Louis Bayard Un Œil Bleu Pâle
Louis Bayard Un Œil Bleu Pâle
Louis Bayard Un Œil Bleu Pâle
Collection
NÉO
dirigée par Hélène Oswald
le cherche midi
Titre original : The Pale Blue Eye
© Louis Bayard, 2006
© le cherche midi, 2007, pour la traduction française.
23, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris.
« Le chagrin qui nous lie aux morts est le seul dont nous
refusions de divorcer. »
Washington Irving,
Essais et croquis
Mitoyen de rayonnants vergers circassiens,
Coulait un ruisseau tacheté de ciel -
Une eau d’éclats de lune agitée de ciel noir.
Avec d’agiles vierges qui, d’une moue incertaine,
Juraient obéissance à Athéna.
Tremblant, j’y trouvai Leonore perdue,
Criant à déchirer les nues.
Horrifié, torturé, je dus m’abandonner
À la vierge à l’œil de cérule -
La goule à l’œil céruléen.
Le testament de Gus Landor
Le 19 avril 1831
Dans deux ou trois heures… Il est difficile de savoir… Disons que dans
quatre heures au maximum… je serai mort.
Je trouve utile de le préciser, car cela apporte un certain éclairage à la
situation. J’éprouve depuis peu, par exemple, un grand intérêt pour mes
doigts. Pour cette lamelle des stores aussi, celle qui est un peu de travers en
bas. Derrière la fenêtre, une tige rebelle de la glycine, qu’on dirait échappée
de sa souche, oscille comme une corde de pendu. Je ne l’avais jamais
remarquée. Autre chose : le passé ressurgit avec toute la force du présent.
Les gens qui peuplèrent ma vie se pressent en masse à mon chevet
Comment font-ils pour ne pas se télescoper ? Je me le demande. Je vois
devant la cheminée un conseiller municipal d’Hudson Park ; juste à côté,
ma femme, en tablier de ménagère, ramasse les cendres pour les mettre
dans la corbeille. Et qui la regarde faire, sinon mon chien, ce bon vieux
retriever du Newfoundland ! Ensuite, dans le couloir : ma mère ! Elle qui
n’entra jamais dans cette maison, puisqu’elle est morte quand j’avais onze
ans. Et voilà qu’elle repasse mon costume du dimanche.
Une chose paraît curieuse, cependant : mes visiteurs ne s’adressent pas
la parole. Ils obéissent, semble-t-il, à un protocole assez strict. Dont je ne
comprends pas les règles.
Cela dit, tout le monde ne les respecte pas. Cela fait une heure qu’un
certain Claudius Foot me rebat les oreilles avec son histoire. Il hurle. Je l’ai
arrêté il y a quinze ans pour l’attaque du courrier de Rochester. Une
épouvantable injustice… Il avait trois témoins pour affirmer qu’au même
moment, ou à la place, il dévalisait celui de Baltimore ! Et il était fou de
colère ! Libéré sous caution, il avait quitté la ville pour y revenir six mois
plus tard. Mais il avait attrapé le choléra et, à bout de forces, s’était jeté
sous les roues d’un taxi à chevaux. Seule la mort avait réussi à interrompre
sa logorrhée. Et aujourd’hui il recommence.
Il y a foule, croyez-moi. Selon mon humeur, selon l’angle des rayons du
soleil dans le salon, j’y prête plus ou moins attention. Par moments, je dois
admettre que j’aimerais mieux communiquer avec les vivants. Ils se font
rares, ces temps-ci. Patsy ne passe plus dire bonjour… Le professeur
Pawpaw est toujours à La Havane en train de mesurer ses crânes. Je ne vois
d’ailleurs pas ce qui pourrait le faire revenir. Il ne me reste que son
souvenir, de vieilles conversations qui défilent dans mon esprit. Un soir, par
exemple, nous discutions de l’âme. Je n’étais pas certain d’en avoir une ; lui
si. C’aurait pu être amusant de l’écouter, mais il se prenait vraiment trop au
sérieux. Il faut dire que personne, jusque-là, ne m’avait entraîné si loin sur
cette pente hasardeuse, pas même mon père (pasteur itinérant, trop soucieux
de l’âme de ses ouailles pour s’occuper de la mienne). Et je n’arrêtais pas
de répéter :
— Bon, bon, tu as peut-être raison.
Alors Pawpaw redoublait de ferveur, arguant que j’éludais simplement la
question, en l’attente d’une confirmation empirique. Je lui demandai donc :
— Faute d’une confirmation de ce genre, que puis-je dire d’autre que
« Tu as peut-être raison » ?
Nous divaguâmes ainsi un moment, jusqu’à ce qu’il m’assène :
— Landor, le jour viendra où ton âme se tournera vers toi et se
présentera de la façon la plus empirique – à l’instant précis où elle te
quittera. Tu essaieras de la retenir, bien sûr ! Mais cela ne servira à rien !
Regarde-la plutôt maintenant qui ouvre ses ailes d’aigle et part aux Indes
agrandir son aire.
Non, il ne manquait pas d’imagination ! Un rien extravagant, quoi. En ce
qui me concerne, j’adhère mieux au réel qu’à la métaphysique. J’aime les
données palpables, la bonne soupe du quotidien. C’est pourquoi les faits et
leurs conséquences formeront la trame de ce récit, comme ils formèrent
celle de ma vie.
Une nuit, alors que j’étais à la retraite depuis un an, ma fille m’entendit
parler dans mon sommeil. Elle se rendit dans ma chambre où elle s’aperçut
que j’interrogeais un suspect mort depuis deux décennies. Je lui disais sans
arrêt : « Cela ne collera jamais, vous le comprenez vous-même, n’est-ce
pas, monsieur Pierce ? » Ce gaillard avait coupé sa femme en morceaux,
puis il les avait servis aux chiens de garde d’un entrepôt de Battery. Dans
mon rêve, ses yeux étaient rouges de honte ; il était navré de me faire perdre
mon temps. Je me rappelle lui avoir déclaré : « Cela n’aurait pas été vous,
ç’aurait été un autre. »
Eh bien, c’est ce rêve-là qui m’en fit prendre conscience : on ne laisse
pas comme ça son métier derrière soi. On a beau se réfugier dans les
Hudson Highlands, se cacher derrière une tonne de livres, devenir anonyme,
marcher avec une canne… le métier finira toujours par vous retrouver.
J’aurais pu fuir. Un peu plus loin dans la nature. C’est vrai, j’aurais pu.
Franchement, je ne saurais expliquer pourquoi je me suis laissé entraîner.
Ou alors ces événements n’eurent lieu que pour une seule raison : afin que
lui et moi puissions nous rencontrer.
Mais rien ne sert de spéculer. J’ai une histoire à raconter, il y a ces vies
perdues, ce sont des gens auxquels je n’avais pas accès, alors je laisse à
l’occasion parler d’autres personnes, mon jeune ami en particulier. Il est
l’esprit qui habite ce récit Quand je tente de me représenter qui sera le
premier à me lire, c’est son visage que je vois. Ses doigts effleurent les
lignes et les colonnes, son regard fait le tri dans mes notes.
Oui, je sais : on ne peut choisir qui nous lira. Mais je me réjouis qu’un
inconnu – pas encore né, pour autant que je sache – trouvera ces lignes. Eh
bien, Lecteur, je te les dédie.
Et je deviens donc mon propre lecteur. Pour la dernière fois. Voulez-
vous mettre une autre bûche dans la cheminée, s’il vous plaît, monsieur le
Conseiller ?
Et donc ça recommence.
Le récit de Gus Landor
1
Le 27 octobre 1830
ENS ME RETRO
II H
ARCADAIRE
HE TO
Le 28 octobre 1830
Le 29 octobre 1830
Le 30 octobre 1830
Le 30 octobre 1830
Le 30 octobre 1830
Le 31 octobre 1830
Monsieur Poe,
J’ai lu votre poésie dans la plus grande joie et – vous voudrez bien
m’excuser – le plus profond ahurissement. Je crains que ces histoires de
Naïade et d’Hamadryade ne dépassent mon entendement. Je regrette
vivement que ma fille ne soit plus là pour me servir de traductrice.
Romantique convaincue, elle connaissait Milton en long, en large et, si j’ose
dire, à l’envers.
J’espère toutefois que mes insuffisances ne vous décourageront pas et
que vous m’apporterez d’autres poèmes, quel que soit leur rapport avec les
choses qui nous concernent. Comme tout le monde, je tiens sûrement à
m’améliorer et ceux qui m’aident seront toujours les bienvenus.
En ce qui concerne la Science, je vous implore toutefois de ne rien
désigner sous ce terme qui se rapporte à moi.
Bien à vous,
G. L.
Le 31 octobre 1830
Le 31 octobre 1830
Il faisait frais et ce dimanche n’en finissait pas. Assis tout seul dans ma
chambre d’hôtel, j’avais relevé le battant de la fenêtre et, en me penchant un
peu, j’apercevais Newburgh puis, au-delà, la chaîne des Shawangunk. Les
nuages s’effilochaient comme un vieux col de chemise, le soleil dessinait un
couloir de lumière sur l’Hudson, et le vent, par à-coups, dévalait les ravins,
imprimant sur les flots de petits tourbillons.
Et tiens, le Palisado n’était pas en retard ! Parti quatre heures plus tôt de
New York, il approchait du débarcadère de West Point. Les passagers
s’étaient rassemblés sur chaque pont, collés comme des amants, accoudés
aux balustrades, tapis sous les marquises. Chapeaux roses, ombrelles
turquoise, plumes d’autruches d’un violet profond – Dieu n’aurait su
composer une palette aussi harmonieuse.
Coup de sifflet, suivi d’un jet de vapeur tandis que les débardeurs
prenaient place le long des passerelles. J’aperçus la minuscule yole qu’on
mettait à l’eau. Bien que chargée de valises et de visiteurs, elle semblait
trembler comme une feuille sous la brise. C’étaient là de nouveaux touristes
pour le royaume de Sylvanus Thayer. Je m’avançai pour mieux voir à quoi
ils ressemblaient…
Et me rendis compte qu’ils me regardaient aussi.
Mais si, ils tendaient le cou vers moi, leurs jumelles de théâtre braquées
sur ma fenêtre. Je quittai mon fauteuil et reculai d’un pas pour les ôter de
mon champ de vision. Pourtant j’eus l’impression qu’ils me poursuivaient
dans ma chambre, et j’étais prêt à refermer fenêtre et persiennes quand
j’aperçus la main – une main humaine, toute seule – qui cherchait un appui
sur le rebord !
Je ne criai pas. Je pense n’avoir même pas bougé. Je me rappelle
seulement avoir été la proie d’une vive curiosité, comparable à celle
qu’éprouve le fantassin en découvrant le boulet de canon qui, une seconde
plus tard, va lui fracasser le crâne. Debout au centre de la pièce, je vis une
deuxième main – jumelle de la première – s’accrocher au cadre. Percevant
ensuite un grognement de taupe, je restai immobile, sans oser respirer,
tandis qu’une casserole en cuir, légèrement de travers, apparaissait au-
dehors. Suivie par une frange humide de cheveux noirs, deux iris d’un gris
intense, deux narines dilatées par l’effort. Ah, et, oui, deux charmantes
rangées de dents, aussi.
Le première année Poe, à mon service.
Sans un mot, il hissa son torse sous le battant relevé… marqua un temps
pour reprendre son souffle… tira ses jambes à l’intérieur, et s’effondra
finalement par terre comme une masse. Il se redressa aussitôt, rangea ses
mèches sous son shako et me gratifia d’une de ces courtes révérences qu’il
affectionnait.
— Veuillez m’excuser d’être en retard, dit-il en haletant. J’espère ne pas
trop vous avoir fait attendre.
J’avais les yeux rivés sur lui.
— Eh bien, nous avions rendez-vous, poursuivit-il. Juste après la messe,
non ?
J’allai à la fenêtre me rendre compte. L’hôtel faisait trois étages, et, au-
dessous, la pente abrupte se terminait trente mètres plus bas sur la rive
rocailleuse du fleuve.
— Espèce d’imbécile ! lui dis-je. Fieffé crétin !
— Vous avez insisté pour me voir en plein jour, monsieur Landor. Quel
autre moyen avais-je de me soustraire aux regards ?
— De vous soustraire aux regards ?
Je baissai brutalement la fenêtre à guillotine.
— Mais tous les regards étaient braqués sur vous, dans ce vapeur en
bas ! Escalader la façade d’un hôtel ! Je ne serais pas étonné qu’on ait déjà
alerté la garde !
Je me plaçai devant la porte au cas où, d’un instant à l’autre, les
bombardiers arriveraient en tempête. Mais personne ne vint, et je sentis peu
à peu ma colère se dissiper (ce qui me déçut un tantinet). J’arrivai
seulement à grommeler :
— Vous auriez pu vous tuer.
— Oh, ça n’est pas si haut, allons, dit-il, tout à fait sérieux. Je ne
voudrais pas me vanter, monsieur Landor, mais vous devez savoir que je
suis un excellent nageur. À l’âge de quinze ans, j’ai parcouru douze
kilomètres dans le fleuve James, sous le soleil brûlant d’un mois de juin, et
contre un courant de cinq kilomètres-heure. À côté de ça, Byron et sa
trempette dans l’Hellespont, c’était de la gnognote.
Il essuya son front, puis s’affaissa dans le rocking-chair au dossier
fuselé, à côté de la fenêtre. Alors il tira sur ses doigts, l’un après l’autre,
jusqu’à faire craquer ses phalanges – un son d’ailleurs analogue à celles de
Leroy Fry quand je les brisai.
— Mais dites-moi, je vous prie, demandai-je en m’asseyant au bout du
lit. Comment pouviez-vous savoir, de l’extérieur, quelle chambre était la
mienne ?
— Je vous avais vu d’en bas. J’ai bien sûr tenté d’attirer votre attention,
mais vous étiez absorbé par quelque chose. Cela étant, j’ai le plaisir de vous
annoncer que j’ai réussi à déchiffrer votre message codé.
Poe fouilla dans son manteau, en sortit le bout de papier midi par un
séjour prolongé dans l’alcool. Il le déplia soigneusement, l’étala sur le lit et,
accroupi par terre, glissa son index sur les rangées de lettres :
ENS ME RETRO
II H
ARCDAIRE
HE TO
— Non, un peu plus par là… Oui, là… Non, encore… Oh oui, c’est bon,
Gus… Mmm…
Pour percer les mystères du beau sexe, rien ne vaut les conseils des
intéressées. J’ai été marié quelque trente ans à une femme qui, à cet égard,
ne donnait pour indications que de vagues sourires. Bien entendu, c’étaient
des temps où un homme n’en demandait pas plus. En revanche, Patsy… Eh
bien, avec elle, malgré mes quarante-huit ans, je me sens un peu comme ces
élèves-officiers qui n’en finissent pas de lui faire les yeux doux. Elle me
guide. M’enfourche sans plus de cérémonie qu’un muletier son âne, et me
prend tout entier à l’intérieur d’elle. Il y a quelque chose d’une marée dans
ses mouvements, d’une mer dont les vagues sont là depuis toujours. C’est
pourtant quelqu’un de bien terrien : une grande fille aux hanches solides,
avec une ample poitrine, un large bassin, des bras couverts de poils noirs.
J’ai parfois l’impression, quand je l’enlace – oh ne serait-ce qu’un
moment –, que cette cuisse, ce ventre doux et duveteux sont bien à moi et
qu’on ne me les retirera pas. Il n’y a, dirais-je, que dans ses yeux – ces
adorables grands yeux caramel –, oui là, quelque chose qui ne m’appartient
pas.
Lecteur, je vous dois un aveu. C’est pour Patsy que j’étais si impatient
de quitter Poe ce dimanche-là. Elle et moi avions prévu de nous retrouver à
mon cottage à six heures et, selon son humeur du moment, elle resterait ou
pas. Ce soir-là, elle préféra rester. Quand je me réveillai cependant, vers
trois heures du matin, la paillasse était tassée contre moi : l’autre côté du lit
était vide. Allongé dans la semi-lumière de la lampe de chevet, je tendis
l’oreille… et bientôt j’entendis :
Scrouch… crouch…
Le temps que je sorte du lit, elle avait déjà ramassé les cendres dans la
cheminée, nettoyé celle-ci, et, calée contre le chevalet de charpentier qui
sert de table à la cuisine, elle s’escrimait sur les dépôts calcaires de la
bouilloire. Elle avait enfilé la première nippe qu’elle avait trouvée – ma
chemise de nuit – et, dans la lumière bleutée de la petite pièce, ses seins de
crème, tressautant dans l’échancrure, ressemblaient à des étoiles. Et ses
aréoles où perlait la sueur… au soleil de minuit.
— Tu n’as presque plus de bois, dit-elle. Et ta brosse est fichue.
— Je t’en prie, ne fais pas le ménage…
— Tes cuivres, j’abandonne. Complètement oxydés… Va falloir que tu
engages quelqu’un.
— Arrête, arrête.
— Gus, continua-t-elle d’une voix chantante en brandissant ma brosse
fichue. Tu ronfles à réveiller les morts. Soit je rentrais chez moi, soit je
mettais un peu d’ordre. Cette cuisine est un foutoir, ne me dis pas le
contraire. Mais ne t’inquiète pas, ce n’est pas demain que je m’installe.
Le refrain habituel : ce n’est pas demain que je m’installe. Comme si
c’était l’objet de mes craintes – il pouvait m’arriver bien pire.
— Tu aimes peut-être vivre avec les souris et les araignées… Les gens
les préfèrent dehors, en général. Et si Amelia était là…
L’autre refrain.
— Si elle était là, elle ferait la même chose que moi, tu le sais bien.
C’était si étrange de l’entendre dire ça, comme si ma femme et elle
étaient de vieilles connaissances qui poursuivaient un objectif commun.
J’aurais sans doute dû m’indigner que Patsy invoque mon épouse par son
petit nom, qu’elle se serve d’elle aussi facilement (une ou deux heures,
deux ou trois fois par mois). Mais je ne peux m’empêcher de penser
qu’Amelia aurait aimé cette jeune femme, son ardeur, son calme, son
discernement. Patsy réfléchit soigneusement avant de prendre position. Et
Dieu sait si, souvent, les nôtres s’alignent.
J’allai dans ma chambre chercher ma boîte de tabac à priser. Patsy
fronça les sourcils quand elle me vit revenir avec.
— Combien il t’en reste ? me demanda-t-elle.
Elle en préleva une pincée, bascula la tête en arrière tandis que la
poudre, liquéfiée, s’infiltrait dans ses sinus. Elle garda la pose un instant,
respira profondément et poussa un soupir.
— Je t’ai dit, Gus, que tu n’as bientôt plus de cigares ? Et la cheminée
refoule à nouveau. Tu as aussi des écureuils dans le cellier.
Je m’adossai au mur et me laissai glisser jusqu’à la position assise.
C’était comme plonger dans un lac. Le carrelage étant gelé, la sensation
d’un froid cuisant gagna mes vertèbres l’une après l’autre.
— Puisqu’on ne dort pas, Patsy…
— Oui ?
— Parle-moi de ce Leroy Fry.
Elle s’essuya le front d’un geste rapide du bras. À la lumière des
bougies, je devinais sans la voir la sueur qui tapissait son menton, sa
clavicule, les veines bleutées de sa poitrine…
— Oh, tu m’as sûrement déjà entendue en parler…
— Comme si je m’y retrouvais, moi, dans tous tes soupirants…
— Oh, dit-elle, un peu renfrognée. Il n’y a rien à raconter. Il ne m’a
jamais adressé la parole, encore moins touchée. Il osait à peine me regarder,
voilà quoi. Il venait parfois le soir avec Moses et Tench, et ils racontaient
toujours les mêmes histoires, les mêmes plaisanteries. Ils étaient là pour ça.
Il avait un drôle de rire, comme un gazouillis, comme le cri du roitelet. Il ne
buvait que de la bière. De temps en temps, je levais les yeux vers lui, parce
que je sentais qu’il m’observait. Et aussitôt il se détournait, très vite. Tu
vois, comme ça, Gus. Un peu comme un pendu qui…
La brosse s’immobilisa sur la bouilloire. Patsy avait les lèvres pincées.
