RP - 10-22 (Henri-Louis Vedie) - 2
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RP - 10-22 (Henri-Louis Vedie) - 2
Research Paper
D é c e m b r e
L'émergence des
cryptomonnaies en
Afrique : réalité ou
surévaluation ?
Par Henri-Louis Vedie
RP - 10/22
Cette étude concerne 33 États du continent africain où, en 2022, le % des détenteurs de
cryptomonnaies de chaque pays, par rapport à sa population est au minimum de 1 %. À eux seuls,
trois parmi ce groupe de pays, que sont l’Afrique du Sud, le Kenya et le Nigeria, totalisent plus
de 333 millions de personnes, avec des pourcentages de leurs détenteurs de cryptomonnaies
proches compris entre plus de 12 % en Afrique du Sud, plus de 11 % au Kenya et plus de 10 %
au Nigeria. À l'autre extrémité de l'échelle, 30 pays, totalisant 870 millions de personnes ont un
pourcentage de personnes détenant des cryptomonnaies compris entre 2 % et 5 %. Dix-huit de
ces trente pays totalisant 302 millions de personnes voient leur % compris entre 1 % et 2 %. Une
telle émergence ne doit rien au hasard. Des facteurs démographiques, urbains et économiques
propres au continent l'expliquent pour partie. L'autre partie explicative étant liée à la technologie
des cryptomonnaies, permettant le transfert des capitaux, plus rapidement et à moindre coût,
dans l'anonymat des opérateurs.
Enfin, cette émergence dans des pays où on ne reconnaît aucune valeur légale aux cryptomonnaies,
ne pouvait que conduire à une réflexion sur la nécessité de les réguler administrativement,
leur donnant un statut légal. Rien de pire que la situation actuelle, celle d'une interdiction non
respectée ou d'une tolérance non encadrée. La présente étude précise, pour la plupart de ces
pays, l'état d'avancement de leur réflexion mettant fin à une situation paradoxale : celle d'une
interdiction non respectée et/ou d'une tolérance non encadrée.
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la mission est de contribuer à l’amélioration des politiques publiques, aussi
bien économiques que sociales et internationales, qui concernent le Maroc et
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Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur.
RESEARCH PAPER
L'émergence des
cryptomonnaies en
Afrique : réalité ou
surévaluation ?
Henri-Louis VEDIE
En 2021, les transactions en cryptomonnaies connaissent une croissance constante, qui se
confirme en 2022. En 2021, toujours, l'Afrique fait une percée remarquée sur le marché mondial
des cryptomonnaies. L'objet de cette étude est de faire un état des lieux de ce marché sur le
continent africain. Et ce à partir du rapport « The 2022 Geography of Cryptocurrency Report » et de
données fournies par l'agence Ecofin. À cette fin, nous allons rappeler et préciser aussi dans cette
introduction ce qu’il faut entendre par « cryptomonnaie ».
• par technologie des registres distribués, nous retiendrons ici la définition du Fonds monétaire
international (FMI), à savoir « le moyen de sauvegarder des informations à l'aide d'un registre
distribué, comme par exemple une copie numérique répétée de données disponibles à de
multiples emplacements. Base de données stockée, partagée et synchronisée sur un réseau
informatique, les données sont mises à jour par consensus entre les membres du réseau ». Si
la chaîne de blocks/block chain/ en est un bon exemple, tous les registres distribués ne vont
pas utiliser la même architecture. Ce qui conduit à des centaines de cryptomonnaies, les plus
connues étant: le Bitcoin, l'Ethereum, le Dogecoin, Binance coin etc.... ;
• la blockchain apparait dans l'espace public avec l'arrivée du bitcoin en février 2009. C'est
un système de paiement de pair-à-pair, reposant sur des procédés cryptographiques et une
innovation majeure : celle d'un registre des transactions certifiant les paiements, ne requérant
pas de tiers pour les engager. Le registre inscrit la transaction, ce qui suppose un acheteur et un
vendeur qui échangent (transaction de pair-à-pair). Registre qui est la mémoire de l'opération,
gardant aussi la trace de toutes les opérations, du même type, effectuées dans le passé. Tous les
participants au réseau ont accès, avec leur ordinateur, au registre. Toutes les transactions sont
ensuite groupées et validées par la Blockchain (ou Chaîne de bloc). Un procédé cryptographique
permet de relier ensemble tous les blocs. À chaque nouvelle transaction, il est ainsi possible
aux membres du réseau de s'informer, en consultant les opérations passées, sur la nouvelle
personne qui veut échanger et de s'assurer qu'elle possède bien les actifs qu'elle souhaite
échanger. Reste à valider les transactions et finaliser le paiement par « minage ». Un processus
de surveillance par lequel des internautes « mineurs » assurent la sécurité du réseau, vérifiant
les transactions via un matériel informatique spécialisé.
