Syria 0039-7946 1977 Num 54 1 6623
Syria 0039-7946 1977 Num 54 1 6623
Syria 0039-7946 1977 Num 54 1 6623
Adam Jean-Pierre. A propos du trilithon de Baalbek. Le transport et la mise en oeuvre des mégalithes. In: Syria. Tome 54
fascicule 1-2, 1977. pp. 31-63;
doi : https://doi.org/10.3406/syria.1977.6623
https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1977_num_54_1_6623
PAR
Jean-Pierre Adam
(PL III)
(*) Cette étude a été facilitée par la communiqués- par M. Pierre Coupel,
collaboration de Mlle Marie-Geneviève Froidevaux, responsable de nombreuses restaurations à
responsable d'une partie des relevés et des Baalbek, tant sur le temple de Jupiter que sur
photographies faites sur place et auteur de le temple « de Bacchus » ; qu'ils trouvent ici
plusieurs planches. En outre j'ai bénéficié l'expression de ma vive reconnaissance.
de renseignements techniques sur le site, (*) La « pierre du Sud ».
32 SYRIA [LIV
(x) Outre ses dimensions inusitées (110, 12x a reçu deux types de colonnes. Celles de l'époque
50,07 mètres) ce temple d'attribution inconnue, archaïque ont des tambours de base d'un
commencé vers 520 et achevé vers 470 av. J.-C. diamètre de 2,95 m et d'une hauteur de 3,44 m,
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 33
dit «des géants» à Agrigente, tous deux en, Sicile, le célèbre Artémision
d'Éphèse, et le sanctuaire d'Apollon à Didymes font partie de cette famille
de géants, tant par leurs dimensions générales (tous quatre ont^une
longueur supérieure à 110 m et des colonnes avoisinant 18 m en hauteur) que
par le volume des pierres assemblées pour les bâtir (1). Le mégalithisme se
constate également dans certains temples du vie siècle dont les colonnes
sont volontiers taillées dans un seul bloc de _pierre,, ainsi, qu'on peut Ae
vérifier aux Apollonion de Syracuse et de Corinthe.
Cette recherche de l'exploit est aisément compréhensible pour l'époque
archaïque : l'architecture durant le vie siècle se pétrifie totalement,
renouvelant un phénomène qui s'était déjà produit huit siècles auparavant
lorsque la pierre avait été mise en œuvre avec tant de hardiesse pour les
rois de Mycènes, pour être ensuite délaissée durant de longues générations,
comme si la Grèce, épuisée par l'énormité de cet effort et déçue de n'avoir
donné le jour qu'à des citadelles formidables, méditait un art nouveau.
C'est avec la même vanité que les Grecs entreprendront les immenses
sanctuaires des colonies lointaines, preuves à leurs propres yeux, de leur
volonté de conquête définitive autant que manifestation de puissance
incomparable aux yeux des populations indigènes <2).
Fort heureusement, les Grecs se sont lassés de la massivité sans grâce
des titans archaïques et limitèrent à quelques unités les sanctuaires
coloniaux de prestige (en Asie mineure notamment). Dès le premier quart du
ve siècle, l'harmonie de la composition, recherche poussée parfois jusqu'à
la sophistication, devient le souci permanent des architectes. Étonnant
message que celui laissé par le bâtisseur formé dans la discipline
pythagoricienne, aux témoins attentifs qui sauront au cours des siècles, apprécier
derrière l'austérité des façades doriques, la finesse d'une épure et l'extrême
sensibilité des corrections optiques allant jusqu'à l'abolition de la ligne
droite.
leur poids est de 56 tonnes. Les colonnes du . von Samos », 1957) et l'Olympieion d'Athènes
ve siècle sont plus massives encore avec des (abandonné en 510).
tambours d'un diamètre atteignant 3,50 m, une (2) Le temple des géants à Agrigente, élevé
hauteur de 2,85 et un poids de 64 tonnes. après la grande victoire d'Himère sur les
(*) Il faudrait encore citer l'Héraion de Samos Carthaginois en 480 av. J.-C, avait par surcroît
détruit vers 538 et reconstruit aussitôt par un caractère triomphal au superlatif.
Polycrate (cf. O. Reuther « Der Heratempel
34 SYRIA [LIV
(x) Les architraves de marbre de l'ordre « Manuel d'Architecture grecque », Paris 1965.
intérieur des propylées ont une longueur de — A. Orlandos, « Les matériaux de construction
6,30 m, pèsent 9.000 kg et ont été posées sur les des anciens grecs ». 2 T., Paris 1968.
colonnes ioniques à plus de 10 m de hauteur. (•) Vitruve, Préface du livre VII.
