Le Messager DAthenes Ou La Defense de LHellenism
Le Messager DAthenes Ou La Defense de LHellenism
Le Messager DAthenes Ou La Defense de LHellenism
47 | 2020
La presse allophone dans les Balkans
Joëlle Dalègre
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ceb/16158
ISBN : 9782858313709
ISSN : 2261-4184
Éditeur
INALCO
Édition imprimée
ISBN : 9782858313693
ISSN : 0290-7402
Référence électronique
Joëlle Dalègre, « Le Messager d’Athènes ou la défense de l’Hellénisme », Cahiers balkaniques [En ligne],
47 | 2020, mis en ligne le 21 août 2020, consulté le 26 août 2020. URL : http://
journals.openedition.org/ceb/16158
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Le Messager d’Athènes ou la
défense de l’Hellénisme
Joëlle Dalègre
CREE-Inalco
Magne‑Cargèse
En 1676, environ 600 Grecs, originaires du village d’Itylon dans le Magne,
demandent asile à Gênes qui choisit de les placer en Corse sur le territoire de
l’actuelle Paomia au sud d’Ajaccio, pour mettre en valeur le maquis, et insérer
des non‑Corses en milieu hostile à la présence italienne. Leur groupe, fort mal
accueilli, voit son village détruit par les Corses voisins en 1732. Les Magniotes se
réfugient alors à Ajaccio qu’ils ne quittent que lorsque, la Corse ayant été acquise
par la France, le gouverneur de l’île, le comte Charles‑Louis de Marbeuf, leur
donne le territoire de Cargèse (proche de Paomia, en surplomb sur la mer) où il
fait dessiner par les militaires un plan orthogonal, 120 maisons, une église et une
école en français. C’est fait en 1776 2.
Parmi les dirigeants de cette communauté figure la famille Stephanopoli qui
assure être originaire de Constantinople (d’où le Poli de son nom), et même
descendre des Commène, ce qui a été reconnu officiellement par Louis xvi. On
entend parler des Stephanopoli dans l’histoire de France quand, en 1797 et 1798,
deux des hommes de la famille, Dimos et Nicola, sont envoyés en mission dans le
Magne par Bonaparte 3 ; ils devaient contacter les Grecs et découvrir s’ils seraient
disposés à aider la France contre les Ottomans (voir expédition d’Égypte).
Cargèse‑Athènes
Antoine Zannetakis‑Stephanopoli est l’un des descendants de la famille, le neveu
de Dimos Stephanopoli. Natif de Cargèse, orphelin à 15 ans, il quitte la Corse pour
l’Italie, puis se décide pour Athènes, où il arrive à 22 ans, en 1862, au moment de
la révolution contre le roi Othon ; rapidement son bilinguisme et ses capacités lui
permettent de collaborer à la rédaction de documents officiels.
2. Commène, 1959a. À noter que Marbeuf sera fait marquis de Cargèse par Louis xv !
Commène, 1959b.
3. Voir An viii, Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années v et vi,
d’après deux missions, dont l’une du Gouvernement français et l’autre, du général en chef
Buonaparte.
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FIGURE 2.
ANTOINE ZANNETAKIS STEPHANOPOLI EN 1886, À 57 ANS
Source : Wikimedia commons
Athènes‑Paris‑Athènes
Jeanne Stephanopoli (1875‑1961), la première étudiante d’une université grecque,
est la fille d’Antoine qui lui fournit des préceptrices renommées ; puis, quand elle
entre au collège, elle remporte tous les prix, et comme le lycée n’accepte pas les
filles, elle se voit simplement donner l’autorisation de suivre les cours à la maison
avec des professeurs, qui, ensuite, vont affirmer devant un juge de paix qu’elle a
bien travaillé ce qui « était prescrit par la loi et obtenu le diplôme ». En juin 1889,
elle participe à l’examen de fin d’études et obtient la meilleure note sur 60 élèves.
