Dieu Aurait Il Separe Ce Qu Il Avait Uni

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La Revue de

DOMUNI
Dieu aurait-il séparé ce qu’il avait uni?

Numéro n° 2
Juin 2009
Index

Editorial
fr. Michel Van Aerde, ........................................................................................................................................................... 3
Séparation comme avènement du dimorphisme sexuel
fr. Jorel François, .................................................................................................................................................................. 5
Pourquoi Dieu a-t-Il séparé ce qu'Il a uni ?
Soeur Claire-Elisabeth, ....................................................................................................................................................... 12
Lecture des deux premiers chapitres de la Genèse
Sabine Ginalhac, ................................................................................................................................................................. 25
Présentations de livres,
Fr Frédéric SEZIKEYE, ....................................................................................................................................... 38
Abbé Jean-Pierre Herman, .............................................................................................................................. 40

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Editorial

Fr. Michel Van Aerde

Dieu aurait-il séparé ce qu’il avait uni ?

L e titre de ce numéro peut surprendre mais la question se pose, dans la Bible comme dans
les mythes de l’Antiquité. Zeus coupe en deux un « androgyne » qui, dans son
autosuffisance, méprise les dieux. Dans la Genèse, Dieu pratique une « opération
chirurgicale » pendant le sommeil de l’Indifférencié pour qu’en adviennent l’homme et la
femme.
Convergence des intuitions des différentes littératures ? Ou au contraire interprétations
opposées ? Jusqu’à la fin des temps la question sera posée, du rapport homme-femme et de
son origine. Dans ce numéro deux, à partir de la recherche du frère Jorel François op,
développée dans son cours et reprise à nouveaux frais dans l’article ci-dessous, deux
contributions d’une grande finesse viennent en écho pour situer ce mystère très humain. Un
nouvel éclairage est ainsi proposé pour ces « couples » que l’on connaît : Mixité et parité,
égalité et égalitarisme, indifférenciation et ré-assignation sexuelle, nouvelles formes de
parentalité et filiation… avec les questions très actuelles et controversées : la différence est-
elle avant tout sexuelle ? Comment conjuguer identité et altérité ? Quelle est la signification
de la différence homme-femme ?

Points essentiels des 3 contributions :

Fr. Jorel François


Dieu défait la fusion originelle de l'androgyne asexué, symbole du chaos primordial, pour
faire advenir, par la séparation, la sexualité, symbole d'ordre et d'achèvement; et par elle, la
relation et le dialogue entre l'homme et la femme, deux être semblables par leur origine
mais néanmoins séparés, qui pourront engendrer le tiers qu'est l'enfant. Dieu sépare pour
réunir autrement dans la différence acceptée, dans la reconnaissance et le respect de
l'altérité. Même si la différence des sexes reste un mystère, le mystère d'une origine qui
renvoie à l'Autre par l'autre, les récits bibliques nous rappellent que notre identité sexuelle
est «bonne», constitutive de notre humanité.

Sr. Claire-Elisabeth
La Bible nous propose l'image subversive d'un Dieu qui rompt l'unité, symbole de la divinité
dans les grands mythes, pour créer de la multiplicité, un dynamisme de vie qui permet aux
humains d'échapper à la fascination du même, de l'autosuffisance, du repli sur soi. La
différenciation sexuelle fait advenir deux êtres différents mais qui n'ont pas honte de leur
différence, deux êtres créés dans une asymétrie fondamentale mais sans hiérarchie ni
domination de l'un sur l'autre. Etre homme et être femme représentent deux manières
d'incarner l'image de Dieu. Le chemin d'humanisation est un chemin de croissance dans

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l'amour où chacun est reconnu comme sujet dans la réciprocité, un chemin de communion
vers l'unité, un chemin de co-création avec Dieu pour « devenir une seule chair ». Il s'agit de
passer d'une unité fusionnelle à une unité relationnelle.

S. Ginalhac
Accent sur l'altérité plutôt que sur la sexuation.
Dans les récits de Genèse, unité et séparation se situent dans une tension génératrice de vie
et d'humanisation. L'unité n'y est pas un donné originel, statique, une réduction au même;
elle est une vocation, un projet d'alliance et d'unification par lequel homme et femme, créés
ensemble à l'image de Dieu sans qu'aucun des deux ne puisse revendiquer l'être sans l'autre,
se recevant de la même origine mais distincts, peuvent devenir co-créateurs avec Dieu. La
clé en est le consentement à la dualité et l'accueil de l'autre en soi et en l'autre. Seule la
séparation, avec l'interdit qu'elle pose sur la fusion et la captation de l'autre, est capable
d'ouvrir cet espace où peut s'épanouir l'altérité. Les récits de création nous présentent un
couple biblique qui existe avant tout pour la relation, le dialogue, et non uniquement pour la
procréation. Même après la faute (Gn 3), l'humain garde sa vocation d'image de Dieu. Le
rapport homme-femme préfigure ainsi tous les rapports humains.

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Dieu aurait-il séparé ce qu’il avait uni ?
Séparation comme avènement du dimorphisme sexuel

Frère Jorel François op

Que Dieu procède à partir de rien pour créer est une idée courante dans les milieux
théologiques, tout au moins judéo-chrétiens. La création, elle-même, est considérée comme
étant le résultat d’un acte non contraignant et donc absolument libre de sa part : elle est un
don volontaire de l’être1. Pourtant, si créer, au sens premier et au sens théologique du
terme, c’est procéder de rien, faire advenir à partir de rien, il n'en demeure pas moins que
c’est, en un second sens et de façon plus générale, inventer à partir de matériel
préalablement donné, faire du nouveau à partir de l’ancien, même si ce deuxième sens
implique nécessairement le premier2.

À parcourir les deux récits de la création tel que présentés par les éditions actuelles de la
Bible (Gn 1, 1-2, 4a ; 2, 4b-24), nous pouvons retrouver et l’un et l’autre sens du terme, à
travers la présentation d’un Dieu qui crée à partir de la parole d’une part, et à travers celle
d’un Dieu-Potier d’autre part.

Le premier aspect s’illustre dans l’image d’un Dieu tout-puissant qui, dans le premier récit
(Gn 1, 1-2, 4a), fait advenir l’existant à partir de sa parole : une parole efficace, presque
magique, qui accomplit ce qu’elle souhaite aussitôt qu’elle le commande. Pendant six jours,
la parole de Dieu, telle celle d’un Pharaon d’Égypte, se montre souveraine, toute-puissante.
Tout se passe comme elle l’a commandé3 et, à chaque fois, « Dieu vit que cela était
bon » (Gn 1, 10, 12, 18, 21, 25 cf. Gn 1, 4.31) : un refrain récurrent dans le texte, l’équivalent
des Amen qui ponctuent nos prières liturgiques. Puis, le septième jour, Dieu se reposa de
tout ce qu’il avait créé (Gn 2, 1-3).

Ce récit provient manifestement d’un milieu sacerdotal. Il a été rédigé dans une perspective
liturgique, de fixation sur le Sabbat, voire de justification, pour permettre de rendre grâce, et
prendre, en quelque sorte, la mesure de la transcendance de Dieu, de sa toute-puissance et
en même temps de sa bonté et de celle de son œuvre : la création. Ce contexte liturgique est
à prendre en compte à la lecture et interprétation de ce premier récit.

Avec le premier récit, nous sommes certes dans un registre liturgique, mais aussi dans celui
de la toute-puissance du langage, de la pensée et du désir4. Freud, dans Totem et tabou, a
rappelé combien, pour le « primitif », il n’existe pas de distance entre le désir et le réel,
entre le dire et le faire : aussitôt dit, aussitôt fait ; si c’est désirable, c’est donc possible,

1 Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 45, a 1.


2 Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 44, a 2 rép. ; q. 45, rép.
3 Cf. Georges Gusdorf, La parole, Paris, PUF, 1968, p. 12.
4Cf. Sigmund Freud, Totem et tabou, Paris, Payot, 1965, pp. 101 et 104 ; Nouvelles conférences sur la
psychanalyse, Paris, Gallimard, 1936, pp. 217-218.

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faisable. Pensée et réalité se confondent5. Freud pense que ceci est vrai non seulement pour
le primitif, mais encore pour le névrosé et la religion, qu’il assimile d’ailleurs à une « névrose
universelle »6.

Outre le contexte liturgique, quand bien même l’un et l’autre contexte se rejoindraient, il
importe alors de tenir compte de cette conception d’immédiateté entre le dire et le faire, la
pensée et la chose, le désir et l’objet désiré.

Vient le second récit, où la parole divine semble être comme mise en retrait, où elle semble
avoir perdu le pouvoir magique dont elle faisait preuve dans le premier récit, où le bien
semble se mélanger au moins bon (Gn 2, 9.17-18), bref où il faudra que Dieu, pour ainsi dire,
se reprenne, se corrige ou tout au moins diffère certains actes, tel l’avènement du
dimorphisme sexuel et donc de l’homme et de la femme, qui devaient « parachever » son
œuvre de création.

Le second aspect du créer se fait alors présent dans le second récit (Gn 2, 4b-24) où, tout au
moins dans le cas de la création de l’humain (ou plutôt d’une première catégorie d’êtres
humains, une première humanité qui renvoie en quelque sorte au mythe de succession de
plusieurs types d’êtres humains rapporté par Hésiode7), Dieu, tel un artisan, tel un potier, se
retrousse les manches, met la main à la pâte, moule la glaise, façonne un être qui n’est,
contrairement aux autres animaux, ni mâle ni femelle (voir à ce sujet notre cours intitulé
Androgyne il le créa).

Des mythes de la Grèce antique, comme de la Babylonie d’ailleurs, rapportent aussi que les
premiers humains naissaient de la terre8 : ils auraient été fabriqués par un dieu artisan à
partir de matériaux provenant du sol9, et du sang pourri du feu Kingu, dans le cas du récit de
Gilgamesh par exemple10. Cette élaboration n’est donc pas propre à la pensée biblique.
Cependant, il est intéressant de constater qu’elle peut rejoindre d’une certaine façon
l’approche évolutionniste de la création qui, du reste, n’est pas incompatible avec les deux
récits de la Genèse. Que Dieu ait tout créé tout d’un coup et à partir de sa parole comme le
rapporte le premier récit (encore qu’il ait étalé son œuvre sur six jours !), qu’il ait créé le ciel
et la terre et ensuite se soit servi de celle-ci pour faire advenir tout le reste (en témoigne le
deuxième récit), ne change absolument rien dans son acte créateur. Que l’univers se soit mis
en place à partir du big-bang, que les êtres découlent de l’évolution ou qu’ils viennent
directement de la main de Dieu, il demeure qu’ils ont tous été créés par Dieu. La matière
prime qui a été transformée pour donner un nouvel être a été créée par Dieu. La boule de
gaz primitif qui aurait explosé pour donner lieu aux constellations et planètes…, à l’univers,
ne s’est certainement pas constituée toute seule : il faut un être par soi, éternel pour la faire
venir à l’existence et permettre le processus subséquent connu dans les milieux scientifiques

5Cf. Sigmund Freud, Totem et tabou, pp. 101-107.


6S. Freud, Totem et tabou, pp. 101-102, 107 ; L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 19712, p. 61 ; Nouvelles
conférences sur la psychanalyse, pp. 217 et 218.
7Cf. Hésiode, Les travaux et les jours, vv. 109-202.
8Cf. Marie Delcourt, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, PUF, 1942, p. 36.
9Cf. Hésiode, Les travaux et les jours, v. 563 ; Nicole Loraux, « Origines des hommes », Dictionnaire des
mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, Paris, Flammarion, 1981.
10Cf. Marie-Joseph Seux, La création et le déluge d’après les textes du Proche-Orient ancien, « Cahier évangile
supplément », no 64, Paris, Cerf, 1988, p. 20.

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sous le nom de théorie de l’évolution. Tant d’un point de vue biblique que théologique, la
création englobe l’ensemble de ce processus11. Créer, c’est alors, au sens propre du terme,
procéder à partir de rien, et au sens figuré, transformer, faire advenir du nouveau à partir
d’éléments préexistants mais antérieurement créés à partir de rien.

En même temps que les deux récits rapportés en Genèse 1 et 2 illustrent, chacun de son
côté, un aspect de la double conception de la création, l’un et l’autre s’entrecroisent, comme
pour attirer notre attention (par-delà la toute-puissance de la parole ou la dextérité du Dieu-
Potier pétrissant la boue pour façonner l’humain) sur l’idée d’une création réalisée par
séparation. Le récit de Gilgamesh, duquel nous avons visiblement quelques échos tout au
moins aux Psaumes 74, 13-14 ; 89, 11 ; 104, 26, peut ici encore servir de rapprochement, de
clé de lecture. Ce trait est toutefois plus manifeste dans le second récit que dans le premier.

Toujours est-il que, rapporte le premier récit de la Genèse, Dieu, après avoir créé le ciel et la
terre, sépare la lumière et les ténèbres, les eaux du ciel et de la terre…, la terre ferme de la
mer, les jours ordinaires faits pour besogner de celui du sabbat fait pour se reposer (Gn 1,
4.6-7.9.14.18 ; 2, 3). Il fait advenir chaque chose, animal ou plante, selon son espèce (1, 11-
12.21.24-25).

La situation est en quelque sorte différente dans le second récit, tout au moins pour les
plantes et les animaux, et aussi pour la première version de l’humain (l’Adam générique) que
nous avons présenté comme asexué (voir : Androgyne il le créa) et que nous nous gardons
d’appeler « homme » au sens de ish (un homme mâle) figuré dans le récit de Genèse 1, le
premier récit. Cette idée de séparation devient pourtant évidente avec le tableau de
l’homme mâle (du second récit, l’Adam postérieur à la chirurgie, archétype du masculin) et
de la femme (Ève, archétype du féminin), créés à partir de la chirurgie pratiquée sur
l’humain générique, la première humanité (l’Adam, le Terreux, homonyme de l’Adam-Ish
postérieur à la chirurgie) initialement asexuée pour faire advenir une humanité duelle, une
deuxième humanité différente de la première, monolithique, asexuelle.

