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La peur de la philosophie
Si l’on devait voir dans la rencontre de la philosophie grecque et
de l’univers spirituel de l’islam l’effet d’une parole de bon augure,
ce pourrait être celle-ci, attribuée au prophète Muhammad : « la
parole de sagesse est la propriété perdue du musulman. Partout
donc où il la rencontre, il y a droit plus que quiconque ».
Qu’il pût exister une « parole de sagesse » hors du monde créé
par le Texte révélé et dont le musulman eût à s’approprier, cela
n’était pas facilement acceptable pour les spécialistes des sciences
qui s’étaient développées dans le monde islamique en dessinant un
paysage intellectuel tout entier centré autour du Livre coranique.
Ainsi le Commentaire (Tafsîr) de la Parole sacrée était-il la science
même, tandis que les disciplines liées à la langue de la révélation,
grammaire, philologie ou éloquence étaient également consacrées
parmi les « sciences de la religion » parce qu’elles avaient d’abord
pour finalité de constituer des instruments pour le Commentaire.
De la traduction à l’hybridation
ISLAM ET PHILOSOPHIE 147
que avec l’arabe a été l’une des conditions de bien d’autres ren-
contres, d’un faisceau d’histoires qui se sont entremêlées. C’est
encore Alain de Libera qui décrit ce foisonnement des ren-
contres : « la philosophie en terre d’islam n’est pas la philosophie
des musulmans, mais l’histoire des philosophies que les musul-
mans ont produites ou laissé produire après la conquête – païenne,
chrétienne, musulmane, juive ; philosophie musulmane faite par
des religieux, philosophie ‘laïque’ faite par des philosophes ; philo-
sophies orientales et occidentales, méditerranéennes ou continen-
tales, arabes ou non arabes, philosophies perses et philosophies
turques3. »
Les premières traductions des sciences philosophiques en arabe
étaient effectuées à partir de leur version syriaque par des maîtres
chrétiens, nestoriens en général. Une famille chrétienne s’est ainsi
particulièrement distinguée à la tête de la Maison de la Sagesse,
celle de Hunayn, dont le fils Ishâq et le neveu Hubaish furent aussi
des traducteurs de renom. Le corpus philosophique ancien, aristo-
télicien en particulier, devint ainsi accessible en arabe grâce à la
traduction. Un effet essentiel de ce mouvement de translatio stu-
diorum du monde antique à Bagdad, la capitale des califes abbas-
sides, fut de faire de l’arabe une langue philosophique : Aristote en
arabe était la preuve vivante que rien dans l’essence même de la
philosophie ne nécessitait qu’elle parlât grec, ni même une langue
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3. Ibid.
4. On me permettra de renvoyer ici à mon étude de la controverse intitulée
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Leçons
L’histoire de la rencontre de la « parole de sagesse » grecque et
de l’islam comporte de nombreux enseignements. De l’esquisse qui
vient d’en être présentée on pourra tirer deux leçons : la première
pour la modernité islamique, la seconde pour le développement de
la philosophie en Afrique.
La leçon pour la modernité islamique est celle qu’a tirée le phi-
losophe-poète indien Muhammad Iqbal (1877-1938) de sa médita-
tion sur la rencontre constitutive de l’histoire de la philosophie
dans le monde musulman5. La pensée religieuse de l’islam, en a-t-il
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« Grammaire, Logique et vérité » dans Entre les Grâces et les Muses. Eléments histo-
riques de culture générale, sous la direction de D. DAUVOIS, C. SIMON, J. HOARAU,
Paris, Ellipses 1994.
On remarquera l’actualité de cette question qui sera reprise d’une part dans le
projet d’Alexis Kagamé d’exhumer l’ontologie que porte la langue Kinya-rwandaise
en en dégageant les « catégories » sur le modèle de celles d’Aristote ( Alexis
KAGAME, La philosophie bantu-rwandaise de l’être, Bruxelles, Académie royale des
sciences coloniales 1956.) ; d’autre part dans l’article de BENVENISTE sur
« catégories de langue et catégories de pensée » reprise dans ses Problèmes de lin-
guistique générale (chap. VI), Paris, Gallimard 1966.
5. C’est une partie de l’intitulé de la thèse de doctorat qu’il présenta à Cam-
bridge en 1907 et qui a été traduite en français par Eva de Vitray Meyerovitch sous
le titre suivant : La Métaphysique en Perse, Paris, Sindbad 1980.
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gards pluriels, la Rédaction avait demandé aux auteurs de résumer leur texte dans
leur propre langue : yoruba, wolof, ebonics, twi, somali,dhuluo, akan, beti.