Apprivoiser L'eveil

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© Éditions Albin Michel, 2018

ISBN : 978-2-226-42711-3
Collection « Spiritualités vivantes »
« Il était une fois dans la Chine ancienne un pêcheur qui,
pendant plus de quarante années, avait pêché avec une
longue aiguille. À ceux qui, médusés, perplexes ou
amusés, l’interrogeaient, il avait coutume de répondre :
“Avec un hameçon courbé on ne peut attraper que du
poisson bien ordinaire, mais avec cette aiguille,
j’attraperai un jour un très gros poisson.” L’histoire vint
aux oreilles de l’Empereur qui fit convoquer ce pauvre fou
de pêcheur pour l’entendre et se distraire de ses contes :
“Qu’est-ce que tu comptes attraper avec un tel hameçon,
vieil homme ? – Vous-même, Votre Majesté”, répondit le
pêcheur. »

Rapporté par Sokei-an Sasaki, premier patriarche du Zen


aux États-Unis.
Introduction

« Nous ne cesserons d’explorer


Et le terme de toute notre exploration
Sera d’arriver là d’où nous sommes partis
Et de connaître cet endroit pour la première fois. »

T. S. Eliot, Quatre Quatuors

Dans nombre de traditions religieuses et philosophiques, la


découverte de l’ultime vérité, de la plus essentielle réalité est
souvent traduite par un voyage spirituel au cours duquel le pèlerin,
l’ascète ou le chercheur traverse des mondes successifs et doit
triompher d’épreuves. Déjà le long périple d’Ulysse, plus qu’une
aventure dans une géographie méditerranéenne fantasmée,
constitue le récit d’un voyage dans les profondeurs du moi. De
même, les récits enluminés et imagés du cycle arthurien mélangent
les grands thèmes des traditions celtiques à la lumière naissante du
christianisme et conduisent les chevaliers au plus près d’un
Chaudron-Graal qui pourrait être une métaphore de la conscience
éveillée. L’islam soufi offre aussi sous la plume du poète persan
Farid al-Din ‘Attar la vision d’un voyage qui conduit les oiseaux à
travers sept vallées de la quête, de l’amour, de la connaissance, du
détachement, de l’unité, de l’émerveillement et enfin de la pauvreté
et annihilation afin d’atteindre le Simorgh, leur oiseau souverain, leur
moi originel ; La Conférence des oiseaux, ce joyau littéraire et
mystique, préserve sous un voile poétique et une trame savamment
tissée d’allégories et de métaphores un enseignement secret sur le
chemin qui conduit à la rencontre de l’homme et de Dieu. Plus près
de nous, Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum propose à travers le
périple de Dorothée une version démystificatrice de la route qui
conduit à la vérité – dans une perspective bouddhiste, ce terrifiant
magicien dissimulant un piètre petit homme tremblant qui s’abrite
derrière un système complexe de machines et d’engins constitue
une représentation fidèle et cocasse de l’ego et de ses
manipulations. Ce voyage est également au cœur de nombreux
contes et fables de l’Orient, de l’épopée hallucinée du Mahabharata
ou du Ramayana au conte facétieux du roi singe, fable de la Chine
des Song, créature malicieuse et imprévisible capable de prodiges et
d’incroyables métamorphoses.
En Orient, l’idéogramme Tao, Do, ou encore le terme Dharma,
qui signifie « chemin, sentier, Voie », désigne à la fois la pratique
mais aussi la Loi universelle qui régit toutes les existences. Un
même mot désigne le voyage et sa destination. Est-ce parce que le
Bouddha historique lui-même avait coutume de voyager et de
parcourir l’Inde ? Depuis son départ du palais et son illumination
sous l’arbre en contemplant l’étoile du matin, l’itinérance, l’incessant
voyage était l’une des caractéristiques de son style de vie. Il
parcourait inlassablement les terres, promenant ses pas et ceux de
ses disciples en puisant volontiers dans le quotidien des
campagnes, des villages et des paysages qu’il traversait la matière
de ses paraboles, histoires et métaphores. Parmi les fleurs, les
feuilles, les cultures, les paysans, des enseignements comme d’un
inventaire réenchanté des mondes traversés, on rencontre déjà le
buffle dans des paroles très anciennes qui lui sont attribuées. Il
semblerait toutefois que la forme du polyptyque des images du
dressage du buffle apparut dans la Chine ancienne et nous devons
la plus populaire au maître Kaku-an Shi-en, disciple de Daizui Genjô
(1065-1135). Le choix d’un tel animal, si fréquent dans le paysage
rural d’alors, permettait de conférer à cette illustration une dimension
familière et en facilitait grandement la compréhension.
Cette série d’images accompagnées de poèmes et de courts
commentaires déplie l’histoire d’une quête, celle d’un jeune garçon à
la recherche d’un buffle dont il a perçu les traces et qu’il entreprend
de dompter. Au terme de tribulations à travers lesquelles l’apprenti
bouvier tour à tour piste l’animal, en entrevoit la forme fugitive, le
poursuit avec fougue et opiniâtreté, l’attache et le domestique, le
chevauche avec bonheur et insouciance, l’oublie et va jusqu’à
s’oublier lui-même, il finit par revenir dans le monde des hommes.
Nombreux sont ceux qui virent dans ces images naïves et fortes la
description des étapes de celui qui entreprend le voyage que l’on dit
spirituel : ce récit ne serait autre que celui d’une conscience confuse
et égarée s’efforçant de trouver le chemin du visage originel, de
notre vérité première représentée ici par l’animal fuyant. Il s’agirait
d’un conte initiatique dans lequel le jeune enfant et le buffle sont
associés dans une danse, une merveilleuse et changeante étreinte,
celle du relatif et de l’absolu, de la conscience discursive et de la
conscience panoramique, de la confusion et de l’éveil. Autant dire
que cette histoire pourrait être la nôtre, pourvu que l’on consente à
en transposer les figures.
Si notre quotidien n’a pour montagnes que de grandes tours, de
forêts qu’en l’espèce de foules que nous traversons et dans
lesquelles nous perdons anonymement nos pas, si notre
insatisfaction est lisible dans nos angoisses et nos peurs face à ce
que nous ne connaissons pas, si nous nous égarons dans un
univers d’images et de messages par écrans interposés, oscillant et
chavirant entre réel et virtuel ; l’urgence de se rencontrer
authentiquement reste la même. On pourrait même affirmer qu’elle
s’impose davantage à nous. L’univers dans lequel nous évoluons est
devenu cruellement aporétique. Riches, nous le sommes, mais cette
richesse est illusoire, notre hyper-connectivité nous déconnecte
encore davantage de l’essentiel que parfois nous entrevoyons.
Jamais nous n’avons autant communiqué et, cependant, nous
exprimons si peu et peinons à faire sens. Les écrans nous tiennent
lieu de miroir et de mirage alors que, englués à ces surfaces
dépourvues de la moindre profondeur, nous sommes les captifs d’un
espace qui donne libre cours à un narcissisme débridé. À bien des
égards, nos contemporains, incapables de lâcher leur portable,
imitent cette vieille reine rance et pourrie qui interroge son miroir
avec une fébrilité inquiète dans Blanche-Neige.
Multipliant les communications sans contenu, croulant sous des
avalanches de courriels et ayant épuisé les réponses dans
lesquelles nous pensions trouver l’apaisement, qu’elles soient le fruit
des odyssées et illusions sentimentales, qu’elles viennent de la
traversée des paradis sensuels, artificiels et marchands ou encore
de l’exploration des dogmes religieux et politiques, nous en venons à
nous retrouver seuls face à cette recherche la plus fondamentale et
la plus délicate, celle de notre véritable identité. Ayant délaissé les
satisfactions et facilités narcissiques, nous en sommes réduits à
nous interroger sur la raison de notre présence dans cette présence
plus vaste qu’on nomme le monde, dans lequel plus rien ne semble
faire sens. C’est là, dans notre quotidien, que cette histoire
commence. Et c’est bien cette histoire que nous nous proposons ici
de conter en évitant autant que faire se peut et la pesanteur d’un
discours dit spirituel et les facilités mièvres d’une spiritualité que les
modes s’arrachent et se disputent. Il faut en réactualiser le contenu
et, si nous souhaitons donner ici une image qui soit la plus précise et
fidèle du chemin, de la Voie du Bouddha, c’est en traduisant sa
réalité dans un langage qui parle aux femmes et aux hommes
d’aujourd’hui.
Il serait donc tout à fait possible de lire ces dix images comme
une succession de moments dans le temps. C’est d’ailleurs
l’interprétation la plus traditionnelle qu’elles reçoivent : ce panoptique
représenterait autant d’étapes, de degrés incarnés par la relation
entre le jeune garçon et l’animal et caractérisant la progression,
station après station, du pèlerin spirituel, du moi engagé dans une
recherche intérieure. Si une telle perception ne peut être contredite,
elle peut tout du moins être nuancée et complétée. Le problème
d’une telle conception du chemin est en effet celui que pose sa
linéarité. Il y aurait, selon cette lecture, une série de portes qu’il
conviendrait de franchir sur le chemin de la vérité. Ainsi, nous
cheminerions de la confusion à l’éveil en passant par les cases d’un
singulier Monopoly, capitalisant au fur et à mesure les acquis. Voilà
l’un des écueils d’une telle vision du voyage intérieur, le fait qu’il
mime les travers et les réflexes de l’approche matérialiste. Ce conte
serait un conte d’apprentissage dans lequel l’esprit avide et grossier
se libérerait peu à peu pour atteindre la liberté, un récit héroïque
dans lequel les mues et transformations abondent et convergent
vers une destination finale. Or, voilà bien une approche dualiste et
fortement caricaturale de la Voie : il y aurait une illusion dont on
guérirait peu à peu, la réalisation étant perçue comme gain et fruit
d’une pratique. Pourquoi ne pas poser une autre interprétation, celle
d’un récit non linéaire, sans chronologie, sans lieu fixe ?
Afin d’illustrer cette possibilité, il nous faut ici convier la figure
bien-aimée de Kobun Roshi (1938-2002), maître zen japonais qui
vécut aux États-Unis à la fin du siècle dernier. Kobun Chino
Otogawa Roshi était un enseignant atypique. Japonais et dûment
formé au temple d’Eiheiji, il refusait les titres et cultivait une
éloquente simplicité. Il a trouvé la mort alors que sa petite-fille se
noyait dans les profondeurs d’une mare, l’y rejoignant pour tenter de
la sauver ou tout simplement pour ne pas la laisser seule franchir
l’ultime porte. Les anecdotes et les histoires le concernant
foisonnent mais une, tout à fait particulière, illustre à merveille notre
propos. Kobun rendait alors visite à un illustrateur qui souhaitait
proposer une nouvelle version graphique de ces dix images.
S’étalaient sur la longue table de travail dix dessins empreints
d’originalité et de dynamisme. Le graphiste et artiste Jack Richard
Smith, très satisfait de son travail, après quelques minutes d’un long
silence, se tourna vers Kobun pour lui demander ce qu’il en pensait.
Ce dernier se montra très content mais fit remarquer que quelque
chose manquait dans cette réalisation audacieuse. N’attendant
même pas la réaction du dessinateur, Kobun se saisit alors de tous
les feuillets et les superposa pour les tendre dans la lumière de la
fenêtre et, invitant l’artiste à voir au travers, il dit alors : « Voilà
comment on doit les regarder ! » Ainsi donc le maître invitait à
contempler ces images dans une simultanéité, une synchronicité,
non plus successivement mais conjointement. En agrégeant les
motifs, en confondant les étapes généralement distinctes, il conviait
le regard dans un lieu aussi mystérieux qu’improbable, ce lieu qui
fait que l’achèvement est contemporain du commencement, que
l’Alpha côtoie l’Oméga, ce lieu dont Sergiu Celibidache, chef
d’orchestre réputé pour la lenteur de son tempo et sa philosophie de
l’interprétation et de la direction musicale, eut l’intuition. « À la
première mesure d’une œuvre, on peut entendre sa résolution »,
aimait-il à répéter.
Comment donc concilier ces différents points de vue et la
simultanéité ? Nous pourrions par exemple envisager un joyau dont
l’eau très pure serait taillée en de multiples facettes ; chacune de
ces facettes serait une des images, un des états décrits, une des
possibilités du corps-esprit. Il est commun de dire des déités qu’elles
ne sont pas des principes habitant des paradis célestes, que les
bodhisattvas (êtres qui aspirent à l’éveil et vivent parmi les hommes)
ne sont pas des existences extérieures et transcendantes à notre
réalité mais bel et bien consubstantielles à nous-mêmes : Manjushri,
bodhisattva représentant la qualité pénétrante et tranchante de la
sagesse, qui chevauche souvent un lion et brandit une épée, ou
Kannon (ou Avalokiteshvara), incarnation de l’amour universel et
bienveillant, sont des aspects de notre psyché, des potentialités
toujours présentes et que nous pouvons activer et manifester. À un
disciple qui l’interrogeait au sujet de l’existence réelle de Kannon, le
maître zen Philip Kapleau fit cette réponse éloquente : « Si vous
souhaitez rencontrer Kannon face à face, il vous suffit d’accomplir
une action désintéressée. » De même, ces images du buffle
coexistent dans un même temps et un même lieu et s’il est possible
de tenter une lecture linéaire, on peut aussi affirmer qu’à n’importe
quel moment du chemin tous les états et toutes les étapes sont
présents. Dans la pratique du débutant existe la plus haute
réalisation et les bouddhas les plus réalisés ne sont autres que de
simples débutants.
Par ailleurs, nous sommes tous affamés de réponses et partout
nous croyons les trouver dans la bouche de sages, entre les lignes
de textes et poèmes, dans le silence de retraites ou l’animation de
discussions enflammées. Notre vie est hantée par le souci de
collectionner ces réponses qui, nous le croyons, pourront nous
apporter satisfaction et calmer notre appétit de sens. Or, c’est tout le
contraire qui advient : boulimiques dans notre recherche, obsédés
par l’idée de trouver une réponse satisfaisante, nous nous écartons
toujours de l’essentiel. La recherche d’une réponse est précisément
le principal obstacle qui nous sépare de notre vérité. D’abord parce
que toute réponse est en soi figée : corps mort et lourd, les réponses
encombrent notre esprit, font écran à la réalité qui s’avance vers
nous ou se substituent à elle, ce sont des fictions agréables,
pratiques et portatives mais qui empêchent la rencontre du réel. Les
réponses s’amoncellent dans les livres, Talmud, Bible, Coran et
bréviaires, livres de soutras bouddhistes, manifestes et thèses,
vade-mecum de nos existences affamées de signification. Les
rayonnages des bibliothèques plient sous le poids silencieux de ces
doctes discours. À mesure que nous nous efforçons de répondre,
nous ne laissons plus la réalité nous toucher.
La manière juste de vivre avec une question n’est certainement
pas de s’empresser d’y répondre, de compulser fiévreusement les
lourds volumes des gurus religieux, économiques ou politiques, mais
de simplement laisser fleurir la question, fleurir et s’épanouir jusqu’à
ce qu’elle devienne vraie, qu’elle se fasse chair et sang. Ainsi la
question devient notre corps-esprit dans le maintenant-ici. Aussi la
réponse à un koan n’est-elle pas verbale, ou plutôt ce n’est pas là
son aspect essentiel, sa dimension première. Les mots peuvent
accompagner l’être dans son déploiement mais c’est toujours le
déploiement lui-même qui fait réponse dans le dynamisme vivant.
Surgissant de ce qui est avant le langage, le « Je ne sais pas »
premier. Le docteur Durix, un célèbre ophtalmologue qui vivait et
exerçait au Maroc, se passionnait pour le Zen et le Japon. Et ses
pas l’avaient conduit maintes fois sur la terre du Soleil levant, mais
aussi dans les monastères japonais et notamment ceux de l’école
Obaku. Un jour qu’il visitait le très beau temple de style chinois de
Manpukuji (temple principal de cette école), non loin de la vallée
d’Uji dans les années 60, près de Kyoto, il était assis dans les
appartements privés de Sengoku Roshi, l’abbé du temple, et
dégustait un thé vert en sa compagnie. Comme il parlait fort bien
japonais, il n’avait besoin de nul traducteur et l’échange n’en eut que
plus de vivacité. L’abbé lui demanda d’où il venait et à quoi
ressemblait son pays. Il s’agissait d’un de ces moments dépourvus
de formalisme, sans aucune espèce de protocole sinon une évidente
cordialité. « Je viens du Maroc, répondit le médecin français, j’habite
à Marrakech. – Pourriez-vous me parler de Marrakech et du
Maroc ? » questionna l’abbé. « Le Maroc est un très beau pays…,
continua machinalement le docteur, les maisons de la médina sont
blanches, la mer est d’un beau bleu et les oranges sont juteuses et
savoureuses. » Soudainement, plantant ses yeux dans ceux de son
interlocuteur, l’abbé reformula sa question mais cette fois le médecin
sentit qu’elle pénétrait sa chair jusqu’au tréfonds et la réponse jaillit à
nouveau sans même qu’il eût à penser. Et les mêmes mots revinrent
à ses lèvres mais cette fois-ci vivants. Alors que plus tard il évoquait
cet épisode il disait de ce moment qu’il avait le souvenir d’avoir
presque senti le goût des oranges et la texture de l’eau et du sable
entre ses doigts. Et la blancheur irréelle de la vieille ville ne lui avait
jamais été si évidente. La réponse n’était plus dans les mots mais
devenait toute la réalité : le Maroc même était dans cette pièce
exiguë du temple de Manpukuji. Les mots de l’abbé avaient
simplement harponné de plein fouet l’illusion tissée d’habitudes et de
mots usés, pour les ôter avec vivacité et soudaineté, et révéler la
vérité intime dans sa pleine et évidente nudité. Le corps-esprit du
médecin, réanimé, revenu du sommeil des habitudes et de la torpeur
d’une réponse déjà donnée mille fois, manifesta au-delà des doutes
1
ou des repentirs la totalité dynamique . Plus que des mots, un être-
là, empli de la réalité qu’il était convié à conjurer mais sans le
moindre effort, la plus infime intention. Il eût pu se passer de mots,
se contenter de laisser sourdre sur-le-champ les paysages de sa
terre natale. La parole n’ôta rien à cette qualité extraordinaire, n’en
voila plus la beauté.
Ainsi de ces dix images : si nous les considérons comme des
réponses fixes, nous courons le risque de crisper notre regard, de
nous rigidifier, de cultiver ce qui nous éloigne de notre essence
2
même. L’intrépidité de l’enseignement d’un Nagarjuna est
précisément de nous inviter à ne pas demeurer sur une vue
particulière : ne pas choisir, c’est s’ouvrir.

Si nous tournons les pages de ce recueil en nous interrogeant


sur chaque image, nous demandant où nous en sommes, quelle
image nous correspond, j’ai bien peur que nous ne perdions notre
temps. Dans la perspective du vrai Dharma, les poèmes, les textes
ne sont pas des réponses à des questions brûlantes destinées à
fournir une carte afin de parcourir un territoire mais des questions
vivantes visant à nous permettre de manifester un esprit vaste et
libre. Les textes ne sont pas interrogés comme ils le seraient dans
un contexte universitaire, ils ne sont pas dépouillés, allongés sur une
table d’anatomie, incisés et fouillés. On ne conduit ici aucun examen
clinique ou anatomique car ils ne sont pas censés contenir des
enseignements secrets qu’une lecture patiente et éclairée révélerait.
Ils pointent à l’évidence même, au secret qui nous crève les yeux. La
plénitude qu’ils désignent n’est autre que ce corps-esprit que nous
appelons nous-mêmes. Ils cognent à notre porte, nous frappent
comme si nous étions une cloche dans le vent. Notre résonance
sera à la mesure de notre ouverture et du fait que nous serons vides
de toute expectative ou attente. Au lieu de lire un poème, nous le
laissons nous lire et nous élucider. Nous laissons les mots
rencontrer notre vie, s’y mélanger et s’y fondre afin de révéler ce
véritable royaume qu’est notre corps-esprit à chaque instant. Les
poèmes nous éclairent et nous clarifient, nous laissons les mots
nous toucher et faire chanter notre être. Il importe de se laisser
émerveiller et de prendre ces poèmes et images au cœur de la vie
quotidienne : ces mots sont là pour réveiller la vie dans la vie, pour
nous donner à respirer, à sentir, à partager, à explorer ; ces images
sont une invitation à une aventure et non une clôture de plus.
Il faudra enfin toujours se souvenir ici que, bien qu’une carte soit
précieuse au voyageur – et à bien des égards ces images
constituent une cartographie du périple spirituel –, elle ne saurait se
confondre avec le voyage lui-même : chaque voyage est unique et
chacun le vit à son propre rythme. Il nous faudra aussi reconnaître
que dans la mesure où il n’y a rien à atteindre, aucune destination
extérieure, ce voyage ne nous mène nulle part si ce n’est ici. Et c’est
aussi ici qu’il commence.

1. « Zenki » (La totalité dynamique) est un chapitre très important du


Shôbôgenzô, le Trésor de l’œil de la Vraie Loi, œuvre maîtresse du moine
Dôgen (1200-1253).
2. Nagarjuna vécut au IIe ou IIIe siècle en Inde et fut le plus grand théoricien
de la doctrine Madhyamaka, la Voie du Milieu.
Première image

Le chercheur

« Dans les champs de ce monde, je couche


inlassablement les hautes herbes à la recherche du buffle
Suivant le cours de rivières sans nom, perdu au beau
milieu de sentiers intriqués de montagnes, ne trouvant
pas le buffle, ma force et vitalité s’amenuisent
Et la nuit, je n’entends que les chants des cigales. »

Commentaire

Le buffle n’a jamais été perdu. Quel besoin y a-t-il de partir à sa


recherche ? Ce n’est que parce que je suis séparé de ma nature
originelle que je ne parviens pas à le trouver. Plongé dans la
confusion des sens, j’ai même perdu sa trace. Bien loin de ma
demeure, j’aperçois tant de croisements mais je ne sais quelle
direction prendre. L’appétit et la peur, le bien et le mal se disputent
mon esprit.

1
Waka

J’ai cherché le buffle


Par les montagnes
Et l’ai manqué
Seul le chant strident
Des cigales.
Voici donc l’image primordiale. Le point de départ, la source de
toute cette aventure. On y voit un jeune garçon portant un
quelconque fardeau et progressant entre frondaisons, chute d’eau et
rivières, rochers et terre grasse, air pur et ciel serein. Les quatre
éléments, ciel, terre, eau, feu, sont ici déployés et l’homme chemine
parmi eux. Nous pourrions imaginer avoir devant nous une situation
idyllique, un lieu naturel intact duquel nous devrions partir. Or, il n’en
est rien. Car ce tableau représente ce qu’un habitant de la Chine, de
la Corée ou du Japon pouvait rencontrer chaque jour il y a quelques
siècles. Rien ici de particulièrement romantique. Cette image est
celle d’un environnement quotidien, de ce que chacun alors avait
devant les yeux. Pour nous, si nous devions brosser une image
équivalente, ce serait le coin de la rue, le supermarché d’à côté où
nous faisons nos courses, l’arrêt de bus, la gare où nous prenons le
train pour nous rendre au travail ou l’autoroute encombrée de
voitures, le square ou la place déserte, les prés ou les cultures à
perte de vue ou la foule dans laquelle nous nous pressons, ce
pourrait aussi bien représenter notre chez-nous ou notre lieu de
travail. Il faut se garder de voir dans cette image une invitation à une
quelconque écologie, l’esquisse d’un retour aux sources et aux
charmes de la nature.
Ce que, de manière intrépide, elle dit c’est que tout commence
ici, sous nos pas, et non dans un ailleurs qu’il faudrait au préalable
postuler ou atteindre : ce n’est ni demain ni là-bas que le voyage
commence mais bel et bien dans cette réalité quotidienne répétitive,
poisseuse et souvent si difficile. À quoi bon en différer encore et
encore le cours ? Notre vie telle qu’elle est, encrassée d’habitudes et
de routine, de rituels et de manies, tel est le champ sur lequel nous
allons devoir travailler. Comme le souligne Chogyam Trungpa dans
un commentaire célèbre de ces dix images, voici la réalité de ce que
le bouddhisme nomme Dukkha. Dukkha, la première des quatre
nobles vérités énoncées par le Bouddha lors de son premier
sermon, peut être traduit par « souffrance » ou « insatisfaction ». Il
s’agit de toutes les formes de la frustration et du sentiment
d’incomplétude qui résultent de l’imperfection inhérente au monde et
à nous-mêmes, de l’impermanence et de notre absence de durée et
de réalité. En effet une insatisfaction est perceptible, le sentiment
que quelque chose cloche, et à ce stade la recherche du buffle,
d’une solution ou d’un antidote au poison de la souffrance a
commencé. En fait la situation semble incomplète, quelque chose
manque sans qu’il soit encore possible de mettre le doigt dessus, un
mal-être diffus s’élève et toutes les tentatives d’y échapper non
seulement avortent mais l’aggravent encore : qu’il s’agisse de la fuite
dans les rêves, de la consommation régulière ou occasionnelle de
psychotropes, de la recherche du pouvoir ou du plaisir, de celle
visant à satisfaire des ambitions personnelles et à gagner des
honneurs, toutes les distractions, les divertissements et les dérivatifs
échouent à faire taire ce sentiment profond que « nous n’y sommes
pas ». Toutes les tentatives de déni, de mise entre parenthèses,
d’anesthésie ne parviennent pas à dissiper le malaise ; pire, elles en
accroissent l’emprise. La situation est claustrophobique et toute
tentative de lui échapper se traduit immédiatement par une
constriction de l’espace. Nous voilà bien éloignés de la signification
première que nous pouvions prêter à cette image champêtre.
Ce jeune garçon est tout occupé à sa recherche ; s’il scrute son
environnement, c’est qu’il a saisi ce manque, perçu avec acuité cette
absence. Ainsi des commencements : on ne débute pas par une
révélation, un éclat lumineux, une trouée dans l’épaisseur noire des
songes, on débute avec la pleine amertume de ce va-et-vient, de
cette répétition, de ce cycle des renaissances qui nous font passer
d’un état de conscience à un autre, sans cesse et sans répit.
Comme le ferait un animal rendu fou par les limites de sa cage. Ainsi
faut-il comprendre la notion de transmigration, de réincarnation non
pas tant comme la survie d’un principe spirituel qui voyagerait de
corps en corps vie après vie, mais plus simplement comme les
incessants passages et changements d’états que nous vivons
chaque jour, ces fameux passages que Michel de Montaigne se
proposait de peindre dans ses Essais. L’espace du Samsâra, le
cycle incessant des réincarnations et renaissances, est gluant, il
nous colle à la peau et où qu’on aille en dépit des tentatives
d’anesthésie, l’irritation, l’aversion, la peur nous reviennent en pleine
face. Les émotions et pensées que semblent déclencher les
accidents du sentier, les méandres de la route sont toujours au
rendez-vous. Ni les distractions matérielles, ni les idées cultivées au
cœur de l’oisiveté, ni les paradis artificiels fruits d’une altération
momentanée de la conscience ne suffisent à tromper l’opiniâtreté de
la souffrance. Elle revient toujours, lancinante et obsédante,
décuplée après le répit qu’on croyait avoir trouvé. On tourne en rond,
ressassant les idées noires, rejouant les mêmes drames, pris dans
les filets d’une inextricable toile, et plus on se démène et s’agite,
plus l’espace se restreint. Ayant épuisé tous les recours, on a fini par
cesser d’accuser les autres, un dieu capricieux ou notre mauvaise
étoile, on a cessé de se maudire pour simplement apprécier la
texture de cette souffrance et percevoir qu’ici quelque chose
manque. On serait bien en peine de lui donner un nom mais voilà, il
faut commencer ici.
Ainsi du vrai voyage. Le Soutra du Cœur, ou
Mahâprajñâpâramitâ, se termine sur un mantra d’une extrême
importance : Gate gate pâragate pârasamgate bodhi svâhâ, « Aller,
aller au-delà, au-delà du par-delà, sur la rive de l’éveil ». Le
mythologue Joseph Campbell relate cette entrée dans l’« au-delà du
par-delà » dans un langage accessible à son public américain. Il
utilise pour cela une simple métaphore. Imaginez que vous habitez
San Francisco et que vous êtes malade de cette ville. Vous n’en
pouvez plus, un malaise vous tenaille le ventre et vous noue la
gorge et lorsque votre regard flotte sur la baie, vous apercevez
Berkeley, l’île où, dit-on, vivent les sages et les êtres libérés. Vous
rêvez parfois d’un voyage, vous caressez distraitement la possibilité
d’une libération. Un beau jour, alors que vous flânez sur le port, un
bateau s’arrête… « Des passagers pour Berkeley ! » Vous répondez
présent et embarquez sur un coup de tête et le navire de fendre les
eaux de la baie. Vous êtes pris d’un peu de nostalgie, mais cela
passe vite car votre vie est maintenant toute simple, réduite à des
gestes purs et économes : le chapelet à la main, vous placez des
fleurs sur l’autel et récitez des chants mélodieux et harmonieux. Cela
pourrait durer à jamais mais quelques incarnations plus tard vous
finissez par accoster à Berkeley. Vous descendez du bateau et
contemplez ce paysage et vous ne pouvez y résister, vous vous
demandez à quoi ressemble San Francisco d’ici, vous vous
retournez et là, rien, vous n’apercevez pas de San Francisco. C’est
le Grand Véhicule, le véhicule du non-ego. Tout a disparu. En fait,
vous n’avez jamais quitté San Francisco !…
C’est ce que cette première image exprime : le fait qu’il est
possible de travailler avec tout ce que nous rencontrons et que, où
que nous allions, nous ne quitterons jamais cet ici et ce maintenant.
Cette deuxième perspective n’est nullement en contradiction avec la
première. L’idée d’un voyage spirituel cultive souvent la promesse
d’un ailleurs et d’un autrement, comme d’une fuite, d’une fenêtre
possible hors d’un espace où tout est perçu comme asphyxiant,
étouffant. L’idée germe alors que là-bas, un là-bas qui peut être
décliné en une variété de possibles, exotiques, salvateurs,
réconfortants, illuminés ou extatiques, va pouvoir effacer et corriger
toute cette souffrance. Or, la perspective offerte par cette image est
tout autre : c’est en s’éveillant à ce qui est autour de soi, dans cette
vie monotone et monochrome, que le chemin commence. Le chemin
commence ici. La première image est celle de l’ici ; que cet ici soit
dans le temps ou l’espace. Nos relations et les difficultés qu’elles
présentent, notre quotidien, le supermarché et les factures à régler,
le ménage, les corvées, le métro ou le train, les rues sordides et
sales, tous ces visages que nous croyons connaître et tous ces
paysages que nous ne voyons plus à force de les traverser, toutes
ces pensées que nous chassons ou poursuivons, tout jusqu’à ce
corps noué, ce corps encombré de lui-même, malade, insuffisant,
insatisfait, tout de cette vie si vide car il lui manque une autre vie
qu’étreintes et prières s’efforcent de convier, eh bien tout cela, tel
quel, est invité. Sans plus de choix ou de rejet. Le point de départ du
chemin est de s’éveiller à la réalité de la présence au monde, de la
présence du monde autour de soi, à soi. D’abandonner tous les
ailleurs. Le chemin dit spirituel débute dans ce fatras que nous ne
voulions absolument pas habiter, et parce que nous cessons de le
fuir, ou de le repousser par dégoût, lassitude ou ennui, alors ce
désordre désenchanté peu à peu s’illumine.
Il est fréquent dans le Zen de recommander un mode de vie sans
demeure et il est vrai que, jadis, les moines novices allaient de
monastère en monastère, de temple en temple afin de pratiquer.
Sans demeure ne veut pour autant pas signifier que l’on refuse toit
et repos, que l’on voue sa vie à un nomadisme perpétuel. Sans
demeure signifie qu’on est partout chez soi, que toute situation est
habitable, et qu’ainsi on ne s’attache à aucune en particulier. Le
paradoxe est ici que quelqu’un sans demeure est toujours chez lui.
Si nous sommes attentifs à cette réalité présente, alors nous
sommes à la maison. Quitter la maison, quitter l’attachement à une
maison, c’est la trouver vraiment. Le chemin commence là où nous
en soupçonnions le moins la présence, au cœur de l’anodin, dans le
plus ordinaire.
Prêtons l’oreille à une vieille histoire de la Chine, c’est un koan,
une histoire ou sentence que donnent les maîtres zen à leurs
disciples afin de pourfendre l’esprit dualiste et l’éveiller à la réalité
ultime ; ici, le dix-neuvième cas de la Passe sans Porte, célèbre
recueil de koans, rapporte un dialogue entre un maître et son
disciple : « Joshu pressa Nansen et lui demanda : Quelle est la
Voie ? Nansen répondit : L’esprit ordinaire est la Voie. Joshu
l’interrogea encore : Devrais-je le rechercher ou pas ? Et Nansen
rétorqua : Si vous vous tournez vers lui, il vous échappe. Alors
Joshu dit : Si je ne me mets pas à sa recherche, comment saurai-je
alors que c’est la Voie ? Et Nansen trancha : La Voie ne dépend ni
du Je sais ni du Ne sais pas. Le savoir est chimère et le non-savoir
une conscience immaculée. Quand vous avez vraiment atteint la
Voie véritable, au-delà de toute forme de doute, vous le reconnaîtrez
vaste et illimité, ainsi que le vide du firmament infini. Comment à ce
stade débattre encore du juste et du faux ? Entendant ces mots,
Joshu s’éveilla. »
Cet esprit ordinaire, simple, de tous les jours est ce qui nous est
donné à vivre, tel quel, sans dilution ou déformation. C’est la qualité
crue de notre vie. Le mal de tête de ce matin, la difficulté pour
trouver une place au centre-ville pour se garer, la chaleur étouffante
des transports en commun, ou encore les raideurs et tensions du
corps assis en méditation, la réalité de l’expérience en somme est ici
vécue sans fuite ni commentaires. Voilà bien les deux stratégies
d’évitement les plus communes : esquiver les écueils, prétendre
qu’ils n’ont pas de réalité ou sécréter toute une fiction afin de les
occulter. L’une des plus grandes découvertes des gens qui
s’assoient pour la première fois dans le recueillement zen, le Zazen,
est de découvrir à quel point l’esprit est en constante conversation
avec lui-même, combien nous ne cessons de qualifier les choses,
les êtres et les faits. Nous ne laissons jamais le monde ni nous-
mêmes tranquilles. Nous n’existons que dans un brouhaha intérieur,
un bavardage tapageur et incessant qui nous empêche de faire
l’expérience directe, nue de ce que nous rencontrons. Soit nous y
allons de nos projections en mêlant notre passé au présent, en
interprétant l’instant grâce au filtre de ce que nous croyons déjà
connaître, soit nous le fuyons en multipliant les esquives : rêveries,
distractions, petits films répétés en boucle, plans sur la comète et
autres friandises mentales.
La Voie, c’est-à-dire la pratique de l’ultime vérité, n’est pas hors
de ce qui advient, il ne s’agit absolument pas de transcendance,
traduction ou esquive, la Voie consiste à simplement être, à vivre les
situations du quotidien comme elles se présentent sans rien leur
ajouter ou retirer. Une merveilleuse histoire en fournit l’illustration
désopilante. Un jeune pratiquant bouddhiste américain clame à qui
veut l’entendre qu’il va se retirer dans les montagnes pour faire une
retraite spirituelle et s’abstraire de la confusion des villes pour
trouver la sérénité ultime. Le jour J, le voilà qui emporte tout son
barda de baroudeur, sac à dos, provisions et équipement divers, et
se met en chemin pour trouver un lieu idyllique. Et voilà qu’il
découvre un charmant torrent au bord duquel se dressent des
rochers et un bosquet d’arbres drus. L’aubaine est trop bonne, il s’en
saisit et décide d’y planter sa tente, savourant par avance les
merveilleux moments d’absorption et de méditation qu’il va sans
doute connaître. Le premier jour, il place natte et coussin au bord de
l’eau tumultueuse et entreprend de méditer. Impossible de se
concentrer : contre toute attente, il est submergé par le vacarme
vociférant du courant et croit même reconnaître l’hymne américain
dans le bruit de ces eaux qui bougent sans cesse. Le deuxième jour,
il s’assoit sans plus de succès car l’hymne américain qui hier lui
chatouillait l’oreille hurle désormais, et plus il essaie de ne pas y
penser, plus cette mélodie lui revient avec une force redoublée. Il
compte sur le troisième jour pour stabiliser sa pratique et la même
situation se reproduit sans qu’il y puisse rien. Par dépit, il s’aventure
alentour mais durant cette balade il ne fait que ressasser son
amertume et sa déception. Il va même jusqu’à descendre dans le lit
de la rivière pour déplacer les pierres dans l’espoir de modifier le son
de l’eau, évidemment sans plus de succès. Finalement, au
quatrième matin, il se résigne à plier bagages et redescendre vers la
confusion du monde qu’il avait cru laisser triomphalement quelques
jours plus tôt.
Chacun aura ici compris la source du vacarme : il s’agit bien de
l’esprit de ce jeune pratiquant. Enfer et paradis ne dépendent ici
comme ailleurs en rien des conditions extérieures. La qualité de la
pratique ne dépend pas du lieu ou des circonstances mais de la
manière dont nous sommes en relation avec notre environnement. Il
ne s’agit même pas davantage de donner un sens mystique ou
ésotérique à ce que nous faisons, juste se contenter de faire ce que
nous faisons absolument, simplement, directement. Cette intimité
avec le réel est la plus grande exigence du chemin. Il faut ainsi se
garder de sacraliser le présent. Toute une mouvance contemporaine
met l’accent sur la pleine conscience comme un aspect du chemin, il
s’agirait de prêter attention à la vaisselle, à la moindre de nos
actions, d’être spectateurs de ce que nous faisons et de s’y tenir
avec le plus grand sérieux. Vous verrez alors des pratiquants peler
religieusement une carotte en affichant une mine sévère et
compassée. Toutes joie et détente heureuse semblent avoir été
liquidées. Une telle perspective tombe dans l’erreur que dénonce
Nansen : se tourner vers cet esprit, c’est le perdre ; être prisonnier
du vrai et du faux, c’est s’égarer. L’invitation du chemin est
d’apprécier les choses telles qu’elles sont et non les travestir ou les
manipuler. La Voie consiste à boire quand on a soif, manger quand
on a faim et dormir quand on a sommeil. Cela peut paraître enfantin,
trop élémentaire, et pourtant faire les choses simplement, faire les
choses pour elles-mêmes et non plus pour soi-même, faire en
s’oubliant totalement dans ce faire est bien une tâche délicate et
difficile. C’est même ce qu’il y a de plus ardu. Le maître zen du
e
XIII siècle Eihei Dôgen consacre de nombreux chapitres de son