Avant la mise en route de l’opération-séparation, le deuxième récit avertit que Dieu savait
déjà qu’il n’était pas bon que l’humain fût seul, traduisons asexué ; comme si le texte
entendait préciser que Dieu savait déjà où il voulait en venir : il projetait déjà de faire
advenir l’humain dans son dimorphisme sexuel. Mais en attendant, comme si la sexualité
humaine ne faisait pas partie de son plan (il crée les animaux mâles et femelles, mais non
l’humain), Dieu agit, ordonne, comme s’il devait être l’unique visage-à-visage (différent mais
inégal) de l’humain dont il a fait, entre temps, son lieu-tenant auprès des autres créatures. Il
partage son pouvoir avec lui sur les créatures qui lui sont inférieures, l’investit comme chef,
l’associe en quelque sorte à son acte créateur (création prise dans le deuxième sens du
terme). L’humain doit garder le jardin, l’entretenir (et donc travailler), l’habiter, en faire son
garde-manger.

Supposons qu’il soit seul (non uniquement au sens où Ève n’était pas encore créée, mais
encore au sens où il n’existait pas d’autres semblables, d’autres égaux à lui) comme le
rapporte Genèse 2, le premier humain paraît alors n’avoir que Dieu comme partenaire avec

11 Cf. Georges (Cardinal) Cottier, «La doctrine philosophique et théologique de la création chez Thomas
d’Aquin », dans Nova et vetera, LXXXIV e année, no 1, janvier-mars (2009), p. 82.

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qui il correspond, dialogue (une correspondance, un dialogue qui est plein de non-dits : les
interlocuteurs sont de taille trop différente), tandis qu’il commande aux créatures qu’il
nomme et domine. Il est pourtant seul. Il lui manque un semblable (différent mais égal) qu’il
ne trouve ni en Dieu son interlocuteur (bien qu’il soit créé à son image et ressemblance), ni
dans les animaux qu’il domine, et encore moins dans les herbes et les plantes qu’il entretient
tant pour en tirer sa nourriture que pour maintenir l’environnement agréable et digne de lui.

Il n’est pas mentionné que l’humain fit part à Dieu de sa solitude tout comme ce dernier ne
l'a pas non plus mis au courant de son projet de combler sa solitude : des non-dits dans la
relation dialogique entre ces deux vis-à-vis.

Pourtant, pluriel de majesté ou non, s’adressant aux anges ou aux autres personnes de la
Trinité (lecture chrétienne et non judaïsante) ou non, Dieu n’avait-il pas, dans le premier
récit, exprimé en parole (à autrui ?) son projet de créer l’humain homme et femme (Gn 1,
26) ? Maintenant que le deuxième récit rapporte qu’il a moulé à partir de la terre un être
solitaire en qui il a mis son souffle pour qu’il soit un être vivant, pourquoi se parle-t-il à lui-
même de son projet (et donc le retient-il dans son cœur) de faire advenir le dimorphisme
sexuel (Gn 2, 18) et non à l’Adam générique, au Terreux bientôt en mal de visage-à-visage ?
Ne lui partage-t-il pas son pouvoir de nommer les choses et les animaux (Gn 2, 19-20 cf. Gn
1, 5.8.10) ? L’humain androgyne ne serait-il pas de taille pour être l’interlocuteur de Dieu,
pour être mis au courant de ses projets ? Serait-ce en raison de son inachèvement et donc
de son manque de perfection ?

Le premier humain asexué, l’Adam, le Terreux, semble, lui aussi, avoir conscience d’une part
de la distance qui le sépare des autres créatures (y inclus animaux et bêtes sauvages qui
n’ont peut-être pas été, comme lui, pétris directement de la main du Dieu-Potier et dont
l’âme n’a pas été, comme la sienne, directement insufflée) ; d’autre part, bien que animé
d’un souffle venu directement de Dieu, il semble en même temps être conscient d’avoir été
créé, d’avoir été tiré de la glaise et donc de n’être pas de la même nature que Dieu, de n’être
pas Dieu (le serpent se chargera de rappeler que l’humain ne peut se déifier que pour avoir
croqué au fruit défendu !). D’où la distance incommensurable entre ces deux vis-à-vis,
distance qui n’est pas seulement d’ordre existentiel, relationnel, mais aussi ontologique ;
distance qui fausse peut-être le dialogue, puisque le Terreux semble avoir tu sa solitude : il
ne semble pas en avoir parlé à son visage-à-visage, Dieu, tout comme celui-ci ne lui a non
plus rien révélé de son incomplétude.

Le Terreux ne trouve de visage-à-visage satisfaisant ni dans les bêtes qui lui sont inférieures,
ni en Dieu qui le transcende : il se sent seul. S’il est vrai qu’il ne s’en est pas plaint à Dieu, son
interlocuteur, il faut alors déduire que Dieu a lu dans son cœur, comme le fera d’ailleurs le
Christ des évangiles pour ses contemporains, pour en venir à constater qu’il souffrait du fait
de sa solitude. Dieu, qui sonde les cœurs et les reins, aurait donc lu dans le cœur de l’humain
asexué pour deviner son déchirement, sa souffrance et confirmer ce qu’il savait déjà : il n’est
pas bon que l’humain soit seul.

Grégoire Mercier, dans un autre contexte, écrit : « Tant que tu [es] seul, tu es divisé, tu es
deux. Si tu veux devenir un, tu dois être couple, tu dois t’unir à autrui »12. Entendons cet

12 Grégoire Lemercier, Dialogue avec le Christ. Moines en psychanalyse, Paris, Grasset, 1966, p. 282.

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autrui au sens d’un autre qui est vraiment autre, c’est-à-dire qui n’est pas une réplique de
soi-même, - au sens d’un soi qu’on aurait cloné, tellement qu’il serait en tout point identique
à un autre soi -, mais un autre en tant que, pour identique qu’il soit, il procèderait du même
humus que l’autre soi, en tant qu’il serait chair de sa chair, lui est quand même différent.

Toujours est-il que Dieu renoue avec son dessin initial et décide de donner un vis-à-vis
existentiellement plus proche, ontologiquement, pour ainsi dire, identique au Terreux
asexué.

Il est intéressant de constater que, pour faire advenir ce vis-à-vis, Dieu ne crée pas un autre
humain à l’instar du « premier » qu’il avait déjà créé. Il n’a pas repris la méthode qu’il avait
utilisée pour créer le Terreux, les oiseaux et les bêtes sauvages. Nous pouvons évoquer au
moins deux raisons à cela : d’une part parce qu’il existait probablement déjà d’autres
humains identiques à celui dont il est question dans le texte, et d’autre part parce que ces
derniers ont tous été asexués, androgynes. Faire comme il a déjà fait aboutirait au même
résultat : la création d’autres humains identiques, asexuels, androgynes, qui ne seraient pas
d’authentiques visages-à-visages, qui ne se complèteraient au fond toujours pas.

Pour faire advenir l’homme et la femme, le Dieu-Potier se fait Chirurgien. Il agit sur ce qu’il a
déjà sous la main : un être (le Terreux) potentiellement mâle et femelle. Il fait sombrer
l’humain asexué dans l’inconscience, sorte de retour à l’état primordial, à la terre, la terre-
mère, à l’état fœtal qui en est aujourd’hui la réplique, le fend en deux, et de chacun des
deux côtés (voir à ce sujet Androgyne il le créa), bâtit un nouvel être. Deux êtres issus d’une
même chair, d’une matière prime identique, de l’Adam générique désormais objectivement
scindé, avec vraisemblablement les organes génitaux apprêtés. Revenu chacun à lui-même,
c’est-à-dire accédant à la conscience en se retrouvant l’un comme vis-à-vis de l’autre, à
égalité dans l’altérité, mais dans la différence, ils se reconnaissent mâle et femelle, homme
et femme, l’un fait pour l’autre : complémentaires.

L’autre différent est le vrai miroir de soi, visage-à-visage qui permet de découvrir son propre
visage, son vrai visage. Refus du narcissisme, mise à distance de l’égologie, du rapport de soi
à soi, du pareil au même, le même-idem qui étouffe, appauvrit et fausse l’identité.

Avec la chirurgie divine advient le dimorphisme sexuel. Une nouvelle humanité surgit de
l’ancienne. Une humanité duelle où le soi (ipse), pour semblable qu’il soit d’un autre soi
(parce que construit sur le fond commun de la matière prime, de l’Adam générique), peut
être différent. L’égologie, le solipsisme (ou même le dialogue à demi réussi qui se faisait
entre l’humain et Dieu) peut alors faire place au dialogue (authentique), qui devient
possible, qui devient intéressant en raison même de la ressemblance-différence qui fonde la
complémentarité, l’achèvement. Advient, du même coup, la quête de l’unité primordiale
(désormais impossible), mais à travers la démarche de s'arracher à soi-même, arrachement à
l’image que l’on avait de soi-même à partir de soi-même, arrachement aussi à ses géniteurs,
ses premiers interlocuteurs (en l’occurrence à Dieu) où le dialogue était peut-être biaisé,
faussé, parce que inégal, et de se coller à l’autre part de soi-même devenue autre, et donc
égale à soi-même mais différente de soi-même, autonome par rapport à soi-même. Si le
refrain récurrent du premier récit de la création n’est pas au rendez-vous au deuxième récit,
parce que le contexte est moins immédiatement liturgique, parce qu’il débouchera sur la

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catastrophe de la faute, Dieu ne semble pas moins l’avoir ainsi voulu : c’était déjà son projet
et le deuxième testament confirme ce vouloir divin qui ne peut qu’être bon : « Ce que Dieu a
uni que personne ne le sépare » (Mc 10, 9).

Ce que Dieu a uni, c’est l’homme et la femme. Ce qu’il a séparé, c’est l’humain androgyne,
l’humanité asexuelle et fusionnelle. Dieu sépare pour ré-unir autrement. Il sépare pour
réunir dans la diversité. Il défait la fusion primordiale de l’asexualité, symbolique du chaos,
de l’incomplétude, pour faire advenir la sexualité, symbolique de l’ordre, de l’achèvement et
du même coup, un genre humain nouveau symbolisé dans deux êtres séparés, issus d’une
même substance, qu’il ré-unit dans leur différence. Différence qui rend impossible la fusion
originelle.

Parce que devenues autres l’une par rapport à l’autre, l’unité primordiale des deux moitiés
ne peut plus se faire dans la fusion. L’Adam asexué désormais scindé en homme et femme
ne peut plus se retrouver à l’état primitif. Cet état d’indifférence sexuelle, d’asexualité s’en
est allé : il n’existe plus. La fusion primitive cède la place à la communication, au dialogue, à
l’amour, dans sa triple accession : philia, éros, agapè ; elle est remplacée par l’union, par le
tiers qui peut advenir, par l’enfant, mais toujours dans le respect de l’altérité de l’autre, dans
le respect de sa différence. La condition angélique, elle-même, dont il sera question au ciel
pour les sauvés (Mt 22, 30), ne sera pas une restauration de l’asexualité des origines. Si, au
ciel, nous n’aurons pas à prendre mari ou femme, parce que nous n’aurons pas à nous
chercher l’un l’autre pour nous ré-unir dans un amour exclusif et nous perpétuer dans le
tiers de l’enfant, nous ne conserverons pas moins notre identité sexuelle dans la mesure où
elle nous est constitutive.

Rappelons en passant que le second récit de la création a été écrit dans un contexte où Israël
n’avait pas encore tout à fait conscience de l’immortalité de l’âme. L’espérance n’avait pas
encore accédé au statut de vertu théologale. La bénédiction divine se limitait à la possession,
à une vie tranquille, riche, et à l'abondance d’enfants. L’espérance de la perpétuation de soi
ne transcendant pas l’horizon terrestre, l’homosexualité, certes connue (cf. Gn 19, 5-9), mais
ne pouvant pas déboucher sur la venue de l’enfant, qui perpétue le nom et travaille à
l’accroissement du patrimoine, est, pour le coup, niée ou tout au moins considérée comme
anormale, voire non-naturelle. La réalité se présente autrement en Grèce où, depuis Homère
ou plus exactement depuis Socrate, la croyance dans l’immortalité de l’âme est présente.
L’homosexualité ou tout au moins l’éphébophilie est intégrée dans les mœurs. Le mythe
platonicien de l’homme double et de la femme double, associé à celui de l’androgyne,
témoigne d’une certaine volonté de normaliser, voire d’accepter le lesbianisme et
l’homosexualité comme pouvant être naturels13.

S’il n’est pas vrai que l’on puisse décider de façon tranchée, absolue de son identité sexuelle,
si celle-ci reste souvent une réalité dynamique, évolutive, tout au moins dans son expression
et son vécu, il ne reste pas moins que, dans certains cas, l’humain y collabore : il participe au
pouvoir de Dieu, il est, d’une certaine façon, un interlocuteur de Dieu, un co-créateur,
créateur à partir de ce qui lui est donné, de ce qu’il a sous la main, à l’instar de Dieu qui fait
advenir l’homme et la femme à partir de l’Adam androgyne.

13Cf. Platon, Banquet, 189 d-e.

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La différenciation des sexes relève du mystère. La coupure dans l’humain qui fait advenir le
dimorphisme sexuel semble résulter d’une opération incontournable pour la relation. Dans
la fusion, la relation n’est pas possible : il peut y avoir osmose mais non échange dans le
respect de l’altérité. Relation suppose une certaine distance, l’apprivoisement de l’autre
différent. Dieu sépare pour faire advenir l’altérité, la relation ; fondamentales à l’humain
pour être qui il est : être de langage, de communication, de symboles.

Alors que les hypothèses évolutionnistes ont encore du mal à expliquer l’origine de l’humain
et de son dimorphisme sexuel, deux mythes, l’un dans la culture grecque antique et l’autre
dans la culture judéo-chrétienne, proposent une interprétation intéressante, qu’il faut
prendre pour ce qu’elle est et donc se garder de l’opposer à celles de la science. Si elles sont
certainement d’ordre différent, elles se complètent l’une l’autre. L’approche mythique a ceci
de particulier qu’elle laisse exister le voile des origines, elle respecte le mystère de l’origine
et de l’une et de l’autre réalité (origine de l’humain et de son dimorphisme sexuel) et prend
acte qu’il renvoie à quelque chose que nous pouvons certes tenter d’expliquer mais qui, en
même temps, nous dépasse.