(•) Nous renvoyons aux multiples documents (*) Malheureusement l'illustration originale de
fournis par les auteurs de manuels Vitruve n'a pas été reproduite par les copistes
d'Architecture antique : — Y. Garlan « Recherches de médiévaux, aussi se réfère-t-on le plus
poliorcétique grecque », Paris 1974. — R. Martin, généralement aux interprétations de Perrault.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 35
A MACHINE DE CTESIPHON
B MACHINE DE METAGENES
d après les descripfions de VITRUVE J. R ADAM
Fig. 2.
» les chemins traversaient un terrain peu solide et qu'il craignait que le poids
» de la charge ne fit enfoncer les roues, s'y prit de cette manière : II assembla,
» quatre pièces de bois de quatre pouces en carré, dont deux, les plus
120 kg
0 1 2 3
100 kg
MACHINES DE LEVAGE DE FAIBLE ET MOYENNE PUISSANCE. J.P
A - TREUIL SIMPLE B . CHEVRE A TREUIL ET POULIE
tambour de r: 10 cm _ manivelle de L = 40 cm treuil r= 10 cm - manivelle L : 40 .
force exercée = 15 kg force exercée r 1 5 kg
charge soulevée P = F._L. = 15. 40 - 60 kg charge soulevée P = 1 5 . 40 a *n 10 _
manivelle double = 120 kg r 10 10
manivelle double : 150 kg
resistance due aux frottements r 0,8 120x0,8 = 9 6 kg 150 x 0,8 = 120 k
C . CHEVRE A TREUIL ET PALAN D . CHEVRE A CABESTAN ET PALAN
treuil r = 10 . bras L = 60 F = 15 kg cabestan r=15 . bras L = 130 . fo
palan a 5 poulies Fx 5 palan a 5 poulies F x 5
charge soulevée 1 homme P r v(i5.^M.5
10 ' = 450 kg charge soulevée par 4 hommes :
2 hommes P = 900 kg P = [(F.4)._Ll.5 = f(i 5x4). 112.1.5 =
900 x 0.8 = 720 kg 2.600
Fig. 3.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 37
» courtes, étaient jointes en travers avec les deux autres, qui étaient d'une
» longueur égale au fût de chaque colonne. Il enfonça aux deux bouts de
» chaque colonne des boulons de fer faits à queue d'hironde et les y scella
» avec du plomb, ayant eu le soin de mettre dans les pièces de bois transver-
» sales des anneaux de fer, dans lequel les boulons entraient comme dans
» des moyeux. De plus, il affermit sa machine en y attachant aux deux
» bouts des liens en chêne, en sorte que lorsque les bœufs tiraient, les
» boulons tournaient avec tant de facilité dans les anneaux, que tous les
» fûts des colonnes roulèrent aisément sur la terre jusqu'à leur destination
» (fig. 2). »
Ctésiphon avait ainsi réalisé, avec les fûts des colonnes, des rouleaux
analogues à ceux utilisés en agriculture, le dispositif de roulement étant
constitué, dans ce cas particulier, par l'objet à transporter lui-même. C'est
d'ailleurs ce que Vitruve déclare en disant que « ...l'invention de cette
» machine est prise des rouleaux avec lesquels on aplanit les allées des
» palestres ».
Le second moyen de transport destiné aux mégalithes décrit par
Vitruve, fut mis en œuvre pour déplacer les blocs de forme parallélépipé-
dique donc impropres au roulage : « Métagènes, fils de Ctésiphon, fit une
» autre machine pour amener les architraves et autres parties de l'entable-
» ment. Elle était composée de roues de douze pieds (env. 3,60 m) et il
» enferma les deux bouts des architraves dans le milieu des roues. Il y mit
» aussi des boulons et des anneaux de fer, en sorte que lorsque les bœufs
» tiraient la machine, les boulons mis dans les anneaux de fer faisaient
» tourner les roues. C'est ainsi que les architraves, qui étaient dans les roues
» comme des essieux, furent traînées et amenées sur place » (1>.
Vitruve n'évoque là que les anecdotes relatives aux inventeurs
présumés de ces moyens de transport, mais ces deux machines, remarquables de
simplicité et d'efficacité, furent fréquemment employées pour les
déplacements d'éléments d'architecture de grande taille, puisque les traces
d'utilisation de la machine de Métagenès furent retrouvées jusqu'en Sicile (2).