œuvre maîtresse, le Trésor de l’œil de la Vraie Loi (Shôbôgenzô), à


de simples activités de tous les jours : se laver le visage, aller aux
toilettes, se brosser les dents, manger ou encore travailler… Un
chapitre est entièrement consacré à la vie de tous les jours comme
réalisation de la vérité ultime ; il s’intitule tout simplement « Kajo »
(La vie quotidienne), et on y lit par exemple cette affirmation :
« Quelques feuilles de thé et un simple bol de riz sont les pensées
des bouddhas, les sentences des patriarches. » Gardons-nous d’y
voir un simple éloge de la frugalité. Ce que Dôgen souligne ici, c’est
l’activité journalière de se nourrir comme pratique spirituelle la plus
élevée. Profondeur de nos actions quotidiennes à laquelle il nous
invite à goûter.
C’est aussi cette magie que la pratique du haïku met en œuvre.
Cette forme brève et portative de trois vers dont l’invention nous
vient du Japon est une pure invitation à vraiment habiter sa vie.
Écrire un haïku, c’est s’ouvrir à l’extraordinaire simplicité du monde
sans ajouter quoi que ce soit. Recevoir le monde tel quel. Et
contemplant des peintures chinoises ou des estampes japonaises,
vous observerez immanquablement la dissymétrie de la disposition
des objets, personnages ou montagnes : plutôt que construite,
l’image semble surgir sans être le fruit d’un travail, d’une
composition savante. Qu’il s’agisse de peindre des fruits, des arbres,
quelques bambous oscillant dans le vent, des passants à un
carrefour, un livre sur une table, des fleurs de cerisier, les objets sont
à peine esquissés, en quelques traits, quelques taches d’intensité
contrastée, et une grande partie de la surface n’est même pas
peinte. Alors que la peinture occidentale surcharge, colorie,
concentre et compose, la peinture orientale vide l’espace de la
feuille ou du rouleau, et dans cette danse du vide et de la forme la
représentation gagne en truculence, en dynamisme, en justesse et
en intensité. De fait, c’est comme si la scène était entraperçue, dans
la vérité de l’instantané d’une perception. Du coin de l’œil. Le
caractère transitoire, éphémère du monde a désormais une place,
les choses sont saisies dans leur passage. Alors qu’une toile de
Rembrandt ou de Raphaël suppose une longue et patiente
observation, une contemplation durable, un labeur de composition
dûment médité et conduit, une adoration face au visible – il faut,
dans cette peinture, regarder longuement et peindre en honorant le
visible et sa richesse –, dans notre estampe ou notre haïku
adviennent le fugitif et l’évanescent, sans effort apparent.
Mais la simplicité est bien ce qui requiert le plus grand travail : il
faut brûler, déconstruire, oser se défaire de tout ce que l’on a
jusqu’alors appris, ce que l’on nomme dans la pratique du Zen
l’esprit du débutant. N’avez-vous jamais remarqué qu’aux novices la
chance sourit souvent ? Et ce en art et dans les jeux ? C’est que
l’expert, l’artiste ou le joueur chevronnés sont certes riches d’une
longue et grande expérience, mais celle-ci peut handicaper le regard
ou la main, s’immiscer entre l’évidence du visible et l’activité
créatrice. Ils sont prisonniers de ce vécu, de ce déjà-vu, et la
tentation est grande de répéter simplement le travail d’hier. Le
débutant est, quant à lui, ouvert, nu, désemparé, tout en
enthousiasme maladroit, il brûle encore, il n’est pas assoupi, ses
sens sont éveillés, aiguisés, tout son corps et son être en alerte : il
est, simplement. Pure existence sans avant ni après. Et
contrairement à l’expert au champ restreint de possibilités, celui qui
ne sait pas s’avance en un vaste royaume. Pouvoir de
l’émerveillement simple.
Il suffit donc de ne plus suivre les pensées qui encombrent votre
esprit. Laissez là les problèmes du boulot, votre collègue ou votre
patron, la fatigue des transports, cette semaine dans laquelle vous
vous traînez vers un week-end qui tarde tant à venir, les questions
lancinantes ou futiles douloureuses comme des échardes dans
l’âme, laissez là vos soucis, vos regrets, vos attentes. Le passé et le
futur vous mordent à pleine peau, et cependant il suffit de s’arrêter
pour contempler leur ineptie et leur inexistence. Il suffit de ne plus
céder à la tentation de penser à l’avenir ou de ressasser le passé,
de revenir ici en laissant là projets et souvenirs, espoirs et peurs,
pour prêter attention à ce qui se passe autour de vous, en vous, et
d’observer cette frontière mobile et incertaine : où commencez-vous
et où finit le monde ? Laissez-vous descendre dans vos sens,
laissez le monde imprégner votre présence, laissez-vous toucher par
ce qui vient et ce qui va. Une scène de tous les jours dans le bus,
une feuille dans le vent, un objet sur la table, le vol d’une mouche :
les sens joyeux et frais, vous recevez le monde sans l’évaluer. Le
haïku est l’empreinte laissée par l’expérience, il émane de cette
capacité à simplement recevoir sans plus juger ni jauger, à apprécier
pleinement la pleine et fraîche nouveauté de chaque moment. Vous
savourez pour la toute première fois la chaleur du bol de café qui
baigne vos paumes, vous sentez avec une acuité incroyable le
frôlement dansant du vent, la vibration rapide de ce rouge et la
liquidité de ce bleu ne vous ont jamais paru si proches et intenses,
ici l’odeur d’urine déplie un surprenant paysage, là l’ampoule dans
cette ruelle sale et sombre s’offre au regard comme un beau fruit
doré. Le haïku va puiser dans vos sens, dans tous vos sens éveillés,
ouverts, aimants, il s’alimente de cette activité calme quand la
conscience baigne chaque parcelle de votre peau.
Quand le jeune Sumitaku Kenshin est hospitalisé à l’âge de
vingt-six ans, en 1987, pour une terrible leucémie aiguë qui le
terrassera quelques semaines plus tard, il écrit :

Suspendues dans la nuit


ma perfusion
et la lune blanche.

Il ne cherche pas ici à fuir l’hôpital, le lit, sa condition souffrante. Il


écrit depuis cette situation et se retrouve alors, ipso facto, réconcilié
avec le monde. Voilà un homme qui va mourir et qui s’amuse et
s’émerveille même de la situation et danse avec elle :

Ayant pleuré tout son saoul


il a l’air content
mon visage éploré.

On trouve cette même sollicitude pour le réel et l’immédiat dans


la poésie de Francis Ponge ou de Walt Whitman, la prose d’Henry
Thoreau ou de Jack Kerouac, de même que dans les photos d’un
Jacques-Henri Lartigue, la poésie urbaine des clichés d’un Henri
Cartier-Bresson ou les images en noir et blanc du Grand Ouest de
Minor White. Ils n’aiment rien que ce qui les entoure, rien que tout ce
qu’ils embrassent du champ amoureux de leur perception. Ces
artistes réservent la brûlure et l’intensité de leur regard au quotidien
rencontré, ils illuminent la matière morte, inanimée pour ne pas avoir
été suffisamment recueillie, enlevée, célébrée, reconnue. Alors qu’ils
sont attentifs au monde, c’est le monde qui les regarde et s’avance
vers eux. Cette rencontre avec le maintenant-ici est appelée esprit
originel dans la tradition du Zen. Il y a un malentendu considérable
concernant cette expression, beaucoup comprennent ici par
« originel » la source, un avant, une sorte d’âge béni de l’existence
perdu dans une antériorité regrettée. Par « origine », il faut plutôt
entendre le maintenant-ici dont on est l’expression dynamique et
dansante. Pas d’avant ni d’après, pas davantage d’ailleurs. Alors
que reste-t-il ? Rien, rien que ceci, et ceci et puis encore ceci. Il vous
suffit de vous ouvrir dans ce trajet qui vous conduit au boulot, dans
cette vie quotidienne, de vous laisser rencontrer par ce que vous
teniez pour acquis et connu. L’émerveillement n’attend pas.
L’émerveillement n’est ni regretté ni promis : il est là, où que vous
soyez, bien présent au creux de votre paume.

Invitations
• Devant une situation difficile, arrêtez-vous. Prenez le temps de
l’observer, d’en considérer tous les aspects et les aspérités ; s’il
s’agit d’une douleur, identifiez son intensité, ses rythmes, ses
pulsations, faites-le sans vouloir juger ni fuir, soyez juste présent à
cette douleur telle qu’elle est. Observez combien vous êtes prompt à
poser la question « pourquoi » et/ou à dérouler des scénarios plus
glauques et catastrophiques les uns que les autres. Revenez sur la
qualité de la douleur, sa texture, ramenez votre esprit sur la
sensation sans céder aux affabulations de l’imagination. Il en va de
même de toute espèce de conflit, problème ou souci qui crée de la
douleur. Et posez-vous cette simple question : « Qu’est-ce que
c’est ? » Ne vous empressez pas de répondre, restez avec cette
question, usez-en pour vous ouvrir davantage. Ne faites rien.
Laissez-vous faire et défaire.
• Vous tenez le monde pour connu et compris. Au point que vos
gestes sont devenus automatiques. Faites juste cette petite
expérience. Que vous teniez dans les mains un stylo, un livre, une
cuillère, un objet quelconque, regardez-le, triturez-le sans le
nommer, et faites comme si c’était la toute première fois que vous
teniez cet objet, hors de tout savoir et de toute histoire le
concernant. Il s’agit ici de renouer avec l’enchantement de découvrir
ce que vous croyez connaître. Sans aucun doute le fait de porter
une tasse de café à vos lèvres ou de vous laver les mains ne vous a
jamais paru aussi merveilleux. Ne restez pas dans cet
émerveillement : ayant pris conscience de la naissance de tout un
univers (oui, un univers dans un bol d’eau ou un simple lavabo),
revenez à l’action elle-même sans vous en distancer. Faites juste ce
que vous faites. Mais une fois que vous êtes éveillé à la magie du
simple faire, votre action a désormais une saveur et une amplitude
bien différentes.
• Où que vous soyez, quoi que vous fassiez, trouvez le temps de
vous arrêter au moins une fois par jour et de suivre simplement le
va-et-vient de votre respiration. Ne fermez même pas les yeux,
placez votre attention sur l’air alors qu’il pénètre vos narines pour
bientôt s’engouffrer dans vos bronches et dilater vos poumons,
percevez ce léger arrêt au bout de l’inspiration avant que ce souffle
ne soit expulsé par les narines très naturellement et lentement, tout
cela sans le moindre effort. Au bout de l’expiration, reposez-vous
dans cet espace sans mouvement apparent et laissez l’inspiration se
faire d’elle-même. Chevauchez ainsi votre souffle pour accepter
pleinement et le lieu où vous vous trouvez et la personne que vous
êtes. Jouissez d’être une pure respiration.
• Rappelez-vous autant de fois que possible que vous êtes
exactement là où vous devez être et qu’il n’y a aucun ailleurs
possible. Vous êtes exactement qui vous êtes là où vous êtes.
Acceptez cela, et voyez comme cette seule pensée vous soulage.
Dans les embouteillages, un jour de malchance, dans la salle
d’attente d’un médecin ou avant une opération délicate, tous les
moments difficiles peuvent s’alléger pourvu que vous consentiez à
les vivre tels quels. N’ajoutez rien, ne fuyez rien et ne cherchez rien.
Ouvrez vos sens à ce qui advient. Vous en viendrez peut-être à vous
amuser aussi, comprenant quelle part d’humour cette situation peut
receler. Vivre vraiment ce qui vous est donné de vivre permet de ne
pas dramatiser.

1. Court poème, généralement de cinq vers.


Deuxième image

La découverte des traces

« Non loin du lit d’une rivière, sous un bosquet, je


découvre les traces de sabots
Même sous l’herbe fraîche et odorante j’en pourrais
entrevoir le contour
C’est au plus profond des montagnes lointaines qu’on les
trouve
Elles sont plus évidentes que le nez au milieu de la
figure, pointant vers le ciel. »

Commentaire

Contemplant les traces des sabots du buffle, je réalise les


enseignements. Je comprends alors que, comme la multiplicité des
récipients est faite d’un même métal, l’infinité des existences est
faite de la matière du Soi-même. À moins d’exercer la discrimination,
comment puis-je distinguer le vrai du faux ? Je n’ai pas encore
franchi la porte mais j’entrevois un chemin.