4. Zannetaki‑Stephanopoli, 1891.
LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME
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Pendant ses études, Jeanne travaillait déjà au Messager ; l’éducation de son père
dans la Grande Idée l’a convaincue, comme le montrent les titres de ses livres, tous
en français, et parfois traduits en anglais 7. À la mort de son père, en 1913, Venizélos
lui donne la direction de l’Agence athénienne de Nouvelles (APE) ; en 1915, elle
transforme le Messager en quotidien. C’est une vénizéliste acharnée et elle devient
un agent de propagande du ministère des Affaires étrangères : elle écrit pour lui
une série d’articles en français sur la situation des îles qui ont été publiés dans de
nombreux journaux et réunis dans un livre en français, elle contribue à diffuser le
nom de « Dodécanèse » au lieu de « Sporades Orientales » comme on disait alors.
Le directeur de la propagande grecque, en 1915, lui offre de l’argent pour rallier
la cause royaliste, mais elle refuse. Pendant le « dichasmos » (le schisme entre
royalistes et vénizélistes), elle rejoint à Thessalonique le gouvernement de Défense
nationale, puis Nicolaos Politis, le ministre des Affaires étrangères, l’envoie à
Paris contacter les politiques français où son réseau constitue un véritable lobby.
Pendant les négociations du traité de Sèvres, elle effectue de nombreuses missions
pour le gouvernement de Venizélos, celui‑ci aurait fait son éloge en disant que la
Grèce gagnerait beaucoup à avoir des hommes comme cette femme !
Après la défaite électorale de Venizélos en 1920, elle arrête le journal et reprend
en janvier 1924, au retour de Venizélos ; en 1941, elle choisit d’interrompre la
publication après l’entrée des Allemands dans Athènes. Le journal renaît en 1945
avec une autre propriétaire, mais Jeanne continue à y écrire et à collaborer avec les
gouvernements. À propos de la condamnation à mort de Beloyannis, elle publie
un texte, Le procès d’espionnage en Grèce, 15 février‑1er mars 1952, qui défend les
positions officielles face aux protestations étrangères.
Elle a légué sa fortune à la Fraternité chrétienne des jeunes, et ses Archives au
musée Benaki.
En 1951, elle a reçu en France, la Légion d’honneur.
La structure du journal
À qui s’adresse‑t‑il ?
Intellectuellement à l’aise ?
C’est une élite francophone. Il faut préciser que cette francophonie, si elle est
liée en partie à l’origine d’Antoine Stephanopoli, reflète la position dominante de
la langue française chez les élites grecques : en effet, jusqu’à la fin de la Seconde
Guerre mondiale, le français est la seule langue étrangère enseignée dans les
collèges et lycées du pays ; outre les écoles catholiques qui enseignent aussi le
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français, l’École française d’Athènes fondée en 1846 donne, dès l’année suivante,
des cours de langue et de littérature françaises, en 1899, l’Alliance Française ouvre
à Athènes son premier établissement, en 1907 est créé l’Institut français qui se
consacre à l’enseignement de la langue. Si Jeanne Stephanopoli est une sorte
d’agent diplomatique de Venizélos pendant la Première Guerre mondiale, à la
même époque l’École française devient une filiale du Quai d’Orsay 8.
Le contenu révèle un lectorat au-dessus de la moyenne. Jusqu’au début du
xx siècle, la rubrique « documents » reproduit des textes diplomatiques, le
e
Jusqu’en 1914
De 1875 à 1914 compris, le journal se fait clairement le défenseur de l’Hellénisme
(mot qu’il utilise de préférence à « Grec » 9), des intérêts des Hellènes hors
du petit Royaume, contre les Slaves, les Turcs et les Albanais. Le choix de
ce terme est clairement expliqué par un texte qu’il emprunte à l’historien
Constantin Paparrigopoulos :
L’hellénisme moderne n’a pas la prétention de s’approprier des
pays étrangers. Il se contente de sauver les populations homogènes
8. Chèze, 2017.
9. Il rappelle dans le no 42 du 28 octobre 1877 que, depuis l’époque de Law, le terme
« grec » en français désigne un tricheur, et que c’est le sens que lui donne en 1694,
le dictionnaire de l’Académie. Les no 45, 47, 48, 49 et 51 des mois de novembre et
décembre 1881 consacrent au total plus de 7 pages à l’histoire des noms Hellènes/ Nation
hellénique/ Hellénisme selon Constantin Paparrigopoulos.