Bibliographie

Cottier, Georges (Cardinal), « La doctrine philosophique et théologique de la création chez


Thomas d’Aquin », dans Nova et vetera, LXXXIV e année, no 1, janvier-mars (2009), pp. 71-83
Delcourt, Marie, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, PUF, 1942
Freud, Sigmund, Totem et tabou, Paris, Payot, 1965
-------------------, L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 19712
-------------------, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1936
Gusdorf, Georges, La parole, Paris, PUF, 1968
Hésiode, Théogonie-Les travaux et les jours- Le bouclier, trad. Paul Mazon, Paris, Belles
Lettres, 1947
Lemercier, Grégoire, Dialogue avec le Christ. Moines en psychanalyse, Paris, Grasset, 1966
Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, 2e édit. (1e édit. 1998), Paris, GF-Flammarion, 2001
Seux, Marie-Joseph, La création et le déluge d’après les textes du Proche-Orient ancien,
« Cahier évangile supplément », no 64, Paris, Cerf, 1988

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Pourquoi Dieu a-t-il séparé ce qu'Il a uni

Soeur Claire-Élisabeth

Introduction

C ette question, posée dans un registre un peu provocateur, nous place d'emblée devant
le donné d'une humanité marquée par la bipolarité de deux êtres, homme et femme, qui
sont de la même chair et pourtant distincts. Ce simple constat semble poser question à
l'homme postmoderne : « Chaque époque, selon M. Heidegger, a une chose à penser. Une
seulement. La différence sexuelle est celle de notre temps. »14
Il est intéressant alors de s'interroger sur cette différence dans le dessein de Dieu, ce qu'elle
peut signifier dans la création, et comment la comprendre dans notre culture
contemporaine. Pourquoi Dieu a-t-il créé ce type d'humanité et pas une autre ? Pourquoi
Dieu a-t-il séparé ce qu'Il a uni ? La séparation n'est-elle pas pour l'union ? Comment homme
et femme manifestent-ils ensemble le projet créateur de Dieu ?
Nous verrons en premier lieu comment le mystère de la sexualité est abordé dans les textes
de la Genèse et en quoi ils proposent une approche différente de celle des mythes. Nous
étudierons ensuite le dessein de cette séparation voulue par Dieu ; et enfin nous analyserons
d'où peut venir une perception négative de la séparation entre homme et femme.

Le mystère de la sexualité dans les textes de la Genèse

Les récits de la Genèse situent l'apparition de l'humain dans un ensemble plus vaste, celle de
la création de l'univers tout entier. Ils envisagent l'être humain dans la différenciation
sexuelle avec cependant des différences entre Gn 1 et Gn 2. Nous verrons si ces récits
permettent de postuler la création d'un androgyne.

1. Quelques réflexions à partir des récits de la Genèse

Nous présentons ici les aspects les plus importants sans développer l'exégèse précise du
texte.

Gn 1 : La création de l'humain, sommet de tout le déploiement du monde créé.

Le rédacteur nous parle de la création en termes de séparation : de la nuit et du jour, de la


lumière et des ténèbres, etc. Enfin, survient la création de l'être humain.

14 Luce Irigaray, Ethique de la différence sexuelle, Edition de Minuit, 1984

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« Dieu créa l'homme à son image
à l'image de Dieu il le créa
homme et femme il les créa. » (Gn 1,27)

L'être humain est d'emblée mis en relation unique avec Dieu comme son image, distinct des
animaux. Il est créé « homme et femme » dans un dimorphisme sexuel.
L'étymologie hébraïque des mots mâle et femelle [zakar et neqeva] peut nous éclairer.
[Neqeva] : celle qui perce ou qui appelle ; [Zakar] : celui qui se souvient. La femme appelle
l'homme qui se souvient. Il s'agira de se souvenir ensemble de cette parole de Dieu : « Soyez
féconds et multipliez-vous » qui interpelle l'homme et la femme pour qu'ils exercent leur
maîtrise sur la création, une maîtrise au service de la vie. Une parole est donnée, celle de la
fécondité, et Dieu voit que cela est bon.
Adam en tant qu'humanité générique est donc représentant de Dieu. C'est l'image de Dieu,
homme et femme, qui reçoit la bénédiction d'une manière égale. Dialoguer avec Dieu et
dominer la terre appartient à l'homme et à la femme.
Le passage du singulier « le créa » au pluriel « les créa » peut être entendu comme le dessein
de Dieu d'une humanité une et duelle sans contradiction, sans supériorité de l'un sur l'autre.
Nous avons là d'emblée l'union et la séparation de l'homme et de la femme. L'humain est
constitué de deux êtres sans hiérarchie, ni possession, ni domination de l'un sur l'autre.
Ensemble image de Dieu, ils sont l'humanité une dans sa différence. L'unité apparaît en
même temps que la dualité.

Gn 2 : L'homme est-il créé androgyne ?

Le second récit, plus ancien, envisage la création de l'humain comme un processus par
étape.

« Le Seigneur Dieu modela l'homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une
haleine de vie et l'homme devint un être vivant.
Le Seigneur dit : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui
lui soit assortie....L'homme donna des noms à tous les bestiaux...mais pour l'homme, il ne
trouva pas d'aide qui lui fut assortie. Alors le Seigneur Dieu fit tomber une torpeur sur
l'homme qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis de la côte
qu'il avait tirée de l'homme, le Seigneur Dieu façonna une femme et l'amena à l'homme... »
(Gn 2, 7.18-22)

Dans ce récit, nous constatons que Dieu a créé un premier humain asexué, ni homme, ni
femme, d'une certaine manière « androgyne », qui vit une solitude qui apparaît nuisible.
L'homme ne trouve pas parmi les animaux un autre être qui lui corresponde. L'intervention
de Dieu fait alors advenir, par un geste chirurgical, une humanité double, où homme et
femme se reconnaissent de la même chair, chacun représentant un visage porteur d'identité
et d'altérité. L'homme se reconnaît comme tel devant la femme, et vice-versa. D'un humain
indifférencié, Dieu fait deux humains dans leur singularité.

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Le mot hébreu [isha] est issu d'une autre racine que [ish] qui signifierait en priorité que la
femme est posée comme sujet partenaire d'une parole avec son époux [ish]. [Isha] est alors
reconnue comme sujet capable de parler. L'étymologie hébraïque manifeste que la parenté
qui permet de se reconnaître comme visage à visage, comme « assorti », place l'humanité
dès l'origine dans une dynamique relationnelle, ouverte à l'altérité. Le cri de reconnaissance
de l'homme mâle met en lumière l'identité de nature et la différence au cœur même de
cette identité. L'exclamation « Os de ses os, chair de sa chair » (Gn 2,23) invite à la
reconnaissance réciproque d'une chair commune partagée entre eux deux. Homme et
femme dans le récit n'ont pas honte de leur différence.

Par rapport à la conception d'un être androgyne séparé en deux, il est intéressant de relever
que l'homme est façonné à partir de la terre alors que la femme est formée à partir de
l'humain, bâtie hors de lui. Il y a déjà à l'origine une différenciation, une asymétrie. Homme
et femme ont chacun leur particularité dans le dessein de Dieu. Les deux lettres qui
différencient [ish / isha] sont les deux premières lettres du Nom divin, trace de la
transcendance divine. On peut lire là l'intuition que c'est par le dialogue, dans le vis-à-vis que
l'homme et la femme révèlent Dieu.

De plus, l'idée d'une création où un être sort d'un autre nous permet de faire un lien avec le
thème biblique de l'aîné et du cadet. Pour le choix de Dieu, le cadet passe avant l'aîné. En Gn
2, le fait que la femme soit construite après l'homme peut donner à réfléchir sur le mystère
du choix de Dieu, et manifester à l'homme la transcendance d'une personne profondément
autre que lui. Et cette femme elle-même peut célébrer la grâce de venir d'un autre, de
l'Autre, et aider l'homme à saisir son origine divine.

Des deux récits bibliques nous retenons donc le projet créateur d'une humanité duelle où la
différence sexuelle est « bonne », voulue par Dieu, tel que l'expriment les qualificatifs
employés : « très bon » pour la différenciation des sexes dans le premier récit de la création ;
« pas très bon » pour la solitude de l'humain indifférencié dans le second récit.
L'homme est donc unité duelle contenant deux réalités distinctes, inséparables, l'homme et
la femme. Aucun sexe n'est l'humanité intégrale à lui seul, mais chacun doit accepter la
contingence d'une limite.

Enfin, l'homosexualité n'est pas envisagée dans le récit des origines L'androgynie est ici
comme l'ébauche d'une maturation du processus créateur, elle manifeste un inachèvement
du projet créateur.

2. Comment situer les récits des commencements de la Genèse par


rapport aux mythes ?

La coupure sexuelle, disgrâce ou grâce ?

Dans les mythes, la différenciation sexuelle apparaît comme le résultat d'un châtiment des
dieux pour punir les hommes considérés comme des rivaux et les empêcher d'avoir accès à
certains privilèges. Cette idée corrobore une origine sans différenciation, une androgynie

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bonne où l'être humain était à la fois homme et femme, non coupé en deux. Dans ce
contexte, la différenciation sexuelle doit alors être combattue pour permettre un retour à
l'unité primordiale.
Pour Platon par exemple, l'homme primordial est un être bisexué à forme sphérique. Cette
image d'une unité sans fissure reflète la perfection de l'unité du divin. Tout ce qui est « un »
doit viser une totalité qui unit les opposés. « C'est cette idée de bisexualité universelle,
conséquence nécessaire de l'idée de la bisexualité divine, en tant que modèle et principe de
toute existence, qui est susceptible d'éclairer notre recherche. »15
L'homme et la femme, êtres inachevés, sont chacun en quête de sa moitié manquante ; ils
cherchent à redevenir un dans la fusion, l'indifférenciation. C'est ce désir de retour au
commencement primordial, à l'unité, qui rend compte de l'attirance sexuelle homme-
femme ; mais également de l'homosexualité homme-homme ou femme-femme. L'homme
insatisfait de sa condition se sent déchiré et séparé. Il cherche à expliquer cela par les
mythes. L'homme mythique envisage cette séparation homme-femme comme le résultat
d'une faute envers la divinité. La divinité ici est conçue comme une puissance absolue et
auto-suffisante, elle absorbe les contraires dans son unité.
En ce sens c'est toute une image de la divinité qui est remise en question par les textes de la
Genèse. Quelle est cette divinité qui rompt l'unité en créant de la multiplicité ?

La grâce de la séparation

A contrario, dans les récits de création de la Genèse, la coupure apparaît comme


bienfaisante, porteuse d'une image de Dieu tout autre. Ce qui est en jeu, c'est
l'interprétation du désir, du manque.
Là où une unité fusionnelle semble tragiquement perdue, les textes de la Genèse donnent
une définition positive de la séparation sexuelle. Elle révèle en même temps l'unité
fondamentale de l'homme et de la femme. Homme et femme séparés sont unis dans une
même chair, ils se reconnaissent, s'envisagent. L'union présuppose la séparation. La
séparation permet de situer l'union dans un rapport de l'un à l'autre, dans un jeu d'identité
et d'altérité.
Le noyau mythique d'un être androgyne ne peut concevoir un Dieu qui sépare pour l'union.
L'unité fusionnelle parle, elle, d'une solitude sans relation possible, d'une humanité qui, dans
un narcissisme infini, n'aurait plus besoin ni de l'autre, ni de Dieu.

3. Comment alors interpréter la différenciation dans ce contexte d'unité


de l'humanité ?

L'enjeu de la création

Dieu en créant sépare. Il pose un monde distinct de lui. Il donne l'humanité à elle-même,
séparée, distincte, irréductible. Etre créé veut dire ne pas être Dieu, être autre que Dieu.
Etre image de Dieu signifie être constitué dans un rapport de différence.

15 Mircea Eliade, Mephistophélès et l'androgyne, Les Essais CIII, NRF, Gallimard, 1962, p. 133

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La différenciation sexuelle est donc à entendre de manière beaucoup plus large dans ce
grand mouvement de création où Dieu permet à ce qui est autre que lui d'exister, de se
poser. La différence est bonne. La séparation permet l'ouverture à l'altérité. Elle ouvre
l'espace de la reconnaissance de l'autre. L'altérité est pour la révélation de l'amour. Ce qui
est posé, c'est l'interdit de la totalité fusionnelle. Il s'agit de quitter le monde du Même pour
le monde de l'Autre, de l'altérité. P. Beauchamp, nous rappelle : » Tous les arbres sauf un,
pas bon d'être seul, pas avec père et mère. »16

La solitude mauvaise

La Genèse révèle une humanité à deux visages, marquée corporellement par la différence
sexuelle. La reconnaissance dans leur différence d'un homme et d'une femme appelés à
« devenir une seule chair » est posée comme bonne. Cela donne une orientation pour
l'homme et la femme. L'être humain n'est pleinement achevé qu'en sortant d'une
indifférenciation et d'une solitude originelles. Il lui faut renoncer à être tout, à lui tout seul.
D'après Gn 2, on voit que l'homme ne reconnaît pas tout de suite son vis-à-vis, il le cherche
d'abord parmi les animaux. La naissance de la femme constitue sa propre naissance à lui-
même, comme homme. Reconnaissant l'autre, il devient autre. La différence est créée en
même temps que l'homme. Elle est première. Adam n'est donc pas un androgyne.
Selon la Bible, il n'y a pas d'antériorité du mâle par rapport à la femelle. La différence se
situe dans un rapport d'égalité. Le texte de Gn 2, quand il décrit un humain indifférencié,
montre que cette création est inachevée. Le projet de Dieu ne vise donc pas un être humain
androgyne homme-femme qui aurait été créé parfait d'un coup et solitaire. Ce rêve d'unité
fusionnelle est au contraire brisé par la réalité de deux êtres séparés et partageant
cependant la même humanité. Une réflexion de Marie Balmary note que le texte biblique
parle de la formation de l'homme fait de terre humide alors que la femme, elle, est bâtie de
l'humain. L'image d'un androgyne coupé en deux est ainsi contredite par cette asymétrie qui
apparaît d'emblée entre la création homme-femme.17
L'initiative vient de Dieu, ce qui dépossède chacun de la maîtrise qu'il voudrait avoir sur
l'autre. En chacun, il y a mélange d'unité et d'altérité.

La parole

« Cette fois-ci, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair. » (Gn 2,23)

La parole est le signe de l'humain, ce qui le différencie de l'animal. C'est par la parole que
l'homme quitte la fusion du monde du Même ; mais pour cela, il doit renoncer à la
fermeture de son autosuffisance.
Ici, l'apparition de la première parole entre l'homme et la femme marque la reconnaissance
d'une ressemblance, d'une parenté, d'une commune humanité. Cette parole est comme un
souffle de reconnaissance, l'admiration de la différence. Elle est l'indice d'un chemin de
communion où l'autre peut être reconnu comme sujet de relation.

