Les Causes Sociobiologiques de L'évitement de L'inceste: To Cite This Version
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Lucie Dupin
LUCIE DUPIN
Doctorante contractuelle en droit
Ecole de droit
Sciences Po Paris
Mais quid des incestes non-violents ? Ces relations qui unissent un frère
et une sœur qui se sont rencontrés tardivement, ou une femme avec son ex-
beau-père ? Pourquoi la société les marque-t-elle du sceau de la réprobation ?
1 Nous approfondissons cette question dans notre thèse de doctorat qui est actuellement en
cours (L’inceste consenti – Réflexions interdisciplinaires, thèse de doctorat menée au sein de l’Ecole
de droit de Sciences Po sous la direction de Christophe JAMIN).
2 « Tous les jours, près de chez vous, un bon père de famille couche avec sa petite fille de neuf
considérer qu’une forme d’interdiction des relations sexuelles incestueuses consenties existe,
puisque l’infraction d’atteinte sexuelle est indifférente au consentement (227-27 du Code
pénal).
2
D’où nous viennent ces interdits ? Pourquoi l’inceste, en tant que tel,
même lorsqu’il n’est pas violent, est rejeté par nos sociétés ? Lorsqu’on sonde
nos esprits sur ce sujet, on remarque que quelques idées ou théories connues
font surface5 : peut-être parce que la société repose sur l’échange, qu’on ne doit
pas rester « entre soi » socialement ? peut-être parce que la construction
psychique passe par le fait de s’éloigner de ses proches parents qui, pourraient
naturellement nous attirer justement ? peut-être parce que cela compromettrait
l’unité de la famille ? Pour certain·es d’entre nous, quelques références peuvent
accompagner ces idées célèbres : LEVI-STRAUSS, FREUD, Augustin
D'HIPPONE…
Pour y voir plus clair, nous pouvons dès à présent distinguer deux
grands types d’approches explicatives : d’une part les approches continuistes,
d’autre part les approches discontinuistes. Les approches continuistes
considèrent que l’inceste est un phénomène naturellement évité, et que la
prohibition de l’inceste n’est que la continuité culturelle de cet évitement
naturel. Les approches discontinuistes considèrent à l’inverse que l’inceste n’est
pas naturellement évité, voire qu’il est naturellement attirant, et que la
prohibition de l’inceste est un interdit culturel qui rompt avec nos tendances
naturelles6.
5J. M. COOPER, « Incest Prohibitions in Primitive Culture », Primitive Man, 1932, n°5, p. 1 s. ;
R. BURTON, « Folk theory and the incest taboo », Ethos, 1973, n°4, p. 503 s.
6 M. DE FORNEL & C. LEMIEUX, « Quel naturalisme pour les sciences sociales ? », in
3
juristes citent parfois FREUD – qui considère que l’inceste est naturellement
attirant7 – et systématiquement LEVI-STRAUSS – qui considère que l’inceste
n’est pas naturellement évité et que sa prohibition marque le passage à la
culture8.
Pourtant, ces deux références ne sont pas des plus récentes. Claude
LEVI-STRAUSS, le plus contemporain, a publié sa thèse en 1949. Ses travaux, qui
ont pignon sur rue chez les juristes, ont donc soixante-dix ans. Depuis lors,
aucune recherche n’a-t-elle été menée ? Le débat sur les origines de la
prohibition de l’inceste est-il clos ? Et bien…en réalité, la science ne s’est jamais
arrêtée et d’autres hypothèses ont vu le jour.
Depuis les années 1960-1970, soit donc depuis plus de cinquante ans,
de nombreuses recherches ont été menées en lien avec la biologie
évolutionniste9. Ces recherches relèvent d’une discipline qu’on appelle
traditionnellement la sociobiologie, qui se définit comme l’étude des bases
biologiques de nos comportements sociaux10. Cette discipline, à rebours des thèses
de sciences humaines qui font autorité, se rattache aux approches continuistes,
et a produit de nombreux travaux très féconds sur la question des origines de
cet interdit culturel11. Pourtant, pour la plupart d’entre nous, nous n’en avons
jamais entendu parler.
7 S. FREUD [1905], Trois essais sur la théorie de la sexualité, Points, 2012, p. 177 s. ; S. FREUD
[1910], Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1921, p. 80 s. ; S. FREUD [1912], Totem et tabou, Payot
et Rivages, 2001, p. 35 s. Voir aussi M. FOUCAULT, Les anormaux – Cours au collège de France,
1974-1975, p. 446 s.
8 C. LEVI-STRAUSS [1949], Les structures élémentaires de la parenté, Editions EHESS, 2ème édition,
1967, p. 3 s.