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menacées par les étrangers qui se sont infiltrés dans les pays qui ont
formé de tout temps son domaine… [Le mot] sert à désigner tous les
Hellènes, divisés en libres et en esclaves. Le nom de nation hellène
aurait pu, sans sa signification politique, être appliqué seulement
aux populations de la Grèce libre. Il a fallu donc désigner d’un nom
qui ne fut pas susceptible d’une double interprétation, l’union
morale et intellectuelle de la nation encore divisée au point de vue
politique 10.
1924‑1925
Les deux années 1924‑1925 montrent un journal qui a 50 ans, et se situe dans une
Grèce qui a renoncé à la Grande Idée ; sa rédactrice en chef après sa fidélité et sa
confiance en Venizélos qui l’ont conduite à Thessalonique et à Paris a subi le choc
du traité de Lausanne. Même si le premier numéro de 1924 présente le retour
de Venizélos à Athènes, comme celui d’un héros 11, la Grande Idée a disparu ; il
est question souvent de l’application imparfaite du traité de Lausanne faite par
les Turcs, de leurs réticences à donner des nouvelles des prisonniers de guerre
grecs ou à les libérer, mais le texte même reste acquis ; on traite plusieurs fois des
conditions de formation de la Commission d’établissement des réfugiés, mais cela
reste légaliste et administratif, il n’y a aucun article sur les réfugiés eux‑mêmes et
leurs conditions de survie dans Athènes.
Le Messager de 1924 et 1925 est devenu un maigre quotidien, la publicité est
réduite aux services des compagnies de navigation entre Le Pirée, les États‑Unis et le
11. « Ainsi rentra dans sa patrie après trois ans d’absence Elefthère Venizélos ! Puissent
ses mains énergiques et son clair génie ramener dans ce pays de Grèce, la pacification des
esprits, l’ordre et la tranquillité nécessaires pour que le peuple hellène reprenne sa marche
vers de belles destinées. » Jules Rateau, collaborateur de l’Écho de Paris, « Ainsi rentra
Venizélos », 5 janvier 1924. L’article se prolonge le lendemain.
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Il s’agit ici d’une anecdote, mais significative, le heurt entre deux grands
intellectuels du moment qui règlent leurs comptes publiquement dans le journal.
Les deux hommes, Constantin Paparrigopoulos et Henrich Kiepert ont à peu
près le même âge, ils sont en 1876 deux sommités, l’un, de l’histoire grecque,
l’autre, de la cartographie allemande, professeurs à l’université d’Athènes ou de
Berlin depuis une trentaine d’années.
Constantin Paparrigopoulos (1815‑1891) est indéniablement l’historien grec
moderne le plus célébré en Grèce, celui qui, par son Histoire de la Nation hellène
des temps les plus anciens jusqu’à nos jours, publiée en grec entre 1860 et 1874,
et son Histoire de la civilisation hellénique (en français en 1878) a construit le
Récit national grec, établissant la continuité du peuple grec, génétique et
civilisationnelle, de l’Antiquité au xixe siècle. Il devient ainsi le support historique,
jugé incontestable, de la Grande Idée. Natif de Constantinople et élevé à Odessa, il
est en lui-même une preuve vivante de la vie de cet hellénisme hors de Grèce. Son
travail est vu comme une arme contre Fallmerayer, et le Messager signale toutes
ses publications, traductions ou interventions publiques. Ainsi, le 13 janvier 1877
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Joëlle DALÈGRE 67
(no 1), il se réjouit de trouver dans le Times un extrait de son livre à propos de la
prise de Constantinople par les croisés, il en cite un extrait et conclut :
Les lignes qui précèdent ne sont pas seulement une justification
de l’Empire d’Orient si calomnié par les Latins […] mais nous
donnent une idée de l’activité hellénique au Moyen Âge et du parti
qu’une administration intelligente pourrait tirer aujourd’hui de ces
mêmes pays.