16 P. Beauchamp, L'homme, la femme, le serpent, L'un et l'autre Testament, Seuil, 1990, p.125
17 M. Balmary, Le sacrifice interdit, Paris, Grasset, 1986, p. 250

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La séparation ouvre l'espace du dialogue pour que l'homme apprenne par la femme qui elle
est, et que la femme apprenne de l'homme qui il est. Pour la psychanalyste Marie Balmary,
la différenciation sexuelle est de l'ordre d'un mystère d'inconnaissance qui est positivement
image du divin ; elle est symbolisée par l'arbre de l'interdit de la connaissance instituant
l'altérité. 18 L'homme est un être appelé, qui devient ce qu'il est par le dialogue avec l'autre.

Ainsi les textes de la Genèse sont porteurs d'une révélation à la fois sur Dieu et sur cette
création dont l'homme et la femme sont le couronnement. La différenciation sexuelle n'est
pas signe d'imperfection mais elle se révèle création de Dieu où l'homme et la femme sont
appelés à coopérer pour devenir une chair « une ».

Quel est le dessein de cette séparation positive ?

1. Devenir un en communion

Reconnaître la différence

La différence entre l’homme et la femme est complexe et elle est d'abord marquée
corporellement. Etre homme et être femme disent deux façons d'exister, d'appréhender la
réalité, deux manières d'incarner l'image de Dieu. C'est ce reflet commun d'image de Dieu
dans l'acceptation de la différence et de la ressemblance qui permet de vivre une
humanisation. L'homme par la femme devient plus homme et vice-versa. Mais il ne faut pas
confondre égale dignité et identité, malgré notre contexte culturel où la revendication
égalitaire tend à appauvrir la richesse de la femme et sa différence. L'homme n'est pas
vraiment lui sans cet autre qu’est la femme et réciproquement. Chacun appartient à l'autre.
Chacun appelle son vis-à-vis19, et cependant, chacun doit reconnaître l'autre comme autre,
en respectant « une altérité comprise comme relation non réciproque »20. La réciprocité est
sous le sceau de la liberté, elle n'est pas nécessaire. C'est la relation librement choisie qui
permet une réciprocité créatrice de vie, chacun percevant qu’il ne 'connaît' jamais vraiment,
qu’il a toujours à découvrir.

Au masculin, on attribue la maîtrise de l'espace, une relation sujet-objet, la primauté du


faire ; au féminin, l'habitation du temps, la relation sujet-sujet, la primauté du faire croître,
du laisser être. Ces différences acceptées sont source d'enrichissement, de construction
d'une humanité qui devient « une » dans sa diversité. On peut alors parler d'une culture
masculine et d'une culture féminine. De nombreux psychologues considèrent que chaque
être humain est bisexuel dans son psychisme. Pour parvenir à l'unité, il faut avoir intégré en
soi la différence psychique qui est dominante chez l'autre. On parle de l'animus pour la
femme et de l'anima pour l'homme. Cette réflexion permet d'entrevoir que l'unité de
l'humanité est un travail de relation réciproque qui transforme chacun et le conduit à son

18 Marie Balmary, Le sacrifice interdit, Grasset, 1986, p 255


19 J. Y. Calvez, Homme et femme in Etudes, Octobre 1992,
20 A.M. Pelletier, Le signe de la femme, Cerf, 2006, p.36

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unité personnelle en intégrant ce qui est le plus différent. La création d'une humanité
bisexuée révèle que l'unité de la personne n'est pas solipsiste mais qu’elle se trouve dans la
communion avec un autre.

« Devenir une seule chair » est alors une co-création avec Dieu, un travail qui est
l'apprentissage d'une communion. La différenciation sexuelle permet à l'humain d'entrer
dans le jeu entre identité et altérité. Homme et femme sont de la même chair quoique
différents. Tous deux apprennent à quitter une unité fusionnelle pour une unité
relationnelle. L’unité apparaît alors non pas comme donnée dans l’origine mais comme une
tache à réaliser, comme un projet qui ouvre vers l’avenir.

K. Heller à partir de l'analyse des termes hébraïques propose une orientation insistant sur
cette différence homme-femme où la relation est véritablement une œuvre, une création
dans l'alliance : « L'amour ne se fonde pas sur le manque et le désir mais s'enracine dans le
fait que la femme est par rapport à l'homme proche et lointaine... proche en tant qu'humain-
humaine, lointaine du fait qu'elle n'est pas un alter-ego de l'homme, selon une copie
conforme. L'un et l'autre sont différents, indépendants, auto-suffisants et toutefois
homogènes. Le propre de l'amour consiste donc pour l'un et pour l'autre à franchir
constamment la distance créée par l'altérité... Etre homme et femme signifie réduire en
permanence la solitude en faisant apparaître l'amour de nature nouvelle...L'impact de la
relation passe de l'un à l'autre uniquement parce qu'ils ne sont pas complémentaires l'un de
l'autre ; ils ne sont pas faits pour s'emboîter et s'encastrer l'un dans l'autre... Pour Israël,
l'homme et la femme ne sont pas seulement deux en une seul chair à l'origine mais aussi
appelés à réaliser une nouvelle unité, à devenir une seule chair ».21
Il s'agit donc véritablement d'une humanité en devenir où, par l'alliance, homme et femme
deviennent une seule chair, en une création nouvelle.

La différence pour la croissance des personnes dans l'amour

La création de l'homme et de la femme séparés permet d'envisager le don réciproque


comme dessein de Dieu pour leur transformation. Ils sont appelés à grandir dans la
communion des personnes, l'un pour l'autre. Ce travail de communion prend chair dans la
relation conjugale par le don des corps, l'union des esprits et des cœurs, le partage de vie. La
loi de séparation permet le don. Elle manifeste que chacun est par l'autre et n'est pas auto-
suffisant.
Le rapport sexuel sera alors visé comme relation. L'homme et la femme se découvrent
relation jusque dans leurs corps. Or ce jeu de l'amour suppose les différences et non la
fusion. L'homme, en se donnant, devient relation à l'autre. « Le corps humain avec son
sexe... sa masculinité et sa féminité... comprend la faculté d'exprimer l'amour.22 »
Il s'agira de passer du désir au don. La relation homme-femme est appelée à la conversion,
où l'autre est reconnu pour ce qu'il est et non comme objet. L'homme et la femme sont
appelés à exister ensemble, l'un à côté de l'autre, mais surtout l'un pour l'autre, dans la
réciprocité et la communion interpersonnelle. C'est l'amour qui fait grandir l'unité, la

21 K. Heller, En couple il les créa, Lire la Bible, Cerf, 2001, p.59 -60
22 Jean-Paul II, A l'image de Dieu, homme et femme, Cerf, p 122-130, audience 16 janvier 1980

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communion interpersonnelle. Cette dernière est à la fois le travail et le fruit de la relation.
Elle est un chemin d'humanisation marqué par la temporalité.

2. La fécondité

« L'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme et ils deviennent une seule
chair. » (Gn 2, 24)

Dieu crée librement et par amour. La différenciation sexuelle ouvre à une fécondité dont le
fruit est l'enfant, fruit du don, fruit de l'amour, une pro-création. L'enfant permet à l'unité du
couple de s'affermir, de se fortifier. La transmission de la vie manifeste le dessein de la
différenciation sexuelle. Un autre naît de soi. Il est en même temps de soi et pas de soi. Il est
le tiers entre l'homme et la femme. L'être humain apprend que devenir une personne, c'est
se donner en sortant de sa solitude.
De plus l'homme et la femme naissent de la femme. Et chacun, le père et la mère, a une
manière d'engendrer différente. Le lien père/enfant n'est pas le même que celui de
mère/enfant. Il y a donc deux façons de donner la vie.

3. L'humanité sexuellement différenciée, image de la communion


trinitaire

Notre Dieu est l'unique principe Créateur. Mais cette unicité se révèle trinitaire,
relationnelle. Image de Dieu, l'humanité sexuée est signe de son Amour. « Il y a un lien très
fort entre le mystère de la Création en tant que don qui jaillit de l'Amour et cette origine
béatifique de l'existence de l'être humain comme homme-femme dans toute la vérité de leur
corps et de leur sexe, qui est simplement et purement la vérité d'une communion entre les
personnes. »23

L'homme et la femme dans leur unité, leur communion, révèlent une image de Dieu
trinitaire. Dieu est communion de personnes. Il n'est pas solitaire. La différence sexuelle est
image de la différence des personnes divines dans la Trinité. On peut voir une analogie entre
la Trinité et la famille. L'Amour ne peut exister que dans la différence. Dans la Trinité, Le
Père engendre le Fils, Le Fils reçoit du Père l'Esprit d'Amour qui les unit. Aimé, Aimant,
Amour. Comme l'être humain est relationnel en lui-même, la Trinité est trinité de Relations.
Dans la relation conjugale, la femme reçoit, l'homme donne sa semence. Et l'enfant,
nouvelle chair, est le fruit de ce don conjugal.

Le théologien K. Barth parle de cette analogie de relation entre Dieu et l'humanité dans sa
différence sexuée : « Ne voyons-nous pas que la caractéristique de l'essence de Dieu qui est
d'être un 'je' et un 'tu' et la caractéristique de l'essence de l'être humain qui est d'être
homme et femme, sont nettement correspondantes et permettent d'affirmer qu'elles
constituent une analogia relationis. » 24

23Jean-Paul II, A l'image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, p. 117


24 K. Barth, Mysterium Salutis, Dogmatique de l'histoire du salut, Cerf, 1971, n°7, p. 148

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Pour conclure, nous voyons donc que s’il y a bien séparation de l'humanité, c’est en vue
d’une communion entre les personnes dans la relation d'amour qui permet à chacun
d'advenir comme être unique. La Bible pose cette séparation comme nécessaire et positive.
Or cette séparation est souvent pensée ou vécue comme négative.

L'expérience de la séparation réelle n'est-elle pas celle du péché,


fait de l'homme, séparation qui est division ?

De tout temps, le message biblique s'est confronté aux cultures et à l'histoire. Les recherches
exégétiques récentes ont permis de rendre aux textes une force de remise en question par
rapport à tout un héritage culturel de domination de l'homme sur la femme. En effet, la
différence sexuelle a été trop souvent perçue comme une aliénation de la femme, en faisant
une inférieure, un « sexe faible ».

1. Une lecture de Gn 3

« Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta
convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi. » (Gn 3,16)

La femme est placée à côté de l'homme pour lui être une [ezer] « aide »assortie, mais elle
peut aussi devenir une aide contre lui ; c'est là la part de liberté et de responsabilité de la
relation.
Gn 3 nous relate la séparation de l'humanité d'avec Dieu par le fait du péché. Les humains
ont rejeté leur condition de créature pour se saisir de ce que Dieu voulait leur donner. Cette
rupture est un désordre qui rejaillit sur la relation entre homme et femme qui vont se
diviser, être en conflit, ne plus se reconnaître de la même chair. La conception mythique
envisageait la séparation sexuelle comme un châtiment. Le récit de Gn 3 nous parle de la
prise de conscience d'un mal qui affecte l'homme à l'intérieur de lui-même.

Nous pouvons alors réfléchir sur ce visage de Dieu qui est mis en question en Gn 3. Dieu est-
il le rival de l'homme ? La coupure opérée au sein d'une humanité créée double est-elle
mortifère ; n'est-elle pas au contraire l'ouverture d'un espace de liberté ? La séparation est-
elle une chute, la conséquence d'une faute ? Le dessein de Dieu sur l'humanité est-il
vraiment bon ?

Le texte biblique nous montre que Dieu maintient sa bénédiction après la faute. Mais un
désordre s'est créé dans l'humanité qui est blessée. Dès lors l'altérité entre homme et
femme est vécue comme une aliénation, la différenciation sexuelle pensée comme
étrangeté, brisure, déchirure. Nous ne sommes plus dans la reconnaissance mutuelle mais
dans la coexistence de deux humanités, dans une conception séparatrice des sexes. La
rivalité, le ressentiment vont instituer un rapport homme-femme où la différence devient
séparation, division sans communication. Va alors s'installer la domination de l'homme sur la
femme, considérée comme originellement inférieure ; ce qui conduira à la revendication
féministe d'une égalité de traitement homme-femme.

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Gn 2 nous renvoie l'image de la femme construite à partir d'un être humain. Elle est tout à la
fois la même et une autre que l'homme masculin, elle a sa singularité qui souvent est source
d'incompréhension. Cette coupure, ressentie comme division entre deux humanités qui
souvent s'affrontent, fait désirer une transformation, une unification de ce qui semble
contraire. Une nostalgie d'une unité, ressentie comme paradis perdu, travaille la condition
humaine.

Bien qu’appartenant à une même humanité, homme et femme font l'expérience d'une
différence qui parfois se transforme en incompréhension, domination, rivalité. Le fossé
homme-femme vient de cette tendance originelle, peccamineuse au repli sur soi. L'être
humain se veut autonome jusqu'au solipsisme. Chacun cherche à réduire l'autre à l'état
d'objet par appétit de jouissance et volonté de puissance. Il faut alors se souvenir que
chacun est sujet à part entière mais chacun par son sexe est marqué par la limite de la
différence qui est ouverture. Cette ouverture est soumise à la tentation.

2. Le désir du Christ : « Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni »


(Mt 19,6)

Par son incarnation, le Christ s'est uni à tout homme. Le genre humain est à l'image du
Christ, recréé par le Christ. Là où la différence est vécue comme division séparatrice,
marquée par le péché, la rédemption opérée en Christ fait l'unité. Le Christ vient réconcilier
l'humanité. En son corps, il a tué la haine.
« En Christ, il n'y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre car vous ne faîtes qu'un
dans le Christ ». (Gal 3,28). L'enjeu est d'être renouvelé dans ce dessein de communion, au
cœur d'une différence qualifiée comme positive. La relation ayant été brouillée entre
homme et femme, Paul peut dire qu'il n'y a plus l'homme et la femme séparés par le péché,
mais renouvelés dans la grâce originelle du « commencement ».
En énonçant cette phrase : « Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni », le Christ remet
le couple formé par les liens du mariage dans le dessein originel du Père sur l'humanité,
cette alliance nuptiale entre l'homme et la femme unis indéfectiblement, image de l'union
entre Lui et l'Eglise.
La vie dans le Christ n'abolit pas la distinction des sexes mais implique une signification
nouvelle et spécifique de chacun des sexes dans la vie de l'Eglise.25 Dans le Christ, il n'y a plus
de concurrence. La soumission mutuelle entre l'homme et la femme sera au service de la
communion dans l'amour. L'homme et la femme sont ainsi revêtus de la dignité du Christ,
Homme Nouveau. La femme est cohéritière de la grâce de vie comme l'homme.26 Tous deux
sont appelés à une alliance de communion, chacun reconnaissant en l'autre une
transcendance singulière.

