Considérations Sur Le Sacral-Michel Maffesoli
Considérations Sur Le Sacral-Michel Maffesoli
Considérations Sur Le Sacral-Michel Maffesoli
Michel Maffesoli
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
De Boeck Supérieur | « Sociétés »
ISBN 9782807392120
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-societes-2018-1-page-7.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
CONSIDÉRATIONS SUR LE « SACRAL » POSTMODERNE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
Michel MAFFESOLI *
Résumé : Notre époque montre un retour en force d’un intérêt pour le mystère, l’inconnu,
ce qui était refoulé dans la pensée moderne. Dans l’esprit du temps, il est possible de mettre
l’accent sur un « sacral » postmoderne : une forme du sacré qui contamine l’ensemble da
la société et dévoile une richesse du Réel où l’on assiste à une force de l’être-ensemble qui
repose sur des valeurs immatérielles.
Mots clés : sacral, religieux, sociétal
Abstract: Our era has seen a resurgence of interest in mystery and the unknown, which
have been repressed in modern thought. In the spirit of the times, a postmodern “sacral” can
be highlighted: a form of the sacred that influences the whole of society and reveals a richness
of the Real where there exists a force of being-together that is based on immaterial values.
Keywords: sacral, religious, societal
Voilà un terme : sacral qui est on ne peut plus pertinent pour pointer le retour en
force d’une appétence pour le mystère, l’inconnu, l’indicible que le rationalisme
moderne avait cru évacuer. Pour inverser, d’une manière légèrement ironique, ce
que fut la doxa marxiste puis celle de l’économicisme à courte vue constituant la
bienpensance dominante, on assiste à la prise en compte par la société officieuse
d’une véritable infrastructure spirituelle.
C’est bien cela que désigne le néologisme de sacral. Souvenons-nous : le
terme sociétal, avant d’être on ne peut plus galvaudé, voulait rendre attentif au fait
qu’au-delà ou en deçà d’un « social » purement rationnel qui prévalut à partir du
XVIIIe siècle, il existait un être-ensemble reposant sur des valeurs immatérielles qui,
tout en étant impondérables, n’étaient pas moins essentielles à toute vie en société.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
mique, c’est l’ensemble de l’existence qui est soumise à la « réification », c’est-à-
dire qui se « chosifie », et devient en son entièreté aliénée.
C’est dans le même esprit que l’on peut parler d’un « sacral » postmoderne.
Forme diffuse d’un sacré ne se réduisant pas à l’ordre du religieux, mais contami-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
nant l’ensemble de la société. Pour inverser le terme proposé par Max Weber qui
avait parlé de « désenchantement du monde » comme conséquence du rationa-
lisme moderne, on assiste, sous diverses formes, à un véritable réenchantement
de ce même monde 1.
Réenchantement s’observant dans les afoulements de tous ordres : sportifs,
religieux, musicaux, voire politiques. Mais également dans les nouvelles formes
de solidarité ou de générosité retrouvant force et vigueur. Les mots bénévolat,
caritatif, service, entraide, collaboratif, partage (laissons la liste ouverte), tout cela
exprime bien le réenchantement en question. Sans oublier, bien entendu, le déve-
loppement des mouvements sectaires et divers fanatismes religieux, certains san-
guinaires, dont l’actualité n’est pas avare. C’est bien cela qu’il faut savoir voir. C’est
pour cela qu’il faut savoir « regarder autour de soi ».
Voilà qui relativise, nuance, complète la pure certitude intellectuelle. Un prin-
cipe de la philosophie scolastique ne manque pas de pertinence : contra factum
non valet argumentum, les arguments ne peuvent rien contre les faits. C’est à partir
d’une telle connaissance « réaliste », que l’on pourra les nommer avec pertinence.
Bien avant Michel Foucault, parlant de Montaigne, Sainte-Beuve rappelait le lien
étroit existant entre « le mot et la chose » 2. Interaction et réversibilité constantes
soulignant que l’on trouve le mot pertinent, je dis souvent « le moins faux pos-
sible », lorsqu’on a une connaissance intime des choses nous entourant, voire des
choses nous constituant. C’est, on y reviendra, le réalisme de la belle et grande
philosophie médiévale qui, loin d’être obscurantiste, comme c’est fréquent et par
trop facile de le dire, était, bien au contraire, tout à fait concrète. Elle s’employait
à penser l’être dans son entièreté. On dirait de nos jours d’une manière « holis-
tique ».