Trop tard : le mot était lâché.
— Excuse-moi, fit-elle. Tu comprends ce que je veux dire.
— Mais oui.
— Je n’ai jamais vu quelqu’un s’empourprer aussi vite. Il était très
blond, aussi.
— Puceau ?
L’œillade assassine qu’elle me lança…
— Ce que j’en sais, moi ?! On ne peut pas deviner pour les hommes,
hein ?
Elle se tut un instant, puis :
— Je l’aurais bien vu avec une vache, plutôt. Une grosse vache
maternelle, possessive, avec d’énormes mamelles.
— Tais-toi, lui dis-je. Si tu continues, Hagar va finir par me manquer…
Elle entreprit d’essuyer la bouilloire avec un torchon en coton. Par
gestes vifs, circulaires, et j’observais ses mains, la peau gonflée à certains
endroits par le savon et les frictions. Les mains d’une vieille femme au bout
de jeunes bras, nus et fermes.
— Fry allait sans doute retrouver quelqu’un, la nuit où il est mort, lui
dis-je.
— Quelqu’un ?
— Un homme, une femme, difficile de savoir.
Sans relever la tête, elle répliqua :
— Tu vas me poser la question, Gus ?
— La question… ?
— De savoir où j’étais le…
— Le vingt-cinq au soir ?
— Le vingt-cinq…
Maintenant elle me fixait.
— Non, je n’allais rien te demander.
— Bon, ben tant mieux.
Elle baissa les yeux, fourra le torchon dans la bouilloire, lui donna un
sérieux tournemain, puis, s’essuyant le visage une fois de plus, déclara :
— J’ai passé la nuit chez ma sœur. Elle a de nouveau ces migraines
épouvantables, et quelqu’un doit s’occuper du bébé, le temps que la fièvre
retombe… Et comme son mari est un bon à rien… Enfin bref, voilà où
j’étais.
Elle hocha sévèrement la tête, puis :
— C’est là-bas que je devrais être cette nuit aussi.
Mais si elle était là-bas, elle ne serait pas ici, et alors… quoi ? Attendait-
elle que je le dise ?
Je prisai une autre pincée de tabac. Une sensation de netteté envahit mon
esprit. Dans cet état, on peut bien donner voix à ses pensées, quand même ?
Par une nuit d’automne, à une jeune femme à moins de deux mètres de soi ?
Oui, mais quelque chose de sec, de dur, me barrait le cerveau. Je ne savais
ce que c’était, et soudain une image s’imposa : celle des deux mains
agrippées au rebord de la fenêtre, tout à l’heure dans ma chambre d’hôtel.
— Patsy, lui dis-je. Que sais-tu de ce gaillard, là… Poe ?
— Eddie ?
Quelle ne fut pas ma surprise ! Mon « monsieur Poe » réduit à ce
charmant diminutif ! Je me demandai si, avant Patsy, quelqu’un l’en avait
déjà affublé.
— Un petit bonhomme triste, répondit-elle. Très bien élevé. De très jolis
doigts, tu as remarqué ? Il parle comme un livre et il ne lui faut que deux
verres pour être saoul comme une grive. Et lui, il l’est, puceau, si tu veux
mon avis.
— C’est sûr qu’il est un peu bizarre.
— Parce qu’il est puceau ?
— Non.
— Parce qu’il est pochetron ?
— Non ! Je veux parler de ses lubies, de ses chimères… ses
superstitions. Écoute ça, Patsy. Il me montre un poème, sous prétexte qu’il
serait lié à la mort de Leroy Fry. Et il prétend que sa mère le lui a dicté
pendant son sommeil. Sa mère qui est morte depuis longtemps.
— Sa mère…
— Qui, là-haut dans les cieux, a sûrement mieux à faire que murmurer
des vers à l’oreille de son fils. Pour autant qu’il y en ait, des cieux,
d’ailleurs.
Elle se redressa. Reposa la bouilloire sur le comptoir en bois. Cacha
fièrement ses seins sous les pans de ma chemise de nuit.
— Si ça ne valait rien, je suis bien certaine qu’elle ne lui aurait rien dit
du tout.
Se moquait-elle de moi ? Elle était brusquement si grave que j’en eus
l’impression.
— Oh, Patsy, lui dis-je. Non, je t’en prie, pas toi.
— Je parle tous les jours à ma mère, Gus. Je n’en faisais pas autant de
son vivant. Sur le chemin, avant d’arriver ici, on bavardait gaiement, toutes
les deux.
— Doux Jésus.
— Elle voulait savoir à quoi tu ressemblais. Alors je lui ai dit : « Oh, il
n’est plus tout jeune, et il raconte des tas de sottises, mais il a de bonnes
grosses mains, maman, et de belles côtes. J’adore lui tâter les côtes. »
— Et elle… Quoi ? Elle t’écoute ? Et elle répond, je suppose…
— Parfois. Quand j’en ai vraiment besoin.
Je bondis sur mes jambes. Le froid m’avait gagné jusqu’au bout du
menton, et je déambulai dans la cuisine en me frictionnant les bras.
— Les gens que nous aimons ne partent jamais vraiment, dit-elle, pleine
d’assurance. Tu devrais le savoir mieux que…
— Je ne vois personne d’autre ici. Toi si ? Pour autant que je sache, nous
sommes seuls.
— Non, tu ne le crois pas, Gus. Ose me dire qu’elle n’est pas ici.
Le ciel avait cette nuit-là des teintes brûlées, d’un violet profond, où se
perdaient les collines. Seule une minuscule tache de lumière à la ferme de
Dolph van Corlaer rappelait leur présence. Et quelque part un coq, réveillé
trop tôt, poussait un long cri éraillé.
— C’est drôle, dis-je. Moi qui ne m’étais jamais habitué à dormir à
deux. On a toujours un coude dans la figure et une mèche de cheveux dans
la bouche. Qui ne nous appartiennent pas, bien sûr. Les années ont passé, et
maintenant c’est dormir tout seul qui me dérange. Je n’ai pas repris
possession de mon lit. Je reste sagement de mon côté en essayant de ne pas
trop tirer les couvertures.
Je posai les deux mains sur le carreau de la fenêtre.
— Enfin, dis-je encore, il y a un moment qu’elle n’est plus là.
— Je ne parlais pas d’Amelia, Gus.
— L’autre n’est plus là non plus.
— C’est toi qui le dis.
Pas la peine de discuter. Ma fille était partie, que Patsy le veuille ou non.
Autant qu’on pût dire, elle n’avait d’ailleurs jamais été là. Quant à moi, à
cette époque, je me souvenais plutôt de ce qui se rattachait à elle – par
exemple, que ma femme s’excusait de ne pas m’avoir donné un garçon. Je
la rassurais toujours par une formule du genre : « Je préférais une fille, tu
sais bien. » Qui mieux qu’elle habitait le silence ? Par une soirée calme
comme celle-ci, quand mes idées m’emmenaient ailleurs – ce que Mattie
appelait « mes humeurs de célibataire » –, je relevais subitement les yeux…
et elle était là, à l’autre bout de la pièce. Ma fille. Mince et droite, les joues
écarlates d’être restée longtemps trop près de la cheminée. Elle recousait
une manche, ou elle, euh… écrivait à sa tante, ou elle souriait en repensant
à une page d’Alexander Pope. Dès que mes yeux la retrouvaient, ils ne
voulaient plus la quitter.
Et plus je la regardais, plus j’avais le cœur brisé, car j’avais déjà
l’impression de la perdre. Je la perdais depuis le jour où, pour la première
fois, j’avais pris dans mes bras ce bébé rouge et braillard. Finalement, rien
n’avait pu l’empêcher de se perdre elle-même. Ni l’amour. Ni rien.
— Il n’y a qu’Hagar qui me manque en ce moment, dis-je à Patsy.
J’aimerais bien un peu de crème dans mon café.
Elle m’étudia attentivement – comme on examine un acte notarié…
— Gus, tu le bois toujours noir, ton café.
Le récit de Gus Landor
11
Le 3 novembre 1830
— Un cercle, dit-il.
En effet. Un cercle de trois mètres de diamètre, selon mon estimation.
Bien plus grand que le corps étendu de Leroy Fry. On en aurait mis six
comme lui, là-dedans.
— Oui, mais les pierres à l’intérieur du cercle… dit Poe, le visage
penché vers le dessin. Je ne vois pas ce que ça peut être.
Nous examinâmes encore mon diagramme, en essayant de rattacher les
points du centre à ceux de la circonférence. Rien n’y faisait. Plus je les
étudiais, plus ils semblaient me fuir… jusqu’à ce que mon regard se pose
sur les galets eux-mêmes.
— Hm, dis-je. Mais c’est évident.
— Quoi ?
— S’il manquait quelques points sur la circonférence – comprenez-
vous ? – alors on peut parier qu’il nous en manque aussi à l’intérieur du
cercle. Voyons…
Je posai la page arrachée sur la couverture de mon carnet, et reliai entre
eux les points les plus proches les uns des autres. Je continuais ainsi, sans
prendre encore conscience du résultat, quand j’entendis Poe s’exclamer :
— Un triangle !
Le 4 novembre 1830
Du 4 au 6 novembre 1830
Le 7 novembre 1830
Du 7 au 11 novembre 1830
Le 11 novembre 1830
Vous voudrez bien trouver ci-joint un bref compte rendu de mon enquête
à ce jour.
Vous noterez que je m’efforce d’être aussi factuel que possible (la
précision, monsieur Landor !) et d’éviter toute envolée susceptible de vous
contrarier. Si parfois mon style est bordé de lyrisme, soyez assez aimable
pour me le pardonner. N’y voyez aucune présomption avantageuse,
seulement le réflexe d’un poète, incapable d’arracher son âme à son intime
vocation.
Je crois vous avoir fait part des défis insurmontables qu’il me fallait
affronter pour me lier d’amitié avec cet Artemus. En effet, je passai la
meilleure partie du dimanche soir et du lundi matin à considérer le
problème. Pour arriver finalement à cette conclusion : pour m’insinuer dans
les bonnes grâces du jeune M. Marquis, il était nécessaire d’en passer par
une démonstration publique qui me vaudrait sa sympathie, voire, si je ne
m’abuse, quelque sombre compassion de sa part.
C’est pourquoi, sans perdre de temps, je me rendis à l’hôpital à peine les
tambours avaient-ils battu le réveil du lundi matin. Là on m’autorisa à
consulter directement le Dr Marquis. Cet excellent gentleman voulut savoir
de quoi je souffrais. Je lui répondis que j’avais mal au cœur. « Des vertiges,
tiens ? s’écria-t-il. Laissez-moi tâter votre pouls… C’est qu’il est rapide…
Fort bien, monsieur Poe, gardez aujourd’hui la chambre et récupérez.
L’infirmière va vous donner des sels. Demain, je veux vous voir remuer,
galoper, prendre de l’exercice. Il n’y a rien de tel ! » Armé de mes sels et
d’un mot d’excuse, je me présentai au lieutenant Joseph Locke qui, assisté
de plusieurs élèves-officiers, supervisait la formation du petit déjeuner.
Force était de remarquer qu’Artemus Marquis se trouvait parmi eux.
Quelques mots sur son allure, monsieur Landor. Mince, bien de sa
personne, il doit mesurer environ un mètre soixante-quinze, avec des yeux
verts comme des noisettes fraîches et une tignasse brune si bouclée que les
barbiers de l’Académie sont impuissants à la dompter. Fier de son rang de
quatrième année, il arbore depuis peu une moustache qu’il taille fort
soigneusement. Ses lèvres, qu’il a charnues et bien roses, dessinent
constamment une sorte de sourire. Il est considéré comme un très beau
garçon, et une âme mieux disposée que la mienne verrait aisément en lui
quelque réincarnation du bien-aimé Byron.
Après avoir lu la note du docteur, le lieutenant Locke affichait une moue
renfrognée. Sachant que j’avais attiré l’attention – celle en particulier du
jeune Marquis –, j’en profitai pour annoncer que, en sus de mes vertiges,
j’étais la proie d’un profond abattement.
— D’un profond abattement ? se récria Locke.
— Oui, caractérisé, répondis-je.
Sur quoi, quelques-uns des élèves les plus sagaces commencèrent à
émettre de petits rires. D’autres, mécontents d’être retardés, choisirent
d’exprimer leur courroux en termes moins équivoques :
— Mais quelle mauviette, celui-là ! Allez, au boulot, papa !
(Je dois, à mon grand regret, éclairer l’usage de ce dernier substantif. Je
fais souvent figure d’aîné parmi mes condisciples – ce qui ne devrait rien
avoir d’étonnant, puisque j’ai vécu davantage que la plupart. À titre de
comparaison, mon camarade de chambrée, M. Gibson, est à peine âgé de
quinze ans. Une rumeur calomnieuse circula même un temps, selon laquelle
l’Académie avait au départ accepté la candidature de mon fils, dont j’aurais
hérité suite au décès précoce de cet hypothétique jeune homme.) L’élève-
adjudant mit cependant un terme à ces singeries idiotes, et je puis affirmer
avec plaisir que, pour l’ensemble, les gars de ma compagnie se contentèrent
d’assister à la scène sans commentaire. J’inclus d’ailleurs Artemus Marquis
parmi ceux-ci.
En revanche, le lieutenant Locke était de plus en plus contrarié. J’eus
beau lui faire valoir que mon état de santé était des plus inquiétants, il ne
voulut rien savoir et m’enjoignit de prendre garde, faute de quoi il me
dénoncerait. Protestant de mon innocence, je le priai de vérifier auprès du
médecin, s’il le désirait. Alors, tout en parlant, monsieur Landor, je commis
un geste très imprudent : fort de la présence d’Artemus Marquis dans le
groupe, je fis à celui-ci un clin d’œil, rapide bien qu’au vu de tous.
Marquis fils aurait-il été mieux disposé envers son père, il se serait
aussitôt froissé, ce qui aurait réduit à néant tout espoir de l’amadouer. Vous
me demanderez, dans ce cas, pourquoi trouvai-je utile de courir un si grand
danger ? C’est que, voyez-vous, je m’étais dit qu’un homme aussi enclin à
bafouer l’orthodoxie religieuse serait également disposé à mépriser
l’autorité parentale. Je n’avais, a priori, pas de raison d’en être sûr,
toutefois mon raisonnement fut bientôt étayé par la moue amusée qu’afficha
le jeune homme. Ce dernier renchérit même :
— C’est parfaitement exact, mon lieutenant. Mon père affirme n’avoir
encore jamais rien vu de la sorte.
Ravi de la tournure que prenaient les choses, je décidai d’aller plus loin
dans la transgression. Tandis que le lieutenant s’apprêtait à tancer Artemus
pour son impertinence, je prétendis que mes malaises étaient toujours plus
prononcés pendant le culte – cela d’une voix assez forte pour que tout le
monde m’entende. Et de poursuivre sur ma lancée :
— Je vais devoir éviter la messe au moins trois dimanches de suite !
Je vis Artemus qui portait une main à sa bouche – pour cacher sa
stupéfaction ou son hilarité, je ne sais, car le lieutenant Locke revenait à la
charge. D’une voix sépulcrale, il condamna mes « grossières impudences »
et avança qu’une heure ou deux de service de garde – supplémentaires, cela
va de soi – me « guériraient de cette habitude ». Retrouvant alors dans sa
poche le carnet qui ne le quitte jamais, il me décerna un blâme, et un
deuxième, par la même occasion, pour mes bottes mal cirées.
(Monsieur Landor, je dois ici encore interrompre mon récit et vous prier
de toute urgence de pourvoir à ces dettes, contractées au bénéfice entier et
exclusif de l’Académie. M. Allan tiendrait-il ses promesses, je ne serais pas
obligé de mendier ainsi, mais je ne conçois pas d’autre issue à ma gêne
actuelle.)
Croyez-moi, cher Monsieur, cela n’est pas une mince affaire de renoncer
à une poignée d’espèces sonnantes et trébuchantes, aussi modeste soit-elle.
Toutefois mes « pertes » (comme les appellerait un non-initié) inspirant une
pitié sans borne à mes condisciples, à Artemus plus spécialement, ceux-ci
se retrouvaient mieux disposés encore à mon égard. Il était temps,
visiblement, de passer à l’étape suivante de notre plan. C’est ainsi que,
furtivement, délicatement, je glissai le nom de Leroy Fry dans la
conversation.
Je leur divulguai que vous, monsieur Landor, m’aviez interrogé avec
l’impression fortuite que j’aurais été l’ami intime de Fry. Ce qui occasionna
un débat passionné sur votre personne. Sans entrer dans le détail, permettez-
moi d’affirmer que vous jouissez auprès de ces jeunes gens d’une réputation
comparable à celle d’un Napoléon Bonaparte ou d’un George Washington.
L’un d’entre eux assurait que vous aviez obtenu les aveux complets d’un
criminel en vous raclant tout bonnement la gorge devant lui ; un autre
soutenait que vous aviez démasqué un meurtrier après avoir reniflé
l’empreinte de son pouce sur un bougeoir. De l’avis d’Artemus, cependant –
je dois tout de même le signaler –, vous seriez plutôt un gentleman fort
modéré, plus apte à pêcher les coquilles Saint-Jacques que les coquins. (Si
l’allitération est trop puérile pour susciter le rire, monsieur Landor,
réjouissez-vous au moins de cette appréciation erronée.)
La discussion porta surtout ensuite sur ce malheureux Fry. Selon le
témoignage d’un des présents, le pauvre garçon ne s’était jamais classé
parmi les meilleurs d’aucune discipline – incapable, par exemple, de manier
proprement un théodolite –, de sorte que sa mort serait l’unique exploit qui
lui permît de se distinguer. En outre, une étoile si terne au firmament de
l’Académie était jugée incapable d’attenter aux jours de quiconque, et
encore moins aux siens – voici le consensus le plus large qu’il se put
recueillir à son sujet. Oui, monsieur Landor, l’opinion générale veut
toujours qu’il se soit suicidé. Curieusement, on pense aussi qu’il se rendait
ce soir-là à quelque rendez-vous galant. Comment concilier ces deux
perspectives ? Eh bien, cela dépasse mon entendement, bien qu’un
troisième année ait émis l’hypothèse que Fry s’était pendu par désespoir, la
galante en question lui ayant opposé une fin de non-recevoir.
— Mais qui aurait voulu le recevoir, celui-là ? s’exclama un autre.
La remarque souleva des rires bruyants, parmi lesquels on perçut la voix
souriante de Ballinger :
— Et ta sœur, Artemus ? Il n’en pinçait pas joliment pour elle ?
Un silence menaçant s’empara de la pièce, car il semblait bien que
Ballinger portait atteinte à l’honneur d’une dame, un affront propre à exiger
de tout gentleman digne de ce nom qu’il se lève et demande aussitôt
réparation. J’étais sur le point d’intervenir moi-même quand Artemus
m’arrêta en posant une main sur ma manche. Il émanait de lui une étrange
sérénité, et je l’entendis dire, non sans une certaine appréhension de ma
part :
— Allez, Randy, tu étais plus proche de Fry que n’importe qui d’autre
ici.
À quoi Ballinger répliqua sur le même ton :
— Je l’étais quand même moins que toi, non, Artemus ?
Le jeune Marquis s’abstenant de riposter, le silence revint – un silence si
entier et si plein d’anxiété que personne n’osait plus prendre la parole.
Alors Artemus nous surprit en lâchant un rire convulsif, en quoi Ballinger
l’imita bientôt Ce n’était pas une de ces franches rigolades qui vous
réjouissent le cœur ; non, monsieur Landor, c’était un rire totalement
hystérique, de ceux qui fusent lorsque les nerfs sont tendus à l’extrême.
Pour imprévue qu’elle fût, sa réaction nous permit de retrouver l’humeur
festive qui avait animé le début de la soirée. Toutefois, personne ne se
risquait maintenant à évoquer encore le spectre de Leroy Fry et, minuit
étant largement passé, nous nous cantonnâmes à quelques propos banals
que nos esprits las purent égrener sans danger.