Ce qui sous‑entend bien sûr que les Grecs de 1876 et les habitants de l’Empire
de 1204 sont « hellènes » au même titre, et que « ces pays », soit l’ensemble
des terres byzantines de 1204, donc les terres qui pourraient être attribuées à la
Bulgarie, gagneraient à l’« administration intelligente » des Grecs de 1876. Le
journal reprend en partie ce thème dans son numéro du 28 avril 1877 (no 17) en
consacrant plus de deux pages à la conclusion du grand ouvrage de Paparrigopoulos
en cours de publication à Paris, et annonce la semaine suivante que l’historien
présentera son livre à l’École française d’Athènes, et il publie régulièrement
pendant les 5 années suivantes des extraits de ce livre ; il publie également un
article de l’helléniste Émile‑Louis Burnouf dans la Revue des Deux Mondes, qui
reprend la conclusion de l’ouvrage de Paparrigopoulos (25 mai 1878).
Heinrich Kiepert (1818‑1899) a été l’un des géographes et cartographes
allemands les plus récompensés de son époque, enseignant à l’université de
Humboldt à Berlin de 1854 à sa mort, soit plus de quarante ans. En 1840, il a
publié un Atlas von Hellas und den hellenischen Kolonien [Atlas de la Grèce et des
colonies grecques], en 1848, un Historisch‑geographischer Atlas der alten Welt [Atlas
historico‑géographique du monde antique] et, en 1854, l’Atlas antiquus [Atlas
antique]. Ceci en fait un spécialiste reconnu de la cartographie du monde grec
antique, et donc, dans la mentalité du xixe siècle, du monde grec de son époque.
Après 1878, Kiepert reste présent dans le Messager ; le 2 janvier 1879 (no 52),
il se réjouit que le géographe, à propos de l’Albanie, donne raison aux positions
grecques sur Janina où, dit‑il, la langue grecque et l’orthodoxie dominent, ce qui
en fait donc une ville qui n’est pas albanaise. Le 20 mars 1880, le journal annonce
la publication de la première de trois cartes demandées à Kiepert, par le Syllogos
pour la Propagation des Lettres Grecques, aux frais d’Étienne Zaphiropoulos de
Marseille, sur « l’hellénisme au ve siècle » ; le 25 novembre de la même année
les deux autres cartes sont terminées, « l’hellénisme sous Alexandre le Grand
et les diadoques » et « l’hellénisme au xe siècle après Jésus‑Christ ». Il est
même question, la semaine suivante, d’une quatrième carte, sur « l’hellénisme
aujourd’hui », mais elle ne verra jamais le jour. Quand Kiepert s’en tient à
l’histoire antique, un sujet hors des conflits, on le célèbre dans le journal !
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15. http://srv-web1.parliament.gr/display_doc.asp?item=41473&seg=
16. Ethnic composition map of the Balkans, http://www.theapricity.com/forum/
showthread.php?54863-Maps-of-Macedonia/page7, (18/04/2016).
CAHIERS BALKANIQUES
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chez Edward Stanford 17. L’auteur est jugé plus fiable parce que, professeur
pendant de longues années dans les établissements grecs de Constantinople, il
connaît son sujet, et car « il n’a pas comme ses devanciers demandé des chiffres
au premier venu, mais il a compulsé avec la plus scrupuleuse exactitude, tous les
documents réunis aux archives du patriarcat. » Synvet précise qu’il a multiplié
les chiffres disponibles par cinq ou six, car ils reposent sur un dénombrement à
but fiscal qui ne comptait que les familles, et non les personnes, sans noter les
familles indigentes. Le journal en conclut donc « que la population grecque serait
encore plus nombreuse que la population slave, moins active et surtout beaucoup
moins façonnée à la civilisation européenne à laquelle elle est restée presque
complètement étrangère. »
Dans le numéro 12 du 30 mars 1878, les cartes ethnographiques reviennent
dans l’actualité, le journal, partant d’une remarque de Bismarck sur la carte de
Kiepert qui « se rapprochait le plus de la vérité », consacre une page et demie
à conseiller d’autres lectures au chancelier allemand. Il reprend les critiques
précédentes à l’égard du travail de Kiepert et conseille instamment la carte de
Stanford (autrement dit de Gennadios), le travail de Synvet et la carte récente
publiée par l’ingénieur Bianconi 18. Les données statistiques nombreuses de
Synvet et de Bianconi prouveraient que, dans les territoires en jeu, l’élément grec
est largement dominant. Le numéro suivant, le 13, du 13 avril 1878, consacre à
nouveau une page aux cartes ethnographiques.
