliquer à ses textes la
méthode par lui dégagée, « tout lecteur étant appelé à s’inscrire dans la
chaîne en retournant sur (contre) l’auteur la mise en question » (p. 2) ? Tel
est l’axe de lecture de Jacques Ponnier, qui revendique un fil conduc-
teur psychanalytique. Placé au centre de l’investigation, le « moi » de
Nietzsche révèlerait alors une tension entre les exigences de dépassement et
de conservation, entre « désirer et devoir être tout (expansion androgy-
nique), sans cesser d’être un (rétractation phallique) » (p. 241). La philo-
sophie nietzschéenne aurait donc pour fondement « les avatars de la rela-
tion entre ce moi et ses instances idéales » – plus que « surmoïques » –
(p. 243), grâce auxquels les déchirements de l’œuvre prendraient place
dans une conception dynamique de la contradiction. Dès lors, l’introuvable
résorption des opposés ferait basculer Nietzsche vers la folie, dès lors à
interpréter comme psychose.
Certes, l’auteur refuse l’approche psychobiographique et tente d’arti-
culer de rigoureux rapports d’éclairage réciproque entre philosophie et psy-
chanalyse – notamment au moyen de son étude des liens entre le moi et
o
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l’Autre –, mais il n’est pas certain que, ponctuellement, le risque d’inter-


prétation « sauvage » soit totalement éclipsé.
Revenons sur l’un des fils conducteurs du livre, d’après lequel « c’est le
philosophe lui-même qui invite à faire de toute œuvre de l’esprit un texte à
interpréter, et il convient de lui rendre cette politesse » (p. 18). D’après
cette logique, ce serait à partir de la considération attentive de la singula-
rité du profil psychologique de Nietzsche que des propos d’une teneur plus
universelle sur l’œuvre pourraient éventuellement advenir. Pourtant, une
question s’impose : Que signifie « psychologie » chez Nietzsche ? Ce
concept est-il réductible à son sens familier, c’est-à-dire pensable indépen-
damment de la généalogie comme articulation de la philologie et de la phy-
siologie (cette dimension est évoquée par Éric Blondel dans Nietzsche, le
corps et la culture, Paris, PUF, 1986, au chapitre 7, p. 182-189 notamment,
mais aussi au chapitre 9, p. 215, avec la notion de « psychophysiophilo-
logie » qui parachève le sens de l’expression « physio-psychologie »
employée au § 23 de PBM) ? N’oublions pas que « toute la psychologie
nietzschéenne est en un sens métaphorique : elle n’est qu’un mode
d’appréhension indirect et partiel de ce processus “universel” qu’est la
volonté de puissance » (Patrick Wotling, La pensée du sous-sol, Paris,
Allia, 1999, n. 68, p. 61-62).
Blaise BENOIT.

Didier Raymond (dir.), Nietzsche ou la grande santé, Paris, L’Harmattan,


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1999, « Ouverture philosophique », 305 p.