3. Tout récapituler en Christ

« Qu'ils soient un comme nous sommes un. » (Jn 17,23)

25Vatican II, GS § 12 et 34, 22


261 P 3, 7

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L'attente d'une humanité une et plurielle, réconciliée, ne cesse d'être au cœur du désir de
l'homme mû par le Saint Esprit.

Dans la révélation monothéiste, Dieu n'a pas de partenaire féminine, la relation sexuée n'est
donc pas intérieure au divin. Néanmoins, la différence sexuelle nous apprend quelque chose
sur la relation de l'homme à Dieu en termes d'alliance. En effet, la tradition biblique nous
parle du Christ comme Epoux qui vient pour épouser l'humanité. Incarné comme homme, le
Christ est né d'une femme. Le Christ devient le Nouvel Adam engendrant l'Eglise.

Dans la Genèse, le dessein créateur de Dieu situe la relation homme-femme dans une
perspective d'amour, dans la reconnaissance féconde de la différence. La vie dans le Christ
implique un éclairage nouveau sur la signification des sexes, jusque dans la vie ecclésiale,
dans la reconnaissance de cette filiation « adoptive » qui fait des hommes et des femmes
des fils et des filles du Père, des frères et des sœurs en Christ.
Enfin, la relation d'amitié pourra aussi refléter le visage de Dieu comme la rencontre de Saint
Benoît avec sa sœur Sainte Scholastique nous le suggère27. L'unité se fait alors en esprit et
vérité dans la communion spirituelle. Ainsi, le mystère de la différence sexuelle déborde les
frontières de la conjugalité.

« De même que la femme a été tirée de l'homme, ainsi l'homme naît par la femme et tout
vient de Dieu » (1 Co 11,11)

A partir de ce travail de reconnaissance d'une humanité commune dans la relation à l'autre,


qui se situe souvent en combat, en tension, ne peut-on penser qu'au-delà de la
différenciation sexuelle, c'est la personne comme être unique qui demande reconnaissance
de sa différence ?
La femme n'est pas créée à l'image de l'homme.28 Elle risquerait d'être vue comme un simple
complément qui s'ajouterait à l'homme. L'un ne complète pas l'autre comme si l'homme
n'était pas complet sans la femme et la femme sans l'homme. La différence sexuelle est
seconde par rapport à une altérité plus profonde de l'être humain, à savoir la non-
coïncidence avec sa propre origine. Dans le Christ, chacun pour lui-même a été élu par le
Père dès avant la fondation du monde dans l'Amour.29

Finalement, à travers nos recherches, nous avons pu percevoir que le mythe de l'androgyne
reste dans la mémoire de l'humanité comme la nostalgie d'un état paradisiaque d'une
humanité portant en elle le masculin et le féminin. Nous en avons trouvé trace chez le
philosophe Berdiaev : « L'homme nouveau est essentiellement l'homme de la sexualité
renouvelée, ressuscitant en lui la forme androgynesque et la ressemblance de Dieu qui s'était
obscurcie dans les principes divisés du masculin et du féminin. Le secret de l'être humain est
lié au secret de l'androgyne. »30

27Cf Dialogues de Saint Grégoire Le Grand


28 Cf 1 Co 11,7-9
29 Cf Eph 1,4
30 Berdiaev, Le sens de la création, Paris, DDB, 1965, p 261

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Il est donc nécessaire de fonder notre réflexion sur le projet créateur tel qu'il se révèle dans
les Ecritures et tel que le Christ nous en donne la clef. La séparation de l'homme et de la
femme, loin d'être une fatalité imputable à l'homme ou à Dieu, est un dynamisme de liberté
qui conduit l'humanité vers la ressemblance de Dieu, un et trine.

Conclusion

A travers cette étude, nous avons pu montrer que le dessein créateur de Dieu pour l'homme
et la femme, tel que révélé dans la Genèse, est fondamentalement bon. Cette humanité
créée à l'image de Dieu dans la différenciation sexuelle est en devenir d'unité, car Dieu
l'invite à vivre un travail d'alliance faisant appel à la liberté de la personne. Nous avons vu
aussi que la séparation entre l'homme et la femme, comprise comme aliénation, ne fait que
montrer la tendance de l'homme à se vouloir auto-suffisant et égoïste. Mais le Christ vient
renouveler la grâce du commencement pour que l'homme ne sépare pas ce que Dieu unit.
Cette unité-communion à laquelle Dieu appelle l'homme et la femme est un chemin de
liberté, de croissance dans l'Amour. La séparation des sexes est cette distance qui permet la
relation et donc la croissance vers la maturité du don dans l'Amour. Il y a donc à la fois un
donné qui nous précède et un appel, une tâche d'humanisation dans ce mystère de l'homme
et de la femme qui s'envisagent.

Revenir au sens de la différenciation sexuelle dans le dessein de Dieu revêt une importance
particulière dans les discussions actuelles autour de la théorie du 'gender' (désignation
anglaise). Ce mouvement de pensée apparu aux Etats-Unis dans les années 70 met en avant
un individu auto-centré qui se choisit lui-même dans son identité sexuelle, définissant ce
qu'il veut être, homme ou femme. Ce qui est alors nié, c'est cette donation originelle, cette
filiation, le fait que la différence sexuelle est reçue et non déterminée par l'homme lui-
même.

Enfin, le pape Jean-Paul II, dans sa lettre sur La dignité de la femme, a ouvert une autre
réflexion pour remettre en valeur la dimension anthropologique du mystère d'une humanité
différenciée, éclairant d'une manière renouvelée la vocation singulière de « l'être femme. »
La différence ne peut-elle pas prendre le sens d'une richesse inouïe dans la construction
d'une humanité qui crie dans les douleurs d'un enfantement qui dure encore ? Dieu n'a-t-il
pas confié l'humanité de manière plus spécifique aux femmes ?

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Bibliographie

H.U. Von Balthasar, La Dramatique divine, L'homme en Dieu, L'homme et la femme, p 318,
Culture et vérité, Lethielleux, Namur, Le sycomore, 1986
Benoît XVI, Dieu est charité, Lettre encyclique, Salvator, 2006
Blanca Castilla de Cortazar, L'anthropologie de la relation homme-femme, Congrès sur la
femme, février 2008
P. Grelot, Le couple humain dans l'Ecriture, Lectio divina 31, Cerf, 1962
K. Heller, En couple il les créa, Lire la Bible, Cerf, 2001
Jean-Paul II, La dignité de la femme, Lettre apostolique, Centurion, 1988
X. Lacroix, Homme et femme, l'insaisissable différence, Cerf 1993
François de Muizon, "A l'image de Dieu, homme et femme ou pourquoi la différence
homme-femme ?", Conférence Centre St Jean.
A.M Pelletier, Le signe de la femme, Cerf, Paris, 2006
M.T Porcile Santiso, La femme espace de salut, Cerf, 1999

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Lecture des deux premiers chapitres de la Genèse

Sabine Ginalhac

Introduction

Au-delà des réflexions sur les possibilités de convergence entre les visions scientifiques et
religieuses des débuts de l'univers, les récits de la création de l'humanité dans les livres de la
Genèse ne soulèvent généralement que peu d'interrogations : juste une indulgence devant
la naïveté de légendes qui ont bercé nos enfances, ou une émotion suscitée par le souffle
poétique qui les baigne. Et pourtant une lecture attentive des deux premiers chapitres de la
Genèse, et notamment les récits de la création de l'humanité, peut s'avérer soudainement
intrigante.

Quelle signification donner à ces deux actes divins consécutifs que sont le modelage de
l'homme à partir du sol, - venant lui-même après une création initiale par la parole divine en
Gn 1 -, puis l'extraction de la femme d'un côté (voire d'une côte !) de l'homme par une sorte
d'opération chirurgicale ? Pourquoi donc Dieu a-t-il séparé ce qu'il venait juste d'unir ?

Et ceci d'autant plus que cette modalité de création entre en résonance avec de nombreux
mythes où un androgyne primordial se trouve scindé par les dieux pour faire émerger
l'homme et la femme, qui n'auront ensuite de cesse de retrouver cette unité perdue. Serait-
ce là le destin de l'humanité ? Ceci expliquerait-il le sentiment de perte et d'abandon avec
lequel nous devons si souvent composer ?
Nous nous proposons de cheminer dans ce questionnement au fil de quatre étapes. D'abord
nous chercherons à vérifier dans le texte biblique si Dieu a effectivement uni l'homme et la
femme. Ensuite, nous examinerons en quoi et comment Dieu a séparé. Puis, nous
solliciterons l'apport de la philosophie, et notamment d'Emmanuel Lévinas, pour déterminer
le pourquoi de cette séparation. Enfin nous lierons la gerbe en revenant à notre question de
départ, - pourquoi Dieu a-t-il séparé ce qu'il a uni ? -, pour suggérer une voie de
dépassement, ou d'intégration, de cette antithèse formelle unité/séparation par la
perspective de l'alliance et l'évocation de l'empreinte trinitaire dans nos existences
humaines.

Dieu a uni l'homme et la femme

Le texte biblique nous permet-il réellement de dire que Dieu a uni l'homme et la femme ? Ne
faudrait-il pas plutôt parler de création de l'humain dans l'unité ?
Pour tenter de répondre à cette question, nous allons relire avec attention les deux
péricopes qui nous décrivent la création de l'humain d'abord en Gn 1,27, puis en Gn 2,7.

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1. Gn 1,27 : « mâle et femelle il les créa »

Venant clôturer le déploiement d'un monde ordonné et harmonieux par l'énergie créatrice
de la parole divine, l'humain, l'Adam, est créé « dans l'image d'Elohim », « mâle et femelle ».
Le jeu des pronoms le/les, - « à l'image de Dieu il le créa » et « mâle et femelle il les créa » -,
permet de distinguer l'adam en tant qu'être humain dans sa globalité et dans sa potentialité
d'homme et de femme, de l'humain dans sa double spécificité sexuelle, mâle pour l'homme
créé dans sa masculinité, femelle pour la femme créée dans sa féminité.31 Nous sommes
donc bien en présence de deux êtres, homme et femme, séparés.
Cette caractéristique d'avoir été créé mâle et femelle, l'humain la partage d'ailleurs avec les
animaux, tout comme la bénédiction et l'ordre d'emplir la terre (Gn 1,22 ; 1,28). Cependant,
il est intéressant de remarquer que, si le narrateur applique bien les termes « mâle » et
« femelle » à la fois aux animaux et à l'humain, pour celui-ci, à l'inverse des animaux, il n'est
pas fait mention d'espèces différentes ; l'humanité est d'emblée une, sans distinction32.
Sur cet être humain posé dès l'origine dans son dimorphisme sexuel, le texte nous dit deux
choses essentielles. D'abord, chacun des sexes reçoit pleine humanité. Mais surtout, être
mâle ou être femelle, c'est tout simplement correspondre à l'image de Dieu, sans qu'aucun
des deux ne puisse prétendre réaliser cette image divine à lui seul.

2. Gn 2,7 : l'humain androgyne

Avec le deuxième chapitre de la Genèse, c'est une autre version de la création de l'humain et
des animaux qui nous est relatée. Dans la lignée de nombreux mythes de création du
Proche-Orient ancien, YHWH Elohim apparaît sous les traits d'un artisan qui façonne
l'humain, l'adam, hors de la terre, l'adamah, et souffle dans ses narines pour qu'il devienne
un être vivant. Cet être n'est ni mâle, ni femelle ; il n'est défini que par son essence humaine,
distincte de l'essence divine de son Créateur. Il faudra en fait une deuxième intervention
divine pour qu'adviennent, à partir de cet humain indifférencié, un homme masculin et une
femme (Gn 2,21-23), qui partageront la même nature. Daniel Louys parle d'« une essence
humaine d'où la sexualité est absente, différée »33, Marie Balmary d'une « possibilité de
l'humain, 'mâle et femelle' »34.

Dans cet « Adam d'avant la création de la femme »35, ce premier humain indéterminé
sexuellement, on peut voir un androgyne au sens symbolique du terme, asexué,
potentiellement homme et femme. Cette version de la création humaine s'apparente aux
grands mythes d'origine de l'humanité, notamment l'androgyne du Banquet de Platon,
même si, comme nous le verrons ultérieurement (Cf. par. D), l'homme et la femme s'y
trouvent pas qualifiés de manière différente.

31 Cf. cours de fr. Jorel François, 'Androgyne, Il le créa', p. 45


32 Walter Vogels, Nos origines, p. 57
33 Daniel Louys, Le Jardin d'Eden, p. 34
34 Marie Balmary, La Divine Origine, Dieu n'a pas créé l'homme, p. 75
35 Cf. cours de fr. Jorel François p. 44, repris de W. Volgels, Nos origines, p. 65

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3. Dieu a créé l'humain dans l'unité

A l'issue de cette lecture rapide des deux versions de la création de l'humain (Gn 1,27 et Gn
2,7), nous pouvons constater que leur accent ne porte pas sur l'union de l'homme et de la
femme, mais sur l'unité ontologique de l'humanité, à la différence du monde animal et
végétal fait de diversité. Cette unité est donnée comme vocation, comme projet d'existence
à une humanité créée à l'image de Dieu.
Pour cela, l'humain, lié à la terre dont il est issu, reçoit en propre l'haleine de vie insufflée
dans ses narines par Dieu. Le jeu de mots de la langue hébraïque entre l'haleine (nishmat) et
la capacité à donner des noms (shémot) aux animaux36 incite à mettre en lien ce souffle avec
la parole et à y voir ce qui permet à l'homme de participer à l'activité créatrice de Dieu et,
par là, de se distinguer des animaux.
Pour autant, le fait que l'humain partage avec les animaux cette caractéristique d'être
« mâle et femelle » nous invite à ne pas oublier qu'il y a de l'animalité en l'homme. La tâche
de réaliser l'unité et l'harmonie passe donc forcément par la maîtrise de ces forces animales
et par le respect de l'altérité ; et c'est précisément ce que la suite du deuxième récit va
développer avec l'entrée en scène de l'homme masculin et de la femme, ish et isha, issus de
la séparation de l'humain, l'Adam.