Du 11 au 14 novembre 1830
— Oh, monsieur Landor, disait-elle. Mon mari est fort éprouvé par toute
cette affaire. Il y a tant d’années qu’il n’a plus vu de telles boucheries.
Depuis la guerre, je pense. Me trompé-je, Daniel ?
Daniel hocha gravement la tête avant de passer lentement un bras autour
de la taille minuscule de sa dame, comme pour bien établir ses droits sur
ce… ce trophée, ce petit roitelet de femme aux poches de calicot et aux
yeux de chiffon.
Je marmonnai que j’étais sur le point de rentrer, mais les deux
compagnons insistèrent pour me raccompagner chez M. Cozzen. Et donc,
sans avoir laissé mon message pour Poe, je me les coltinai jusqu’à l’hôtel,
madame accrochée à mon bras, et le bon docteur derrière nous.
— Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, monsieur Landor, si je prends
appui sur vous ? Ces mules me serrent tellement les pieds. Quelles tortures
le beau sexe s’inflige-t-il au nom des dernières modes.
Elle parlait comme une belle du fort à son premier bal. Aurais-je été
jeune élève-officier auxdites festivités, je lui aurais… répondu :
— Je vous assure que votre parure ne laisse pas indifférent.
Elle me regarda comme si je venais de prononcer le commentaire le plus
étrange. Mais je dois me souvenir que les jeunes femmes vous regardent
ainsi quand vous êtes un jeune homme, non ? Alors sa bouche émit le rire le
plus singulier que j’aie jamais entendu, aigu, répétitif, découpé en segments
égaux – quelque chose comme des stalactites gouttant dans une vaste grotte.
— Ah, monsieur Landor, si je n’étais pas… C’est bien tout ce que je
puis dire : si je n’étais pas…
Le 14 novembre 1830
Cet entretien ne dura sans doute guère plus de dix ou quinze minutes,
toutefois combien de domaines avons-nous abordés ensemble ! Je ne
saurais vous en rapporter l’éventail entier (encore faudrait-il que je me les
rappelle tous), car j’étais sous le charme d’une mélodie presque magique :
la modulation, la netteté et la placidité de la voix de Lea. Si, en tant que
femme, elle est moins versée dans les sciences morales, physiques et
mathématiques qu’un homme, elle tient cependant un français aussi courant
que le mien et, à mon grand étonnement, sa connaissance des langues
classiques court bien au-delà de l’élémentaire. Ayant manié à son propre
bénéfice le télescope d’Artemus, elle avait toute compétence pour évoquer
avec précision une étoile de sixième grandeur, proche de la grande étoile de
la Lyre.
Plus encore que ses capacités cognitives, ce qui me frappa, me subjugua,
est son intelligence naturelle, cette faculté d’accéder droit au cœur de tout
sujet, aussi abstrus soit-il. Je me rappelle avec quelle lucidité elle m’écouta
parler de Cosmologie. À son instigation, je lui annonçai que l’Univers était
selon moi un éternel « revenant », un rien qui surgissait du Néant Matériel,
prenait brièvement forme pleine avant de s’affaisser à nouveau dans le
vide – le cycle se répétant ad infinitum. L’Âme de même : un résidu de
divinité, sujet à ses phases propres d’annihilation cosmique et de
renaissance éternelle.
Chez toute autre femme, monsieur Landor, j’aurais conçu que mes
spéculations n’engendrent que du dégoût En revanche, je ne décelai chez
Mlle Marquis aucune trace de révulsion : un certain amusement plutôt. À son
expression narquoise, on aurait cru que je m’étais surtout livré à quelque
gymnastique dangereuse et compliquée, cela sans meilleure raison que d’en
avoir relevé le défi.
— Vous devriez prendre garde, monsieur Poe. Toutes ces dissolutions
finiront par vous dissoudre vous-même. Naturellement, si votre souhait est
de flirter avec… le néant matériel, dites-vous ? Alors il vous faudra aussi
flirter avec le néant spirituel !
— Oh, le soldat Poe ne flirte jamais !
On mesurera à quel point nous étions mutuellement absorbés. La
présence d’Artemus nous avait entièrement échappé, et sans cette brusque
interruption… D’un autre côté, je considère comme très possible qu’il ait
délibérément voulu nous déconcerter – qu’il n’ait approché à pas de velours
que dans cette intention. Car cette facétie lui permit d’empoigner les deux
bras de Lea, qu’il maintint derrière son dos pendant que, gentiment, il lui
plantait la pointe du menton dans l’épaule.
— Eh bien parle, ma sœur. Que penses-tu de mon petit protégé ?
Elle se dégagea d’un air courroucé.
— Un protégé ? dit-elle. Je pense que M. Poe est bien au-dessus de ça.
Un grand désarroi se lisait sur le visage d’Artemus – il ne s’attendait pas
à ce qu’elle le disputât. Mais l’exquise Mlle Marquis répugnant à fâcher
quiconque, elle lui pardonna vite son crime d’un court éclat de rire.
— Et il ne se laissera pas corrompre par des gens de ton espèce ! lâcha-t-
elle.
Ce qui eut pour effet de les plonger tous deux dans le plus inextinguible
des rires. De fait, leur hilarité était d’une nature si dévorante et
communicative que, loin de m’en croire l’objet, je m’esclaffai, quoique plus
modérément, avec eux. Les ruses de Thalie ne m’ayant point dépossédé de
mes esprits, je sus cependant discerner que Lea s’interrompit bien avant son
frère, à qui elle décocha un regard aussi vif que pénétrant – lui-même,
toujours possédé par la Comédie, ne s’en rendit pas compte. Je pense qu’à
cet instant Lea scrutait jusqu’au fond de son âme, prête à découvrir quels
huiles et pigments coloraient cette étrange toile. Cependant, y trouva-t-elle
le réconfort ou la désolation, cela seul un métaphysicien pourrait le dire. Je
me contenterai de rapporter que, si la gaieté lui revint aux yeux, celle-ci
paraissait maintenant empreinte d’une certaine retenue.
Le destin ne me fournit pas de nouvelle occasion de converser avec
M Marquis. Artemus m’avait défié de le battre aux échecs (un passe-
lle
Oh, toujours à propos de Mlle Lea Marquis – j’allais presque oublier une
chose qui, pour être un détail, n’en est pas moins fascinante et curieuse. Ses
yeux, monsieur Landor, ses yeux ! Ils sont d’un bleu exquis et résolument
pâle.
Le récit de Gus Landor
17
Le 16 novembre 1830
Imaginez un lévrier debout sur ses membres postérieurs, vous aurez une
idée de la taille et du poids du soldat Horatio Cochrane. Il avait de petits
yeux tristes, une peau de bébé, on pouvait compter ses vertèbres sous sa
chemise et il était un peu voûté, comme l’arc avant le départ de la flèche. Je
l’interrogeai dans la boutique du cordonnier où il revenait faire réparer sa
botte droite, pour la dixième fois peut-être depuis le début de l’année. Le
trou qui béait entre la pointe et la semelle ne ressemblait à rien tant qu’à une
bouche édentée. Une bouche qui parlait en même temps que le soldat
Horatio Cochrane. Et qui se taisait avec lui. Cette botte était, de fait, ce
qu’il avait de plus expressif. Rien ne brillait dans cette face aplatie de
gamin.
— Soldat, lui dis-je, j’ai cru comprendre que vous gardiez le corps de
Leroy Fry, le soir où on l’a retrouvé pendu ?
— Oui, m’sieur, répondit-il.
— C’est fort étrange, soldat… J’ai compulsé toute cette… (Je
m’esclaffai doucement.)… toute cette fichue paperasse, voyez-vous, toutes
ces dépositions, ces déclarations sur l’honneur, concernant la nuit du
25 octobre. J’ai un petit problème avec ce que j’ai lu, et j’espérais que vous
pourriez m’aider.
— Ah, si je peux, m’sieur, avec plaisir.
— C’est fort aimable à vous, vraiment je… Bien, si on commençait par
passer les événements en revue. Quand on a rapporté le corps de M. Fry de
l’hôpital, vous étiez posté à la salle, voyons… B-3 ?
— Oui, m’sieur.
— Et que vous a-t-on demandé de faire, exactement, à la salle B-3 ?
— J’étais chargé de surveiller le corps, pour qu’il ne lui arrive rien.
— Je vois. Il n’y avait donc que vous et… M. Fry ?
— Oui, m’sieur.
— L’avait-on recouvert, ce corps ? D’un plaid, semble-t-il ?
— Oui, m’sieur.
— Et quelle heure était-il, soldat ?
Il marqua un temps, puis :
— Je dirais qu’il devait être une heure quand on m’a posté là.
— S’est-il passé quelque chose tant que vous étiez de garde ?
— Tant que… Non, rien jusqu’à deux heures et demie, non. J’ai été
relevé à deux heures et demie.
Je lui souris. Puis je souris à sa botte, qui me sourit également.
— « Relevé », dites-vous. C’est justement à cet endroit-là que j’ai un
petit problème, voyez-vous. Parce que vous avez déposé deux fois, soldat.
Selon votre première déclaration… Suis-je bête, je ne l’ai pas avec moi,
enfin… Quand vous avez déposé la première fois, alors que le corps de Fry
venait de disparaître, vous disiez avoir été relevé par le lieutenant Kinsley.
Enfin un signe de vie : le deuxième classe Cochrane serra brièvement les
mâchoires.
— Oui, m’sieur.
— Ce qui me paraît fort curieux, parce que le lieutenant Kinsley n’a pas
quitté le capitaine Hitchcock un seul instant, cette nuit-là. L’un et l’autre me
l’ont confirmé. J’en déduis que vous avez dû vous rendre compte de votre
erreur, soldat, parce que dans votre deuxième déposition, le lendemain –
veuillez me pardonner encore si je me trompe –, je crois que vous parlez
seulement du « lieutenant » : « J’ai été relevé par le lieutenant ».
Imperceptible agitation le long du cou.
— Oui, m’sieur.
— Peut-être maintenant comprenez-vous mon embarras. Je ne suis pas
certain de savoir qui vous a relevé, dis-je avec un nouveau sourire. Alors,
sauriez-vous m’éclairer, soldat ?
Une narine frémit.
— C’est que j’saurais pas dire, m’sieur.
— Au fait, je vous donne ma parole que tout cela restera entre nous.
Vous n’aurez pas à subir les conséquences de vos actes, quels qu’ils soient.
— Bien, m’sieur.
— Vous comprenez cependant que le colonel Thayer m’a donné tout
pouvoir pour conduire cette enquête ?
— Oui, m’sieur.
— Bien, alors recommençons, voulez-vous ? Qui a pris votre relève,
soldat ?
Un minuscule filet de sueur à la racine des cheveux.
— J’peux pas vous dire, m’sieur.
— Et pourquoi ?
— Parce que… parce que… j’ai jamais su son nom.
Je l’étudiai un instant.
— Le nom de cet officier, c’est ça ?
— Oui, m’sieur.
Et voilà qu’il baissait la tête ! Le blâme attendu si longtemps allait
tomber comme un couperet.
— Fort bien, dis-je avec toute la douceur possible. Alors, pourriez-vous
me répéter ce que vous a dit cet officier ?
— Il m’a dit : « Merci, soldat, ça sera tout. Vous allez au rapport chez le
lieutenant Meadows. »
— Un peu curieux, comme ordre, non ?
— Si, mais c’était ferme. « Rompez ! », qu’il a dit.
— Ah, mais c’est fort intéressant Parce que le lieutenant Meadows, si je
ne m’abuse, est logé tout près de l’hôpital. Au sud de celui-ci, non ?
— C’est exact, m’sieur.
Bien à l’écart, de la glacière, me rappelai-je aussi. À quelques bonnes
centaines de mètres.
— Que s’est-il passé ensuite, soldat ?
— Eh bien, j’ai filé en vitesse chez le lieutenant. Ça ne m’a pas pris plus
de cinq minutes. Mais il dormait, le lieutenant Meadows, alors j’ai frappé à
sa porte jusqu’à ce qu’il descende. Et il m’a affirmé qu’il n’avait pas besoin
de moi. Il ne m’avait pas demandé.
— Il ne vous avait pas fait chercher ?
— Non, m’sieur.
— Et alors vous…
— Alors je suis reparti à l’hôpital, m’sieur. Pour vérifier les ordres.
— Et quand vous êtes revenu à la salle B-3, qu’y avez-vous trouvé ?
— Rien, m’sieur. Enfin, j’veux dire que le corps était plus là, quoi.
— Combien de temps est-il resté sans surveillance, ce corps ?
— Oh, pas plus d’une demi-heure, m’sieur.
— Quand vous avez compris qu’il avait disparu, qu’avez-vous fait ?
— J’ai couru tout droit voir l’officier de garde, m’sieur, et il a référé au
capitaine Hitchcock.
Le cordonnier s’était mis à donner des coups de marteau dans la pièce à
côté. Avec un rythme lent et régulier, comme les tambours du réveil. Sans
m’en rendre compte, j’étais déjà debout.
— Bon, soldat, je n’ai pas l’intention de vous causer de nouveaux
problèmes. Mais j’aimerais bien en savoir plus sur l’officier qui vous a
ordonné de quitter votre poste. Vous ne l’avez pas reconnu ?
— Non, m’sieur. Ça fait seulement deux mois que je suis là, alors…
— Pourriez-vous me dire à quoi il ressemble ?
— C’est qu’il faisait noir comme dans un four, là-dedans. Il n’y avait
qu’une chandelle, et elle était… à côté de M. Fry, quoi. Quoique l’officier…
lui aussi, il avait une chandelle, mais il gardait la tête dans l’ombre.
— Vous n’avez pas vu son visage ?
— Non, m’sieur.
— Comment saviez-vous que c’était un officier, dans ce cas ?
— Le galon, m’sieur. À l’épaule. Ça, la chandelle l’éclairait bien.
— Fort judicieux de sa part. Et il n’a pas donné son nom ?
— Non, m’sieur. Un officier, j’attends pas qu’il dise son nom, moi.
Du coup, je me représentai très nettement la scène. Le corps de Fry
enveloppé dans sa couverture. Le soldat intimidé. L’officier jouant de
l’épaule, parlant d’une voix lointaine…
— Et sa voix, soldat ? Comment parlait-il, cet officier ?
— Il n’a pas dit grand-chose, m’sieur…
— Aiguë ? Grave ?
— Plutôt aiguë. Enfin, pas une voix grave, quoi.
— Sa corpulence ? Il était grand ?
— Moins grand que vous, m’sieur, je dirais. Cinq ou six centimètres de
moins, peut-être.
— Mince ? Costaud ?
— Plutôt mince. C’est difficile à dire.
— Vous sauriez le reconnaître ? En plein jour.
— J’en doute, m’sieur.
— Et la voix, vous pourriez ?
Il se gratta l’oreille, comme pour la ressusciter entre ses doigts.
— Peut-être, admit-il. Mais c’est pas sûr, m’sieur. Bon, je veux bien
essayer.
— Entendu, je vais voir si on peut arranger ça, soldat. J’étais prêt à
repartir quand je remarquai, contre le mur derrière lui, deux énormes piles
de vêtements. Caleçons, vareuses, culottes… De là venaient ces odeurs de
sueur, de moisi, d’herbe…
— Eh bien, soldat, vous en avez du linge !
Il inclina la tête.
— Oh, c’est celui de l’élève Brady, m’sieur. Et l’autre tas, c’est à l’élève
Whitman. Ils me paient pour faire leur lessive, une fois par semaine.
Je dus prendre un air perplexe, car il ajouta aussitôt :
— Un soldat vit pas sur sa solde, m’sieur. C’t’une misère, ce qu’il nous
donne, l’Oncle Sam.
Dans l’agitation continue de cette journée, pas un instant je n’avais
pensé à Poe. Toutefois, rentrant tard à l’hôtel après une longue promenade
autour du fort, je trouvai son enveloppe brune devant ma porte.
Aussitôt un sourire se dessina sur mes lèvres. Mon petit coq ! Qui
n’avait cessé de travailler. Et dur ! Sans qu’il le sache – sans que je le sache
moi-même –, il nous emmenait au cœur des choses.
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor
Le 15 novembre 1830
Le 17 novembre 1830
Le 17 novembre 1830
Mon précédent entretien avec Mlle Marquis avait pris fin sur une note si
abrupte et indécise que je me demandais si mon regard croiserait encore le
sien. Si elle restait pour moi une inconnue, l’éventualité d’être à jamais
détourné d’elle me paraissait intolérable. Et donc, le cœur plus lourd que
jamais, je m’en revins, tel Sisyphe, à repousser ma pierre sur les pentes
abruptes du français et des mathématiques. Quelle âpreté, quelle stérilité se
dégageait des singeries picaresques de Lesage, des envolées logiques
d’Archimède et de Pythagore ! Il paraît qu’un homme à jeun, entièrement
privé de lumière, peut se réveiller après trois jours de léthargie avec
l’impression d’un petit somme. Comme j’échangerais ce destin contre le
mien ! Au joug de chaque nouvelle journée est attelée une caravane de
semaines. Les secondes valent des minutes, les minutes s’écoulent comme
des heures. Des heures ? Ne sont-ce pas des millénaires ?
On sonna le déjeuner – je vivais encore. À quelles fins ? Tout ressort
mental épuisé, je voyais mon chemin parcouru d’ombres mélancoliques.
Mardi soir, entendant le tambour marteler la retraite, je redoutais que cet
intenable abattement, non content d’envahir mes pensées, ne m’engloutisse
tout entier pour ne laisser derrière moi que mon plaid élimé, et le fusil
accroché – solitaire, désolé – au-dessus de mon crâne.
L’aube poignit sur les tambours du réveil. M’arrachant à la toile
arachnéenne du sommeil, je trouvai un de mes camarades, le jeune
M. Gibson, dressé devant ma couche avec un air de jubilation reptilienne.
— Un message pour toi ! s’écriait-il. De la main d’une femme !
De fait, il se trouvait bien une enveloppe avec mon nom inscrit au dos.
Et si : avec ses entrelacs, ses arabesques, cette gracieuse écriture était de
celles que, à l’évidence, on associe au sexe faible. Je n’osais présumer, en
revanche, que cette plume fût celle de… Cependant mon cœur, à grands
coups sourds, hurlait dans cette aurore frigide : « C’est Elle ! C’est Elle ! »
Cela commençait ainsi :
Comme mentionné plus tôt, l’air était frais de si bonne heure, toutefois
Mlle Marquis, emmitouflée d’une cape et d’une pelisse, ne paraissait pas en
souffrir. Elle pouvait donc prêter une attention soutenue au panorama
déployé devant nous, aux crêtes de Bull Hill et du vieux Cro’ Nest, aux
sommets déchiquetés de Break Neck, s’interrompant parfois pour ajuster la
lanière de ses sandales.
— Euh, dit-elle finalement, comme tout cela paraît dépouillé, ne
trouvez-vous pas ? Je préfère de loin le mois de mars, qui apporte au moins
la promesse d’une renaissance…
Je lui répondis que, selon moi, les Highlands gagnaient au contraire à
être contemplés immédiatement après la feuille d’automne, car l’été
verdoyant et le givre hivernal privaient notre vision d’une grande richesse
de détails. Loin de le révéler, la végétation, lui appris-je, nous masque le
dessein original du Créateur.
Comme je semblais l’amuser, monsieur Landor – d’autant plus, sans
doute, que telle n’était pas mon intention.
— Je vois, dit-elle. Un Romantique…
Avec un large sourire, elle ajouta :
— Il vous plaît de parler de Dieu, monsieur Poe.
J’observai que, eu égard à l’homme et à la nature, il n’était sans doute
loisible d’invoquer entité plus compétente que le Seigneur, et je m’enquis
de savoir si elle concevait autorité plus grande en la matière.
