Bts Invitation Au Voyage
Bts Invitation Au Voyage
Bts Invitation Au Voyage
La classe de BTSMCO que j’ai en charge au lycée Périer de Marseille comporte 30 étudiants.
73% d’entre eux sont boursiers et appartiennent à une classe sociale nettement défavorisée.
16 étudiants de la classe vivent dans les quartiers prioritaires de la ville. Beaucoup ont une
double culture : ils sont très nombreux à avoir des origines capverdiennes, comoriennes ou
algériennes. Beaucoup ne quittent que très rarement leur quartier de Marseille. Ils ont pour
certains voyagé une ou deux fois pour connaître le pays d’origine de leurs familles.
Comment alors entrer dans le thème ? Il m’a paru important, pour permettre son
appropriation, de placer les étudiants sur un pied d’égalité en organisant un modeste voyage
d’une journée à Beaulieu-sur-Mer et à Roquebrune-Capmartin (voir présentation détaillée en
annexe). Pour beaucoup d’entre eux, cette sortie a revêtu un caractère tout à fait exceptionnel
et les visites de la villa Kerylos et de celle d’Eyleen Grey les ont plongés dans un univers très
éloigné du leur, y compris sur le plan social. Le voyage est devenu un véritable « voyage de
classes » pour reprendre le titre de l’essai du sociologue Nicolas Jounin.
Cette sortie a permis à chacun d’expérimenter le voyage avant de le théoriser à travers les
exercices de la discipline, que ce soit la synthèse de documents ou l’écriture personnelle. Les
étudiants ont réalisé des carnets de voyage à partir desquels nous sommes entrés dans l’étude
du thème. Ces carnets évoquaient les différents temps de la sortie : avant, pendant, après.
Ces différents temps coïncidaient en réalité avec les trois séquences d’étude choisies. La
première porterait en effet sur les rêves de voyage et ce qui se joue avant même de partir, sur
la possibilité de voyager sans même quitter sa maison. La deuxième interrogerait la figure du
touriste que chaque étudiant avait pu incarner le temps d’une journée. La troisième
aborderait ce qu’il reste du voyage quand il est achevé en se penchant sur le pouvoir de
transformation qui est le sien.
Introduction :
Présentation orale des carnets de voyage de la sortie à Kerylos et Roquebrune
Carte mentale autour du voyage à la lumière de cette première expérience commune ?
Décomposition des temps du voyage :
- Avant : quelles projections ? qu’imaginait-on ?
(amorce séquence 1 : le voyage commence avant de partir…)
- Pendant : quelles découvertes ? quelles sensations ? quelles difficultés ? quel plaisir ?
(amorce séquence 2 : faire les touristes…)
- Après : quels souvenirs ? quelles traces ? qu’est-ce qui a changé ?
(amorce séquence 3 : voyager, est-ce se transformer ?)
Vois sur ces canaux Je suis de ceux dont les désirs sont sur la terre.
Dormir ces vaisseaux Le souffle qui vous grise emplit mon cœur d’effroi,
Dont l’humeur est vagabonde ; Mais votre appel, au fond des soirs, me désespère,
C’est pour assouvir Car j’ai de grands départs inassouvis en moi.
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde. Jean de la Ville de Mirmont
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Brise marine
Document 2 : « Argentine : une famille qui "rêvait" boucle un inouï voyage-vie de 22 ans »,
article paru dans le magazine GÉO le 14/03/2022
SUIVRE CE THÈME
Ils étaient partis pour six mois, le voyage d'une vie, ils reviennent 22 ans plus tard, après une
vie de voyage, quatre enfants nés en route : une famille argentine a bouclé dimanche à Buenos
Aires un périple rare et un peu fou, avec la conviction ancrée que "l'humanité est
merveilleuse."
A Gualeguaychu, dans le nord-ouest de Buenos Aires, l'une des dernières étapes à quelques
heures et 230 kilomètres de la fin du voyage, Herman Zapp se demande s'il doit se dire "mon
rêve est fini" ou "j'ai réalisé mon rêve". Peu importe au final. "Tout était plus beau qu'on l'avait
imaginé".
Rude randonnée en un coin perdu de la planète. Doux séjour dans une résidence les pieds
dans l’eau tout confort. Bivouacs de survie en des terres sauvages loin des commodités de la
modernité. Traversée du désert sans téléphone portable. Séjour de repli en haute montagne
dans un chalet isolé mais relié par satellite. Immersion à risque dans une grande ville d’un pays
dudit « tiers-monde » pour pénétrer la vie quotidienne d’un quartier louche, hôtel borgne et
lien Internet à l’appui. Douces flâneries romantiques au fil de sentes paisibles au cœur d’un
paysage alpestre à l’écart du reste du monde avec un GPS…De quel art de voyager s’agit-il ici ?
En fait, art perdu ou retrouvé, d’élite ou de masse, d’aventure ou de villégiature, peu
importe ! Quelle que soit sa formule, rare est le voyage qui peut prétendre avoir totalement
échappé à ce verso du réel et ses surprises, ces aspérités et adversités inattendues à l’origine
de mécontentements divers et autres insatisfactions chez le voyageur professionnel ou
amateur : baroudeur endurci ou touriste exigeant ; explorateur averti, aventurier de la
dernière pluie ou estivant plan-plan.
Ambivalent, le voyage est comme l’été de Proust. Il est une réalité à double face composée
de cet envers des choses qui perturbe l’expérience en quelque manière, l’altérant légèrement
ou la ruinant totalement, brouillant dans tous les cas songes et idéal, un peu, beaucoup,
énormément, horriblement, fort rarement pas du tout.