Les cryptomonnaies de type « bitcoin », très majoritairement utilisées en Afrique, ne sont pas des
monnaies au sens d'Aristote, étant certes un instrument de compte et d'échange, mais incapable
d'être un instrument de conservation de valeur, bien au contraire. Créées pour permettre des
transactions en dehors de toute autorité publique monétaire, comme la Banque centrale, les
cryptomonnaies sont avant tout des unités de compte à caractère spéculatif. Il était nécessaire
de le rappeler avant de dresser un état des lieux de leur présence sur le continent africain (I), et
d'analyser les facteurs économiques, socioéconomiques et politiques qui expliquent cette montée
en puissance, mais aussi la nécessité de l'encadrer (II).
Tableau 1
Nombre de personnes, par pays, de 33 pays africains, détenant des cryptomonnaies
enordre décroissant et en millions, avec leur PIB par habitant/PPA en dollar.
Trois pays (Nigeria, Afrique du Sud et Kenya) regroupent 36,14 millions de détenteurs, soit 65,6 %
de l'ensemble. Mais derrière cette grande concentration se cache une répartition relativement
homogène entre cinq groupes de pays, comme le montre le tableau 2.
Tableau 2
Répartition des 55 millions d'utilisateurs de cryptomonnaies, par pays, en 5
groupes : + de 6 M, compris entre 3 M et 1M, entre 1 M et 0,5 M, entre 0,5 M et 0,1
M et -0,1 M
• pas de lien direct entre un PIB/ habitant élevé et /ou faible et le nombre d'utilisateurs de
cryptomonnaies pour les pays du groupe 1. En effet, le top 3 de ces 33 pays ont des PIB/
habitant qui font le grand écart, avec 3 496 dollars pour le Kenya et 13 403 dollars pour l'Afrique
du Sud. Même constat pour les pays du groupe 2, avec un PIB/habitant de la République
démocratique du Congo de 785 dollars et un PIB /habitant égyptien de 12 994 ;
• par contre, un groupe 3 et un groupe 4, composés quasi exclusivement de pays à faible, voire
à très faible PIB /habitant. Groupe 3 où tous les pays, à l'exception de l'Algérie (15 150 dollars)
ont un PIB/habitant compris entre 1266 dollars (Mozambique) et 6813 dollars (Angola). Même
constat avec le groupe 4, où le PIB/habitant est particulièrement bas pour 9 des 10 pays,
compris entre 1612 dollars (Togo) et 3997 dollars (Zambie), la Tunisie faisant exception avec
11.981 dollars ;
• un groupe 5, à l'inverse, où 6 des 7 pays ont un PIB/habitant compris entre 9792 dollars (Libye)
et 27 900 dollars (Seychelles). L'exception étant cette fois le Cabo Verde (6942 dollars).
En règle générale, ce sont les pays à faible PIB/habitant qui réunissent le plus grand nombre
d'utilisateurs de cryptomonnaies du continent africain.
Tableau 3
Nombre de détenteurs par pays, en % de leur population respective en ordre
décroissant
Source Agence Ecofin et Nations unies : population 2022, projection ONU 2019.
Tableau 4
Trois groupes homogènes réunissant les pays dont le rapport nombre de détenteurs
de cryptomonnaies/population est compris entre 10 % et 13 %, entre 2 % et 5 %,
entre 1 % et 2 %.