— Oh, dit-elle. Tout cela est si…
Sans finir sa phrase, elle fit un geste de la main, comme pour laisser le
vent emporter la question vers d’autres contrées. Lors de nos brèves
rencontres, je ne l’avais jamais vue si vague dans ses propos, ni si peu
disposée à entretenir le feu de la conversation. Peu désireux, toutefois, de
gâcher sa si belle humeur, je préférai ne pas m’appesantir et me contentai à
mon tour d’apprécier le susdit panorama – sans manquer, en quelques
occasions choisies, d’admirer aussi le remarquable profil de Mlle Marquis,
cela en tout bien tout honneur bien sûr.
Comme ses traits étaient exquis sous le vert pâle et doux de son bonnet !
Et le globe volumineux de ses jupes et de ses jupons ! Les contours
délicieux de ses manches bouffantes mettaient en valeur des mains… des
doigts d’une blancheur qui, pour être délicate, rayonnait de vitalité. Son
parfum, monsieur Landor ! Cette même senteur dont son papier à lettres
était légèrement imprégné – fleurie, sucrée avec quelque chose d’épicé. De
seconde en seconde, cette fragrance me pénétra jusqu’à ce que, au bord du
trouble, je demande à Lea si elle aurait la bonté de m’en indiquer la
provenance. Était-ce de l’eau de rose, de l’ambre gris ?
— Rien de très à la mode, dit-elle. Ce n’est qu’une préparation à la
poudre d’iris.
Cette révélation eut pour effet de me réduire au silence. Pendant
plusieurs minutes, je me trouvai incapable d’émettre le moindre son. S’en
inquiétant finalement, Mlle Marquis me pria de bien vouloir lui expliquer de
quoi il retournait.
— Je vous prie de m’excuser, lui dis-je. Cette essence-là avait la
préférence de ma mère. Longtemps après sa mort, ses vêtements la portaient
toujours.
Cela n’avait été qu’une brève remarque ; je n’avais assurément pas
l’intention d’aborder ce thème-là dans le détail. Mais c’était compter sans la
curiosité et les dons de persuasion de Mlle Marquis. Me « lançant » aussitôt
sur le sujet, elle obtint de moi l’exposé le plus complet que les
circonstances – vous connaissez lesquelles – me permettaient de narrer. Je
lui fis part de la renommée nationale de ma mère, des nombreux
témoignages de son talent hors du commun, de son dévouement héroïque et
pourtant joyeux à son mari et à ses enfants… de sa disparition tragique et
prématurée sur la scène même du Théâtre E… qui l’avait tant de fois
consacrée.
Ma voix tremblait en relatant certains événements, et je n’aurais sans
doute pas eu la force de mener mon récit à son terme si je n’avais trouvé, en
Mlle Marquis, un auditoire d’une compassion sans limite. Je lui dis tout,
monsieur Landor, du moins autant qu’il se pouvait dire en dix minutes
seulement. Je lui parlai de M. Allan, qui, épris de l’orphelin que j’étais
devenu, m’adopta et s’efforça de faire de moi le gentleman que ma mère
aurait souhaité que je fusse. Je lui parlai de son épouse, Mme Allan, qui fut,
jusqu’à son récent décès, comme une seconde mère. Je lui parlai de mes
années en Angleterre, de mes pérégrinations à travers l’Europe, de mes
années de service dans l’artillerie – et plus encore : de mes pensées, de mes
rêves, de mes désirs. Mlle Marquis entendit tout, le meilleur et le pire, avec
une équanimité quasi sacerdotale. Je trouvai incarné chez elle le principe de
Térence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Et, somme toute
enhardi par tant d’indulgence, j’en vins rapidement à confesser que ma
mère, telle une présence surnaturelle, veillait encore sur mes jours et mes
nuits. Je tiens en vérité fort peu de souvenir d’elle, révélai-je, et pourtant
parvient-elle, avec obstination, à être une sorte de mémoire spirituelle.
Bien que toujours attentif, le regard de Mlle Marquis se fit plus
pénétrant :
— Vous voulez dire qu’elle vous parle ? Et que vous dit-elle ?
Pour la première fois ce matin-là, je sentis poindre en moi certaines
réticences. Combien j’aurais aimé pourtant, monsieur Landor, réciter à Lea
cette strophe mystérieuse – mais impossible. Elle n’exigea toutefois pas
d’éclaircissement. La question restait posée, mais elle n’y pensait plus et
conclut d’un murmure :
— Ils ne nous quittent jamais, n’est-ce pas ? Ceux qui nous précèdent.
J’aimerais savoir pourquoi.
J’hésitai, puis avançai mon point de vue personnel :
— Il m’arrive de penser que les défunts nous poursuivent quand nous ne
les aimons pas assez. C’est que nous les oublions, voyez-vous ; cela n’est
pas volontaire de notre part, mais c’est ainsi. Le chagrin, la douleur vont en
s’amenuisant, cela ne dure qu’un temps, au bout duquel nos morts se
sentent abandonnés. Alors ils nous réclament. Ils veulent retrouver le
chemin de nos cœurs. Pour ne pas mourir deux fois.
« Mais il arrive aussi que nous les aimions trop, continuai-je. En vertu
de quoi ils n’ont pas le droit de s’éteindre, car nous les gardons de toutes
nos forces au fond de nous. Et donc ils ne meurent pas, ne se taisent jamais,
ne trouvent pas le repos.
— Des revenants, dit Lea, les yeux rivés sur moi.
— Oui, sans doute, mais comment revenir si l’on ne part jamais ?
Elle posa une main sur sa bouche, sans que je susse pourquoi – mais à
nouveau elle poussait un rire joyeux.
— Comment se fait-il, monsieur Poe, que je préfère mille fois aborder
avec vous les sujets les plus sombres – elle s’esclaffa encore –, au lieu de
faire comme les autres, celles qui ne discutent jamais que de robes, de
colifichets, de ces artifices qui suffisent à leur bonheur ?
Un rayon solitaire vint éclairer en face le flanc de la montagne.
Indifférente, Mlle Marquis s’en détourna et, se munissant d’un bout de bois
pointu, se mit à tracer des formes abstraites sur notre siège de granite.
— L’autre jour, finit-elle par dire. Au cimetière…
— Faut-il vraiment le mentionner, mademoiselle ?
— Mais voyez-vous, je veux vous en parler. Je veux vous exprimer…
— Oui ?
— … toute ma reconnaissance. Quand j’ai rouvert les yeux, vous étiez
là, voilà.
Elle m’observa à la dérobée, se détourna aussitôt.
— J’ai bien regardé votre visage, monsieur Poe, et j’y ai vu une chose
que je n’aurais jamais cru trouver. Jamais, au grand jamais.
— Et quoi donc, mademoiselle ?
— L’amour.
C’est son visage que je contemplai en recouvrant mes esprits – ses yeux
célestes et merveilleux, brillant d’un éclat sacré.
— Monsieur Poe, dit-elle, je suggère que, lors de notre prochain rendez-
vous, nous restions vous et moi conscients du début à la fin.
J’en convins de bon cœur et fis le vœu de ne plus refermer les paupières
tant que je l’aurais devant moi. Pour sceller notre pacte, je l’implorai
aussitôt de m’appeler par mon nom de baptême.
— Edgar, n’est-ce pas ? Fort bien, Edgar, si vous le souhaitez. Dans ce
cas, vous pouvez m’appeler Lea, je pense.
Le 18 novembre 1830
Le plus étrange était que Poe n’avait rien à ajouter à son récit. Quand
j’en eus fini la lecture, je m’attendais à ce qu’il reprenne les choses où il les
avait laissées. À ce qu’il cite quelque autre poète latin, qu’il verse dans
l’étymologie, qu’il illustre la fugacité de l’amour…
Mais il me souhaita simplement bonne nuit. Et s’évanouit comme un
spectre, non sans m’avoir promis, dès que possible, un nouveau compte
rendu.
Je ne le revis que le lendemain soir – et, sans un caprice du hasard,
j’aurais aussi bien pu ne plus le revoir du tout Poe emploierait sans doute
quelque tenue grandiose, mais c’est aussi simple que ça. J’étais en train de
m’évertuer contre le journal de Fry et c’est bien le hasard qui, à ce moment-
là, voulut que je m’interrompe. Cédant au besoin subit de prendre l’air,
j’ouvris ma porte et m’enfonçai dans un crépuscule charbonneux, en
décrivant de lents cercles avec ma lanterne pour me guider.
La nuit était sèche comme de vieilles aiguilles de pin. Le fleuve ronflait
plus fort qu’à l’accoutumée, et une lune effilée ne demandait qu’à vous
griffer les yeux. La terre semblait à chaque instant se lézarder sous mes pas,
et j’avançais fort prudemment. Je m’arrêtai un moment aux ruines des
anciens quartiers d’artillerie, vers où s’élevaient les senteurs de la Plaine, et
je contemplai la longue pente herbeuse, presque mauve à cette heure.
Brusquement, je me figeai.
Quelque chose remuait plus loin, près d’Execution Hollow.
Tandis que j’approchais, ma lanterne à bout de bras, cette forme étrange
et agitée prit peu à peu des contours plus précis. C’était un homme que je
regardais, un homme à quatre pattes.
De plus loin, on l’aurait cru sur le point de s’affaisser. Toutefois, en
m’approchant encore, je compris que cette posture ne signifiait rien. Car
dessous se trouvait une autre silhouette.
Je n’eus aucun mal à identifier la première. Je l’avais assez observée à la
cantine – ces cheveux filasse, cette masse, ce corps de garçon de ferme
appartenaient à Randolph Ballinger. Accroupi sur son adversaire, il
immobilisait deux bras sous ses grosses jambes, tandis que, du poignet, il
pressait de toutes ses forces sur un cou.
Et qui subissait ces violences ? Pour m’en assurer, je dus tourner autour
d’eux, reconnaître cette tête trop grande, cette fragile ossature de lévrier et,
si, la cape déchirée à l’épaule.
Alors je courus. Une certitude s’imposait : ce combat était inégal :
Ballinger dépassait Poe de quinze bons centimètres, pesait vingt kilos de
plus que lui, et rien ne semblait pouvoir entamer sa détermination. Ce
n’était pas maintenant qu’il allait lâcher prise.
— Arrêtez, monsieur Ballinger !
Dure comme le roc, ma voix avait retenti et l’enveloppait.
Il releva la tête en sursaut, croisa mon regard ; ses yeux brillaient comme
deux billes blanches sous ma lanterne. Sans desserrer pour autant son
étreinte, il répondit avec une rare indifférence :
— Affaires personnelles, monsieur.
Comme un lointain écho des mots de Leroy Fry, qui, d’un ton bien plus
gai, avait dit à Stoddard dans leur escalier : « Une affaire personnelle, ça
presse. »
À en juger par l’air impénétrable de Ballinger, ce front plat et uni, cette
attention studieuse, c’était aussi pressant que nécessaire. Il avait pris une
décision, il l’exécutait, il se passerait de fournir la moindre explication. Le
seul son audible pour l’instant était ce gargouillement dans la gorge de
Poe – un glouglou distordu, liquide, irrégulier, bien pire qu’un hurlement.
— Arrêtez, monsieur Ballinger ! m’écriai-je à nouveau.
Arc-bouté sur son énorme bras, il pressait toujours, arrachant un dernier
souffle aux poumons de Poe, et les cartilages du larynx allaient bientôt
céder…
Je lançai la jambe, et la pointe de ma botte claqua sèchement sur la
tempe de l’agresseur. Il grogna, repoussa la douleur d’un hochement de
tête… et poursuivit son œuvre.
Le deuxième coup l’atteignit au menton et l’étala sur le dos.
— Disparaissez, et vous aurez une chance d’être nommé officier. Restez,
et je vous promets la cour martiale avant la fin de la semaine.
Il s’assit. Se frotta la mâchoire. Regarda droit devant lui comme si je
n’étais pas là.
— Cela s’appelle une tentative d’homicide, monsieur Ballinger. Le
colonel Thayer vous donnera son avis là-dessus, si vous insistez.
C’en était là : ce pauvre imbécile n’avait plus de point de repère.
Comme la plupart des tyranneaux, il savait exercer sa volonté dans un cadre
défini – pas au-delà. Lorsqu’il tenait le plat de viande à la table 8, il en
imposait à sa bande d’affamés. Mais sorti de la cantine, du 18 Quartiers
Nord, du règlement, il n’avait plus rien pour le soutenir.
Donc il partit. Avec le peu de dignité qui lui restait, et bien conscient
qu’il venait d’être maté. Ses pas soulevaient des nuages de fureur.
M’agenouillant, j’aidai Poe à se redresser. À la lueur de ma lanterne, sa
peau avait l’aspect du cuivre virant au vert-de-gris, mais il respirait encore.
— Ça ira ? lui demandai-je.
Il plissa les paupières, essaya de déglutir.
— Ça va très bien, dit-il dans un hoquet Ce n’est pas avec des
attaques… sournoises… lâches… fourbes… de ce genre… qu’on intimide
un Poe. Je descends d’une…
— … longue lignée de chefs francs, je sais. Peut-être pourriez-vous
m’expliquer ce qui s’est passé ?
Il posa un pied chancelant devant lui.
— Je crains que non, monsieur Landor. Je m’étais faufilé hors de ma
chambrée dans l’intention de vous rendre visite… Prudent comme à
l’accoutumée… J’avais pris toutes les précautions utiles… Je ne comprends
pas comment il a réussi à… tromper ma vigilance…
— A-t-il dit quoi que ce soit ?
— Oui, dans sa barbe. Et toujours la même chose.
— Et que disait-il ?
— « On les remet à leur place, les petits merdeux. »
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Comment interprétez-vous cela, monsieur Poe ?
Il haussa les épaules – pourtant bref, le mouvement raviva la douleur
dans le plexus pharyngien.
— Pure jalousie, dit-il. Manifestement, le fait que… Lea me préfère à
lui… lui est insupportable. Voilà pourquoi il cherche à m’effrayer. (Un petit
rire hystérique jaillit de ses entrailles.) Mais il n’a pas idée… de ma
détermination. Rien ne pourra m’effrayer.
— Vous pensez qu’il voulait seulement vous faire peur, monsieur Poe ?
— Quoi d’autre ?
— Eh bien, je ne sais pas, dis-je en reposant les yeux sur Execution
Hollow. De mon point de vue, il paraissait assez décidé à vous tuer.
— Ne soyez pas grotesque. Il n’en a pas le courage. Il manque trop
d’imagination.
Lecteur, je lui aurais bien parlé des tueurs que j’avais trouvés sur mon
chemin, dans le temps, parmi les gens les moins imaginatifs qui se puissent
rencontrer. La raison pour laquelle ils étaient si dangereux.
— Monsieur Poe, j’aimerais que vous…
Je fourrai mes mains dans mes poches, envoyai promener une motte de
gazon.
— Je vous ferai tout de même remarquer, lui dis-je, que je compte un
tant soit peu sur vous, maintenant. Il serait regrettable que vous perdiez la
vie pour les beaux yeux d’une femme, aussi exquis soient-ils.
— Ce n’est pas moi qui perdrai la vie, monsieur Landor. Soyez-en
assuré.
— Mais qui alors ?
— Ballinger, répondit-il tout net. Il ne s’interposera plus entre mon cœur
et son objet, car je le tuerai avant. J’en tirerai le plus grand plaisir, et ce sera
l’acte le plus… le plus moral de mon existence.
Prenant Poe par le coude, je l’entraînai sur la pente douce qui menait à
mon hôtel. Je laissai s’écouler une minute avant d’oser :
— Pour ce qui est de la moralité, dis-je d’un ton dégagé, oui, cela
tomberait sous le sens. Mais je conçois moins bien que vous y trouviez du
plaisir.
— C’est que vous ne me connaissez pas, monsieur Landor.
Il avait raison, je ne le connaissais pas. Et c’était ainsi avec lui : je ne sus
jamais de quoi il était capable avant d’être mis devant le fait accompli.
Nous approchions maintenant du perron de M. Cozzen. Poe avait
recouvré une respiration régulière, et son visage un peu de son habituelle
pâleur. Pâleur qui, pour une fois, était synonyme de santé !
— Enfin, je me réjouis d’être arrivé au bon moment.
— Oh, je suppose que j’aurais pris le dessus à un moment ou à un autre.
Mais je vous remercie pour votre soutien.
— Croyez-vous qu’il savait où vous alliez ?
— Comment aurait-il pu ? On ne voyait même pas l’hôtel, d’où nous
étions.
— Selon vous, notre arrangement est donc toujours secret ?
— Il le restera, monsieur Landor. Personne ne doit être au courant, pas
même… (Gagné par l’émotion, il s’interrompit.)… pas même elle.
Reprenant le contrôle de ses pensées, il déclara ensuite d’une voix
claire :
— Vous ne m’avez pas demandé pourquoi je venais vous voir, d’ailleurs.
— Je présume que vous aviez des nouvelles fraîches à m’annoncer.
— Mais parfaitement.
Fouillant ses poches les unes après les autres, il mit une bonne minute à
trouver ce qu’il cherchait : une simple feuille qu’il déplia avec autant de
révérence qu’on découvre un calice.
Que n’avais-je deviné ? La lueur dans son œil devait pourtant suffire.
Mais non… Je saisis son papier en toute innocence, et sa lecture me prit
totalement au dépourvu :
Du 22 au 25 novembre 1830
Le 27 novembre 1830
Du 28 novembre
au 4 décembre 1830
Le 5 décembre 1830
Oh, Landor, cela n’est pas concevable d’Artemus. Cela défie la raison
qu’un parent de Lea – qui partage avec elle tant de traits, en sus des droits
du sang – et qui, d’une petite voix aiguë, récita les mêmes prières sous la
même courtepointe… Qu’il soit capable de brutalités aussi inhumaines,
aussi inimaginables ? Non. Comment deux jeunes pousses d’une même
graine, entrelaçant si tendrement leurs lianes, viendraient à s’élancer vers
des mondes aussi différents… l’une vers la Lumière, l’autre vers les
Ténèbres ? Cela ne se peut, Landor.
Que le Ciel consente à nous aider.
Le récit de Gus Landor
24
Le 5 décembre 1830
Comme Poe l’avait justement remarqué, Lea était contralto, mais elle
forçait sa voix dans les aigus, de sorte qu’en atteignant les limites de sa
tessiture, cela n’était plus qu’un filet brumeux, un souffle de buée entre ses
lèvres serrées, difficilement audible et pourtant obstiné. Rien ne la ferait
tout à fait taire.
Et ra-ta-ta,
Et ra-ta-ta,
Et ra-ta-ta-ta…
À cet instant, je crois bien avoir pensé aux oiseaux de Pawpaw, à leurs
stridences dans leurs cages de fer. Que n’aurais-je donné – que n’aurions-
nous donné tous, sans doute – en échange de la clef desdites cages. Mais les
couplets se succédaient (il est toujours plus aisé d’invoquer la marée que de
l’endiguer) et, soudain, la voix de Lea bascula. Ses doigts semblaient
animés d’une énergie fantasque, elle commença à fouailler les touches et, à
chaque nouveau coup de fouet, une note quittait la mesure – pour retomber
dans la suivante. Éreinté par ce martèlement, le piano lui-même parut sur le
point de protester, et cependant Lea continuait :
Lea chanta trois fois le refrain, le récital dura quatre minutes environ, au
bout desquelles nous nous dressâmes tous, en frappant dans nos mains
comme si notre vie en dépendait. Mme Marquis applaudit plus fort que tout
le monde ; ses pieds dansaient la tarentelle ; et sa voix jaillit avec tant de
violence que son mari dut se mettre un doigt dans l’oreille.
— Oh oui, ma chérie, oui ! criait Alice. N’est-ce pas ? Je regrette
seulement – et je n’en dirai pas plus, plus jamais je n’aborderai le sujet – je
regrette seulement qu’il te manque un peu de cœur quand tu atteins le fa et
le sol. Il ne s’agit pas de monter, mais de s’élancer. (Son bras fendit l’air
comme un sabre.) Ce n’est pas une ascension, plutôt une excursion… dans
ces sonorités-là. Je t’ai déjà expliqué, Lea.
— S’il te plaît, Alice… dit le docteur.
— Pardon, ai-je dit quoi que ce soit de déplacé ?
Comme il ne répondait pas, elle posa un œil interrogateur sur chacun de
nous avant de le braquer sur sa fille.
