Apprivoiser L'eveil
Apprivoiser L'eveil
Apprivoiser L'eveil
ISBN : 978-2-226-42711-3
Collection « Spiritualités vivantes »
« Il était une fois dans la Chine ancienne un pêcheur qui,
pendant plus de quarante années, avait pêché avec une
longue aiguille. À ceux qui, médusés, perplexes ou
amusés, l’interrogeaient, il avait coutume de répondre :
“Avec un hameçon courbé on ne peut attraper que du
poisson bien ordinaire, mais avec cette aiguille,
j’attraperai un jour un très gros poisson.” L’histoire vint
aux oreilles de l’Empereur qui fit convoquer ce pauvre fou
de pêcheur pour l’entendre et se distraire de ses contes :
“Qu’est-ce que tu comptes attraper avec un tel hameçon,
vieil homme ? – Vous-même, Votre Majesté”, répondit le
pêcheur. »
Le chercheur
Commentaire
1
Waka
Invitations
• Devant une situation difficile, arrêtez-vous. Prenez le temps de
l’observer, d’en considérer tous les aspects et les aspérités ; s’il
s’agit d’une douleur, identifiez son intensité, ses rythmes, ses
pulsations, faites-le sans vouloir juger ni fuir, soyez juste présent à
cette douleur telle qu’elle est. Observez combien vous êtes prompt à
poser la question « pourquoi » et/ou à dérouler des scénarios plus
glauques et catastrophiques les uns que les autres. Revenez sur la
qualité de la douleur, sa texture, ramenez votre esprit sur la
sensation sans céder aux affabulations de l’imagination. Il en va de
même de toute espèce de conflit, problème ou souci qui crée de la
douleur. Et posez-vous cette simple question : « Qu’est-ce que
c’est ? » Ne vous empressez pas de répondre, restez avec cette
question, usez-en pour vous ouvrir davantage. Ne faites rien.
Laissez-vous faire et défaire.
• Vous tenez le monde pour connu et compris. Au point que vos
gestes sont devenus automatiques. Faites juste cette petite
expérience. Que vous teniez dans les mains un stylo, un livre, une
cuillère, un objet quelconque, regardez-le, triturez-le sans le
nommer, et faites comme si c’était la toute première fois que vous
teniez cet objet, hors de tout savoir et de toute histoire le
concernant. Il s’agit ici de renouer avec l’enchantement de découvrir
ce que vous croyez connaître. Sans aucun doute le fait de porter
une tasse de café à vos lèvres ou de vous laver les mains ne vous a
jamais paru aussi merveilleux. Ne restez pas dans cet
émerveillement : ayant pris conscience de la naissance de tout un
univers (oui, un univers dans un bol d’eau ou un simple lavabo),
revenez à l’action elle-même sans vous en distancer. Faites juste ce
que vous faites. Mais une fois que vous êtes éveillé à la magie du
simple faire, votre action a désormais une saveur et une amplitude
bien différentes.
• Où que vous soyez, quoi que vous fassiez, trouvez le temps de
vous arrêter au moins une fois par jour et de suivre simplement le
va-et-vient de votre respiration. Ne fermez même pas les yeux,
placez votre attention sur l’air alors qu’il pénètre vos narines pour
bientôt s’engouffrer dans vos bronches et dilater vos poumons,
percevez ce léger arrêt au bout de l’inspiration avant que ce souffle
ne soit expulsé par les narines très naturellement et lentement, tout
cela sans le moindre effort. Au bout de l’expiration, reposez-vous
dans cet espace sans mouvement apparent et laissez l’inspiration se
faire d’elle-même. Chevauchez ainsi votre souffle pour accepter
pleinement et le lieu où vous vous trouvez et la personne que vous
êtes. Jouissez d’être une pure respiration.
• Rappelez-vous autant de fois que possible que vous êtes
exactement là où vous devez être et qu’il n’y a aucun ailleurs
possible. Vous êtes exactement qui vous êtes là où vous êtes.
Acceptez cela, et voyez comme cette seule pensée vous soulage.
Dans les embouteillages, un jour de malchance, dans la salle
d’attente d’un médecin ou avant une opération délicate, tous les
moments difficiles peuvent s’alléger pourvu que vous consentiez à
les vivre tels quels. N’ajoutez rien, ne fuyez rien et ne cherchez rien.
Ouvrez vos sens à ce qui advient. Vous en viendrez peut-être à vous
amuser aussi, comprenant quelle part d’humour cette situation peut
receler. Vivre vraiment ce qui vous est donné de vivre permet de ne
pas dramatiser.
Commentaire
Waka
Invitations
• Vous tenez maintenant ce livre entre vos mains. Vos yeux lisent
ces lignes en ce moment précis. Et ce moment précis se produit
dans une suite de moments précis appelée aujourd’hui. Et si cet
aujourd’hui était comme un voyage ? Comment l’avez-vous
commencé ce matin ? Que cherchiez-vous ? Où vous conduit-il ?
Remarquez à quel point c’est votre voyage et non celui d’un ou
d’une autre. Voyagez-vous vraiment ou faites-vous semblant ? Êtes-
vous éveillé ou dormez-vous ? Voyez-vous les moments où vous
vous êtes fourvoyé ? Y a-t-il un voyageur, ou plutôt une succession
d’identités ? Qu’est-ce qui importe vraiment, votre destination ou le
chemin lui-même, pas après pas ?
• Le poète indien Kabir écrit ces vers décisifs :
Ne sors pas dans le jardin pour y admirer les fleurs
Ne prends pas cette peine, mon ami
Tu trouveras les fleurs dans ton propre corps
Là une seule fleur déploie mille pétales
Cela convient pour s’asseoir
Juste assis là tu pourras entrevoir la beauté
Qui resplendit en toi et tout alentour
Avant et après tout jardin.
Vous êtes-vous jamais vraiment arrêté pour contempler la
splendeur d’être simplement ? Croyez-vous que la beauté que vous
reconnaissez dans l’ami, le paysage, l’objet ou l’œuvre d’art vous
soit étrangère ? Ne comprenez-vous pas que vous percevez le
monde tel que vous êtes ?
1. Voie ou véhicule des Anciens, forme primitive du bouddhisme, proche des
premiers enseignements et qui se distingue du Mahâyana et Tantrâyana,
véhicules plus tardifs.
2. Lettre destinée à l’un de ses disciples laïques, ce texte est devenu le
chapitre le plus important du Shôbôgenzô, œuvre essentielle du moine
Dôgen.
Troisième image
Le buffle apparaît
Commentaire
Waka
Après avoir décelé les traces dans la neige, le jeune garçon les a
suivies pour remonter peu à peu vers l’animal dont il finit par
entrevoir la croupe et la queue. Il a pisté l’animal en usant de ruse et
avec précaution pour ne pas l’effaroucher. Une longue marche dans
un paysage accidenté. Dans cette image, il ne le perçoit pas
intégralement, il l’entraperçoit, forme fugitive qui se dérobe à la
contemplation mais dont le passage est rendu visible l’espace d’un
instant. On constate sans peine que la blancheur s’est amenuisée, la
neige a quelque peu disparu du champ de l’image, le propos est ici
de traduire l’obsession et la fixité du regard qui flotte et attrape une
forme furtive. L’œil est au travail, l’observateur actif. Toutefois
l’animal semble se dérober, il s’engage derrière arbres et buissons,
on ne perçoit vraiment rien de sa tête. Ce pourrait être un buffle, une
vache, une imprécision demeure. Cette forme fugace, cette
apparition ne reste pas dans le champ de vision suffisamment
longtemps pour être identifiée.