Part de la population
entre 10 % et 13 % entre 2 % et 5 % entre 1 % et 2 %
détenant
des cryptomonnaies
Groupe 1 Groupe 2 Groupe 3
comprises
Pays concernés 3 12 18
Ghana, Togo, Côte d'Ivoire,
Tanzanie, Rwanda, Maurice,
Gabon, Maroc, Algérie, Zimbabwe,
Cameroun, Madagascar, Tunisie,
Afrique du Sud
Mozambique, Bénin, Sénégal, Namibie,
Kenya
Égypte, Zambie, RD Angola, Mali, Éthiopie,
Nigeria
Congo, Ouganda Malawi, Botswana,
Seychelles, Libye,
Burkina Faso, Cabo
Verde
Population en
332,9/27,67 % 567,13:47,4 % 302,98/ 25,19 %
millions et %
Source : Tableau 3
2. Trente pays sur trente-trois, où le % de la population détenant de la
cryptomonnaie est inférieur à 5 %
La lecture et l'analyse de ce tableau montre également que les 3 pays (Afrique du Sud, Kenya et
Nigeria) où les détenteurs de cryptomonnaies dépassant les 10 % de leur population (Groupe 1)
regroupent 332,9 millions de personnes. À l'autre extrémité du tableau, Groupe 3, on trouve 18
pays, 302,98 millions de personnes dont les détenteurs de cryptomonnaies ne représentent que
1 % ou 2 % de leurs populations respectives.
En 2021, une étude de la CNUCED ( Conférence des Nations unies sur le commerce et le
développement) montre que dans le top 20 mondial des pays détenteurs de cryptomonnaies,
en % de leurs populations respectives figurent 15 pays émergents ou en développement. Trois
pays africains (Afrique du Sud, Kenya, Nigeria) figurent dans le top 10 mondial de ce classement.
Ce qui confirme l'émergence de ce continent sur le marché mondial des cryptomonnaies. Et
ce, d'autant plus que le Ghana, la Tanzanie et le Maroc (pays parmi les 33 du continent repris
dans cette étude qui connait la plus forte croissance des détenteurs de cryptomonnaies de ces
dernières années) se situent, toujours d'après cette étude, dans le top 30 mondial. Pour ces 6
pays africains, la cryptomonnaie dominante est, de loin, le bitcoin.
La deuxième partie de cette étude est consacrée à l'analyse des facteurs démographiques, urbains
et économiques qui ont conduit à cette situation, et à la nécessité d'y réagir, lorsque l'on sait que
Sur le plan démographique, on rappellera que les utilisateurs de cryptomonnaies sont très
majoritairement des jeunes de 20 ans à 30 ans. C'est le cas au Maroc, par exemple. Une enquête
récente de Synergia montrant que, concernant le bitcoin, les jeunes de moins de 30 ans représentent
plus de 50 % des utilisateurs. D'autres enquêtes estiment qu'en Afrique subsaharienne ce
pourcentage peut atteindre 70 %. Or, et selon les Nations unies, l'Afrique, tous pays confondus, est
le continent le plus jeune de la planète, avec une moyenne d'âge de 19 ans, deux fois plus jeune
que les États-Unis (38 ans). Et dans des pays subsahariens, certains ont aujourd'hui entre 45 % et
50 % de leur population de moins de 15 ans. Enfin, en 2050, 50 % de la population africaine aura
alors moins de 25 ans.
Sur le plan urbain, toutes les enquêtes montrent que les utilisateurs de cryptomonnaies se concentrent
dans les grandes métropoles urbaines, comme à Casablanca au Maroc. Or les mégapoles africaines
ne cessent de se développer, la pénurie de moyens de transport et d'infrastructures confortant
leur caractère tentaculaire. Les données suivantes, concernant la population, en millions, des plus
grandes d'entre elles : Lagos, Nigeria (21,5), Luanda/Angola (8), Dar es Salaam/Tanzanie (6,7),
Johannesburg/Afrique du Sud (5,7), Alexandrie/Égypte (5,2), Abidjan/Côte d'Ivoire (5 ,1). Précisons
également que pour les jeunes africains, les grandes métropoles sont aussi l'espoir d'un emploi.
Sur le plan économique, on retiendra ici la faible bancarisation du continent, particulièrement dans
sa partie subsaharienne et la très forte inflation de certains pays, comme le Nigeria, le Soudan ou
le Zimbabwe :
• l'inflation qui impacte les taux de change des monnaies africaines, renforçant leur volatilité.