— Ma chérie, il ne faut rien me cacher. Ai-je été blessante en quelque
manière ?
— Non, lâcha froidement Lea. Je te l’ai déjà dit. Il en faudrait beaucoup
plus pour m’atteindre.
— Eh bien, dans ce cas, pourquoi nous abandonner à la tristesse ?
Pourquoi nous réunir si c’est pour se morfondre ?
Elle recula d’un pas. Les larmes lui montaient aux yeux.
— Et la neige est si belle au clair de lune, poursuivit-elle. Qu’est-ce qui
nous empêche d’être heureux, puisque nous sommes ensemble ?
— Nous sommes heureux, mère, affirma Artemus.
Il n’y avait rien de spécialement gai dans sa voix. C’était le bourdon de
l’obligation, qu’il sonnait pour la millième fois. Cela suffit cependant à
raviver l’humeur de Mme Marquis, qui se révéla alors une infatigable
meneuse de jeux : de dames, de mimes et de devinettes, un vrai tournoi.
Elle exigea ensuite que nous nous bandions les yeux pour goûter le gâteau,
afin de deviner quels arômes Eugénie (la si douce Eugénie !) y avait
dissimulés. Puis ce fut les truffes au chocolat, et nous revînmes au salon, et
le Dr Marquis, pas mauvais musicien lui-même, s’assit au piano-forte où il
interpréta un mélancolique Old Colony Times, tandis qu’Artemus et Lea,
tendrement enlacés, oscillaient en mesure – sous le regard de Poe, assis sur
l’ottomane, qui les contemplait tel un couple de condors… et alors
Mme Marquis daigna de nouveau me prêter attention.
— Monsieur Landor, êtes-vous vraiment repu ? C’est sûr ? Ah, je m’en
félicite. Auriez-vous l’obligeance de vous asseoir près de moi ? Je suis si
contente que vous ayez pu venir. Dommage que Lea ne soit pas au mieux de
sa forme. Je vous promets que, la prochaine fois, vous ne serez pas déçu.
— Je… je ne saurais…
— Mais oui, bien sûr, vous êtes un homme si bien élevé. Je m’étonne au
plus haut point, monsieur Landor, que vous ayez échappé aux intrigues
depuis votre arrivée à West Point…
— Aux intrigues ?
— O-ho ! Comme si je ne connaissais pas la gent féminine ! Ses
manœuvres sont responsables de plus de massacres que toutes les cavaleries
du monde. Il s’est trouvé au moins une de ces épouvantables femmes de
militaire pour vous présenter une de leurs abominables filles ?
— Elles n’ont… Je ne…
— Certes, si leur progéniture valait ma Lea, on ne les arrêterait pas.
Comme vous le savez, Lea est depuis toujours considérée comme la fiancée
idéale. Elle n’aurait pas été si exigeante, elle aurait eu, oh, des tas de…
seulement, vous savez, avec ces idées qu’elle a en tête, je pense depuis
longtemps qu’elle serait beaucoup mieux avec un homme d’un certain,
disons… discernement. Un homme doux, persuasif, qui sache lui faire
comprendre quelle place lui revient dans la vie.
— Je croirais volontiers votre fille capable d’estimer toute seule…
— Bien sûr ! piailla-t-elle comme un des oiseaux de Pawpaw. Moi aussi,
bien sûr, je disais cela à son âge. Et voyez où j’en suis ! Non, monsieur
Landor, une mère a toujours raison à ce sujet. Voilà pourquoi, dès que j’en
ai l’occasion, je lui rappelle : « Il te faut un homme plus âgé. Un veuf, par
exemple, sur qui jeter ton dévolu. »
Ce disant, elle se pencha et tapota – deux fois – sur mon bouton de
manchette.
Ce simple geste. Il n’en fallait pas plus pour que je me retrouve dans la
cage, les barreaux soudain refermés sur moi, et j’aurais beau roucouler tant
que je voudrais, adieu la liberté.
C’était le dernier acte de la farce. Comme d’habitude, Mme Marquis avait
parlé assez fort pour que tout le monde l’entende. Voilà qu’ils me
regardaient tous de l’autre côté des barreaux : Artemus, de son œil vide
caractéristique, Lea, les paupières et les lèvres sèches, et le première année
Poe, les joues rouges comme après une gifle, la bouche cramoisie par
l’outrage.
— Daniel ! crissa Alice Marquis. Faites chercher du champagne ! Que
j’aie de nouveau vingt ans !
Pour quelque raison, je baissai la tête à cet instant et aperçus mes mains,
notamment celle qui avait recueilli un peu de ce résidu cuivré et granuleux,
collé sur le vieil uniforme d’officier dans la penderie d’Artemus. La peau de
mon doigt l’avait conservé, comme l’ambre conserve les vieux insectes.
Du sang, évidemment. Que vouliez-vous que ce soit ?
Le récit de Gus Landor
27
Le 6 décembre 1830
J’en étais là, Lecteur. J’étais parti chez les Marquis dans l’espoir de
résoudre un mystère, j’en revenais avec trois.
À commencer par celui-ci : qui avait essayé de me tuer dans la
penderie ?
Seuls Artemus et le Dr Marquis auraient eu la force de manier un sabre
avec cette précision. Cependant tous deux étaient, pour autant que je sache,
retenus ailleurs : le docteur s’occupait de sa femme, son fils était en bas au
salon. Il était quasiment impossible que quelqu’un soit entré dans la maison
sans se faire remarquer. Alors qui ? Qui voulait me priver des parties les
plus tendres de mon anatomie ?
Le deuxième mystère était celui-ci : si l’uniforme était bien celui
qu’avait vu le soldat Cochrane un mois et demi plus tôt devant la salle B-3
de l’hôpital – et je n’en doutais pas –, alors qui le portait ce soir-là ?
Artemus, bien sûr, venait le premier à l’esprit. Et donc, le lendemain de
ce dîner, je demandai au capitaine Hitchcock de le convoquer, sous le
prétexte fallacieux de recueillir son témoignage au sujet de l’effraction dont
il avait été victime. Tandis qu’ils conversaient aimablement, Cochrane se
tenait dans la pièce à côté, l’oreille collée contre la porte. Une fois
l’entretien terminé, et Artemus reparti, le soldat admit, la bouche tordue,
que c’était peut-être la voix qu’il avait entendue, mais qu’il avait bien pu
l’entendre ailleurs, et que finalement cela pouvait aussi être celle d’un autre.
Bref, nous n’étions guère avancés, même si Artemus restait notre
premier candidat. Mais n’avais-je pas de mes yeux vu à quel point son père
lui ressemblait dans le noir ? Et il y avait encore un écueil. D’après ce que
rapportait Poe dans son dernier compte rendu, je savais que Lea Marquis
était capable de se travestir avec succès.
Tout concourait à ajouter au malaise dont j’étais déjà la proie, à cette
sensation que la famille Marquis n’avait pas de centre – pas de nord
magnétique, pour ainsi dire. En consultant ma boussole intérieure, je
trouvais, par exemple, l’aiguille pointée sur Artemus… mais alors je le
revoyais, soumis et docile, exaucer le moindre souhait de sa mère, avec cet
air de résignation contenue qu’il affichait toujours en sa présence.
Bien, laissons dans ce cas l’aiguille indiquer Alice Marquis. Certes, elle
savait influencer le cours d’une soirée, mais sans dépasser certaines limites,
n’est-ce pas ? Et Lea lui avait tenu tête, à sa manière, même dans la façon
dont elle avait cédé. Quelles conclusions en tirer ?
Lea, maintenant. Essayons Lea. L’aiguille ne restait pas longtemps sur
elle non plus. En définitive, chaque fois que je repensais à cette jeune
personne, j’avais aussitôt à l’esprit l’image de quelqu’un qu’on menait aux
lions.
J’en arrivais au troisième mystère : pourquoi Mme Marquis tenait-elle
tant à refiler sa fille à un vieux trumeau de mon espèce ?
Lea était encore parfaitement mariable. Trop âgée, certes, pour un élève
de l’Académie, mais au dire de tous, elle n’en avait jamais voulu.
Cependant, n’y avait-il pas pléthore d’officiers célibataires ? Désœuvrés
dans leurs chambrées ? N’avais-je pas même perçu un soupçon de désir
contrarié dans les propos du capitaine Hitchcock, alors que nous parlions
d’elle ?
De tous ces mystères, celui-ci était le seul à tolérer une solution. Car, si
Lea était bien atteinte de ce que je croyais, ses parents avaient peut-être fini
par la considérer comme une marchandise avariée, bonne à confier au
premier prétendant venu. Et n’était-ce pas, en quelque sorte, une bonne
nouvelle pour Poe ? Personne n’étant mieux que lui disposé à l’épouser
pour le meilleur et surtout pour le pire.
Il occupait donc mes pensées lorsqu’il se présenta à ma chambre d’hôtel.
Et se présenta, dois-je dire, comme un candidat à un examen. C’est que, la
plupart du temps, voyez-vous, il n’avait qu’une chemise et un gilet sous sa
tunique ; ce soir, il était en grande tenue, portait l’épée et le baudrier. Au
lieu d’entrer timidement, comme à l’accoutumée, il fit deux grandes
enjambées jusqu’au milieu de la pièce, ôta prestement son shako et
s’inclina.
— Landor, je vous présente mes excuses.
Avec un demi-sourire, je me raclai la gorge et répondis :
— C’est fort louable de votre part, Poe. Mais puis-je savoir…
— Oui ?
— … de quoi vous vous excusez ?
— Je suis coupable de vous avoir prêté d’indignes intentions.
Je m’assis sur le lit. Me frottai les yeux.
— Ah, dis-je. Oui. Lea.
— Pour ma défense, Landor, il faut reconnaître que Mme Marquis vous a
fait hier soir certaines confidences plutôt déconcertantes. Et j’avais cru
comprendre – à tort, cela va sans dire – que vous vous en félicitiez… peut-
être même que vous confirmiez ses vues.
— Enfin, comment aurais-je…
— Non, je vous en prie. (Il leva la main.) Ne me faites pas l’affront de
vous justifier. Ce serait parfaitement inutile, d’ailleurs. Vous, épouser Lea ?
Ou même lui faire la cour ? Quiconque possède un grain de cervelle en
verrait toute l’absurdité.
Ah. Toute l’absurdité. Eh bien, n’étant pas dépourvu non plus de
prétentions viriles, je faillis me vexer. Pourtant, n’avais-je pas moi-même
reconnu le caractère grotesque de la chose ?
— Donc, je suis navré, vieille tortue, dit Poe, mais…
— C’est évident.
— Vous êtes sûr ?
— Certain.
— Bon. C’est tout de même un soulagement. (Avec un petit rire, il jeta
sa casserole sur le lit et se passa une main sur le front.) Me voilà libéré d’un
poids, alors si nous passions aux choses sérieuses ?
— En effet, pourquoi pas. Si vous commenciez par me montrer le poulet
de Lea ?
Ses paupières flottèrent comme des ailes de mites.
— Le poulet ? dit-il platement.
— Celui qu’elle a glissé dans votre poche pendant que vous enfiliez
votre cape. Vous ne vous en êtes sans doute aperçu qu’une fois rentré dans
vos quartiers.
Il posa une main sur sa joue, laquelle rosit sensiblement.
— Ce n’est pas un… Poulet n’est sûrement pas le mot qui…
— Oh, peu importe comment vous l’appellerez. Montrez-le-moi, tout
simplement. Si cela ne vous embarrasse pas trop.
Il était maintenant rouge comme une pivoine.
— Du tout… cela ne… m’embarrasse aucunement, bafouillait-il. Je… je
tire un orgueil infini de cette missive. Être le destinataire de ce… de ce…
Il sortit de sa poche le billet parfumé, le posa sur le lit Et il était
vraiment embarrassé, car il se détourna le temps que je le lise :
— Très joli, lui dis-je. Très astucieux aussi, cette façon de…
Mais il n’avait pas besoin d’explication de texte. Il me coupait déjà.
— Landor, un tel présent me prend totalement au dépourvu. C’est trop…
trop… (Il sourit, l’air un peu triste, en glissant un doigt sur les bords de la
feuille.) C’est que, rendez-vous compte, personne ne m’avait encore dédié
de vers.
— Eh bien, vous avez un poème d’avance sur moi.
Ses minuscules dents blanches étincelèrent à mes dépens.
— Pauvre Landor ! N’avez jamais eu de vers à votre gloire, eh ? (Il
arqua un sourcil.) Je ne parle pas d’en écrire vous-même, bien sûr, la cause
est entendue.
Je faillis bien le corriger. Car, voyez-vous, j’avais rédigé des poèmes.
Pour ma fille, quand elle était encore toute petite. De bébêtes comptines que
je posais sur son oreiller : « C’est le marchand de sable qui est passé, Faire
la bise à mon bébé, mais il reviendra demain, Lui faire un gentil câlin. » Pas
vraiment une merveille de prosodie. Avec l’âge, elle les oublia vite, de toute
façon.
— Qu’à cela ne tienne, dit Poe. Je vous écrirai quelque chose un jour. Et
votre nom passera à la postérité.
— Je vous en serai infiniment reconnaissant. Mais d’abord peut-être
pourriez-vous terminer celui que vous avez ébauché ?
— Vous voulez dire…
— Cette affaire de fille aux yeux bleu pâle, là.
— Oui, dit-il, les siens dans les miens.
Je le fixai aussi. Et me mis à grogner :
— Allez. Sortez-moi ça.
— Quoi ?
— La dernière strophe. Vous devez l’avoir sur vous. Sous le billet de
Lea, sans doute.
Il hocha la tête avec une grimace.
— Mais vous lisez dans mon âme, Landor ! Il n’est sans doute pas de
mystère, dans l’univers entier, qu’avec vos perceptions si acérées, vous ne
sauriez en quelques…
— Oui, oui, c’est ça. Donnez.
Je me rappelle avec quelle lenteur il étendit l’autre feuille sur le couvre-
lit – comme s’il dépliait le suaire du Christ. Il la défroissa soigneusement,
puis recula d’un pas et resta là à la contempler, telle une religieuse recueillie
devant son divin fiancé. Alors seulement il me fit signe d’approcher et je
lus :
Écumantes, mille ailes s’abattirent !
Profondes comme les ténèbres !
Saisi d’effroi, je l’implorai :
« Hâte-toi, hâte-toi ! »
Transie, elle ne répondit pas,
Me laissant seul devant la Nuit -
Ô l’immonde et funeste Nuit,
Qui, insondable et sans merci,
Recouvrit Leonore d’un voile d’oubli -
Tout autour de l’œil de cérule :
Épouvanté dans son trépas.
Le 7 décembre 1830
Le 8 décembre 1830
Mon cher Landor, j’ai pensé que vous aimeriez peut-être savoir dans
quelles conditions j’ai hâté, cette nuit, ma retraite de l’établissement de
M. Havens. Comme vous le supposez probablement, je dois tout mon salut
aux rives de l’Hudson. Le froid et le verglas, cependant, rendaient ma
progression sur cette étroite bande de terre – sournoise, perfide – aussi
périlleuse qu’incertaine. Trébuchant en plus d’une occasion, je ne
repoussais qu’au dernier instant, chaque fois, la frigide étreinte des bras
sombres du fleuve. Seule l’association continue de ma force, de mon agilité
et de ma conscience en éveil sut me maintenir d’aplomb et me projeter sans
cesse en avant.
J’aurais certainement apporté un soin plus grand à choisir mon itinéraire
si je n’avais été le jouet d’une illusion enfiévrée – je me croyais, en effet,
« découvert » par les autorités. Comme d’habitude, j’avais évidemment pris
la précaution d’arranger quelque forme humaine sous mes couvertures,
mais je n’ignorais pas qu’il suffisait de pousser mon grabat pour révéler
cette sommaire mise en scène. Ce qui me vaudrait, dès lors, d’être en état
d’arrestation, soumis à la justice du colonel Thayer, à la monocorde litanie
de mes diverses incartades, et alors la sentence tomberait avec un fracas de
tonnerre.
Renvoi !
Oh, Landor, je ne me soucie guère de mon statut d’élève-officier. De ma
carrière ? Peu me chaut celle-ci ! Mais d’être à jamais écarté de l’aimant de
mon cœur !
Privé du miroitement de ses yeux – non, non ! Cela ne peut être !
J’allongeai donc le pas, j’accélérai le train. Selon mes estimations, il
était entre une heure et demie et deux heures quand je vis mes efforts
récompensés à la vue de Gee’s Point. Ceux-ci m’ayant mené au bord de
l’épuisement, je me reposai un instant avant de partir à l’ascension de la
dernière pente. Et j’arrivai sans encombre aux Quartiers Sud, en me
félicitant de ma bonne fortune.
Je m’arrêtai une deuxième fois afin de vérifier que la voie était libre,
puis m’engageai dans l’escalier. La porte se referma précipitamment
derrière moi, m’engouffrant dans un noir d’ébène, enténébrant la Nuit elle-
même, et cependant il me semblait – si ! Encore ! – percevoir ces
palpitations basses, sourdes et néanmoins rapides, si proches et en même
temps si distinctes de celles d’un cœur humain. Était-ce le mien, me
demandai-je ? Ou mes halètements encore audibles trouvaient-ils un écho
dans l’air ductile, comme les baguettes du tambour se réverbèrent sur la
peau tendue de son propre tympan ?
Tout était frappé d’immobilité, et pourtant j’avais le sentiment d’une
présence, Landor – d’yeux qui sur moi braquaient leur éclat malsain.
Avec quelle sévérité m’admonestai-je ! Fort de quelle rage silencieuse
ordonnai-je à mes membres réticents de se mettre en mouvement ! Un
simple pas – suivi d’un autre – et encore un autre. Quand soudain, telle une
injonction m’arrivant de l’autre monde, retentit ce monosyllabe qui depuis
toujours est mon nom :
— Poe.
Je ne saurais dire depuis combien de temps il me guettait. Je puis
seulement rapporter que, le rythme souple et régulier de sa propre
respiration devenant plus audible à mesure qu’il approchait, j’eus la nette
impression qu’il venait de couvrir une distance analogue à la mienne, et à
une vitesse presque aussi grande !
Bien qu’assiégé par mille sensations contraires, j’eus la présence d’esprit
de lui demander quel objet il poursuivait à cette heure avancée de la nuit,
dans des quartiers, en outre, qui n’étaient pas les siens. Il n’avança plus, ne
répondit pas, et pourtant je sentais que les plus infimes molécules de cet
espace clos subissaient les mêmes cadences que ses trépidations internes.
Grâce à quoi je conclus – saisi d’effroi, comme vous le devinez – qu’il
gravitait autour de moi, telle une lune frigide et maléfique.
Je le priai à nouveau, avec toute la courtoisie dont je fus capable, de
m’expliquer ce qu’il me voulait et en quoi cela ne pouvait attendre le matin.
Enfin, d’une voix cassante, froide et insinuante, il lâcha :
— Vous serez avec elle un gentleman, n’est-ce pas, Poe ?
Oh, quels tressautements à la seule audition de ce simple pronom ! Cela
ne pouvait qu’être la lumière de ma vie : elle. Enhardi par le sentiment qui
gonflait ma poitrine, je répondis sans ambages que je préférerais voir – je
faillis dire mon cœur… – que je préférerais voir tous mes membres
arrachés, plutôt que de causer le plus infime préjudice à sa sœur.
— Non, articula-t-il lentement, cela n’est pas exactement ce que je veux
dire. Vous n’êtes pas de ceux qui profitent indûment d’une femme ? Vos
beaux yeux tristes ne cachent pas un goujat, au moins ?
Je l’informai que, pour certaines sensibilités comme la mienne, le critère
de charme physique par lequel on juge souvent le « beau » sexe ne comptait
que fort peu en regard des affinités spirituelles, plus aptes à exercer une
attirance durable et à garantir d’harmonieuses relations.
Bien que profondément sincère, cette dernière déclaration ne suscita
qu’un rire sec chez Artemus.
— Mais certainement, admit-il. Et je suppose… Bien sûr, je ne voudrais
pas paraître inopportun, Poe, mais… je doute cependant que… vous vous
soyez… comment dirais-je… déjà donné à une femme ?