La lecture traditionnelle de cette image nous invite à penser
qu’au terme de nombreuses années de pratique, celui qui
entreprend de cheminer, de suivre les traces de ses prédécesseurs,
de mettre ses pas dans ceux de ses guides et maîtres en les imitant,
celui-là même qui n’éprouvait que perplexité et confusion finit par
percevoir sa vraie nature ici symbolisée par le buffle. Cette image
est celle du premier kensho, la première expérience d’éveil qui
déchire l’opacité du quotidien et donne à contempler très
fugitivement le cœur même de la nature originelle. Cette expérience
n’est pas propre à la tradition du Zen, vous avez déjà probablement
connu sans vous être livré à un quelconque entraînement un de ces
moments de grâce où vous avez goûté à une plénitude tout à fait
inhabituelle. Cela s’est produit à la faveur d’une promenade dans la
nature, d’un événement soudain et surprenant, en écoutant une
musique, ou même à la lecture d’un livre : soudainement vous vous
êtes senti réconcilié, plongé dans une sensation intense d’exister,
sans plus rien des ombres du passé ou des attentes de l’avenir, et
peut-être avez-vous même ressenti dans votre chair l’unité de vous-
même et du monde. Une fois sorti de cette expérience peu
commune, car elle s’est peu à peu estompée, vous vous êtes
interrogé à son sujet et peut-être avez-vous désespérément tenté
d’en maintenir l’émerveillement et la magie, sans succès : elle n’a
vraisemblablement pas résisté à l’usure et l’érosion du quotidien.
Dans le poème qui accompagne la troisième image, ce moment est
celui où vous franchissez la porte. Cet éclair, cette trouée lumineuse,
maître Dôgen dans les « Recommandations universelles pour la
pratique de zazen » (Fukanzazengi) l’exprime en ces termes : « En
outre, l’ouverture à l’éveil dans l’occasion fournie par un doigt, une
bannière, une aiguille, un maillet, l’accomplissement de la réalisation
grâce à un chasse-mouches, un poing, un bâton, un cri, tout cela ne
peut être saisi entièrement par la pensée dualiste de l’homme. En
vérité, cela ne peut pas davantage être mieux connu par l’exercice
de pouvoirs surnaturels. Cela est au-delà de ce que l’homme entend
et voit – n’est-ce pas un principe antérieur aux connaissances et aux
perceptions ? Cela dit, il importe peu qu’on soit intelligent ou non. Il
n’y a pas de différence entre le sot et l’avisé. »
L’ouverture, la brèche peut être créée à n’importe quel moment.
Une telle expérience ne doit pas être recherchée, et une fois
rencontrée, elle doit être abandonnée. Nul besoin de se gargariser
d’une réalisation, d’un éveil. Nul besoin d’en commémorer la
manifestation et d’en maintenir les effets. D’ailleurs, il se peut que
rien ne se produise jamais vraiment, rien de bien particulier, et c’est
bien ainsi car voir dans sa vraie nature n’est pas une question
d’illumination. Il existe en effet une extraordinaire méprise au sujet
de l’éveil et cette confusion est alimentée par les attentes et les
fantasmes de l’ego. Dans les sociétés occidentales bercées par des
mythologies télévisuelles et hollywoodiennes, mais aussi par toute
une littérature aux accents féeriques, l’homme réalisé touche au
surhumain. L’image du sage est l’objet des fantasmes les plus
débridés. Il est paré de tous les attributs, doté de tous les talents et
les dons. Comme si toutes les fées s’étaient penchées sur son
berceau. Pour nombre de débutants et même de pratiquants
chevronnés, l’éveil serait un état, une épiphanie spirituelle qui dans
une pyrotechnie soudaine propulserait le pratiquant dans les plus
hautes sphères de la compréhension ultime et l’y maintiendrait de
manière durable. L’éveil répondrait à toutes les questions
fondamentales et offrirait une sagesse instantanée. Et les gurus eux-
mêmes vont entretenir ce mythe afin de s’assurer la dépendance
affective et spirituelle de leurs ouailles tout en brandissant les
bienfaits d’une terre promise.
Nous avons là une conception très idéaliste de la Voie. Par éveil,
ne faudrait-il pas plutôt entendre une manière éveillée de vivre ?
Car l’éveil est une activité et non un état, il consiste à éclairer notre
illusion fondamentale plutôt que de nous enivrer de réalisations
fantomatiques. « Ceux qui sont éveillés face à leur propre illusion
sont des bouddhas. Ceux qui sont gravement illusionnés au sujet de
l’éveil sont des êtres ordinaires », écrit Dôgen dans le Genjokoan.
L’éveil est une pratique, avec tout ce que cela exige et rien que cela.
Dans les mots de Chogyam Trungpa, le chemin est la destination.
On ne saurait être plus clair.
Ce qu’ici cette troisième image illustre, c’est la rencontre d’un
autre mode de vie, d’une ouverture qui plutôt que piéger le monde,
l’envisageant comme proie ou prédateur, c’est selon, abandonne
l’idée de territoire. Entrevoir sa nature véritable, c’est la laisser être
et vivre malgré soi. On ne manipule pas cette réalisation, on n’a pas
davantage besoin de l’étiqueter, de la nommer. À ce stade, une
forme de liberté se manifeste, celle de ne plus s’attacher aux
pensées qui vont et viennent, mais de les laisser surgir, s’épanouir,
passer, s’évanouir. La contemplation des cimes était une grande
inspiration pour les ermites de la Chine ancienne. Le poète Hanshan
écrit :
Depuis mon arrivée dans cette montagne froide
Combien de milliers d’années se sont écoulées ?
Acceptant mon sort j’ai trouvé refuge dans une forêt
Pour y vivre et contempler
Peu viennent ici perdre leurs pas parmi ces falaises
Quelques nuages blancs quelquefois viennent et partent
L’herbe verte pour seule couche
Et le sombre ciel bleu comme couverture
Comme oreiller, un rocher
Heureux, vivant
Je laisse le ciel et la terre prendre soin des changements.