Et quand la volatilité s'envole, elle accroit le risque et le coût d'utilisation des opérations en
devises. Ce qui ne peut qu'encourager l'économie informelle, parallèle. Ce qui ne peut, en
réaction, que favoriser le développement des cryptomonnaies. C'est ce que l'on constate dans
les pays africains à forte inflation, dépassant en 2021 les 10 %, comme c'est le cas avec :
l'Angola (17,1 %), l'Éthiopie (26,8 %), la Guinée (12,6 %), le Libéria (23,6 %), le Nigeria (17 %),
la Sierra Leone (11,9 %), le Soudan (382,8 %), le Soudan du sud (10,5 %), la Zambie (22 %), le
Zimbabwe (98,5 % ).
• En Afrique, effectuer des paiements d'un pays à un autre est, trop souvent, un véritable parcours
du combattant. Cela prend du temps : une à deux semaines est chose courante. Cela coute
cher : le coût des opérations, outre la commission forfaitaire de 35 dollars prélevée pour et par
virement SWIFT peut atteindre 4 % à 5 % du montant des opérations. Ce qui est considérable,
en particulier pour les petits négociants transnationaux qui assurent une partie importante du
commerce intra africain. Enfin, le faible taux de bancarisation n'arrange rien, bien au contraire.
Tout cela explique le faible pourcentage des paiements transfrontaliers des 54 pays africains,
ramenés à leurs échanges. Estimé à 15 % de l'ensemble de leurs importations/exportations (FMI
2021), ce % est particulièrement faible, comparé aux 60 % des échanges des pays asiatiques,
ou aux 70 % des échanges au sein de l'Union européenne. C'est pourquoi les cryptomonnaies
bénéficient dans ces pays d'un engouement réel, que l'on peut comprendre : les délais de
paiement sont réduits à 24 /48 heures, les coûts de transaction sont en général divisés par
3, voire 4, les opérations sont simplifiées, un ordinateur suffit etc…illustrant le meilleur de la
technologie.
• Mais en Afrique, comme partout dans le monde, cette technologie est aussi utilisée par ceux
qui la maitrisent à des fins illicites :blanchiment d'argent et financement d'actions terroristes.
Ce n'est pas nouveau. Dès 2011, trois ans après son apparition, le ministère américain de la
Justice constatait que le bitcoin était la monnaie de prédilection des trafiquants de drogue.
Bien sûr, cela continue, y compris sur le continent africain, même si la très grande partie des
utilisateurs de cryptomonnaies du continent privilégie, dans leurs utilisations, ce que nous
avons appelé le meilleur de sa technologie.
Aucun pays africain ne reconnait aux cryptomonnaies le statut de monnaie légale, exception faite de
la République centrafricaine qui vient de faire du bitcoin une monnaie ayant cours légal, même pour
le paiement des impôts et taxes. Pour autant, force est de constater que cette interdiction formelle
est peu suivie d'effet. Par contre, l'absence d'un cadre réglementaire dédié aux cryptomonnaies
est non seulement source de confusion mais aussi pénalisant pour celles ou ceux qui entendent les
développer davantage encore, ou au contraire les interdire. Le tableau 5 résume le statut officiel/
officieux des cryptomonnaies des pays africains retenus dans le cadre de cette étude.
Tableau 5
Statut officiel/officieux des cryptomonnaies de 33 pays africains.
Ce tableau distingue trois cas de figure : celui où on admet les cryptomonnaies, celui où elles
sont interdites officiellement et celui où elles sont tolérées. Officiellement, concernant l'Afrique du
Sud. la décision de les admettre est récente, datant du 4 octobre 2022. Cette décision fait suite,
pour ce pays, au classement des actifs cryptographiques en tant que produit financier, intervenu
quelques semaines auparavant. Ce qui permet de leur donner un cadre juridique, les autorités sud-
africaines prévoyant d'introduire ultérieurement des réglementations concernant :la mise en place
d'un contrôle des changes et l'octroi de licence aux plateformes d'échange de cryptomonnaies.