(*) Vitruve, « Les dix livres d'architecture » traduction de A. Choisy, rééditée par F. de
Livre X, traduction de Charles Perrault, Nobele, Paris 1971.
Édition de Tardieu et Coussin, Paris 1837, {*) R. Koldewey et O. Puchstein, « Die
édition de A. Dalmas, Paris 1965 ; les commen- griechischen tempel in Unteritalien und Sizi-
taires les plus complets se trouvent dans la lien », 1899, t. I, p. 120.
MACHINES DE LEVAGE DE GRANDE PUISSANCE.
E - CHEVRE A TAMBOUR ET PALAN F- CHEVRE A GRAND TAMBOUR ET PALAN
levier exploité du tambour L = 140 cm levier exploite du tambour L = 230
treuil r ; 25 cm poids d un homme = 70 kg treuil r = 25 cm poids d un homme = 70 kg
palan a 5 poulies Fx 5 palan à 5 poulies F x 5
charge soulevée par 2 hommes : charge soulevée par 4 hommes :
P = [(F.2).±.]5 =[(70x2). P= [(F. 4)|._L|.5 = [(70x4). ilil.5 = 12.675 kg
P 1*2]
25 5 :3.920
3.920 XQ,8
kg = 3.136 k. ! L I pJ L 2 5-* 12.675 x0 8 = 10
NOTA : La puissance de ces machines est limitée par la resistance des cables 2 cm —. 5 00 kg
donc par l'encombrement dû a leur multiplication 4 cm — .2 000 kg
J. P. Adam
Fig. 4.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 39
Plus élaborées sont les machines faisant appel aux poulies et à leurs
différents modes d'assemblage permettant une importante démultiplication
de la charge ; ces machines sont elles aussi fort bien décrites par l'auteur
des « dix livres ». Nous allons en rappeler rapidement la nomenclature en
introduisant les éléments analytiques permettant de fournir la preuve
(à posteriori) de leur efficacité (fig. 3 et 4).
La plus simple de ces machines est la poulie ; la poulie n'offre d'ailleurs
aucune démultiplication, au contraire elle ajoute au poids à soulever des
frottements, très réduits il est vrai, qui seront à vaincre en sus. Mais,
avantage considérable sur la traction verticale directe, la poulie permet à
l'ouvrier d'utiliser tout son poids (k la limite) en agissant sur la corde de
traction vers le bas. La première machine à démultiplication est le treuil
dont la puissance est directement fonction de la longueur de la manivelle.
Ainsi un treuil à manivelle double, d'usage courant, permet à deux ouvriers
de hisser des charges de 100 kilos avec un effort individuel n'excédant
pas 15 kilos <1).
Après le treuil nous trouvons la machine de levage la plus
universellement employée : la chèvre. Cet engin se compose généralement de deux
pieds liés au sommet et maintenus écartés au bas, haubannés vers l'arrière
(parfois aussi vers l'avant pour éviter la bascule brutale en cas de rupture
de câble) et munis d'un treuil agissant sur une poulie ou un palan. Le grand
avantage de cet assemblage est son adaptation rapide à des puissances
allant d'une centaine de kilos à plusieurs tonnes, suivant le type de treuil
ou de palan adopté. Nous avons choisi d'illustrer avec les mêmes pieds,
quatre montages différents donnant respectivement avec treuil et
poulie, 120 kg ; avec treuil et palan 5 poulies, 720 kg ; avec cabestan et
palan 5 poulies, 2.000 kg ; enfin avec tambour dans lequel tournent des
(x) Nous devons considérer que la main- Ainsi les chiffres de 15 à 25 kg pour un effort
d'œuvre antique était plus rentable (en déshu- individuel, pris pour l'antiquité, ne sont plus
manisant la situation) que la main-d'œuvre sur les chantiers du xxe siècle que de 8 à 15 kg.
moderne, car plus nombreuse et plus durement Les formules mathématiques de définition des
traitée elle fournissait un effort plus grand, différentes machines, sont données en regard
mais avec la possibilité d'un relais plus fréquent. des figures.
40 SYRIA [LIV
Fig. 5. — Tombeau des Haterii, collections du Latran, musée du Vatican (Photo J. P. Adam).
ouvriers (la « cage d'écureuil » en usage dans les carrières jusqu'au début
du siècle) et palan 5 poulies, 3 tonnes.