Les moines, les anachorètes et les chercheurs de vérité
prenaient alors refuge dans les vallées profondes à l’ombre des pics
et des crêtes illuminées. La poésie de Hanshan ou Li Po déroule des
paysages montagneux. Les moines des temps anciens qui
empruntaient les chemins des montagnes du Japon généralement
interdites aux hommes dits ordinaires avaient devant eux d’énormes
masses plantées d’arbres ou composées de rochers nus où les
brumes et les nuages se déchiraient, enroulant leurs volutes autour
des pics et disparaissant avec grâce et liberté. L’iconographie
tibétaine, chinoise ou japonaise retient ces incroyables estampes et
peintures des monts qui disputaient le ciel à l’empire des nuées. Tout
autour des ermites se tenaient de vastes corps hérissés de bois et
traversés de torrents, comme des géants bienfaisants et protecteurs,
de précieuses présences au giron desquelles ils allaient confier leur
pratique. Ils y contemplaient aussi le spectacle de leur propre
conscience libérée de la nécessité et de l’urgence de piéger les
pensées et de les nourrir. Le ciel et ses nuées, la danse toujours
réinventée de la montagne et des nuages, les souples et vives
rivières, tout était un miroir brandi à leur propre corps-esprit assis
dans le détachement et le recueillement, et dont les pensées
venaient librement frôler le corps pour se dissiper tout aussitôt. Ils se
reconnaissaient dans cette nature où ils puisaient fluidité, jouvence,
inspiration et cette facilité qu’avaient les nuages de caresser les
cimes sans jamais s’y reposer.
Entrevoir le buffle, c’est tout simplement être dans cet intervalle
qui sépare deux pensées, sans même s’y attacher ou le nommer. Le
visage originel n’est pas pour nos yeux, le vrai chant n’est pas pour
nos oreilles et pourtant le jeune homme dans cette image saisit cette
queue, il la reconnaît. Et la reconnaissant, le buffle lui échappe. Car
ici saisir, c’est perdre. Tel est le problème soulevé par cette vision et
l’attachement qui peut en découler. Nous pourrions nommer cet
écueil l’intellectualisation. En effet, l’esprit est toujours prompt à se
saisir de l’expérience et à la catégoriser. Plutôt que d’être dans la
plénitude du vivre, le mental classe, analyse, dissèque, critique,
valide ou rejette ce qu’il rencontre. Toute expérience est
instantanément traduite et manipulée par l’ego qui en filtre le libre
flux, l’empêche de résonner. Alors que le moine zen Ryushin servait
comme assistant du maître zen américain John Daido Loori et qu’ils
étaient sortis avant l’aube pour une promenade matinale, ils
observèrent un phénomène céleste inhabituel : une lumière surgit de
nulle part et avec un énorme soupir se dilata en prenant la forme
d’une sphère multicolore avant de se contracter, disparaître et
réapparaître à nouveau. Émerveillés devant un tel spectacle, ils le
buvaient des yeux en silence sans pouvoir en saisir la cause quand
soudain Ryushin s’exclama : « J’ai compris ! C’est un ballon à air
chaud et sa flamme vient de son mécanisme de chauffe. » Et Daido
Loori lui dit alors : « En disant ça, tu viens de tout mettre en l’air !
(You just killed it!) » Reconnaître c’est se séparer et s’éloigner. La
véritable intimité suppose de ne rien souhaiter, rien vouloir et rien
attendre. Ne rien comprendre. Ne pas savoir. Le buffle partout
présent est vivant mais indécelable. Une fois reconnu, il s’échappe.
La conscience panoramique qui ne choisit ni ne rejette,
inconditionnelle et libre, est à ce stade du chemin encore empêchée
et obstruée par la saisie intellectuelle de la réalité. Les trois poisons,
l’ignorance ou l’égarement, la soif ou l’avidité, l’aversion ou la colère,
s’activent et se disputent l’esprit. Dans l’iconographie ils sont
généralement symbolisés par trois animaux, le porc, le coq et le
serpent, lesquels sont placés près du moyeu de la roue des
existences, en sa matrice, cette roue des existences et
renaissances, Bhavacakra, représentant les six domaines du monde
illusoire (Samsâra) et sa qualité impermanente. Contrairement à
l’opinion commune, cette roue ne donne pas une vision du cycle des
renaissances, du passage de la conscience d’une vie en une autre
vie, mais offre une image de la psyché humaine et des multiples
métamorphoses que connaît cette dernière dans son existence
quotidienne. Les qualités éveillées qui peuvent être cultivées et qui
constituent le contraire de ces poisons sont la sagesse, le
détachement et la bienveillance. L’ignorance peut être considérée
comme la source des deux autres poisons, leur origine, et c’est elle
qui se manifeste dans les choix et manipulations du mental. Ainsi, et
le poème de l’image l’atteste, le buffle n’est pas représentable :
« Quel artiste peut peindre cette tête massive ornée de cornes
majestueuses ? » Toute tentative pour le saisir intellectuellement est
source d’auto-illusion. Notre nature véritable dont le buffle est ici le
symbole ne peut pas être un objet, elle est tout entière du côté de
l’être et non de l’avoir, et une fois vécue, exprimée par toutes les
fibres de notre existence, elle est pure activité dynamique et
radieuse, qui n’use plus ni de mots ni de miroirs, non consciente
d’elle-même.
Une très belle histoire appartenant à la tradition peut nous
éclairer davantage encore sur le sens de cette image. Un jeune
moine ne semblait pas faire les progrès souhaitables, et dans la
pratique des rituels comme dans l’étude et la méditation il se
montrait médiocre et fort peu prometteur. Un jour qu’il participe à une
cérémonie donnée par son maître dans la grande salle destinée à
cet effet, soudainement le maître hurle dans sa direction : « Sors ! »
Surpris mais n’ayant aucune envie de discuter cet ordre, le moinillon
se dirige vers la porte principale. Juste avant de l’atteindre un
« Non ! Pas par là ! » sonore se fait entendre. Il prend alors son
courage à deux mains et marche pour atteindre la petite porte
arrière. « Non ! Pas par là ! » résonne encore plus fort dans la vaste
salle. Alors il entreprend de gagner l’une des fenêtres et au moment
de l’enjamber il entend encore cette voix si forte qui semble résonner
dans la moelle de ses os : « Non ! Pas par là ! » Et là, il réalise
soudainement le sens de ce que vient de lui demander le maître, il
réalise alors sa vraie nature.
La question est celle-ci : qui doit sortir ? Et d’où ? Sort-on jamais
de ce qui est hors de nous, de ce que nous apercevons ? Comment
sortir d’une vision à laquelle nous sommes si attachés ? L’invitation
du maître n’était-elle pas pour notre moine maladroit de sortir de lui-
même, de tous ses concepts et idées ? Ce que le jeune garçon de
l’image perçoit ici, cette croupe, n’est jamais vraiment séparé de lui.
Les objets que je perçois sont entièrement construits par ma
conscience, l’oiseau sur la branche avant d’être un oiseau est un
ensemble de données que ma perception sensorielle filtre et que
mon intellect construit ou reconnaît. Le voyageur sécrète le paysage
qu’il traverse.