Désagréments d’intensité variable, si l’on peut n’avoir affaire qu’à de minimes parasites
provoquant une légère « friture » sur l’écran des rêves (une ampoule au pied, un musée
fermé, des crottes de souris dans le placard ou un cafard dans la baignoire), il se peut qu’on
ait à affronter d’autres contrariétés, plus sérieuses, à même de déséquilibrer la relation entre
le recto et le verso du voyage, quels qu’en soient l’art, le style ou le motif. Alors tout peut
chavirer et le voyageur et son équipée sombrer corps et bien, les uns dans l’ennui, le déplaisir
et la déception, les autres en des contrariétés plus graves suscitant panique, désespoir et
consternation…
« Notre sort au quotidien consistait à se battre contre les mouches afin d’éviter d’en avaler,
particulièrement tenaces aux petits déjeuners et à midi. » Qui parle ? Un explorateur
évoquant les conditions pénibles de sa traversée de l’Amazonie ? Non. Juste un vacancier de
retour d’un séjour au Sénégal. En butte à cet univers hostile, précisant les effets sur ses
infortunés compagnons, l’estivant poursuit : « Le résultat de tout cela : six personnes sur huit
ont contracté des parasites, et sont toujours en traitement antibiotique et ce malgré toutes
les précautions que nous avons prises (désinfection à l’alcool, Javel, antibactériens, etc.). »
Comme une mayonnaise loupée, le voyage ne prend pas. Il se défait en sa forme et sa
substance. Il tourne, mal bien sûr. Troublé par un milieu dont l’agression permanente l’éloigne
inexorablement de l’idéal, son projet se décompose. Ainsi le rêve se transforme-t-il en
cauchemar ; le voyage en naufrage ; l’expérience en mésaventure ; et son souvenir en
plaintes.
(…)
Ce harcèlement de l’insecte, qui fait oublier la beauté des fleurs, la splendeur des cieux
étoilés, la quiétude des flots ou la douceur climatique d’un paradis tropical, c’est le verso qui
l’emporte sur le recto. L’envers prend le dessus, si bien que les dessous du réel s’emparant à
l’imprévu de l’endroit d’un rêve ont tôt fait de le briser. Pour ce voyageur assailli, tout
s’effondre. Un seuil de tolérance est franchi. Et en sus du remboursement de son voyage, ce
vacancier fort déçu de réclamer une indemnité au nom du « préjudice moral pour vacances
gâchées ».
Document 4 : Campagne de publicité pour la Nouvelle Calédonie, 2018
TTC* - A/R
568 €*
Séquence 2 Séance 3 Corpus « Le tourisme dénature-t-il le voyage ? »
Les internautes naviguent dans les corridors virtuels du cyberworld, des hordes en rollers
transhument dans les couloirs de bus. Des millions de têtes sont traversées par les particules
ondulatoires des SMS. Des tribus de vacanciers pareils aux gnous d’Afrique migrent sur les
autoroutes vers le soleil, le nouveau dieu !
C’est en vogue : on court, on vaque. On se tatoue, on se mondialise. On se troue de piercings
pour avoir l’air tribal. Un touriste s’envoie dans l’espace pour vingt millions de dollars.
« Bougez-vous ! » hurle la pub. « À fond la forme ! » On se connecte, on est joignable en
permanence. On s’appelle pour faire un jogging. L’État étend le réseau de routes : la pieuvre
de goudron gagne. Le ciel devient petit : il y a des collisions d’avions. (…)
Il est cependant une autre catégorie de nomades. Pour eux, ni tarentelle ni transhumance.
Ils ne conduisent pas de troupeaux et n’appartiennent à aucun groupe. Ils se contentent de
voyager silencieusement pour eux-mêmes, parfois en eux-mêmes. On les croise sur les
chemins du monde. Ils vont seuls, avec lenteur, sans autre but que celui d’avancer.
Comme le requin que son anatomie condamne à nager perpétuellement, ils vivent en
mouvement. Ils ressemblent un peu aux navettes de bois qui courent sans aucun bruit sur la
trame des hautes lisses et dont les allées et venues finissent par créer une tapisserie. Eux, ils
se tissent un destin, pas à pas. Le défilement des kilomètres suffit à donner un sens à leur
voyage. Ils n’ont pas de signes de reconnaissance, pas de rites. Impossible de les assimiler à
une confrérie : ils n’appartiennent qu’au chemin qu’ils foulent.
Il existe environ deux cents États souverains. On vit à peu près trente mille jours. Si l’on
considère l’existence sous un angle mathématico-géographique, on devrait passer cent
cinquante jours dans chaque pays. Cinq mois ici, cinq mois là et ainsi de suite jusqu’à ce que
mort s’ensuive.
Il faut se rendre à l’évidence. Je dois aller dans tous les pays du monde. Je ne trouverai pas
le repos dans l’immobilité. Je me débrouillerai pour dénicher des ressources. Je mériterai mes
kilomètres. À nous deux, petite planète globalisée.
J’exige le respect pour mes rêves, aussi insensés puissent-ils paraître. Un fantasme, ça ne se
discute pas. Untel veut devenir une star, un autre posséder un yacht ou coucher avec des
sœurs jumelles. Je veux simplement aller à Lusaka. Et à Thimbu. Et à Valparaiso. Certains
veulent faire de leur vie une œuvre d’art, je compte en faire un long voyage.
Je n’ai pas l’intention de me proclamer explorateur. Je ne veux ni conquérir les sommets
vertigineux, ni braver les déserts infernaux. Je ne suis pas si exigeant. Touriste, ça me suffit.