Enfin pour les charges exceptionnelles supérieures à 3 ou 4 tonnes
le montage nécessite un tambour de grand diamètre dans lequel peuvent
tourner quatre ou cinq hommes (ou plus) on obtient alors des puissances
dépassant 10.000 kg. Dans ces conditions de travail la machine devient
spécifique des grosses charges et le tambour est directement fixé sur les
pieds de la chèvre dont la hauteur peut être considérable (10 à 15 m).
19771 À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 41
(x) Voir R. Amy « L'Arc d'Orange » XVe sup. nique architecturale des anciens Grecs », t. II,
à Gallia, Paris 1962, pp. 70-71. — Bliimner, p. 43.
« Technologie », III, p. 118. — F. Kretzschmer, (*) Kretzschmer (op. cit.) avait donné de cette
« La technique romaine », p. 24 à 26. — A. Orlan- figure une explication erronée, mettant en doute
dos, « Les matériaux de construction et la la facture réaliste du relief.
42 SYRIA [Liv
jusqu'au xixe siècle. La pièce à dresser est couchée sur un brancard
constituant l'un des bras d'une équerre à 90° ; l'autre bras solidement relié au
premier étant dressé verticalement. En tirant sur le bras vertical jusqu'à
l'amener au niveau du sol, à l'aide de câbles reliés à des cabestans, on
provoquera le redressement du premier bras et de la charge. L'emplacement
et le mouvement de la machine étant prévus pour venir placer la base du
fût de pierre sur son socle, le levage et la mise en place seront réalisés en
une seule opération f1*.
(*) Viollet-Le Duc propose pour le Moyen (2) J. Rondelet architecte et théoricien 1743-
Age une solution identique, dans son «diction- 1829, rapporte les péripéties de ce transport,
naire de l'architecture » au t. V, p. 213. dans son « Art de bâtir », t. I, pp. 97 à 100.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 43
constitué
49 cm de de
large
deux
et poutres,
43 cm d'épaisseur.
tenant lieuLa
de partie
patins,inférieure
ayant 13 en
mètres
était de
creusée
long,
(*) La très faible surface portante des sphères (^ Ce procédé fut remis en application en
si elle élimine les frottements mieux qu'avec 1931 par les architectes Anus et P. Coupel,
l'usage de rouleaux, a l'inconvénient de les au cours de leurs travaux de remontage de
rendre vulnérables à l'écrasement, d'où la néces- l'escalier du temple de Jupiter à Baalbek,
site de cet alliage métallique.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE RAALBEK 45
Fig. 8. — Transport et dressage d'un obélisque par D. Fontana, Fresque du Vatican (Photo
J. P. Adam).
Du Nil à la Seine :
d'attendre les hautes eaux du Nil aussi bien pour aborder à Louqsor que
pour en partir. Après la traversée de la Méditerranée c'est un voyage de
700 km à contre-courant sur le grand fleuve, que le Louxor dut faire pour
arriver à destination ; voyage durant lequel il s'échoua souvent,
.contraignant l'équipage à haler le navire à l'aide des cabestans reliés à des ancres
de jet ou à des pieux. Enfin le 14 août l'allège était à pied-d'œuvre, amarrée
perpendiculairement à la rive à 300 m de l'obélisque.
Lebas, ayant précédé le Louxor de deux semaines, avait déjà préparé
le terrain et une chaussée en pente douce avait été aménagée jusqu'au
point d'embarquement. L'obélisque fut alors entouré d'un épais coffrage de
protection dont l'efficacité évidente était compensée par un surcroît de
poids non négligeable. Pour accompagner la descente du géant de granite,
on édifia un immense cadre formé de huit mâts de levage, quatre de chaque
côté, reliés entre eux: à leur tête par une poutre les faisant travailler
ensemble, et manœuvres par autant de palans. Tout fut prêt le 31 octobre
et l'on put procéder à la manœuvre d'abattage t1*.
Dans un premier temps le monolithe bascula sur sa base jusqu'à se
poser sur la moitié de sa hauteur sur un plan incliné en terre, dans un
second temps il bascula par dessus l'arête du plan incliné pour se trouver
sur la pente de la rampe devant le conduire au navire. Lebas avait si
exactement calculé l'opération, qu'elle se déroula en vingt-cinq minutes sans le
moindre incident !
L'obélisque, tiré par quatre cabestans, fut acheminé ensuite jusqu'au
Louxor, dont l'avant était ouvert. Mais entre temps les eaux du Nil avaient
baissé et l'allège se trouvait complètement à sec à cent mètres de la berge.