Comme nous l’avons déjà vu, toute tentative de nommer, de
classer cette apparition ne fera que la dissiper. Cette image évoque
le koan de Fa-yen du mont Wou-tsou (v. 1024-1104), neuvième
successeur de Lin-tsi : « Wou-tsou (Fa-yen) dit : Un bœuf franchit la
fenêtre. Sa tête, ses cornes, ses quatre pattes passent. Seule sa
queue ne passe pas. Pourquoi ? » Ainsi le bœuf représente le
pratiquant pour lequel tout est parfait, conduite, attitude, rituel,
régularité. Sortir par la fenêtre c’est devenir un moine, quitter la
maison. Si le corps tout entier passe, si l’arrière-train demeure
coincé, c’est ici le symbole de l’attachement à l’ambition, aux
passions. L’avidité est encore à l’œuvre, la volonté de saisir telle que
nous l’avons décrite précédemment. Ce que révèle cette image c’est
la soif, l’appétit de voir qui est la marque de notre conscience
égocentrée : il nous faut toujours lorgner, observer, assister au
spectacle, nous voulons toujours et constamment être visuellement
mobilisés et distraits. Chogyam Trungpa le rappelait souvent et non
sans ironie : l’ego veut toujours assister à ses funérailles. L’ego peut
ainsi faire déraper très vite la pratique et la transformer en un jeu ou
en un spectacle séduisant et absurde, un opéra de la nature
originelle, une comédie musicale de la vacuité. Le plaisir de
l’observateur est de cultiver et entretenir des images et des
réalisations, et ce faisant le point essentiel est complètement oublié :
il ne s’est jamais agi de voir l’éveil mais de l’incarner. Devenant
l’éveil, il est impossible de le contempler.
Voilà qui tord le cou à bien des idées reçues et met un terme aux
prétentions de celles et ceux qui pourraient s’autoproclamer éveillés.
Si dans le Zen nous simplifions tout, nous nous asseyons dans un
grand dépouillement en portant des vêtements sombres, c’est bien
pour ne plus offrir tant de distractions. Toutefois si nous observons,
nous réintroduisons un élément qui n’a plus lieu d’être. De même
que les koans ne sont pas destinés à devenir des jouets avec
lesquels on s’amuse afin de cracher une réponse sage ou sagace,
mais plutôt pour devenir le koan, le mélanger à nous-mêmes,
l’avaler et le recracher sous forme d’activité et de vie. La troisième
image a quelque chose à voir avec le piège de la pleine conscience
où l’on se concentre, où l’on est conscient d’être conscient quand on
se regarde en train de faire la vaisselle, de peler une carotte ou
bêcher le jardin. Au premier stade vous êtes conscient de bien laver
la vaisselle puis, gagnant en confiance, vous vous contentez de
laver, et là c’est plutôt la vaisselle qui vous lave, jusqu’à ce que vous
deveniez distrait et rêviez, et c’est alors que la vaisselle et vous-
même disparaissez. Le témoin est une fiction, l’activité de voir est
bien réelle mais pas l’identité qui l’assume.
Nous n’avons nul besoin de faire l’expérience de l’éveil, tout ce
qui est nécessaire c’est de laisser l’univers s’exprimer de lui-même
dans l’activité et la méditation. Une image pourrait peut-être ici vous
aider à mieux comprendre cette réalité. C’est l’été et il fait une
chaleur insupportable, vous mourez de soif et au retour d’une longue
marche vous voilà devant le verre d’eau tant attendu. Vous n’avez
en chemin fait que rêver de cette eau fraîche et désaltérante. Alors
que vous portez le verre aux lèvres et commencez à boire,
soudainement il vous est absolument impossible de dire où
commence et finit l’eau et où vous commencez et finissez vous-
même : il n’y a plus ni vous-même ni d’eau, il y a une seule et unique
saveur, le témoin a disparu. Bien sûr, en reposant le verre vous allez
dire ou penser que c’était si bon, mais alors que vous buviez, la
boisson et vous-même avez disparu. Lorsque le printemps est
totalement là, débordant de sa nature de printemps avec ses fleurs,
ses couleurs, ses matins, eh bien il n’y a plus de printemps. Quand
l’hiver est là, eh bien l’hiver n’y est plus et vous n’y êtes plus non
plus en tant que témoin. Quand une chose est elle-même,
complètement et absolument elle-même, elle disparaît.
L’observateur ou le témoin peut se révéler très utile sur le chemin et
dans les premiers pas de la pratique : alors que vous vous asseyez,
une réelle confusion, un chaos indescriptible règnent ; à ce moment,
vous pouvez par exemple comptez les respirations ou vous
concentrer sur les sensations physiques afin de vous enraciner dans
le réel et de calmer les soubresauts du mental. Mais finalement vous
êtes invité à laisser de côté toutes ces techniques, pour enfin
atteindre le cœur de la pratique qui est de ne rien faire, de ne rien
faire du tout. Et à ce moment, personne n’est là pour vous dire que
vous faites ou non les choses correctement, tout ce que vous faites
est de laisser faire. Bien sûr si vous reprenez les choses en main, si
une voix s’élève en vous pour dire que ça y est, que cette fois-ci
vous y êtes, eh bien le témoin est de retour. Il en va de même de
ceux et celles qui plutôt que d’abandonner savoirs et repères se
crispent dans une assise trop tendue, trop martiale et sont toujours
soucieux d’être correctement assis. Le mieux est de laisser tomber,
d’abandonner les certitudes et les repères plutôt que de se tenir
dans un spasme gelé qui rend l’esprit comme le corps très rigides.
Invitations
• Plus qu’un eurêka déchirant et brutal, l’éveil est la
contemplation de ce qui est avec vous depuis toujours. Faites cette
petite expérience : dépouillez-vous des idées que vous avez au sujet
de vous-même, sexe, éducation, culture, milieu, âge, laissez tomber
vos conceptions, vos histoires, vos habitudes, vos passions et vos
goûts. Au terme de cet exercice de mue, quand toutes les peaux
sont tombées, que reste-t-il ? Et cette présence qui reste a-t-elle un
nom, une forme, une action même ? Vous êtes désormais au plus
près de ce visage originel d’avant la naissance de vos propres
parents dont parlent tant les textes traditionnels.
• Vivre de façon éveillée, qu’est-ce que ça veut dire ? Pouvez-
vous répondre ? Est-ce si simple à qualifier ? Et si la difficulté à
répondre vous suggérait qu’une telle vie est de l’ordre de
l’émerveillement, de la découverte permanente plutôt que de
l’application de principes rigides de vie ? Comment vivre
l’émerveillement ?
Quatrième image
Attraper le buffle
Commentaire
Waka
Penser :
« Mon esprit, le buffle
Ne le lâche pas »
Ceci est
La véritable entrave.
Invitations
• Plutôt que d’essayer de combler ou réduire l’espace qui vous
sépare du monde et des autres, restez-en conscient et observez
toutes les émotions qui naissent de cet irréductible écart. Une
succession d’images et de sensations va déferler dans votre esprit
et votre corps. La certitude d’être séparé des autres est la plus
grande cause de souffrance et toutes ces émotions dont vous ne
discutez pas la réalité trouvent leur origine dans la séparation. Cette
séparation s’évanouissant, qu’advient-il ?
• Reconnaissez à quel point vous vous raidissez devant les
obstacles et réagissez avec précipitation et dureté. Vous pouvez
alors choisir d’être patient quand ordinairement vous êtes impatient,
de vous ouvrir et partager alors que d’habitude vous fermez tous les
canaux de communication. En fait, jouez avec la situation au lieu
d’être victime de vos réactions. Vous pouvez aussi vous contenter
de vivre avec la chose déplaisante, sans la juger, ni l’attirer, ni la
repousser, et observer vos réactions face à elle. Vous pouvez alors
apprendre à dire non plus : « Tu m’énerves », mais plutôt : « Je
m’énerve moi-même en ta compagnie. » En fait, faites-vous
davantage confiance, osez passer à ce mode « être »
instantanément.