Le touriste traverse la vie, curieux et détendu, avec le soleil en prime. Il prend le temps
d’être futile. De s’adonner à des activités non productives mais enrichissantes. Le monde est
sa maison. Chaque ville, une victoire.
Le touriste inspire le dédain, j’en suis bien conscient. Ce serait un être mou, au dilettantisme
disgracieux. C’est un cliché qui résulte d’une honte de soi, car on est toujours le touriste de
quelqu’un. Rien n’empêche de concevoir le tourisme comme un cours de géographie à
l’échelle 1, et la géographie comme le terreau de toutes les sciences humaines. Sous les cartes,
les hommes. La dynamique du monde ne s’appréhende pas en restant dans un fauteuil. Il faut
que j’actionne mon mouvement perpétuel. Je ne dois pas traîner, des civilisations s’écroulent
au moment où j’écris et d’autres émergeront à la fin de cette phrase. Elles nous tendent les
bras, je n’ai rien de mieux à faire que de leur rendre visite. Ma place dans le monde, je
l’inventerai à chaque pas.
Voici donc que s’annonce une forme ultime de mépris : le mépris paradoxal – celui que le
touriste se porte à lui-même. (…)
D’abord, comme le fit le voyageur, le touriste ne manque pas de souligner l’inculture du
touriste : « Lui, il était très bien, mais elle… On visitait un musée à Pékin, et elle trouve le
moyen de dire : « Ah ! Pour une fois, c’est écrit en français : musical instrument… » Ensuite,
bien sûr, le touriste ne voit dans le touriste qu’un homme superficiel, attiré irrésistiblement
par le bibelot plutôt que par le patrimoine artistique du pays visité : « On s’imagine que ce qui
va être intéressant à voir à Venise, ce sera la basilique Saint-Marc, les musées, certaines
églises, et on se trouve face à face avec des touristes qui ne sont intéressés que par les
colliers. » J’entends déjà des voix qui s’élèvent : « C’est vrai ! Ils sont comme ça ! » Mais ceux
qui disent cela, qui sont-ils ? Que celui qui n’a point péché jette le premier collier !
Continuons…C’est sans surprise que nous apprenons que le touriste reproche au touriste
d’être grégaire et amorphe, indifférent et peu discipliné. C’est l’image du troupeau qui a
poursuivi son chemin jusque dans la bouche du touriste : « Je me demande ce qu’ils étaient
venus chercher. Ils étaient là, ils se traînaient. Les visites, ils les faisaient ou ils ne les faisaient
pas. »
Dès lors, puisque « le touriste, c’est l’autre », il faut bien sûr s’en différencier. Tout est bon
pour mener à bien cette opération, à commencer par le choix des destinations. Il faut aller où
le touriste ne va pas. Celui-ci dans les années soixante, retient la Turquie parce que « la Grèce,
c’est fichu ». Notons que nombre de récits de voyage, trente ou quarante ans plus tôt,
commencent par ce type d’argument : « La désillusion d’un voyage au Maroc, trop touristique
à notre gré, nous avait violemment rejetés vers le Centre saharien. Décidément, il nous fallait
le Hoggar. »
Sur place, l’adoption des pratiques alimentaires et vestimentaires locales signe la
différence. Et puis il y a la langue : quelques mots appris vous mettent, face à l’idiot
monolingue, sur la voie, même embryonnaire, d’une petite intégration. Le refus du guide peut
faire partie de cette opération de distinction : « Je ne suis pas, dit ce directeur de
communication âgé de trente-deux ans, un rat de bibliothèque qui apprend le Guide bleu par
cœur, le Guide du Routard avant de partir… » Bien évidemment, au refus du guide peut
s’ajouter le refus de l’excursion : « pour aller à Cnossos, nous prendrons le vieux bus, la ligne
régulière, comme les indigènes. Ainsi nous ne serons pas au milieu des touristes. »
Nous n’avons pas à juger de ces paroles et de ces actes. Ils témoignent d’un stade
psychologique et historique où le touriste paraît avoir fait sien le mépris que le voyageur lui
porte. Il l’a intériorisé. C’est là sans doute la vérité du touriste, d’où découle sa difficulté d’être.
Les réseaux, et notamment Instagram, permettent d’avoir une visibilité, mais encouragent
aussi le mimétisme. Quitte à tomber, pour certains lieux rendus célèbres par une photo
spectaculaire, dans le surtourisme.