Waka

Dans les montagnes profondes


Ses efforts portent fruits
Des traces
Quelle joie d’apercevoir
Un signe !
Une forte neige est tombée, elle s’est amoncelée recouvrant tout
du premier paysage. Le cercle déborde désormais d’une blancheur à
foison, d’une blancheur souveraine. Une blancheur telle qu’elle vous
fouille et brûle les yeux qui ne perçoivent plus qu’une matière
cristalline et luisante dont la poudre disséminée partout évanouit le
monde ou en adoucit considérablement les contours. Il règne ici un
silence éloquent fait du vent soufflant sur la neige et soulevant çà et
là un peu de neige en la faisant gentiment glisser et siffler. Et voilà
que le jeune garçon remarque, au beau milieu de la plénitude de
cette absence, des traces laissées par un animal. Il va au-devant de
ces traces et accompagne avec précipitation, avec élan le
mouvement qu’il croit lire sur la neige. Il place peut-être même ses
pas dans les empreintes. Sa danse dans le brasier blanc, le feu de
la neige est une chorégraphie comme d’un pas de deux. Un corps
bien vivant fébrile et fiévreux et un corps à peine visible qu’il
pressent et devine, dont seule la neige préserve le souvenir du
passage. Un nuage, blanc lui aussi, dérive comme ce jeune garçon
épris de ces traces qu’il vient d’entrapercevoir. Un animal est
certainement passé par là.
On comprendra aisément la symbolique traditionnelle de cette
étape : c’est l’entrée dans la pratique, la découverte de la possibilité
d’un chemin accueilli par le débutant avec exaltation et énergie. Au
sein de cette réalité abrupte, de cette routine harassante, au beau
milieu d’une vie désespérante, vide et monotone comme ce paysage
de neige, un accident vient de se produire : une rencontre, celle de
l’enseignement, de la pratique véritable. La possibilité du chemin
s’offre à vous. Une soudaine évidence laissée là : au beau milieu de
votre quotidien, la possibilité d’une issue, d’une ouverture. C’est une
porte, une entrée, une trouée vers un lieu plus clair, moins désert ou
moins encombré.
Un ami vous en avait peut-être déjà parlé, vous aviez peut-être
trouvé un livre sur un rayonnage de librairie, vous étiez tombé sur un
article dans un magazine branché, une affiche avait ici retenu votre
regard, un site que vous aviez visité sur Internet, quoi qu’il en soit, et
après quelques hésitations, vous avez franchi le pas, vous vous êtes
retrouvé dans un lieu tout à fait inhabituel. C’était peut-être un
groupe de méditation, une pagode ou un temple, un appartement, ou
encore une retraite de quelques jours. Assis simplement, ou
accomplissant des gestes mystérieux, vous vous êtes plié avec
curiosité et quelques réticences à une pratique dont le sens réel
vous échappait tout à fait mais dont vous pressentiez, sans pouvoir
vous l’expliquer, l’extraordinaire importance. Bien sûr, toutes ces
prosternations, ces chants bizarres et exotiques, ces robes et cet
encens vous interrogeaient et peut-être vous exaspéraient-ils aussi
un peu. Et vous êtes revenu de cette expérience les yeux pétillants
d’un enthousiasme qui vous avait déserté depuis bien longtemps.
Peut-être avez-vous partagé l’émerveillement de cette découverte
avec quelques amis lors d’une soirée ou à la terrasse d’un café,
aussi distants et critiques qu’amusés. Peut-être en avez-vous raillé
et moqué les rituels, vous démarquant de la simple et pure
adhésion. Résistant dans vos fibres profondes, en vous une voix
critique s’élevait pour défendre son territoire et ses acquis,
brandissant la rationalité, le raisonnable et la nécessité de ne pas si
facilement se laisser séduire.
Apercevoir des traces à même la neige, les lire et les décrypter,
c’est aussi une indication que vous entrez ici en contact avec le
corps écrit des enseignements. Un corpus s’ouvre à vous, une
somme, un ensemble d’écrits et de paroles avisés, recueillis,
ventilés et noués en sermons, récits et relations. Tout un herbier de
paroles dans lequel vous allez puiser sagesse, conseils et direction.
Et vous voilà cueillant des fleurs. Toute une bibliothèque spirituelle
s’élabore autour de vous, des livres vous accompagnent partout et
traînent au fond de vos sacs, hantent vos larges poches, s’empilent
près du sofa ou sur votre table de chevet. Vous êtes devenu lecteur,
un lecteur est un apprenti, un écolier de la plus belle école : celle du
vagabondage et de l’émerveillement. D’ailleurs, vous voilà sautant
d’un livre à un autre comme un oiseau de branche en branche. C’est
une inépuisable conversation avec les encres dans laquelle vous
rêvez le chemin bien plus que vous ne le vivez, mais il y a tout ce
temps perdu qu’il faut, mine de rien, rattraper, toutes ces années
passées dans l’ignorance de cette soudaine évidence. Il y a aussi ce
périple dont les livres vous indiquent les étapes, et ce pèlerinage
d’encres est aussi une façon de cartographier un territoire, de suivre
le cheminement de celles et ceux qui vous ont précédé, d’en
préparer l’itinéraire. Vous êtes à la recherche de la recherche, dans
la quête d’une quête, dans l’enchantement d’une découverte dont
vous anticipez les moindres instants. Pèlerin de papier, ascète des
librairies, vous vivez dans les marges de votre quotidien et le périple
que vous envisagez, vous le griffonnez dans les marges des livres et
dans celles de votre vie. Des projets et des rêves s’échafaudent, des
voyages se rêvent, des rencontres s’esquissent dont la plus
importante de toutes : celle de vous-même.
Voilà pour l’interprétation traditionnelle qui présente les images
dans une vision graduelle, depuis l’état ordinaire et confus jusqu’à
l’éveil. Cette deuxième image représenterait la découverte d’une
voie qui à terme nous libérerait de l’étreinte de la confusion et de
l’illusion. Toutefois, cette même image peut aussi être contemplée
dans une perspective subitiste : l’éveil ne différencie pas la
dimension ordinaire et l’esprit du Bouddha. Cette vision subitiste met
aussi en avant le fait que la qualité éveillée est toujours présente,
depuis la confusion originelle jusqu’aux dernières étapes du voyage,
ainsi que Joseph Campbell décrivait le voyage vers Berkeley. Loin
de se contredire, de se nuire, ces deux vues sont tout à fait
conciliables. Si l’on peut sans difficulté affirmer que tout voyage
engendre des métamorphoses, celles du voyageur et du paysage
traversé, on peut aussi affirmer que la qualité de la présence, le
déploiement du réel sont à chaque pas disponibles. Le rire d’un
enfant et celui d’un vieillard ne surgissent peut-être pas de situations
semblables, mais ils communient tous deux dans une même
essence.
La découverte du chemin, vous le pressentez déjà, a aussi
quelque chose de la rencontre amoureuse. Elle en partage la nature
entière et obsessionnelle, elle en cultive les vertiges et les
engouements, la charge exaltante d’espoir et la sensation d’un
allègement incompréhensible. Et c’est bien là le problème. Cette
rencontre est encore bien exotique, bien étrange et vous peinez à ce
qu’elle se confonde absolument avec votre quotidien. C’est d’un
lointain que vous venez de vous enticher. Un lointain dont tout vous
dit qu’il vous est si proche. Sa nouveauté a à la fois cet entêtant
parfum de déjà-vu et la saveur de ce qui est exceptionnel, elle
possède un goût et un arôme bien particuliers et pourtant familiers.
Que vous aimiez ou non l’encens, que les robes vous fascinent ou
vous dégoûtent, vous êtes pris et englué dans les traces de la
pratique. Ce n’est ici que traces ou transes. Il est communément
admis qu’à ce stade vous pratiquez le chemin, ce n’est pas encore le
chemin qui vous pratique, et encore moins ce que finalement vous
êtes invité à vivre, ce moment où la libération voit chemin et
voyageur disparaître tous deux. Vous êtes toujours dans
l’attachement aux formes, aux pratiques et aux promesses qu’elles
semblent brandir. Vous suivez les traces dans l’espoir secret de
mettre la main sur une proie de taille. Probablement avez-vous
entendu parler de cet animal : l’éveil, l’illumination, le satori ou
kensho en japonais, que désormais vous traquez. Car vous croyez
que c’est la récompense qui se trouve au terme de ce jeu de piste,
ce qu’a fini par découvrir le jeune Shakyamuni assis sous son arbre,
tel que les textes et les histoires l’enluminent. La littérature
bouddhiste et ses hagiographies abondent en récits merveilleux.
Une attente, un espoir vous tenaillent le ventre. Toute l’énergie que
vous pouviez investir dans la poursuite de plaisirs et la réalisation de
désirs et d’ambitions se trouve désormais versée dans une fort noble
cause : celle de sauver votre peau pour le bien de tous les êtres.
Vous n’en avez peut-être pas encore saisi le paradoxe : vous
avez la compassion égoïste (et pourtant, vous le découvrirez plus
tard, rien de bienveillant ne naît dans les cœurs secs et amers, dans
les êtres qui se méprisent). Vous vous enivrez de cette perspective
et collectionnez les initiations, les pratiques, les enseignements et
les maîtres. De stages en week-ends, de retraites en ateliers, vous
caracolez, batifolez et butinez. En vain. Votre bibliothèque a beau
crouler sous le poids de livres goulûment parcourus et bien peu
digérés, votre vocabulaire s’enrichir de nouveaux venus, vous êtes
désormais un peu volage, collectionneur, butineur, et êtes devenu
expert en ces matières, intarissable sur le sujet et sermonnant à
tout-va, du bureau au café, du train à la soirée entre amis.
Probablement embêtez-vous tout le monde avec vos histoires à
dormir debout, vos douces chimères. Un bouddhiste américain
narrait non sans humour que lorsqu’il était devenu bouddhiste, il ne
pouvait s’empêcher d’en parler sans cesse, enquiquinant son
entourage et ses proches, mais que depuis qu’il le pratiquait
vraiment, toute trace de bouddhisme avait disparu de sa
conversation et ses proches avaient cessé de se plaindre… Vous
n’avez pas encore réalisé que le chemin est l’abandon de tout
espoir, de toute attente ainsi que de toute peur. Vous ne comprenez
pas encore que toute espèce de territoire est superflu. Il n’est pas ici
question de disputer son bout de gras, défendre sa niche, faire le
malin ou aboyer plus fort que le cabot d’à côté. Pas question de
rouler des mécaniques initiatiques et faire de la gonflette spirituelle.
Vous croyez que ces traces mènent quelque part et vous y êtes
vraiment attaché. Le nez dans les empreintes, vous vous êtes fichu
dans une splendide ornière, un sacré nid-de-poule.
La découverte de ces traces peut pourtant vous permettre aussi
de réaliser toute la profondeur de l’enseignement délivré par le
Bouddha lors de son sermon à Bénarès devant ses cinq premiers
disciples alors qu’il expose les quatre nobles vérités et met en
mouvement la roue de la Loi : que toute vie est souffrance, profonde
insatisfaction, que cette souffrance est due au désir, qu’une
libération existe et que le chemin qui y conduit est octuple. La
première noble vérité, connue sous le nom de vérité de la
souffrance, a suffi à qualifier le bouddhisme de pessimiste, or rien
n’est moins vrai. Ce que le Bouddha signifie ici c’est la prégnance de
cette insatisfaction, de ce sentiment de manque, cette permanente
inquiétude qui nous taraude et aiguillonne : outre l’évidence
douloureuse de notre mortalité, nous ne savons jamais vraiment
nous satisfaire de ce qui est, coincés que nous sommes entre notre
disparition toujours possible et l’impossible vie que nous menons. La
cause en est cet appétit, cette recherche de saisie, cette soif
inextinguible qui nous brûle l’esprit et mobilise toutes nos énergies.
De fait, cette comédie perpétuelle, cette quête effrénée du
bonheur, nous la devons à l’illusion la plus tenace qui soit : nous
croyons exister, nous sommes persuadés d’être séparés et distincts
du flux de toutes les existences, car cet ego dont les traités spirituels
nous rebattent les oreilles est une fiction tenace qui investit et régit
tous les domaines de notre activité. Le problème est moins de s’en
défaire, de s’en débarrasser (comment pourrait-on congédier ce qui
n’existe pas ?) que de réaliser la nature illusoire de ce mirage.
Anatman, le non-soi, est le terme sanskrit. Le Nirvâna, la cessation
ou libération, peut être manifesté à travers la pratique de l’octuple
sentier. Face aux traces laissées dans la neige, ces quatre nobles
vérités sont affirmées : il vous suffit alors de considérer ce chemin
qui est tracé à même la neige, à même le monde ; la libération n’est
pas une promesse supplémentaire, le fruit d’un plus noble désir, elle
n’est pas au-delà des empreintes, elle se situe sous vos pieds, elle
n’est que le chemin que vos pas tracent dans la neige. Si le véhicule
1
des Anciens, le Théravada , voit dans le Nirvâna une libération
ultime qui couronne un long voyage et travail spirituel, une autre rive,
hors de ce monde souffrant, le Mahâyana reconnaît l’identité de la
libération et du cycle des renaissances qui décrit l’ensemble des
processus d’auto-illusion. Le chemin et cette vie ne sont pas
séparés, la libération consiste à vivre et voir ce monde comme
expression éveillée. Ainsi vous n’êtes plus devant un chemin qui
vous conduirait quelque part, vers un quelqu’un ou quelque autre,
vous êtes devenu le chemin dans l’actualisation de sa pratique. La
pratique de la sagesse (prajñâ), de la moralité (sila) et de
l’absorption méditative (samâdhi) sont voie et actualisation de cette
libération.
Lorsque nous pénétrons dans le paysage de la deuxième image,
lorsque nous entrons dans cet esprit et cette manière d’appréhender
le monde, nous disposons alors d’une pratique particulière, un corps
d’enseignements auquel se référer, des rituels et instructions
spécifiques. Nous pouvons par exemple écouter un ami de bien, une
autorité spirituelle, nous nous asseyons, chantons mais, si nous
creusons, nous sommes toujours en recherche, les yeux fixés sur
les traces, et notre esprit est très attaché aux empreintes laissées
par nos prédécesseurs, ou aux traces que nous laissons. Nous
imaginons que ces traces mènent à ce que nous recherchons et à
cause de cette concentration intense, la totalité du paysage
s’évanouit. Nous sommes bien trop préoccupés et nous en faisons
trop. Nous sommes obsédés par les détails, nous nous inquiétons
trop et la vue panoramique, à ce moment, nous échappe
complètement. Afin d’apprécier simplement le paysage, de le goûter,
d’être heureux d’être là, il nous suffirait d’adoucir notre regard. Dans
la compréhension traditionnelle, la concentration est associée à
l’intense convergence des sens et de la pensée sur un seul point,
une sorte de focalisation de l’être, tendu tout entier dans un effort,
dans l’approche du chemin spirituel ; nous inversons ce triangle, et
au lieu de concentrer l’attention sur un seul point nous laissons cette
même attention s’épanouir et fleurir dans l’espace, fleurir car le
geste de l’éclosion d’une fleur en est très proche. Le regard durant
l’assise zen est appelée le regard sur les montagnes lointaines, c’est
un regard qui inclut tout ce qui se manifeste, qui accueille toute
l’étendue du visible sans s’arrêter à une seule forme, une seule
manifestation. Ce n’est pas un regard qui choisit, fixe, discrimine,
rejette : c’est ouvert, acceptant, regard dépourvu d’intention et de
saisie, regard de ce qui ne se donne aucun but, ne court après
aucun profit ou gain, un regard qui ne se soucie ni de perdre ni de
gagner.
N’en déduisez pas pour autant qu’il est regard mort et arbore la
placidité stoïque des statues et des vieux sages, ce regard pétille, un
feu y couve, la douce brûlure de la joie amoureuse. Une joie tout
occupée à libérer ce qu’elle aime, à délier êtres et choses de leur
stase, à tout laisser chanter. Les empreintes dans la neige ne
montrent plus alors une réalité distante, située hors de la neige, au-
delà d’elle, les traces dans la boue ne mettent en évidence nul
animal, n’expriment même plus la trace d’un passage, mais elles
pointent la seule réalité de la neige ou de la boue, la qualité même
de la neige et de la boue. Empreintes de sabots ou de pieds ? Non,
empreintes de neige ou de boue plutôt : les empreintes vues telles
qu’elles sont pointent le vaste espace dans lequel nous
apparaissons et où elles apparaissent. Se contenter de voir les
empreintes et les interpréter comme des indices d’un passage, c’est
danser avec des ombres et des chimères, poursuivre un fantôme ou
un souvenir. Les empreintes peuvent être vues comme des mots.
Dans la tradition transmise par Dôgen, la forme de la montagne et la
profondeur de la vallée, le son de la rivière, le vent dans les arbres,
les tuiles et les rochers, mais aussi le vélomoteur qui passe dans la
rue, la radio qui braille à côté, la télé, la boue, la neige… tout est
accueilli comme le vrai soutra, la voix du Bouddha. Et les soutras
sont eux-mêmes la forme de la montagne, la profondeur de la
vallée… La compréhension qui veut que l’on étudie ce qui est écrit
pour atteindre le sens n’opère plus ici. Dans la prose de Dôgen, on
peut se régaler d’un gâteau de riz peint et la lune n’est autre que le
doigt lui-même. Une célèbre sentence dit que lorsque l’on montre la
lune, le fou regarde le doigt, alors que le sage la contemple. Bien
évidemment, la plupart des commentateurs prennent ceci à la lettre
en reproduisant eux-mêmes ce que l’adage semble dénoncer. Il y
aurait, selon eux, une manière illusionnée et une manière juste.
Alors que, du point de vue de la perspective non duelle, lune et doigt
ne sont ni un ni deux.
Cette deuxième image n’interroge pas la venue et le voyage du
visage originel, le buffle, le poisson dans l’eau vive, la lune dans le
ciel… mais elle nous invite à les apprécier et à nous détendre. Vous
pouvez même jeter ce comment faire, et laisser tomber les traces.
Vous contenter de revenir au maintenant dans le maintenant, à l’ici
dans l’ici.
Cette image est enfin aussi et surtout un enseignement direct et
une illustration sensible du Soutra du Cœur. Ce texte commun à
toutes les écoles du bouddhisme du Grand Véhicule, populaire au
Tibet, en Chine, en Corée et au Japon, met en lumière le rapport
entre la vacuité et la forme, le vide et les phénomènes. Il relate
l’enseignement d’un grand bodhisattva qui s’adresse à Shâriputra et
débute ainsi : « Lorsque le bodhisattva Avalokitesvara pratique la
profonde Prajñâ Pâramitâ (grande sagesse), il réalise que les cinq
skandha (agrégats) sont tous vides et se libère de toute souffrance.
Shâriputra, la forme n’est pas différente du vide, le vide n’est pas
différent de la forme, la forme est le vide, le vide est la forme. Il en
va de même de la sensation, de la perception, de la pensée, de
l’activité et de la conscience. Shâriputra, tous ces éléments étant
l’expression du vide, ils n’apparaissent ni ne disparaissent, ne sont
ni souillés ni purs, ne croissent ni ne décroissent. Dans le vide, il n’y
a pas de forme ni de sensation, de perception, de construction
mentale et de conscience. »
Bien des commentateurs se sont trompés sur le véritable sens
de cette vacuité. Sûnyatâ en sanskrit signifie « rien », « pas », ou
encore « vide ». Cela ne veut pas pour autant dire que lorsque le
soutra proclame que tous les phénomènes sont vides, il déclare ici la
négation de toute existence. Il n’affirme pas une nullité suprême.
Sûnyatâ ne correspond absolument pas à un vide, une absence
quelconque, car sa réalité ne nie pas la vie même, tout au contraire
elle l’affirme. En fait, rien n’est plus solide que ce vide. Un moine à
qui je demandais la signification de la vacuité dans la pratique et la
perception bouddhistes fit pour toute réponse un geste radical : assis
sur son coussin et se penchant en avant il vint frapper brusquement
et avec force le sol du plat de sa main en criant : « Ceci ! », puis il
me congédia en me saluant respectueusement. Ce qu’il exprimait là,
dans une simplicité qui coupait court à toute circonvolution
intellectuelle, à tout discours inutile, était la nature même de
l’espace. En frappant l’espace avec l’espace, il désignait le sol, le
terrain duquel toutes les formes s’élèvent pour y retourner en
s’évanouissant : la forme est le vide et le vide est la forme…
Sûnyatâ est aussi traduit en japonais par « espace ». C’est ce
champ mouvant d’une réalité insaisissable et changeante, la
tapisserie chatoyante et dansante des formes qui ne cessent de se
métamorphoser. Ce que dit Sûnyatâ, c’est qu’il est impossible de se
maintenir selon la merveilleuse expression de Chogyam Trungpa,
rien n’est fixe, solidifié et durable. Aucun moi fixe ne peut être
durablement posé. L’idée d’un moi unique et singulier, à l’identité
incontestable, dont on pourrait suivre l’évolution au cours d’une vie
relève, dans cette perspective, du fantasme le plus débridé. Dôgen
2
Zenji dans son Genjokoan explicite l’absence de continuité en
prenant l’exemple du bois et de la cendre : « Une fois réduite en
cendres, la bûche ne peut redevenir bûche. Il ne faut pourtant pas
considérer que la cendre est le futur de la bûche et la bûche son
passé. Vous devez comprendre que, bien que la bûche se
maintienne dans sa position dharmique de bûche avec son avant et
son après, elle n’en transcende pas moins cet avant et cet après. De
son côté, la cendre se maintient dans sa position dharmique de
cendre avec son avant et son après. De même que la bûche, une
fois réduite en cendres, ne peut redevenir bûche, de même les
hommes, une fois morts, ne peuvent revenir à la vie. Cela dit, c’est
dans le Dharma du Bouddha un principe de nier que la vie se
transforme en mort. De ce fait, la naissance est conçue comme
“non-naissance”. Que la mort ne devienne pas vie c’est mettre en
mouvement la Roue du Dharma. C’est ce que l’on appelle la “non-
extinction”. Vie et mort ne sont que des positions dans le temps
comme l’hiver et le printemps. Vous n’appelez pas hiver l’origine du
printemps, vous ne dites pas que le printemps devient l’été. »
S’il est vrai que Dôgen ne nie pas la réalité du temps, sa
conception de la Voie est fondée sur la relation de la cause et de
l’effet, il perçoit une autre dimension dans cette réalité. Si je me
penche sur l’idée que je me fais de ma propre vie, suis-je le beau
bébé joufflu et rieur dans les bras heureux de sa maman, l’enfant
pleurnichard le jour de sa première rentrée, le jeune adolescent
s’asseyant pour la première fois dans un temple zen dans cet
incroyable été 1977, le fier et ambitieux jeune diplômé, le jeune
professeur de littérature empli de fougue et d’enthousiasme, le jeune
moine, le professeur… ou cette présence ici attablée à écrire ? Si
nous ouvrons l’album de famille, nous sommes chacune des
physionomies de notre histoire, toutes ensemble ou plutôt n’en
sommes-nous aucune ? Ici, Dôgen remet en cause la conception
selon laquelle l’enfant que nous étions est devenu l’adolescent
difficile et inspiré, comme ceci semble devenir cela. Nous pourrions,
afin de mieux comprendre ce qu’il pointe ici, prendre l’image d’un
collier de perles, toutes différentes et pourtant semblables, chacune
étant un état et une manifestation de cet ADN, de cette existence à
travers les étapes et métamorphoses de notre vie. Ce qui relie tous
ces portraits et visages de ce moi comme évoqué plus haut est une
histoire, une fiction qui a pour nom « mon voyage ». Ce qui fait que
le collier tient, que chaque perle semble suivie et précédée d’une
autre n’est autre que la croyance en un moi immuable et constant
qui forme la chaîne ou le fil. Dôgen nous invite à jeter ce collier qui,
en se fracassant sur le sol, libère les perles qui rebondissent,
chacune différente et existante par elle-même. Telle est la position
dharmique. La perle comme perle, la cendre comme cendre, le bois
comme bois, ceci comme ceci. La réalité de la perle, telle quelle, est
la seule réalité.
Mon maître Chodo Cross traduit cette notion de position
dharmique comme suit : c’est occuper sa place dans l’univers. De
fait, quoi que nous observions, une bûche qui brûle, un tas de
cendres, la pluie qui tombe ou une voiture qui passe, nous ne
percevons que cela. Afin de voir un processus, d’inscrire cette image
dans une séquence, nous sommes obligés de nous retirer de la
présence au réel pour entrer dans un espace abstrait où nous
pensons une succession de phénomènes dont nous ne sommes pas
directement les témoins : la graine germant dans le sol a produit
l’arbre qui une fois coupé a fourni une bûche qui vient de se
consumer pour devenir ce tas de cendres. Toute cette histoire est
basée sur l’idée d’une substance qui se modifie dans le temps en
fonction de ce qu’elle rencontre et traverse. Or le passé et le futur de
ces cendres ne les précèdent ni ne les suivent, mais sont
entièrement contenus dans le moment de manifestation des cendres
comme cendres. La position dharmique comprend tout et s’élève
seule. Vous manifestez au moment où vous lisez ces lignes tout ce
passé qui n’est désormais qu’une forme du présent, votre présent
apparaissant et disparaissant à chaque moment, tout comme vos
souvenirs ne peuvent advenir que dans le présent, ne sont qu’une
forme déguisée du présent. Le futur n’existe que sous les traits
d’une idée, il est aussi une forme du présent, qui n’est que la
position dharmique que vous manifestez. Ainsi la vie s’élève et
s’évanouit à chaque instant, sans rien qui la précède ni la suive.
Pour prendre une autre image, nous imaginons volontiers la vie
comme un courant, une rivière, allant du passé vers le futur et dans
laquelle nous nous tenons. Ainsi de notre vie comme d’un voyage.
Or, ici, le temps n’est pas quelque chose dans lequel l’être passe :
l’être lui-même est temps, et ce temps contient son passé et son
possible futur. L’être que je suis maintenant est indépendant de l’être
que j’étais hier. Les histoires que je me raconte sur moi-même ou qui
m’ont été racontées confèrent existence et consistance à un
voyageur que j’appelle volontiers et avec foi « moi ». S’il existe une
forme de continuité, l’enfant que j’étais n’est pas devenu oiseau,
chien ou pierre ; à chaque instant surgit et s’évanouit un être libre de
tout passé ou destin. Je suis ainsi une multitude de vies et de
visages se succédant.
Lorsque Bodhidharma, le moine indien à la barbe rouge, traverse
le fleuve Jaune pour aller à la rencontre de l’empereur Wu qui lui
accorde audience, un extraordinaire échange a lieu durant lequel
l’empereur, fervent défenseur du bouddhisme et ayant bâti stupas et
monastères, recopié textes et soutras, demande quel mérite il a et
reçoit comme une gifle : « Aucun mérite ! » Désarçonné, il interroge
le barbare aux yeux bleus sur l’essence du bouddhisme et de la
vérité, et s’entend répondre : « Un vide insondable et rien de
sacré. » Enfin, totalement décontenancé devant ces imprévisibles
propos, il demande à ce moine sauvage : « Qui ai-je face à moi ? »
Et le vieux sage de répondre : « Je ne sais pas. » Sur quoi le moine
tourne les talons et quitte le palais sur-le-champ. Cette anecdote,
e
historique ou non, a peut-être eu lieu dans la Chine du VI siècle,
mais elle a surtout lieu maintenant. Les voix de Bodhidharma et de
l’empereur sont les nôtres, et si vous posiez cette question à la
personne qui tient ce livre ou conduit sa voiture, la réponse fuserait
telle quelle, un grand « Ne sais pas ». C’est la version que Tenkei
Roshi, un grand maître contemporain et ami, donne de la réponse
du vieux sage : pas même de « je » pour assumer l’absence de
savoir, et personne pour répondre, ni Dieu ni maître. Aucun miroir
pour faire apparaître ce visage.
Lorsque Jean-Paul Sartre affirme que l’existence précède
l’essence, il ne dit rien d’autre que cela : nous ne savons pas qui
nous sommes ni à quelle renaissance nous sommes promis, dans
quelques minutes ou quelques heures, et cette absence de savoir
nous rend l’existence merveilleusement aventureuse, elle déploie
toutes nos potentialités et nous donne la liberté de nous projeter
dynamiquement dans le temps et l’espace. Tout savoir nous
paralyserait. Vous avez sans doute rencontré de ces pauvres
bougres pétris de certitudes, armés de titres, ronronnant ou
claironnant leurs faits et victoires, drapés de respectabilité, sûrs
d’eux-mêmes jusqu’à la nausée. Gens du beau monde,
personnalités de tous les horizons, mais aussi modestes ouvriers ou
agriculteurs. L’illusion de l’ego ne connaît pas la frontière des
classes ou des naissances. Voilà bien la fiction la plus
universellement partagée.
L’invitation de cette deuxième image est donc de contempler
l’absence de solidité de toute cette mascarade, de communiquer
directement avec l’espace changeant et fertile de la réalité. Ainsi les
notions de mien et de tien, d’ici et de là, d’intérieur et d’extérieur ne
sont que des fantasmes générés dans un système appelé langage.
Si vous regardez et contemplez la réalité telle quelle, vous ne
trouverez pas la présence du moi, de l’identité si chère à nos
discours et nos pensées. Ce que dit Sûnyatâ, la vacuité, c’est, avec
l’éphémère de toutes choses, l’illusion d’un moi permanent et stable
et l’interdépendance de tous les êtres. Cette neige est ce corps de
Sûnyatâ sur lequel adviennent les traces de la forme. La forme est
issue de cette impermanence même et elle lui doit son apparition et
sa matière même. La trace est neige, tout comme nous sommes
neige.

Invitations
• Vous tenez maintenant ce livre entre vos mains. Vos yeux lisent
ces lignes en ce moment précis. Et ce moment précis se produit
dans une suite de moments précis appelée aujourd’hui. Et si cet
aujourd’hui était comme un voyage ? Comment l’avez-vous
commencé ce matin ? Que cherchiez-vous ? Où vous conduit-il ?
Remarquez à quel point c’est votre voyage et non celui d’un ou
d’une autre. Voyagez-vous vraiment ou faites-vous semblant ? Êtes-
vous éveillé ou dormez-vous ? Voyez-vous les moments où vous
vous êtes fourvoyé ? Y a-t-il un voyageur, ou plutôt une succession
d’identités ? Qu’est-ce qui importe vraiment, votre destination ou le
chemin lui-même, pas après pas ?
• Le poète indien Kabir écrit ces vers décisifs :
Ne sors pas dans le jardin pour y admirer les fleurs
Ne prends pas cette peine, mon ami
Tu trouveras les fleurs dans ton propre corps
Là une seule fleur déploie mille pétales
Cela convient pour s’asseoir
Juste assis là tu pourras entrevoir la beauté
Qui resplendit en toi et tout alentour
Avant et après tout jardin.
Vous êtes-vous jamais vraiment arrêté pour contempler la
splendeur d’être simplement ? Croyez-vous que la beauté que vous
reconnaissez dans l’ami, le paysage, l’objet ou l’œuvre d’art vous
soit étrangère ? Ne comprenez-vous pas que vous percevez le
monde tel que vous êtes ?
1. Voie ou véhicule des Anciens, forme primitive du bouddhisme, proche des
premiers enseignements et qui se distingue du Mahâyana et Tantrâyana,
véhicules plus tardifs.
2. Lettre destinée à l’un de ses disciples laïques, ce texte est devenu le
chapitre le plus important du Shôbôgenzô, œuvre essentielle du moine
Dôgen.
Troisième image

Le buffle apparaît

« J’entends le chant du rossignol,


Sur la berge ensoleillée le vent fait osciller les saules
Là, le buffle, sans plus d’endroit où s’échapper,
Quel artiste peut peindre cette tête massive ornée de
cornes majestueuses ? »

Commentaire

Une écoute attentive me conduit à la source. Une fois les six


sens harmonieusement pacifiés, je franchis la porte. Le buffle est
partout présent, comme le sel dissous dans l’eau ou la couleur dans
la teinture. La plus infime chose ne saurait être distinguée du Soi-
même.

Waka

Dans le soleil du printemps


À travers les tresses du saule vert
Contemple
Sa forme
Intemporelle.

Après avoir décelé les traces dans la neige, le jeune garçon les a
suivies pour remonter peu à peu vers l’animal dont il finit par
entrevoir la croupe et la queue. Il a pisté l’animal en usant de ruse et
avec précaution pour ne pas l’effaroucher. Une longue marche dans
un paysage accidenté. Dans cette image, il ne le perçoit pas
intégralement, il l’entraperçoit, forme fugitive qui se dérobe à la
contemplation mais dont le passage est rendu visible l’espace d’un
instant. On constate sans peine que la blancheur s’est amenuisée, la
neige a quelque peu disparu du champ de l’image, le propos est ici
de traduire l’obsession et la fixité du regard qui flotte et attrape une
forme furtive. L’œil est au travail, l’observateur actif. Toutefois
l’animal semble se dérober, il s’engage derrière arbres et buissons,
on ne perçoit vraiment rien de sa tête. Ce pourrait être un buffle, une
vache, une imprécision demeure. Cette forme fugace, cette
apparition ne reste pas dans le champ de vision suffisamment
longtemps pour être identifiée.
La lecture traditionnelle de cette image nous invite à penser
qu’au terme de nombreuses années de pratique, celui qui
entreprend de cheminer, de suivre les traces de ses prédécesseurs,
de mettre ses pas dans ceux de ses guides et maîtres en les imitant,
celui-là même qui n’éprouvait que perplexité et confusion finit par
percevoir sa vraie nature ici symbolisée par le buffle. Cette image
est celle du premier kensho, la première expérience d’éveil qui
déchire l’opacité du quotidien et donne à contempler très
fugitivement le cœur même de la nature originelle. Cette expérience
n’est pas propre à la tradition du Zen, vous avez déjà probablement
connu sans vous être livré à un quelconque entraînement un de ces
moments de grâce où vous avez goûté à une plénitude tout à fait
inhabituelle. Cela s’est produit à la faveur d’une promenade dans la
nature, d’un événement soudain et surprenant, en écoutant une
musique, ou même à la lecture d’un livre : soudainement vous vous
êtes senti réconcilié, plongé dans une sensation intense d’exister,
sans plus rien des ombres du passé ou des attentes de l’avenir, et
peut-être avez-vous même ressenti dans votre chair l’unité de vous-
même et du monde. Une fois sorti de cette expérience peu
commune, car elle s’est peu à peu estompée, vous vous êtes
interrogé à son sujet et peut-être avez-vous désespérément tenté
d’en maintenir l’émerveillement et la magie, sans succès : elle n’a
vraisemblablement pas résisté à l’usure et l’érosion du quotidien.
Dans le poème qui accompagne la troisième image, ce moment est
celui où vous franchissez la porte. Cet éclair, cette trouée lumineuse,
maître Dôgen dans les « Recommandations universelles pour la
pratique de zazen » (Fukanzazengi) l’exprime en ces termes : « En
outre, l’ouverture à l’éveil dans l’occasion fournie par un doigt, une
bannière, une aiguille, un maillet, l’accomplissement de la réalisation
grâce à un chasse-mouches, un poing, un bâton, un cri, tout cela ne
peut être saisi entièrement par la pensée dualiste de l’homme. En
vérité, cela ne peut pas davantage être mieux connu par l’exercice
de pouvoirs surnaturels. Cela est au-delà de ce que l’homme entend
et voit – n’est-ce pas un principe antérieur aux connaissances et aux
perceptions ? Cela dit, il importe peu qu’on soit intelligent ou non. Il
n’y a pas de différence entre le sot et l’avisé. »
L’ouverture, la brèche peut être créée à n’importe quel moment.
Une telle expérience ne doit pas être recherchée, et une fois
rencontrée, elle doit être abandonnée. Nul besoin de se gargariser
d’une réalisation, d’un éveil. Nul besoin d’en commémorer la
manifestation et d’en maintenir les effets. D’ailleurs, il se peut que
rien ne se produise jamais vraiment, rien de bien particulier, et c’est
bien ainsi car voir dans sa vraie nature n’est pas une question
d’illumination. Il existe en effet une extraordinaire méprise au sujet
de l’éveil et cette confusion est alimentée par les attentes et les
fantasmes de l’ego. Dans les sociétés occidentales bercées par des
mythologies télévisuelles et hollywoodiennes, mais aussi par toute
une littérature aux accents féeriques, l’homme réalisé touche au
surhumain. L’image du sage est l’objet des fantasmes les plus
débridés. Il est paré de tous les attributs, doté de tous les talents et
les dons. Comme si toutes les fées s’étaient penchées sur son
berceau. Pour nombre de débutants et même de pratiquants
chevronnés, l’éveil serait un état, une épiphanie spirituelle qui dans
une pyrotechnie soudaine propulserait le pratiquant dans les plus
hautes sphères de la compréhension ultime et l’y maintiendrait de
manière durable. L’éveil répondrait à toutes les questions
fondamentales et offrirait une sagesse instantanée. Et les gurus eux-
mêmes vont entretenir ce mythe afin de s’assurer la dépendance
affective et spirituelle de leurs ouailles tout en brandissant les
bienfaits d’une terre promise.
Nous avons là une conception très idéaliste de la Voie. Par éveil,
ne faudrait-il pas plutôt entendre une manière éveillée de vivre ?
Car l’éveil est une activité et non un état, il consiste à éclairer notre
illusion fondamentale plutôt que de nous enivrer de réalisations
fantomatiques. « Ceux qui sont éveillés face à leur propre illusion
sont des bouddhas. Ceux qui sont gravement illusionnés au sujet de
l’éveil sont des êtres ordinaires », écrit Dôgen dans le Genjokoan.
L’éveil est une pratique, avec tout ce que cela exige et rien que cela.
Dans les mots de Chogyam Trungpa, le chemin est la destination.
On ne saurait être plus clair.
Ce qu’ici cette troisième image illustre, c’est la rencontre d’un
autre mode de vie, d’une ouverture qui plutôt que piéger le monde,
l’envisageant comme proie ou prédateur, c’est selon, abandonne
l’idée de territoire. Entrevoir sa nature véritable, c’est la laisser être
et vivre malgré soi. On ne manipule pas cette réalisation, on n’a pas
davantage besoin de l’étiqueter, de la nommer. À ce stade, une
forme de liberté se manifeste, celle de ne plus s’attacher aux
pensées qui vont et viennent, mais de les laisser surgir, s’épanouir,
passer, s’évanouir. La contemplation des cimes était une grande
inspiration pour les ermites de la Chine ancienne. Le poète Hanshan
écrit :
Depuis mon arrivée dans cette montagne froide
Combien de milliers d’années se sont écoulées ?
Acceptant mon sort j’ai trouvé refuge dans une forêt
Pour y vivre et contempler
Peu viennent ici perdre leurs pas parmi ces falaises
Quelques nuages blancs quelquefois viennent et partent
L’herbe verte pour seule couche
Et le sombre ciel bleu comme couverture
Comme oreiller, un rocher
Heureux, vivant
Je laisse le ciel et la terre prendre soin des changements.
Les moines, les anachorètes et les chercheurs de vérité
prenaient alors refuge dans les vallées profondes à l’ombre des pics
et des crêtes illuminées. La poésie de Hanshan ou Li Po déroule des
paysages montagneux. Les moines des temps anciens qui
empruntaient les chemins des montagnes du Japon généralement
interdites aux hommes dits ordinaires avaient devant eux d’énormes
masses plantées d’arbres ou composées de rochers nus où les
brumes et les nuages se déchiraient, enroulant leurs volutes autour
des pics et disparaissant avec grâce et liberté. L’iconographie
tibétaine, chinoise ou japonaise retient ces incroyables estampes et
peintures des monts qui disputaient le ciel à l’empire des nuées. Tout
autour des ermites se tenaient de vastes corps hérissés de bois et
traversés de torrents, comme des géants bienfaisants et protecteurs,
de précieuses présences au giron desquelles ils allaient confier leur
pratique. Ils y contemplaient aussi le spectacle de leur propre
conscience libérée de la nécessité et de l’urgence de piéger les
pensées et de les nourrir. Le ciel et ses nuées, la danse toujours
réinventée de la montagne et des nuages, les souples et vives
rivières, tout était un miroir brandi à leur propre corps-esprit assis
dans le détachement et le recueillement, et dont les pensées
venaient librement frôler le corps pour se dissiper tout aussitôt. Ils se
reconnaissaient dans cette nature où ils puisaient fluidité, jouvence,
inspiration et cette facilité qu’avaient les nuages de caresser les
cimes sans jamais s’y reposer.
Entrevoir le buffle, c’est tout simplement être dans cet intervalle
qui sépare deux pensées, sans même s’y attacher ou le nommer. Le
visage originel n’est pas pour nos yeux, le vrai chant n’est pas pour
nos oreilles et pourtant le jeune homme dans cette image saisit cette
queue, il la reconnaît. Et la reconnaissant, le buffle lui échappe. Car
ici saisir, c’est perdre. Tel est le problème soulevé par cette vision et
l’attachement qui peut en découler. Nous pourrions nommer cet
écueil l’intellectualisation. En effet, l’esprit est toujours prompt à se
saisir de l’expérience et à la catégoriser. Plutôt que d’être dans la
plénitude du vivre, le mental classe, analyse, dissèque, critique,
valide ou rejette ce qu’il rencontre. Toute expérience est
instantanément traduite et manipulée par l’ego qui en filtre le libre
flux, l’empêche de résonner. Alors que le moine zen Ryushin servait
comme assistant du maître zen américain John Daido Loori et qu’ils
étaient sortis avant l’aube pour une promenade matinale, ils
observèrent un phénomène céleste inhabituel : une lumière surgit de
nulle part et avec un énorme soupir se dilata en prenant la forme
d’une sphère multicolore avant de se contracter, disparaître et
réapparaître à nouveau. Émerveillés devant un tel spectacle, ils le
buvaient des yeux en silence sans pouvoir en saisir la cause quand
soudain Ryushin s’exclama : « J’ai compris ! C’est un ballon à air
chaud et sa flamme vient de son mécanisme de chauffe. » Et Daido
Loori lui dit alors : « En disant ça, tu viens de tout mettre en l’air !
(You just killed it!) » Reconnaître c’est se séparer et s’éloigner. La
véritable intimité suppose de ne rien souhaiter, rien vouloir et rien
attendre. Ne rien comprendre. Ne pas savoir. Le buffle partout
présent est vivant mais indécelable. Une fois reconnu, il s’échappe.
La conscience panoramique qui ne choisit ni ne rejette,
inconditionnelle et libre, est à ce stade du chemin encore empêchée
et obstruée par la saisie intellectuelle de la réalité. Les trois poisons,
l’ignorance ou l’égarement, la soif ou l’avidité, l’aversion ou la colère,
s’activent et se disputent l’esprit. Dans l’iconographie ils sont
généralement symbolisés par trois animaux, le porc, le coq et le
serpent, lesquels sont placés près du moyeu de la roue des
existences, en sa matrice, cette roue des existences et
renaissances, Bhavacakra, représentant les six domaines du monde
illusoire (Samsâra) et sa qualité impermanente. Contrairement à
l’opinion commune, cette roue ne donne pas une vision du cycle des
renaissances, du passage de la conscience d’une vie en une autre
vie, mais offre une image de la psyché humaine et des multiples
métamorphoses que connaît cette dernière dans son existence
quotidienne. Les qualités éveillées qui peuvent être cultivées et qui
constituent le contraire de ces poisons sont la sagesse, le
détachement et la bienveillance. L’ignorance peut être considérée
comme la source des deux autres poisons, leur origine, et c’est elle
qui se manifeste dans les choix et manipulations du mental. Ainsi, et
le poème de l’image l’atteste, le buffle n’est pas représentable :
« Quel artiste peut peindre cette tête massive ornée de cornes
majestueuses ? » Toute tentative pour le saisir intellectuellement est
source d’auto-illusion. Notre nature véritable dont le buffle est ici le
symbole ne peut pas être un objet, elle est tout entière du côté de
l’être et non de l’avoir, et une fois vécue, exprimée par toutes les
fibres de notre existence, elle est pure activité dynamique et
radieuse, qui n’use plus ni de mots ni de miroirs, non consciente
d’elle-même.
Une très belle histoire appartenant à la tradition peut nous
éclairer davantage encore sur le sens de cette image. Un jeune
moine ne semblait pas faire les progrès souhaitables, et dans la
pratique des rituels comme dans l’étude et la méditation il se
montrait médiocre et fort peu prometteur. Un jour qu’il participe à une
cérémonie donnée par son maître dans la grande salle destinée à
cet effet, soudainement le maître hurle dans sa direction : « Sors ! »
Surpris mais n’ayant aucune envie de discuter cet ordre, le moinillon
se dirige vers la porte principale. Juste avant de l’atteindre un
« Non ! Pas par là ! » sonore se fait entendre. Il prend alors son
courage à deux mains et marche pour atteindre la petite porte
arrière. « Non ! Pas par là ! » résonne encore plus fort dans la vaste
salle. Alors il entreprend de gagner l’une des fenêtres et au moment
de l’enjamber il entend encore cette voix si forte qui semble résonner
dans la moelle de ses os : « Non ! Pas par là ! » Et là, il réalise
soudainement le sens de ce que vient de lui demander le maître, il
réalise alors sa vraie nature.
La question est celle-ci : qui doit sortir ? Et d’où ? Sort-on jamais
de ce qui est hors de nous, de ce que nous apercevons ? Comment
sortir d’une vision à laquelle nous sommes si attachés ? L’invitation
du maître n’était-elle pas pour notre moine maladroit de sortir de lui-
même, de tous ses concepts et idées ? Ce que le jeune garçon de
l’image perçoit ici, cette croupe, n’est jamais vraiment séparé de lui.
Les objets que je perçois sont entièrement construits par ma
conscience, l’oiseau sur la branche avant d’être un oiseau est un
ensemble de données que ma perception sensorielle filtre et que
mon intellect construit ou reconnaît. Le voyageur sécrète le paysage
qu’il traverse.
Comme nous l’avons déjà vu, toute tentative de nommer, de
classer cette apparition ne fera que la dissiper. Cette image évoque
le koan de Fa-yen du mont Wou-tsou (v. 1024-1104), neuvième
successeur de Lin-tsi : « Wou-tsou (Fa-yen) dit : Un bœuf franchit la
fenêtre. Sa tête, ses cornes, ses quatre pattes passent. Seule sa
queue ne passe pas. Pourquoi ? » Ainsi le bœuf représente le
pratiquant pour lequel tout est parfait, conduite, attitude, rituel,
régularité. Sortir par la fenêtre c’est devenir un moine, quitter la
maison. Si le corps tout entier passe, si l’arrière-train demeure
coincé, c’est ici le symbole de l’attachement à l’ambition, aux
passions. L’avidité est encore à l’œuvre, la volonté de saisir telle que
nous l’avons décrite précédemment. Ce que révèle cette image c’est
la soif, l’appétit de voir qui est la marque de notre conscience
égocentrée : il nous faut toujours lorgner, observer, assister au
spectacle, nous voulons toujours et constamment être visuellement
mobilisés et distraits. Chogyam Trungpa le rappelait souvent et non
sans ironie : l’ego veut toujours assister à ses funérailles. L’ego peut
ainsi faire déraper très vite la pratique et la transformer en un jeu ou
en un spectacle séduisant et absurde, un opéra de la nature
originelle, une comédie musicale de la vacuité. Le plaisir de
l’observateur est de cultiver et entretenir des images et des
réalisations, et ce faisant le point essentiel est complètement oublié :
il ne s’est jamais agi de voir l’éveil mais de l’incarner. Devenant
l’éveil, il est impossible de le contempler.
Voilà qui tord le cou à bien des idées reçues et met un terme aux
prétentions de celles et ceux qui pourraient s’autoproclamer éveillés.
Si dans le Zen nous simplifions tout, nous nous asseyons dans un
grand dépouillement en portant des vêtements sombres, c’est bien
pour ne plus offrir tant de distractions. Toutefois si nous observons,
nous réintroduisons un élément qui n’a plus lieu d’être. De même
que les koans ne sont pas destinés à devenir des jouets avec
lesquels on s’amuse afin de cracher une réponse sage ou sagace,
mais plutôt pour devenir le koan, le mélanger à nous-mêmes,
l’avaler et le recracher sous forme d’activité et de vie. La troisième
image a quelque chose à voir avec le piège de la pleine conscience
où l’on se concentre, où l’on est conscient d’être conscient quand on
se regarde en train de faire la vaisselle, de peler une carotte ou
bêcher le jardin. Au premier stade vous êtes conscient de bien laver
la vaisselle puis, gagnant en confiance, vous vous contentez de
laver, et là c’est plutôt la vaisselle qui vous lave, jusqu’à ce que vous
deveniez distrait et rêviez, et c’est alors que la vaisselle et vous-
même disparaissez. Le témoin est une fiction, l’activité de voir est
bien réelle mais pas l’identité qui l’assume.
Nous n’avons nul besoin de faire l’expérience de l’éveil, tout ce
qui est nécessaire c’est de laisser l’univers s’exprimer de lui-même
dans l’activité et la méditation. Une image pourrait peut-être ici vous
aider à mieux comprendre cette réalité. C’est l’été et il fait une
chaleur insupportable, vous mourez de soif et au retour d’une longue
marche vous voilà devant le verre d’eau tant attendu. Vous n’avez
en chemin fait que rêver de cette eau fraîche et désaltérante. Alors
que vous portez le verre aux lèvres et commencez à boire,
soudainement il vous est absolument impossible de dire où
commence et finit l’eau et où vous commencez et finissez vous-
même : il n’y a plus ni vous-même ni d’eau, il y a une seule et unique
saveur, le témoin a disparu. Bien sûr, en reposant le verre vous allez
dire ou penser que c’était si bon, mais alors que vous buviez, la
boisson et vous-même avez disparu. Lorsque le printemps est
totalement là, débordant de sa nature de printemps avec ses fleurs,
ses couleurs, ses matins, eh bien il n’y a plus de printemps. Quand
l’hiver est là, eh bien l’hiver n’y est plus et vous n’y êtes plus non
plus en tant que témoin. Quand une chose est elle-même,
complètement et absolument elle-même, elle disparaît.
L’observateur ou le témoin peut se révéler très utile sur le chemin et
dans les premiers pas de la pratique : alors que vous vous asseyez,
une réelle confusion, un chaos indescriptible règnent ; à ce moment,
vous pouvez par exemple comptez les respirations ou vous
concentrer sur les sensations physiques afin de vous enraciner dans
le réel et de calmer les soubresauts du mental. Mais finalement vous
êtes invité à laisser de côté toutes ces techniques, pour enfin
atteindre le cœur de la pratique qui est de ne rien faire, de ne rien
faire du tout. Et à ce moment, personne n’est là pour vous dire que
vous faites ou non les choses correctement, tout ce que vous faites
est de laisser faire. Bien sûr si vous reprenez les choses en main, si
une voix s’élève en vous pour dire que ça y est, que cette fois-ci
vous y êtes, eh bien le témoin est de retour. Il en va de même de
ceux et celles qui plutôt que d’abandonner savoirs et repères se
crispent dans une assise trop tendue, trop martiale et sont toujours
soucieux d’être correctement assis. Le mieux est de laisser tomber,
d’abandonner les certitudes et les repères plutôt que de se tenir
dans un spasme gelé qui rend l’esprit comme le corps très rigides.