• Les plus grands moments de votre vie, vous ne les avez jamais
prévus ou planifiés. Si vous vous souvenez correctement, plus vous
avez désiré, attendu, espéré, plus vous avez été déçu. C’est dans
l’insouciance et l’innocence, sans rien attendre, que vous avez fait
cette merveilleuse rencontre.
• Le choix de la question est important. Les questions
« comment », « pourquoi » induisent des réponses dualistes et
fonctionnelles. Elles égarent l’esprit plus avant dans le tissu des
récits personnels et justificateurs. Prenez simplement la question
« quoi ». Quoi que vous rencontriez, émotions, objets, expériences,
personnes, posez-vous la question « Qu’est-ce que c’est ? ». Ne
vous empressez pas de répondre. Restez avec la question et sa
résonance. Cette question n’a pas pour but de fournir une réponse
exploitable, utilisable, sécurisante, mais de vous ramener à la
présence, et seulement cela.
• La plupart du temps nous traversons ces journées comme dans
un rêve et une fois le soir atteint, nous sommes surpris du peu de
présence dont nous avons été capables. Un peu comme ces
conducteurs qui accomplissent chaque jour le même trajet en voiture
et admettent volontiers le faire de manière mécanique. Un célèbre
maître zen aimait à se répéter chaque jour un nombre innombrable
de fois par jour et constamment : « Es-tu là ? – Oui, je suis là »,
s’entendait-il répondre. Comme lui, demandez-vous si vous êtes
vraiment présent, vraiment éveillé, vraiment vivant. Et si vous l’êtes,
revenez encore et encore à cette question. Si vous êtes dans vos
pensées, vous laissez le machinal, le mécanique prendre le pas sur
la vie même et toutes ses potentialités. Ne soyons pas les
somnambules de notre existence, les passagers endormis de notre
vie.
Cinquième image
Le dressage du buffle
Commentaire
Waka
Invitations
• Asseyez-vous calmement et percevez votre environnement.
Comprenez que tout ce que vous percevez est le fruit de vos
pensées, de l’activité de votre esprit : ni la porte, ni la fenêtre, ni le
paysage n’existent en tant que tels, ils sont de pures constructions et
des projections d’une langue et d’une expérience sur le monde.
Vous usez de votre mémoire et de ses repères pour répéter une
représentation déjà donnée. En fait tout ce que vous avez rencontré
jusqu’alors, que vous teniez pour solide dans votre vie, a cette
nature, tout ce que vous pensez, projetez ou imaginez provient de
l’esprit. Tout est créé par le jeu des pensées. Percevez maintenant
sans identifier ou reconnaître, projeter ou nommer, percevez l’être-là
de votre entourage et de vous-même, et essayez de voir où
commence l’un et où finit l’autre. Où êtes-vous ? Où se trouve tout
cela ? Ne jugez plus, ne catégorisez plus. Laissez tout ouvert. Vous
commencez à ressentir un sentiment de paix, d’espace et de
relâchement. C’est aisé et facile. La vie peut être vécue de cette
manière dans un champ ouvert fait d’insouciance, de jeu et
d’émerveillement. Êtes-vous quelqu’un ici ? Est-ce que cela a
encore la moindre importance ?
• Le voyage spirituel ne peut être accompli que si vous y
renoncez et renoncez à vous-même, sinon vous risquez d’user de ce
voyage pour subtilement confirmer votre existence. En fait, ce
périple est un périple où vous vous perdez, vous vous défaites de
vos peaux et écailles, vous accomplissez une mue radicale, vous
laissez derrière tout ce que vous croyez être, et ce qui restera quand
vous n’y serez plus, cela vous portera et vous guidera. Comme
l’exprime si justement le mythologue Joseph Campbell, il nous faut
abandonner la vie que nous avons planifiée afin de vivre celle qui
nous attend.
• Le poète Kabir le proclame non sans malice :
S’oublier soi-même c’est être
Comme un chien fou piégé dans un temple de verre
Et qui aboie à en mourir
Comme un lion voyant sa forme dans un puits
Et qui bondit sur son image
Comme un éléphant en rut plantant sa défense
Dans un rocher de cristal
Le singe à la main pleine de friandises
Qu’il n’abandonne pas
Et de maison en maison
Le voilà qui délire
Kabir demande, perroquet perché :
Qui t’a attrapé ?
• Devant l’irritation ou la colère, le chagrin ou le dépit, l’ennui ou
le stress, plutôt que de vous jeter sur le frigo ou un magazine,
d’allumer la télé ou de mettre de la musique, de surfer ou de visiter
vos réseaux sociaux favoris, asseyez-vous et ne vous jugez plus,
n’essayez plus de faire quelque chose de spécial comme
« méditer » ou « faire le vide ». Soyez juste avec ce qui est, juste là,
assis, sans rien faire, ni rien juger, ni rien souhaiter.
Retour à la maison,
chevauchant le buffle
Commentaire
Waka
Pluie
Sans parapluie, me voici trempé
Qu’importe ! Je porterai la pluie
en guise de manteau.
Invitations
• Le maître tibétain Chogyam Trungpa avait coutume de répéter
que la première pensée était la meilleure. Il entendait par là qu’elle
n’était pas issue du conditionnement, de la peur ou de l’attirance et
que, transcendant les conditionnements et le manège des peurs et
des désirs, il existait une pensée qui pouvait émaner librement de
notre nature véritable. Cette confiance dans le cœur naturellement
bon et ouvert de l’être humain caractérise la pensée bouddhiste qui
pose l’éveil comme condition originelle de toute existence sensible.
Alors, pourvu que cette pensée ne nuise à personne, laissez-la
trouver une traduction immédiate en action, laissez-la devenir forme,
abandonnez la voix intérieure qui vous réprime et vous critique
constamment. S’il vous prend l’envie de danser dans la rue, faites-
le ; d’offrir un livre ou une fleur à cet inconnu et de partir sur-le-
champ, faites-le. Laissez votre vie sourdre comme l’eau fraîche
d’une source de montagne. Cédez à l’originalité, l’imprévisibilité et
ne calculez plus. Quitte à passer pour un ou une « allumée », faites
fi des jugements des autres. Osez cette apparente excentricité qui
paradoxalement n’a jamais été plus près du centre de toutes choses.
• Invitez les qualités les plus incroyables, les plus folles. Ouvrez
les contes de votre enfance et reconnaissez en vous-même le prince
et le manant, la reine splendide et la sorcière fétide, le nain et le
géant, l’enchanteur et le monstre, laissez librement chatoyer tous les
visages de vous-même, tous ces aspects qui vous composent et
dont vous n’êtes aucun. Observez les chemins de métamorphose,
comprenez que tous ces visages sont des variations d’une même
lumière, d’une même source qu’il est impossible de nommer, encore
moins de saisir. Vous-même avant vous-même, vous-même au-delà
de vous-même. Qu’est-ce que c’est ? Laissez la question se
poursuivre et dansez avec elle.