Les sources de l’Huveaune sont à sec. Et cela ne dérange pas du tout Jean-Claude Hoog, le
premier adjoint (sans étiquette) du village de Nans-les-Pins (Var), d’où part ce fleuve côtier
qui déboule des contreforts de la Sainte-Baume pour aller se jeter dans la Méditerranée
à Marseille. « Quand il n’y a pas d’eau, il n’y a pas de visiteurs ! », souffle l’élu, comme soulagé
de ne croiser personne lorsqu’il crapahute le long de ces superbes vasques de tuf blanc,
ombragées par des alignements de chênes. Le 18 mars 2019, l’eau coulait à flots quand un
photographe marseillais a posté sur sa page Facebook une dizaine de photos des
sources. Cascades miniatures émeraude miroitant au soleil, vasques rendues bleu turquoise
par les cyanobactéries du sous-bois… Des clichés irrésistibles, likés et commentés par des
milliers de personnes, dont l’impact a traumatisé les habitants de ce village provençal de
4 700 habitants. « Dès le lendemain, on a vu arriver des centaines de personnes… C’était la
ruée », se souvient l’élu. Nans-les-Pins n’est pas la première commune à être débordée par
l’irruption, sur les réseaux sociaux, de photos idylliques, particulièrement sur Instagram. Sur
le réseau social frère de Facebook, le mot-dièse #huveaune recense 2 000 publications,
l’immense majorité postérieure à mars 2019. A cette époque, dans la foulée de la publication
du photographe marseillais, des véhicules s’arrêtent à cheval sur la départementale 80, qui
quitte le village en direction de la Sainte-Baume. Le parking de l’usine Sermax, dernier site
avant les sources, est pris d’assaut. Et, au bord de la rivière, située en zone protégée Natura
2000 et au cœur d’une forêt domaniale gérée par l’Office national des forêts (ONF), chacun
tente de se rapprocher des vasques, pour un selfie ou s’y tremper les pieds. Provoquant des
dégâts irréversibles dans ces roches poreuses, façonnées par des milliers d’années de
concrétions. Etonnamment, les sources de l’Huveaune faisaient, jusqu’alors, partie des secrets
bien gardés de la Provence verte. En mai 2021, selon les compteurs installés par le parc
régional de la Sainte-Baume, près de 4 000 personnes ont visité les lieux ; dont 42 % avaient
découvert les sources sur Internet ou par les médias. Un arrêté municipal interdit désormais
l’accès aux vasques et la baignade dans l’Huveaune, le cheminement hors des sentiers balisés
et le stationnement anarchique. Un parking spécifique a été créé au cœur du village, avec
fléchage jusqu’aux sources.
A quelques kilomètres de là, le plateau de Valensole (Alpes-de-Haute-Provence) connaît de
longue date l’impact des réseaux sociaux sur la fréquentation touristique. Lumière dorée,
champs mauve et vert piqués d’amandiers : ce haut lieu de la production de lavande en
Provence n’a guère d’équivalent lorsque la floraison débute, en juillet. Connu jusqu’en Asie, il
sert de décor à des posts Instagram, Facebook ou à des vidéos TikTok. Valensole sur
Instagram ? 467 000 photos, représentant le plus souvent une femme de dos au milieu d’un
champ de lavande, avec un chapeau aux bords larges. La plupart des offices du tourisme ont
désormais recours à des « influenceurs voyage », qui partagent à leurs communautés des
photos ou vidéos des destinations. Face aux dizaines de personnes qui pénètrent
quotidiennement au cœur de ses 110 hectares de plantations, Laetitia Angelvin se dit sans
solution. « On fait de la pédagogie, on installe des panneaux… Mais cela n’empêche pas les
plants endommagés ou arrachés », constate la responsable des lavandes Angelvin, un des
principaux producteurs du plateau. Elle laisse toutefois ses champs accessibles, dans un
intérêt bien compris : « On a besoin de ce tourisme-là pour nos chambres d’hôtes, nos
commerces, vendre nos produits… »
Instagram entretient avec l’industrie touristique une relation complexe. Dans bien des cas, il
offre de la visibilité aux destinations et permet de cibler certaines catégories de visiteurs, plus
urbains et jeunes. L’aspect photogénique d’un lieu, ou son « instagrammabilité », barbarisme
employé par certains professionnels du tourisme, est devenu un élément à promouvoir,
au même titre que l’offre d’activités ou la qualité des hébergements. Le phénomène a profité
aux destinations offrant des décors sauvages et spectaculaires, comme l’Islande, ou des
villages historiques aux maisons photogéniques, de Santorin (Grèce) aux Cinque Terre (Italie).
La plupart des offices du tourisme ont désormais recours à des « influenceurs voyage », qui
partagent à leurs communautés des photos ou vidéos des destinations. La facilité d’utilisation
des filtres, pour saturer les couleurs notamment, est idéale pour vendre du rêve aux futurs
voyageurs – quitte à susciter une forme de déception sur place. Les industriels se sont
également adaptés. La compagnie aérienne EasyJet a développé une application permettant
de trouver l’endroit où une photo Instagram a été prise et de réserver un vol pour s’y rendre.
Hôtels et restaurants se sont parés de façades répondant aux codes d’Instagram ou
d’installations conçues pour servir de décor à une photo – une balançoire sous une guirlande
de lumières, par exemple, ou la structure #ilovenice devant la Baie des Anges. Dans un parc
du comté de Xiapu, dans le sud-est de la Chine, de supposées scènes de la vie rurale chinoise
sont recréées par des acteurs et des animaux sous les objectifs de centaines de photographes
amateurs, conseillés par des guides. (…)
Mais l’essor des réseaux sociaux comme prescripteurs de sites d’exception joue souvent
contre eux. Le mimétisme qui a toujours prévalu dans le tourisme s’en voit accéléré, puisque
le partage des photos de vacances se fait en direct, à une plus grande échelle. La volonté
d’imitation ne concerne plus seulement la destination, mais bien souvent un lieu unique,
à l’accès facilité par la fonction de géolocalisation des photos Instagram. L’on pourra y prendre
la photo du même lieu spectaculaire, avec le même angle de vue et, en s’y rendant à une
heure précise, la même lumière. En réaction, les destinations concernées oscillent entre la
fermeture, l’aménagement des accès ou le découragement des visiteurs. Un manque
d’originalité raillé par le compte @instarepeat qui publie des mosaïques de photos de
paysages ou de mises en scène que les touristes répètent à l’infini. Lors d’une discussion
en 2020 sur les habitudes touristiques en montagne, Nicolas Raynaud, alors président du Club
alpin français, nous disait la difficulté des guides « à répartir les flux dans le massif de la
Vanoise, en raison des photos publiées sur Instagram. Le temps de loisir est court, il faut qu’il
soit rentable : les gens veulent voir cet endroit qu’ils ont vu en photo, pas un autre ».