Il fallut patienter de longs mois pour que l'eau du fleuve vienne délivrer
le bateau et l'appareillage ne put s'effectuer que le 25 août. De nouveau
immobilisé par les bancs de sable de la barre de Rosette, le Louxor ne fit
son arrivée à Alexandrie que le 12 janvier 1833. Dans ce port, l'équipage
dut encore patienter plus de deux mois pour qu'un navire remorqueur,
[1) Voir la maquette exposée au musée de ges », Histoire de la Marine », Paris 1942,
la Marine à Paris et les gravures publiées par p. 276-277.
l'« Illustration ». Collection des Grands ouvra-
48 SYRIA [LIV
Fig. 9. — Rome. Obélisque originaire d'Héliopolis (xve s. av." J.-C.) élevé d'abord dans le Circus
Maximus, puis près de Saint-Jean-de-Latran en 1588 par Dominique Fontana (Photo J. P. Adam).
(x) Mort le 4 mars 1832, âgé seulement de analogues pour le pape Sixte-Quint. Il dressa
42 ans, Champollion ne put assister à cette notamment l'obélisque de la place Saint-Pierre
apothéose parisienne de l'Égyptologie des (une fresque du Vatican illustre cette entreprise,
pionniers. flg. 8), celui de la place du Peuple et celui
(2) Lebas put s'appuyer pour cette opération, de Saint-Jean-de-Latran, le plus grand de tous
sur les expériences de l'architecte Dominique avec ses 32 m de hauteur (flg. 9).
Fontana qui effectua à Rome des travaux
1. — La façade Ouest du podium et le trilithon (photo J. P. Adam) Le temple de Jupiter Héliopolitain, fac
central, le podium mégalithique (ph
BAALBEK
PI. II SYRIA LIV (1977), 1-2
1. — L'intervalle entre les deux podiums sur le côté Nord (photo J. P. Adam)
Comme un empereur.
furent alors attelés au fardeau dont la progression fut facilitée par un grand
nombre de rondins de bois déplacés au fur et à mesure de l'avance du
convoi (fig. 11). Le travail le plus éprouvant fut d'ailleurs le transport
continuel de ces troncs de sapin de l'arrière à l'avant de l'énorme charge.
Autre facteur favorable au transport, une déclivité permanente au profil
artificiellement adouci, apporta une aide précieuse à l'attelage.
Arrivé à la Marina di Carrara, l'étonnant cortège fut dissout et le
monolithe, chargé sur un radeau, fut remorqué par voie de mer jusqu'au
Tibre d'où il put atteindre la capitale. Après une dernière taille de mise en
forme, l'obélisque fut érigé sur le Foro Italico près du stade olympique au
Nord-Ouest de Rome.
Dans cette recherche orgueilleuse de l'exploit technique le dictateur
italien ne faisait que rééditer le geste de Dioclétien faisant élever à
Alexandrie, capitale pensante du monde hellénistique et héritière de la civilisation
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 51
ii
i
Fig. 12. — Baalbek. Le trilithon. (M. G. Froidevaux)
solution qui lui est adaptée, il est nécessaire de donner les chiffres afférents
aux blocs les plus pesants, en l'occurrence ceux du trilithon ^K Comme son
nom l'indique cet ensemble est constitué de trois pierres mesurant
respectivement 19,60 m, 19,30 m et 19,10 m de longueur, pour 4,34 m de hauteur
sur 3,65 m de profondeur. Leur poids moyen approche les 800 tonnes.
Cette assise cyclopéenne repose elle-même sur une assise mégalithique dont
chaque pierre a près de 10 m de longueur pour un poids moyen de 350
tonnes (fig. 12). Le podium étant demeuré inachevé, seule cette assise se
retrouve complète sur les trois côtés Nord, Ouest et Sud. Une telle
accumulation de pierres d'une taille aussi démesurée est unique, dans toute
l'Antiquité, et l'achèvement de cet ouvrage aurait rendu plus formidable encore
cet exploit sans équivalent (fig. 13). La «pierre du Sud», destinée au même
édifice, dépasse encore ses homologues du trilithon puisqu'avec 21,50 m de
longueur, 4,30 m de largeur et 4,20 m de hauteur, elle atteint un poids
de 970 tonnes (PL I et II).
Nous n'aborderons nullement le problème archéologique de la datation,
estimant en effet que sur le plan technique cette réalisation, quoique
correspondant à un programme romain, est de tradition phénicienne.