Il reprend les arguments déjà évoqués contre Kiepert et Lejean, et en ajoute
deux autres : le premier invoque la difficulté à classer les populations bilingues du
nord de la Macédoine et de la Thrace qui, au moral comme au physique, rappellent
« la physionomie et l’intelligence grecques », le second évoque l’impossibilité de
rendre sur une carte l’enchevêtrement des populations. Il en conclut qu’il faudrait
faire des cartes « ethnocratiques ».
Le nouveau procédé consisterait à séparer les pays hellènes, slaves,
roumains et albanais par divisions ou groupes de race, et, autant que
possible, de frontières naturelles, et à donner à chaque division ou
groupe, une seule couleur. Cette couleur ne prétendrait pas établir
que les parties constitutives de chaque section ne sont occupées que
par une seule et unique race, elle indiquerait seulement la race qui y
serait prépondérante.
Le journaliste trace donc les limites qu’il juge « logiques » des territoires
roumains, albanais et bulgares et accorde aux Grecs tout ce qui est au sud du
Balkan jusqu’au cap Ténare.
Car la prépondérance y appartient essentiellement à la race
grecque par le chiffre de la population, la langue, l’intelligence,
l’activité commerciale, maritime et industrielle, en un mot par tout
ce qui constitue les caractères d’une nationalité vivace 19.
Le 20 avril suivant, Le Messager consacre sa première page à une critique
violente de la nouvelle carte de Kiepert, la quatrième en deux ans. Le géographe
allemand s’oppose nettement à Bianconi et Synvet qu’il traite de « grécomanes
enragés », mais Le Messager l’accuse – détails à la clé – de modifier ses tracés
après chaque intervention de l’ambassadeur de Russie. Le 25 mai, les attaques se
poursuivent : Jean Protodiki, professeur dans une école grecque de Smyrne, affirme
dans une lettre que Kiepert, en visite dans sa ville, a reconnu n’avoir jamais visité
la Macédoine, et que, vu qu’il ne connaît que deux mots de grec et autant de turc,
ne peut être jugé compétent. Dans le numéro 38 du 26 septembre 1878, l’affaire
Kiepert se poursuit, mais cette fois‑ci la carte ethnocratique suggérée en avril a vu
le jour, en juin, sous le nom de Kiepert, financée par Étienne Zaphiropoulos de
Marseille.
Elle serait le résultat d’une collaboration entre Paparrigopoulos, nommé en
décembre 1876, président du Comité central de la défense nationale et Kiepert.
Qu’écrit Kiepert de sa carte ethnocratique ?
C’est moi qui me suis chargé à la demande d’un comité
constitué à Athènes, de la rédaction du tracé topographique et de
la partie historique et archéologique d’une grande carte murale
de la péninsule grecque destinée à l’usage des écoles grecques…
Cette carte qui s’imprime… en ce moment porte au titre mon nom
d’auteur, mais aussi celui du comité éditeur et enfin – en caractères
très grands – comme cela convient au généreux Mécène, celui de
M. Zaphiropoulos. Après que la gravure fut terminée, le comité
me proposa de la faire colorier… je m’y opposai vivement, le choix
des couleurs me semblant tendancieux […] mes propres idées sur
19. http://srv-web1.parliament.gr/display_doc.asp?item=41479&seg=
CAHIERS BALKANIQUES
72 La presse allophone dans les Balkans
Il termine en répétant qu’il n’est pas l’auteur de cette carte en total désaccord
avec ses propres données et qu’il n’aurait jamais consenti à lui laisser son nom s’il
avait « soupçonné » « qu’on en ferait un usage politique » !