C’est dans les lieux non préparés à l’afflux de touristes qu’émerge une impression de
« surtourisme », comme à Nans-les-Pins, à Valensole, ou bien dans d’autres sites naturels du
monde entier. En Espagne, un village de 200 habitants de la région de Grenade est pris
d’assaut chaque week-end depuis que ses sculptures et maisons sur le thème de la sorcellerie
ont connu un grand succès sur Instagram. Les dépenses générées par la gestion des touristes
ont dépassé les revenus de l’activité. « Dès qu’une destination est mise en avant de manière
spontanée, sur un réseau social ou dans une série à succès, elle se retrouve débordée, car elle
n’est pas préparée à recevoir ces flux, observe Cyril Blanchet, coordinateur de la recherche à
l’Escaet, une école de commerce consacrée au tourisme. Mais comme tout ce qui est lié aux
réseaux sociaux, cela peut disparaître très rapidement. »
« J’ai voyagé dans de nombreux pays, découvert des endroits extraordinaires, et pourtant, le
voyage le plus magique, le plus transformateur que j’ai fait a été ma descente de la Loire en
canoë. » En juillet 2017, Florence-Marie a eu une idée « bizarre » : cette habituée des voyages
en avion à l’autre bout de la planète a décidé de descendre dans un vieux canoë le fleuve
qu’elle traverse tous les jours, « sans même le regarder », pour aller au travail. Une expérience
qu’elle qualifie « d’initiatique ». « Ça a été un grand bouleversement de ma vie », confie-t-
elle. Après un mois passé à pagayer entre les libellules, elle a pris conscience du « besoin de
sauvage dans sa vie », a rejoint Greenpeace et Extinction Rebellion, et remis en question son
mode de vie. « Je me suis demandé si j’allais renoncer à voyager afin de diminuer mon impact
sur l’environnement, dit-elle. En fait, je me suis rendu compte que je pouvais voyager
autrement. »
Il n’est cependant pas nécessaire d’aller si loin pour vivre une grande aventure, souligne
Rodolphe Christin. Alors que l’épidémie de Covid-19 restreint fortement les possibilités de
déplacement des Français, le sociologue rappelle que le voyage peut commencer, selon les
mots de l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier, « au bout de sa chaussure ».
Pendant le confinement, par exemple, les gens ont redécouvert des villes silencieuses, des
parcs avec des oiseaux. La transformation de la vie quotidienne a engendré un exotisme du
proche. C’est là que commence le voyage : il s’agit avant tout d’une rupture esthétique qui
peut être provoquée par le fait de quitter ses habitudes, à la fois matérielles et mentales. »
« On n’a pas besoin d’aller au bout de la planète pour voir des choses qui peuvent nous
émerveiller », confirme Geoffroy. « Des gorges de l’Ardèche aux montagnes du Beaufortin en
passant par les volcans d’Auvergne, la diversité de climats, de paysages et de cultures en
France est tellement immense ! » En août 2018, cet ingénieur de 29 ans a entrepris de
traverser le Mercantour, la vallée de l’Ubaye et le Queyras à pied. (…) « Nous étions à 200
kilomètres à peine de chez nous, et pourtant nous avons vécu des expériences exotiques. Les
paysages, les modes de vie étaient profondément différents de ceux que nous connaissions »,
raconte-t-il à Reporterre.
Le thème du voyage est central dans Chutes de pluie fine. Les voyages du poète sur tous les
continents en constituent la matière. La dernière section, d’où est tiré l’extrait suivant,
s’intitule « Le voyageur à son retour ». Après avoir parcouru de nombreux ailleurs, tout se
passe comme si le poète redécouvrait à présent l’ici. À l’ailleurs, succède donc le « pays natal ».
Au départ, le « retour ». À l’empressement et à l’agitation, l’immobilité. Aussi l’ouvrage se lit-
il comme une « recherche », où le voyage et l’ouverture sur l’extérieur seraient une étape
nécessaire vers soi-même.
L’Indre coule à peine, comme l’eau des miroirs. De grosses poules se baignent les pattes,
et de minces araignées patinent parmi les reflets.
Ce sont des phrases écrites naguère, ces papillons posés dans l’herbe, ces coups de cisailles
dans le bleu que font les chants d’oiseaux, et ce rêve de cheveux à l’endroit délicat du cou, en
regardant partir à peine la rivière qui retient le temps entre ses rives de feuilles.
Le voyageur apprend sa vie. Non pas revenu, mais rendu pour quelques heures à ce qui est,
plutôt qu’emporté vers ce qui n’est pas encore, ou se retournant vers ce qui n’est déjà plus.
Le voyageur est immobile ; c’est le temps qui coule en lui, comme sur l’Indre quelques
feuilles et beaucoup de reflets. Au même instant lié et détaché, semble-t-il, comme cette eau
calme entre ses rives, hésitant autour des graviers et des petites îles d’herbe.
Des pluies tombées ailleurs coulent ici à l’horizontale.
Ma Bohème
Tes dix-huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi
qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de
les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as
eu raison d’abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour
l’enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.
Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant
éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme! On ne peut pas, au sortir de l’enfance,
indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt
le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le
bonheur possible avec toi.