Le buffle oublié
Commentaire
Toutes les choses sont une, non duelles, le buffle n’est que
temporaire, il faut se garder de confondre le lapin et le piège, le
poisson et la nasse. C’est comme l’or issu de sa gangue, la lune
émergeant du nuage. Un chemin de claire lumière se dessine dans
l’intemporel.
Waka
Dans cette image, le repos est de mise. L’enfant est assis auprès
de sa demeure fragile, revenu au bercail, mais l’animal a disparu.
Serait-il encore là, caché ? Cette scène nocturne n’est pas sans
rappeler le fameux tsukimi des Japonais qui contemplent la lune
d’automne, savourant poésie et saké. La lune est en effet bien
visible, illuminant les ténèbres, lampe d’ambre à la lueur douce et
aimante, elle va se refléter sur toutes les eaux, toutes les mers et les
lacs, sans plus choisir ni élire de lieu ; eau cristalline ou boueuse,
tout lui est bon. Le recueillement de l’enfant semble ici stabilisé et
mûr, comme un beau fruit rond gorgé de saveur : nul besoin du
mouvement et de la danse pour mettre en pratique la Voie, seule
l’assise sereine prévaut, simple, dépouillée et souveraine ; ainsi
assis, tout est assis avec lui. Jusque-là notre périple était celui d’une
danse entre un jeune garçon et l’animal entrevu, entre nous-mêmes
et notre visage originel. Une sorte de jeu de cache-cache qui
opposait et mariait deux silhouettes dans l’espace, l’un se
rapprochant de l’autre, peu à peu l’approchant, l’apprivoisant, le
domestiquant. Ce dressage progressif conduit désormais à la
disparition du buffle tant convoité. Ou plutôt serait-ce le fait que le
désir de toute saisie se soit évanoui ?
L’image est celle d’une solitude mais d’une solitude comblée, une
solitude joyeuse et rayonnante. Tout est plénitude. C’est ici la figure
de l’ermite, celle du pèlerin spirituel qui touche à la plus grande
simplicité : il est hors du monde et cependant le monde communique
avec lui de manière vivante et dynamique. C’est le moment où
l’enseignement ne se trouve plus simplement dans les étapes d’un
itinéraire, les méandres et aventures d’un voyage, dans les formes
d’une pratique, ses textes et ses gloses ; l’enseignement et
l’enseignant deviennent tout objet, tout être rencontré. La distance
entre le profane et le sacré est tombée, chaque geste de la vie
ordinaire, la moindre tâche, la plus simple rencontre sont des
expressions de l’essentiel. Ce que le laïc P’ang Yun exprimait au
e
VIII siècle :
Ô merveilleuse et mystérieuse activité !
Je puise de l’eau et porte du bois !
Commentaire
Waka
Invitations
• Afin de vous familiariser avec cette perception dans laquelle le
moi n’est pas engagé, observez un objet quelconque, meuble ou
table, fenêtre ou bibelot ; ou, mieux, regardez votre main et faites-la
jouer dans la lumière. Plutôt que de vous poser la question :
« Qu’est-ce que c’est ? », questionnez tous les aspects de ce que
vous observez, couleur, aspect, forme, poids, usez de tout le
vocabulaire que vous connaissez. Et faites-le jusqu’à ce que les
mots vous manquent. Vous arrivez maintenant à une perception
sans conceptualisation, face à un être-là de la chose. Plutôt que
d’user encore du langage afin de nommer ce que vous voyez,
posez-vous cette simple question : « Qu’est-ce qui est en train de
regarder maintenant ? » en déplaçant l’attention de l’objet à
l’observateur. Une conscience qui ne dépend pas de l’objet pour
émerger est ici à l’œuvre. Cette conscience panoramique qui ne
s’attache à aucun objet particulier est pure activité de voir, activité
sans sujet.
• Vous avez pu constater que bien des sentiments pouvaient se
muer en leur contraire, que le jeu incessant de la vie bousculait
situations et certitudes, que rien n’était vraiment stable. Ce que vous
chérissiez hier vous est aujourd’hui des plus indifférents ; plus
encore, vous le rejetez désormais sans que vous puissiez en
expliciter la cause. Adoptez un regard panoramique sur toute votre
existence et appréciez-la comme on apprécierait un paysage après
l’ascension d’une belle montagne. Comprenez qu’aucune saillie,
aucun détail ne compte plus qu’un autre ; mieux, réalisez que vos
succès et échecs, vos préférences et rejets, vos rêves et
cauchemars émanent de la même substance et y retournent. Tout
est absolument insaisissable, sans plus aucune consistance ni
importance. Vous-même n’avez pas davantage de solidité. Pure
métamorphose, insaisissable mouvement, tout est vide car ces
formes, ces souvenirs, ces opinions et croyances, tout est une
découpe arbitraire sur un champ nu, spacieux et ouvert. Reposez-
vous dans cette absorption.
Neuvième image
Atteindre la source
Commentaire
Waka
Invitation
• Si vous visitez Kyoto, vos pas pourront vous mener au Genkô-
an, temple de l’école Sôtô, renommé pour son jardin et ses bois
souillés du sang des samouraïs sacrifiés du château de Fushimi.
Mais c’est surtout les deux fenêtres devant lesquelles viennent
s’attarder les visiteurs. Il y d’abord la fenêtre rectangulaire de
l’illusion et la fenêtre de l’illumination qui dessine un cercle parfait.
La plupart des visiteurs s’attardent volontiers sur la fenêtre circulaire
et délaissent la forme rectangulaire à sa droite. Ces deux fenêtres
sont pourtant simplement les deux aspects d’une même réalité, le
monde relatif et le monde absolu, lesquels ne peuvent être
contemplés l’un sans l’autre. En choisissant de s’absorber dans la
fenêtre ronde de l’absolu, les visiteurs s’égarent et reproduisent le
chemin de la dualité. Ces fenêtres doivent être considérées
ensemble : depuis leur superposition, le lieu que nous sommes
invités à contempler est le maintenant-ici de notre présence qui
n’exclut ni ne choisit rien, qui ne juge plus ni nous-mêmes ni les
autres ; nous sommes pleinement revenus, et les montagnes et les
rivières redeviennent des montagnes et des rivières. Ainsi,
considérez avec un détachement joyeux votre égoïsme et votre
abnégation, l’ombre et la lumière, ne vous identifiez plus ni à l’un ni à
l’autre. Vivez cette liberté d’être, sans plus de regret ni de recherche.
Votre réalité, telle quelle, suffit. Un poème vous y invite à sa
manière :
Dans le monde
Commentaire
Waka
Invitations
• Regardez autour de vous. Regardez et écoutez les gens qui
vivent autour de vous, amis, collègues, membres de votre famille,
voisins, commerçants, et ne les jugez plus, regardez-les comme si
vous les voyiez pour la première fois, ne vous laissez pas parasiter
par ce que vous croyez savoir à leur sujet, oubliez ce qu’ils peuvent
vous apporter ou vous prendre, prêtez enfin attention à toute cette
beauté et cette souffrance. Entendez-les, écoutez-les enfin. Prenez
tout votre temps et donnez-le-leur. Même quelques secondes, même
l’espace d’un sourire ou d’un échange de regards. Il n’est plus
nécessaire de préméditer ce que vous dites ou faites, vous vous
contentez d’être là et la réponse jaillit librement.