Paparrigopoulos ne cède rien et répond en détail, le 23 septembre, en accusant
le géographe d’être un pleutre et un menteur ! Voici les arguments :
• après des échanges entre eux en 1877, Kiepert lui adressa en juillet 1877,
une lettre et un croquis : il acceptait le principe ethnocratique, mais
dessinait deux zones intermédiaires qu’il refusait de voir colorer sous son
nom ;
• dans une lettre du 3 octobre 1877, Kiepert accepta de discuter son refus sur
la 2e zone intermédiaire (Bitola) pour laquelle il y avait désaccord. Mais, il
refusa le titre Tableau des terres grecques du fait que la moitié de la carte
comprend des terres qui n’ont jamais été grecques (cela figure dans la lettre
de Kiepert, mais pas chez Paparrigopoulos).
• Paparrigopoulos se rendit en décembre à Berlin et finalement Kiepert
accepta, et même supprima les zones intermédiaires… mais en janvier, il
refusa.
• Et, en février 1878, il proposa d’attendre que des frontières aient été
fixées pour ne pas faire un travail inutile, et précisa que s’il fallait l’éditer
« pour les besoins du moment », il voulait que l’on mette le nom de
Paparrigopoulos là où figuraient les couleurs qu’il refusait.
D’accord en refus, suivi d’accord, chacun affirme que l’autre l’a trahi. La carte
est publiée en juin 1878, elle a été prise en compte au Congrès de Berlin où le
nom de Kiepert pèse lourd. Kiepert s’est déclaré « trompé » et Paparrigopoulos
conclut méchamment :
LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME
Joëlle DALÈGRE 73
• Pourquoi Kiepert qui n’avait tracé que des cartes concernant le monde
antique et médiéval s’attaque-t-il en 1876 à une carte des Balkans
contemporains ?
• Paparrigopoulos a-t-il vraiment « manœuvré » Kiepert ? Ou…
• Le célèbre Kiepert s’est-il laissé berner, ou acheter ? Fut‑il assez sot pour ne
pas deviner, en juin 1878, alors que le Congrès s’ouvrit le 13 juin, qu’une
carte pouvait avoir un « usage politique » ?
Tous les articles ont un lien avec son objectif : les découvertes archéologiques
(présentes en moyenne dans un numéro sur deux ou trois), les épisodes de l’histoire
byzantine, la valeur des hommes de lettres grecs du passé, la vigueur du commerce
maritime grec, l’évergétisme, les réformes militaires ou les articles sur les Grecs des
États‑Unis qui visent à décourager l’émigration de jeunes combattants potentiels.
Quels sont les piliers de l’argumentation ?
Le principe des nationalités est souvent invoqué ; il va de pair avec la conviction
d’une supériorité numérique de l’élément grec, et, par voie de conséquence,
avec la présentation de statistiques démographiques alliées à des cartes, ainsi le
15 février 1913 à propos de la Macédoine, le 24 mai 1913 à propos de l’Albanie ou,
le 21 juin 1913, un tableau statistique des populations de la Turquie d’Europe 20.
Quand il s’agit des îles égéennes où la majorité hellène est reconnue par tous,
la rédactrice rappelle souvent aux Italiens, d’ailleurs divisés sur la question,
qu’eux‑mêmes ont invoqué le principe des nationalités, et qu’ils revendiquent
des Italiens irrédimés. Pour renforcer cette démonstration, le journal relaye
les mémoires et les adresses que les représentants d’une île, d’une communauté
grecque – où qu’elle soit dans l’Empire ottoman, et même à Chypre –, lui envoient
pour plaider leur cause et demander une intervention en leur faveur ou leur
rattachement à la Grèce. Cette tactique n’est pas nouvelle, Jeanne Stephanopoli, à
propos de son père écrivait le 1er mars 1913 :
[On] voyait défiler dans le cabinet de travail de Stephanopoli,
Crétois et Égéens, Macédoniens et Épirotes, quiconque avait un
mémoire à rédiger, une protestation à traduire, une adresse à insérer,
quiconque avait à soutenir devant l’opinion occidentale un grief
ou une revendication, quiconque réclamait l’appui d’une plume
vigoureuse et d’un cœur ardent. Il savait qu’à l’heure des grandes
crises nationales, lorsque la chancellerie hellénique devait peser
chaque mot, lorsqu’aux côtés du ministre des Affaires étrangères
devait se tenir un collaborateur connaissant les nuances subtiles
des mots français avec les détails précis des questions intéressant
l’Hellénisme, Coumoundouros, Deliyannis, d’autres encore n’ont
pas eu d’auxiliaire plus infatigable et plus expert.