Invitations
• Plus qu’un eurêka déchirant et brutal, l’éveil est la
contemplation de ce qui est avec vous depuis toujours. Faites cette
petite expérience : dépouillez-vous des idées que vous avez au sujet
de vous-même, sexe, éducation, culture, milieu, âge, laissez tomber
vos conceptions, vos histoires, vos habitudes, vos passions et vos
goûts. Au terme de cet exercice de mue, quand toutes les peaux
sont tombées, que reste-t-il ? Et cette présence qui reste a-t-elle un
nom, une forme, une action même ? Vous êtes désormais au plus
près de ce visage originel d’avant la naissance de vos propres
parents dont parlent tant les textes traditionnels.
• Vivre de façon éveillée, qu’est-ce que ça veut dire ? Pouvez-
vous répondre ? Est-ce si simple à qualifier ? Et si la difficulté à
répondre vous suggérait qu’une telle vie est de l’ordre de
l’émerveillement, de la découverte permanente plutôt que de
l’application de principes rigides de vie ? Comment vivre
l’émerveillement ?
Quatrième image

Attraper le buffle

« Je me saisis du buffle en jetant toutes mes forces


Tant sa volonté et sa puissance sont indomptables
le voilà qu’il gagne les hauts plateaux par-delà les nuages
Ou qu’il se tient dans un ravin impénétrable. »

Commentaire

Bien que longtemps caché dans la forêt, aujourd’hui je l’ai


attrapé.
Ivre et étourdi par les paysages, affamé d’herbe fraîche, il va se
perdant.
Sauvage et puissant, pour le dompter il me faut user du fouet.

Waka

Penser :
« Mon esprit, le buffle
Ne le lâche pas »
Ceci est
La véritable entrave.

Le jeune garçon, au terme d’une course-poursuite haletante dans


toutes les directions et sur tous les terrains, a fini par saisir la queue
de l’animal qu’il tire de toutes ses forces en s’arc-boutant. L’animal
lui tourne le dos et il charge dans le sens contraire. Cette image
exprime un rapport de force, une attitude extrêmement brutale et
physique. Nous sommes plongés dans le monde de la dualité.
L’effort du pratiquant est ici proportionnel à la difficulté de saisir la
vérité ultime. Plus cette dernière se dérobe et disparaît, plus le
chercheur investit de temps, d’énergie personnelle et de volonté
dans le projet de soumettre l’animal. C’est presque devenu une
question de dignité, il faut sauver la face et surtout ne pas laisser la
proie s’échapper. Dans cette sorte d’approche, il faut à toutes fins
posséder et contraindre, l’éveil étant considéré comme un bien, une
autre commodité sur laquelle on peut mettre la main. Emporté par sa
fouge et sa rage de posséder, l’apprenti méditant, envieux, empli du
désir et de la soif de connaître, saccage l’espace et son propre
corps, il gaspille une énergie précieuse et ne fait qu’engendrer un
désordre stérile. Cette lutte, cette étreinte est directement inspirée
par un style guerrier, un héroïsme qui puise sa légitimité dans la
puissance et la force ainsi que dans la détermination. Car, lorsqu’on
s’abîme dans ce style de pratique, la réalisation est souvent
purement intellectuelle, elle ne puise pas dans une expérience
corporelle, encore moins dans le dépassement du corps et de
l’esprit ; on comprend et l’on s’enivre de cette compréhension à
défaut de vivre la Voie. De plus, cette compréhension est souvent
revendiquée comme authentique et véritable contre toutes les
autres.
Dans un célèbre chapitre, « L’esprit insaisissable », du
Shôbôgenzô, Dôgen Zenji relate une très fameuse histoire. Bien qu’il
fût un immense érudit versé dans l’étude des écritures et possédant
une parfaite maîtrise intellectuelle du Soutra du Diamant, Denshan
Xuanjihan ne pratiquait pas. Il estimait la chose si peu nécessaire et
réservée à de simples d’esprit. Au cours de ses nombreux voyages
durant lesquels il ne manquait jamais l’occasion d’instruire et de
pontifier, il fit la rencontre la plus inattendue qui, comme il va de soi,
se révéla la plus extraordinaire. Une vieille femme, la face brune
abîmée par le soleil, auréolée de cheveux blancs défaits et
ébouriffés, édentée et grimaçante, les yeux ronds et brûlants,
vendait des gâteaux de riz au bord du chemin non loin d’un
monastère de grande réputation. S’approchant d’elle, car il avait
grand-faim, il la questionna et lui demanda par politesse qui elle
était. Elle lui répondit simplement qu’elle n’était qu’une vendeuse de
gâteaux. Le voyant portant sur son dos une incroyable quantité de
livres et de rouleaux, elle lui demanda de se présenter et il
s’empressa de répondre qu’il était un éminent spécialiste du Soutra
du Diamant. Alors la vieille femme, espiègle et malicieuse, lança à
l’homme fier : « J’ai entendu qu’il est dit dans ce soutra que l’esprit
du passé, du présent et du futur ne pouvait être saisi. Alors, avec
quel esprit allez-vous déguster mes gâteaux de riz ? Si vous pouvez
répondre et à cette seule condition, je vous laisserai en prendre
un. » Denshan, désarçonné, pris au dépourvu, ne sut répondre, il fut
sur-le-champ convaincu de sa faible compréhension à tel point qu’il
se mit en chemin pour trouver une véritable pratique et un
authentique maître. Cette vieille femme est dans la tradition une
manifestation subtile de Kannon, le bodhisattva de la compassion. À
l’image de la manifestation du Christ sous les traits d’un lépreux ou
d’un mendiant, elle est le corps et la réalité la moins désirable
abritant l’amour le plus haut et le plus désintéressé. Elle vient
pourfendre avec humour et une désinvolture toute calculée
l’arrogance de l’érudit, empli de sa propre représentation du monde,
et qui persiste à ne voir que ce qu’il entend bien percevoir. Il est vrai
qu’on ne voit jamais que ce que l’on est. Elle brise alors, par un
moyen habile et poussant jusqu’à l’absurde, la compréhension d’un
texte traditionnel. Face à la femme sauvage et imprévisible, l’érudit
Denshan est un peu ce jeune garçon s’efforçant de saisir
l’insaisissable lui-même : ni son intelligence, ni ses vues, ni son
adresse, ni ses efforts n’ont de prise ici. Nous avons tous été, et le
sommes encore parfois, ce Denshan accroché à quelques
misérables pensées qui ne prend décidément pas conscience de la
charge humoristique que contient une telle posture.
Dans la pratique, c’est ce mal aux genoux, cette douleur dans le
dos, ces raideurs quand nous sommes assis. Le début dans la
méditation est souvent vécu comme une lutte avec la montre et avec
soi-même, un marathon douloureux et difficile. Ou bien c’est une
compétition avec les autres pour ne pas défaire la posture, où l’on
rumine en pleine crispation en suppliant pour que cette souffrance
s’arrête et que le son de la cloche retentisse. Dans ce style de
pratique on a tendance à frimer en arrivant le premier dans le lieu de
pratique et en partant le dernier. L’intention est de s’abîmer dans un
héroïsme spirituel d’autant plus ridicule qu’il est tout à fait superflu et
inauthentique et qu’une fois tout le monde parti, tous les dos
tournés, on reprendra sa vraie forme. C’est le pays de la gonflette et
des rouleurs de mécaniques. Cette attitude est renforcée par un
contexte qui prête à confusion, le bâton utilisé pour réveiller les
méditants de la torpeur ou calmer leur agitation, les instructions
d’usage : « ne pas bouger » et autres exhortations. On s’imagine à
tort que la pratique consiste à se muscler et faire tout ce qu’il faut
pour se mettre au garde-à-vous.
Sur le plan idéologique, les raideurs sont aussi de rigueur :
l’autre dans sa différence a forcément tort, on développe un esprit de
chapelle, on forme des cliques, on va jusqu’à penser sa propre
interprétation comme le véritable enseignement, on pense appartenir
aux seuls qui ont compris le sens de la Voie et de sa pratique. Autrui
est typiquement perçu non comme une richesse, mais comme une
menace potentielle, et puis, de toutes manières, puisqu’on ne doute
plus de notre compréhension et de notre réalisation, la séparation
d’avec les autres s’accentue encore davantage et génère un
enfermement. Ce mode est entièrement fondé sur une vision
paranoïaque.
Une autre histoire traditionnelle offre une perspective toute
truculente sur cette manière d’être et de réagir. Dans le Japon
ancien, deux moines cheminaient d’un monastère à un autre et le
voyage était long, plusieurs jours durant lesquels il fallait traverser
vallées profondes et cols difficiles. Or, voici qu’ils arrivent face à une
rivière impétueuse devant laquelle se tient une belle jeune fille frêle
et tremblante. L’un des moines lui demande pourquoi elle ne
traverse pas. Elle lui répond qu’une forte pluie a gonflé ce petit
ruisseau et qu’ainsi elle voit mal comment elle pourrait risquer ses
pas dans cette eau tumultueuse. Qu’à cela ne tienne, le jeune moine
lui propose de l’aider et, la prenant dans ses bras, il traverse le
courant agité sans difficulté. Il la repose sur l’autre bord et la salue
avant de reprendre son périple avec son frère. Ils cheminent ainsi
plusieurs heures durant, au terme desquelles le second moine, qui
n’a jusqu’alors rien dit mais observé la scène, ouvre enfin la bouche
et reproche à son compagnon de s’être rendu coupable de
nombreuses fautes : la première est d’avoir adressé la parole à une
jeune fille, la deuxième de l’avoir regardée, la troisième de l’avoir
touchée en la prenant dans ses bras ; or, lui rappelle-t-il, les
principes et préceptes monastiques sont très clairs à ce sujet. Le
second se retourne alors et lui dit : « Je n’ai porté cette pauvre fille
que quelques secondes pour l’aider à franchir la rivière, toi tu la
portes dans ton esprit depuis bien des heures ! » Cette anecdote,
dont on peut aisément imaginer la réalité historique, est un
enseignement précieux au sujet de cet esprit querelleur et
moralisateur, de cette arrogance sûre d’elle-même qui prend tout à
la lettre et ne comprend pas que cette même lettre ne vise que la
pratique dynamique de la compassion.
Si dans l’image précédente il s’agissait de voler une image de
l’animal, d’entrevoir son passage, ici on se rapproche puisque la
main est posée sur lui et le saisit. Ce geste est tendu, résolu certes
mais violent. Contrairement aux mains qui se joignent paume contre
paume, geste universel de prière et de recueillement, ce geste-là
réunit en séparant, en distinguant. Cela en dit long au sujet du
maintien de l’énergie égotique tout occupée à s’accaparer l’éveil, à
s’en emparer à des fins personnelles, à le manipuler. C’est peut-être
pourquoi le bouddhisme dans sa pratique insiste beaucoup sur la
pratique des mudras, où il s’agit de placer les mains dans des
positions particulières ou d’accomplir des actions rituelles dans
lesquelles la saisie n’est pas permise. De fait, les mudras
symbolisent la disposition unifiée du corps et de l’esprit, du Soi et de
l’univers une fois reconnus comme unité dans leur essence. Le sujet
ne peut saisir l’univers, ce serait absurde, comme vouloir attraper sa
propre queue. Les mudras expriment des dispositions de l’esprit
éveillé, compassion, sagesse, méditation, reconnaissance,
bénédiction, prise de la terre à témoin… Ces gestes sont à la fois
miroirs de l’esprit et expressions de sa source. Faire un geste
aimant, c’est l’amour. Il n’y a pas d’amour en idée, dans la simple
culture d’un sentiment.
La pratique bouddhique n’est que pratique. Par exemple dans
l’acte de s’asseoir, il est impossible d’adopter une attitude prédatrice
et hostile, la posture invite à l’ouverture et l’abandon ; ou encore,
selon l’excellente formule de Jacques Brosse, la posture exclut
l’imposture. Ce sceau de l’assise, car c’est ainsi qu’il est souvent
nommé, inscrit dans l’espace la forme, l’attitude et l’activité d’un
bouddha vivant. Si vous désirez vous convaincre de l’importance
des gestes dans les émotions, il vous suffit de conduire une simple
expérience. Regardez votre main droite ou gauche, votre main
dominante, et serrez votre poing très fort, le plus fort possible,
observez comme votre esprit change et se rigidifie aussi. À ce
moment, ouvrez la main et détendez vos doigts, appréciez alors
l’incroyable bien-être et aisance qui envahissent votre être. Dès
l’instant où l’on se met à pratiquer, le bouddhisme devient tangible et
réel. Il n’est ni dans les musées ni dans les statues ou les peintures,
encore moins, et cela risque de choquer, dans les textes. Les textes,
paroles rapportées du Bouddha, commentaires et poèmes des
maîtres anciens, émanent de la pratique et y conduisent. Ils sont
destinés à inspirer la mise en œuvre du Bouddha-Dharma et non
d’en offrir une incarnation. Le verbe dans la tradition bouddhique
n’est évidemment pas investi de la même force et de la même
importance que dans le christianisme ou les religions dites du Livre.
Les personnes qui, suivant les pas de Denshan, choisissent de faire
l’économie de la pratique se gargarisent de chimères et perdent leur
temps.
Lorsqu’on pratique à l’image du jeune garçon de l’image,
redoublant d’efforts, on peut aussi trouver une forme de fatigue, et
dans ces moments de faiblesse apparente, d’épuisement, la
condition normale et le visage originel peuvent d’eux-mêmes se
manifester. Paradoxalement, un effort continu et très soutenu peut
conduire à l’ouverture, non comme fruit d’un travail diligent et
énergique, mais parce qu’il rend tout effort supplémentaire
impossible. Un moine dominicain avec lequel je me suis entretenu
voici une trentaine d’années m’a raconté une histoire illuminante à
ce sujet. Alors qu’il avait choisi de passer toute la nuit éveillé en
contemplation et prières dans sa cellule, il avait ressenti la très
grande proximité de Dieu qui lui semblait si proche et pourtant si
lointain, selon ses propres mots : « C’était comme si le Seigneur
était derrière une porte et que je n’avais qu’à pousser cette lourde et
mystérieuse porte. » Au terme de plusieurs heures et littéralement
épuisé par l’effort constant de rejoindre le Bien-Aimé, il arrêta toute
tentative de pousser quoi que ce soit. C’est alors que la porte
s’ouvrit d’elle-même : il venait de réaliser que la porte ne s’ouvrait
que dans un sens, celui de Dieu vers lui. Tel n’est pas le moindre
mérite de toutes ces gesticulations, de tous ces efforts : conduire à
une paix merveilleuse.
Je me souviens m’être assis pendant plus de vingt ans dans la
douleur permanente, croyant qu’il fallait cambrer la colonne
vertébrale, rentrer le menton, pousser le ciel avec la tête et la terre
avec les genoux. Je passais des retraites abîmé dans la douleur,
n’entrevoyais qu’à de rares moments une éclaircie. N’en pouvant
plus de toute cette souffrance, je me mis en quête d’une solution qui
ne vint pas. Jusqu’au jour où, par le plus grand des hasards, je lus
sur la couverture d’une version anglaise du Shôbôgenzô que son
traducteur vivait à quelques kilomètres de chez moi. Mike Chodo
Cross était non seulement un maître zen mais aussi un professeur
de la technique Alexander. Cette méthode rendue populaire dans le
monde musical et théâtral est une incroyable façon de retrouver
l’usage véritable de son corps-esprit (je n’hésiterais pas à voir dans
F. M. Alexander un bouddha des temps modernes). Je me mis à
étudier et pratiquer sous sa direction pour voir la souffrance
s’évanouir comme par magie. Grâce aux directions léguées par
F. M. Alexander, je me débarrassai peu à peu des mauvaises
habitudes qui faisaient de mon corps un sac de nœuds tordus. Je
suis certain qu’il m’en reste encore beaucoup mais c’est à chaque
assise une redécouverte et une merveilleuse opportunité de
pratiquer avec un esprit frais, l’esprit du débutant, ce sceau
incroyable légué par notre tradition. J’ai, comme de nombreuses
communautés américaines, abandonné l’usage du bâton qu’on
utilise ordinairement pour aider la concentration des pratiquants,
assoupli considérablement mon approche, et j’enseigne désormais
dans un esprit de tolérance. Aucun de mes élèves ne se ressemble,
chacun est laissé libre de développer son propre style de pratique.
Je les encourage même à visiter et étudier auprès d’autres maîtres.
Ainsi ma rigidité et ma stupidité passées m’ont conduit, bien malgré
moi, à vivre plus heureux et délié.

Invitations
• Plutôt que d’essayer de combler ou réduire l’espace qui vous
sépare du monde et des autres, restez-en conscient et observez
toutes les émotions qui naissent de cet irréductible écart. Une
succession d’images et de sensations va déferler dans votre esprit
et votre corps. La certitude d’être séparé des autres est la plus
grande cause de souffrance et toutes ces émotions dont vous ne
discutez pas la réalité trouvent leur origine dans la séparation. Cette
séparation s’évanouissant, qu’advient-il ?
• Reconnaissez à quel point vous vous raidissez devant les
obstacles et réagissez avec précipitation et dureté. Vous pouvez
alors choisir d’être patient quand ordinairement vous êtes impatient,
de vous ouvrir et partager alors que d’habitude vous fermez tous les
canaux de communication. En fait, jouez avec la situation au lieu
d’être victime de vos réactions. Vous pouvez aussi vous contenter
de vivre avec la chose déplaisante, sans la juger, ni l’attirer, ni la
repousser, et observer vos réactions face à elle. Vous pouvez alors
apprendre à dire non plus : « Tu m’énerves », mais plutôt : « Je
m’énerve moi-même en ta compagnie. » En fait, faites-vous
davantage confiance, osez passer à ce mode « être »
instantanément.
• Les plus grands moments de votre vie, vous ne les avez jamais
prévus ou planifiés. Si vous vous souvenez correctement, plus vous
avez désiré, attendu, espéré, plus vous avez été déçu. C’est dans
l’insouciance et l’innocence, sans rien attendre, que vous avez fait
cette merveilleuse rencontre.
• Le choix de la question est important. Les questions
« comment », « pourquoi » induisent des réponses dualistes et
fonctionnelles. Elles égarent l’esprit plus avant dans le tissu des
récits personnels et justificateurs. Prenez simplement la question
« quoi ». Quoi que vous rencontriez, émotions, objets, expériences,
personnes, posez-vous la question « Qu’est-ce que c’est ? ». Ne
vous empressez pas de répondre. Restez avec la question et sa
résonance. Cette question n’a pas pour but de fournir une réponse
exploitable, utilisable, sécurisante, mais de vous ramener à la
présence, et seulement cela.
• La plupart du temps nous traversons ces journées comme dans
un rêve et une fois le soir atteint, nous sommes surpris du peu de
présence dont nous avons été capables. Un peu comme ces
conducteurs qui accomplissent chaque jour le même trajet en voiture
et admettent volontiers le faire de manière mécanique. Un célèbre
maître zen aimait à se répéter chaque jour un nombre innombrable
de fois par jour et constamment : « Es-tu là ? – Oui, je suis là »,
s’entendait-il répondre. Comme lui, demandez-vous si vous êtes
vraiment présent, vraiment éveillé, vraiment vivant. Et si vous l’êtes,
revenez encore et encore à cette question. Si vous êtes dans vos
pensées, vous laissez le machinal, le mécanique prendre le pas sur
la vie même et toutes ses potentialités. Ne soyons pas les
somnambules de notre existence, les passagers endormis de notre
vie.
Cinquième image

Le dressage du buffle

« La corde et le fouet sont nécessaires


Pour qu’il ne se perde pas sur les chemins de poussière
Bien dressé il est naturellement docile
Et sans contrainte aucune il suit son maître. »

Commentaire

Quand s’élève une pensée en vient une autre. Si la première


pensée surgit de l’éveil, toutes les autres seront vraies. L’illusion
n’engendre que mensonges. Elle ne me vient pas du dehors, mais
bien de moi-même. Tiens fermement l’anneau qui perce le naseau,
et ne doute de rien.

Waka

Les jours s’écoulent


Et même le bœuf
Est sous la main
Devenu l’ombre qui colle à mon corps
Quel réconfort !