Signalons simplement que dans une chronologie normale de la construction,
le podium mégalithique aurait dû être construit après le podium central <2> .
i1) Selon E. Will (op. cit.), le terme de graffito exécuté sur la face de pose d'un
« trilithon » apparaît dans Michel le Syrien, chapiteau, nous donnant l'année 60 après J.-C,
IX, 16 (Chabot, II, p. 179). nous serions donc en présence d'un programme
(•) Le temple lui-même est daté par un Claude-Néron.
■im,,,,;,£
JELL 10SÛ
10 15 20m
Fig. 13. — Baalbek. Temple de Jupiter Héliopolitain, le trilithon et la façade ouest restitués. (M. G. Froidevau
54 SYRIA [LIV
C>
c>
(*) Les rouleaux sont mis en place au fur et la coordination des mouvements était difficile
à mesure de la taille du lit de pose (fig. 14). à obtenir et rendait cette pratique moins efficace
(2) Pour ses travaux romains, Fontana avait que la traction humaine.
attelé des chevaux aux bras des cabestans mais
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 55
(x) Une pente trop prononcée est à éviter en charges lourdes effectuées par J. Rondelet.
raison de la formidable inertie des masses Les calculs sont effectués en interposant un
transportées. Il faudrait alors prévoir une manœuvre dynamomètre entre la charge, de poids connu,
inverse, c'est-à-dire la retenue progressive des et la source de la traction. C'est ainsi que
blocs jusqu'à leur arrivée à destination. Ce Rondelet et Morin ont déterminé les coefficients
procédé était utilisé à proximité des carrières du de frottement des différentes matières en
Pentélique pour la descente des pierres (cf. contact statique et dynamique, soit avec
Orlandos, op. cit., t. II, p. 23-24). frottement simple soit avec interposition de roulement.
(2) Pour le levage des mégalithes, nous Nous avons eu l'occasion, sur un chantier
renvoyons à A. Choisy « Histoire de l'Architecture », d'Asie Mineure, de reprendre plusieurs des
t. I, ch. I et II, où l'auteur fournit des expériences de Rondelet sur les procédés de
explications à la fois satisfaisantes et argumentées bardage des pierres (fig. 15, 16 et 17).
sur ces manipulations. (*) Soit un peu plus d'un cheval-vapeur.
(3) Pour cette étude nous nous sommes C'est Watt qui détermina cette unité en 1769
appuyés sur les travaux expérimentaux d'Arthur en construisant une machine à vapeur destinée
Morin le continuateur des découvertes de à remplacer un robuste cheval pour assurer
Coulomb, auteur des lois du frottement, et le fonctionnement d'une machine élévatrice.
surtout sur les expériences de transport de Ses calculs lui donnèrent 76 kgm à la seconde.
56 SYRIA [LIV
qu'il faudrait 825 de ces animaux pour assurer le transport d'une des
pierres du trilithon sur une chaussée horizontale. Or il se trouve que,
traditionnellement, on estime qu'un bœuf est capable de tirer une charge
de 1.000 kg placée sur un char. Si l'on considère le bloc de 800.000 kg sur
des rouleaux, on en déduit que 800 bœufs sont nécessaires à son déplacement
et l'on rejoint par l'empirisme expérimental les chiffres donnés par la
méthode analytique.
L'importance de ce troupeau constitue d'emblée un obstacle majeur
à son utilisation ; non pas qu'il eût été impossible de réunir une telle
quantité d'animaux mais leur nombre rendait tout à la fois, leur attelage et
leur direction irréalisables.
D'autre part un handicap technique s'opposait paradoxalement à
Toutefois le rendement décroît avec la durée de 8 h un cheval ne fournit plus que 40 kgm
du travail, c'est ainsi qu'en travail continu à la seconde et un bœuf 50 kgm à la seconde.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 57
Fig. 16. — Transport sur traîneau et rouleaux. Letoon du Xanthe, Lycie (Photo J. P. Adam).
l'utilisation des animaux de trait pour le transport des grosses charges f1*.
L'Antiquité en effet, ignorait l'attelage des couples d'animaux en file.
Comment s'y prenait-on en réalité pour relier un chariot aux animaux de
trait ? Certes le joug était connu pour accoupler les bœufs, et dans le cas
d'une charge normale, le timon était fixé directement sur le joug entre les
deux animaux, mais lorsqu'il s'agissait d'un transport pesant, chaque
couple de bœufs était relié à la charge par un câble de traction ou un timon,
on avait alors une disposition en éventail extrêmement préjudiciable à
l'efficacité du travail <2>.