Comme je descendais des Fleuves impassibles, Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Échouages hideux au fond des golfes bruns
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Où les serpents géants dévorés des punaises
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’étais insoucieux de tous les équipages, J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, – Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
Dans les clapotements furieux des marées, Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Je courus ! Et les Péninsules démarrées Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
La tempête a béni mes éveils maritimes. Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots ! Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres, Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Et des taches de vins bleus et des vomissures Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
Me lava, dispersant gouvernail et grappin. N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème Libre, fumant, monté de brumes violettes,
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; Des lichens de soleil et des morves d’azur ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Qui courais, taché de lunules électriques,
Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Fermentent les rousseurs amères de l’amour ! Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Et les ressacs et les courants : je sais le soir, Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Fileur éternel des immobilités bleues,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! Je regrette l’Europe aux anciens parapets !
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques, J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Illuminant de longs figements violets, Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
Pareils à des acteurs de drames très antiques – Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets ! Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs, Toute lune est atroce et tout soleil amer :
La circulation des sèves inouïes, L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ! Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Sans songer que les pieds lumineux des Maries Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ! Un bateau frêle comme un papillon de mai.
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux ! Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses Arthur Rimbaud, Poésies, 1871
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Séquence 3 Séance 2
Dans La force de l’âge, Simone de Beauvoir raconte sa jeunesse et notamment l’année qu’elle
a passée à Marseille où elle a pris son premier poste de professeure de philosophie. À cette
époque, elle a arpenté seule les chemins de l’arrière-pays et des calanques.
Il m’arriva peu d’aventures ; pourtant, deux ou trois fois, j’eus peur. D’Aubagne au sommet
du Gardaban, un chien s’entêta à me suivre, je partageai avec lui mes brioches, mais j’avais
l’habitude de me passer de boire, lui non ; sur le chemin du retour, je crus qu’il devenait fou,
et la folie, chez une bête, me parut très effrayante : arrivé au village, il se précipita en hurlant
vers le ruisseau. Un après-midi, je me hissai avec peine dans des gorges escarpées qui devaient
déboucher sur un plateau ; les difficultés grandissaient, mais je me sentais incapable de
descendre ce que j’avais escaladé, et j’allais ; une muraille m’arrêta, définitivement, et je dus
rebrousser chemin, de cuvette en cuvette. J’arrivai à une faille que je n’osai pas sauter ; des
serpents détalaient parmi les pierres sèches, pas un autre bruit ; personne, jamais, ne passait
dans ce défilé ; si je me cassais une jambe, si je me tordais la cheville, que deviendrais-je ?
J’appelai : pas de réponse. Pendant un quart d’heure, j’appelai. Quel silence ! Je rassemblai
mon courage et j’atterris saine et sauve.
Il y avait un danger contre lequel mes collègues m’avaient amplement mise en garde ; mes
randonnées solitaires défiaient toutes les règles et elles me répétaient d’un ton pincé : « Vous
allez vous faire violer ! » Je me moquais de ces obsessions de vieilles filles. Je n’entendais pas
affadir ma vie par des prudences ; d’ailleurs, certaines choses - un accident, une maladie
grave, un viol – ne pouvaient tout simplement pas m’arriver à moi. J’eus quelques démêlés
avec des camionneurs, avec un commis voyageur qui voulait me convaincre d’aller m’ébattre
avec lui dans le fossé et qui me planta au milieu de la route : je n’en continuai pas moins à
pratiquer l’auto-stop. Un après-midi, je marchais vers Tarascon, au grand soleil, sur un chemin
poudré de blanc, quand une voiture me dépassa et s’arrêta ; les passagers, deux jeunes
garçons m’invitèrent à monter : ils me conduiraient à la ville. Nous rejoignîmes la grand-route
et au lieu de tourner à droite, ils prirent à gauche. « On fait un petit détour », expliquèrent-
ils. Je ne voulais pas me rendre ridicule, j’hésitai ; mais quand je compris qu’ils se dirigeaient
vers la « montagnette » - le seul endroit désert de la région – je ne doutai plus ; ils quittèrent
la route et durent ralentir pour franchir un passage à niveau ; j’ouvris la portière, je menaçai
de sauter en marche : ils s’arrêtèrent et me laissèrent descendre, assez penauds. Loin de me
donner une leçon, cette petite histoire fortifia ma présomption : avec un peu de vigilance et
de décision on se tirait de tout. Je ne regrette pas d’avoir longtemps nourri cette illusion, car
j’y puisai une audace qui me facilita l’existence.
Document 2 : « Ces femmes qui partent en voyage en solo », article d’Alice Dulczeewski
pour Les Grenades le 22/01/2022
(…-) Selon Lucie Azema, autrice du livre “Les femmes sont aussi du voyage” (2021), partir seule
à l’aventure est loin d’être anodin pour une femme. Ayant elle-même vécu dans différents
pays tels que l’Iran, l’Inde ou encore le Liban, l’autrice et journaliste française décrit le voyage
en solo comme un “levier d’émancipation extrêmement puissant”. Contactée par les
Grenades, elle explique : “Les femmes sont depuis des millénaires des êtres d’intérieur. Nous
avons une histoire de l’enfermement très ancienne, que ce soit au sein du foyer ou encore
dans les couvents”. Or, ajoute-t-elle, “voyager, c’est sortir et prendre l’espace public. Voyager,
c’est être libre d’aller et venir. C’est une émancipation au sens littéral du terme”.
A côté de ça, ajoute Lucie Azema, le voyage en solo permet aux femmes “d’être confrontées
à elles-mêmes” et ainsi de “comprendre qu’elles peuvent avoir confiance en leurs intuitions”,
une conviction dont elles ont “été privées depuis l’enfance”.