L’enfant est apparemment parvenu à discipliner l’animal et


rompre sa résistance. Il chemine devant, le tenant par une corde
enroulée autour de son col. Tout cela se fait sans tension, avec
grâce et détachement. Le regard de l’enfant n’est plus posé sur
l’animal. Toute furie a déserté la face du buffle. Une harmonieuse
progression semble prendre place. Toutefois l’enfant a la préséance.
Dans cette image, nous nous sommes rencontrés, nous nous
sommes reconnus. D’abord, nous connaissons très bien l’étendue
de notre irritation et ce qui la provoque, nous avons identifié ces
moments où nous sommes vulnérables et laissons facilement les
émotions nous submerger. Nous reconnaissons la source de la
colère ou de la peur, nos modes préférés de défense face au stress
et la pseudo-menace des êtres et des choses. Ainsi nous sommes à
même d’arrêter le processus, ou plutôt de nous en désolidariser
avant qu’il ne soit trop tard. Dans chaque émergence d’une émotion
perturbatrice, il existe un point de non-retour, un point qui, une fois
franchi, ne permet plus de faire machine arrière et l’esprit est alors
totalement englué dans l’auto-illusion. Une fois ce point franchi, il
faut attendre que l’illusion accomplisse son cycle, plus ou moins long
et intense selon les individus.
Une des meilleures manières de cesser cette identification avec
l’émotion est de la voir, de la reconnaître pour ce qu’elle est et ce
qu’elle n’est pas : juste un processus né du conditionnement et de
l’habitude qui n’est en aucun cas ce que je suis. Ne pas la juger, ne
pas entrer en conversation avec elle, juste la contempler le plus
directement et sereinement du monde. Une autre manière de se
désolidariser de l’émotion, d’en être le spectateur plutôt que l’acteur
et bientôt la victime consiste à poser quelques questions simples :
« Qu’est-ce que c’est ? D’où cela vient-il ? Cette émotion réside-t-
elle dans une partie de mon corps, et si oui, laquelle ? » Ainsi,
l’émotion observée et questionnée permet au sujet de s’en détacher.
On peut alors affirmer que cela n’a aucune importance, aucune !
Dans la perspective de ce style de pratique évoqué par l’image, on
est capable de gagner en clarté, en profondeur. Lorsque le
pratiquant vit et expérimente ce mode de pratique, alors les
perfections (Pâramitâ) font partie de son quotidien. Ces dernières,
qui apparaissent dans le Soutra du Lotus, sont au nombre de six. La
perfection du don est une ouverture dépourvue de névrose et de
retenue : cœur et main se déversant en générosité, à travers elle on
comprend que rien n’appartient vraiment à personne, c’est la
sagesse du cœur. La perfection de la morale est une éthique qui
n’est pas issue de commandements et d’interdits mais le fruit direct
de l’absorption méditative : l’autre ne saurait être agressé ou blessé
car ce serait s’agresser soi-même. La perfection de la patience fait
qu’on tolère la différence et on l’accueille comme richesse et
enseignement ; le territoire ici n’existe plus. La perfection de l’effort
est une manifestation énergique et enthousiaste : la joie se
manifeste au cœur de la pratique. La perfection de la méditation, de
la concentration fait qu’assis, debout, couché, le samâdhi, l’état dans
lequel l’être et l’action sont absolument unifiés, est possible. Enfin la
perfection de la sagesse constitue l’aspect éveillé de l’intellect. Ces
perfections sont la pratique des bodhisattvas. Bien qu’elles puissent
se cultiver, faire l’objet d’un travail spécifique, elles ne sont données
en aucun cas comme des directives auxquelles il faut répondre, c’est
spontanément qu’elles éclosent de la pratique elle-même : chanter,
se prosterner, réciter un mantra, s’asseoir, travailler et se reposer
sont leur source. Mais comme le maître Daido Loori le précise, il y a
encore l’anneau aux naseaux, autrement dit la discipline, la rigueur,
une certaine tension dans l’attention sont encore nécessaires. Le
poète Kabir exprime avec justesse et précision la force et la solidité
qui caractérisent ce mode de pratique :
Sois fort et alors pénètre toute l’étendue de ton propre corps
Alors tu auras un endroit stable pour tes pieds.
Songes-y avec soin !
Ne va nulle part ailleurs !
Kabir te le dit : rejette toute pensée de choses chimériques
Et tiens-toi fermement dans ce que tu es.
Certes, l’ensemble est plus harmonieux, le chercheur ne bataille
plus avec le monde et sa propre pratique comme dans l’image
précédente, la possibilité d’une harmonie se fait jour, et l’abandon du
conflit pacifie grandement l’espace et le cœur. À ce stade, la
réalisation initiale – voir en sa propre nature – libère l’être de son
attachement aveugle à ses schémas réactifs. Nous devons toutefois
travailler âprement et durement afin de traquer toutes ces
constructions qui, à notre insu, habitent le moindre de nos gestes, la
moindre de nos paroles.
Au fil des années, nous nous sommes en effet construit une
manière que nous croyons spontanée de vivre et réagir, alors que
cette dernière est purement conditionnée, totalement artificielle. Ce
rire nerveux que je jette à chaque gêne, ce tic de la main gauche,
cette manière dont je me remets les cheveux en place quand je suis
embarrassé, cette façon dont je me touche les lèvres quand je suis
intéressé ou dérangé par quelque chose, ces petits maux du
quotidien qui me prennent au mauvais moment, cette façon que j’ai
d’esquiver certaines choses (les factures du courrier, les petits oublis
du quotidien) : le labyrinthe de la vie quotidienne nous offre mille et
une formes de notre moi illusoire au travail et en pleine
représentation. Le fait de simplifier notre existence dans les retraites,
de suivre le rythme de la communauté plutôt que le nôtre, de
préférer le silence à la parole ne constitue pas des tentatives de nier
notre liberté, de porter atteinte à notre libre arbitre, tout au contraire,
ce mode de vie permet et de prendre conscience et de remédier à
ces habitudes dont nous sommes finalement les porteurs
récalcitrants.
La simplification que rend possible la pratique spirituelle, le cœur
dépouillé de l’assise nue dans laquelle on ne fait rien, est
l’expérience de la liberté fondamentale. En laissant tomber
distractions, jouets et accessoires, masques et déguisements divers,
on revient simplement à l’évidence nue de la présence. D’où
l’importance d’une méditation quotidienne, d’un retour à la maison
de quelques minutes qui remet les choses et vous-même à leur
place. Peu à peu cette présence nue déborde sur les activités
quotidiennes, vous êtes capable de travailler, fonctionner sans pour
autant entretenir de discours intérieur superflu, capable de
rencontrer authentiquement les êtres sans ajouter ou retirer quoi que
ce soit à ce qui est vécu. Ce stade est connu comme celui qui
permet d’entrer en contact avec la dimension crue de l’existence,
une dimension non raffinée, non calculée. Vous n’êtes plus occupé à
vous défendre, et vous acceptez et recevez les choses telles
qu’elles sont. Si par un matin d’hiver vous cheminez dans un vent
glacé, vous cessez de vous recroqueviller et de vous répéter qu’il fait
trop froid en souhaitant être ailleurs : vous vivez cette expérience
comme celle du froid tout court, sans plus de commentaires. Et vous
appréciez alors combien ce froid éveille quantité de sensations dans
votre corps, le rendant plus vivant.
Au Japon, où les étés sont absolument torrides et humides, il
n’est pas rare d’entendre des hommes et des femmes répéter à tout
bout de champ : « Il fait chaud ! » tout en soufflant et s’éventant
frénétiquement. Ce faisant, ils ne font qu’intensifier cette panique et
agitation qui les saisit de sorte que la sensation de chaleur s’accroît
et leur devient rapidement insupportable. Or il est toujours possible
de ne pas céder à ce type de comportement, coincé dans l’étuve
d’un ascenseur ou d’un train bondé, de se contenter d’être là, sans
plus commenter la situation ou, pire, souhaiter être ailleurs. En fait,
nous sommes de plus en plus conscients d’être attachés à l’idée
d’un moi qui n’est qu’une construction arbitraire d’histoires et
d’habitudes, un tissu de fables et de récits personnels et familiaux,
de croyances et d’adhésions que nous ne remettons jamais en
question. Cette conscience aiguë d’exister naît de la séparation
d’avec les autres, de l’existence d’un monde extérieur que j’ai peine
à rejoindre ou qui me contrarie douloureusement, et d’un univers
propre et intérieur. De cette fracture, de cette brèche ou plutôt
béance initiale surgissent tous les récits personnels et les émotions
qui s’attachent à eux. Le monde que je perçois ainsi que ma
conscience d’être sont entièrement tributaires de ce tissu chatoyant
de représentations. Le monde tel que je le perçois n’existe pas, c’est
1
une fabrication dont je suis l’auteur . Du vrai monde, je ne sais rien.
Et les émotions et pensées semblent confirmer l’existence du moi
qui lui aussi s’évanouit dès que je cesse d’opposer ceci à cela, moi
aux autres.
Cette cinquième image traduit donc la manière dont nous devons
nous discipliner, donner un cadre, un rythme, une consistance à
notre cheminement. Il faut en effet que notre pratique ne dévie pas,
ne devienne pas trop crispée ou trop dissipée, nous devons garder
une forme de fermeté sans pourtant être rigides. Je propose
toutefois une autre vision, une autre interprétation de cette image.
Comme nous l’avons vu précédemment, l’enfant conduit le buffle.
L’un précède l’autre. Plus encore, l’un tient l’autre par un lien. Avons-
nous vraiment besoin de prendre la direction des choses, de guider
la pratique de la sorte ? Si nous prenons en main notre manière de
faire, nous utilisons notre pratique, nous lui donnons une direction en
la guidant (contrairement à l’image suivante dans laquelle l’enfant a
abandonné toute volonté de guider le buffle) et nous pouvons en
effet en retirer de grands bénéfices : nous sommes plus équilibrés,
mesurés, moins réactifs face aux difficultés, notre entourage
remarque quelques légères améliorations ; nous sommes de plus en
plus conscients de réagir aveuglément et avec confusion, et cette
prise de conscience nous amène à corriger certains aspects négatifs
et habitudes fâcheuses. Il se peut que nous sentions que notre corps
souffre moins, nous sommes mieux dans notre peau ; certains
enseignants vont même jusqu’à vanter les bénéfices de la pratique
sur la santé, que celle-ci soit physique ou mentale.
Une telle promesse de bien-être ou mieux-être s’accompagne
d’un marché juteux qui, contre monnaie sonnante et trébuchante,
procure tout un kit de pleine conscience à destination des citadins
stressés et malades. La méditation serait donc, dans cette
perspective, une source de bienfaits tout en vous donnant une
direction. Cependant, tous ces usages et manières de rentabiliser la
méditation, de la faire fructifier sont des formes abusives. La
méditation – et il est essentiel de le comprendre avec ses propres
cellules, dans son propre corps – ne sert à rien, elle ne remplit
aucune fonction et ne sert aucun dessein. C’est tellement inutile que
vous perdez votre temps. Vous pouvez venir vous asseoir mais
n’attendez rien d’autre, aucun miracle, aucune transformation. L’acte
de s’asseoir est sa propre et unique récompense. Cette façon
radicale de voir et considérer la pratique est l’essence.
Cette image du buffle guidé par l’enfant est encore très dualiste,
le garçon et le buffle sont séparés, l’un a le dessus sur l’autre. Dans
l’image suivante l’insouciance et le jeu commencent à apparaître. Ici,
faisant usage du buffle, le conduisant, vous limitez votre expression.
En fait nous n’essayons pas de devenir meilleurs, de nous
développer, et nombre de personnes viennent au bouddhisme avec
le secret espoir que cela réglera bien des problèmes, que grâce à la
pratique de cette sagesse, les difficultés familiales, personnelles,
professionnelles vont s’estomper et même, qui sait, disparaître
totalement. Nous avons le sentiment d’avoir mis la main sur la
panacée. Et bien sûr, il n’en est rien. Les problèmes demeurent.
Toutefois la manière dont nous envisageons ces problèmes change,
nous manifestons plus de patience, d’humour face aux aléas du
quotidien, nous voyons poindre la compassion et l’humour non plus
seulement face aux autres mais aussi face à soi-même, on devient
plus aimant, plus tolérant avec sa bêtise fondamentale. Et nous
allons beaucoup mieux parce que nous n’essayons pas de changer
le monde ou nous-mêmes. L’attention et la tendresse ainsi qu’une
forme de compréhension remplacent l’irritation, la colère et
l’ignorance. Nous laissons les changements prendre place, nous
nous y abandonnons. Chogyam Trungpa disait qu’il fallait établir le
Bouddha-Dharma, sans références. Il suffit d’abandonner les buts,
les idées, les objectifs et surtout la pensée qu’on va s’en sortir grâce
à ce chemin, et alors les choses respirent d’elles-mêmes.

Invitations
• Asseyez-vous calmement et percevez votre environnement.
Comprenez que tout ce que vous percevez est le fruit de vos
pensées, de l’activité de votre esprit : ni la porte, ni la fenêtre, ni le
paysage n’existent en tant que tels, ils sont de pures constructions et
des projections d’une langue et d’une expérience sur le monde.
Vous usez de votre mémoire et de ses repères pour répéter une
représentation déjà donnée. En fait tout ce que vous avez rencontré
jusqu’alors, que vous teniez pour solide dans votre vie, a cette
nature, tout ce que vous pensez, projetez ou imaginez provient de
l’esprit. Tout est créé par le jeu des pensées. Percevez maintenant
sans identifier ou reconnaître, projeter ou nommer, percevez l’être-là
de votre entourage et de vous-même, et essayez de voir où
commence l’un et où finit l’autre. Où êtes-vous ? Où se trouve tout
cela ? Ne jugez plus, ne catégorisez plus. Laissez tout ouvert. Vous
commencez à ressentir un sentiment de paix, d’espace et de
relâchement. C’est aisé et facile. La vie peut être vécue de cette
manière dans un champ ouvert fait d’insouciance, de jeu et
d’émerveillement. Êtes-vous quelqu’un ici ? Est-ce que cela a
encore la moindre importance ?
• Le voyage spirituel ne peut être accompli que si vous y
renoncez et renoncez à vous-même, sinon vous risquez d’user de ce
voyage pour subtilement confirmer votre existence. En fait, ce
périple est un périple où vous vous perdez, vous vous défaites de
vos peaux et écailles, vous accomplissez une mue radicale, vous
laissez derrière tout ce que vous croyez être, et ce qui restera quand
vous n’y serez plus, cela vous portera et vous guidera. Comme
l’exprime si justement le mythologue Joseph Campbell, il nous faut
abandonner la vie que nous avons planifiée afin de vivre celle qui
nous attend.
• Le poète Kabir le proclame non sans malice :
S’oublier soi-même c’est être
Comme un chien fou piégé dans un temple de verre
Et qui aboie à en mourir
Comme un lion voyant sa forme dans un puits
Et qui bondit sur son image
Comme un éléphant en rut plantant sa défense
Dans un rocher de cristal
Le singe à la main pleine de friandises
Qu’il n’abandonne pas
Et de maison en maison
Le voilà qui délire
Kabir demande, perroquet perché :
Qui t’a attrapé ?
• Devant l’irritation ou la colère, le chagrin ou le dépit, l’ennui ou
le stress, plutôt que de vous jeter sur le frigo ou un magazine,
d’allumer la télé ou de mettre de la musique, de surfer ou de visiter
vos réseaux sociaux favoris, asseyez-vous et ne vous jugez plus,
n’essayez plus de faire quelque chose de spécial comme
« méditer » ou « faire le vide ». Soyez juste avec ce qui est, juste là,
assis, sans rien faire, ni rien juger, ni rien souhaiter.

1. Dans la perspective Yogâcâna, l’étendue des phénomènes n’est qu’une


production de l’esprit.
Sixième image

Retour à la maison,
chevauchant le buffle

« Chevauchant le buffle je rentre à la maison


Le son de ma flûte se mélange aux lueurs du couchant
Ma main frappe une infinie mesure
Quiconque entend cette musique me rejoindra. »

Commentaire

La lutte est finie et le gain et la perte sont abandonnés. Je


fredonne une chanson de bûcheron et joue sur ma flûte des airs
d’enfant. Juché sur le buffle, je contemple les nuages. Je vais mon
chemin et ne me retourne guère même si on m’appelle.

Waka

Rugissement dans le ciel


De l’esprit clair qui s’élève
Des nuages blancs
S’en reviennent
Sur les monts.

Voici que le ciel et la terre sont apaisés. Les orages et les


mouvements des nuages se sont dissipés. Un vent léger vient de se
lever, et les fleurs même commencent à poindre sous la fine
épaisseur de neige. Un soleil sang trempé, disque irisé de vols
d’oiseaux et tremblant au lointain, s’effondre lentement derrière les
montagnes. Le buffle va, s’avance presque dansant, portant le poids
imperceptible de l’enfant qui le chevauche. Il ne renâcle ni ne frappe
plus la terre de ses sabots, ne souffle nulle haleine de ses naseaux.
Ses yeux ronds et ardents se sont adoucis. L’enfant tient une flûte
taillée dans un bambou qu’il porte à ses lèvres comme un fruit
délicieux ou les lèvres de l’être aimé. Les paupières closes, le corps
abandonné à la monture, confiant et serein, l’esprit délié, sans plus
de nœuds ni d’attaches, les pensées passant librement, l’enfant
laisse une musique sourdre de l’instrument, elle vient de très loin, de
bien plus loin que lui-même, de si loin qu’il n’en saurait le dire, il la
reçoit et la laisse jaillir, joyeuse ou triste, rapide ou lente, improvisée,
sans en rien retenir ni contrôler. Cette musique emplit l’espace, elle
le fait frémir et vibrer, révèle l’espace à lui-même, la vacuité à la
vacuité. Fleurs. Fleurs qui tournent. Nous sommes ici au seuil de
l’indicible, au bord de l’insouciance.
Une telle scène semble presque irréelle, trop prodigieuse pour
qu’on en puisse envisager la rencontre, encore moins en vivre un
fragment. Et pourtant, voilà quelques années, dans le parc Kaikoen
de la ville de Kyoto, si vous aviez perdu vos pas et ouvert les yeux et
les oreilles, peut-être auriez-vous pu entrevoir un homme étrange au
comportement tout à fait inhabituel. Assis sur une petite estrade,
derrière un bosquet de bambous et non loin de la rivière Chikuma,
une frêle silhouette se tenait assise en méditation, constamment
dérangée par le passage incessant et curieux des timides amoureux,
vieux en promenade, passants affairés, lourds corbeaux noirs et
insectes de toutes espèces. Une silhouette bienveillante et douce,
sans rigidité ni fierté, offrant le zazen, la forme de la montagne,
l’enseignement silencieux de la Voie à toutes et tous. Aux enfants
qui le connaissaient et qui avaient seuls l’audace d’interrompre son
assise, il souriait pour se saisir d’une herbe et alors qu’il la serrait
entre ses deux doigts posés au bord de ses lèvres, il faisait surgir un
son mystérieux et libérateur, jouant de petites chansons qu’il
fredonnait pour sourire et pour rire. C’était Sodo Yokoyama, un
maître zen disciple de Kodo Sawaki, qui préférait séjourner dans ce
qu’il appelait son temple sous le ciel, et pratiquer et jouer librement.
Il n’était pas rare de le voir préparer et servir le thé parmi les herbes
et les plantes oscillant dans le vent. Il était un maître de la flûte
d’herbe et était connu à Kyoto sous le nom cocasse et affectueux de
Kusabue Zenji, « grand maître zen à la flûte de feuille ». La vie
entière de cet homme était la pure expression de cette sixième
image. Ayant dompté le corps et l’esprit, ne ressentant plus le besoin
de faire quoi que ce soit, s’abandonnant totalement à tout ce qui
passe et sans opposer la moindre résistance, il était devenu cet
enfant jouant pour les enfants d’une flûte rudimentaire et fugitive,
faite d’une simple herbe.
Les curieux pourront trouver sur Internet des enregistrements de
ces mélopées d’une merveilleuse simplicité, où la musique sautille
de note en note comme un oiseau de branche en branche avec une
remarquable justesse de ton. Du grave à l’aigu, plusieurs octaves
étaient couvertes. Cette simplicité était à mille lieues de l’arrogance
des prélats et du clergé officiel dont il ne voulait plus entendre parler.
Un geste de rébellion espiègle et enfantin : s’asseoir dans le vent et
jouer pour et avec curieux et passants. Le style de vie de cet homme
jouant à la dînette dans un coin de jardin et offrant avec sourire et
modestie un enseignement vivant constitue une saisissante
illustration de cette sixième étape. Sodô Yokoyama avait abandonné
les mirages des temples, des charges abbatiales, l’idée même de
sacré ou de profane, pour entrer avec une infinie douceur dans le
quotidien de ceux qui le croisaient. Sans aucun souci de réaliser
l’éveil ou de fuir l’illusion, de donner une image ou délivrer un
sermon, il incarnait un des visages de ce que l’on nomme parfois la
folle sagesse. Cette folle sagesse très vivante en Inde et dans le
bouddhisme tibétain mais aussi dans le Ch’an chinois et le Zen
japonais offre une vie libérée des conventions et des règles,
l’attitude ouverte et détachée du bodhisattva le conduisant à adopter
des conduites surprenantes et choquantes. Malheureusement,
nombre de gurus et guides aux conduites douteuses invoquent
souvent cette folle sagesse afin de justifier leur absence de moralité
ou leur conduite excessive.
La mémoire d’un autre maître illustre du passé vient à l’esprit
pour illustrer la portée de cette image, celle du bien-aimé et très
populaire Ryôkan, moine-poète lui aussi, ermite et vagabond, qui
vécut le plus clair de sa vie à mendier, calligraphier et écrire,
s’asseoir, et vivre dans la plus totale insouciance. Ayant refusé le
poste d’abbé d’un temple important, il partit sur les chemins portant
robe et bol de matin en matin. De nombreuses histoires font de lui
un être légendaire à la nature radieuse et vulnérable, sans la
moindre once d’agressivité : trouant le toit de son ermitage pour
laisser un bambou librement pousser, laissant sa jambe dépasser de
la moustiquaire pour nourrir ces pauvres insectes affamés. Plus
qu’un « immense crétin » (Taïgu, son nom de moine, signifie
exactement cela), un simplet ou idiot du village, ce moine-poète
exquis d’une immense érudition et d’une réalisation profonde vivait
simplement et pleinement ce que cette sixième image représente : le
total abandon à ce qui est. Cet oubli de soi, cette manière de vivre et
brûler de toutes ses fibres, de se consumer dans l’activité sont
incarnés dans un épisode resté célèbre. Jouant à cache-cache avec
des enfants du village voisin (le jeu de balle et le fameux jakenbô ou
pierre-papier-ciseaux étaient ses occupations favorites), il trouve une
cachette de choix dans une meule de paille et n’entend pas le chant
des grenouilles qui, dans les rizières, annonce la tombée de la nuit.
Alors qu’un paysan le découvre le matin suivant, Ryôkan lui dit de ne
surtout pas faire de bruit car les enfants pourraient le trouver. Cette
innocence ludique, ce bonheur sont les caractéristiques de celle ou
celui qui s’abandonne à l’instant, qui consent au monde plutôt que
de le contraindre ou de lui résister. Un autre maître, le célèbre Tosui,
qui avait préféré la vie des mendiants à celle des monastères,
écrivait :

Ma vie, telle quelle, vaste et libre


Une robe rapiécée, un bol ébréché
Paix et sérénité
Quand j’ai faim je mange
quand j’ai soif je bois
Voilà tout mon savoir
Je ne me soucie plus
de démêler le faux du vrai.

Le bol est un objet dont la forme est ouverte, jamais close. Un


merveilleux lieu de passage. Il ne choisit pas. Tout l’emplit, tout le
quitte. Comme dans le vaste ciel et ses nuages, tout y passe
librement sans entraves. Notre vie, telle quelle, est le bol. L’habit
rapiécé, un bol abîmé, c’est seulement nous-mêmes dans notre
imperfection et pourtant contentés. Cette image décrit le stade où il
n’y a plus de recherche, plus de désir de devenir quelqu’un ou de
trouver quelque chose. Nous ne vivons plus dans la pauvreté
permanente qui consiste à attendre d’obtenir satisfaction. La
richesse surabonde, car ni le corps ni l’esprit ne guerroient ou ne
conquièrent l’impossible. Le royaume est ici celui de la simplicité.
Une gorgée d’eau quand on a soif, un simple pain quand on a faim,
voilà des bonheurs indescriptibles. Un contemporain de Tosui, Daito
Kokushi, maître zen du Moyen Âge qui lui aussi avait choisi de vivre
sous les ponts de Kyoto avec les sans-abri, écrivit un jour ce petit
joyau d’humour et de sagacité :

Pluie
Sans parapluie, me voici trempé
Qu’importe ! Je porterai la pluie
en guise de manteau.

Nous avons là une attitude typique de cette sagesse qui ne


dissocie plus le sujet et l’objet : une fois trempé jusqu’aux os, on
n’est vraiment plus mouillé. L’invitation est aussi sage que farfelue.
Et vous pourrez aussi en faire l’expérience lorsque vous serez
surpris par une averse et ne céderez pas à la tentation de tendre vos
épaules, grimacer et vous précipiter sur le premier refuge venu.
Les commentaires traditionnels s’accordent sur le fait qu’à ce
stade de la pratique, l’union du pratiquant, le jeune garçon, et de la
pratique réalisation, le buffle, est telle qu’il est impossible de revenir
en arrière (« je ne me retourne guère même si on m’appelle »). Ils ne
forment plus qu’un seul corps presque indifférencié, fonctionnent
harmonieusement et jouent paisiblement l’un avec l’autre. Et si le
jeune garçon ne se retourne pas, c’est que toute trace du passé est
désormais effacée. Le rapport du jeune homme et de sa monture
illustre aussi la danse du corps et de l’esprit, libres de tout souci et
dont l’union garantit une progression sans heurt sur une route
sinueuse. La contemplation des nuages dont fait état le commentaire
désigne le détachement par rapport aux pensées qui sont laissées à
elles-mêmes, il n’y a plus aucun effort afin de les retenir, les
entretenir ou même les chasser. Souvent les personnes étrangères
à la pratique s’imaginent qu’il faut « faire le vide », « être sans
pensées », que la pratique de la méditation consiste à « se vider la
tête ». C’est malheureusement un malentendu fort commun : il est
impossible de ne pas avoir de pensées, le cerveau sécrète
constamment des images, entretient un monologue intérieur
ininterrompu. Par contre, le détachement est ici la clef, il s’agit de ne
pas s’identifier aux pensées positives ou négatives, de les laisser
librement naître et s’évanouir. Ne pas être pris par ces nuages, les
laisser balayer l’esprit sans intervenir, s’asseoir avec insouciance est
à la fois chemin et cheminement. L’action domine ce tableau mais à
la différence des précédentes étapes, l’effort n’est plus nécessaire,
la lutte a disparu pour laisser place à une domestication tout en
douceur. La méthode a même peut-être disparu, le compte des
respirations, la pratique de la concentration sont laissés de côté. On
entre ici dans l’expérience que la tradition tibétaine appelle le
1
Mahamudra, ou dans la vue du Dzogchen . Dans le Zen, cet éveil
dynamique ne distingue plus les phénomènes de l’essence, l’absolu
du relatif. La pratique méditative est devenue facile, automatique,
naturelle, elle est spontanée et ne fait l’objet d’aucun travail
particulier. Une très grande détente caractérise ce stade, l’assise a
perdu de sa raideur, l’esprit coule librement. C’est le shikantaza de
l’école Sôtô, le « s’asseoir seulement », une pratique dépourvue
d’intention. En fait, les trois poisons avec lesquels l’apprenti bouvier
devait jusqu’alors se battre, l’appétit, la colère et l’ignorance, se sont
métamorphosés en leurs formes éveillées : la compassion, la
sagesse et l’éveil.
Sôen Rôshi, maître de l’école Rinzaï, était lui aussi réputé pour
son excentricité et son originalité, sa liberté sans commune mesure
avec ce qu’il est convenu d’attendre. Au-delà de tout horizon
d’attente, surprenant, provocant, enchantant, il était capable des
réactions les plus fantasques, affichant une insouciance au-delà de
tout calcul, riant comme un écervelé et capable de la plus
merveilleuse douceur. Maître reconnu de la cérémonie du thé, il
adorait le thé vert, le célèbre macha en poudre dont il transportait
toujours une boîte avec lui. Une anecdote rapporte que dans un
aéroport, alors qu’un de ses élèves lui demandait s’il pouvait faire
une cérémonie du thé, il plongea sa main dans la large manche de
sa robe, en sortit une boîte de thé, prit une cuillère, et demanda au
disciple d’ouvrir la bouche pour lui verser le thé en poudre sur la
langue en lui disant : « Maintenant à vous de faire l’eau ! » Une autre
fois il pratiqua toute une cérémonie et ceux qui y participèrent
découvrirent à leur grande stupeur qu’en lieu et place de thé il usait
de café en poudre. Il n’était pas rare qu’il entraîne les participants
d’une retraite à danser sous la lune. Cette excentricité peut se
manifester lorsqu’on adopte le style de pratique de cette sixième
image.
À ce stade, on ne se soucie plus du juste ou du faux, du gain ou
de la perte, on ne se préoccupe plus de savoir où l’on va ni de
se rappeler d’où l’on vient, on cesse de qualifier et quantifier les
expériences. Comme l’enfant dans l’image qui joue de la flûte et ne
fixe pas son regard sur une destination particulière, il n’y a plus de
place pour le calcul ou l’intention : une joie totale d’exister se
manifeste au-delà de toutes les manipulations. Une fois que vous
avez laissé derrière vous les rivages du contrôle, de la contrainte et
de la lutte, vous pouvez laisser faire les choses, écouter l’herbe
pousser comme disait un vieil ami en blaguant. Le son de la flûte
représente l’enseignement spontané de la Voie, mais il serait erroné
de l’associer à la seule flûte, ce son mélodieux est celui du chien du
voisin qui aboie, des voitures dans la rue, de la télé criarde de
l’appartement d’à côté, le son de la pluie qui frappe les pavés ou le
bitume, de la machine à laver et de son tambour infatigable : tout
son devient une proclamation de l’enseignement. Jusqu’alors vous
cherchiez un endroit paisible pour y pratiquer, de préférence près
des montagnes, dans les forêts, non loin de l’eau vive des torrents
ou dans la fraîcheur des vieux murs d’un monastère ; désormais,
votre pratique peut vous mener partout, et le monde dans lequel
vous êtes en devient une expression vivante. Ce son, vous le jouez
et il vous joue.
Comme nous l’avons vu auparavant, la non-dualité apparaît ici.
Les choses sont faciles, ouvertes, libérées, accueillies,
abandonnées sans aucune difficulté. Pensées et corps ne s’arrêtent
ni ne s’identifient plus à rien de particulier. C’est un état où vous êtes
au plus proche de l’état du bodhisattva, l’interaction avec le monde
de la forme est ici encore très intense, vous êtes pleinement dans le
monde et n’essayez pas de vous en échapper. À ce stade,
contrairement à l’image précédente, on peut aussi apprendre à
communiquer avec l’énergie qui fait corps avec cette émotion. La
colère par exemple contient une vaste énergie qui peut être utilisée
pour créer ou produire de la compassion. Cette manière est très
tantrique, elle comporte certains risques et propose une vision aussi
originale que radicale. Souvent les Occidentaux ou néophytes
s’étonnent de voir les divinités courroucées du panthéon bouddhiste
du Vajrayâna : des créatures portant des colliers d’os et à la gueule
terrifiante auréolée de flammes dans un geste guerrier. Ce ne sont
pourtant là que les aspects de la sagesse ou de la compassion
quand elle pourfend les stratagèmes de l’ego. Ainsi, les émotions
négatives ne sont que des masques d’une énergie qui peut être
mise au service de la compassion. En fait vous êtes toujours dans la
première image, à cette différence près que vous avez abandonné la
recherche et le sentiment que quelque chose clochait. Vous êtes
dans la pleine acceptation du monde. Le buffle est encore là, il
disparaîtra dans l’image suivante, car à ce stade la pratique a
encore le goût de la pratique, elle n’est pas tout à fait mélangée au
quotidien.
Prendre soin dans le Zen ce n’est pas recueillir, caresser, nourrir
ou préserver dans un geste protecteur et maternel, prendre soin
c’est ouvrir, donner encore plus d’espace à l’espace. Prendre soin
d’une pensée c’est lui donner comme l’exprimait Suzuki Roshi un
vaste champ pour s’ébattre ; ainsi la pensée ne viendra plus vous
importuner. Prendre soin d’un être ce n’est pas l’étreindre jusqu’à
l’étouffer, mais avec bienveillance lui ouvrir l’espace et le laisser
aller. Plus simplement, prendre soin d’un être c’est le laisser
exprimer sa vraie nature sans rien prendre ou ajouter. Puisque ici
nous n’essayons plus d’imposer une transcendance et de manipuler
l’immanence afin qu’elle entre en conformité avec un au-delà,
prendre soin c’est être présent au monde. Ce que le maître zen
américain Glassman appelle porter témoignage : faire juste attention
suffit. À ce stade nul talent n’est requis, tout ce dont vous avez
besoin, vous l’êtes déjà.
Lorsque le Bouddha-Dharma, l’enseignement des bouddhas,
surgit librement de votre vie, ce n’est plus forcément avec une
saveur bouddhiste. Si nous faisons notre travail de père, de mère, si
nous sommes pleinement l’enfant, l’ami, le collègue, si nous nous
contentons d’être seulement ce que nous sommes, c’est déjà
beaucoup. C’est même énorme. Cette simplicité est la plus haute
richesse. Lorsqu’on ne donne plus de directions à sa pratique, qu’on
ne s’assigne plus de but, se contentant d’être sans objet ni propos,
la fleur éclot parfaitement dans la vie ordinaire et poussiéreuse.
L’alchimie est possible sous nos pas. Le poète chinois Fu Tashi
traduit cette grande liberté par une série de paradoxes :

Les mains nues je tiens une houe


Cheminant à pied, un buffle pour monture
Passant sur un pont, je le vois s’écouler
Dessus l’eau immobile.