Dieu a séparé Adam et Eve

L'acte de séparation constitue le fondement même de la Création biblique. Dieu crée en


distinguant, en mettant à distance le créé du Créateur. « Avoir été créé, c'est exister à
distance de Dieu, comme une œuvre distincte »37, dit Paul Ricoeur. Pour la tradition mystique
juive, Dieu a choisi de se retirer pour faire place à l'homme : et c'est dans cette contraction
(tsimtsoun) de l'infini (Ein Sof) que l'homme naît doté de liberté, pour exister en lui-même au
sein de ce qui se trouve ainsi posé comme du monde fini.
A cette première séparation, ontologique, va succéder une seconde que l'on pourrait dire
anthropologique, qui est nous relatée en Gn 2,4b-25. C'est sur ce texte que nous allons nous
pencher maintenant.

1. Au point de départ, la solitude

Cet humain, cet être vivant encore sexuellement neutre, Dieu le place dans un jardin (Gn
2,15). La tradition en a fait un lieu idyllique, de façon un peu hâtive puisque, pour lui
conserver sa beauté, l'homme doit lui prodiguer des soins (« cultiver » et « garder »), y
engager sa responsabilité. Dans sa sollicitude pour sa créature, Dieu n'a pas négligé
l'importance des sens : il a planté le jardin « d'arbres beaux à voir et bons à manger » (Gn
2,9).
Mais cela ne suffit pas, et Dieu reconnaît une forme d'échec dans son œuvre : placé au
milieu de ce merveilleux jardin, promis au bonheur et à l'harmonie, l'humain n'en est pas

36 d'après André Wénin, «Qu'est ce qu'être humain ?» dans la revue Biblia, pp. 22-25
37 Paul Ricoeur, Penser la Bible, p. 67

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moins seul. Or « il n'est pas bon que l'Adam soit à sa solitude », d'où la décision immédiate
de lui faire « un secours comme son vis-à-vis » (Gn 2,18).
Nous voici donc au seuil de cette séparation de l'humain d'où vont émerger l'homme et la
femme distincts.

Auparavant notons deux points sur cette prise de conscience que la solitude n'est pas bonne
pour l'humain. Elle émane de Dieu et non de l'homme, pour qui la solitude du repli sur soi
reste une tentation constante. Et surtout, comme André LaCocque le souligne, le qualificatif
'bon' (tov) ne réfère pas la valeur morale de la situation, mais « la capacité de la créature à
remplir les espérances de son Créateur »38. Nous comprenons ainsi que la solitude, ou plutôt
la nécessité de sa rupture, concerne la vocation de l'humanité.
Dieu, l'Autre de l'humain

L'humain, dépourvu d'un autre dans l'Eden ? Pas tout à fait, puisque le séjour dans le jardin
est défini d'emblée comme une cohabitation avec Dieu, l'Autre de l'Adam. C'est précisément
ce que rappelle le double commandement de l'accès aux arbres du jardin (Gn 2,16s), à la fois
don et interdit ; ainsi, « l'arbre réservé constitue un lieu-témoin de la présence divine »39.
Comme nous l'avons vu précédemment, le don de l'haleine de vie implique une certaine
communauté de souffle entre l'humain et Dieu.

Mais cet Autre ne suffit pas pour combler la solitude de l'homme, et c'est Dieu lui-même qui
en prend acte. « L'homme est seul, même face à Dieu. »40. Il ne réagit même pas lorsque
YHWH lui adresse la parole, comme s'il était entièrement absorbé par son désir d'un autre
(Gn 2,16s). Alors même qu'il possède la plénitude de l'être, l'humain reste en manque, en
manque d'un autre de même nature que lui, un autre qu'il pourrait rejoindre. Car la
séparation radicale que la Bible pose entre le Créateur et sa créature implique une distance
infranchissable, une altérité irréductible : Dieu reste Dieu, l'humain reste l'humain. La Bible
ne cesse de rappeler que l'homme ne peut pas voir Dieu face-à-face : c'est l'expérience de
Moïse (Ex. 19,21 ;33,20), d'Elie (1 R 19,13), d'Isaïe (Is 6,5).
L'altérité à laquelle l'humain aspire, la seule qui pourra lui permettre d'entrer dans
l'existence, c'est celle d'un visage-à-visage. Dans sa bienveillance, Dieu va se remettre à
l'œuvre pour répondre au désir, encore inconscient, de l'Adam. Et ce faisant, il va convier
l'humain à une collaboration, un projet commun : la sortie de la solitude.

Un visage-à-visage

Ce désir que l'Adam ne peut pas formuler, Dieu l'explicite. C'est celui d'une « aide » et d'« un
visage-à-visage », seul capable de soustraire l'humain au danger de mort qui le guette du
fait de sa solitude ; car l'impossibilité d'entrer en relation avec l'autre, c'est bel et bien la
mort.

Et nous voilà de plain-pied dans le registre de l'alliance. En effet, l'aide (ézèr), ce n'est certes
pas la servante domestique comme des siècles de domination paternaliste ont pu le faire

38 André LaCocque, Penser la Bible, p. 22


39 Philippe Lefebvre, Viviane de Montalembert, Un homme, une femme et Dieu, p. 248
40 Pierre Gibert, Le psychanalyste et le bibliste. La solitude, Dieu et nous, p. 121

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accroire ; mais au contraire un allié, un partenaire sur lequel on peut compter dans une
situation de danger. De la même manière, la notion de vis-à-vis (kenegdo), implique
quelqu'un que l'on peut regarder dans les yeux, auquel on peut adresser une parole. Le vis-
à-vis c'est ce prochain dont Jésus viendra nous dire qu'il est chaque être humain, image de
Dieu, au devant de qui nous nous portons (Lc 10,36s).
L'Adam est « en attente de l'autre parlant »41, dit Marie Balmary. En effet, lui qui n'a fait que
« crier » le nom des animaux que Dieu lui présentait et les récuser comme aides potentiels
(Gn 2,19s), va accéder à la parole au moment même où il sera mis en face de l'autre, l'isha-
issue-de l'ish. Mais pour cela, il faudra la médiation d'une opération très concrète, à même
sa chair.

2. « La chirurgie divine »42

Le lecteur de la Bible aurait pu s'attendre à ce que Dieu fasse l'aide de l'Adam, tout comme il
avait fait l'Adam, poussière hors du sol insufflée de l'haleine de vie. Or, il n'en est rien. Dieu
recourt à un nouveau mode opératoire ; de potier, l'artisan divin va se faire chirurgien, pour
ouvrir « la chair » de l'Adam plongé dans la « torpeur », et « bâtir » une femme de l'« un de
[ses] côtés » (Gn 2,21b).
Voyons d'un peu plus près ce qu'implique cette « chirurgie divine » pour la relation qui va
s'instaurer entre l'homme et la femme.

La non-conscience

De nos jours, il est bien évident que toute intervention chirurgicale s'accompagne d'une
anesthésie ; et il est tout aussi clair qu'il n'en était pas ainsi au moment où les récits
bibliques furent mis par écrit. Mais au-delà de cette logique médicale toute anecdotique, il
n'est pas anodin qu'Adam soit plongé dans la torpeur (tardemah). Le sommeil, c'est par
excellence la dé-maîtrise, comme si la conscience de l'humain était mise entre parenthèses
pour une plus grande perméabilité à ce qui vient de Dieu.
C'est dans ce même état de torpeur que Jacob prendra conscience de la présence de Dieu à
ses côtés, au cœur même des tribulations de son existence, (Gn 28,10-19), que Joseph
entendra l'annonce que sa fiancée va donner naissance au Messie (Mt 1,19-25).

La blessure

L'acte chirurgical implique une blessure pour l'Adam, jusqu'alors installé dans la plénitude et
l'intégrité de son humanité. Pour que de cette commune humanité émergent la femme et
l'homme mâle, l'Adam va subir une mutilation, une amputation d'une moitié de lui-même
écrivait Philon d'Alexandrie43.

41 Marie Balmary, La Divine Origine, p. 75


42 expression empruntée à fr. Jorel François, cours Domuni, p. 77
43 cité par fr. Jorel François, cours Domuni, p. 77

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Atteint dans son intégrité physique, il déchoit de la plénitude qui était la sienne. Mais cette
séparation-coupure est indispensable pour que naissent, dans le même surgissement, l'aide
de l'Adam, la femme, et l'homme-mâle, et que se réalise ainsi le dimorphisme sexuel posé
en Gn 1,27. En effet ce n'est qu'au moment où la femme, tirée de l'humain, lui est présentée
que l'homme est mis en capacité, dans le même mouvement, de la reconnaître en la
nommant femme-isha, et de se nommer lui-même homme-ish. C'est dans un cri
d'émerveillement et de bonheur qu'il devient un être parlant : désormais, il a conscience de
qui il est et il a la certitude qu'il ne sera plus jamais seul. Dans cette advenue conjointe à
l'existence et à la relation se joue une véritable mutation soulignée par la richesse de la
langue hébraïque : « d'Adam tiré de l'adamah, il devient ish-dont-isha-a-été-tirée. »44

Le texte biblique affirme ainsi, - et la psychologie pourrait sans peine y acquiescer -, que seul
un double manque permet le surgissement de l'altérité45 : d'une part, la torpeur qui instaure
ce « non-savoir fondamental »15 grâce auquel aucun des partenaires n'a accès ni à son
origine, ni à celle de l'autre ; d'autre part, la blessure qui, par la perte de l'intégrité physique,
empêche l'homme et la femme de se prétendre complet. « La relation devra donc se
construire sur la base d'un consentement à cette double perte. »15

Pourquoi Dieu a-t-il séparé ?

Le texte dit sans ambages que l'objectif de Dieu en séparant l'humain était de le soustraire à
la solitude mortifère, ou du moins incompatible avec la vocation qu'il lui avait conférée. La
création de l'humanité s'inscrit ainsi sous le signe de l'être et du vivre avec. L'entrée en
relation est constitutive de l'être humain. Solitude équivaut à stérilité, à non-vie.

Pour autant, s'agit-il simplement pour l'homme de ne pas demeurer seul avec Dieu dans le
Jardin ? Retournons donc au texte biblique pour tenter de cerner quels sont les enjeux et les
fruits de cette séparation de l'humain en homme-mâle et femme.

1. L'interdit, condition de fécondité de la séparation

Comme le fait très intelligemment remarquer Marie Balmary46, la séquence des péricopes
bibliques n'est pas sans revêtir un sens profond. L'autre de l'homme, celui auquel il pourra
dire 'Tu', ne peut advenir qu'après que YHWH se soit lui-même adressé à l'humain en 'Tu'
pour lui donner la nourriture de tous les arbres du jardin, à l'exception d'un seul (Gn 2,16s).
Car le don s'accompagne ici de l'interdit, et ce n'est certes pas un hasard si cet interdit se
trouve posé entre la naissance de l'humain (Gn 2,7) et celle de l'homme mâle et de la femme
(Gn 2, 21-23). En posant la non-confusion du 'Je' et du 'Tu', l'interdit divin instaure la loi de
relation, ouvre le champ de la culture, « lieu de rencontre des êtres parlants ». En effet, si je
mange l'autre, je l'assimile, il devient moi-même et je suis renvoyé à ma solitude, dans une
terrifiante « logique du néant ».

44 Philippe Lefebre, Viviane de Montalembert, ibid., p. 250


45 André Wénin, D'Adam à Abraham ou les errances de l'humain. Lecture de Genèse 1,1-12.4, p. 75
46 d'après Marie Balmary, ibid., pp. 78-82

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Le serpent va précisément s'attacher à pervertir cette logique, en disant à la femme : tu
peux tout avoir, nul frein à la convoitise, mais alors il faut que tu renonces à être un 'Je', à
advenir comme sujet (Gn 3). Cette dialectique n'est pas sans nous rappeler l'épisode des
tentations de Jésus au désert, invité par le diable à se prosterner devant lui pour recevoir
pouvoir sur « tous les royaumes de l'univers » (Lc 4, 5.12). Mais Jésus sort vainqueur de la
tentation, alors que la femme et l'homme y succombent l'un après l'autre. C'est ainsi que le
serpent parvient à transformer la 'bonne séparation' qui permet la rencontre et l'émergence
du sujet en une séparation entre l'humain et le divin qui va rendre la vie des humains
singulièrement difficile car coupée de sa source ; exilant ainsi l'humain de ce qui selon Paul
Ricœur caractérise la condition de créature, c'est-à-dire « la proximité dans la séparation »47.

Nous allons voir maintenant comment l'ouverture à l'altérité, encadrée par l'interdit de non-
confusion, constitue, dans une même dynamique, la voie d'accès à l'autre en même temps
qu'à soi-même ; nous nous référerons pour ceci aux grandes lignes de la philosophie de
l'altérité d'Emmanuel Lévinas.

2. L'altérité 48

Pour E. Lévinas, l'interdit de la main-mise sur l'autre, de sa captation comme objet, constitue
la possibilité même de la relation. « L'interdit est ce par quoi l'Autre échappe à la
néantisation comme à l'objectivation. »49. L'Autre doit ainsi demeurer un être totalement
séparé, « visage » et « mystère ». Mais paradoxalement, cette séparation radicale n'implique
pas la négation de toute relation ; car c'est précisément dans cet intervalle préservé par la
séparation entre deux sujets que se trouve le lieu de surgissement et d'épanouissement de
la rencontre, comme si « ne pouvait être relié que ce qui est indépendant »21. C'est le
processus du désir qui, creusant sans fin le sujet, lui fait prendre conscience de sa structure
originellement incomplète, de cette « insatisfaction sans satisfaction possible... hors de toute
satisfaction ou insatisfaction »50, et qui le porte vers Autrui pour accomplir leur humanité
commune. L'existence de chacun comme être séparé ouvre alors à la fois à la reconnaissance
de l'altérité, l'autre du sujet, et à la possibilité d'exister par soi-même, car « l'autre est
source de soi ».51 La rencontre provoque une rupture de la totalité globalisante et permet
ainsi l'intrusion de l'Infini.