(x) En réalité on avait parfois recours à la (2) Les principes des forces constantes en
traction animale multiple mais avec beaucoup dynamique nous permettent de vérifier en effet
de maladresse comme le montre le bas-relief que le travail d'une force (tF) est égal au produit
de Tourah près de Memphis ou la description de son intensité (F) par la distance parcourue (d)
de Xénophon citée plus loin. par la charge et par le cosinus de l'angle (a)
58 SYRIA [LIV
Fig. 17. — Transport sur traîneau et rouleaux avec chaussée de bois (Photo J. P. Adam).
fait par la force (direction du câble de traction) (*) Xénophon, « La Cyropédie », Livre VI.
avec la trajectoire. Ce qui s'exprime par la (2) Nous n'envisagerons pas l'utilisation du
formule : tF = (F.d.) cos a. On comprend cheval, puisque sans le collier d'épaule, apparu
aisément qu'avec l'ouverture de l'angle le travail au Xe siècle de notre ère, cet animal était réservé
va décroître puisque le cosinus se rapproche de à la monte et aux chars légers.
zéro.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 59
bœufs, réside en fait dans deux particularités complémentaires : d'abord
l'existence d'une déclivité permanente d'incidence optimum, ensuite le fait
que les paires de bœufs tiraient en ligne sur 3 câbles seulement ; c'est
pourquoi en dépit de l'apparente simplicité de cette source d'énergie, nous
préférons nous tourner vers la traction humaine, avec laquelle la faiblesse
musculaire est compensée par l'extrême élaboration technique du dispositif
de démultiplication.
Dans l'hypothèse d'une traction assurée par des cabestans la durée du
déplacement est un peu plus longue, puisque l'on démultiplie la distance
parcourue par la charge, en faveur de la force et qu'il faut assurer la mise
en place et l'ancrage des machines. L'avantage de ce procédé réside dans
le nombre extrêmement réduit d'ouvriers nécessaires et dans la grande
précision de la progression autorisant une mise en place rigoureuse des
blocs les uns au-dessus et à côté des autres. Prenons un montage de cabestan
utilisant des dimensions voisines de celles employées par le comte de
Carbury pour ses machines, dimensions correspondant aux normes
courantes en usage autrefois dans la marine, mais réduisons à six le nombre
de barres. Chaque cabestan utilisant quatre hommes par barre on en
comptera vingt-quatre au total. Un tel montage sera moins puissant, on
s'en doute, que celui faisant appel à 32 hommes agissant sur 8 barres, mais
en multipliant les cabestans on multipliera également les câbles ce qui
entraînera une réduction des risques de rupture durant le parcours le plus
long, risques plus considérables dans l'Antiquité compte tenu d'un tressage
moins serré qu'au xvme siècle et surtout d'un respect très relatif du
coefficient de sécurité à la charge de rupture (1).
La force directement exercée par les 24 hommes du cabestan à six
barres est, à raison de 20 kg par homme, de 480 kg. En prenant un centre
d'application des forces à 1,70 m du centre de rotation et un rayon de
tambour de 10 cm <2>, cette force devient (formule du treuil) 8.160 kg. Quatre
(*) En raison de normes de sécurité sévères à 1000 kg, charge qui peut être doublée pour
on fait actuellement travailler les cordes de l'Antiquité.
chanvre au 1/10 de leur charge de rupture. (2) II faut noter qu'afln d'assurer la cohésion
Ainsi un câble de 3,5 cm de diamètre se rompant des fibres et éviter l'éclatement du bois, on
à 9.500 kg est utilisé pour un travail de 900 cercle les tambours de treuils et de cabestans
avec des frettes métalliques.
1 massif
2 tranché
3 niveau
4 rembla
J-R Adam
Fig. 18. — Trilithon de Baalbek. Phase finale du transport.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 61
câbles de chanvre, assurant chacun quatre tonnes de traction, s'enroulent
autour du tambour et agissent sur la charge chacun par l'intermédiaire
d'un palan à deux poulies portant à 16.320 kg la puissance de la machine ;
puissance réduite à 13.056 kg par le coefficient de frottement. Six de ces
engins, faisant appel à 144 hommes et assurant une puissance de traction
de 78.336 kg doivent permettre, avec une marge de puissance excédentaire
toujours utile, le transport de chacun des blocs du trilithon. Nous avons vu
que les conditions de ce transport dispensaient de tout déplacement dans
le plan vertical puisque chaque pierre arrivait à son niveau de pose par le
seul effet de la traction horizontale. Il n'en demeure pas moins que le calage
de ces gigantesques éléments réclamait des dispositions particulières
puisque leur mise en place fut effectuée avec une précision remarquable.
