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cosmopolites
Ien Ang, Nicole G. Albert
Dans Diogène 2012/1 (n° 237), pages 12 à 27
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0419-1633
ISBN 9782130593393
DOI 10.3917/dio.237.0012
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atteignent jusqu’au fin fond des villages les plus pauvres et reculés
du globe. Elles ont facilité la création d’un monde intensivement
interconnecté ou, pour reprendre l’expression du sociologue Manuel
Castells (1996, 2005), d’une « société en réseau ».
Ces réseaux de flux stimulés par la globalisation ne se conten-
tent pas de rendre le monde plus unifié ou intégré ; ils produisent
aussi de nouvelles hiérarchies de pouvoir et des formes mouvantes
de désunion et de désintégration, créant ce que le théoricien des
relations internationales James Rosenau (2003) qualifie de ‘frag-
megrated’ world – un monde « fragmentégré » combinant fragmen-
tation et intégration. Par exemple, la globalisation économique et
technologique peut faciliter l’hégémonie d’entreprises puissantes
(occidentalisation ou américanisation), mais elle peut aussi avoir
pour effet la prolifération d’expériences culturelles et d’activités
sociales diverses émanant de ces flux. Dans ce cas-là, les processus
de globalisation et de localisation se produisent simultanément,
aboutissant à ce que certains théoriciens ont appelé la glocalisation
(Robertson 1995 ; Roudometof 2005). Ce terme, d’abord utilisé dans
le monde des affaires nippon au cours des années 80, vient du ja-
ponais dochakuka (土着化), qui désigne une globalisation à l’échelle
locale. Il est utilisé pour décrire la façon dont des produits ou des
techniques mondialisés sont adaptés afin de répondre à des besoins
particuliers et à des conditions locales. Ce qui est intéressant ici,
c’est qu’on ne peut départager le « global » du « local » : les deux
sont imbriqués. Ainsi, l’extension d’Internet a été dominée par
quelques grandes sociétés américaines telles que Google, Apple et
Microsoft, mais les utilisations de l’Internet, en particulier les ré-
seaux sociaux comme Facebook, Twitter et YouTube (tous proprié-
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Le processus cosmopolite
Les historiens ont identifié des situations où par le passé on a
vu émerger un fort ethos cosmopolite dans des contextes d’intenses
relations d’échanges, en particulier dans les centres de commerce
et les avant-postes coloniaux. Le Sri Lanka, par exemple, en raison
de sa position géographique dans l’océan Indien, a longtemps été
au cœur des liaisons du commerce maritime entre l’est et l’ouest,
fréquentées par les marchands romains, arabes et chinois avant
l’arrivée des marins portugais et hollandais à partir du XVe siècle,
jusqu’à ce que l’île de Ceylan tombe sous protectorat britannique
au XIXe siècle. Colombo, la capitale, à l’instar de nombreux autres
postes d’approvisionnement de la région, est connu dans l’histoire
pour avoir été un point de rencontre où des gens venus de diffé-
rents pays entraient en contact les uns avec les autres, souvent
pour des laps de temps assez longs, cette cohabitation engendrant
un formidable échange d’idées, de technologies et de marchandises.
Ainsi, il a existé une diversité culturelle fluide, autour de l’océan
Indien, pendant plusieurs siècles avant la création des États-
nations modernes. Ces marchands étaient profondément cosmopo-
lites : en raison des transactions commerciales pratiquées réguliè-
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Au-delà de la nation
Ce changement dans la manière de concevoir et d’imaginer les
sociétés multiculturelles est peut-être réalisable dans le contexte
de l’État-nation, où des groupes ethniques et culturels différents
sont obligés de cohabiter au sein d’une juridiction identique. Toute-
fois, on ne sait que trop bien qu’il est difficile de surmonter les ha-
bitudes de pensée là où l’absolutisme de la différence ethnique est
enraciné et, souvent, entériné par les gouvernements. La difficulté
est décuplée quand on souhaite mettre à bas les barrières culturel-
les entre les États-nations : dans un sens strictement légal, les
citoyens des différents États-nations n’ont pas besoin de partager
un monde commun, loin s’en faut. Si, par exemple, alors qu’ils sont
profondément divisés, il était possible de persuader les Cingalais et
les Tamouls du Sri Lanka de se rallier à une identité nationale sri-
lankaise commune, ils se verraient alors collectivement comme un
« nous » national en contraste avec les autres identités nationales.
Les nations fonctionnent comme des particules ontologiques de
la communauté mondiale. Les Nations Unies sont l’organisation
supranationale dominante, où les nations se réunissent et sont
reconnues pour leur autonomie individuelle et leur souveraineté
(Lechner & Boli 2005). Le monde selon les Nations Unies est né-
cessairement une mosaïque : une mosaïque d’États-nations indé-
pendants, chacun avec son gouvernement, sa culture, son drapeau,
son hymne national… Les peuples opprimés à travers le monde
aspirent au statut de nation indépendante, seul moyen de se libé-
rer de leur sentiment d’assujettissement – prenons, récemment, les
peuples de Timor-Est, du Soudan du Sud ou les Palestiniens. On
reconnaît donc l’indépendance nationale comme un bienfait indé-
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Références
Anderson, B. (2006) Imagined Communities. Reflections on the Origins
of Nationalism. Londres : Verso.
Ang, I. (2001) On Not Speaking Chinese. Living between Asia and the
West. Londres : Routledge.
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