Grâce soit rendue à l’obscurité ! Car mes joues s’empourprèrent d’un tel
feu, et avec une telle violence, qu’elles auraient éclipsé le dieu Râ lui-même
sur son chariot d’or !
— Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, poursuivit
Artemus. C’est au contraire l’une des choses que je trouve si émouvantes
chez vous. Vous avez une sorte de… d’innocence obstinée qui vous vaut les
faveurs de ceux qui vous apprécient. Au nombre desquels je suis,
naturellement.
J’arrivai enfin à le distinguer suffisamment pour voir que ses lèvres
tremblaient, que ses yeux regardaient fixement le vide devant lui, même
qu’il inclinait légèrement la tête de temps à autre. Quelles craintes avais-je
pu ressentir, face à lui ? Son expression n’inspirait que douceur et
bienveillance.
— Poe, dit-il une fois de plus.
Alors il me toucha, et ce n’était pas le geste que j’aurais pu attendre, une
de ces accolades viriles des bons camarades – non, il prit seulement ma
main, déplia mes doigts et, d’un ton où l’étonnement le disputait à la
tristesse, il murmura :
— Vous avez de si jolies mains. Presque aussi belles que celles d’une
femme. (Il approcha son visage.) Des mains de prêtre.
Cela dit – et j’en frissonne, oui ! je tremble en l’écrivant –, il me baisa la
main.
Le 8 décembre 1830
Eu égard aux plans de table, le gouverneur Kemble avait des idées très
arrêtées. Les dames (à ces rares occasions où elles sont de la partie)
prennent place d’un côté, et les messieurs de l’autre. Évidemment, avec une
telle disposition, il se trouve forcément deux membres de chaque sexe pour
côtoyer un représentant du genre opposé. Et donc la psalmiste s’assit près
du menuisier quaker, et l’on m’installa auprès d’une certaine Emmeline
Cropsey.
Épouse d’un baronnet instable des Cornouailles, Mme Cropsey s’était
retrouvée exilée avec une maigre pension en Amérique, où elle avait
embrassé une existence de critique nomade. Cheminant d’État en État, elle
tournait en ridicule tout ce qu’elle voyait – quel ennui le Niagara, quelle
consternation Albany. Achevant actuellement son tour des Highlands, elle
attendait que son mari lui envoie d’autre argent afin de dénigrer d’autres
régions. Avant même que nous saisissions nos fourchettes, elle me soumit le
titre de l’ouvrage qu’elle rédigeait : L’Expérience ratée de l’Amérique.
— Vous serez peut-être moins affecté que les autres par l’effroyable
mentalité de ce pays, monsieur Landor. Alors je vous révèle ce que je ne
peux avouer à vos camarades chiqueurs et cracheurs : West Point tiendra
une place centrale dans mon réquisitoire.
— Comme c’est intéressant, lui dis-je.
Elle parut ensuite dans une tirade sur le mythe de Cadmos, et déclara
tout de go que Leroy Fry et Randolph Ballinger étaient deux agneaux
sacrifiés sur l’autel des demi-dieux américains. C’était un peu comme
écouter Poe, en beaucoup moins reposant. Je ne sais plus exactement à
partir de quand, mais une autre voix s’imposa peu à peu, par-dessus le débit
monotone de Mme Cropsey – et, de fait, par-dessus les timbres et les accents
si différents qui tissaient la conversation. Une voix ni plus ni moins sonore,
mais dotée d’une autorité naturelle qui valait mille trompettes. Le lieutenant
Henri Le Rennet – avec sa grotesque moustache et son costume
d’emprunt – prenait l’avantage.
— Je suis certes né en France, disait-il. Mais j’exerce le métier de soldat
dans l’armée de votre pays depuis assez longtemps pour bien connaître les
lettres de sa langue. Je suis au regret de vous apprendre que la littérature
anglaise est un désastre. Oui, je maintiens, un désastre !
Avec un geste incertain du bras, le peintre demanda :
— Je tiens pour sûr que M. Scott déçoit rarement, cependant ?
Poe haussa les épaules, piqua un navet du bout de sa fourchette.
— Si l’on ne fonde pas sur lui de trop folles espérances, non.
— M. Wordsworth ? risqua un autre.
— Il a les mêmes défauts que tous les lakistes anglais : ces poètes
s’entêtent à édifier le lecteur. (Poe s’interrompit. Brandit son navet comme
une torche.) Alors que, en réalité, il faut définir la poésie des mots comme
création rythmique de la beauté. La beauté et le plaisir, voilà sa vocation
suprême, et son objet ultime, la disparition d’une belle femme.
— Et nos propres poètes du Nouveau Monde ? tenta un autre.
M. Bryant, par exemple ?
— Je vous accorde qu’il sait éviter ces affectations qui ternissent la
poésie moderne dans son ensemble. Mais de là à prétendre que son œuvre
tende à une quelconque excellence…
— M. Irving, alors ?
— Grandement surestimé, dit platement Poe. Si l’Amérique était
réellement une république des arts, M. Irving serait tout au plus le bras mort
d’une rivière, plein d’eau stagnante évidemment.
Là, il exagérait. Irving était une divinité en ces lieux. Plus
particulièrement, c’était un des joyeux compères du gouverneur. Même si
on l’ignorait, il était impossible de ne pas remarquer (à moins d’être Poe) le
mouvement continu des têtes qui, convive après convive, se tendirent
anxieusement vers Kemble – pour savoir s’il fallait s’offusquer ou pas.
Celui-ci, sans lever les yeux, laissa l’éditeur du New York Mirror faire son
travail à sa place.
— Lieutenant, dit le journaliste, je commence à me demander si vous
n’abusez pas de la bienveillance de notre hôte en distillant si librement
votre fiel. Tout de même, il est bien quelque part un flambeau littéraire que
vous lisez avec plaisir ?
— Un, en effet, dit Poe, avant de scruter les visages tournés vers lui,
comme pour s’assurer qu’ils étaient dignes de la suite.
Plissant les paupières et baissant la voix pour un meilleur effet, il
déclara :
— Le nom de… Poe… ne vous dit sans doute rien ?
— Poe ? s’écria Mme Cropsey, comme en perte d’acuité auditive. Poe,
dites-vous ?
— Poe, des Poe de Baltimore.
Eh bien, personne n’avait entendu parler de Poe, ni des Poe de
Baltimore. Ce qui emplit notre lieutenant d’une indicible tristesse.
— Cela se peut-il ? lâcha-t-il dans un souffle. Ah, mes amis, je ne suis
pas prophète, mais je vous prédis avec certitude que si vous ne le
connaissez pas aujourd’hui, vous le connaîtrez forcément un jour. Bien sûr,
je ne l’ai pas rencontré personnellement, mais on m’a rapporté qu’il
descend d’une longue lignée de chefs francs. Comme moi-même, ajouta-t-il
en s’inclinant légèrement.
— Et c’est un poète ? demanda le menuisier.
— À mon sens, l’appeler seulement poète reviendrait à dire de Milton
que c’était un rimailleur. Oui, il est jeune, ce Poe, aucun doute là-dessus.
L’arbre de son génie n’a pas encore produit les plus mûrs de ses fruits, mais
la récolte est déjà appréciable, mes amis, pour qui a le palais fin.
— Monsieur Kemble ! s’exclama Mme Cropsey. Où diable avez-vous
trouvé ce charmant soldat ? C’est certainement le premier homme que je
croise dans ce pays qui ne soit ni un imbécile ni visiblement fou.
La remarque atteignit de plein fouet le gouverneur, bien plus touché par
la tirade sur Irving que nous ne l’aurions pensé. D’un ton raidi par le
ressentiment, il nous fit savoir que nous devions à Mlle Marquis la présence,
ce soir, de ce lieutenant.
— Mais oui ! cria Lea depuis son bout de table. Le Rennet est un vieux
camarade de régiment de mon père. Ils ont défendu Ogdensburg l’un à côté
de l’autre.
Le murmure d’approbation qui parcourut la table buta sur les sourcils
froncés de Mme Cropsey, qui répondit :
— Enfin, lieutenant, vous êtes beaucoup trop jeune pour avoir pris part à
la guerre de 1812.
Poe lui sourit :
— Madame, j’étais en effet à cette époque un jeune garçon*. Mais je me
suis battu au côté de mon père adoptif, le lieutenant Balthazar Le Rennet. À
ma mère, qui essayait de me garder à la maison, j’ai répondu : « Peuh !
Rester en compagnie des femmes, quand on a besoin d’hommes en
armes ! » (Ses yeux trouvèrent le chandelier et ne le quittèrent plus.) C’est
pourquoi, mes amis, j’étais avec mon père lorsqu’un boulet de canon lui
brisa le sternum. C’est moi qui l’ai pris dans mes bras quand il tomba. C’est
moi qui l’ai allongé sur ce bout de terre qui allait, bien trop tôt, devenir son
tombeau. C’est moi qui me suis penché pour recueillir son dernier
murmure : « Il faut combattre, mon fils. Toujours combattre…* » (Il inspira
profondément.) Dès cet instant, je sus quel était mon destin. Celui d’un
soldat aussi courageux que lui. D’un futur officier de l’armée des États-
Unis, et qui lutterait pour ce pays qui… est devenu un… un second père
pour moi.
Le silence s’abattit sur la tablée, et Poe enfouit son visage dans ses
mains. Son récit avait fait l’effet d’un mouchoir ramassé, que chacun tenait
devant soi en se demandant s’il fallait le conserver ou le restituer à son
propriétaire.
— Les larmes me montent aux yeux à chaque fois que j’y pense,
renchérit Lea.
Si elle ne pleurait pas, son intervention fit pencher la balance du côté de
Poe. La psalmiste essuya le bord de ses paupières, le peintre se racla la
gorge, et madame le proviseur de l’école de Newburgh était si émue qu’elle
laissa sa main reposer deux secondes sur le bras du menuisier, son voisin.
— Eh bien, fit Kemble, très solennel. Votre carrière… dans les armes…
est le plus grand hommage que vous puissiez rendre à… la mémoire de
votre père. Ainsi qu’à votre pays d’adoption. (Ses lèvres crispées
s’allongèrent). Me permettez-vous de porter un toast en votre honneur,
monsieur ?
Tous les verres se levèrent. On était tout sourire. On n’entendit que
cling-cling, des « bravo », des « bien dit, Kemble », tandis qu’un frisson
rosâtre enfiévrait les fières joues pâles du lieutenant Le Rennet.
Et voici comment un humble bizut de West Point, haï de prime abord par
une personnalité éminente des États-Unis, réussit en fort peu de temps à
entrer dans ses bonnes grâces. Poe triomphait sans restriction mais, comme
tous les triomphes, le sien ne dura pas. Car, en enfouissant son visage dans
ses mains, il avait malencontreusement décollé une moitié de sa moustache.
Je ne le remarquai pas tout de suite ; ce fut Lea qui, agitant ses bras comme
des sémaphores, sonna l’alarme. Puis j’aperçus Mme Cropsey qui fixait Poe,
comme s’il était en train de s’effriter devant elle. Je n’eus qu’à suivre son
regard et je vis alors l’écheveau de crin noir qui pendait sous ses lèvres –
frétillant sous son souffle comme la queue d’un bébé mouffette.
Je quittai aussitôt mon siège :
— Lieutenant Le Rennet ? J’aurais souhaité avoir deux mots avec vous.
En tête à tête, si vous voulez bien.
— Mais bien sûr, dit-il, avec une once de regret.
Je le conduisis de pièce en pièce, à l’écart, si possible, des indiscrètes
oreilles des domestiques. Ce qui n’était pas mince affaire chez le
gouverneur Kemble. J’en fus réduit à traîner notre poète dans le bureau de
notre hôte, et de là, dans la véranda.
— Landor, qu’est-ce qui vous arrive ?
— Ce qui m’arrive ?
Je détachai entièrement son bout de crinière pour le lui présenter entre le
pouce et l’index.
— À l’avenir, vous serez moins chiche sur la gomme arabique,
lieutenant.
Ses yeux sortirent de leurs orbites.
— Bon Dieu, quelqu’un s’en est-il aperçu ?
— Seulement Lea, je pense. Et Mme Cropsey qui, et c’est une chance
pour vous, n’a pas les faveurs de tout le monde ici.
Il fouilla dans ses poches.
— Je dois bien avoir…
— Quoi ?
— Un reste de tabac à…
— À priser ?
— Mais oui, le jus est adhésif, non ?
— Si vous tenez vraiment à dégager l’odeur d’un crachoir… Allez, Poe,
vous avez fait votre petit effet. Il est temps de baisser le rideau et…
— … d’abandonner Lea ? (Ses yeux brillaient comme ceux du loup.) Le
premier soir que nous passons ensemble ? Je préfère quitter l’armée sur-le-
champ. Non, je resterai jusqu’au bout, Landor, avec ou sans votre aide.
— Dans ce cas, ce sera sans. Et, avant que je me fâche vraiment, dites-
moi d’où vous tenez cet uniforme.
— Ça ? (Il observa son costume comme s’il venait de l’enfiler.) Mais
c’est Lea qui me l’a donné. Celui d’un oncle disparu, quelque chose de cette
sorte. Il me va à ravir, n’est-ce pas ? (Son sourire s’évanouit peu à peu
devant mon regard.) Mais qu’avez-vous, Landor ?
Saisissant le bas de la tunique, je glissai un doigt vers l’endroit où, dans
la penderie d’Artemus, j’avais découvert une tache de sang : il n’y avait
plus rien.
— Mais enfin, Landor ?
— C’est parti facilement ? dis-je, plein de fureur contenue. Vous l’avez
bien brossé, votre uniforme, avant de l’endosser ?
— Et pourquoi donc ? Il est parfaitement propre, non ?
— Ou peut-être Lea s’en sera chargée pour vous.
Il ouvrait et refermait la bouche.
— Je… je n’ai pas la moindre idée de… Landor, que se passe-t-il ?
J’ouvris la mienne pour lui répondre, mais une voix ne m’en laissa pas
le temps. Une voix derrière nous. Ni celle de Poe, ni la mienne. Familière
quand même.
— Monsieur Landor.
Un intrus. À la porte de la véranda. La cape encore sur les épaules, les
bottes blanchies par la neige. Une silhouette noire qui se détachait, à contre-
jour, du bureau éclairé.
Ethan Allen Hitchcock savait au moins réussir ses entrées.
— J’espérais bien vous trouver là, déclara-t-il.
Oh, il était sombre comme une vache.
— Eh bien oui, vous me trouvez, lui dis-je pendant que, dans mon dos,
je faisais signe à Poe de déguerpir. Oui, je suis là.
— J’ai de mauvaises nouvelles à…
Il s’interrompit. Le front plissé, il étudiait la courte ombre frêle qui
partait vers le fleuve et tentait de se fondre dans la nuit.
— M. Poe, dit le capitaine.
Je suppose que si la véranda s’était trouvée au-dessus de l’Hudson, Poe
aurait sauté. S’il avait pu se hisser au sommet de la plus proche montagne,
il l’aurait fait aussi. Mais jamais sans doute ne s’était-il senti aussi petit
qu’à cet instant. Un petit homme ordinaire.
Aux épaules frissonnantes. Voûtées.
Qui se retourna lentement.
— Comme cet uniforme vous va bien, lui dit Hitchcock, en ouvrant de
grands yeux qui nous inclurent tous deux. Quel ingénieux divertissement
avez-vous mis au point avec M. Landor.
Poe fit un pas vers lui et – je m’en souviendrai toujours – s’inclina tel un
vassal devant son seigneur.
— Mon capitaine, je vous jure sur l’honneur que M. Landor est
parfaitement étranger à tout cela. Sa surprise a été aussi grande que la vôtre,
et son désagrément aussi entier. Je suis le seul initiateur de cette mise en
scène, et je ne mérite rien d’autre que…
— Élève Poe, le coupa Hitchcock, desserrant péniblement les mâchoires.
Il se trouve que je ne suis pas d’humeur à m’occuper de votre sort. J’ai,
voyez-vous, des affaires hautement plus graves à régler.
Il se rapprocha alors de moi – les traits aplatis, vides. Indéchiffrable, à
l’exception de ses pupilles, brillant d’un éclat rare.
— Il ressort que, pendant que vous profitiez de l’hospitalité de
M. Kemble, un autre élève a disparu.
Je l’écoutai à peine. Non, j’étais concentré sur le fait qu’il venait de
parler en présence de Poe – Poe qu’il aurait pu congédier d’un geste de la
main. À l’évidence, quelque chose avait changé chez lui. Tout ce décorum
qu’observait le capitaine du lever au coucher venait d’être balayé.
— Non, répondisse, avec un calme étrange. C’est impossible.
— Je préférerais que cela le soit, dit-il.
Poe avait renversé la tête. Un court frisson le secoua des talons jusqu’au
scalp.
— Mais lequel ? demanda-t-il.
Hitchcock attendit un long moment :
— M. Stoddard.
— Stoddard, fis-je en écho, faiblement.
— Oui. N’est-ce pas d’une ironie savoureuse, monsieur Landor ? Le
dernier élève à avoir vu Fry vivant a peut-être lui-même subi un destin
analogue.
Un cri retentit à la porte :
— Ah !
C’était au tour du capitaine d’être frappé d’étonnement De faire volte-
face pour découvrir une silhouette à contre-jour. Celle de Lea Marquis.
Elle ne s’évanouit point je n’irais pas jusque-là, mais, oui, elle s’affaissa.
Posant un genou à terre. Sa grande jupe miroitait autour d’elle comme de la
gelée, mais ses yeux – ses yeux restaient figés. Ne clignèrent pas une fois.
Poe fut le premier à se précipiter auprès d’elle. Puis ce fut moi. Et enfin
Hitchcock, plus agité que je ne l’avais jamais vu :
— Mademoiselle Marquis, veuillez accepter… Je ne pouvais deviner
que… J’aurais dû… Il faut…
— Ils vont tous mourir.
Voilà ce qu’elle déclara. Dans un souffle, et pourtant fort clairement.
Avec ces yeux bleus étincelants. Comme s’il n’y avait eu qu’elle sur cette
véranda.
— L’un après l’autre, dit-elle encore. Ils mourront tous jusqu’au dernier.
Le récit de Gus Landor
31
Le 10 décembre 1830
Le soir venu, je m’assis pour lire les documents rassemblés par Henry –
je les lus, les relus et les relus encore, avec une tristesse grandissante. Tout
cela impliquait une rupture, voyez-vous. Et lorsque j’entendis ces petits
coups secs, familiers, sur la porte de ma chambre d’hôtel, je me félicitai de
l’avoir fermée à clef. Je vis la poignée tourner, tout doucement d’abord – on
insista un peu, et elle revint à sa position initiale. Quelques pas résonnèrent
dans le couloir. J’étais à nouveau seul.
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor
Le 11 décembre 1830
Le 11 décembre 1830
Le 12 décembre 1830
Le 12 décembre 1830
« GARDEZ COURAGE »
Landor,
Je n’ai envers vous aucune sorte d’obligation. Mais du fait que vous
aviez autrefois – du moins le croyais-je ! – une influence bienfaisante sur
ma personne, j’ai pensé que vous seriez peut-être intéressé par mes
nouvelles résolutions. Lea et moi nous sommes fiancés il n’y a pas cinq
minutes, je vais sans délai présenter ma démission à l’Académie et
emmener mon épouse – dès qu’elle le sera – le plus loin possible de cette
jungle.
Je ne vous demande ni félicitations, ni commisération. Je ne veux rien
de vous. Je vous souhaite cependant de surmonter les sentiments haineux et
récriminateurs qui ont défiguré votre âme. Adieu, Landor. Je rejoins ma
bien-aimée.
Votre
E. A. P.
Le 13 décembre 1830
Le plus drôle est que je ne tombai vraiment qu’en arrivant en bas, où,
pour amortir le choc, je me mis à quatre pattes en touchant terre. Je levai la
tête. Murs de pierre de chaque côté ; sol en pierre sous mes pieds. J’avais
abouti dans un couloir nu qui puait le moisi – vestige sans doute de la
construction de Fort Clinton –, à une demi-douzaine de mètres sous la
glacière.