Cette phase finale va réclamer un effort plus considérable, donc plus
de machines, car les charges transportées vont devoir abandonner leurs
rondins avant d'arriver sur l'assise destinée à les recevoir ; si cela n'était
pas, il faudrait soulever le bloc afin de retirer les pièces de bois, ce qui
poserait le problème du levage que l'on a voulu précisément éviter. Afin
de réduire les frottements des pierres nues les unes sur les autres, la seule
solution consiste à rendre savonneuse la face d'attente de l'assise inférieure
à l'aide d'argile mouillée.
Compte tenu de la formidable pression la réduction du coefficient de
frottement sera faible mais néanmoins influente ; la charge sera réduite au
tiers de sa valeur initiale c'est-à-dire à 533 tonnes.
Il faut avoir recours alors à des cabestans de huit barres, manœuvres
par 32 hommes développant 640 kg (fig. 18). Transformée par le treuil cette
force devient (même longueur de levier et même rayon que précédemment)
10.880 kg. En fin de compte il faudra 16 de ces machines, soit 512 hommes,
développant une puissance de 556.896 kg, pour mettre en place avec sûreté
chacune des trois pierres géantes (1). Le guidage précis de la charge et les
corrections de la trajectoire sont assurés par la disposition symétrique
des cabestans sur lesquels on peut agir tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.
(1) Notons que l'effort réel des 512 ouvriers des machines, le 1 de la charge,
est de 10,240 kg, soit, grâce à la démultiplication 78
62 SYRIA [LIV
Le montage représenté par la figure est destiné à répartir l'effort de
traction sur des points d'attache placés à l'avant et à l'arrière de la charge,
mais lorsque la pierre sera arrivée très près de la précédente, il conviendra
de supprimer les attaches de l'avant et de reporter à l'arrière tous les
câbles, de façon à permettre le serrage du joint. La même figure montre,
pour l'un des cabestans le dispositif mis en œuvre pour fixer celui-ci
solidement. Il est en effet essentiel d'assurer à la machine de traction une
puissance d'inertie supérieure à celle exercée pour tirer la charge, faute de
quoi c'est la machine qui se déplacerait. Le procédé illustré ici, consiste en
une herse d'ancrage enterrée dans le massif de remblai sur lequel elle prend
appui, cette méthode n'est précisément applicable que dans le cas où le
sol est constitué artificiellement, il suffit alors de prévoir, avant le
remblaiement complet, les emplacements de cabestans, afin de poser les herses
dont seuls les câbles d'ancrage dépasseront du sol. Lorsque le sol est ferme
et naturel, le creusement de fosses pour le logement des herses étant plus
fastidieux, on utilise des pieux en série haubannés les unes aux autres.
Enfin dans le cas d'un sol rocheux, il faut créer artificiellement par
enrochement, une masse inerte plus pesante que la charge et sur laquelle on
vient se fixer f1*.
Les pierres étant juxtaposées sur leur assise, il est alors aisé, pour leur
assurer un alignement rigoureux, de procéder à un ravalement collectif
des faces de parement, lequel offre l'avantage de rattraper les légers
décalages toujours possibles après l'opération de halage.
A la conclusion de cette brève étude nous pensons avoir ramené
l'irritante question de la mise en place des mégalithes de Baalbek, à des
dimensions saisissables, pour ne pas dire humaines.
L'argumentation proposée, si elle a fait appel à des formules
mathématiques modernes, n'a eu recours à ces démonstrations que pour justifier
le rendement et l'efficacité de machines et de procédés connus et élaborés
empiriquement par les bâtisseurs de l'Antiquité.
Un problème archéologique demeure, qui consiste à déterminer par qui
(x) Au cours des opérations de bardages citées plus haut, l'auteur a pu expérimenter ces trois
procédés d'ancrage et en vérifier l'efficacité.
1977] À PROPOS DU TRILITHON DE BAALBEK 63
et à quel moment, ces techniques, firent leur apparition. Sachant que les
Égyptiens ignoraient la poulie <1J il n'est pas déraisonnable d'attribuer à
un peuple de navigateurs, soit les Minoens soit les Phéniciens <2>, l'invention
de cet organe essentiel de toutes les machines à câbles et du palan, puis de
toutes les machines de levage et de halage exploitant ce type de mécanisme.
On peut penser qu'un jour l'archéologie sous-marine apportera une réponse
satisfaisante à ce point de détail, dont on ne saurait mésestimer
l'importance.
Jean-Pierre Adam.