• Comprenons que, contrairement à ce que tous les mouvements
New Age ou de développement personnel nous répètent à longueur
de temps, nous sommes pétris d’imperfections et d’illusions. Et que,
cessant de les combattre, ayant renoncé à les chasser ou à faire de
la gonflette spirituelle, ayant lâché tous les faux-semblants, une
merveilleuse humilité et humanité se fait jour. Le maître zen Kodo
Sawaki aimait à enseigner qu’être un bouddha, c’est être un homme,
pleinement et simplement.
Post-scriptum
L’art de s’asseoir
ou comment faire une montagne
avec sa vie
Kobun Roshi
Assieds-toi.
La porte de l’aisance et de la joie se trouve en tous lieux, c’est en
vérité la porte dépourvue de toute porte car elle n’est rien que toi et
n’est jamais séparée des bouddhas des trois temps. Ici le mondain
et le sacré n’ont plus cours. Ici la lumière jaillit librement des formes
et de l’espace. Rencontrer la personne authentique dans cet ici est
notre grand-œuvre et notre joie. Le Samadhi dans lequel le Soi-
même est reçu, déployé. Connais-toi toi-même vraiment. Oublie-toi.
Laisse tous les dharmas et les innombrables êtres s’avancer,
illumine et réfléchis-les.
S’il te plaît, assieds-toi.
Dans l’ici, ne choisis pas d’endroit particulier. Assieds-toi
n’importe où. Dans les villes, les trains, les rues, quoi que ton regard
rencontre, tu trouves alors les vraies montagnes. Porte le kesa, la
robe rapiécée faite du corps de toutes choses, le vrai kesa
enveloppe tout, cette robe n’est pas un simple tissu mais la robe de
l’assise : peau, chair, os et moelle de tous les Tathâgata.
Enveloppé de vêtements amples et du kesa, assis sur le coussin,
en lotus ou demi-lotus, en posture birmane, sur un banc ou une
chaise, assieds-toi, et si tu ne le peux pas, sur le dos allonge les
jambes légèrement écartées, les genoux pointant vers le ciel et
l’abdomen relâché. Que tu sois assis ou allongé, les hanches sont
ouvertes, les épaules oubliées, toute entreprise laissée de côté,
abandonne le poids de ton corps à travers les ischions et les
genoux, fais osciller ton dos jusqu’à ce qu’il se stabilise doucement
au point vertical et médian sans que tu sois penché en avant ou en
arrière. Redresse-toi sans effort, le bas du dos gardant une courbure
naturelle, ta tête assise avec aisance au sommet de la colonne
vertébrale, fraîche et souple, la langue touchant le palais, les
mâchoires relâchées, la nuque détendue, le regard posé devant toi
ne fixant rien, ne flottant pas non plus, comme s’il contemplait des
montagnes lointaines. Tes mains formant le mudra universel sont
placées sous le nombril, leurs tranches touchant l’abdomen, la main
gauche sur la droite, paumes vers le ciel et l’extrémité des pouces
se touchant à peine. Reposer l’esprit dans le mudra signifie qu’il
suffit de laisser le mudra te faire, te défaire et t’oublier. La respiration
peut ne faire l’objet d’aucune attention particulière, tu inhales et
exhales naturellement, sans pousser ni forcer quoi que ce soit. Tu
peux aussi chevaucher le souffle, accompagner le mouvement de
ton expiration, lente et profonde. Une fois que le mudra se manifeste
en tant que corps-esprit, de la poussière à l’étoile, instantanément,
l’entière réalité est illuminée.
Le secret du sceau de l’esprit du Bouddha est ouvert, juste ici et
maintenant, dans tes propres yeux. Ne fais rien, sois sans
fabrication. Abandonne toute affaire, l’idée d’être quelqu’un d’autre
ou de réaliser quelque chose de spécial. Ici, le voyageur, le chemin
et la destination ne sont ni deux ni un. Ainsi assis, assis dans l’ainsi,
cultive l’intention de te tenir droit et cependant ne la réalise pas.
Dans le non-faire, la réponse naturelle à la gravité se fait d’elle-
même. Un millimètre d’action et terre et ciel se trouveront séparés, le
moindre faire et tu te seras déjà égaré. Laisse-toi prendre par le
paisible état. Sois chez toi dans le sans-demeure.
Tu ne trouveras ici nulle trace, comme ces canards sauvages
s’envolant d’une rivière, comme la neige sur la neige. Cela n’a
aucune saveur particulière, musique dépourvue de sons,
chevauchant le buffle et soufflant dans une flûte vide, toutes choses
au repos et pourtant si vivantes. Les poissons frayent, les oiseaux
volent et, ce faisant, ils retournent à la condition normale et
originelle. Alors que tu laboures les nuages et traverses toute
l’étendue du ciel, sois à ton aise. Les choses et les pensées
viennent jouer pour aussitôt s’évanouir. Cesse de t’inquiéter. Le
corps transitoire et dynamique de la réalité n’est autre que le corps
des bouddhas. Ne t’attache ni à ceci ni à cela. Il n’est plus
nécessaire de traîner dans le royaume des opposés, de choisir ou
de rejeter. Facile, il est facile d’aller et de réaliser.
Ne t’assieds pas comme Bouddha, laisse Bouddha t’asseoir. Tout
comme la rondeur et plénitude de la lune, ton visage originel
apparaît spontanément, automatiquement, libre et sans contraintes.
Il ne t’appartient pas de le voir mais, sans le savoir, de l’être.
Ici, d’innombrables illusions apparaissent et disparaissent. Des
rêves et des ombres s’élèvent, laisse-les aller et venir. Même ces
pensées sont la matière qui compose le terrain originel. Dans l’état
de la montagne, comment le vaste ciel pourrait-il être obstrué par les
nuages flottants et dérivants ? Comment un nuage pourrait-il cacher
le vaste ciel ? Ciel bleu et nuages, même origine. Sois juste
conscient du paysage du corps-esprit et alors que tu t’égares,
reviens, ici et maintenant. Encore et encore. Tu peux placer ton
esprit dans la paume de la main gauche, te concentrer sur la
rectitude de ton dos, entendre les sons et y être attentif sans
pourtant les suivre, finalement il n’y a plus rien à faire ni personne.
Laisse le « Ne sais pas » apparaître de lui-même.
Cette assise est sans objet ni intention. Seule la claire attention
panoramique, sans jugement qui se porte sur ce qui s’élève dans l’ici
et le maintenant. Ne t’attache ni à ton incompréhension ni à ta
compréhension, ne recherche pas le vrai et ne crains pas le faux,
libère-toi du domaine des désirs : calme, sois la totalité du corps-
esprit qui réfléchit sans juger les autres ou toi-même. S’asseoir ainsi
c’est pénétrer jusqu’au tréfonds la grande question, la percer et
pénétrer totalement.