Paul Ricœur ne dit pas autre chose quand, dans son ouvrage « Soi-même comme un autre »,
il oppose l'identité « ipse »à l'identité « idem ». L'identité n'est pas donnée au départ tel un
noyau dur qu'il faudrait préserver de toute intrusion. Au contraire, c'est une construction,
une dynamique qui laisse advenir l'inattendu, l'autre à l'extérieur de moi, mais aussi l'autre
en moi, - car il y a de l'altérité en moi ; cette altérité intérieure que Carl G. Jung 52 nomme

47 Paul Ricoeur, ibid., p. 72


48 Je m'inspire ici très directement du cours Domuni de Claire-Marie Monnet, La relation à l'autre dans la
philosophie d'Emmanuel Lévinas, pp. 53-70
49 Claire-Marie Monnet, ibid., p. 56
50 Claire-Marie Monnet, ibid., p. 63, citant Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, p. 196
51 Claire-Marie Monnet, ibid., p. 57
52 d'après l'article d'Etienne Perrot sur Jung, dans l'Encyclopaedia Universalis, pp. 172-175

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animus chez la femme et anima chez l'homme et dont l'intégration est indispensable au
processus d'individuation.

Ce travail et cette responsabilité d'humanité, c'est précisément l'objet de la narration


biblique dans ces premiers chapitres du livre de la Genèse. L'accomplissement de notre
vocation divine à l'unité passe irrévocablement par la rencontre, dans le respect de l'altérité.
Mais le récit biblique, pour mythique soit-il ou précisément parce qu'il relève du registre
mythique, est loin d'être aussi simpliste que l'on voudrait parfois le penser.

Cet avenir de bonheur tout tracé, puisque toutes les conditions requises sont offertes, va se
trouver bousculé par la transgression, et par l'incapacité de l'homme à faire entièrement
confiance à son Créateur. Dès le départ, l'homme-mâle, submergé par le bonheur d'avoir
enfin trouvé l'aide qu'il désirait tant, se fourvoie. En effet, son discours (Gn 2,23) trahit un
déni de l'altérité de sa partenaire. Il la définit d'emblée à partir de lui-même, comme si
finalement, elle n'était que « lui hors de lui »53. Il n'a de cesse que de combler le manque, de
refuser la différence : manque et différence qui sont les conditions sine qua non de la
relation et de l'accession à lui-même, comme nous venons de le voir. Il en oublie même
YHWH, dont il ne reste nulle trace dans son discours.

On voit bien par là qu'en l'absence de Dieu, la relation entre sujets se trouve aussitôt
pervertie. Le chemin vers l'autre passe forcément par l'Autre. C'est cette réalité et cette
promesse que Jésus de Nazareth, l'Envoyé du Père, viendra actualiser en réitérant cette
démarche : venir à la rencontre de celui qui est exclu de la communauté humaine pour le
restaurer dans sa dignité d'interlocuteur de Dieu, appelé à répondre depuis le lieu où il se
tient dans sa vérité de sujet.

Mais la réflexion existentielle sur l'altérité ne doit pas nous laisser oublier cette autre
dimension non négligeable de la séparation qu'est la sexuation, condition même de la
reproduction.

3. La sexuation

L'opération chirurgicale divine réalise, comme nous l'avons dit, l'advenue de l'homme-mâle
et de la femme-femelle, et les situe d'emblée dans cette perspective de « se coller » l'un à
l'autre pour devenir « une seule chair » (Gn 2,24).

Par la reproduction, l'homme et la femme participent à une forme de prolongation humaine


de la création divine. La promesse biblique, d'Adam à Zacharie et Marie en passant par
Avram et bien d'autres, est par excellence celle de la fécondité. Néanmoins, le texte nous
invite à ne pas en rester à cette dimension de la relation homme-femme. Il est intéressant
de remarquer que si Gn 1,28 lie la création de l'humain dans son dimorphisme sexuel à la
procréation et à la promesse de la fécondité, Gn 2 se contente de célébrer le couple sans
dire mot de la procréation. Et en effet, bien que la sexualité précède la faute, ce n'est
qu'après la faute qu'Adam connaît sa femme et engendre Caïn (Gn 4,1).

53 André Wénin, ibid., p. 79

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Ce que nous propose donc Gn 2, c'est une conception du couple comme existant avant tout
pour le vis-à-vis, la relation, le dialogue, l'harmonie. L'union de la chair, et non seulement
des corps, constitue pour l'homme et la femme un projet à inventer ensemble, et non la
simple soumission à un impératif biologique. Il s'agit d'« un partenariat actif entre l'homme
et sa femme et Dieu »54, qui relève du registre de l'intime, de l'intériorité, cette intériorité
dont sont issus l'isha et l'ish selon le récit de Gn 2.
Le rapport ish-isha ne se cantonne donc pas à la sexualité et à la finalité de la procréation,
car il préfigure tous les rapports entre les humains.
Si l'on revient à une optique plus anthropologique, il serait d'ailleurs dommageable de
réduire la personne à son sexe, même si le corps sexué occupe une place importante tant
dans la construction du psychisme individuel que dans le fonctionnement de nos sociétés55.
En effet, les médecins et psychologues constatent, dans leurs recherches sur les formes
médicales d'hermaphrodismes, que la notion de sexe est loin d'être aussi limpide qu'il peut y
paraître de prime abord. Leurs travaux soulignent la dissociation qui existe chez l'homme
entre sexualité et reproduction. Ils attirent notre attention sur le danger qu'il y a à
confondre le fait d'avoir des caractères sexuels, mâles ou femelles, avec le fait d'être un
homme ou une femme, et par la même, sur la nécessité de préserver une distance entre ce
que la personne est et l'image qu'elle renvoie aux autres. La soumission au regard d'autrui
nous ramène à la tentation de manger l'autre. Ces réflexions rendent étonnamment actuel le
récit biblique.

Dieu a séparé ce qu'il a uni

Nous venons de constater à quel point les récits bibliques de création de l'humain ne se
laissent pas enfermer dans une perspective unique.
Unité de l'humanité dès l'origine, sans nul doute, mais tout aussi clairement, dualité et
séparation qui débordent largement les nécessités de la reproduction, parce que conditions
nécessaires de l'avènement de l'humain. Dieu a donc effectivement séparé ce qu'il a créé
dès l'origine dans l'unité, pour ouvrir la voie de la fécondité, qui ne se réduit pas à la
reproduction.
Après un rapide retour au mythe de l'androgyne pour marquer l'apport de la vision biblique,
il nous reste maintenant à tenter de préciser cette voie de la bénédiction divine.

1. Le mythe de l'androgyne

Dans de nombreux mythes d'origine de l'humanité comme dans le Banquet de Platon, mais
aussi dans l'interprétation de Gn 1-2 par certains rabbins juifs, l'androgyne primitif, doté à la
fois des organes sexuels mâles et femelles, symbolise la perfection d'un état primordial. Une

54 d'après Philippe Lefebvre et Viviane de Montalembert, ibid., pp. 250-251


55 d'après 'La loi du genre', une émission radiophonique de France Culture, 25.11.2008, où intervenaient
notamment Claire Bouvattier, pédiatre endocrinologue, Geneviève Gaborit de Bousquet, psychologue
clinicienne, Catherine Vidal, chercheur en neurobiologie et Priscille Touraille, anthropologue.

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« chirurgie divine » le déloge de cette plénitude et l'oblige à se mettre en quête de cette
moitié de lui-même qui lui a été arrachée pour recouvrer son intégrité primordiale et
reconstituer symboliquement l'humain originel.

Le récit de Gn 2 s'inscrit tout à fait dans cette logique, - puisqu'en s'attachant l'un à l'autre,
l'homme et la femme sont promis à faire une seule chair et à retrouver ainsi leur condition
originelle -, mais avec toutefois une nuance primordiale au plan anthropologique. En effet,
dans le mythe de l'androgyne du Banquet de Platon, Zeus inflige la séparation aux êtres
humains primordiaux pour les punir d'avoir voulu s'attaquer aux dieux. Au contraire, dans le
récit biblique, même après la faute originelle, l'humain garde sa condition d'image de Dieu et
son pouvoir sur les créatures (Gn 5,1 ;9,6). Il est certes exclu du Jardin, mais il n'est pas
déchu de sa vocation. Il ne lui reste plus dès lors qu'à assumer la responsabilité de son choix
et à s'engager dans l'aventure humaine. Dieu reste à ses côtés. Cette présence de "Dieu avec
nous", jusque dans la souffrance la plus extrême, prend toute sa réalité avec l'Incarnation de
Dieu en Jésus de Nazareth, l'Emmanuel.

En quoi réside donc l'originalité de la séparation biblique ?

2. De l'unité donnée vers l'unification par l'alliance

Nous avons relevé que l'homme recevait, de sa création à l'image de Dieu, la vocation de
réaliser l'unité. Catherine Chalier56 souligne que la Torah commence par la deuxième lettre
de l'alphabet Beit (bereshit), laissant ainsi la première lettre Aleph "la lettre de la pure unité
[... ] voilée à la sensibilité du regard humain". C'est cette unité à la fois donnée et cachée
"dont le souffle anime Adam pour qu'il se lève et désire la connaître" et qui l'appelle, comme
Avram, à se mettre en route vers l'autre, vers l'inconnu, pour devenir une bénédiction pour
« toutes les familles de la terre » (Gn 17,16).

Unité ou unification, il s'agit là d'un processus, d'une dynamique, d'une germination. Pour
mener à bien cette tâche qui est aussi responsabilité à assumer sous l'horizon de la
promesse divine, le texte biblique ouvre une voie originale, la voie de l'alliance.

D'abord alliance de l'humanité avec la nature : l'homme est invité à prendre soin du jardin
qui lui offre en retour des arbres « beaux à voir et bons à manger » (Gn 2,9 ;15). C'est
ensuite l'alliance entre l'humain et Dieu, initiée dans cette recherche d'un vis-à-vis pour
l'Adam menacé de mort par son état de solitude. C'est enfin, pour ce qui est des deux
premiers chapitres de la Genèse, l'alliance entre l'homme et la femme, appelés à réaliser
« une seule chair » (Gn 2,24). Cette alliance va continuer à se déployer, en dépit de toutes les
chausse-trappes qui à chaque pas menacent de renvoyer l'homme à l'enfermement de la
solitude qui refuse l'(a)Autre, tout au long des livres bibliques, au travers de destins tout à
fait humains : d'Abraham à Moïse et aux prophètes ; jusqu'à une jeune femme juive, Marie,
qui acceptera d'accueillir l'Alterité, assumant par là-même le risque d'une certaine solitude,
« la solitude de l'élue... sur qui tombe l'impensable »57.

56 Catherine Chalier, Les lettres de la Création, pp. 7-11


57 Jacques Arènes, ibid., p. 41

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Comme l'ont fort bien souligné Philippe Lefebvre et Viviane de Montalembert par le choix du
titre de leur ouvrage, cette histoire, - dont les maîtres mots sont promesse, bénédiction et
alliance -, est bien celle d'« un homme, une femme et Dieu »58, unis dans l'amour et le
respect, séparés mais en chemin vers l'unité. Il ne s'agit plus alors simplement de résorber la
séparation-coupure originelle, de réparer la faute, mais de réaliser le mystère des noces,
cette « qualité unique et particulière de [la] chair pétrie de l'Esprit qui la fait 'une' »59, à
laquelle l'homme et la femme accèdent ensemble lorsqu'ils se reçoivent l'un l'autre comme
« unis en une même volonté conjuguée au vouloir du Père »30. Cette alliance, Jésus Christ
viendra la renouveler, encore et toujours en vue de l'unité des hommes entre eux et de des
hommes avec Dieu (Jn 17).

Nous voilà conduits au seuil d'un autre mystère, celui de la Trinité, comme modèle divin de
l'altérité dans l'unité.

3. L'icône trinitaire : passage de l'image à la ressemblance

Le mystère du Dieu Trinité, un en trois Personnes, nous offre l'image de la réconciliation


entre l'un et le multiple, d'une unité qui valorise l'altérité de chacun dans une dynamique
d'alliance et de communication incessante. Cette dynamique de vie et d'amour nous est
proposée comme modèle, pour nous réaliser en tant que sujets appelés à vivre en relation
avec d'autres au sein de nos communautés (familiale, sociale, ecclésiale).

En effet, la source de l'unité des hommes entre eux, et de l'unification intérieure de chacun
qui en est la condition, ne peut résider que dans l'Esprit d'amour, l'Esprit du Père et du Fils,
qui irrigue et vivifie nos relations humaines pour leur donner fécondité. Il est Celui qui nous
conduit dans la réalisation de la tâche qui nous est confiée dès l'origine, celle de réaliser la
ressemblance. La ressemblance faisait partie intégrante du projet créateur divin. En se
limitant à réaliser uniquement la première partie de son programme (Gn 1,26s : « Faisons
l'homme à notre image, comme notre ressemblance.... Dieu créa l'homme à son image »),
Dieu nous a ouvert une perspective d'avenir : réaliser la ressemblance dans l'acquiescement
et la relation à l'a(A)utre, dans l'amour accueilli et offert.

Tant il est clair que c'est en termes de projet et non d'essence que le texte biblique nous
invite à définir l'humain. Ce projet est tout à la fois humanisation et divinisation,
indissolublement liées, comme l'ont enseigné les Pères de l'Eglise.

Mgr Pierre Claverie, évêque d'Oran, assassiné le 1er août 1996, rappelait : « Nous ne savons
rien ni de Dieu ni de l'homme hors ce frère en humanité en qui l'Esprit nous donne de voir
l'icône de la divinité ».

58 Philippe Lefebvre, Viviane de Montalembert, ibid.


59 Philippe Lefebvre, Viviane de Montalembert, ibid., p. 260

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Conclusion

Au fil de notre lecture des récits bibliques de la création de l'humain, nous avons pu vérifier
que l'unité et la séparation ne se situaient pas en opposition-exclusion, mais dans une
tension-surgissement, d'humanité et de divin au cœur de nos existences, dans l'alliance
entre l'homme et la femme, entre le féminin et le masculin en chacun de nous. Ces récits ne
visent donc pas à instiller en nous une nostalgie d'une unité perdue, d'une totalité
bienheureuse à laquelle il faudrait revenir. Bien au contraire, ils nous rappellent que la voie
de la bénédiction passe par le consentement à la dualité et à la séparation. Seul l'amour
dans la séparation permet de recevoir cette bénédiction. Ils nous invitent à la croissance de
notre humanité dans la joie de ne plus jamais être seul mais dans la responsabilité d'être soi,
à l'accomplissement de notre vocation d'unité, qui n'est pas uniformisation et réduction au
même mais accueil de l'altérité en soi-même et dans l'autre.
C'est là toute une dynamique qui s'inscrit dans un temps qui n'est pas uniquement celui du
passé.