Par contre, dans les autres pays du continent, on navigue à vue, entre l'interdit et le toléré. Ceci
doit nous interpeller d'autant plus que parmi les pays où on interdit on trouve le Nigeria ou le
Maroc. Deux pays qui ont vu le nombre de leurs détenteurs de cryptomonnaies augmenter ces
derniers mois. Ce qui montre l'inefficacité totale de cet interdit officiel. Pourtant, comme nous
allons le constater, les cryptomonnaies sont, plus que jamais, des placements à haut risque.
Deux événements très récents illustrent cette prise de risque, assumée souvent par ceux qui
détiennent des cryptomonnaies. C'est le cas particulièrement avec le bitcoin, très privilégié par les
plate-formes d'échange. Bitcoin dont l'évolution du cours en dollar, entre le 13 novembre 2020 et
novembre 2022, est marquée par sa chute, vertigineuse et régulière, à partir du 11 novembre 2022.
Autre exemple, celui très récent de la faillite de FTX, plateforme d'échange du top 2 mondial et
domiciliée dans le paradis fiscal des Bahamas, que certains n'hésitent pas à qualifier de « Lehman
Brothers » des cryptomonnaies.
L'analyse des cours du bitcoin en dollar, sur la période du 13 novembre 2020 au 13 novembre
2022, confirme sa volatilité extrême et son attractivité hautement spéculative. Attractivité à la
hausse comme à la baisse, avec des seuils planchers le 13 novembre 2020 à 16 294 dollars et le
13 novembre 2022 à 16 546, et un pic à 67 734 dollars le 11 novembre 2021, un an après le cours
plancher du 13 novembre 2020. Et depuis le 11 novembre 2021, c'est une véritable descente aux
enfers à laquelle on assiste, que vient illustrer une chute supplémentaire de 25% entre le 7 et le 14
novembre, suite à la faillite de FTX. Enfin, ce que révèle aussi la crise ukrainienne avec le bitcoin,
c'est que les cryptomonnaies ne sont en rien des monnaies refuge, comme peut l'être aujourd'hui
le dollar, cette crise ne faisant pas repartir à la hausse le cours du bitcoin, bien au contraire.
Cette évolution confirme, plus que jamais, ce qu'ont toujours affirmé les Banquiers centraux, à
savoir que si bitcoin et cryptomonnaies satisfont bien à deux des fonctions que doit remplir toute
monnaie, instrument de compte et instrument d'échange, elles sont incapables de satisfaire à la
troisième, sans doute la plus importante, d'être une réserve de valeur. Ce qui doit faire réfléchir
les pays qui les admettent comme monnaie officielle ou qui les laissent librement circuler sur leur
territoire.
FTX, valorisée en janvier 2022 à 32 milliards de dollars, disposerait aujourd'hui de moins d'un
milliard d'actifs liquides pour neuf milliards de dettes (Financial Times). Déclarée en faillite auprès
d'un tribunal du Delaware en novembre 2022, elle entraine dans sa chute quelque 130 filiales.
Deux questions se posent alors : comment sommes-nous arrivés là ? Quelles conséquences ?
Selon les premières conclusions des experts, la principale explication tient à des méthodes
de gestion, s'apparentant à celles utilisées par Enron, dans les années 2000, aboutissant à sa
liquidation. En effet, avec FTX la manipulation du logiciel comptable de la plateforme lui aurait
permis de faire disparaître des milliards de dollars de son bilan au profit d '« Alameda Research »,
un fonds spécialisé dans le trading des cryptomonnaies. Or ce qui est gravissime, c'est que ce
fonds est la propriété de Samuel Bankman-Fried, créateur de FTX en 2019.Toujours selon le Wall
Street Journal, FTX aurait détenu jusqu'à 16 milliards de dollars, provenant des fonds de ses
clients, dont la moitié aurait été transférée à Alameda Research, mettant en grande difficulté FTX.
Si Samuel Bankman-Fried ne reconnaît pas les faits, il admet cependant avoir été à l'origine d'un
virement de dix milliards de dollars à Alameda Research, excusons du peu ! Ce qui va le conduire à
démissionner et à être remplacé par John Ray III, celui-là même qui avait dû gérer, deux décennies
auparavant, la liquidation d'Eron. Rappel cruel, Samuel Bankman-Fried avait publié un manuel sur
le besoin de régulation du secteur, ayant alors l'image d'un philanthrope, se portant au secours de
plusieurs plateformes, comme BlockFi.