Surtout ne pense pas que shikantaza est seulement rencontré et
réalisé sur le coussin. Alors que tu te lèves, emporte-le avec toi, et
va les mains vides, vivant pleinement l’ordinaire nuit et jour. Cette
vie-mort vaut la peine d’être vécue. Ici et maintenant, l’absolu et le
relatif dansent et s’effondrent l’un dans l’autre. Le temps passe
comme une flèche et tu n’as jamais été si proche du trésor de l’œil
de la Vraie Loi.
Sois cela.
Assieds-toi.
Spiritualités vivantes
25. La Pratique du zen, Taisen Deshimaru.
38. Zen et arts martiaux, Taisen Deshimaru.
41. Satori. Dix ans d’expérience avec un Maître zen, Jacques Brosse.
44. Questions à un Maître zen, Taisen Deshimaru.
47. Zen et vie quotidienne, Taisen Deshimaru.
59. Le Bol et le Bâton, cent vingt contes zen racontés par Taisen Deshimaru.
90. Nuages fous, Ikkyû, traduit et commenté par Maryse et Masumi Shibata.
108. Sermons sur le zen. Réflexions sur la Terre pure, traduits et présentés par
Maryse et Masumi Shibata.
119. Zen et samouraï, Suzuki Shôsan, traduit et présenté par Maryse et Masumi
Shibata.
131. La Vision profonde. De la pleine conscience à la contemplation intérieure,
Thich Nhat Hanh.
139. La Respiration essentielle, suivi de Notre Rendez-vous avec la vie, Thich
Nhat Hanh.
143. L’Enfant de pierre et autres contes bouddhistes, Thich Nhat Hanh.
151. Le Silence foudroyant. Le Soutra de la Maîtrise du Serpent suivi du Soutra du
Diamant, Thich Nhat Hanh.
155. La Saveur du zen. Poèmes et sermons d’Ikkyû et de ses disciples, traduits et
présentés par Maryse et Masumi Shibata.
159. Polir la lune et labourer les nuages, Maître Dôgen, anthologie présentée par
Jacques Brosse.
160. L’Éveil subit, Houei-Hai, suivi de Dialogues du Tch’an, traduits et présentés
par Maryse et Masumi Shibata.
163. Zen et Occident, Jacques Brosse.
166. Transformation et guérison. Le Sûtra des Quatre Établissements de
l’attention, Thich Nhat Hanh.
167. La Lumière du Satori selon l’enseignement de Taisen Deshimaru, Evelyn de
Smedt.
172. L’Esprit du Ch’an. Aux sources chinoises du zen, Taisen Deshimaru.
174. Le Recueil de la falaise verte. Kôans et poésies du zen, traduits et présentés
par Maryse et Masumi Shibata.
182. Les Maîtres zen, Jacques Brosse.
184. La Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Frédéric Lenoir.
202. Essais sur le bouddhisme zen, Daisetz Teitaro Suzuki.
203. Le Trésor du zen, suivi de L’Autre rive, textes de Maître Dôgen commentés
par Taisen Deshimaru.
213. Enseignements sur l’amour, Thich Nhat Hanh.
220. Cent Kôans zen, commentés par Nyogen Senzaki.
234. Changer l’avenir, Thich Nhat Hanh.
237. Nâgârjuna et la doctrine de la vacuité, Jean-Marc Vivenza.
240. Maître Dôgen, Jacques Brosse.
245. Le Cercle infini. Méditations sur le Sûtra du Cœur, Bernie Glassman.
247. Shodoka, Yoka Daishi, traduit et présenté par Taisen Deshimaru.
252. Bashô, maître de haïku, Hervé Collet et Cheng Wing fun.
265. Ryôkan, moine errant et poète, Hervé Collet et Cheng Wing fun.
284. La source brille dans la lumière. Commentaires du Sandokai, Shunryu
Suzuki.
287. Le Zen et la vie, Shundô Aoyama.
291. L’Univers du Zen. Histoire, spiritualité et civilisation, Jacques Brosse.
299. Le Zen des samouraïs. Mystères de la sagesse immobile et autres textes,
maître Takuan, traduits et présentés par Maryse et Masumi Shibata.
302. Poésie chinoise de l’éveil. À l’infini du ciel, Patrick Carré et Zéno Bianu.
Espaces libres
11. Zen et self-control, Dr Ikemi et Taisen Deshimaru.
27. Le Zen et la Bible, Kalichi Kadowaki.
41. Le Zen en chair et en os, Paul Reps.
57. Les Chemins du zen, Daisetz Teitaro Suzuki.
112. L’Art du kôan zen, Taïkan Jyoji (inédit).
124. Aux sources du zen, Albert Low.
131. L’Esprit des arts martiaux, André Cognard.
152. Le Rire du tigre. Dix ans avec Maître Deshimaru, Marc de Smedt.
208. Moine zen en Occident, Roland Rech, entretiens avec Romana et Bruno Solt.
251. Pensées sans penseur. La psychologie bouddhique de l’esprit, Mark Epstein.
273. Méditation. L’aventure incontournable, collectif.
Grand format
Sensei. Taisen Deshimaru, maître zen, Dominique Blain.
Pratique du zen vivant. L’enseignement de l’éveil silencieux, Jacques Brosse.
365 Haïkus. Instants d’éternité, Hervé Collet et Cheng Wing fun.
L’Art de la paix. Un maître zen engagé dans le monde d’aujourd’hui, Bernie
Glassman.
Comment accommoder sa vie à la manière zen, selon les Instructions de Maître
Dôgen, Bernie Glassman.
Joyaux et Fleurs du Nô. Sept traités secrets de Zeami et de Zenchiku, Armen
Godel.
Le Grand Livre du bouddhisme, Alain Grosrey.
L’Expérience du zen, Thomas Hoover.
Shôninki. L’authentique manuel des ninja, Natori Masazumi.
Mystique et Zen, suivi du Journal d’Asie, Thomas Merton.
Le Chant de l’Éveil. Le Shôdôkâ commenté par un Maître zen, Kôdô Sawaki.
Vers le Vide, Saigyô, poèmes commentés et traduits par Abdelwahab Meddeb et
Hiromi Tsukui.
Le Zen autrement, Stephan Schuhmacher.
Derniers écrits au bord du vide, D. T. Suzuki.
Rien qu’un sac de peau. Le zen et l’art de Hakuin, Kazuaki Tanahashi.
La Paix en soi, la paix en marche, Thich Nhat Hanh.
Bansenshûkai, le Traité des dix mille rivières, Fujibayashi Yasutake.
Beau livre
L’Univers du Zen. Histoire, spiritualité, civilisation, de Jacques Brosse.
Zen, Laurent Kaltenbach, Michel Bovay et Evelyn de Smedt.
Carnets de sagesse
Paroles zen, Marc de Smedt et Taisen Deshimaru.
Les Carnets du calligraphe
Poèmes zen de Maître Dôgen, traduits et présentés par Jacques Brosse,
calligraphies de Hachiro Kanno.
Le Sabre et le Pinceau. Poèmes anciens du Japon, de Maître Akeji.