La plume de la fille du fondateur est, semble‑t‑il, aussi vigoureuse, subtile et
engagée que celle du père, car dans chaque numéro de cette période, on trouve un
ou plusieurs mémoires ; chaque petite île de l’Égée, chaque communauté épirote a
20. Les chiffres – statistiques ottomanes – sont donnés par Giovanni Amadori‑Virgilj,
1908.
LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME
Joëlle DALÈGRE 75
rédigé ou fait rédiger son texte, les Chypriotes exposent plusieurs fois leurs griefs
et leur déception face à la Grande‑Bretagne. S’y ajoutent, supposés plus persuasifs,
des textes venant de Juifs, d’Albanais ou de musulmans de Grèce assurant qu’ils
ne peuvent mieux vivre qu’en Grèce, ainsi il n’y aurait pas de « problème
minoritaire ».
Le second principe invoqué repose sur une notion largement répandue dans
l’Europe de l’avant‑Première Guerre mondiale, la notion de race, pure ou non,
supérieure ou non. Tous les textes parlent de race grecque, turque, bulgare ou
albanaise et affirment la supériorité de la race grecque, descendante de la race
antique et supérieure en beauté (disent certains), en intelligence et en culture. Il
est donc impossible de placer cette race sous la domination d’une race inférieure,
« barbare », « inculte » et « sauvage ». Souvent, Le Messager, pour soutenir
cette idée, trouve des contributions venant des spécialistes européens de la Grèce
antique.
Le 18 janvier 1913, on lit :
De quel droit, à quel titre peuvent-elles [les puissances] en [les
îles] disposer ainsi ? Les Égéens ne sont pas des sauvages. Les Italiens
qui ont occupé quelques-unes de ces îles ont dû avoir constaté qu’ils
ne sont pas inférieurs aux populations de la Calabre, de la Sicile, et
de beaucoup d’autres régions de l’Italie. Ils ont pu se convaincre
aussi que l’instruction est beaucoup plus répandue dans nos îles
égéennes qu’en Italie même […].
Peut‑on raisonnablement refuser à des populations aussi
intelligentes, aussi actives, aussi éclairées que nos populations
égéennes le droit de disposer de leur sort ?
Dans le numéro suivant du 25 janvier 1913 :
On propose de rattacher l’Épire centrale et septentrionale à la
soi-disant Albanie indépendante. On propose en d’autres termes de
les placer sous la domination des beys et des clans albanais. Ceux qui
parlent ainsi ont‑ils jamais vu des barbares, se font‑ils une idée de
cette conception terrible ; une domination barbare sur des hommes,
sur des femmes paisibles et civilisées ?
[…] En 1903, Miss Durham visita la ville de Berat… elle écrivit :
les régions avoisinantes sont extrêmement sauvages. Les querelles
sanglantes font rage… Le pays est dans un état de barbarie rappelant
le Moyen Âge. Les Épirotes seront condamnés à couper du bois et à
porter de l’eau au milieu de l’anarchie envahissante des Tosques et
CAHIERS BALKANIQUES
76 La presse allophone dans les Balkans
21. Le texte est celui du professeur de grec ancien à l’université de Manchester, G. Burrows,
publié dans le Manchester Guardian.