Aujourd'hui, malgré la chute des cours, il manquerait toujours, selon John Ray III, 9 milliards de
dollars pour indemniser les 100 0000 clients de la plateforme. Soit la somme transférée de FTX à
Alamenda Research, qui utilisait ainsi l'argent des clients de FTX pour prendre des paris financiers
à très haut risque. Ce qui est totalement interdit aux États-Unis depuis 1929, interdiction rappelée
et amplifiée à l'occasion de la crise financière de 2008.
La faillite de FTX date du 11 novembre 2022. Deux semaines se sont écoulées, c'est fort peu pour
habituellement en tirer les conséquences. Par contre, les premières réactions à ce crash historique
permettent d'anticiper certaines d'entre elles. Parmi ces premières réactions, on rappellera celle de
Binance, rival de FTX. On aurait pu penser que l'intérêt, bien compris, de ce secteur était d'éteindre
un incendie qui pourrait mettre en grande difficulté existentielle, s'il s'amplifiait en perdurant, les
plateformes d'échange, y compris la sienne. Ce qui va le conduire, suivant cette logique, dans un
premier temps à une lettre d'intention de rachat, signée par son PDG, Changpen Zhao. Mais très
vite ce dernier ne va pas confirmer cette attention. Bien au contraire, il ne va pas hésiter à vendre
l'intégralité de ses jetons FTT, achetés 529 millions de dollars et revendus pour 23 millions, soit
sensiblement à 5 % de cette valeur d'achat. Pire, encore, peut être la justification accompagnant
cette rétractation, faisant état de « problèmes hors contrôle » et de « fonds de clients mal gérés ».
Autre interrogation, celle concernant le piratage dont a été l'objet FTX, victime d'un « hack » dans
les heures qui ont suivi l'annonce de sa faillite. Estimé par le cabinet d'analyses Elliptic à quelques
663 millions de dollars, en diverses cryptomonnaies sorties de la plateforme : 477 millions allant
aux pirates, le restant ayant été transféré vers des actifs moins risqués. Certes, rien ne prouve qu'il
y ait un lien entre cette faillite et ce piratage, mais rien ne prouve le contraire. Et si, en interne à
FTX, on nie avec force une quelconque implication, se contentant de confirmer le piratage, force
est de constater que cela ne fait que confirmer et amplifier son image totalement dégradée. Par
son comportement, allant jusqu'à la rétractation de sa lettre d'intention, Changpeng Zhao a tenu
à insister sur le côté mauvaise gestion de FTX, faisant, sans le dire, de cette faillite une exception,
liée à une malversation. Pas sûr que cela suffise à rassurer les marchés.
Pour certains, le double crash des cryptomonnaies, illustré par la descente aux enfers du bitcoin
et la faillite de FTX, pourrait assainir ce secteur, l'obligeant à se réformer et à se réguler. Nous
n'avons pas le recul nécessaire aujourd'hui pour nous prononcer sur cette conclusion. Elle nous
paraît être cependant, en première analyse, excessivement optimiste. Par contre, pour les
pays africains de cette étude, ce double crash est une illustration, grandeur nature, des risques
récurrents et importants liés à l'usage de ces cryptomonnaies. Ce qui ne peut qu'inciter dès
maintenant, à la façon de les réguler, de les encadrer. Sachant que le statut quo actuel, d'une
interdiction non respectée ou d'une tolérance non encadrée, ne pourrait que conforter l'image
négative que porte ce double crash, celle d'être le prix à payer de la spéculation. C'est pourquoi
un grand nombre de pays africains réfléchissaient déjà, avant la faillite de FTX, à la nécessité de
mettre fin aux ambiguïtés de ce statut quo.