9 G. C. LEAVITT, Incest and inbreeding avoidance – A critique of Darwinian social science, Edwin Mellen
Press, 2005, p. 16 s.
10 C. DRISCOLL, « Sociobiology », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer 2022
4
Notre contribution a donc une double vocation : d’une part, exposer
les découvertes issues de la sociobiologie au sujet de la prohibition de l’inceste
(I), d’autre part, tenter de comprendre les ressorts qui expliquent notre
ignorance à son sujet (II).
***
12 Pour une explication vulgarisée de cette question : Y. N. HARARI, Sapiens – Une brève histoire
de l’humanité, Albin Michel, 2015, page 88 s.
13 S. M. DOWNES, « La Psychologie Évolutionniste, l’adaptation et l’organisation », in Les
Mondes darwiniens – L’évolution de l’évolution : Volume 2, Éditions Matériologiques, 2011, qui cite
5
Ces interrogations sur les bases biologiques de certains de nos traits, et
dans le cas de la sociobiologie, de nos comportements sociaux, n’exclut pas la
présence d’une construction sociale des émotions et des comportements. Ainsi,
on peut tout à fait considérer que nous avons une prédisposition naturelle à
l’instinct maternel, prédisposition que les discours culturels peuvent inhiber ou
exacerber14.
sur ce sujet H. BLAFFER, Mother nature – A history of mothers, infants, and natural selection, Pantheon
Books, 1999.
14 M. E. SPIRO, Culture et nature humaine, PUF, 1995, p. 57 s. ; M. BLOCH & D. SPERBER,
renvoie à : E. MAYR, « Cause and effect in biology », Science, 1961, n° 134, 1961, p. 1501 s.
16 A. H. BITTLES, Consanguinity in context, CUP, 2012, p. 74 s. ; E. S. TOBIAS, Essential
Medical genetics, Wiley, 6ème édition, 2011, p. 170 s. ; M. KRAHN & D. SANLAVILLE, Génétique
médicale, Elsevier Masson, 2016, p. 55 s. ; A. CLARKE, Harper’s Practical Genetic Counselling,
Taylor & Francis, 2020, p. 173 s.
6
manière significative le risque de mortalité et de morbidité17. Eviter l’inceste
constitue donc un avantage évolutionnaire certain18.
7
à l’égard des relations sexuelles incestueuses21, et ce, en deçà de tout discours
réfléchi pouvant être le résultat d’une construction culturelle22.
Mais ces indices peuvent être trompeurs… on peut en effet être élevé·e
par quelqu’un qui ne nous est pas apparenté·e génétiquement, ou encore être
séparé·e durant l’enfance d’un proche parent génétique. Partant, le mécanisme
de reconnaissance de parenté, et par voie de conséquence, l’évitement de
l’inceste, est imparfait. Il peut créer des faux positifs et des faux négatifs. Dans
cette veine, je peux ressentir une inhibition sexuelle à l’égard de ma mère
adoptive, parce que cette dernière m’a élevée depuis ma naissance, alors
8
pourtant que nous n’avons aucun gène en commun23. À l’inverse, je peux ne
ressentir aucune inhibition sexuelle pour un frère biologique que je rencontre
seulement à l’âge adulte, car, n’ayant pas grandi avec lui, je ne l’aurais pas
inconsciemment identifié comme un apparenté24 !
Brain Sciences, 1983, n°6, p. 112 s. ; G. ÅGREN, « Incest avoidance and bonding between siblings
in gerbils », Behavioral Ecology and Sociobiology, 1984, n°14, p. 161 s.
25 T. J. ZYWICKI, « Evolutionary psychology and the social sciences », Humane Studies Review,
2000, disponible à
https://ssrn.com/abstract=244552 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.244552
26 L’absence d’inhibition sexuelle ne justifie en rien la commission d’actes délictuels et
criminels évidemment. Nous soulignons juste que moins un environnement familial crée les
conditions d’une inhibition sexuelle, plus, logiquement, le terrain est propice à la commission
d’agressions sexuelles. Et plus un terrain familial est propice à la commission d’agressions
sexuelles, plus, statistiquement, des agressions sexuelles sont commises. Voir : M. T.
ERICKSON, « The evolution of incest avoidance : Oedipus and the psychopathologies of
kinship », in Genes on the couch – Explorations in evolutionary psychotherapy, Routledge, 2000 ; L.
GORDON, Heroes of their Own lives – The politics and History of Family violence, UIP, 2002, p. 204
s. ; A. MARTIAL, S’apparenter, Editions du Ministère de la culture, 2003, p. 75 s. ; D. DUSSY,
Le berceau des dominations – Anthropologie de l’inceste, Editions de la Discussion, 2013, p. 19 s.