L’ouvrage comprend deux parties. La première s’intitule « Nietzsche


et la médecine » et s’intéresse tout particulièrement aux raisons de
l’effondrement final. Trois hypothèses sont discutées : le silence volontaire,
la folie et la démence syphilitique. Pierre Marie rejette toute cause
d’infection ou de dérangement mental. L’absence radicale d’arrière-monde,
une pensée dénuée de tout support, deviendrait insupportable et n’ouvri-
rait que sur la seule possibilité de mutisme. Henri Grivois défend la thèse
de la folie : l’épisode de Turin serait le premier pas vers la psychose, pré-
cédé par une divinisation et une posture prophétique mises sur le compte
d’une « centralité » psychotique, qui fait endosser le monde jusqu’à son
terme. Adolfo Fernandez-Zoïla réfute cette hypothèse. Opposant la folie
productive et la démence irréversiblement déficitaire, il présente le dia-
gnostic de démence syphilitique comme certain. Le tableau clinique
concorderait entièrement avec la paralysie générale progressive dont fut
atteint Nietzsche : « Ceux qui ont pris cet état pour une “simulation, voire
une comédie ou une série de masques de la folie”, en sont pour leurs frais »
(p. 106). Bertrand de Toffol retient, lui aussi, l’hypothèse syphilitique, au
terme d’une brillante démonstration neurologique. Le délire brutal, les hal-
lucinations auditives et l’évolution démentielle font du diagnostic syphili-
tique une hypothèse hautement vraisemblable.
La deuxième partie s’intéresse plus spécifiquement à la philosophie
de Nietzsche. Intitulée « Santé et maladie dans la philosophie nietzs-
chéenne », elle s’ouvre avec Didier Raymond sur une définition de « la
grande santé » que l’on doit acquérir sans cesse. Alexis Philonenko montre
d’une manière érudite comment Nietzsche refuse la consolation schopen-
haurienne et dépasse la mélancolie dans le combat tragique et non le savoir.
Béatrice Han envisage aussi la relation de Nietzsche avec son premier
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maître spirituel, en la centrant sur la musique. Sa lecture attentive et com-


parée de La naissance de la tragédie montre que, dès ce premier livre,
Nietzsche s’éloigne de la métaphysique de Schopenhauer. Ce dernier pensait
l’esthétique sous l’horizon d’une libération éthique, alors que Nietzsche
pense l’esthétique comme catégorie par laquelle se pense l’essence métaphy-
sique, signe de la volonté. François Guery se livre à une critique de Heideg-
ger et d’une pensée schématique qui, au nom de quatre siècles de technique,
fait rentrer de force la psychologie de Nietzsche dans l’hégémonie des scien-
ces humaines. Retenons enfin la polémique sur l’art que Mathieu Kessler
engage avec Luc Ferry. Contrairement à ce qu’écrit cet auteur, Nietzsche
serait un formaliste classique – l’art est une illusion, une erreur nécessaire à
la vie – et non un hyperclassique qui confondrait le beau et le vrai. Le grand
style classique maîtrise les forces contradictoires en un monde ordonné,
alors que la philosophie représente le chaos. Il appartient aux nouveaux
philosophes artistes d’accorder les perspectives de vérité et de beauté.
Le volet philosophique proposé dans la deuxième partie réunit donc
des contributions, certes de qualité, mais hétérogènes et parfois éloignées
du thème de la santé elle-même. En revanche, la première présente un inté-
rêt indéniable d’archives en invitant des spécialistes à discuter du dos-
sier médical de Nietzsche avec précision, ce qui constitue l’originalité de
l’ouvrage.
Jean-Philippe CATONNÉ.

Rüdiger Safranski, Nietzsche. Biographie d’une pensée, traduction de Nicole


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Casanova, Arles, Solin-Actes Sud, septembre 2000, 381 p., 159 F.

Après avoir rédigé des biographies de Schopenhauer et Heidegger,


Rüdiger Safranski nous propose celle de Nietzsche, tout en reconnaissant
que « c’est cette dernière qui s’est révélée la plus difficile à réaliser.
Nietzsche, c’est du chaos » (Le Monde, mardi 24 octobre 2000, p. 22). Com-
ment en effet identifier avec certitude une genèse et un ordre – échappant
au reproche de reconstruction arbitraire – dans la pensée de celui qui fut
fils de pasteur, disciple de Wagner, lecteur de Schopenhauer et qui, dans
ses écrits, propose une philosophie du masque corrélative de la critique
réglée de la notion de système ?
Pour éviter ces difficultés on risque d’être tenté de viser l’exhausti-
vité – autant dans le récit des événements que dans l’identification des
influences – et de réécrire les travaux monumentaux de Janz et Andler.
Rüdiger Safranski opte pourtant pour un axe de lecture spécifique qui a le
mérite d’éviter le risque de simple reprise : dans sa biographie, Nietzsche
est dépeint comme un penseur du « monstrueux ». Cette expression est uti-
lisée de façon extrêmement fréquente, sans être définie réellement, car elle
ne peut l’être par principe (la dernière page est à cet égard éclairante). Le
« monstrueux » serait donc approximativement l’abîme ou l’indicible,
c’est-à-dire « la » réalité comme jeu de forces échappant à nos représenta-
tions morales réduites à des projections anthropomorphiques. Ce fil
conducteur – en soi indiscutable – posé, l’auteur éclaire le chemin de pensée
de Nietzsche au moyen de références bien dosées à la correspondance
(p. 154 notamment, sur la compassion) ou à des influences que l’on ne
développe pas ou peu d’ordinaire (Stirner, Démocrite, Afrikan Spir, Julius
Robert Mayer, respectivement aux chapitres 6, 7, 8 et 11). Rüdiger
Safranski s’arrête à bon escient sur la notion d’éternel retour, présentée
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comme le moment charnière de l’œuvre entière, n’évoque que ce qui est