En Algérie, l’article 113 de la loi de Finances 2018 interdit d'acheter, de vendre, d'utiliser et même
de posséder une monnaie virtuelle. Les cryptomonnaies, le bitcoin en particulier, sont donc au
premier chef concernées par cette loi. Pour les autorités algériennes, cette interdiction a pour objet
de lutter efficacement contre l'évasion fiscale, le trafic de drogue, le blanchiment d'argent que le
manque de traçabilité des cryptomonnaies rend non seulement possibles mais les facilite. Cette loi
fait toujours autorité, et n'empêche pas cependant le bitcoin de se développer. Mais à un rythme
beaucoup moins élevé qu'au Maroc, par exemple, comme le montre le tableau 3, moins de 2 % de
la population algérienne et plus de 3 % de la population marocaine, détenant des cryptomonnaies.
Ce qui explique, en partie, pourquoi la loi de 2018 fait toujours autorité. Avec la faillite de TTX,
cela devrait perdurer.
La Tunisie est le seul des quatre pays du Maghreb retenus dans cette étude où les cryptomonnaies
sont officiellement tolérées (tableau 5). Ce qui signifie implicitement que ces cryptomonnaies
ne sont soumises à aucun cadre réglementaire. Ce qui conduit à des décisions et déclarations
contradictoires des autorités gouvernementales tunisiennes. Si posséder du bitcoin n'est pas un
crime, pour autant, les cryptomonnaies n'ont pas encore de statut légal. Et si le vent souffle dans le
sens de réformes visant à le lui donner, la faillite de FTX pourrait bien en ralentir la force.
L'Uemoa, Union économique et monétaire ouest-africaine, regroupe 8 autres pays : Bénin, Burkina
Faso, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo. À l'exception de la Guinée-Bissau
et du Niger, ils font partie des pays concernés par cette étude. Comme pour la Cemac, un Conseil
régional de l'épargne publique et des marchés financiers (Crepmf), l'équivalent de la Consumaf,
va communiquer sur ce sujet le 18 mars 2021. Dans ce communiqué il affirme assimiler les offres
de placement et d'investissement, en lien avec les cryptomonnaies, à des opérations relevant de
l'appel public à l'épargne. Ce qui revient à les banaliser et à accepter, implicitement, l'usage des
cryptomonnaies. Reste comme pour la Cemac, à avoir l'avis de la Banque centrale des États de
l'Afrique de l'Ouest (Bceao), régulateur bancaire de l'Uemoa, qui se fait attendre.
La Cedeao parait divisée sur la ligne à adopter concernant l'usage des cryptomonnaies. Composée
de 15 États, dont huit de l'UEMOA et sept autres pays : le Cabo Verde, la Gambie, le Ghana, la
Guinée, le Libéria, le Nigeria et la Sierra Leone. Et parmi ces 7 pays, on retrouve deux du top 10 des
pays, en % de leur population, regroupant le plus grand nombre d'usagers des cryptomonnaies :
bien sûr le Nigeria mais aussi le Ghana. Avant dernier dans ce classement, le Cabo Verde. Pour ces
3 États la ligne officielle diffère totalement de celle de l'Uemoa.
Premier pays d'Afrique à proposer, depuis octobre 2022, une MDBC le eNaira, version numérique
de sa propre monnaie, le Nigeria mise sur le eNaira pour contrer la menace du bitcoin sur sa
souveraineté monétaire et mettre sa monnaie à l'abri de l'inflation. Interdites depuis 2011, les
cryptomonnaies n'ont cessé cependant de se développer. Plutôt que de rechercher à les réguler,
comme le Maroc, les autorités nigérianes ont choisi le recours immédiat à une MDBC pour freiner
et ralentir leur usage, plus particulièrement celui du bitcoin.
Même démarche au Ghana, considéré comme une terre d'innovation pour les cryptomonnaies,
dont la situation économique (crise bancaire, endettement, inflation), va le conduire à annoncer
dès septembre 2021 sa propre monnaie numérique, le e-cedi, dont l'officialisation pourrait ne pas
tarder.
Quant au Cabo Verde, où les cryptomonnaies sont tolérées sans aucune réglementation, il est
probable, à court et moyen termes, que rien ne change, l'usage des cryptomonnaies dans ce pays
ne concernant que 1 % de sa population.
Conclusion générale
En 2021 et 2022, l'Afrique est le continent qui connait la plus importante progression du nombre
de détenteurs de cryptomonnaies. Mais, en calculant le % de chacun d'entre ces pays en 2022, si
les tendances se confirment l'ampleur de cette progression se relativise comme le confirme cette
étude, consacrée à l'usage des cryptomonnaies dans les 33 pays du continent où elles sont les plus
importantes.