9
recherches continuistes qui suggèrent que la prohibition de l’inceste procède
d’un évitement naturel issu de l’évolution, que la culture humaine consacre
socialement et juridiquement.
Mais alors comment expliquer que ces récentes découvertes nous soient
à ce point inconnues qu’aucun manuel du droit ne les mentionne ? C’est que
nous allons à présent tenter de comprendre.
***
27 Par exemple : J. CARBONNIER, Droit civil, tome II – La famille, l’enfant, le couple, PUF, 21ème
édition, 2002, p. 339 s. ; A. CHEYNET DE BEAUPRE, « Feu mon ex-beau-père et mari, feu mon
mariage », RJPF, 2017, n°2.
28 R. OGIEN, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Grasset & Fasquelle,
2011, p. 37, définit par exemple l’intuition morale comme le « jugement spontané sur ce qui
est bien ou mal, juste ou injuste ».
10
La conséquence de cette intuition morale est cependant directe sur
notre conception de la prohibition de l’inceste : lorsque nous prétendons en
chercher les causes, nous répondons moins d’une recherche étiologique sincère
que d’une volonté de rationaliser notre intuition anti-inceste. A-t-on déjà vu
un·e juriste s’interroger sur les causes fondant la prohibition de l’inceste, et les
jugeant insatisfaisantes, en déduire que la prohibition était infondée ? Non,
évidemment, jamais. À chaque fois que nous cherchons la ou les causes de cet
interdit, nous supposons en réalité déjà que celui-ci est fondé. Ce que nous
cherchons, ce sont des rationalisations post hoc, et plus exactement, des
arguments d’autorité pour le justifier29.
Aussi, les juristes n’ont pas d’intérêt à se pencher sur les dernières
recherches à la pointe quant aux causes plausibles de la prohibition de l’inceste :
il leur suffit de citer des justifications qui font autorité et qui confortent le
consensus anti-inceste30. On observe en ce sens que si le droit a toujours
consacré un rejet de l’inceste, même consenti, les justifications au soutien de
celui-ci ont varié en fonction des doctrines en vogue à telle ou telle époque. On
lit ainsi à travers l’histoire du droit tantôt que l’inceste attire la colère divine,
tantôt qu’il contrevient au respect familial, tantôt qu’il crée des enfants
malades, tantôt encore qu’il fait obstacle à la fondation de la société qui repose
sur son interdiction31. À chaque fois, les juristes citent les penseur·ses qui leur
29 Sur ce sujet de la rationalisation post hoc des intuitions morales : Z. KUNDA, « The case for
motivated reasoning », Psychological Bulletin, 1990, n°108, p. 480 s. ; J. GREENE & J. HAIDT,
« How (and where) does moral judgment work ? », Trends in Cognitive Sciences, 2002, n°6, p. 517
s. ; J. PRINZ, The Emotional Construction of Morals, OUP, 2007, p. 215 s. ; R. JOYCE, « What
Neuroscience Can (and Cannot) Contribute to Metaethics », in Moral Psychology – Volume 3 :
The Neuroscience of Morality : Emotion, Disease, and Development, MIT Press, 2008 ; D. JACOBSON,
« Moral dumbfounding and moral stupefaction », in Oxford Studies in Normative Ethics – Volume
II, OUP, 2012 ; D. LIEBERMAN & A. R. SMITH, « It's all relative: Sexual aversions and moral
judgments regarding sex among siblings », Current Directions in Psychological Science, 2012, n°21,
p. 243 s. ; M. L. STANLEY, S. YIN & W. SINNOTT-ARMSTRONG, « A reason-based explanation
for moral dumbfounding », Judgment and Decision Making, 2019, n°14, p. 120 s.
30 Par exemple, qui cite en vrac FREUD, DURKHEIM et LEVI-STRAUSS et finit par conclure
« quelles que soient les raisons pour lesquelles on le pense, l’inceste se doit d’être prohibé » :
S. PAQUAY, L’inceste, mémoire de Master 2, Université Paris-Sud, 2013, p. 3 s.
31 D. ABERLE et alii, « The incest taboo and the Matting Patterns of Animals », American
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sont contemporain·es, théologiens ou intellectuel·les issu·es des sciences
humaines et sociales, qui font autorité sur le sujet32. Cela nous amène
directement au second point.
32 Par exemple, qui cite LEVI-STRAUSS : F. TERRE & D. FENOUILLET, Droit civil – La famille,
Précis Dalloz, 8ème édition, 2011, p. 352 s.
33 L. MUCCHIELI, La découverte du social – Naissance de la sociologie en France, La Découverte, 1998,
12
Partant, les juristes n’ont aucun moyen de réaliser que les thèses qu’ils citent au
soutien de la prohibition de l’inceste qu’ils consacrent sont surannées.
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