nécessaire à propos des relations avec Paul Rée et Lou Andreas-Salomé, et
préfère avec délicatesse proposer un dernier chapitre riche en informations
sur la réception de la pensée de Nietzsche plutôt qu’insister sur la descrip-
tion de la nuit mentale des dernières années. L’ouvrage est donc attractif et
stimulant : il permet une bonne prise de contact avec la pensée de
Nietzsche.
Une remarque toutefois : peut-on, sans débat contradictoire, faire de
Nietzsche un phénoménologue et un père de l’intentionnalité (chap. 10) ?
Dans cette même optique, écrire (en ce qui concerne l’époque d’Aurore) :
« Il faut ici garder distance avec l’architecture freudienne qui voit
l’inconscient comme une sorte de sous-sol. Nietzsche ne pense pas au
moyen de telles images » (p. 191), c’est relativiser l’importance du § 446 de
cette même œuvre et négliger la lente émergence de la notion de généa-
logie, qui présuppose le vocabulaire de la surface et de la profondeur.

Blaise BENOIT.

Peter Sloterdijk, La compétition des Bonnes Nouvelles. Nietzsche évangéliste,


trad. d’Olivier Mannoni, Paris, Les Mille et une nuits, 107 p., 8,99 E.
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Le texte proposé est un discours prononcé à Weimar, le 25 août 2000,
pour le centenaire de la mort de Nietzsche. Ce dernier y est présenté comme
un « événement » dans l’histoire du langage. Dans cette perspective, Peter
Sloterdijk prend tout d’abord appui sur la version de l’Évangile proposée
par Thomas Jefferson, réalisée à partir de découpages et de collages, afin de
produire « un objet d’eulogie [éloge] dont la louange ferait de l’orateur un
gagnant à coup sûr, dès lors qu’il aurait recours à des valeurs morales parta-
gées », avant de s’intéresser au « cinquième évangile » de Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra, qui se doit de « développer des stratégies d’expression
qui dépassent l’éclectisme d’un Jefferson ». Nietzsche n’est par là même un
évangéliste que si la bonne nouvelle à répandre correspond à « un Évangile
du contraste qui n’a pas pour contenu la négation comme manière de se libé-
rer de la réalité, mais l’approbation comme manière de se libérer pour
embrasser la globalité de la vie ». Ce sillon invite par conséquent à « une
éthique de la générosité », à comprendre notamment comme phénomène
linguistique : « Le “narcissisme” de Nietzsche est moins un phénomène per-
tinent du point de vue de la psychologie individuelle qu’il ne marque une
coupure dans l’histoire du langage de la vieille Europe. » C’est en ce sens que
le « se-louer-soi-même de la vie qui se réalise et s’approuve comme composi-
tion artistique constitue [...] l’unique forme de discours authentique qui
mérite encore d’être qualifiée d’évangélique ». La codification des échanges
en est dynamitée, « l’innocence du devenir est essentiellement l’innocence
du gaspillage », qui altère jusqu’à la relation d’identité, au risque d’une
« ouverture à l’étrangeté intérieure », en un mouvement qui culmine dans
l’absorption de l’auteur dans le monde comme texte. Ainsi, malgré sa rhéto-
rique quelque peu déroutante parfois, ce discours présente un fil conducteur
finalement assez classique, susceptible d’informer le lecteur qui découvri-
rait l’œuvre de Nietzsche.
Blaise BENOIT.
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Paul Valadier, Nietzsche l’intempestif, Paris, Beauchesne, 2000, coll. « Le