Aussi, pour la journaliste, voyager peut permettre aux femmes de renégocier d’autres
injonctions, comme celles de la maternité, de la stabilité, de l’esthétique. “Le rapport au
maquillage par exemple, à l’épilation, à l’habillement est vraiment différent. On s’habille
souvent avec ce que l’on trouve. On est beaucoup moins centré sur le physique”, souligne
l’autrice. Mais, ajoute-t-elle, c’est à condition de ne pas jouer le jeu de “la voyageuse hyper
apprêtée, voire sexualisée sur Instagram”. Selon Lucie Azema, pour que le voyage puisse
vraiment être émancipateur, il faut absolument garder “assez d’espace mental pour s’ouvrir
à l’autre, être libre et faire exploser des choses en soi.”
Certes, partir en solo à l’aventure peut aussi s’avérer émancipateur pour les hommes. Mais
selon Lucie Azema, il y a une différence majeure avec le voyage solo de la femme. En effet,
explique-t-elle, “la prise de risque des hommes est valorisée socialement. Les injonctions
faites aux hommes sont liées à la liberté et à l’indépendance. En étant libres, les hommes se
conforment en fait à leur performance de genre”. A contrario, ajoute-t-elle, “se conformer
chez les femmes est centré sur l’intérieur, la soumission, sur le fait de prendre soin des autres.
En définitive, c’est toujours Ulysse qui part et Pénélope qui l’attend. Dans ce contexte, voyager
est donc beaucoup plus puissant et libérateur pour une femme”.
Néanmoins, précise-t-elle, “être seule au bout du monde peut ajouter une certaine angoisse”.
Dans le groupe Facebook qu’elle a co-créé, “il y a des femmes qui demandent si telle ou telle
destination est plus dangereuse qu’une autre, que ce soit en tant que femme mais aussi en
tant que touriste. Certaines ont parfois besoin d’être rassurées, mais je trouve que la peur
n’est absolument pas le sentiment qui domine dans ce groupe”, ajoute Mathilde Rogez.
Notons aussi qu’afin de partir plus rassurées, certaines voyageuses utilisent des plateformes
comme le site “La Voyageuse”, qui met en contact les voyageuses solo avec des hébergeuses
de confiance à travers le monde.
En définitive, pense Lucie Azema, “si une femme veut partir mais qu’elle a des
questionnements – qui peuvent être légitimes – elle peut se demander : ‘est-ce qu’un homme
dans la même situation que la mienne hésiterait pour les mêmes raisons ?’ Si la réponse est
non, alors je pense qu’il faut y aller”. Pour la journaliste française, il s’agit pour la femme de
se libérer de ses verrous internes et de suivre son instinct.
Un conseil qui n’est pas sans rappeler cette phrase du poète Omar Khayyām, citée dans le livre
de l’autrice : “Suppose que tu n’existes pas, et sois libre”.
Pour celles qui désirent sauter le pas, Lucie Azema conseille de lire les récits de grandes
voyageuses comme Alexandra David-Néel, Ella Maillart ou encore Annemarie Schwarzenbach.
A un autre niveau, les témoignages que l’on retrouve sur le groupe Facebook “We are
backpackeuses !” apportent aussi des modèles et des sources d’inspiration aux voyageuses en
herbe. Comme l’explique la voyageuse solo Florence, partie à Annecy, “certaines discussions
dans ce groupe m’ont permis d’imaginer que c’était aussi possible pour moi d’aller vers ce qui
me faisait vibrer”.
Document 3 : « Sécurité. Voyager seule quand on est une femme. », article paru dans le
Courrier international le 17/04/2019 (Source : The New York Times)
Les femmes sont chaque année plus nombreuses à voyager seules. Bien se préparer est
essentiel pour se prémunir contre les risques.
ABAY / PEXELS / CC
Carla Stefaniak avait tout fait “correctement”, raconte sa meilleure amie. En novembre, cette
Américano-Vénézuélienne s’offrait cinq jours de vacances au Costa Rica pour son
36e anniversaire, et elle avait loué sur Airbnb une villa dans un quartier fermé non loin de
l’aéroport. Il y avait un vigile, et le quartier était réputé sûr. Et elle faisait toujours en sorte de
rentrer avant la tombée de la nuit. Son dernier soir sur place, la veille de son retour vers la
Floride, Carla appelle en FaceTime sa meilleure amie Laura Jaime. Via la vidéo, elle lui montre
les boucles d’oreille qu’elle vient de s’acheter sur un marché et lui fait visiter la maison. Durant
l’appel, elle fait aussi une remarque étrange : elle trouve l’ambiance “louche”, sans plus
de détail.
Une semaine plus tard, le corps brutalisé de Carla Stefaniak sera retrouvé dans un sac
plastique, à demi enterré, sur un coteau boisé non loin de sa location. La police costaricaine a
ouvert une enquête pour homicide et arrêté le vigile.
Plusieurs faits divers mortels ayant eu pour victimes des femmes voyageant seules suscitent
ces derniers temps des interrogations : quel accueil réserve notre monde à ces voyageuses en
solitaire, de plus en plus nombreuses ? Quel rôle jouent les réseaux sociaux en véhiculant les
images de lointaines contrées sûres et faciles d’accès ? Ces drames jettent aussi une lumière
crue sur la persistance des violences contre les femmes à travers le monde, et montrent qu’il
y a parfois un fossé entre les attentes des étrangères qui voyagent en solo et l’idée que
certains se font, dans certains pays, de la place des femmes – et de leur droit à voyager.
Les femmes sont des milliers à se rendre chaque année à l’étranger sans incident. En voyage,
elles sont cependant nombreuses à subir les sifflets des hommes et pléthore d’autres formes
de harcèlement. Des femmes de couleur racontent aussi le rejet, voire le mépris dont elles
sont parfois l’objet à l’étranger en raison de leur couleur de peau. Et si les violences contre les
touristes hommes sont tout aussi dévastatrices, certaines voyageuses subissent des
calvaires indescriptibles.