En fait, le son de la flûte est un silence d’une profondeur


inexprimable et le silence de l’assise un tonnerre assourdissant.

Invitations
• Le maître tibétain Chogyam Trungpa avait coutume de répéter
que la première pensée était la meilleure. Il entendait par là qu’elle
n’était pas issue du conditionnement, de la peur ou de l’attirance et
que, transcendant les conditionnements et le manège des peurs et
des désirs, il existait une pensée qui pouvait émaner librement de
notre nature véritable. Cette confiance dans le cœur naturellement
bon et ouvert de l’être humain caractérise la pensée bouddhiste qui
pose l’éveil comme condition originelle de toute existence sensible.
Alors, pourvu que cette pensée ne nuise à personne, laissez-la
trouver une traduction immédiate en action, laissez-la devenir forme,
abandonnez la voix intérieure qui vous réprime et vous critique
constamment. S’il vous prend l’envie de danser dans la rue, faites-
le ; d’offrir un livre ou une fleur à cet inconnu et de partir sur-le-
champ, faites-le. Laissez votre vie sourdre comme l’eau fraîche
d’une source de montagne. Cédez à l’originalité, l’imprévisibilité et
ne calculez plus. Quitte à passer pour un ou une « allumée », faites
fi des jugements des autres. Osez cette apparente excentricité qui
paradoxalement n’a jamais été plus près du centre de toutes choses.
• Invitez les qualités les plus incroyables, les plus folles. Ouvrez
les contes de votre enfance et reconnaissez en vous-même le prince
et le manant, la reine splendide et la sorcière fétide, le nain et le
géant, l’enchanteur et le monstre, laissez librement chatoyer tous les
visages de vous-même, tous ces aspects qui vous composent et
dont vous n’êtes aucun. Observez les chemins de métamorphose,
comprenez que tous ces visages sont des variations d’une même
lumière, d’une même source qu’il est impossible de nommer, encore
moins de saisir. Vous-même avant vous-même, vous-même au-delà
de vous-même. Qu’est-ce que c’est ? Laissez la question se
poursuivre et dansez avec elle.

1. Le Mahamudra ou le Dzogchen sont les pratiques très avancées du


Vajrayâna tibétain. Elles consistent à laisser l’esprit se reposer dans son
état naturel.
Septième image

Le buffle oublié

« Chevauchant le buffle, je suis rentré à la maison


Le buffle s’est évanoui et je peux me reposer
L’aube se lève et me répond
Sous ma hutte de paille, fouet et corde sont tombés. »

Commentaire

Toutes les choses sont une, non duelles, le buffle n’est que
temporaire, il faut se garder de confondre le lapin et le piège, le
poisson et la nasse. C’est comme l’or issu de sa gangue, la lune
émergeant du nuage. Un chemin de claire lumière se dessine dans
l’intemporel.

Waka

Qu’il est difficile


De voir le monde
Se débattre avec le bien et le mal
Ignorant tout
Des roseaux de Ninawa.

Dans cette image, le repos est de mise. L’enfant est assis auprès
de sa demeure fragile, revenu au bercail, mais l’animal a disparu.
Serait-il encore là, caché ? Cette scène nocturne n’est pas sans
rappeler le fameux tsukimi des Japonais qui contemplent la lune
d’automne, savourant poésie et saké. La lune est en effet bien
visible, illuminant les ténèbres, lampe d’ambre à la lueur douce et
aimante, elle va se refléter sur toutes les eaux, toutes les mers et les
lacs, sans plus choisir ni élire de lieu ; eau cristalline ou boueuse,
tout lui est bon. Le recueillement de l’enfant semble ici stabilisé et
mûr, comme un beau fruit rond gorgé de saveur : nul besoin du
mouvement et de la danse pour mettre en pratique la Voie, seule
l’assise sereine prévaut, simple, dépouillée et souveraine ; ainsi
assis, tout est assis avec lui. Jusque-là notre périple était celui d’une
danse entre un jeune garçon et l’animal entrevu, entre nous-mêmes
et notre visage originel. Une sorte de jeu de cache-cache qui
opposait et mariait deux silhouettes dans l’espace, l’un se
rapprochant de l’autre, peu à peu l’approchant, l’apprivoisant, le
domestiquant. Ce dressage progressif conduit désormais à la
disparition du buffle tant convoité. Ou plutôt serait-ce le fait que le
désir de toute saisie se soit évanoui ?

L’image est celle d’une solitude mais d’une solitude comblée, une
solitude joyeuse et rayonnante. Tout est plénitude. C’est ici la figure
de l’ermite, celle du pèlerin spirituel qui touche à la plus grande
simplicité : il est hors du monde et cependant le monde communique
avec lui de manière vivante et dynamique. C’est le moment où
l’enseignement ne se trouve plus simplement dans les étapes d’un
itinéraire, les méandres et aventures d’un voyage, dans les formes
d’une pratique, ses textes et ses gloses ; l’enseignement et
l’enseignant deviennent tout objet, tout être rencontré. La distance
entre le profane et le sacré est tombée, chaque geste de la vie
ordinaire, la moindre tâche, la plus simple rencontre sont des
expressions de l’essentiel. Ce que le laïc P’ang Yun exprimait au
e
VIII siècle :
Ô merveilleuse et mystérieuse activité !
Je puise de l’eau et porte du bois !

Ou encore, du même auteur, ces courts poèmes, profession de


foi dans la perfection des choses telles qu’elles sont :

Chaque jour, rien de particulier


J’approuve en silence
Rien à choisir ni à rejeter
Rien qui vienne ni ne parte
Nul ici ne porte de violet
Seule la montagne bleue, sans poussière
Ma seule magie et mon mystérieux pouvoir
Puiser de l’eau et porter du bois.

Quand l’esprit est au repos


Le monde l’est aussi
Rien qui soit réel ou absent
N’étant ni attaché à la forme
Ni piégé par le vide
Vous n’êtes pas même un saint ou un sage
Juste un bonhomme ordinaire
Après sa journée de labeur.

L’abandon des couleurs honorifiques (le violet), l’absence de


choix et le contentement puisé dans la simplicité caractérisent ce
mode de vie consacré aux tâches journalières, et la forme et
l’essence de la méditation représentées par la montagne bleue.
Aujourd’hui, notre version moderne serait de faire les courses au
supermarché du coin et payer ses factures, rien de bien idyllique ou
romantique, juste vaquer à ses occupations, sans plus se soucier du
vrai et du faux, sans plus critiquer ou blâmer, en se libérant
totalement de ces jugements dont nous enserrons les choses et les
êtres perçus. Un de nos drames journaliers consiste à juger le
monde à l’aune de nos désirs : nous regrettons que le monde ne soit
pas conforme à ce que nous souhaiterions y voir et rencontrer, et
nous gaspillons notre temps à tenter de le modeler ou le critiquer,
entre manipulation et rancune.
Les pensées que nous avons, les jugements que nous formons
et la manière dont nous y sommes attachés sont la source
essentielle de notre souffrance. Par exemple, ces pensées que nous
entretenons, ces idées noires et autres scénarios terribles avec
lesquels nous animons un théâtre de marionnettes intérieures,
prêtant pensées et actions à des êtres que nous connaissons à
peine, répétant à l’envi des drames avant qu’ils ne se jouent. Le
paysage des cinq agrégats ou skandha (la forme, les sensations, les
perceptions, les volitions et la conscience, qui composent notre être)
est fort utile pour comprendre le mécanisme de perception-cognition
auquel cette image apporte un remède. Exposés au monde de la
forme, nous le percevons agréable, détestable ou neutre, puis nous
le concevons en le reconnaissant ou pas, nous formons une image
mentale, et émerge alors la conscience résultat de tous les autres
agrégats. En fait, nous sommes occupés à une constante
conversion de la réalité, notre esprit alimenté par le flux incessant
des perceptions est affairé à construire un monde ou le déconstruire
en prenant cette virtualité pour la réalité même. En langage
moderne, nous pourrions dire que nous prenons des vessies pour
des lanternes.
Le problème de base est que nous sommes irrésistiblement
amenés à croire nos pensées, à les tenir pour réelles. L’ego est un
jeu de Lego. Brique par brique, une réalité s’assemble et nous
procure l’illusion qu’il existe une entité séparée, distincte. Nous
sommes donc occupés à créer le monde, ce Samsâra, cette roue
des existences, cette circulation et transmigration de moment en
moment, et à nous créer nous-mêmes du même coup. La création
suppose un créateur. Instant après instant, ces agrégats, corps,
sensations, conceptualisations, idées et croyances, travaillent
ensemble à générer cette pseudo-réalité, cette matrice. Un
processus élabore un monde qui en retour donne au moi la
sensation d’exister séparément. Le remède de P’an Yun consiste à
cesser tout commentaire, à se débarrasser sur-le-champ de toute
tentative de construction, à court-circuiter le processus en ne cédant
plus à cette impulsion de former des images et des jugements.
L’eau, le bois, la tâche à accomplir sont les ancrages qui me
ramènent à ce qui est. Plus encore, le miracle de cette vie, c’est
précisément le fait de faire et, chemin faisant, de se défaire. Non
plus de concevoir. L’action guide l’homme qui s’inscrit dans une
totalité dynamique.
Un fameux poème de Sekito Kisen exprime cette réalité sereine
et détachée :
J’ai bâti une hutte d’herbes dans laquelle vous ne trouverez rien de
valeur
Après manger, je me détends et fais un somme.
Quand elle fut terminée, des herbes folles l’envahirent
Elle est maintenant habitée, couverte de mauvaises herbes.
L’habitant de la hutte y vit paisiblement
Ne dépendant ni de l’extérieur, de l’intérieur ou de l’entre-deux.
Les lieux où vivent les hommes du monde, il n’y séjourne guère
Les royaumes qu’ils chérissent, il ne les aime pas
Bien que la hutte soit petite, elle contient l’univers sans fin
Dans un espace de dix pieds carrés, un vieil homme illumine les
formes et leur nature.
Un bodhisattva du Mahâyana a une foi sans faille.
Les autres ne peuvent que douter et ruminer.
Cette hutte disparaîtra-t-elle ou pas ?
Périssable ou non, le maître originel est ici
Ne résidant ni au sud, ni au nord, ni à l’est ou à l’ouest.
Ainsi le repos, la détente sont désormais au menu de cette
étrange ascèse. Rien en effet de moins ascétique, moins mortifère et
sévère que cet abandon léger à la simple sensation d’exister. Voici le
solitaire fabriquant une hutte de bric et de broc, modeste bricolage
avec des herbes fragiles et sans aucune valeur. Se détendre
consiste ici à lâcher la course, la précipitation, il ne s’agit plus de
réaliser quoi que ce soit, de cheminer à la recherche d’un éveil ou
d’une compréhension. Le solitaire se satisfait de son état. Le
détachement par rapport à l’absolu commence à se manifester. En
fait, jusque-là, l’absolu faisait l’objet d’une quête, il se voyait investi
d’une séduction à nulle autre pareille, il recelait tant de promesses :
le détachement, la légèreté, la libération de la souffrance et
l’extinction des désirs. Cependant, une fois entrevu, rencontré et
actualisé, le sentiment grandissant du piège qu’il pouvait représenter
a commencé à poindre. L’inspiration de dépasser le relatif et l’absolu
est née. Cette hutte est une métaphore de l’assise, une assise qui
se fait avec nos propres limites, notre corps et son histoire bancale,
nos émotions et nos histoires, nos vies décousues, défaites,
détruites, rafistolées. Là, l’assise ne se préoccupe même plus d’elle-
même, qui laisse croître librement les mauvaises herbes (les
pensées), ces pensées ne sont même plus perçues comme une
intrusion, une gêne, une distraction, mais comme partie prenante du
processus contemplatif. Elles en constituent le paysage. Une assise
qui, puisque disponible et ouverte, reconnaît sa dimension réelle,
non plus celle de quelques centimètres de peau et de chair habités
par un esprit agité et confus, mais le monde entier. Ainsi s’asseoir,
c’est accueillir dans son propre mandala le mandala universel. Le
maître originel n’est autre que le visage originel, le visage d’avant la
naissance de nos propres parents. Ce corps-esprit simplement
assis, se livrant tout entier au va-et-vient du souffle, n’élisant plus de
séjour, ne choisissant plus de lieu particulier, manifeste l’universel.
Dans l’image de l’enfant assis, la disparition du buffle signifie
l’abandon de tout attachement à une quête, fouet et corde sont
tombés, et le jeune garçon se trouve réconcilié avec la réalité, ne lui
offrant plus ni résistance ni distraction.
Il importe ici de mentionner l’une des tendances les plus tenaces
de notre quotidien : nous fuyons l’ennui. Nous le redoutons au point
d’inventer tout ce qui pourrait en contourner la silhouette menaçante
et terrible. Ce faisant, nous ne nous donnons jamais le temps d’en
goûter la saveur et au fond de cette saveur de nous goûter nous-
mêmes. Nous ne nous asseyons jamais assez longtemps avec cet
ennui pour savoir ce qui va advenir. Une fois rentrés au logis, nous
nous mettons en quête d’occupations et de distractions, cherchant
un programme télé, quelque chose à grignoter, une musique à
écouter, surfant sur le Net ou téléphonant à des amis, l’idée étant de
tuer immédiatement le temps. Du train au quai de gare, de la file
d’attente à la pause déjeuner, nous jouons avec nos téléphones
histoire de meubler cet espace ressenti comme stérile. Or, il suffirait
de rester assis sans rien faire et de laisser l’ennui se transformer ou
plutôt de lui laisser le temps de nous transformer. Cet espace où
nous ne faisons rien n’est pas perdu, un temps gaspillé qui ne
reviendra pas. C’est tout au contraire un espace de libération et de
respiration, perméable à tous les possibles sans en cultiver aucun. Il
a la légèreté et liberté de nos mains vides, la transparence de cet
instant où nous basculons dans le sommeil. Et c’est précisément ce
que la méditation a conçu et systématisé : un merveilleux moment
où rien ne se passe, où on est pleinement convié à ne rien faire de
particulier.
Dans notre image, le buffle a disparu car il est désormais
mélangé avec le Soi. Une fois que les astuces et autres moyens
habiles sont abandonnés, le fouet et la corde, le rejet et l’attraction,
l’abandon et la magnétisation, on finit par découvrir que ce que l’on
cherchait et poursuivait était bel et bien disponible en soi, depuis le
commencement. C’est la découverte que nous sommes ce que nous
avons tant cherché. La présence du buffle était nécessaire à son
dépassement. Il fallait rêver d’un voyage pour s’en réveiller,
poursuivre une image pour s’en libérer. La sentence célèbre de
Seigen Ishin peut ici éclairer notre lanterne : « Avant d’étudier le Zen
pour trente longues années, je voyais les montagnes comme de
simples montagnes, les rivières comme de simples rivières. Une fois
que j’eus atteint une connaissance plus intime, je vis que les
montagnes n’étaient pas des montagnes, que les rivières n’étaient
pas des rivières. Mais maintenant que je me repose dans le cœur et
réalise les enseignements, les montagnes redeviennent des
montagnes et les rivières redeviennent des rivières. »
La première étape décrite ici est celle de l’esprit confus et
dualiste, captif de l’attachement et de l’aversion, c’est l’état du
monde relatif, où appétit et souffrance se succèdent dans un cycle
infernal que rien ne semble pouvoir briser. La deuxième, où les
choses ne sont plus ce qu’elles étaient, est le passage par la
vacuité, où la vraie nature de la réalité est perçue et goûtée :
l’univers est impermanent, fluctuant et changeant, il n’y a pas de
moi, et cette étape représente l’absolu. Cependant on peut y être
piégé, s’y prélasser et s’y enfermer. Il importe d’atteindre le troisième
stade, celui de la réalité retrouvée mais cette fois nue et crue, sans
rien ajouter ni retirer, sans rien ornementer ou défaire. C’est l’ainsité,
le tel quel, puisqu’on a cessé toute espèce de manipulation et qu’on
n’attend plus rien. Comme le dit le célèbre aphorisme zen, « les
montagnes bleues sont d’elles-mêmes montagnes bleues, les
nuages blancs d’eux-mêmes les nuages blancs ». Celui qui regarde
ne fabrique plus le paysage, il le reçoit. Mieux encore, il est regardé
par lui. Il ne cherche plus à incarner l’éveil, il est traversé et vécu par
lui. Sekito Kisen termine ainsi son poème :
Tourne la lumière vers l’intérieur et reflète-la
Nul ne peut rencontrer ni s’éloigner de la source inconcevable
Rencontre les maîtres ancestraux, familiarise-toi avec leurs
enseignements
Noue les herbes pour faire ta hutte et n’abandonne jamais
Laisse passer les siècles et détends-toi
Ouvre les mains et marche insouciant
Les milliers de mots et les myriades de commentaires
N’existent que pour te libérer des obscurcissements
Si tu veux rencontrer l’immortel sous la hutte
T’éloignerais-tu de ce sac de peau ici et maintenant ?
À ce stade, la pratique n’est pas mise de côté, bien au contraire,
elle est vécue très spontanément, vous devenez l’assise s’asseyant
elle-même. Avant, vous vous battiez avec les notions d’ici et de là-
bas, de maintenant et d’alors, de commencement et de fin,
désormais vous êtes simplement assis, calme, et sans aucune
attente. Plus aucun désir, vous n’êtes plus en recherche désespérée
d’un état de conscience ou d’une compréhension (désirer le
Bouddha est un désir au même titre que désirer une plaque de
chocolat). La vie est ici vraiment large, sereine et souple, elle
s’accommode de tout et ne congédie rien, vous pouvez ici vous
ouvrir à ce qui surgit, vous accueillez tout. La pratique n’est plus rien
de spécial – si vous faites de la pratique un geste sacré, un geste
plus important que les autres, vous n’avez probablement pas
compris grand-chose. Maintenant la pratique n’est plus une parure
ou une cérémonie, elle est vivante dans vos cellules, dans votre
corps. La pratique ne consiste plus à faire quelque chose de grand,
d’inspiré, de spirituel, c’est aussi simple que de respirer. Pratiquer
est devenu une manière de vivre.
Ne pensez pas pour autant que cet espace serein d’ouverture
doit être bien loin, dans un inaccessible futur, qu’il vous faudra
aligner des années de pratique, collectionner les retraites, les
initiations et autres expériences pour y parvenir. Cette pensée elle-
même vous en sépare. L’idée du chemin en abolit la possible
destination car cette dernière n’est autre que ce maintenant-ici où
vous cheminez : un pas, et c’est ce pas ; un autre, et la voilà encore.
La destination est reçue comme un présent permanent. Un cadeau
aussi qui n’est guère conditionné ou conditionnel. Ainsi la pratique
du débutant est en elle-même celle d’un bouddha. Rien ne vous
empêche d’y être, rien ne vous en éloigne si ce n’est votre propre
jugement. En fait, vous pouvez presque instantanément vous y
retrouver puisque c’est vous. Vous êtes le buffle, vous êtes l’éveil. Et
il n’y aura jamais rien d’autre que ceci, juste ceci, et encore ceci.
Rien de meilleur ailleurs ou autrement. En fait, le repos vient aussi
de ce que tout le shopping spirituel a cessé, que vous n’avez plus
besoin de mettre la main sur le dernier gadget spirituel, le dernier
truc à essayer, vous n’avez plus besoin de rechercher quoi que ce
soit. Vous pouvez enfin respirer et vous détendre. Le buffle est
rentré à la maison, il est confondu à votre être, l’éveil désormais
imperceptibles voit ses traces disparaître.
Invitations
• Ne vous jugez plus, ne jugez plus les autres. Toutes les
histoires que l’on vous a racontées au sujet du monde et de vous-
même, vous pouvez les laisser pour ce qu’elles sont : des fables.
Vous n’avez pas à croire que vous êtes l’enfant mal-aimé, le petit
dernier arrogant, celle ou celui qui n’en a toujours fait qu’à sa tête,
vous n’avez plus à juger vos parents, vos proches, vos amis et
surtout celle ou celui que vous êtes. Laissez tomber tout ce fatras,
ce fardeau qui encombre vos jours et hante vos nuits. C’est cette
épaisseur, cette taie, ce voile sombre et encombré d’images et
d’ombres que vous mettez entre vous et les choses, vous et les
êtres, qui vous empêche de réaliser combien vous êtes aimé et
capable d’aimer.
• Un délicieux petit dessin humoristique paru dans la presse
anglaise montre une famille assise en méditation, le père et la mère
devant, les enfants derrière comme dans une voiture, avec ce sous-
titre : « Voyage en famille au pays de l’éveil ». Le petit garçon
penché au-dessus de l’épaule du paternel lui lâche, très impatient et
énervé : « On arrive bientôt ? !!! » Que dire de plus ? Remarquez
combien vous piaffez et trépignez à la moindre attente et, ne vous
méprenez pas, il en va de même pour les choses dites spirituelles.
Mesurez combien c’est cette irritation qui vous empêche de vous
détendre et de réaliser que vous y êtes déjà.
• Levez les yeux de ce livre. Où que vous soyez, contemplez
calmement ce qui vous entoure. Ouvrez la porte qui donne sur le
jardin et allez vous y promener. Revenez à la terrasse de café où
vous êtes assis, la table de cuisine ou le siège du métro. Ne
cherchez plus rien, n’attendez plus rien. Comprenez que vous êtes
enfin arrivé. Vous êtes dans le royaume. Vous êtes le royaume lui-
même. Le poids de votre corps sur les choses, votre main et vos
yeux caressant le monde, le va-et-vient de votre respiration, tout ici
suffit, depuis toujours. Un toujours qui n’a d’autre visage que le
simple présent. Tous les voyages et les soucis, les tracas et les
ennuis, toutes les rencontres et les séparations aussi, tout n’a jamais
été qu’une subtile invitation à vous retrouver ici, maintenant. C’est
cela la simplicité, la richesse au-delà de toute mesure. La
surabondante lumière du monde.
Huitième image

L’homme et le buffle tous deux


oubliés

« Fouet, corde, personne et buffle, tout est vacuité


Si vaste est le ciel qu’on ne peut rien en dire
Le flocon de neige s’évanouit dans le brasier
Voici l’empreinte des patriarches. »

Commentaire

L’esprit est clair de toute limitation et je ne cherche ni ne fuis la


sainteté. Puisque je ne m’attarde nulle part, même les yeux ne
peuvent me voir. Quel ridicule si des milliers d’oiseaux venaient à
joncher mon chemin de fleurs !

Waka

Sans nuages ni lune


L’arbre aussi s’est évanoui
Le ciel vide
Est pur.