Je fis un pas en avant. Un seul, car un mince crépitement y répondit.
Je sortis de ma poche la boîte d’allumettes et en craquai une.
Je marchais sur des ossements, il y en avait partout.
Pour la plupart minuscules, à peine plus grands que les os de grenouille
de Pawpaw. Des squelettes d’écureuils, de mulots, d’un ou deux opossums,
de tout un éventail d’oiseaux. Difficile de les distinguer, car ils étaient
éparpillés sans soin ni ordre. De fait, ils semblaient ne servir que de signal
d’alarme, car on ne pouvait nulle part poser le pied sans en écraser
quelques-uns.
Donc je me remis à quatre pattes et commençai à ramper le long de ce
couloir, tenant mon allumette d’une main, déblayant le sol de l’autre pour
avancer sans bruit. De temps en temps, une patte ou un crâne miniature se
plantait dans mes doigts. Chaque fois, je m’en débarrassais d’un geste irrité,
puis continuais à déblayer et à ramper, à ramper et à déblayer.
Quand la première allumette faiblit, j’en craquai une deuxième et, la
levant vers la voûte, j’aperçus une colonie de chauves-souris suspendues la
tête en bas, semblables à de noirs sacs à main en sale état, mais palpitants,
vivants. J’entendis soudain derrière la paroi des bruits enchevêtrés –
indéfinissables : des murmures se muant en petits cris, des plaintes
ponctuées de sifflements. Rien de très sonore ; rien de réel, peut-être ; mais
il s’en dégageait une forme d’autorité, car ils s’élevaient comme la voûte
elle-même, se superposaient comme les pierres.
Alors je me hâtai. Déblayant toujours le couloir, mon allumette à la
main, je vis que sa flamme perdait de sa force. Quelque chose – quelque
chose lui faisait concurrence.
Je l’éteignis et plissai les paupières dans le noir grouillant Trois mètres
devant moi, une tache de lumière perçait le mur.
La plus étrange que j’aie jamais contemplée, Lecteur ! Froide comme la
glace, molle comme la maille. Tandis que j’approchais, la maille se
transforma en raies, les raies en feuilles et, brusquement, j’embrassai une
pièce du regard. Une pièce de feu.
Feu sur les murs : des rangées d’appliques et de bougeoirs. Feu par
terre : un cercle de torches et, posé au milieu, un triangle de cierges. Feu
presque jusqu’au plafond : un brasero à la panse pleine de charbon, qui
crachait des flammes hautes comme un homme. Et, à côté de celui-ci, un
unique sapin, fiché dans la pierre et lui aussi ruisselant le feu. Tant de feu,
de lumière, qu’il fallait en appeler à la volonté ou au désespoir pour voir ce
qui n’en était pas – ces lettres, par exemple, gravées à la base du triangle :
Les trois silhouettes se déplaçaient avec une calme détermination entre
les torches et les cierges. Un moine minuscule dans une grise robe de bure,
un prêtre en soutane et surplis… et un officier de l’armée américaine…
lequel portait, pour autant que je pusse dire, l’uniforme d’un certain Joshua.
J’arrivai juste à temps. Le rideau venait de se lever sur le théâtre intime
des Marquis.
Quelle sorte de spectacle était-ce, cependant ? Où étaient ces rites
barbares que j’avais vus dans les livres de Pawpaw ? Les diables ailés qui
emportaient des bébés ? Les sorcières à balais, les squelettes à bonnet, et la
valse des gargouilles ? J’avais pensé – même désiré, crois-je – assister au
Péché majuscule. C’est un bal costumé qu’on m’offrait à la place.
Un de ces joyeux lurons – le moine – se tourna vers moi. Me réfugiant
derrière le mur, j’eus le temps d’apercevoir, sous le capuchon, la tête de
lapin, dure et froide, de Mme Marquis.
Ce n’était plus la femme revêche et grimaçante que je connaissais, mais
un morne acolyte qui agissait sur ordre. Le prochain ne tarda pas à arriver.
Comme de juste, par le truchement de l’officier qui, se penchant vers elle,
lui dit d’une voix douce quoique fort distincte :
— Bientôt.
Artemus, bien sûr. Vêtu de l’uniforme du défunt oncle. Celui-ci allait
mieux à Poe, mais le jeune homme avait toujours sa belle prestance de
capitaine de table au réfectoire.
Et si c’était bien Artemus, alors le troisième personnage – ce prêtre à la
lente démarche, tête baissée entre les épaules, qui se dirigeait vers le
grossier autel de pierre – ne pouvait être que Lea.
Oui, Lea Marquis. Privée du col blanc que je lui avais arraché devant la
taverne de Benny Havens.
Elle se mit à parler – peut-être n’avait-elle pas arrêté depuis que j’étais
là – avec une très curieuse intonation. Je ne suis pas féru de langues
étrangères, Lecteur, mais je suis prêt à parier que ce qui sortait de sa bouche
n’était ni du latin, ni du français, ni de l’allemand. Ni aucune langue jamais
utilisée par un humain. Ce sabir-là était forgé de toutes pièces par Henri Le
Clerc et Mlle Lea.
Oh, je pourrais essayer d’en transcrire un extrait, et cela vous donnerait
quelque chose comme scrallikonafahirella, que vous qualifieriez de pure
sottise. Avec raison d’ailleurs, mais ce charabia vous donnait l’impression
que le vocabulaire courant n’était lui aussi qu’un fatras d’absurdités – et les
mots que nous utilisons depuis un demi-siècle aussi aléatoires que des
mottes de terre jetées sur le bas-côté d’une route.
Cela devait signifier quelque chose pour eux car, au bout de quelques
minutes, quand Lea éleva la voix avec urgence, tous trois se tournèrent vers
une forme voilée en bordure du cercle magique. C’est dire à quel point
j’étais envoûté : je n’y avais prêté aucune attention, alors qu’elle était là,
éclairée nettement par le halo d’une torche. D’ailleurs, lorsque je l’étudiai,
je n’y vis rien d’autre que le Dr Marquis avant moi : un tas de vieilles
frusques. Desquelles dépassait cependant une unique main nue.
Artemus s’agenouilla. Dégagea les nippes une par une… pour révéler le
corps inerte de l’élève-officier Poe, les joues si blanches et les doigts si
raides que je le crus perdu.
On lui avait retiré sa tunique, mais pas le reste de l’uniforme, si bien
que, prostré, immobile, il semblait prêt pour la sonnerie aux morts. Quand
soudain un frisson lui parcourut l’échine. À cet instant, je me réjouis qu’il
fît froid.
Car, pour ça, oui, il faisait froid ! Bien plus froid que dans la glacière,
même plus froid qu’aux pôles, sûrement. Bien assez, en tout cas, pour
conserver un cœur pendant de nombreuses semaines.
Artemus retroussa une des manches de chemise de Poe… se munit d’une
trousse de chirurgien, semblable à celle de son père… en sortit d’abord un
garrot, une burette de marbre… puis un mince cathéter en verre… et enfin
une lancette.
J’allais crier, mais Lea me rassura – comme si elle savait que j’étais là.
— Chhhht, fit-elle à personne en particulier.
Ah. Oui. Elle disait que tout allait s’arranger. Et, si je n’en croyais rien,
je ne protestai pas. Pas même quand la lancette trancha une fine veine bleue
à l’avant-bras de Poe. Ni quand le sang commença à goutter dans le cathéter
puis dans la burette.
Cela ne prit que cinq secondes ; Artemus avait bien étudié ; le choc
retentit dans les jambes et les épaules de Poe, qui se contracta et murmura :
— Lea.
Ouvrant les yeux, il contempla le spectacle de son être en train de se
déverser dans le récipient de marbre.
— Étrange, chuchota-t-il.
Il voulut en vain se lever, rassembler des forces que je crus entendre le
quitter, comme la marée se retire, loin, loin, ne laissant sur le sable qu’un
vague chuintement. Dès que le sang venait à manquer, Artemus resserrait le
garrot.
« Il va mourir », pensai-je.
Poe se redressa sur un coude et dit :
— Lea.
À nouveau :
— Lea !
Cette fois déterminé, car il l’avait reconnue, malgré la lumière
aveuglante, malgré son déguisement.
Et elle… n’attendait que ça. Elle s’accroupit près de lui – ses longs
cheveux sur les épaules, le sourire d’un rêve à ses lèvres. Un sourire qui
aurait pu être une bénédiction, mais fit à Poe l’effet d’une terrible affliction.
Il tenta de reculer, n’y parvint pas, voulut encore se lever, et à nouveau les
forces lui manquèrent Tandis que son sang… car l’entaille d’Artemus était
profonde… continuait de goutter : plic… plic… plic…
Lea passa une main dans ses mèches ébouriffées – l’affectueuse douceur
d’une épouse –, lui caressa la joue d’un geste lent et tendre.
— Il n’y en a plus pour longtemps.
— Com… ment ? bégaya-t-il. Je ne… Quoi ?
— Chhhhht. (Elle lui mit un doigt sur la bouche.) Encore quelques
minutes, et tout sera fini. Alors je serai libre, Edgar.
Il répéta d’une voix faible :
— Libre ?
— Libre d’être ta femme, bien sûr ! Que vouloir de plus ? (Elle tira en
riant sur sa robe de prêtre.) Il faudra peut-être d’abord que je rende l’habit !
Il la regarda comme si elle changeait de visage à chaque mot. Puis il
souleva le bras, montra le cathéter et demanda avec une voix d’enfant :
— Mais cela, Lea, qu’est-ce ?
Je faillis bien répondre. Oh oui, j’avais envie de rugir dans ce cloître
glacial. Pour que les chauves-souris elles-mêmes m’entendent :
Tu n’as pas encore compris, Poe ? Ils voulaient un puceau.
Le récit de Gus Landor
38
Du 14 au 19 décembre 1830
On installa Poe dans la salle B-3, celle qui avait hébergé Leroy Fry et
Randolph Ballinger. Dans son état normal, il aurait sans doute chéri
l’occasion qu’on lui offrait de communiquer avec les disparus – sous le
coup de l’émotion, peut-être aurait-il même griffonné quelques vers sur la
transmigration des âmes. Non, il tomba aussitôt dans un sommeil profond,
pour ne se réveiller, m’apprit-on, qu’au milieu de l’après-midi, peu avant la
fin des cours.
Moi-même, je réussis à me reposer quatre heures, jusqu’à ce qu’un des
laquais de Thayer frappe à grands coups à ma porte.
— Le colonel demande à vous voir.
Nous nous retrouvâmes au terrain d’artillerie, entre les mortiers, les
canons de siège, les batteries, les machines. Un grand nombre avaient été
pris aux Anglais, les noms des batailles étaient gravés sur les pièces. Quel
vacarme cela ferait, pensai-je, si l’on devait tous les faire tirer en même
temps. Mais ils étaient là, bien tranquilles, et le seul bruit qu’on entendait
était celui du drapeau qui, à mi-mât, claquait au vent.
— Avez-vous lu mon rapport ? demandai-je.
Le colonel hocha la tête.
— Est-ce que… vous avez peut-être des questions ?
La voix qui me parvint était basse et dure :
— Aucune, je crains, dont vous m’offririez la réponse, monsieur Landor.
J’aimerais savoir comment, pendant tant d’années, j’ai pu sympathiser,
prendre mes repas avec un homme, connaître finalement sa famille aussi
bien que la mienne, sans jamais voir à quel point ils étaient désespérés.
— Ils se sont ingéniés à vous le cacher, colonel.
— Certes.
Nous regardions vers le nord. Vers Cold Spring, qui ondulait comme un
mirage sous les vapeurs des fourneaux : là était la fonderie du gouverneur
Kemble. Vers Cro’ Nest et bull Hill, et plus loin encore jusqu’au canevas
indistinct des monts Shawangunk. Plat mais froncé de lueurs hivernales, le
fleuve cousait le tout.
— Lea et Artemus ne sont plus là, dit Thayer.
— Non.
— Nous ne saurons jamais pourquoi ils ont fait ça. Ni même ce qu’ils
ont fait précisément. Jusqu’à quel point était-ce des criminels, jusqu’à quel
point n’en était-ce plus.
— En effet, admis-je. J’ai quand même quelques idées en la matière.
Il inclina la tête de deux ou trois centimètres :
— Je suis tout ouïe, monsieur Landor.
Je pris mon temps. À la vérité, j’étais seulement en train de les
rassembler, ces idées.
— Artemus s’est chargé des incisions, des ablations… Je l’ai vu à
l’œuvre, et j’en suis sûr. Ce garçon était né chirurgien, sans conteste…
Même s’il a… enfin, avec sa sœur, ce n’était pas une opération facile…
— Non.
— J’avancerais aussi qu’il a revêtu plusieurs fois l’habit d’officier. C’est
sans doute lui qui, trompant la vigilance du soldat Cochrane, lui a fait
abandonner son poste auprès du corps de Fry.
— Et Lea ?
Lea. J’hésitai au son de son nom.
— Eh bien, dis-je. Je suis quasi certain qu’elle est l’ombre que j’ai
poursuivie en sortant de chez Benny Havens. Artemus était là aussi. Je
suppose qu’elle filait Poe en se demandant s’il était de mèche avec moi. Et
quand elle a compris…
Alors quoi ? Cela, je ne le savais toujours pas. Elle aurait pu décider de
se débarrasser de lui. Donc de précipiter les choses. Ou peut-être avait-elle
compris qu’elle l’aimait – et l’avait-elle compris parce qu’il la trahissait.
— Cela doit être elle aussi, poursuivis-je, qui a posé une bombe devant
la chambrée de son frère. Pour le mettre à l’abri des soupçons. Elle a peut-
être même caché ce cœur dans sa malle pour brouiller les pistes.
— Et le père ? Et la mère ?
— Oh, le Dr Marquis ne leur était d’aucune utilité. Tout ce qu’ils lui
demandaient, c’est de se taire. Quant à Alice Marquis, eh bien, elle leur a
peut-être tenu la porte et allumé quelques chandelles, mais je ne la vois pas
neutraliser un robuste élève-officier, ni lui ajuster une corde autour du cou.
— Non, dit Thayer, qui glissait un doigt lent sur sa mâchoire. Je
présume que cet aspect des choses incombait à M. Ballinger et à
M. Stoddard.
— Cela en a tout l’air.
— Si c’est le cas, je suis obligé de croire qu’Artemus a tué M. Ballinger
pour l’empêcher d’alerter les autorités.
Et que M. Stoddard a choisi de prendre la fuite pour ne pas être sa
prochaine victime.
— On pourrait le croire, en effet.
Il m’observa, les paupières plissées, comme si j’étais le ciel au
crépuscule.
— Toujours le conditionnel, monsieur Landor. Toujours la même
prudence.
— Une vieille habitude, colonel. Vous voudrez bien m’en excuser.
(J’agitai les bras une seconde dans le froid. Fis claquer mes bottes l’une
contre l’autre.) Il nous reste à entendre ce que M. Stoddard voudra nous dire
à ce sujet. Si on le retrouve jamais.
Ce qu’il prit peut-être pour un reproche, car sa voix se durcit :
— Nous vous serions obligés de bien vouloir rencontrer l’envoyé du
commandant du génie, lorsqu’il sera là.
— Naturellement.
— Et de produire un rapport complet si une commission d’enquête est
nommée.
— Bien sûr.
— En l’attente, monsieur Landor, j’estime que vous avez pleinement
satisfait à vos obligations, et je puis vous libérer de vos engagements.
Il ajouta, le front plissé :
— Vous n’en serez pas fâché, je suppose.
« Ni le capitaine Hitchcock », pensai-je. Mais je tins ma langue.
— Aurez-vous l’obligeance d’accepter nos remerciements ?
— Il faudrait encore que je les mérite, colonel. Des… (Je me massai la
tempe.) Des vies auraient pu être sauvées si j’avais été un peu plus… futé…
et rapide. Plus jeune, quoi.
— Vous en avez sauvé au moins une. Celle de M. Poe.
— Oui.
— Ce dont il ne vous sera peut-être pas reconnaissant.
— Non. (Je fourrai mes mains dans mes poches, me balançai d’un pied
sur l’autre.) Eh bien, tant pis. Vos supérieurs devraient être rassurés,
colonel. Et ces chacals à Washington battront bientôt en retraite, j’espère.
Il m’étudia attentivement. Afin de déterminer, sans doute, si je parlais
sincèrement.
— Je crois qu’on nous accordera un sursis, dit-il. Mais un sursis
seulement.
— Ils ne peuvent tout de même pas fermer l’Académie parce que…
— Non, répondit-il. Mais ils peuvent me démettre.
Pas une once de protestation. Pas un iota de ressentiment. Il annonçait
cela aussi platement que s’il l’avait lu le matin même dans un quotidien.
Je n’oublierai pas ce qu’il fit alors. Il glissa la tête dans la gueule d’un
canon de dix-huit, qui avait une forme de cloche, et… il la maintint là une
bonne trentaine de secondes. Comme pour défier le pire.
Puis il frotta ses mains l’une contre l’autre.
— Je suis bien au regret de l’avouer, dit-il. Mais j’ai eu la vanité de me
croire indispensable à la survie de cet établissement.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je crains qu’il ne puisse survivre que sans moi. Je le
pense, même.
Il hocha lentement la tête, se redressa légèrement :
— Eh bien, colonel, dis-je en lui tendant la main, j’espère qu’on vous
donnera tort.
Il accepta ma main. Et, s’il ne sourit pas – non ! –, une manière d’ironie
lui tordit la bouche.
— Il m’est déjà arrivé de me tromper, dit-il. Mais pas à votre sujet,
monsieur Landor.
Séparés d’un bon mètre, nous nous trouvions devant la taverne de Benny
Havens, côté fleuve. Nous avions tous deux les yeux fixés sur l’autre rive.
— Je suis venu te dire que c’était terminé, Patsy. J’ai fini mon travail.
— Et alors ?
— Et alors, nous pouvons… nous pouvons recommencer, voilà. Comme
avant. Le reste n’a plus d’importance, c’est du passé, c’est…
— Non, Gus. Arrête. Ton travail, je m’en fiche. Autant que de cette
foutue Académie.
— Alors ?
Elle me regarda un moment sans rien dire.
— Oh, c’est peut-être toi, finalement. Ou ils t’ont fait un cœur de pierre.
— La pierre… Ça vit, la pierre.
— Alors touche-moi. Juste une fois, comme tu le faisais avant.
Comme je le faisais avant. Ah, c’était une tâche impossible. Elle devait
s’en douter, car ses yeux étaient pleins de regret lorsque, tout bien réfléchi,
elle se détourna. Et elle était vraiment navrée de m’avoir troublé.
— Au revoir. Gus.
Pas plus tard que le lendemain, le soldat Cochrane me rapportait mes
affaires à mon cottage de Buttermilk Falls. Je ne pus retenir un sourire en le
voyant me saluer. Lieutenant Landor ! Un petit coup sur les rênes de son
cheval noir et, une minute plus tard, le phaéton de l’Académie disparaissait
derrière la butte.
Je restai seul pendant quelques journées. Hagar, la vache, n’était
toujours pas revenue, et la maison ne me reconnaissait pas. Les stores
vénitiens, le chapelet de pêches séchées, l’œuf d’autruche – tous
m’observaient comme s’ils tentaient vainement de me remettre. Je passais
prudemment d’une pièce à l’autre, en prenant soin de ne rien déranger ; je
restais plus souvent debout qu’assis ; et quand je partais en promenade, je
revenais comme une souris au moindre souffle de vent. Oui, j’étais bien
seul.
Et puis, l’après-midi du dimanche 19 décembre, je reçus un visiteur : le
première année Poe.
Il était soudain là comme un nuage de pluie, la mine sombre sur le seuil.
Et je n’ai pas de doute en y repensant maintenant : pour être un seuil, c’en
était un.
— Je sais, dit-il. Je sais pour Mattie.
Le récit de Gus Landor
41
— Mon prénom, dit Poe. Que j’avais sous le nez, sans pour autant le
voir.