En décembre, la Danoise Louisa Vesterager Jespersen, 24 ans, et la Norvégienne Maren
Ueland, 28 ans, ont été retrouvées égorgées dans les montagnes du Haut-Atlas, au Maroc. Les
autorités danoises ont qualifié l’assassinat d’acte terroriste. Toujours en décembre, la
Britannique Grace Millane disparaissait à Auckland, en Nouvelle-Zélande, la veille de son
22e anniversaire, avant d’être retrouvée morte quelques jours plus tard. En mars, un
Australien a été reconnu coupable de l’enlèvement et du viol d’une Belge qu’il avait
séquestrée deux jours durant dans sa porcherie.
Les femmes courent des risques spécifiques lorsqu’elles voyagent seules, c’est indéniable,
rappellent les spécialistes de la question. “Il est établi que les femmes courent dans l’espace
public des risques auxquels ne sont pas exposés les hommes, dans leur pays mais pas
seulement”, insiste Phumzile Mlambo‑Ngcuka, la présidente d’ONU Femmes, l’agence
onusienne qui milite pour l’égalité hommes/femmes. Pas seulement chez elles, c’est-à-dire de
plus en plus, en dehors de leur pays et en solitaire. Mais les agressions de femmes touristes
ne sont qu’une facette des violences contre les femmes dans le monde, rappelle-t-elle. Et elles
peuvent tout aussi bien se produire dans les pays en développement, notent les spécialistes,
que dans des pays riches comme la France, l’Italie et l’Allemagne. Phumzile
Mlambo‑Ngcuka explique : « La cause première des violences contre les femmes, dans l’espace
public comme dans la sphère privée est à chercher dans les stéréotypes de genre, les normes
sociales, le sentiment d’impunité et le patriarcat. »
Et dans ces contextes parfois défavorables vient s’inscrire un phénomène en plein essor : les
femmes sont chaque année de plus en plus nombreuses à voyager seules.
Selon une étude menée en 2018 par la plate-forme en ligne Hostelworld, les réservations de
femmes seules ont augmenté de 45 % entre 2015 et 2017, contre 40 % seulement pour celles
des hommes. Selon Hostelworld, « le tourisme en solo a souvent été considéré comme une
entreprise très dangereuse voire insensée pour les femmes, mais les mentalités ont changé :
on y voit davantage aujourd’hui une expérience audacieuse et palpitante, un moment de
liberté où elles n’ont à s’occuper ni se soucier de personne. »
Du côté du voyagiste en ligne 101 Singles Holidays, une étude menée auprès de plus de
60 000 Britanniques a montré que le nombre de réservations en solo avait augmenté de 14 %
entre 2016 et 2017, et les tour-opérateurs tablaient pour 2018 sur une nouvelle hausse de
11 %. Parmi ces touristes solitaires, les femmes sont presque deux fois plus nombreuses que
les hommes, révélait la même étude. La compagnie aérienne British Airways elle aussi a
conduit en 2018 une enquête mondiale auprès de 9 000 femmes : elles étaient plus de la
moitié à avoir pris des vacances en solo, et 75 % à envisager de le faire dans les
prochaines années.
Les femmes voyagent donc de plus en plus seules, les chiffres le montrent. Il est plus dur en
revanche de dresser un bilan global des violences contre les voyageuses à travers le monde et
de savoir si les agressions sont effectivement plus nombreuses, ou si c’est simplement qu’elles
sont davantage médiatisées. La raison est simple : la plupart des pays ne tiennent pas de
statistiques précises des violences commises à l’encontre des voyageuses en solitaire. (…)
Pour les habituées du voyage en solitaire, être bien préparée est essentiel pour se prémunir
des risques. Voyager seule exige de très nombreuses précautions, explique ainsi Cassie
DePecol, 29 ans, qui a visité la totalité des États reconnus par les Nations Unies en un temps
record attesté par le Guinness. Cette native du Connecticut pratique le krav maga, une
technique israélienne d’autodéfense, a toujours sur elle un GPS et fait en sorte de toujours
informer quelqu’un d’où elle se trouve. “Ça peut paraître excessif”, reconnaît-elle. “Mais si j’ai
voyagé seule dans 196 pays sans problème, je pense que je le dois à ces précautions. Car les
violences sexistes sont une triste réalité pour les voyageuses”, rappelle-t-elle. (…) Pour
s’entraider dans leurs pérégrinations, des femmes ont créé des communautés en ligne. (…)
Des applis aussi viennent en aide aux voyageuses. Des services gratuits comme Chirpey,
RedZone, MayDay, Tripwhistle et Noonlight permettent de signaler les incidents et les zones
dangereuses, et de contacter la police locale. Mais il arrive que les choses tournent mal, même
avec toutes les précautions du monde.
Document 4 : Images du film Thelma et Louise, 1991
Thelma est l’épouse frustrée et soumise de Darryl, archétype du macho. Louise, son amie, l’a
convaincue de s’évader pour un week-end à la montagne. Elles sont bien décidées à profiter
de ces heures de liberté. Mais un homme essaie de violer Thelma sur un parking et Louise, pour
empêcher le viol, face à l’agressivité et à la vulgarité de l’homme, le tue. Louise refuse de se
rendre à la police et elle décide de prendre la route du Mexique, entraînant Thelma dans sa
cavale. Elles finiront par être rattrapées par les forces de l’ordre et préféreront mourir plutôt
que de se rendre.
Séquence 3 Séance 5