Ce n’est certes pas chose aisée, tant les divers acteurs du savoir établi s’emploient
à dénier, ou tout simplement à ne pas voir, la reviviscence de cette sorte de religio-
sité que l’on peut nommer « sacral ». Et cela parce qu’ils sont pleins de croyances
subalternes, et autres idées préconçues qu’ils nomment, par antiphrase, esprit
critique. Comme le remarquait, avec la finesse qu’on lui connaît, G.K. Chesterton :
« Quand on cesse de croire en Dieu, ce n’est pas pour croire en rien, c’est pour
croire en n’importe quoi ! »
C’est ce n’importe quoi qui domine dans ce que l’on peut appeler la « médio-
crité de la médiacratie ». Ce qui d’ailleurs laisse les gens tout à fait indifférents. Car
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
« ces gens-là » se pressent en foules dans les pèlerinages religieux. Ils vont butiner
un peu de sacré dans les fêtes traditionnelles. Ils vont vibrer à l’unisson dans les
grands rassemblements musicaux aux allures de grand-messes profanes. Ils vont
communier en chœur autour de leurs équipes de football ou dans la « grande
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
Saint Augustin parlait des yeux invisibles (invisibiles oculos 4) permettant de
voir, d’une manière intuitive, c’est-à-dire de l’intérieur, que tout ce qui existe est
symbole, ou que tout ce qui arrive est parabole. Voilà qui contrevient au maté-
rialisme ambiant, à la domination de l’utilitarisme ou de « l’ustensilarité ». C’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
et privilégièrent le quantitatif en faisant la part belle aux statistiques comme critère
absolu d’une pseudo-scientificité. La « quantophrénie » étant, dès lors, la manifes-
tation d’une pensée serve, c’est-à-dire utile. « Affairement » du monde, la pensée
n’étant plus qu’une petite affaire dans le monde des affaires. Un léger supplément
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
d’âme ou, plus trivialement, une danseuse que « se paye » le bourgeois, et qu’il
peut abandonner à son gré, lorsque cela ne lui est plus agréable 7.
On peut résumer tout cela avec les mots adressés à l’Assemblée nationale,
lors d’un discours prononcé par Victor Hugo (10 novembre 1848) rappelant que
la « grande erreur » de l’époque avait été de « pencher, de courber l’esprit des
hommes vers la recherche du bien-être matériel ». Terrible et prémonitoire avertis-
sement prononcé juste au moment, 1848, où le terme de « Modernité » était utilisé
par Baudelaire pour désigner le monde contemporain. « Courber » l’esprit vers le
matériel ! On ne saurait mieux dire la réduction de l’être individuel et collectif au
plus petit dénominateur commun : le besoin. Certes, celui-ci existe. Il serait vain de
le nier. Il est, dans le cadre de toute carrière humaine, on ne peut plus important.
Mais il ne peut se réaliser pleinement que si et quand il va de pair avec le désir qui
est, certainement, l’élément primordial de ce que j’ai nommé le « temps des tri-
bus », autre manière de dire la complétude personnelle et communautaire 8. L’être
ensemble a aussi besoin de désir pour s’accomplir.
Le philosophe Gilles Deleuze, en collaboration avec le psychanalyste Félix
Guattari avaient, à leur manière, rendu attentif à l’importance de ce désir structu-
rant dans ce livre-choc qu’est L’anti-Œdipe, sous-titré Capitalisme et schizophré-
nie 9. Il suffit de rappeler, d’une manière allusive, le chapitre introductif soulignant
l’ampleur et la grandeur de la « production désirante » de cette « machine dési-
rante » qu’est tout un chacun dans le cadre de l’échange collectif. Et que c’est en
oubliant cela que se développe une schizophrénie généralisée. À comprendre en
son sens fort : un principe de coupure m’isolant, tout à la fois, du monde et du
monde des autres. C’est donc l’oubli du « sacral » qui est la cause et l’effet de la
misère humaine. Oubli confortant la déréliction galopante et la solitude morale
dont on commence à mesurer les effets on ne peut plus inquiétants.
Sans vouloir en faire une généalogie précise, on peut rappeler, à titre indica-
tif, que le développement de l’économicisme moderne est issu, paradoxalement,
d’une certaine conception du sacré. René Worms, tout à la fois issu d’une famille
de banquiers et fondateur de l’Institut international de sociologie (1893), rappelle
dans son livre sur Spinoza que celui-ci fut exclu de la communauté d’Amsterdam
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
parce que, entre autres, il refusait le caractère utilitaire de l’amour de Dieu. Le
fondement de la morale juive stipule que l’homme doit obéir à Dieu pour en être
récompensé. Le « Herem » fut prononcé à l’encontre de Baruch Spinoza parce
que ce dernier mettait l’accent sur l’amour désintéressé du divin, sur la mystique
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
doit longtemps rester nuage 12. »
Le « nuage » en la matière est une belle métaphore pour rappeler l’importance
de l’immatériel, d’un imaginaire, qui, tout en étant nébuleux, n’en détermine pas
moins la fécondation, la germination et la croissance du vécu collectif. Ainsi, en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
12. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne, Mercure
de France, Paris, 1903. Prologue de Zarathoustra.
13. Cf. G. Bataille, La Part maudite, précédé de La notion de dépense, Éditions de Minuit,
Paris, 1949.