Il posa un instant la main sur la feuille, puis roula soigneusement celle-ci
et la remit dans sa poche de poitrine, près du cœur.
— Peut-être devinerez-vous ce que j’ai fait ensuite ? Aimeriez-vous
deviner ? Eh bien, j’ai examiné l’autre poème, celui qu’une voix
métaphysique m’avait dicté, et que vous vous êtes complu à éreinter. Et je
l’ai lu avec un regard neuf, Landor. Voyez vous-même.
Il produisit la longue feuille de papier ministre qu’il avait griffonnée
dans ma chambre d’hôtel. Le texte entier couvrait trois fois plus de place
que celui de Lea.
— Cela ne m’a pas sauté aux yeux, dit-il. Parce que j’ai voulu d’abord
incorporer les alinéas. Mais une fois oublié ceux-ci, le message est apparu
avec la clarté d’un soleil. Regardez, voulez-vous ?
— Je ne pense pas en avoir besoin.
— J’insiste.
Je baissai la tête devant la chose. Soupirai devant elle. Et, si j’étais le
personnage fantasque de quelque histoire extraordinaire, j’irais jusqu’à dire
qu’elle me renvoya mon soupir.
Je sentais son regard sur moi. J’entendais les efforts qu’il faisait pour
parler d’une voix égale.
— Vous l’aviez vu vous-même, n’est-ce pas, Landor ? Voilà pourquoi
vous vouliez me convaincre de modifier ces vers. Le début de ces vers.
Vous souhaitiez que je récrive cette missive du Jardin élyséen pour qu’on ne
puisse pas la déchiffrer.
Je lui montrai les paumes de mes mains. Ne répondis rien.
— Évidemment, poursuivit-il, je n’avais que le nom et le prédicat. Mais
j’allais découvrir bientôt que j’avais beaucoup plus que cela. Deux autres
textes, Landor ! Permettez-moi de vous les montrer.
Il pêcha dans sa poche deux bouts de papier qu’il disposa côte à côte sur
la table.
— Ceci est le message qu’on a trouvé dans la main de Leroy Fry. Vous
avez eu la négligence de le laisser en ma possession. Et cela, eh bien, c’est
celui que vous m’avez adressé, vous rappelez-vous ?
Eh oui, Lecteur, c’était bien cela. Le mot que j’avais écrit pour soulager
ma conscience, en sachant fort bien qu’il n’y suffirait pas.
« GARDEZ COURAGE »
tenait cachée. C’était moins terrible que j’aurais cru. Avec même quelque
chose de vaguement agréable.
Poe s’installa sur le canapé en érable, étudia la pointe de ses bottes.
— Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien dit ? demanda-t-il.
Je haussai les épaules :
— Cela n’est pas une histoire que j’ai plaisir à raconter.
— Mais j’aurais pu… J’aurais tenté de vous réconforter, Landor. Je vous
aurais apporté mon aide, comme vous l’avez fait pour moi.
— Je ne pense pas qu’on puisse me réconforter. Du moins à ce sujet.
Mais je vous remercie sincèrement.
Il s’était radouci mais, comme aiguillonné, retrouva le visage de la
dureté. Il se leva, noua ses mains derrière son dos et reprit le fil de son récit.
— Il ne vous échappera pas que cette affaire prend maintenant une
tournure fort curieuse. Une jeune femme, aimée de vous, Landor, et qui
choisit l’art poétique comme moyen d’expression. À quelle fin, me
demandai-je. Pourquoi m’éveiller, moi, à son existence ? Pour dénoncer un
crime ? Un crime auquel son père est étroitement mêlé ? Eh bien, j’ai fait
exactement comme vous. J’ai réexaminé toutes les hypothèses, une par une,
à commencer par la première. Je crois que votre formulation est d’ailleurs la
meilleure, et je vous cite : « Quelle est selon vous la probabilité que, par
une même nuit d’octobre, ce pauvre Leroy Fry ait été la victime de deux
individus distincts ? »
Penchant la tête vers moi, il attendit patiemment ma réponse. Comme je
n’en émis pas, il soupira avec une légère pointe d’exaspération et continua :
— Infime. Une infime probabilité. Des coïncidences de cette sorte n’ont
pas leur place dans l’analyse logique. À moins que… (Il agita un doigt à
l’attention du plafond.) À moins qu’une des deux parties soit subordonnée à
l’autre.
— Il vous faudrait parler plus clairement, Poe. Je n’ai pas votre niveau
d’instruction.
Il sourit.
— Oui, toujours cette modestie exagérée. Vous en usez et vous en
abusez, hein, Landor ? Bien, permettez-moi d’articuler la chose autrement.
Et si l’une des deux parties était simplement à la recherche d’un cadavre ?
Sans, pour l’instant, d’urgence particulière : disposée à attendre qu’une
occasion se présente d’elle-même. Et voilà justement que, comme par
magie, c’est ce qui se produit la nuit du 25 octobre.
« Pour cette première partie – appelons-la provisoirement Artemus et
Lea –, pour cette première partie, donc, l'identité du mort n’a strictement
aucune importance. En soi, Leroy Fry ne signifie rien pour eux. Ils n’y sont
pas plus attachés qu’à un quelconque petit-cousin au troisième degré. Ils
sont prêts à s’approprier n’importe quel corps disponible, pourvu qu’il ait
un cœur. La seule chose qu’ils ne feront pas, c’est le tuer. Non, dit-il, c’est
l’autre partie qui désire tuer, tuer cet homme en particulier, et qui s’y
prépare, même. Pourquoi ?
« Serait-ce par vengeance, Landor ? Dans tout l’éventail des mobiles,
celui-ci a fait ses preuves dans les siècles des siècles. J’affirme moi-même
avoir souhaité la mort d’au moins deux personnes différentes au cours de
ces dernières semaines.
Il se mit à tourner autour de moi. Pour tisser sa toile autour du coupable,
comme je l’avais fait dans ma chambre d’hôtel avec lui – et avec quantité
d’autres auparavant. Sa voix aussi ressemblait maintenant à la mienne : le
ton qui monte et redescend, l’exposition des faits qui élève la tension. Un
hommage ! Pensai-je.
— Venons-en alors, dit-il, à la seconde partie, celle qui nourrissait de si
noirs desseins à l’encontre de Fry. Appelons-la temporairement, oh…
Augustus, par exemple. Gênée au cours de son œuvre de mort, l’exécution
ayant quand même eu lieu, la seconde partie bat furtivement en retraite vers
son délicieux petit cottage de, disons, Buttermilk Falls. Notre Augustus a
réussi à s’éclipser sans se faire pincer, il rentre chez lui inaperçu, et il s’en
flatte. C’est donc pour lui un choc quand, le lendemain, on le convoque à
West Point où il se trouvait la veille au soir. De fait, il peut raisonnablement
prendre cela pour une arrestation. Me trompé-je, Landor ?
« Non, voulais-je dire. Non. » Je pouvais fort bien le croire. Et, d’un
bout à l’autre de la route de l’Académie, adresser des prières à un Dieu dont
je réfute l’existence.
— Quelle n’est pas la surprise de cet Augustus lorsqu’il apprend que,
dans l’intervalle, le corps qu’il a laissé mort a été horriblement mutilé. Non
seulement ce crime, disons, secondaire, le met à l’abri des soupçons, ce qui
est déjà en soi extraordinaire, mais en plus l’état-major lui demande de
l’aider à appréhender les malfaiteurs. Quel renversement de situation ! Il
doit se dire que Dieu est de son côté, cet homme !
— Je ne pense pas qu’il entretienne ce genre d’illusion.
— Cependant, qu’elle émane de Dieu ou du diable, la providence
travaille pour lui, non, puisqu’elle l’envoie chez Sylvanus Thayer ? Lequel
le nomme sur-le-champ à la tête de l’enquête. Lui donne officiellement
carte blanche, la permission de déambuler à sa guise dans le camp, et tous
les mots d’ordre nécessaires. Il peut aller où il veut, parler à qui il veut. Il
peut même, tant qu’il y est, profiter de la première occasion pour mettre la
corde au cou de ses autres victimes.
« Ce faisant, notre seconde partie, notre Augustus, endosse le rôle du
brillant investigateur, dont l’infaillible instinct et l’intelligence hors de pair
lui permettront d’étudier des crimes qu’il perpètre lui-même.
Il arrêta de faire les cent pas. Ses yeux avaient la moire des écailles de
poisson.
— La conséquence de cette duplicité étant que les malheureux membres
de la première partie, que nous appelons provisoirement Lea et Artemus
Marquis, passent à la postérité pour des meurtriers.
— Oh, dis-je nonchalamment, la postérité est un bien grand mot. Ils
tomberont dans l’oubli comme la plupart d’entre nous.
Tout faux-semblant, toute dissimulation s’évanouirent aussitôt. Les
poings serrés sur les flancs, Poe fonça droit sur moi, prêt à frapper, je n’en
doutai pas. Toutefois, au dernier moment, il saisit l’arme qu’il maniait le
mieux : les mots. Il se pencha pour bien me les tasser dans l’oreille.
— Je ne les oublierai pas, siffla-t-il. Je n’oublierai pas que vous avez
entaché leur honneur.
— Ils s’en sont chargés tout seuls, répondis-je.
Reculant d’un pas, il plia et déplia les doigts comme s’il m’avait
réellement donné un coup de poing.
— Je n’oublierai pas non plus que vous nous avez tous pris pour des
imbéciles. Moi en particulier. J’étais un idiot de choix pour vous, n’est-ce
pas, Landor ?
— Non, dis-je en le regardant dans les yeux. Vous êtes celui à qui,
depuis le début, j’avais prévu de me livrer. Je l’ai su dès que je vous ai
rencontré. Et nous y sommes.
Poe n’ayant rien à ajouter, son cours magistral se terminait. Il s’affaissa
sur le canapé, les bras ballants de chaque côté, et se mit à contempler le
vide.
— Mais où sont mes manières ? m’exclamai-je. Puis-je vous proposer
un verre de Monongahela, Poe ?
À peine un soubresaut le long de ses membres.
— N’ayez crainte, poursuivis-je. Vous me verrez les servir. Et je boirai
la première gorgée, cela vous convient-il ?
— Ce sera inutile.
Je versai deux doigts pour lui, deux de plus pour moi. Je me rappelle
m’être observé avec quelque intérêt. Je remarquai, par exemple, que mes
mains ne tremblèrent pas un instant. Je ne renversai pas une seule goutte.
Je lui donnai son verre, m’assis avec le mien, me réchauffai un peu dans
le silence. Une de ces accalmies qui nous berçaient dans ma chambre
d’hôtel, une fois les conversations épuisées, et la bouteille presque vide,
quand il ne restait rien à dire ou faire.
Sauf que je n’arrivais pas à me taire. Ce silence, il fallait que je le brise.
— Si vous voulez que je vous dise que je suis navré, Poe, je le fais. Je
pense toutefois que « navré » est loin d’être suffisant.
— Je ne veux pas de vos excuses, dit-il sèchement. (Agitant lentement
son verre, en cercles réguliers, il regardait le dessin lumineux de la fenêtre
rebondir et se répandre à la surface.) Vous pourriez éventuellement éclaircir
quelques points. Si cela ne vous dérange pas.
— Pas le moins du monde.
Il m’examina du coin de l’œil. Se demandant, peut-être, jusqu’où il
serait en mesure de me pousser.
— Le mot qu’avait dans sa main Leroy Fry, risqua-t-il. De qui croyait-il
le tenir ?
— De Patsy, bien sûr. Il était toujours prévenant avec elle. J’ai commis
l’erreur de ne pas le lui reprendre mais, comme vous dites, j’étais pressé.
— Les moutons et les vaches, c’est vous aussi ?
— Naturellement. Si je voulais tuer les deux complices, je savais qu’il
me faudrait leur arracher le cœur – pour faire croire que c’était l’œuvre de
satanistes.
— Et vous mettre à couvert.
— Exactement. En outre, comme je n’avais pas l’expérience d’Artemus,
j’avais besoin de m’entraîner sur d’autres spécimens. (J’aspirai une gorgée,
l’avalai par étapes.) Je dois cependant reconnaître que rien ne vous prépare
à faire ça sur des hommes.
Je veux parler du bruit de la scie qui entame la chair, des os qui volent
en éclats, du flux paresseux du sang mort, de la taille minuscule de ce petit
paquet, emmailloté dans la cage thoracique. Cela n’est pas un travail facile,
non – ni un travail propre.
— Évidemment, vous avez placé le cœur de vache dans le coffre
d’Artemus.
— Oui, admis-je. Mais Lea s’est montrée plus maligne que moi. En
posant cette bombe, voyez-vous, devant la porte de sa chambre. Ce qui lui
procura un excellent alibi.
— Ah, mais à la fin, vous avez tout de même réussi à lui soutirer des
aveux ? Aux termes d’un marché selon lequel vous épargniez sa sœur. Cela
doit être la raison pour laquelle vous vous êtes rendu seul à la glacière, sans
appeler le capitaine Hitchcock à la rescousse. Ce n’est pas la vérité que
vous vouliez, mais une condamnation.
— Si j’avais pris le temps de consulter Hitchcock, relevai-je, je n’aurais
peut-être pas été en mesure de vous sauver.
Ce qu’il médita un moment. Les yeux rivés sur le contenu de son verre,
il se passait la langue sur les dents.
— Vous auriez laissé Artemus se faire pendre en réparation de vos
meurtres ?
— Non, je ne crois pas. Une fois expédié Stoddard, j’aurais imaginé
quelque chose. Du moins j’aime à le penser.
Il vida ses dernières gouttes de whiskey. Je lui en offris un autre verre et,
à ma grande surprise, il déclina. Pour une fois, supposé-je, il voulait garder
l’entier contrôle de ses facultés.
— C’est le journal de Fry qui vous a révélé le rôle de Ballinger ?
— Bien sûr.
— Mais ces transcriptions que vous fournissiez chaque matin à
Hitchcock ?
— Oh, elles étaient fidèles. Il manquait simplement de petites choses çà
et là.
— Parmi lesquelles le nom de Ballinger. Et celui de Stoddard.
— Oui.
Brusquement troublé, il répéta :
— Ballinger. A-t-il… quand vous… a-t-il avoué ?
— Sous la contrainte. Fry également. Tous deux se rappelaient le nom
de ma fille. Celui de la maîtresse de maison, aussi. Ils se souvenaient même
du costume de Mattie. Ils m’ont confessé de nombreuses choses, mais pas
question de trahir leurs camarades. Cela, je n’ai pas pu l’obtenir.
« Je ne dirai rien, répétaient-ils, comme s’ils s’étaient entraînés à
l’avance. Je ne dirai rien. »
— Eh bien, grognai-je, refoulant ce souvenir. Ils m’auraient épargné du
temps et des efforts en crachant le morceau, mais je suppose que… ces
gentlemen avaient un code d’honneur.
De légers plis se formèrent sur le visage de cendre que j’avais devant
moi. Qui marmonna :
— Il n’y a que Stoddard… Le seul qui ait échappé à votre châtiment.
Le 19 avril 1831
Mon travail est fait. Est écrit tout ce qui pouvait l’être, il ne reste plus
qu’à juger.
Je repose ma plume. Je range le manuscrit dans le tiroir de mon bureau,
tout au fond, derrière la rangée d’encriers. Le premier venu ne le trouvera
pas. Non, il faudra qu’un œil plus curieux le cherche. Mais on le découvrira.
D’un geste de la main, je salue mon épouse, qui ramasse les cendres
dans la cheminée. Je souhaite une bonne journée au conseiller Hunt et à
Claudius Foot. Je gratte mon retriever derrière les oreilles.
Quelle splendeur dehors. La première douce journée de l’année ; le
pollen garnit d’or la lumière de l’hiver ; les tulipiers sont d’un rose
vaporeux ; une volée de merles égaie la prairie. Autant partir à cette heure-
là, quand le monde déploie ses beautés. On est sûr d’avoir les idées bien
claires.
Je suis le même sentier que nous avions emprunté, Mattie et moi. Dressé
sur le même promontoire, j’examine l’Hudson qui s’étend majestueusement
à cette hauteur. Bordant ses rives d’écume, les flots du nord lui ont retiré sa
croûte d’hiver.
Je vais devoir partir ainsi, pensé-je : sans fermer les yeux jusqu’en bas.
Car, Mattie, je n’ai pas la foi comme toi. Je ne peux voler dans ses bras sans
être sûr qu’il m’attend… que quiconque m’attend. N’est-ce pas ce que j’ai
toujours dit ? Quand nous fermons boutique, il n’y a plus de client. Et
personne ne se rappelle plus la rue.
Me voici donc là. Parle-moi, ma fille. Je veux entendre ta voix. Dis-moi.
Dis-moi que tu m’attends. Dis-moi que tout ira bien. Dis-le-moi.
Remerciements
Par respect pour la grande Histoire, je dois souligner qu’aucun élève-
officier ne fut jamais assassiné, ni gravement blessé, sous le
commandement de Sylvanus Thayer. Si Thayer, Hitchcock, Kemble et
d’autres personnages réels interviennent dans ces pages, elles restent d’un
bout à l’autre une œuvre de fiction. Même chose pour Edgar Allan Poe qui,
pour autant que je sache, n’a jamais tué que par écrit.
Parmi toutes les sources documentaires que j’ai consultées, la plus utile
fut Eggnog Riot de James Agnew (mes respectueuses salutations au colonel
Agnew !). C’est sans doute le seul autre roman dont l’action a lieu à West
Point au XIXe siècle. Toute ma reconnaissance également, pour leur aide, à
Abby Yochelson de la Bibliothèque du Congrès, à l’historien de l’Académie
militaire des États-Unis Steve Grove, et à l’historien des armées Walter
Bradford. Toute erreur historique dans ce livre sera de mon fait – pas du
leur.
De vifs remerciements à : Marjorie Braman, remarquable correctrice qui
a compris mon récit mieux que moi ; à Michael McKenzie, pour les
relations publiques : Michael est l’homme qui travaille le plus dans le
show-business ; et à Christopher Schelling, mon agent, qui me fait hurler de
rire au moins une fois par semaine. Merci aussi à mon frère, le Dr Paul
Bayard, pour son aide médicale bénévole. À ma mère, Ethel Bayard, pour
son œil éditorial. Mon père, le lieutenant-colonel en retraite Louis Bayard
(Académie militaire des États-Unis, 1949), m’a donné sa bénédiction. Don
a fait le reste.
Composition et mise en pages par Azarba.
Imprimé en France par la
Société Nouvelle Firmin-Didot
ISBN : 978-2-7491-0904-6
Notes
[←1 ]
Le Lower East Side, à l’époque un quartier de taudis. (Les notes de bas
de page sont du traducteur).
[←2 ]
Siège (et synonyme) du Parti démocrate à New York au XIXe siècle.
[←3 ]
Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en
français dans le texte original.
[←4 ]
Lord Byron.
[←5 ]
La Promenade galante.
[←6 ]
Nom d’un quartier de New York au XIXe siècle.
[←7 ]
L’expression la « bosse » des maths vient de la phrénologie, cette
pseudoscience du XIXe siècle qui se proposait de définir le caractère d’une
personne d’après la forme (et les « bosses ») de son crâne.
[←8 ]
Frontière symbolique qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, séparait le nord
du sud des États-Unis.
[←9 ]
Station balnéaire alors à la mode dans l’État de New York.
[←10 ]
L’allée des Professeurs.
[←11 ]
D’après Thomas Gray, Écrit dans un cimetière de campagne, librement
adapté par Baudelaire dans Le Guignon.
[←12 ]
La Colline à se rompre le cou.
[←13 ]
La Pierre de solitude.
[←14 ]
Un quart de dollar, vingt-cinq cents.
[←15 ]
Shelley.
[←16 ]
Magazine féminin américain (1830-1880) auquel collaborèrent
Nathaniel Hawthorne, Henry Wadsworth Longfellow et un certain Edgar
Allan Poe.
[←17 ]
Roméo et Juliette, acte III, scène 1 (traduction François-Victor Hugo).
[←18 ]
Siège (et synonyme) du Parti démocrate à New York au XIXe siècle.