Nous savons aujourd'hui que les récits de la Genèse, même s'ils semblent nous parler de
temps immémoriaux et même mythiques, ont été mis par écrit pour permettre à Israël de
donner un sens à son présent, essentiellement l'exil, et de rester capables d'imaginer un
avenir dans l'alliance avec son Dieu. Nous aussi qui les lisons et les méditons aujourd'hui,
nous avons conscience qu'ils nous parlent de notre présent, et qu'ils nous laissent entrevoir
notre avenir, nous ouvrant à l'espérance. La vision de Dieu dans le visage-à-visage appartient
à l'eschatologie, elle est pour chacun de nous l'horizon de ce processus de construction de la
ressemblance divine qui ne peut se réaliser que dans la rencontre et la collaboration avec
l'autre.

Terminons avec ce magnifique résumé de Paul Beauchamp : « commémorer de cette façon


l'origine, c'est en réalité anticiper la fin et créer l'espérance... raconter la création, c'est
l'espérer possible, c'est la rendre désirable comme fin. »60

*****

60 Paul Beauchamp, «La Première Page de la Bible», dans Le Monde de la Bible, hors-série «La Création», pp.
46-49

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Bibliographie

- Samuel AMSLER, Le secret de nos origines. Etrange actualité de Gn 1-11, Lausanne, Editions
du Moulin, 1993
- Jacques ARENES, Pierre GIBERT, Le psychanalyste et le bibliste. La solitude, Dieu et nous, Paris,
Editions Bayard, 2007
- Marie BALMARY, La Divine Origine. Dieu n'a pas créé l'homme, Paris, Biblio Essais, 2005
- Paul Beauchamp, 'La Première Page de la Bible', dans Le Monde de la Bible, Hors-série 'La
Création', Paris, Editions Bayard, 2003
- Claude BIRMAN. Emmanuel Lévinas - Altérité et responsabilité, Conférences de l'Eglise
Réformée d'Auteuil, 10 avril 1999
- Jacques BRIEND, 'Les deux récits de la Genèse', dans Le Monde de la Bible, Hors-série 'La
Création', Paris, Editions Bayard, 2003
- Catherine CHALIER, Les lettres de la Création, Paris, Editions Arfuyen, 2006
- Philippe LEFEBVRE, Viviane de MONTALEMBERT, Un homme, une femme et Dieu, Paris, Editions
du Cerf, 2007
- Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini : Essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1971 (rééd.
Livre de Poche 2000).
- Daniel LOUYS, Le Jardin d'Eden, mythe fondateur de l'Occident, « Lire la Bible », 95, Paris,
Paris, Editions du Cerf, 1992
- Erri DE LUCA, Noyau d'olive, Arcades, Paris, Gallimard, 2004
- Claire-Marie MONNET, La relation à l'Autre dans la philosophie d'Emmanuel Lévinas, Cours
Domuni, 2004-2005
- Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, 1990
- Paul RICOEUR, André LACOCQUE, Penser la Bible, Paris, Editions du Seuil, 1998
- Daniel SIBONY, Lectures bibliques, Paris, Editions Odile Jacob, 2006
- Walter VOGELS, Nos origines, Genèse 1-11, Ottawa, Editions Novalis, 1992,
- André WENIN, D'Adam à Abraham ou les errances de l'humain. Lecture de Genèse 1,1-12,4,
Paris, Editions du Cerf, 2007
- André WENIN, 'Les deux récits de la Genèse', dans Biblia No 2, Paris, Editions du Cerf, sept.-
oct. 2001
- Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis Editions, 1995

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Présentations de livres

Livre : La Condition Chrétienne, du monde sans en être, de Paul Valadier, Seuil 2003

Fr Frédéric SEZIKEYE

Le livre de Paul Valadier, la Condition chrétienne, tente de montrer que l’éthique chrétienne
se caractérise par la liberté des « enfants de Dieu, vivant l’Esprit du Christ. Les chrétiens sont
du monde et doivent s’intéresser à la vie de la cité. Il montre effectivement dans un premier
temps que les chrétiens sont comme des témoins du Christ et par là il montre l’importance
de la figure attestataire par opposition à la tendance intégraliste de rompre avec le monde.
Ensuite, il fait appel au discernement dans la vie du chrétien et qui implique un exercice de la
sensibilité. C'est-à-dire un déploiement du jugement et de l’intelligence, un souci de
l’échange et de la parole avec autrui, bref tout un travail sur soi qui permet la maturation et
le développement tant affectif qu’intellectuel et spirituel de soi.

Mais il se pose la question pertinente quant au rapport de la condition chrétienne et la


condition humaine, car pour discerner, trier, hiérarchiser, il faut prendre appui sur des
règles, des codes, des références diverses au nom desquels l’esprit se met en état de
juger. Les références que le chrétien trouve dans les écritures, dans sa tradition de foi
fournissent-elles une morale chrétienne suffisante ? Fidèle à ces références, le chrétien doit
pouvoir déceler qu’il ne s’identifie pas au monde et son témoignage doit pouvoir garder
toute sa pertinence, nous apprend Paul Valadier. Le message du Christ contenu dans les
Ecritures, sa prédication détrône la Thora. Jésus lui substitue le Règne de Dieu. C’est la
fidélité au Royaume et à sa présence qui prime sur l’observance de la Thora. Mais Jésus ne
détourne pas ses auditeurs du respect de la substance éthique de leur société. L’Evangile fait
un ancrage dans le présent avec le respect de lois et pratiques en cours.

Néanmoins, pour discerner il faut rester éveillé, vigilant. La vigilance chrétienne appelle à
une liberté responsable, dans un éveil qui est le lieu de la fidélité à Dieu et à son Messie.
L’auteur de « la condition chrétienne » poursuit en précisant comment se fait l’accès à la
condition humaine : « L’accès à la condition humaine s’opère donc dans un passage de la
condition naturelle à une condition culturellement marquée »(pge168). Du point de vue
éthique, ce passage lié à l’humanisation fait corps avec la rencontre de l’interdit ; en ce sens
l’être humain advient fondamentalement à lui-même, à son autonomie (relative) par la
rencontre avec l’hétéronomie de l’univers de la règle, donc de l’interdit. Ce passage est
permanent, il revient à chacun de donner forme et sens à sa vie, jusqu’au dernier souffle. La
vie chrétienne n’est pas d’une imitation mécanique du Christ. Ce n’est pas une police des
mœurs selon des propositions évangéliques ou ecclésiales. C’est une libre entrée dans une
Alliance de vie, par-delà la mort et les mille morts du renoncement à soi. Elle suppose une
vie spirituelle (dans l’Esprit) faite de prière, de contemplation, de vie sacramentelle, hors de
quoi elle perd son « souffle ». Elle s’articule ultimement sur la foi en un Dieu Charité, lui-
même échange d’amour gratuit et libre entre Personnes (Trinité), appelant l’humanité à la
participation à cette Charité.

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Par rapport à l’Eglise et la communauté des croyants, l’auteur indique clairement que la
référence à une communauté de croyants comme présupposé de la démarche chrétienne
est inéluctable. L’Eglise, comme communauté croyante porteuse du message évangélique,
l’Eglise du Christ. Une telle communauté est une incitation permanente à entrer dans une
vie authentiquement chrétienne. Une communauté de croyants qui constitue la provocation
constante à ne pas faiblir, à rester vigilant, à croître dans la vie spirituelle, sacramentelle et
fraternelle.

Paul Valadier fait avec ce livre un travail remarquable. Il pose des questionnements très
pertinents et propose des solutions qui me paraissent convaincantes. Il le fait en décrivant
avec précision une anthropologie chrétienne, dans l’église. Une éthique chrétienne qui
appelle un engagement spécifique de chacun, dans la logique de la réponse personnelle à
une Parole accueillie et révélée par le Christ. Il a le mérite de souligner avec bonheur
l’exigence de Charité dans la condition chrétienne. C’est très édifiant, car il donne les clefs
pour une vie chrétienne de qualité.

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Stanislaus Campbell, FSC, From Breviary to Liturgy of the Hours. The Structural Reform of
the Roman Office, 1964-1971. (Pueblo Books The Liturgical Presse, Collegeville, MN: 1995).

Abbé Jean-Pierre Herman

Thème général

Ce livre a pour base une thèse de doctorat en liturgie soutenue à l’Université de Notre-
Dame. L’auteur y étudie la réforme structurelle de l’Office divin par le Consilium ad
exsequendam constitutionem de Sacra Liturgia, entre 1964 et 1971. Il passe en revue, de
manière minutieuse et détaillée, le travail des différents Cœtus dans l’application des
principes de la constitution conciliaire dans cette partie de la liturgie. Il fait clairement
ressortir les apports et les limites de La Liturgie des Heures, en laissant la porte ouverte à des
aménagements futurs.

Le livre se compose de six chapitres. Le premier d’entre eux est une introduction, qui décrit
de manière synthétique l’évolution de l’Office romain de ses origines à nos jours. Il se
termine par la genèse de la réforme actuelle et la création du Consilim, dont la tête effective
était l’Archevêque Annibale Bugnini. Le corps du travail est formé de quatre chapitres, qui
donnent une synthèse presque exhaustive des travaux des réformateurs, des différentes
opinions et propositions qui se manifestaient dans les groupes de travail, ainsi que des
raisons avancées, après vote, pour la solution qui a été adoptée. Le sixième chapitre tient
lieu de conclusion. L’auteur, à l’instar de plusieurs liturgistes de renom, salue d’abord le
travail des membres de la commission et leur audace dans la nouveauté. Néanmoins, il fait
part de ses interrogations sur la portée pastorale de la réforme. Tout en saluant l’allègement
de la psalmodie, la mise en valeur des offices du matin et du soir comme pôles de la prière
quotidienne, et la volonté de refaire de l’Office divin la prière de tout le peuple de Dieu, il se
demande si le caractère des heures n’est pas resté essentiellement monastique, statique, et
davantage orienté vers la récitation individuelle que vers la célébration communautaire. Les
offices actuels permettent-ils de faire de la Liturgie des Heures une prière pastorale, ouverte
à toutes les communautés, comme l’était autrefois l’office cathédral ? Il y répond en
avançant l’idée que la réforme de Vatican II n’est pas définitive. L’Office divin actuel doit
être, à terme, réévalué dans un sens plus pastoral, qui lui permette de devenir vraiment la
nourriture spirituelle et l’expression de la ferveur de tous les chrétiens.

Présentation

Ce travail, extrêmement spécialisé, est une œuvre unique qui vaut la peine d’être saluée.
L’auteur détaille le travail des différents Cœtus avec minutie. Cet ouvrage sera, pour l’avenir,
un précieux outil pour ceux qui évalueront l’Office. Comment peut-on, en effet, mieux
comprendre une œuvre qu’en examinant les travaux qui ont préludé à son élaboration.

Néanmoins, en ce qui concerne la conclusion de Campbell, après quelques décennies de


pratique et des années d’expérience pastorale, notre avis sera plus nuancé. Si l’on regarde le
statut du bréviaire dans le peuple chrétien avant les années 1960, nous devons reconnaître

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qu’un chemin énorme a été parcouru depuis ce temps. Il était, jusqu’alors pour les laïcs, un
livre quelque peu mystérieux, réservé aux clercs, qui avaient l’obligation de le réciter.
Aujourd’hui, nous pouvons dire que l’objectif de la Commission a été partiellement atteint.
Le passage à la langue vernaculaire (avec malgré tout, reconnaissons-le, parfois des
traductions extrêmement libres, ou un certain manque de goût), l’allègement de la
psalmodie, ont concouru à mettre l’Office dans les mains de beaucoup de chrétiens. Dans les
pays d’expression francophone, « Prière du Temps présent » est régulièrement réédité et
continue de se vendre. Il est devenu la prière habituelle des retraites, des groupes de prière,
et aussi la prière individuelle de beaucoup de chrétiens fervents ou engagés.

Cependant, Campbell a raison lorsqu’il estime que le nouvel office manque d’un style
populaire, qui lui permettrait, par des rites plus participatifs, de devenir une véritable liturgie
paroissiale et communautaire, à l’image des offices des églises orientales.

À notre sens, une troisième voie aurait été possible. Campbell rapporte des discussions dans
le groupe, suite au désir de certains de distinguer un office destiné à la récitation par les
clercs et un office plus « communautaire » destiné aux laïcs, ou à la célébration paroissiale.
Cette idée n’a pas été retenue. L’idéal aurait peut-être été, à l’image de certains offices
orientaux, d’établir un office comportant des parties essentielles et des parties facultatives.
Les offices d’Orient, à cet égard, auraient pu servir d’exemple. Ils comprennent
généralement des éléments obligatoires et d’autres facultatifs. Cela permet le déploiement
d’un office complet dans le cadre monastique, pontifical ou solennel, ou un office plus bref
et plus sobre dans le cadre paroissial. Ces offices s’accompagnent généralement de rites
particuliers, comme l’allumage de cierges, des encensements et des processions, qui sortent
l’office d’une récitation trop statique.

Mais de tels gestes ne sont pas interdits chez nous, et nous savons que la créativité pastorale
bien orientée, unie à la liturgie comprise et bien célébrée peut être un excellent pédagogue
pour le peuple chrétien.

Nous reprendrons à notre compte l’affirmation de Taft, dans l’ouvrage qui est devenu l’une
des références classiques pour l’étude de l’Office divin :

La souplesse est une des caractéristiques du rite romain actuel, et il n’est rien qui puisse
empêcher les assemblées de faire actuellement ce que faisaient les assemblées du IVème et
du Vème siècle : développer des formes populaires du matin et du soir qui soient utilisables
pour des célébrations paroissiales.61

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61
TAFT, R., La Liturgie des heures en Orient et en Occident (Paris, Brepols, 1991), p. 308.

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