LE MESSAGER D’ATHÈNES OU LA DÉFENSE DE L’HELLÉNISME
Joëlle DALÈGRE 77
Attila et ses Huns, on peut lire également Le tsar Ferdinand et ses Huns (deux
articles), victimes des Huns, la boucherie de Demir‑Hissar, la destruction de Serrès
(attribuée aux Bulgares), les Bulgares détruisent Nigrita, mémoires sur les atrocités
bulgares, les mensonges bulgares, le gouvernement bulgare complice des atrocités. Les
premières photographies publiées en juin et juillet 1913 montrent des ruines et
des morts, victimes des Bulgares. Enfin, vivre sous le gouvernement bulgare est
présenté comme une longue épreuve tant pour les musulmans que pour les Grecs.
Le 23 juin 1913, un article titré Cavalla sous le joug bulgare, une ville garrottée et
bâillonnée commence en ces termes :
Épouvantable. Voici la situation des habitants de Cavalla, comme
celle de leurs voisins de Dráma et de Xanthi. Pourquoi ? Parce qu’ils
sont Grecs. Aux yeux des Bulgares, il n’est pas de crime plus grand.
Destiné à inquiéter l’opinion des puissances coloniales occidentales, un
dernier point apparaît en décembre 1911 : la guerre sainte, le péril panislamique,
réveillé par l’attaque italienne sur la Tripolitaine en septembre 1911 et qui
concerne l’Empire ottoman puisque le sultan est aussi calife. Le numéro du
27 décembre 1911 présente la Fetva des ulémas sur l’union islamique pour la guerre
sainte en ces termes :
Les populations musulmanes de tous les pays, excitées par
les prédications de la Jeune Turquie, continuant la politique
d’Abdul‑Hamid, s’agitent, s’efforcent de resserrer le lien religieux,
de se réunir en un immense faisceau autour du chef des Croyants.
Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer qu’alors que les
nations chrétiennes travaillaient au relâchement du lien religieux au
dedans comme au dehors, les populations musulmanes par contre,
s’efforçaient de le resserrer afin de former une ligue des musulmans
d’Asie et d’Afrique sous la direction des sultans de Constantinople
et des Turcs d’Europe. Plus les populations chrétiennes devenaient
tolérantes, plus les populations musulmanes devenaient intolérantes.
Par la suite, cette menace du panislamisme est présentée encore plusieurs fois
en avril, mai et juin 1912, avec un texte long et particulièrement menaçant le
16 mai.
On lit dans l’El Hilal (Le Croissant) de Constantinople que
les Européens ne se trompent pas, ni les Ottomans imbus d’idées
européennes.
CAHIERS BALKANIQUES
78 La presse allophone dans les Balkans
Nouvelle vision d’un islam menaçant après bien des textes qui jugeaient son
apathie responsable des échecs turcs.
Il y a là une indéniable parenté entre la presse française et Le Messager :
les photographies des mêmes massacres de Doxato que dans l’Illustration, le
2 août 1913, le thème des Bulgares comparés aux Huns, et celui des dangers du
panislamisme par exemple 22.
Conclusion
Bibliographie
Source
La source quasi unique de cet article est l’ensemble des numéros du Messager
d’Athènes disponible sur le site de la Vouli. http://srv-web1.parliament.gr/
library.asp?item=41473.
Monographies
An viii, Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années v et vi,
d’après deux missions, dont l’une du Gouvernement français et l’autre, du général
en chef Buonarparte, rédigé par un des professeurs du prytanée, Imprimerie
23. http://srv-web1.parliament.gr/display_doc.asp?item=41478&seg=
CAHIERS BALKANIQUES
80 La presse allophone dans les Balkans
Kastanis Nicolaos, (pas d’année) H Εισαγωγή των Ελληνίδων στο Άβατο των
Μαθηματικών [L’entrée des Grecques dans le sanctuaire des mathématiques],
Αριστοτέλειο Πανεπιστήμιο Θεσσαλονίκης [Université Aristote de
Thessalonique], p.2‑3, URL : http://users.auth.gr/~nioka/Files/The_
Entrance_of_the_Greek_Women_in_Maths.pdf (consulté le 16/04/2016).
Pitsos Nicolas, 2017, Marianne face aux Balkans en feu, perceptions françaises de
la question d’Orient à la veille de la Grande Guerre, L’Harmattan, Paris, 470 p.
Articles