Les trois dernières images correspondent aux trois corps du


Bouddha (Trikaya) : le Dharmakaya, corps de la réalité absolue qui
est vacuité ; le Sambhogakaya, corps de jouissance et de vertu ; le
Nirmanakaya, corps d’apparition qui fait naître les bouddhas. Cette
première image est celle du Dharmakaya. Nous pénétrons ici dans
la lumière de la lune. Au cœur même de la non-dualité. Le buffle a
disparu, l’enfant aussi, le paysage également. Toutes les formes et
les distinctions se sont dissipées, évaporées. Couleur, son, matière,
souffle, odeur, saveur, conception aussi. Les illusions produites par
les skandha se sont évanouies. L’image semble s’être vidée de toute
perception. Dans la lignée du maître zen Maezumi, cette étape est
nommée grande mort. Le ni un ni deux est rencontré et réalisé. C’est
le mu de Joshu. Dans un célèbre koan, probablement le plus célèbre
de tous, un moine s’adresse à ce dernier en ces termes : « Un chien
possède-t-il la nature de Bouddha ? » Et Joshu de rétorquer : « Rien
(mu) ! »
Dans la perspective du Soutra du Cœur, cela correspond à la
négation de la forme et à celle du vide. Rien ne peut être affirmé ou
nié. Ne subsiste plus que le tracé d’un simple cercle qui ne débute ni
ne finit, ne chemine ni ne demeure. Il ne délimite même plus deux
territoires, celui de l’intérieur et de l’extérieur, car ces deux espaces
sont caractérisés par la même pleine absence. Des questions
peuvent surgir à l’esprit : « Qu’est-ce que c’est ? Où suis-je ici ?
Dedans ? Dehors ? Un point particulier du cercle ? Un segment ? Le
cercle lui-même ? Toutes ces choses ou aucune d’entre elles ? »
Les calligraphes et les maîtres zen aiment à tracer ce cercle d’une
belle encre, il peut être fin ou épais mais il est rarement clos,
achevé. Bien qu’il représente l’univers sous une forme stylisée, il est
aussi l’acceptation de l’imperfection, de l’inachevé. Dans la tradition
du zen, la souillure, la tache, la dissymétrie sont aussi acceptées
comme des expressions de l’esprit vaste, de la nature originelle. La
forme n’est pas sommée d’être aboutie ou parfaite, la beauté n’est
pas le produit d’une symétrie abstraite imposée au monde, elle
émane de la reconnaissance de ce qui est discontinu, brisé,
imparfait. La vérité et la spontanéité du geste priment. Et puis cet
inachèvement même est à l’image de l’éveil qui n’est jamais abouti,
toujours entaché d’une souillure, d’un manque, d’une absence. Dans
la tradition du zen, cet espace est nécessaire, il est le lieu où nous
pratiquons, dans lequel nous nous asseyons. Nous manifestons
l’existence parfaite à travers l’existence imparfaite, et l’ouverture du
ensô, le cercle tracé par le pinceau, en atteste.
Ce cercle représente la complétude et l’être-un de toutes choses.
Il est le symbole de l’absolu. Tout ce qui appartient au relatif est
désormais transcendé. Ce stade est celui de l’éveil ultime et dans
bien des traditions, bien des chemins, il constitue l’étape ultime dans
laquelle le pratiquant, ayant tout abandonné de lui-même et du
monde, se dissout dans la perfection ultime et souveraine. Le créé
rencontre enfin sa source. Dans la tradition bouddhique, il ne saurait
toutefois constituer la destination finale et ce pour une raison bien
simple : l’expérience de la vérité ne peut se concevoir que dans le
monde lui-même, non hors de ce monde (paradis, cité céleste) ou
dans un monde transfiguré. Un de mes amis m’a relaté une initiation
qu’il avait reçue du lama tibétain Kalou Rimpoche dans les années
80 dans son monastère népalais, une initiation riche d’un fracassant
et fulgurant enseignement. Mon ami s’étant approché du trône sur
lequel le lama officiait et lui faisant face, leurs yeux se rencontrèrent
alors que le lama tenait dans sa main un dorjé, un petit sceptre dont
les deux extrémités sont ornées de deux couronnes symétriques et
identiques qui représentent respectivement le monde de l’illusion
(Samsâra) et celui de l’extinction de l’illusion (Nirvâna) ; la sphère
placée au centre du sceptre figure quant à elle la vacuité qui annule
leur opposition. Kalou qui tenait donc ce dorjé lui dit très
sereinement, pointant l’une des extrémités : « Ceci est le Samsâra »,
et puis pointant l’autre : « Ceci est le Nirvâna. » C’est alors qu’il fit
tourner lentement le dorjé dans un geste rituel pendant de longues
secondes, au terme desquelles il regarda mon ami avec une
intensité inaccoutumée et lui posa cette question : « Où sont le
Nirvâna et le Samsâra maintenant, peux-tu me les montrer ? » Mon
ami se sentit soudain plongé dans un espace sans bord, il ne
pouvait plus distinguer une extrémité de l’autre, c’était comme si le
sol se dérobait sous ses pieds, le ciel disparaissait, toutes les
connaissances et idées qu’il avait au sujet de lui-même et des autres
étaient pulvérisées. Revenu de cette réalisation, il comprit au-delà
du langage que le Samsâra n’est autre que le Nirvâna, que le
Nirvâna n’est pas différent du Samsâra. Il venait de faire l’expérience
de la non-dualité et de la nature de la vacuité.
La vérité illustrée et réalisée par ce seul cercle de la huitième
image est celle de la vacuité ultime. Loin d’être annihilées, détruites,
les formes et les existences sont unifiées. Cette disparition n’est que
la refonte de tous les phénomènes dans l’unité. « Le flocon de neige
s’évanouit dans le brasier » du poème atteste ici de la disparition
des formes : l’existence indépendante, le moi est anéanti dans l’unité
primordiale. Face à ce cercle, nous sommes devant la nature
indifférenciée de la réalité. Ainsi de l’univers : chaque point, chaque
parcelle contiendrait la somme de toutes les parcelles possibles,
chaque partie la plus infime recèlerait le déploiement de la totalité.
L’image la plus parlante pour exprimer cette vision singulière est
celle du filet d’Indra : « Bien plus loin qu’on ne peut l’imaginer, dans
la demeure céleste du grand dieu Indra, se trouve un merveilleux
filet qui a été disposé par un artisan ingénieux de telle manière qu’il
s’étend indéfiniment dans toutes les directions et selon les goûts
extravagants des dieux. L’artisan a placé un unique joyau brillant à
chaque nœud du filet, et puisque le filet est lui-même de dimension
infinie, les joyaux sont indénombrables. Là, chacun peut contempler
tout à sa guise cette vision merveilleuse des joyaux sans fin brillant
comme des étoiles. Si nous choisissons un seul de ces joyaux et
l’observons avec toute l’attention requise, nous découvrirons qu’à sa
surface polie se reflètent tous les autres joyaux du filet dont le
nombre est infini. Et ce n’est pas tout : chacun des joyaux reflétés
dans ce seul joyau reflète aussi tous les autres, le processus de
réflexion est donc infini. » Le Soutra de l’Avatamsaka est un texte de
l’école Mahâyana qui porte le joli nom de Soutra de la Guirlande
fleurie. Il propose une longue évocation de la nature ultime du
Bouddha, de son corps absolu, de ce qui est l’espace de la réalité
absolue : le Dharmadatu. Un passage de ce soutra donne une
représentation des plus imagées de la nature de l’univers. La
métaphore décrit donc un espace dépourvu de limites dont la
matière est tissée sous la forme d’un filet. À chaque intersection se
trouve une pierre parfaitement sphérique et polie identique à l’infinité
des pierres composant ce mandala. Chaque joyau n’existe que
parce qu’il reflète tous les autres joyaux : dépourvu de nature propre,
il puise sa lumière dans tous les autres et tient son existence de
toutes les existences périphériques qui le font scintiller ; sans
identité propre, il se pare de tous les éclats et scintillements de ses
semblables. Nature holographique de la réalité ainsi décrite : chaque
sphère contient la totalité du filet. Et cependant, en quelque point de
ce réseau que l’on se trouve, on trouvera ce joyau particulier aussi
car, reflétant, il est aussi reflété, apparaissant un nombre infini de
fois en chacun de ses semblables.
Ainsi donc réaliser l’absence de moi, c’est épouser
instantanément l’universel, c’est embrasser en présence toute
l’étendue de la totalité. Cette représentation dit l’absence de moi,
l’absence de tout lieu car la lumière et l’image de ces joyaux sont
dépourvues d’origine, purs effets d’un inlassable reflet et, bien sûr, le
temps lui-même se distord et s’efface. Et dans le même moment le
principe de coproduction conditionnée est affirmé, l’interdépendance
de tous les phénomènes. De qui tenons-nous en effet notre
existence, si ce n’est de toutes les autres ? L’idée que nous sommes
séparés des autres, l’idée d’un avant et d’un après, l’idée que ceci
est distant de cela, toutes ces idées s’effondrent. Ce qui est aussi
affirmé c’est la coémergence de tous les phénomènes et existences
et leur interconnexion.
« L’esprit est clair de toute limitation », dit le commentaire de la
huitième image. Les choses ne sauraient être dites plus
explicitement : il n’y a plus ici de frontière, de limite. La frontière est
ce tracé sans réalité qui donne consistance aux objets et aux
différences. La frontière quadrille espace et pensée, elle emplit de
ses dessins et arabesques toute l’étendue. Le Soutra de l’entrée à
Lanka, soutra primordial du Zen, l’exprime en ces termes :
« L’imagination erronée nous enseigne que des notions telles que la
lumière et l’ombre, le long et le court, le noir et le blanc sont
différentes et devraient être distinguées. Mais loin d’être
indépendantes les unes des autres, elles ne sont que les aspects
multiples d’une même réalité, elles caractérisent des relations, non
des choses. Les conditions d’existence ne s’excluent pas
mutuellement, les choses ne sont essentiellement pas deux mais
une. »
Cette image du cercle dans un espace vide nous invite à
examiner à nouveau cette notion de vacuité qui est souvent l’objet
de commentaires et d’interprétations erronés. Le cercle nu dans un
espace ouvert de la huitième image et le filet d’Indra expriment tous
deux la nature originellement indifférenciée du monde. L’expérience
me donne en effet la réalité comme une totalité. Par exemple, si je
bois un verre d’eau, il n’y a pas de différence entre le lieu, la pièce,
le verre, le liquide, ma bouche et l’action de boire ; cette action n’est
pas sécable, décomposable, ce n’est que par le truchement et le jeu
du langage et de la conscience que j’en viens à distinguer le sujet et
l’objet, à discerner un moi, un objet et une action accomplie. En
d’autres termes, je trace dans la réalité donnée comme une et
indivisible des frontières et territoires, et naissent le sujet et l’objet,
moi et les autres, l’ici et l’ailleurs, le bien et le mal, le vrai et le faux. Il
en va de même pour toutes les paires d’opposés. Les frontières et
limites que je génère dans l’espace donnent naissance aux réalités
contraires. Nous sommes constamment occupés à surimposer à la
réalité nue des grilles et des mailles qui en découpent l’unité
originelle. L’expérience de la vacuité est un passage dans lequel ces
limites arbitraires s’effacent. Quand le Soutra du Cœur affirme que
« la forme n’est pas différente du vide, le vide n’est pas différent de
la forme, la forme est le vide, le vide est la forme », il dit que ce
découpage n’a pas de réalité, qu’il est une pure fiction, que toutes
les existences sont interdépendantes et se donnent dans une totalité
unique, non duelle, l’univers vivant n’est ni un ni deux. Voilà ce que
signifie l’ouverture du poème de la huitième image : « Fouet, corde,
personne et buffle, tout est vacuité. » Le Soutra du Cœur se poursuit
ainsi : « Shâriputra, tous ces éléments ayant l’aspect du vide
n’apparaissent ni ne disparaissent, ils ne sont ni souillés ni purs, ils
ne croissent ni ne décroissent. C’est ainsi que dans le vide, il n’y a
pas de forme ni de sensation, de perception, de construction
mentale et de conscience. Il n’y a pas d’œil, d’oreille, de nez, de
langue, de corps ni de mental. Il n’y a pas de forme, de son, d’odeur,
de saveur, de tangible ni d’élément. Il n’y a pas de domaine du visuel
et ainsi de suite, il n’y a pas de domaine de la conscience mentale. Il
n’y a pas d’ignorance ni non plus cessation de l’ignorance et ainsi de
suite, il n’y a pas de vieillesse, ni de mort ni non plus cessation de la
vieillesse et de la mort. Il n’y a pas de souffrance, d’origine,
d’extinction ni de chemin. Il n’y a pas de connaissance et pas plus
d’obtention puisqu’il n’y a rien à obtenir. Comme le bodhisattva
s’appuie sur la prajñâ pâramitâ, son esprit ne connaît plus
d’empêchement et comme il ne connaît plus d’empêchement, il est
dénué de crainte. Libéré des méprises et des pensées illusoires, il
accède au Nirvâna. Comme les bouddhas des trois temps s’appuient
sur la prajñâ pâramitâ, ils réalisent l’anuttarâ samyak sambodhi
(“éveil complet, parfait, insurpassé”). »
Ainsi comprise, la vacuité ne fait pas l’apologie du vide et ne fait
pas du bouddhisme un nihilisme de plus. Elle affirme l’unité
inébranlable de l’expérience originelle. Et de fait, si vaste est le ciel
qu’on ne peut rien en dire, il est extrêmement difficile d’user du
langage, outil discursif et limitatif par essence, afin de convier cette
réalité ; la poésie et sa liberté, l’art, la danse ou la peinture, la
photographie, le cinéma même peuvent nous y introduire. Il ne
faudrait pas pour autant faire un contresens fâcheux : vous ne
trouverez ni le bien ni le mal dans cet espace originel, ni les saints ni
les pécheurs, ni la vertu ni le vice, car ici toutes les oppositions n’ont
plus lieu d’être ; ce lieu est celui du non-moi, de la disparition de
l’ego. Ainsi s’exprime le sage Padmasambhava : « Si celui qui s’est
mis en recherche entreprend de se trouver et n’y parvient pas, il a
atteint le but de la quête qui est la disparition de toute espèce de
recherche. »
Que signifie cet oubli de soi-même ? Comme l’écrit Dôgen dans
son célèbre Genjokoan : « Étudier la Voie c’est s’étudier soi-même,
s’étudier soi-même c’est s’oublier, s’oublier c’est être réalisé par
l’infinité des existants, être réalisé par l’infinité des existants c’est
abandonner notre corps-esprit et celui des autres. Les traces de
l’éveil s’effacent et cet éveil sans traces se poursuit sans fin. »
S’oublier soi-même n’est donc pas un anéantissement, une chute
dans un magma informe et sans consistance, cela n’ouvre pas sur
un vide cérébral, ne conduit pas à une vacance intolérable. Pour
reprendre l’exemple plus haut : cette expérience, celui qui perçoit,
l’action de percevoir et la chose vue ou goûtée ne sont plus
appréhendés comme séparés, l’expérience est désormais vécue
comme unifiée, indifférenciée, totale, pleine et simple. Voilà qui suffit
à rendre caduc le dogme de la pleine conscience qui veut que je
doive prêter attention à ce que je fais, réintroduisant ipso facto de la
dualité dans l’expérience, maintenant et cultivant un observateur et
une activité observée. L’oubli de soi est d’une extrême simplicité, il
consiste à ne vivre que l’expérience sans rien retirer ou ajouter.
Comme l’exprime cet enseignement condensé du Bouddha :
Seule la souffrance existe, personne ici pour souffrir
Seule l’action surgit, personne ici pour faire
Le Nirvâna est, sans pourtant quiconque le cherchant
La Voie existe, bien que personne ne chemine.
Qu’est-ce que le cercle ? Une fois le fouet et la corde
abandonnés, vous pouvez mettre en pratique l’oubli de vous-même.
Le fouet, la corde et le moi tombent ensemble car c’est le jeu de
l’interaction brutale, attraction (corde) ou rejet (fouet), qui nourrit
l’existence fictive du moi. Si vous laissez tomber les manipulations,
vous laissez tomber du même coup le manipulateur. Le
marionnettiste disparaît quand la marionnette est posée.
Ceci veut-il pour autant dire que vous entrez dans un grand
vide ? Une masse vidée de tout ? Cette place, nous l’avons déjà
évoqué, est très solide, en fait. C’est ce qui est mais sans qu’il y ait
plus aucune référence, aucun point de repère, c’est une réalité sans
les jeux et les intentions, les illusions et les faux-semblants que la
conscience égarée lui prête ordinairement. Les maîtres zen ont
coutume d’appeler ce moment manifester le vrai visage, le visage
d’avant la naissance de nos parents, le visage originel au-delà des
doutes et des pensées. Il n’y a plus un pas vers le nord ou un pas
vers le sud, car un pas vers le nord est aussi pleinement un pas vers
le sud. Ce qui reste c’est l’abandon du corps et de l’esprit. Comme
ce flocon de neige dans un brasier ardent qu’évoque le poème de la
huitième image. C’est une métaphore très dynamique, une forme de
danse dans laquelle les choses changent et se transforment, où les
notions de stabilisation, de départ, d’aller et venir n’opèrent plus. Ne
vous attendez pas à ce stade à être le spectateur ébahi d’un feu
d’artifice, à être le convive d’une grande fête et célébration, cela a
plutôt le goût d’une eau simple de printemps puisée dans un torrent,
une réalité à laquelle nous n’avons même pas besoin de nous
attacher et de nous référer. Nagarjuna a clairement averti les
pratiquants du danger que représentait l’attachement à cet état : il
peut conduire à une forme d’engourdissement et d’apathie.
Traverser ce cercle nous permet de revenir à la forme. Cette
porte conduit à l’image suivante, le monde tel quel. Pas besoin de
s’abandonner à la vertu intoxicante du moment, pas besoin non plus
de l’emprisonner, le définir, l’encadrer pour le mettre bien en valeur
comme on le ferait d’un trophée ou d’un diplôme. Chaque moment
possède cet aspect, cette non-saveur, cette porte : la forme traverse
la vacuité et réapparaît forme bien que la forme soit la forme et le
vide soit le vide. Cette danse, cette nature transitoire des choses et
des êtres est la nature de bouddha elle-même. Si nous pensons que
la nature de bouddha est une sorte d’essence, de centre précieux
caché quelque part dans notre être, nous nous trompons. Cette
nature de bouddha ne repose pas au fond de notre beau petit cœur
précieux, non, elle a le visage de la naissance comme celui de la
mort et en même temps elle est au-delà de la naissance et de la
mort. Nous n’avons pas à creuser la terre de notre existence, cette
nature de bouddha n’est pas un secret bien gardé, bien caché, elle
n’est en aucun cas dissimulée sous l’épaisseur du monde. Elle se
manifeste bien malgré nous, sans nous, elle se manifeste d’elle-
même sans que nous ayons à faire quoi que ce soit. Les dix mille
choses nous la désignent, neige dans la neige, neige dans le feu,
feu dans le feu. Il n’y a plus ici de séparation, de Nirvâna et de
Samsâra, voilà l’enseignement de ce cercle. Ainsi que l’exprime
maître Wanshi : « Alors vous pouvez demeurer dans le clair cercle
de clarté. La pure vacuité est dépourvue d’image, l’indépendance
verticale ne dépend de rien. Il suffit ici de s’étendre et d’illuminer de
cette vérité originelle libre des conditions extérieures. Voilà pourquoi
on nous dit de réaliser que rien n’existe, pas même une seule chose.
La naissance et la mort n’apparaissent pas ici. La source profonde,
limpide jusqu’au fond, peut irradier sa clarté et librement répondre à
chaque particule de poussière sans pour autant en dépendre. La
finesse de la vision et de l’ouïe transcende les simples sons et
couleurs. Tout cela fonctionne sans laisser de traces et reflète sans
obscurcir. L’esprit et les existences se manifestent et s’harmonisent
le plus naturellement du monde (…) Sans pensées, silencieusement
assis, promenez-vous dans le cercle d’émerveillement. »

Invitations
• Afin de vous familiariser avec cette perception dans laquelle le
moi n’est pas engagé, observez un objet quelconque, meuble ou
table, fenêtre ou bibelot ; ou, mieux, regardez votre main et faites-la
jouer dans la lumière. Plutôt que de vous poser la question :
« Qu’est-ce que c’est ? », questionnez tous les aspects de ce que
vous observez, couleur, aspect, forme, poids, usez de tout le
vocabulaire que vous connaissez. Et faites-le jusqu’à ce que les
mots vous manquent. Vous arrivez maintenant à une perception
sans conceptualisation, face à un être-là de la chose. Plutôt que
d’user encore du langage afin de nommer ce que vous voyez,
posez-vous cette simple question : « Qu’est-ce qui est en train de
regarder maintenant ? » en déplaçant l’attention de l’objet à
l’observateur. Une conscience qui ne dépend pas de l’objet pour
émerger est ici à l’œuvre. Cette conscience panoramique qui ne
s’attache à aucun objet particulier est pure activité de voir, activité
sans sujet.
• Vous avez pu constater que bien des sentiments pouvaient se
muer en leur contraire, que le jeu incessant de la vie bousculait
situations et certitudes, que rien n’était vraiment stable. Ce que vous
chérissiez hier vous est aujourd’hui des plus indifférents ; plus
encore, vous le rejetez désormais sans que vous puissiez en
expliciter la cause. Adoptez un regard panoramique sur toute votre
existence et appréciez-la comme on apprécierait un paysage après
l’ascension d’une belle montagne. Comprenez qu’aucune saillie,
aucun détail ne compte plus qu’un autre ; mieux, réalisez que vos
succès et échecs, vos préférences et rejets, vos rêves et
cauchemars émanent de la même substance et y retournent. Tout
est absolument insaisissable, sans plus aucune consistance ni
importance. Vous-même n’avez pas davantage de solidité. Pure
métamorphose, insaisissable mouvement, tout est vide car ces
formes, ces souvenirs, ces opinions et croyances, tout est une
découpe arbitraire sur un champ nu, spacieux et ouvert. Reposez-
vous dans cette absorption.
Neuvième image

Atteindre la source

« Bien trop de pas pour revenir à la source et l’origine,


Mieux vaut être aveugle et sourd
Réfugié dans sa vraie demeure, il ne s’occupe guère du
dehors
La rivière s’écoule calmement et la fleur est rouge. »

Commentaire

Depuis le commencement, la vérité est radieuse. Restant dans le


silence, j’observe l’émergence et la disparition des formes. Détaché
de la forme, de quoi ai-je à me soucier ? L’eau est émeraude et la
montagne bleue, et je contemple le début et la fin des phénomènes.

Waka

Sur la montagne originelle


Nulle trace de la Voie
Les pins sont verts
Et les fleurs étincellent
De rosée.

Le cercle s’emplit à nouveau. L’œil s’ouvre sur un paysage


fourmillant de vie, vibrant de couleurs, de matière, d’éléments et
d’animaux. Faune et flore déclinent toute la palette de leurs
nuances. À foison, insectes et fleurs jaillissent d’une terre fertile et
enrichie par le ciel. Les phénomènes y dansent et s’épandent, sans
restriction aucune, la liberté anime les plus subtils mouvements, les
eaux courent avec vivacité dans leur lit. Tout ici pétille, jaillit et
bondit.
Ce moment est dépourvu de complications, de luttes et de
désirs. Alors que la conscience s’éprouvait comme une source
travaillée par le regret, le remords, l’envie, la peur ou la détestation,
alors qu’elle pressentait toujours le monde comme une menace
potentielle ou un objet qu’il fallait conquérir et subjuguer – et dans
une certaine mesure les premières images du buffle reproduisaient
ces schémas égocentrés et névrotiques –, elle peut désormais
laisser libre cours à sa danse avec les formes régénérées et
renaissantes. L’univers des phénomènes, l’immense trésor de la
matière et de ses effets a été comme lavé par le passage dans la
vacuité, les montagnes sont redevenues des montagnes, les rivières
des rivières, qui apparaissent dans toute leur majesté et beauté. À la
grande mort, à cet espace où s’anéantissaient vide et forme,
succède la grande renaissance, le moment pivot dans lequel toutes
les existences se réalisent et s’avancent. Les choses redeviennent
ce qu’elles sont. La forme n’est que forme et le vide que vide.
L’image s’appelle « Atteindre la source » ; on pourrait aussi
traduire par « Retourner à la source » car ici le voyageur réalise qu’il
n’a jamais quitté ce lieu, il réalise que durant tout le voyage, il s’est
toujours tenu en cette totalité dépourvue de turpitude et de
tourments, de concupiscence ou de terreur. Ici, totalement réconcilié
avec ce qui est depuis le commencement, il n’a même plus de place
pour les mots « bouddhisme » ou « Bouddha ». Revenu de l’éveil,
on est absolument ordinaire. La jouissance de ce qui est ne
s’encombre plus de notions ni de distinctions, le rapport aux choses
est spontané, sans plus chevaucher ou chercher quoi que ce soit. Et
cette terre telle qu’elle est ici décrite, cette fleur rouge et cette eau
d’un bleu-vert splendide, c’est notre quotidien, le quotidien de la
première image, exactement le même. Pour nous, l’arrêt de bus, le
parking ou le supermarché, le métro ou le train sont ces montagnes
et ces eaux. Le voyage de l’ici nous a conduits à l’ici. Jamais il n’y
eut d’ailleurs. La réalité est reconnue comme telle, perçue comme
telle, vécue comme telle.
Dans les enseignements traditionnels du Zen, à la question :
« Qu’est-ce que la nature de bouddha ? », un maître répond : « Le
chêne au milieu du jardin », un autre : « Trois livres de lin » ; ils
entendent désigner directement la vie telle qu’elle est, le quotidien et
ses paysages et ses tâches, et rien que cela. Le voyageur a cessé
toute espèce de voyage ; libre de l’éveil comme de l’illusion, il ne
sombre plus ni dans le piège des poisons ni dans celui de la vacuité.
Comme de vieilles peaux, les haillons de l’égaré et les habits du
saint sont tombés. Au terme de cette mue, que reste-t-il vraiment ?
Le poème de la neuvième image répond : « Réfugié dans sa vraie
demeure, il ne s’occupe guère du dehors. »
Une vieille anecdote le dit non sans ironie. Le moine Unmon
demande avec le plus grand sérieux à maître Kempo : « Pourquoi la
personne assise dans l’ermitage ne connaît rien de ce qui est
derrière la porte ? » À ces mots, Kempo s’étrangle de rire et lui
rétorque : « La vraie question à poser serait plutôt pourquoi l’ermite
ne voit rien de ce qu’il y a devant l’ermitage. De fait il n’y a rien
devant l’ermitage, on peut dire que seul le sujet existe sans objet. En
fait, ce sujet n’existe même pas non plus. » L’enseignement de
Kempo est ici celui qui pointe la libération du Samsâra et du Nirvâna,
de la souffrance et de la cessation. Ni phénomènes ni sujet, ni
bouddhas ni êtres sensibles, dans la liberté de cette double
négation, de ce double dépassement, on trouve les fleurs au
printemps et la neige en hiver. La fleur rouge et l’eau qui s’écoule
expriment une conscience totalement désencombrée, libérée. Les
notions de vrai et de faux, de bien et de mal ont été évacuées sur-le-
champ et avec elles la somme de tous les jugements sur soi et les
autres.
C’est exactement ce que nous pouvons connaître alors que nous
nous asseyons en méditation. Le corps libéré des tensions
superflues, assis, s’élevant entre terre et ciel, la bouche close, les
yeux calmement posés à un mètre devant soi, les mains formant un
bel ovale, l’esprit ne fabrique, ne poursuit ni ne fuit plus rien, les
pensées apparaissent et s’évanouissent sans qu’aucune soit choisie
ou rejetée. L’acte de s’asseoir ne suppose aucune destination, il est
la proclamation intrépide que nous sommes déjà arrivés. Ainsi assis,
sans objet ni volonté de réalisation ou de saisie, l’absolue liberté est
réalisée. Dans l’école zen on appelle cette manière de s’asseoir
shikantaza, « s’asseoir seulement » sans autre propos, toutes les
affaires et préoccupations, aussi nobles soient-elles, étant laissées
de côté. Nous posons notre baluchon et notre sac, et nous ne nous
inquiétons plus de comprendre ou de collecter des enseignements.
Dans cette pleine ouverture, ce champ dynamique et dépourvu des
1
préoccupations du moi, le maître originel est manifesté, non pas
devant nous pour que nous puissions l’adorer, mais dans le fait de
s’asseoir. Nul besoin de poursuivre la vérité, de la débusquer, car la
voilà incarnée à notre insu dans ce souffle que nous suivons, ou
cette colonne vertébrale dont nous sommes conscients. Les yeux ne
peuvent se voir est-il dit, et il n’y a nulle nécessité d’être conscient
d’un éveil ou d’une compréhension quelconques. Ici, profondeur et
superficialité n’ont plus vraiment de sens.
Ici le monde des phénomènes, de l’illusion et celui de la huitième
image, celui de l’absolu, sont donc réconciliés et dépassés. Cette
réalité est merveilleusement traduite dans un échange entre
Kishizawa Ian, qui fut le maître du célèbre Shunryu Suzuki, et son
propre maître. Alors qu’il était assis en méditation un jour de pluie
torrentielle, il perçut le bruit d’une cascade distante et puis le son du
2
bois frappé. Il eut ensuite un entretien privé durant lequel il
s’enquit : « Quel est ce lieu où le son de la pluie, la cascade et le
bois se rencontrent ? » Le maître répondit : « La véritable éternité
s’écoule toujours. – Quelle est cette véritable éternité ? – C’est
comme un miroir lumineux et clair, toujours parfaitement doux et
lisse. – Y a-t-il quoi que ce soit au-delà de ce miroir ? » demanda le
jeune Kishizawa Ian. « Oui, brise ce miroir, viens et je te rejoindrai. »
Le maître coréen Seung Sahn avait coutume de désigner l’esprit
originel comme un miroir, ce miroir prenant librement les formes et
les couleurs de ce qui passe devant lui : une fleur rouge et le voilà
rouge, la neige et le voilà blanc. Il ajoutait que se reposer trop
longtemps dans le Nirvâna était un attachement à la vacuité,
précisément parce que là on ne pouvait pas vraiment aider les
autres. Ainsi l’univers des formes et des perceptions sensorielles
(cascade, pluie, bois frappé) s’unit à celui de l’absolu (représenté par
le miroir), toutefois la huitième image est dépassée, le miroir de la
vacuité est pulvérisé, pour entrer dans la dimension de la rencontre
authentique avec l’autre, le maître ou le monde. Cet espace de la
neuvième image dépasse les pièges de l’attachement aux sens et
au vide pour retrouver une réalité fraîche, renouvelée, réenchantée
au-delà de toutes les stases et enlisements.
Une fois passées les portes où le buffle et le jeune garçon ont
disparu, apparaît ce paysage. Le visage originel est devant vous, les
choses telles qu’elles se présentent, et sont la vérité elle-même,
nous sommes revenus au monde de la forme trempée de présence.
L’immanence est lumineuse. Au-delà du miroir brisé, cela s’avance
et vient vers vous. Le visage originel qui était l’objet de notre quête a
toujours été où qu’on soit, Kannon, cette réalité, est absolument
partout. Au Japon, les temples abondent et ils sont emplis des plus
remarquables trésors, d’innombrables chefs-d’œuvre, architectures,
jardins, peintures et statues. Un temple de Kyoto parmi une
multitude se distingue, il s’agit du célèbre Sanjusangendo, une
bâtisse toute de bois bâtie, la plus longue du Japon, dans le ventre
de laquelle on découvre un spectacle qui confine à l’hallucination :
mille statues de la taille d’un homme du bodhisattva Kannon
entourent une gigantesque statue de Kannon à mille bras. Toutes
finement ouvragées et patinées d’or dans la pénombre, elles offrent
sous le vacillement des flammes et les effluves d’encens un
spectacle venu d’une autre terre. Des cohortes de touristes
subjugués et de collégiens indifférents et chahuteurs passent devant
cette foule singulière de passagers immobiles de l’intemporel,
cherchant dans les physionomies des sculptures çà et là des
visages familiers, car il est dit que l’on peut reconnaître un proche ou
soi-même parmi cette floraison de physionomies venues du
e
XIII siècle, que les sculpteurs avaient cherchées dans les visages

flottants des rues. Et les touristes japonais de regarder longuement


ces statues de bouddhas ou bodhisattvas, avec un mélange de
curiosité, d’étonnement et aussi parce qu’il n’y a rien d’autre à faire
que de contempler ces vieux bouts de bois sculptés, dorés et peints.
Ils croient aussi regarder Kannon, le bodhisattva de la
compassion, et pourtant ils sont absolument dans l’erreur. Kannon
n’est pas un morceau de bois joliment travaillé, Kannon est l’activité
qui regarde la statue et non la statue elle-même. L’action de s’ouvrir
est Kannon. Nous ne vénérons pas les statues ou le monde, nous
regardons le monde avec les yeux de Kannon et tout devient
Kannon. Nous prenons la place des bouddhas, nous nous asseyons
3 4
où Amida , Kannon, Jizo s’assoient. Ce à quoi nous invite Kannon
c’est à prendre place parmi les statues et alors nous ouvrirons les
yeux sur tous ces enfants impatients, ces adolescents blasés, ces
vieux curieux et émerveillés, ces touristes américains et européens
déconnectés, et nous verrons en eux les vrais bodhisattvas vivants.
Nous sommes invités à habiter ces aspects compatissants de la
psyché humaine que représentent ces statues. Il en va de même
avec le mystère de la croix dans le christianisme : tant que l’on
observe la croix comme un objet de piété, d’adoration, on se tient
hors du mystère ; quand on devient la croix, que l’on intériorise sa
réalité, et que l’on regarde le monde comme Christ le regarde, alors
la croix disparaît et le vrai Christ advient. C’est même le sens réel de
la résurrection, du moins ce que j’ai pu en comprendre à travers la
pratique de ma propre Voie.
Dans le monde des bouddhas, il n’y a pas de Bouddha. Voilà
pourquoi il est dit qu’il faut tuer le Bouddha si vous le rencontrez : il
convient de dépasser la forme ultime en devenant cette forme
même, il convient de se débarrasser des idées et conceptions que
nous avons au sujet de ce que signifie être éveillé. Dépasser
l’attachement au moi ou au non-moi. Briser le miroir. Une fois le
miroir brisé, il n’y a plus de sujet et d’objet, de derrière et de devant,
plus que la réalité telle quelle.
Le moine Dôgen voit dans les sommets et les vallées, les eaux
vives, le vent, le ciel, les champs, les pierres, les fleurs et la lumière
des êtres sensibles et des bouddhas. Il reçoit et accueille toutes ces
existences qui s’avancent. À ses yeux, les montagnes cheminent et
les torrents discourent, l’univers tout entier, tel quel, est l’expression
du visage originel. Bien sûr, il doit l’amour des montagnes au
paysage de sa terre natale, la cité de Kyoto trempée de lune et
bordée de ces présences mystérieuses. C’est auprès d’elles qu’il
s’est assis, c’est dans leur forme dépouillée et sereine qu’il puise
l’inspiration de les rejoindre en formant avec son corps une
montagne même. Sa foi est tout entière dans ce qui est, dans
l’ainsité des phénomènes, un mandala chatoyant débarrassé des
projections, attentes et peurs. Il écrit : « Montagnes et eaux
manifestent sur-le-champ l’antique bouddhéité. Chacune d’entre
elles, reposant dans sa condition, déplie tous ses possibles. Actives
depuis des lustres, montagnes et eaux sont vivantes dans le
maintenant. Parce qu’elles ont été le soi-même avant que
n’apparaissent les formes, elles sont libération réalisée. »
La prose du fondateur du temple Eiheiji cultive toujours
l’ambiguïté, non pour contrarier le sens mais pour l’épanouir et
manifester dans la langue même l’ineffable réalité. Les montagnes
dont Dôgen orne le fil de son discours sont à la fois formations
géologiques et métaphores du Dharma, roches couvertes de
végétation et corps assis et dépouillé. Un poème assez méconnu de
Dôgen y fait référence :
La Voie des anciens venue de l’ouest, je la transmets à l’est
Polissant la lune et labourant les nuages
Comment la poussière rouge du monde pourrait s’immiscer
Dans cette hutte de chaume au cœur des montagnes profondes,
Par une nuit de neige ?
C’est reclus dans un ermitage dans lequel il s’adonne à une
longue pratique solitaire que le moine Dôgen calligraphie de son
encre frêle et forte ce poème. S’y lisent sa ferveur et sa foi en
l’assise nue, dépouillée, car si vous en ouvrez le contenu ésotérique,
en dépliez les images, vous lirez clairement qu’il ne s’agit pas
vraiment d’une retraite anodine mais d’une métaphore exprimant la
vérité de shikantaza (seulement s’asseoir). S’y bousculent de
nombreuses références, le poème du sixième patriarche du ch’an
5 6
chinois Huineng , la lune de Nagarjuna , l’attitude corporelle et,
dans la nuit de neige, la réalisation-manifestation de la vérité ultime
qui est au-delà du relatif des phénomènes (la neige) et de l’absolu
(la nuit). Le Hokyo Zan Mai le proclame à sa manière : « Minuit est
vraie lumière et l’aube rien n’éclaire. » Une perspective qui n’est
certainement pas théiste. Rien qu’une immanence radieuse. Voilà
l’objet sans objet de notre foi, la merveilleuse lumière noire, le
firmament si proche, la montagne assise devant le monde tel qu’il
est : la belle nuit-de-neige.

Invitation
• Si vous visitez Kyoto, vos pas pourront vous mener au Genkô-
an, temple de l’école Sôtô, renommé pour son jardin et ses bois
souillés du sang des samouraïs sacrifiés du château de Fushimi.
Mais c’est surtout les deux fenêtres devant lesquelles viennent
s’attarder les visiteurs. Il y d’abord la fenêtre rectangulaire de
l’illusion et la fenêtre de l’illumination qui dessine un cercle parfait.
La plupart des visiteurs s’attardent volontiers sur la fenêtre circulaire
et délaissent la forme rectangulaire à sa droite. Ces deux fenêtres
sont pourtant simplement les deux aspects d’une même réalité, le
monde relatif et le monde absolu, lesquels ne peuvent être
contemplés l’un sans l’autre. En choisissant de s’absorber dans la
fenêtre ronde de l’absolu, les visiteurs s’égarent et reproduisent le
chemin de la dualité. Ces fenêtres doivent être considérées
ensemble : depuis leur superposition, le lieu que nous sommes
invités à contempler est le maintenant-ici de notre présence qui
n’exclut ni ne choisit rien, qui ne juge plus ni nous-mêmes ni les
autres ; nous sommes pleinement revenus, et les montagnes et les
rivières redeviennent des montagnes et des rivières. Ainsi,
considérez avec un détachement joyeux votre égoïsme et votre
abnégation, l’ombre et la lumière, ne vous identifiez plus ni à l’un ni à
l’autre. Vivez cette liberté d’être, sans plus de regret ni de recherche.
Votre réalité, telle quelle, suffit. Un poème vous y invite à sa
manière :

Voilà un livre fait d’air et d’oiseaux


Rien de bien extraordinaire
Vous allez dans le jardin
Et le jardin se retrouve en vous-même
L’immobilité
Use de lumière et d’ombre
Pour se dire
Cela paraît et disparaît
À chaque instant
Vous saisissant les narines
Le vrai soi est toutes choses
Dans les dix directions
Ne partez pas
Ne restez pas non plus
Une fleur pleinement éclose 7.