grenier à sel », X-95 p., 72 F.
Ce recueil d’articles est fort éloigné de la juxtaposition ou de la rhap-
sodie de circonstance. L’unité qui s’en dégage est de l’ordre de la rectifica-
tion des préjugés que l’œuvre de Nietzsche suscite à première lecture.
Ainsi, le premier chapitre, « Maladie du sens et gai savoir », revient sur
l’irrationalisme supposé de celui qui n’est pas toujours considéré comme un
philosophe authentique, afin de montrer qu’une « restauration de la rai-
son » est au cœur de son projet. Cette expression ne désigne naturellement
aucun « retour » au sens propre, mais bien plutôt l’effectuation du « dire-
oui », c’est-à-dire l’acceptation de la finitude humaine, intégrée dans
l’ordre d’un « gai savoir ». Cet axe de lecture permet d’interpréter la
volonté de puissance comme capacité à admettre l’invincible altérité du
non-maîtrisable. Le deuxième chapitre, « La science, nouvelle religion »,
permet d’éviter la simplification d’après laquelle Nietzsche, en positi-
viste, proposerait de substituer celle-là à celle-ci. Le regard généalogique
débusque en effet une paradoxale origine commune à ces deux attitudes
face à la vie : la volonté faible qui veut la vérité à tout prix. Ce débat clas-
sique est l’occasion pour Paul Valadier d’apporter sa pierre à la définition
de la « généalogie » en insistant sur le fait qu’elle ne peut identifier de
« volonté pure, ni dans le sens de la faiblesse ni dans celui de la maîtrise »
(p. 32). Le troisième chapitre, « Raison décadente et raison restaurée »,
propose une lecture patiente et minutieuse d’un paragraphe posthume où
Nietzsche examine les apories de la raison. Paul Valadier en déduit la spé-
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cificité de la raison nietzschéenne, éloignée de la volonté faible de dominer
la totalité du réel, respectueuse de la distance et soucieuse d’accueil, plus
que de normativité pré-donnée. Le quatrième chapitre, « Nietzsche et la
noblesse du droit », déplace le reproche d’aristocratisme si souvent fait à
Nietzsche : c’est parce qu’il faut laisser être l’altérité, dans l’ordre du res-
pect et de la pudeur, qu’il convient d’assimiler l’égalitarisme à l’esprit de
vengeance. Le cinquième chapitre, « Nietzsche et le christianisme », contre
les interprétations de Löwith et Heidegger, fait de la confrontation avec
cette religion l’une des clés de la compréhension de l’œuvre de Nietzsche :
lutter contre ce type de rapport au monde ne signifie pas l’enfermement
dans le plan de la phénoménalité, car c’est au réel « en sa profondeur chao-
tique et proprement divine » (p. 73) qu’il convient de revenir, ce que réca-
pitule la figure de Dionysos. Le dernier chapitre, « L’éternel retour », pré-
sente cette thématique comme une relation d’amour à l’éternité et non
comme une doctrine cosmologique, après une étude détaillée des princi-
paux textes où cette expression très difficile apparaît. Paul Valadier inter-
prète alors l’éternel retour comme acquiescement à Dionysos.
On l’aura compris : ce livre bref fourmille de pistes stimulantes et
de définitions à la fois utiles et problématiques des grandes notions
nietzschéennes.
Blaise BENOIT.

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