Je m’en suis inspiré, cf. M. Maffesoli, La Part du diable (2003), Champs Flammarion, Paris,
2004.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
le vitalisme de Simmel, l’immatérialisme de Berkeley. Et l’on pourrait poursuivre,
à loisir, une telle liste. La créativité, le qualitatif, l’importance de ce qu’il est vain
de vouloir quantifier, tout cela traduit, au-delà du « principe de coupure » 14 ayant
prévalu tout au long des temps modernes, l’appétence cachée, mais non moins
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
le fameux « fides quaerens intellectum » de saint Anselme, revu au XXe siècle par
le théologien protestant Karl Barth 15, et qui s’emploie à rendre raison à la foi par
l’intelligence. Il s’agit là d’une ligne de crête ardue, mais féconde, celle du réalisme
qui à l’encontre d’une idéosophie quelque peu rachitique veut prendre au sérieux
l’importance des choses, c’est-à-dire du sensible, pour une compréhension globale
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
du donné humain.
C’est cela l’enjeu de la raison sensible. Elle sait « douter où il faut, assurer
où il faut, se soumettre où il faut » (Pascal). Voilà ce qui fait la force d’une raison
enrichie par la passion. Une raison humaine en quelque sorte, acceptant, avec
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
humilité, l’humus des passions. C’est bien une telle conjonction dans la sérénité
propre à la vitalité des jeunes générations n’hésitant pas, dans leur familiarité avec
la cyberculture, à unir, en un mixte fécond, leurs engagements professionnels et le
souci ludique 16 qui est omniprésent.
Cette omniprésence ludique au sein de la technologie postmoderne est bien
l’indice le plus net que, dans l’inconscient collectif, on n’accepte plus la coupure, la
logique disjonctive : ou… ou, qui fut la spécificité de la modernité en général et de
la science newtonienne en particulier.
Faut-il parler, comme le font certains, d’une « orientalisation du monde » ? Ce
qui est sûr, c’est que le syndrome du ying et du yang mettent l’accent sur la com-
plémentarité et la réversibilité de tous les éléments d’un ensemble complexe qui est
en train de devenir une évidence, théorique et pratique, dont on ne peut plus faire
l’économie. Gilbert Durand parlait, à bon escient, d’« Orient mythique ». C’est-à-
dire de la reviviscence d’éléments, de valeurs, de phénomènes qui, ayant échappé
au rouleau compresseur du rationalisme moderne, retrouvaient une indéniable
vigueur dans toutes nos sociétés et renouvelaient de ce fait les structures mêmes
de l’être-ensemble.
Tout cela, est-ce paradoxal de le dire ainsi ? ne fait que traduire une mutation
« épistémologique » dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences. Une
métamorphose dans la conscience et l’agir collectifs. Ce n’est plus l’explication
(ex-plicare : mettre à plat) mais bien la compréhension qui, de plus en plus,
tend à prévaloir. Comprendre (cum-prehendere), c’est prendre avec. C’est accep-
ter l’existence comme un tout. C’est passer de l’idéosophie au naturalisme. C’est
compléter la raison par l’affect. C’est prendre au sérieux le terme d’écosystème où
chaque élément est subordonné et tributaire des autres.
Dans les « synesthésies », de son poème « Correspondance », où les sensations
se répondent, Baudelaire rappelle, ce que la modernité avait globalement oublié,
l’essentiel rapport du monde matériel et spirituel, ce qu’il nomme les « transports
15. Cf. P. Vignaux, La Pensée au Moyen Âge, Armand Colin, Paris, 1938, p. 30 et K. Barth,
Fides quaerens intellectum. La preuve de l’existence de Dieu d’après Anselme de Cantor-
béry, Delachaux et Niestlé, Paris, 1958.
16. Cf. A. Fouillet, L’Empire ludique, comment le monde devient (enfin) un jeu, Éditions
François Bourin, Paris, 2015.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
lisme contemporain » ou autres idées reçues sur la prévalence de l’individu et de
l’individualisme.
C’est bien le contraire dont il s’agit. Et pour ceux qui savent regarder autour
d’eux, l’on assiste, d’une manière galopante, à la fin de la transcendance du moi.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
Bibliographie
Barth, K., Fides quaerens intellectum. La preuve de l’existence de Dieu d’après Anselme
de Cantorbéry, Delachaux et Niestlé, Paris, 1958.
Bataille, G., La Part maudite, précédé de La notion de dépense, Éditions de Minuit, Paris,
1949.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur
Deleuze, G., Guattari, F., L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, Éditions de Minuit,
Paris, 1972.
De Maistre, J., Essai sur le principe générateur des constitutions (Éd. 1857), Hachette BNF,
Paris, 2013.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Saskatchewan - - 128.233.210.97 - 29/07/2018 19h05. © De Boeck Supérieur