• L'émergence du continent africain sur le marché des cryptomonnaies est le fait, essentiellement
de : l'Afrique du Sud, du Kenya et du Nigeria, où 10 % à 13 % de leurs populations respectives
utilisent les cryptomonnaies. Le Maroc étant celui de ces 33 pays qui a connu ces dernières
années la croissance la plus importante dans l'usage des cryptomonnaies.
• Parmi les explications à privilégier dans cette évolution, on retiendra : celles liées à des facteurs
démographiques (population jeune), urbains (grandes métropoles urbaines), économiques
(faible bancarisation du continent et, pour certains pays, une inflation explosive) ; et celles
propres à la technologie des cryptomonnaies, facilitant le transfert des capitaux au moindre
coût, pas sans risque cependant, et dans l'anonymat.
• Une telle émergence, dans des pays où on ne reconnaît aucune valeur légale aux cryptomonnaies,
ne pouvait que conduire les pays concernés à réagir et à réfléchir, sur la nécessité, ou non, de
les encadrer. C'est ce qu'ils font en ordre dispersé, vérifiant au passage le caractère pluriel du
continent.
• Cette étude montre enfin que l'attrait des cryptomonnaies tient aussi au fait qu'elles sont
totalement décentralisées et non réglementées. En les encadrant, on les rattache implicitement
à un système. En les soumettant à réglementation, on limite leur facilité d'utilisation. Pas
sûr que les futurs utilisateurs de cryptomonnaies, rattachées à un système et soumises à
réglementations, soient aussi nombreux qu'aujourd’hui.
Propositions :
1. en parlant de cryptomonnaie, de monnaie virtuelle, ou encore de cyber monnaie, on
participe à la confusion, laissant penser que ce sont des monnaies. Or, comme nous l'avons
rappelé, il n'en est rien. Une réforme simple, peu couteuse, serait d'abandonner tout
vocabulaire qui les présente comme des monnaies et ne conserver que celui qui met en
évidence ce qui les caractérise : crypto actif, unité de compte numérique, par exemple ;
2. cette étude montre aussi qu'il n'y a rien de pire que le statut quo entre une interdiction
non respectée et une tolérance non encadrée. S'il y a interdiction, c'est une interdiction
tolérance zéro, à la chinoise, avec les moyens de la faire respecter. Si c'est une tolérance
encadrée juridiquement qu'il faut privilégier.
Éléments bibliographiques
• Aglietta Michel /Valla Natacha, « le futur de la monnaie », Ed Odile Jacob 2021.
• Agence Ecofin « classement des pays africains selon le nombre de détenteurs de cryptomonnaies
en 2022 (triple A) » https//www.agenceecofin.com
• Chainanalysis « The 2022 Geography of Cryptocurrency Report » https//www.chainanalysis.
com
• Finances et développement /FMI septembre 2022 « La révolution de la monnaie »
• Politique Internationale, Dossier spécial « Le billet de banque face aux nouvelles monnaies ».
Numéro 170 /2020-2021.
• Vedie Henri-Louis « Les cryptomonnaies, unité de compte ou monnaie cryptée : le cas du
Bitcoin et de la Libra », Policy Brief, novembre 2019, Policy Center for the New South.
• Vedie Henri-Louis « le bitcoin, une monnaie virtuelle spéculative mais pas une alternative à la
monnaie centrale », Policy Brief, mai 2021, Policy Center for the New South.
• Wellisz Chris « Opérations en devises en Afrique : la fin des carcans », Finances et Développement,
septembre 2022.
Auteur d’une quinzaine d’ouvrage, dont les derniers ont été consacrés aux fonds souverains et à l’économie
marocaine, d’une dizaine d’ouvrages collectifs, des dizaines d’articles, parfois en anglais, en espagnol
et en arabe. Ces activités d’enseignement l’ont été principalement à HEC, mais l’ont conduit aussi à
Moscou, à Varsovie, à Budapest, à Abou Dhabi, à Rabat… Henri Louis VEDIE a été également Consultant
au Conseil de l’Europe et membre de section au Conseil Economique et Social.
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