1. Ou visage originel. C’est aussi « l’être humain dépourvu du moindre rang,


du plus petit titre ». Nudité de la conscience en son point d’origine, ici
« démasquée ».
2. Han, le bois, a généralement la forme d’un poisson qui tient dans sa
gueule la perle de l’éveil et qui est frappé pour annoncer le début et la fin
de la méditation collective dans les temples zen.
3. Bouddha de lumière infinie et de vie, il réside dans la Terre pure où il
accueille quiconque le prie.
4. Jizo, très populaire au Japon, est souvent représenté sous les traits d’un
jeune enfant. Ami des faibles, des plus démunis et de tous les êtres
souffrants, il se porte au secours de tous ceux qui l’invoquent.
5. Un jour, un moine érudit écrit un poème sur le mur du monastère : « Le
corps est l’arbre de l’Éveil, / L’esprit comparable à un brillant miroir / Sans
relâche je l’époussette, / Et veille à ce que nulle impureté ne s’y dépose. »
Huineng, qui est laïc et travaille aux cuisines, se fait lire le poème, et y
répond par ces vers : « Il n’y a aucun arbre dans l’Éveil, / Et pas
davantage de miroir / Puisque fondamentalement rien n’existe, / Où de la
poussière pourrait-elle se déposer ? » Le cinquième patriarche convoque
Huineng dans sa chambre à minuit pour lui transmettre sa robe et son bol,
puis lui demande de fuir à cause des jalousies des autres moines. Et, en
effet, une poignée d’entre eux le poursuivent, furieux et véhéments.
6. Il est dit que le patriarche indien Nagarjuna apparut sous l’apparence
d’une pleine lune radieuse.
7. Montagnes flottantes. Haïkus d’un moine d’Occident au Japon, Pierre
Turlur, L’Harmattan, 2015.
Dixième image

Dans le monde

« Poitrine et pieds nus je vais me mélangeant à la foule


du marché
Mes haillons réparés sont sales et je suis heureux
Je n’use de nulle magie pour trouver l’immortalité
Désormais, devant moi, les arbres morts renaissent. »

Commentaire

À ma porte, un millier de sages ne me reconnaissent pas. La


beauté de mon jardin est invisible. Pourquoi suivrais-je les pas des
patriarches ? Je me rends au marché avec ma bouteille de vin et
reviens un bâton à la main. Je visite aubergistes et marchands et les
reconnais éveillés.

Waka

Mains ouvertes et tendues


Pieds dans le ciel
Sur un rameau mort
Se perche
Un oiseau.

L’image est emplie d’une présence humaine rayonnante et


chaleureuse, celle de l’enfant portant baluchon et bâton et celle d’un
homme ventripotent portant une énorme besace et tendant un
présent à l’enfant. La nature avec son paysage et ses montagnes
est désormais reléguée au deuxième plan ; c’est un lieu social,
d’échange et de communication qui est ici posé. Un lieu de la
relation. Nous sommes dans le monde de l’activité humaine.
Hoteï, car tel est le nom de l’homme jovial à la bonhomie
débordante, est un personnage légendaire de la Chine ancienne qui
incarne la générosité et le détachement. L’hilarité et les rondeurs qui
le caractérisent expriment ouverture et altruisme. Selon toute
vraisemblance inspiré par un personnage réel, il est devenu au fil
des siècles la représentation du bouddha Maitreya, le bouddha du
futur. Séjournant dans la sphère de Tushita, le bouddha Maitreya est
celui qui viendra enseigner les hommes lorsque les enseignements
de Gautama, le Bouddha historique, auront disparu. Chauve et rieur,
souvent entouré d’une ribambelle d’enfants, il balade son énorme
panse et ses oreilles immenses par les chemins en portant un
énorme sac de toile au contenu inépuisable duquel il extrait
présents, nourriture et cadeaux qu’il distribue à tous sans aucune
espèce de discrimination. Il œuvre ainsi comme une espèce de Père
Noël ou de saint Nicolas sans aucune contrepartie (nul Père
Fouettard ici), offrant à volonté douceurs et réconfort. De fait, ce
personnage est plus qu’une source intarissable de bienfaits et de
bonté, il incarne une merveilleuse vertu du chemin, celle de la
transformation. Car il est dit ne rien posséder sinon ce vaste sac
dans lequel il récolte les souffrances et les problèmes de celles et
ceux qu’il rencontre, sac où par ailleurs il puise les bienfaits et
cadeaux qu’il dispense sans compter. C’est dire qu’Hoteï opère ici
un travail authentiquement alchimique : il transmute des émotions et
réalités négatives en vertus et sagesse. Et c’est à ce travail que
cette dixième image nous invite.
Une fois revenus de l’éveil, descendus de l’ermitage, après avoir
quitté la méditation, nous sommes amenés à nous mélanger à la
foule et à vraiment danser avec la réalité mais d’une manière
créative et sage. Comment pouvons-nous nous y prendre afin de
prodiguer une telle énergie et générosité ? En faisant feu de tout
bois et surtout de nos illusions, chimères, souffrances et névroses.
Comment ? Il existe dans le chemin bouddhique trois moyens de
triompher de l’illusion. Le premier appartient au Theravada et il
propose d’antidoter les poisons ou de les expulser du corps et de
l’esprit, ainsi la vertu sera-t-elle cultivée dans une pratique solitaire,
non violente, qui peu à peu réduira les occasions de se perdre et de
se fourvoyer ; le modèle proposé dans ce cheminement est celui de
l’arhat, un être qui cultive la sagesse dans la frugalité et le
renoncement afin de se libérer. La deuxième méthode, un peu plus
subtile, est le propre du Mahâyana et elle consiste à embrasser
l’illusion et la douleur comme le ferait une mère aimante et attentive ;
la charge négative est alors désamorcée et dissoute par l’amour et
la compassion. La troisième méthode, propre au Vajrayâna, est la
plus périlleuse mais aussi la plus directe, elle consiste à
communiquer directement avec l’illusion et son cœur, à la laisser
librement nous prendre pour entrer en contact avec l’énergie qu’elle
recèle, cette énergie pouvant être mise au service de la compassion
et de l’amour ; le pratiquant ne craint pas de cultiver les poisons afin
d’accéder à ce champ illimité et dynamique. La voie artistique est
très proche de cette manière. Et bien sûr le monde et sa souffrance
ne sont pas répudiés, ils sont même recherchés car ils nourrissent le
champ de l’éveil compatissant et radieux. Cette alchimie spirituelle
est exprimée dans le poème par la renaissance des arbres et
l’abandon de tout subterfuge magique ou spirituel : « Je n’use de
nulle magie pour trouver l’immortalité. Désormais, devant moi, les
arbres morts renaissent. »
Complètement exposé dans sa nudité et pauvreté, le pratiquant
va à la rencontre de la souffrance avec allégresse et légèreté :
« Poitrine et pieds nus je vais me mélangeant à la foule du marché,
mes haillons réparés sont sales et je suis heureux. » Cette
apparente vulnérabilité cache une remarquable souplesse et
manière de prendre toutes les formes possibles afin d’aider et
d’accompagner les êtres dans le chagrin et l’affliction. Son
dénuement est une expression directe de son détachement, le
pratiquant ne peut tomber dans les pièges de l’avoir, car il est vrai
que tout ce que l’on possède nous possède en retour plus sûrement.
Ouvrir les mains et renoncer à la saisie, c’est être riche de tout. C’est
l’une des métaphores de Dôgen quand il explique que si nous nous
tenons au beau milieu du désert et ouvrons les mains, tout le sable
du désert nous passera librement entre les doigts, et que, les
refermant, nous ne retiendrons que quelques grains. L’abandon des
parures, des masques caractérise cet état. Quel besoin de
s’encombrer de quoi que ce soit quand il suffit d’être pleinement
pour aider et accompagner tous les êtres ? Tout comme les mille
bras ornés d’instruments divers de Kannon, le pratiquant use de tout
ce qui est à sa portée afin de porter secours et soulager la
souffrance. Chaque moment de sa vie est l’actualisation d’une action
de Kannon. Hoteï, nous l’avons vu, est une forme de Maitreya, celui
qui vient et poursuivra l’enseignement du Bouddha. Et Hoteï de
composer ce poème des plus éclairants :
Maitreya, Maitreya, nous sommes tous Maitreya lui-même
Prenant tous part à ce grand vœu qui souhaite la libération de tous
Le vœu n’est autre que Maitreya
Et bien que vous répétiez cette vérité à tous
Personne ne l’entend ni ne l’accepte.
L’activité éveillée et compatissante est le vrai corps et l’esprit
authentique des bouddhas et bodhisattvas, comme nous l’avons
déjà compris en chemin. Ni les statues, ni les temples, ni les paradis
les plus sereins et resplendissants n’abritent les éveillés. C’est à
même la boue, dans la difficulté, la pauvreté et la souffrance, plus
simplement dans le cœur de l’espace névrotique qu’ils séjournent,
plongeant comme la fleur de lotus leur racine dans les mares
putrides et malsaines de la constriction égotique et puisant la beauté
de jaillir de la plus improbable puanteur. L’eau morte et fangeuse est
transfigurée en une floraison de pétales.
Voilà où nous sommes. On ne peut échapper à ce monde. Cette
souffrance est nôtre et toute tentative de la fuir ne fait que l’accroître.
Voilà notre liberté même : l’impossibilité d’échapper à notre vraie
demeure. Après nous être assis, nous devons nous relever et
descendre de l’ermitage. Retourner à la vie et la rencontrer de
manière plus dynamique. La méditation ne cesse pas pour autant,
elle se poursuit à la façon d’une cloche qui résonne et pénètre et
touche tout alentour. Comme l’évoque maître Dôgen dans son
Bendôwa : « C’est comme lorsqu’un marteau frappe la vacuité,
avant et après ce son merveilleux pénètre toutes choses. »
Nous sommes cette résonance qui va dans le monde. Et notre
première pratique est de nous exercer à l’invisibilité : intimement
mélangés à la réalité, nous effaçons nos traces, comme les oiseaux
dans le ciel ou les poissons dans l’océan, comme la neige sur la
neige, le feu dans le feu, on ne tente pas de se distinguer. La vie que
l’on mène ici est des plus ordinaires : dans les tâches quotidiennes,
nous prenons soin des objets et des autres ; au travail et à la
maison, au café ou dans les transports, le Dharma parle et
s’exprime. La seconde pratique est de voir les autres comme des
bouddhas, les reconnaître comme des expressions de l’essence et
de l’éveil, car on ne descend pas de l’ermitage pour prêcher la
bonne parole et répandre des enseignements, mais pour
humblement recevoir la lumière de toutes les existences : « Je visite
aubergistes et marchands et les reconnais éveillés. » Cette pratique
ne sert pas à faire de nous des bouddhas – et pourquoi devrait-on
narcissiquement s’enorgueillir de notre propre réalisation ? – mais à
nous rendre conscients de la merveilleuse dimension d’éveil du
monde, de tous les êtres qui y vont et viennent. Si nous nous
contentons d’être pris par le Samadhi, d’être saisis par l’état de
tranquillité, nous sommes alors prisonniers de ce dernier. L’éveil lui-
même doit être dépassé. À moins de cela, nous ne sommes pas
libres.
Cet endroit, ce marché de la dernière image, c’est notre vie.
Nous avons fait tout ce voyage pour nous retrouver exactement là
d’où nous sommes partis. Comme l’exprime admirablement Genpo
Roshi dans un de ses enseignements, cette dixième image est ce
moment où nous nous réconcilions absolument avec nous-mêmes,
nous embrassons les pires aspects de ce que nous sommes, tout ce
dont nous voulions nous débarrasser en empruntant un chemin dit
spirituel : nos tendances égotiques, notre orgueil, notre colère, notre
misérable conduite, notre égoïsme, notre mesquinerie, nos
addictions, toutes ces facettes de notre personnalité qui nous
semblaient si peu spirituelles, nous les incarnons désormais
absolument et alors nous cessons de nous estimer meilleurs que les
autres, plus méritants. À la question : « Qu’est-ce que Bouddha ? »
Joshu répond : « Un bâton merdeux desséché et usagé. » C’est
parce que nous savons que nous ne sommes qu’un bâton merdeux
usagé et desséché que nous exprimons l’activité des bouddhas.
Nous pouvons pleinement nous reconnaître comme enfants du
Bouddha, enfants de l’absolu nous le sommes car nous acceptons
pleinement d’être des enfants de l’illusion. Nous retrouvons tracas,
complications, difficultés, stress, émotions et nous savons aussi que
ces mouvements ne sont que des vagues à la surface de l’océan
dont la profondeur calme et sereine est imperturbable. Ainsi nous
dansons avec le monde des formes, avec la passion, la joie, la
tristesse, nous acceptons de vivre et traverser ces moments de
nous-mêmes en sachant qu’ils ne sont pas tout à fait nous-mêmes
mais que parce qu’ils sont et apparaissent, l’autre apparaît aussi et,
par là même, la possibilité d’une relation. L’attachement a disparu ici
mais la participation joyeuse et festive à la vie même nous porte et
nous inspire. Nous cessons de jouer aux saints, de prétendre que
nous sommes bons et compatissants, que nous sommes spirituels
(alors que lorsque nous nous disons si spirituels il nous arrive de
détester ceux qui ne le sont pas, de haïr ceux qui s’égarent, sans
pour autant réaliser que nous sommes exactement comme eux). Ici,
c’est la fin de la comédie. Le Samsâra, l’espace de la souffrance et
des émotions, et le Nirvâna, celui de la cessation et libération, sont
transcendés et réconciliés. Le « par-delà » du Soutra du Cœur est
merveilleusement ici. En fait cette image est exprimée dans le
mantra qui clôt le soutra :
Gate, gate, pâragate, pârasamgate, bodhi, svâhâ !
Allé, allé, par-delà, allé complètement en l’éveil. Ainsi soit-il !
Ici, ni la personne ni la destination ne figurent. Ce voyage
singulier est celui de la disparition du voyageur et de son but. Seul le
chemin demeure, un chemin qui n’est autre que celui de la première
image. En fait, toutes les images sont présentes dans cette dernière
image, vivantes et libérées. Tous les styles sont possibles. Traquer,
domestiquer, chevaucher, dépasser, oublier, revenir… tous les
potentiels s’ouvrent. Quand le maître zen Kobun avait pris les
illustrations pour les superposer dans la lumière de la fenêtre, il
l’avait fait à partir d’un lieu, celui où on ne réside pas (où l’on n’est
plus attaché à une idée de soi et des autres), un lieu absolument
ouvert, celui de la dixième image où toutes les images conduisent et
depuis laquelle toutes se déploient. Ce lieu est là où vous vous
tenez en lisant ces lignes.

Invitations
• Regardez autour de vous. Regardez et écoutez les gens qui
vivent autour de vous, amis, collègues, membres de votre famille,
voisins, commerçants, et ne les jugez plus, regardez-les comme si
vous les voyiez pour la première fois, ne vous laissez pas parasiter
par ce que vous croyez savoir à leur sujet, oubliez ce qu’ils peuvent
vous apporter ou vous prendre, prêtez enfin attention à toute cette
beauté et cette souffrance. Entendez-les, écoutez-les enfin. Prenez
tout votre temps et donnez-le-leur. Même quelques secondes, même
l’espace d’un sourire ou d’un échange de regards. Il n’est plus
nécessaire de préméditer ce que vous dites ou faites, vous vous
contentez d’être là et la réponse jaillit librement.
• Comprenons que, contrairement à ce que tous les mouvements
New Age ou de développement personnel nous répètent à longueur
de temps, nous sommes pétris d’imperfections et d’illusions. Et que,
cessant de les combattre, ayant renoncé à les chasser ou à faire de
la gonflette spirituelle, ayant lâché tous les faux-semblants, une
merveilleuse humilité et humanité se fait jour. Le maître zen Kodo
Sawaki aimait à enseigner qu’être un bouddha, c’est être un homme,
pleinement et simplement.
Post-scriptum

L’art de s’asseoir
ou comment faire une montagne
avec sa vie

« Quand il vous arrive de voir un oiseau, vous devenez


ce même oiseau. Le saviez-vous ? Il suffit de voir pour
1
devenir ce que l’on voit . S’il en allait autrement, la
faculté de voir ou d’entendre ne nous aurait pas été
donnée. Si vous chérissez une grande et belle montagne
couverte de neige, vous devenez instantanément cette
montagne. Dôgen nous a laissé une très belle parole au
sujet de cette belle et distante montagne : “La montagne
appartient à celle ou celui qui l’aime le plus”. »

Kobun Roshi

Voici un très modeste texte écrit dans la lumière de l’été 2013 et


qui s’efforce de rassembler l’essentiel de ce que je dirais à chacun.

Assieds-toi.
La porte de l’aisance et de la joie se trouve en tous lieux, c’est en
vérité la porte dépourvue de toute porte car elle n’est rien que toi et
n’est jamais séparée des bouddhas des trois temps. Ici le mondain
et le sacré n’ont plus cours. Ici la lumière jaillit librement des formes
et de l’espace. Rencontrer la personne authentique dans cet ici est
notre grand-œuvre et notre joie. Le Samadhi dans lequel le Soi-
même est reçu, déployé. Connais-toi toi-même vraiment. Oublie-toi.
Laisse tous les dharmas et les innombrables êtres s’avancer,
illumine et réfléchis-les.
S’il te plaît, assieds-toi.
Dans l’ici, ne choisis pas d’endroit particulier. Assieds-toi
n’importe où. Dans les villes, les trains, les rues, quoi que ton regard
rencontre, tu trouves alors les vraies montagnes. Porte le kesa, la
robe rapiécée faite du corps de toutes choses, le vrai kesa
enveloppe tout, cette robe n’est pas un simple tissu mais la robe de
l’assise : peau, chair, os et moelle de tous les Tathâgata.
Enveloppé de vêtements amples et du kesa, assis sur le coussin,
en lotus ou demi-lotus, en posture birmane, sur un banc ou une
chaise, assieds-toi, et si tu ne le peux pas, sur le dos allonge les
jambes légèrement écartées, les genoux pointant vers le ciel et
l’abdomen relâché. Que tu sois assis ou allongé, les hanches sont
ouvertes, les épaules oubliées, toute entreprise laissée de côté,
abandonne le poids de ton corps à travers les ischions et les
genoux, fais osciller ton dos jusqu’à ce qu’il se stabilise doucement
au point vertical et médian sans que tu sois penché en avant ou en
arrière. Redresse-toi sans effort, le bas du dos gardant une courbure
naturelle, ta tête assise avec aisance au sommet de la colonne
vertébrale, fraîche et souple, la langue touchant le palais, les
mâchoires relâchées, la nuque détendue, le regard posé devant toi
ne fixant rien, ne flottant pas non plus, comme s’il contemplait des
montagnes lointaines. Tes mains formant le mudra universel sont
placées sous le nombril, leurs tranches touchant l’abdomen, la main
gauche sur la droite, paumes vers le ciel et l’extrémité des pouces
se touchant à peine. Reposer l’esprit dans le mudra signifie qu’il
suffit de laisser le mudra te faire, te défaire et t’oublier. La respiration
peut ne faire l’objet d’aucune attention particulière, tu inhales et
exhales naturellement, sans pousser ni forcer quoi que ce soit. Tu
peux aussi chevaucher le souffle, accompagner le mouvement de
ton expiration, lente et profonde. Une fois que le mudra se manifeste
en tant que corps-esprit, de la poussière à l’étoile, instantanément,
l’entière réalité est illuminée.
Le secret du sceau de l’esprit du Bouddha est ouvert, juste ici et
maintenant, dans tes propres yeux. Ne fais rien, sois sans
fabrication. Abandonne toute affaire, l’idée d’être quelqu’un d’autre
ou de réaliser quelque chose de spécial. Ici, le voyageur, le chemin
et la destination ne sont ni deux ni un. Ainsi assis, assis dans l’ainsi,
cultive l’intention de te tenir droit et cependant ne la réalise pas.
Dans le non-faire, la réponse naturelle à la gravité se fait d’elle-
même. Un millimètre d’action et terre et ciel se trouveront séparés, le
moindre faire et tu te seras déjà égaré. Laisse-toi prendre par le
paisible état. Sois chez toi dans le sans-demeure.
Tu ne trouveras ici nulle trace, comme ces canards sauvages
s’envolant d’une rivière, comme la neige sur la neige. Cela n’a
aucune saveur particulière, musique dépourvue de sons,
chevauchant le buffle et soufflant dans une flûte vide, toutes choses
au repos et pourtant si vivantes. Les poissons frayent, les oiseaux
volent et, ce faisant, ils retournent à la condition normale et
originelle. Alors que tu laboures les nuages et traverses toute
l’étendue du ciel, sois à ton aise. Les choses et les pensées
viennent jouer pour aussitôt s’évanouir. Cesse de t’inquiéter. Le
corps transitoire et dynamique de la réalité n’est autre que le corps
des bouddhas. Ne t’attache ni à ceci ni à cela. Il n’est plus
nécessaire de traîner dans le royaume des opposés, de choisir ou
de rejeter. Facile, il est facile d’aller et de réaliser.
Ne t’assieds pas comme Bouddha, laisse Bouddha t’asseoir. Tout
comme la rondeur et plénitude de la lune, ton visage originel
apparaît spontanément, automatiquement, libre et sans contraintes.
Il ne t’appartient pas de le voir mais, sans le savoir, de l’être.
Ici, d’innombrables illusions apparaissent et disparaissent. Des
rêves et des ombres s’élèvent, laisse-les aller et venir. Même ces
pensées sont la matière qui compose le terrain originel. Dans l’état
de la montagne, comment le vaste ciel pourrait-il être obstrué par les
nuages flottants et dérivants ? Comment un nuage pourrait-il cacher
le vaste ciel ? Ciel bleu et nuages, même origine. Sois juste
conscient du paysage du corps-esprit et alors que tu t’égares,
reviens, ici et maintenant. Encore et encore. Tu peux placer ton
esprit dans la paume de la main gauche, te concentrer sur la
rectitude de ton dos, entendre les sons et y être attentif sans
pourtant les suivre, finalement il n’y a plus rien à faire ni personne.
Laisse le « Ne sais pas » apparaître de lui-même.
Cette assise est sans objet ni intention. Seule la claire attention
panoramique, sans jugement qui se porte sur ce qui s’élève dans l’ici
et le maintenant. Ne t’attache ni à ton incompréhension ni à ta
compréhension, ne recherche pas le vrai et ne crains pas le faux,
libère-toi du domaine des désirs : calme, sois la totalité du corps-
esprit qui réfléchit sans juger les autres ou toi-même. S’asseoir ainsi
c’est pénétrer jusqu’au tréfonds la grande question, la percer et
pénétrer totalement.
Surtout ne pense pas que shikantaza est seulement rencontré et
réalisé sur le coussin. Alors que tu te lèves, emporte-le avec toi, et
va les mains vides, vivant pleinement l’ordinaire nuit et jour. Cette
vie-mort vaut la peine d’être vécue. Ici et maintenant, l’absolu et le
relatif dansent et s’effondrent l’un dans l’autre. Le temps passe
comme une flèche et tu n’as jamais été si proche du trésor de l’œil
de la Vraie Loi.
Sois cela.
Assieds-toi.

1. Le maître Shunryu Suzuki, dans un enseignement sur le Sandokaï,


exprime le fait que toute forme et tout son émanent de nous-mêmes.
Quand nous disons qu’un geai gazouille à tue-tête sur le toit, c’est une
fausse perception, et c’est un bruit nuisible. Acceptant le chant de l’oiseau,
il vient dans notre cœur et nous devenons l’oiseau même.
Remerciements

Ce livre est particulièrement dédié à la mémoire vivante du


maître zen Taisen Deshimaru, dont l’expression féroce et subtile,
l’énergie généreuse et l’extrême délicatesse, le dévouement sans
pareil à l’assise dépouillée et au cœur des enseignements reçus de
Sawaki Kodo furent pour beaucoup une source intarissable
d’inspiration. Son sang se poursuit désormais dans sa lignée, bien
vivante en terre d’Occident.

À Trungpa Rimpoche, mon infinie reconnaissance.


À Mokusho Taisen Deshimaru, Étienne Mokusho Zeisler, Mike
Chodo Cross et Francis Taïgan Reïku Baudart, mes maîtres.
À Tenkeï Roshi.
À mes fils et frères dans le Dharma Myozan, Daïnin, Taïkyo,
Kaishin, Issan et Taïzen.
À tous les êtres sensibles dans les quatre directions.

Les illustrations qui ponctuent l’ouvrage sont © Tomikichiro


Tokuriki.
DU MÊME AUTEUR
Montagnes flottantes.
Haïkus d’un moine d’Occident au Japon,
L’Harmattan, 2015.
EXTRAITS DU CATALOGUE

Spiritualités vivantes
25. La Pratique du zen, Taisen Deshimaru.
38. Zen et arts martiaux, Taisen Deshimaru.
41. Satori. Dix ans d’expérience avec un Maître zen, Jacques Brosse.
44. Questions à un Maître zen, Taisen Deshimaru.
47. Zen et vie quotidienne, Taisen Deshimaru.
59. Le Bol et le Bâton, cent vingt contes zen racontés par Taisen Deshimaru.
90. Nuages fous, Ikkyû, traduit et commenté par Maryse et Masumi Shibata.
108. Sermons sur le zen. Réflexions sur la Terre pure, traduits et présentés par
Maryse et Masumi Shibata.
119. Zen et samouraï, Suzuki Shôsan, traduit et présenté par Maryse et Masumi
Shibata.
131. La Vision profonde. De la pleine conscience à la contemplation intérieure,
Thich Nhat Hanh.
139. La Respiration essentielle, suivi de Notre Rendez-vous avec la vie, Thich
Nhat Hanh.
143. L’Enfant de pierre et autres contes bouddhistes, Thich Nhat Hanh.
151. Le Silence foudroyant. Le Soutra de la Maîtrise du Serpent suivi du Soutra du
Diamant, Thich Nhat Hanh.
155. La Saveur du zen. Poèmes et sermons d’Ikkyû et de ses disciples, traduits et
présentés par Maryse et Masumi Shibata.
159. Polir la lune et labourer les nuages, Maître Dôgen, anthologie présentée par
Jacques Brosse.
160. L’Éveil subit, Houei-Hai, suivi de Dialogues du Tch’an, traduits et présentés
par Maryse et Masumi Shibata.
163. Zen et Occident, Jacques Brosse.
166. Transformation et guérison. Le Sûtra des Quatre Établissements de
l’attention, Thich Nhat Hanh.
167. La Lumière du Satori selon l’enseignement de Taisen Deshimaru, Evelyn de
Smedt.
172. L’Esprit du Ch’an. Aux sources chinoises du zen, Taisen Deshimaru.
174. Le Recueil de la falaise verte. Kôans et poésies du zen, traduits et présentés
par Maryse et Masumi Shibata.
182. Les Maîtres zen, Jacques Brosse.
184. La Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Frédéric Lenoir.
202. Essais sur le bouddhisme zen, Daisetz Teitaro Suzuki.
203. Le Trésor du zen, suivi de L’Autre rive, textes de Maître Dôgen commentés
par Taisen Deshimaru.
213. Enseignements sur l’amour, Thich Nhat Hanh.
220. Cent Kôans zen, commentés par Nyogen Senzaki.
234. Changer l’avenir, Thich Nhat Hanh.
237. Nâgârjuna et la doctrine de la vacuité, Jean-Marc Vivenza.
240. Maître Dôgen, Jacques Brosse.
245. Le Cercle infini. Méditations sur le Sûtra du Cœur, Bernie Glassman.
247. Shodoka, Yoka Daishi, traduit et présenté par Taisen Deshimaru.
252. Bashô, maître de haïku, Hervé Collet et Cheng Wing fun.
265. Ryôkan, moine errant et poète, Hervé Collet et Cheng Wing fun.
284. La source brille dans la lumière. Commentaires du Sandokai, Shunryu
Suzuki.
287. Le Zen et la vie, Shundô Aoyama.
291. L’Univers du Zen. Histoire, spiritualité et civilisation, Jacques Brosse.
299. Le Zen des samouraïs. Mystères de la sagesse immobile et autres textes,
maître Takuan, traduits et présentés par Maryse et Masumi Shibata.
302. Poésie chinoise de l’éveil. À l’infini du ciel, Patrick Carré et Zéno Bianu.

Espaces libres
11. Zen et self-control, Dr Ikemi et Taisen Deshimaru.
27. Le Zen et la Bible, Kalichi Kadowaki.
41. Le Zen en chair et en os, Paul Reps.
57. Les Chemins du zen, Daisetz Teitaro Suzuki.
112. L’Art du kôan zen, Taïkan Jyoji (inédit).
124. Aux sources du zen, Albert Low.
131. L’Esprit des arts martiaux, André Cognard.
152. Le Rire du tigre. Dix ans avec Maître Deshimaru, Marc de Smedt.
208. Moine zen en Occident, Roland Rech, entretiens avec Romana et Bruno Solt.
251. Pensées sans penseur. La psychologie bouddhique de l’esprit, Mark Epstein.
273. Méditation. L’aventure incontournable, collectif.

Grand format
Sensei. Taisen Deshimaru, maître zen, Dominique Blain.
Pratique du zen vivant. L’enseignement de l’éveil silencieux, Jacques Brosse.
365 Haïkus. Instants d’éternité, Hervé Collet et Cheng Wing fun.
L’Art de la paix. Un maître zen engagé dans le monde d’aujourd’hui, Bernie
Glassman.
Comment accommoder sa vie à la manière zen, selon les Instructions de Maître
Dôgen, Bernie Glassman.
Joyaux et Fleurs du Nô. Sept traités secrets de Zeami et de Zenchiku, Armen
Godel.
Le Grand Livre du bouddhisme, Alain Grosrey.
L’Expérience du zen, Thomas Hoover.
Shôninki. L’authentique manuel des ninja, Natori Masazumi.
Mystique et Zen, suivi du Journal d’Asie, Thomas Merton.
Le Chant de l’Éveil. Le Shôdôkâ commenté par un Maître zen, Kôdô Sawaki.
Vers le Vide, Saigyô, poèmes commentés et traduits par Abdelwahab Meddeb et
Hiromi Tsukui.
Le Zen autrement, Stephan Schuhmacher.
Derniers écrits au bord du vide, D. T. Suzuki.
Rien qu’un sac de peau. Le zen et l’art de Hakuin, Kazuaki Tanahashi.
La Paix en soi, la paix en marche, Thich Nhat Hanh.
Bansenshûkai, le Traité des dix mille rivières, Fujibayashi Yasutake.

Beau livre
L’Univers du Zen. Histoire, spiritualité, civilisation, de Jacques Brosse.
Zen, Laurent Kaltenbach, Michel Bovay et Evelyn de Smedt.

Carnets de sagesse
Paroles zen, Marc de Smedt et Taisen Deshimaru.
Les Carnets du calligraphe
Poèmes zen de Maître Dôgen, traduits et présentés par Jacques Brosse,
calligraphies de Hachiro Kanno.
Le Sabre et le Pinceau. Poèmes anciens du Japon, de Maître Akeji.

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