Savants Ecole
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Mais il est une chose plus stupéfiante encore. En effet, la destruction de l'école
aurait été impossible sans le soutien et le concours apportés à ces politiques par une
minorité active d'universitaires et d'intellectuels – jusqu'aux niveaux les plus élevés – et
sans l'aveuglement, l'ignorance ou l'indifférence de la majorité d'entre eux. Prenons pour
exemples certaines prises de position récentes de l'Académie des sciences en matière
d'éducation.
Soulignons encore une fois que toutes ces personnes sont de grands savants.
Elles ont connu dans leur enfance une école encore très solide, des programmes et des
manuels de grande qualité, des maîtres cultivés et bien formés ainsi que des pratiques
pédagogiques efficaces. Elles doivent beaucoup à cette école. Certaines d'entre elles, à
commencer par l'éminent mathématicien auteur du premier projet de rapport sur le
calcul, connaissent très bien l'ensemble des textes théoriques sur l'éducation, y compris
ceux hérités des grandes époques de l'école en France ou dans d'autres pays. Enfin,
toutes appartiennent aux mêmes milieux universitaires et intellectuels et se sont livrées
leur vie durant au même type de travail de recherche, avec la même passion et la même
rigueur.
Or, il faut se rendre à l'évidence : quand il est question de l'école, ces savants ne
parviennent plus à s'accorder ni même à se comprendre. Les défenseurs de l'école de
1
Les noms des personnes n'ont aucune importance. Les épisodes et les propos que nous rapportons sont
cités à titre de révélateurs d'une situation générale dans le milieu des « savants » et de leurs
représentants patentés.
2
On peut consulter sur la toile :
Cet avis de l'Académie des sciences sur le calcul – dans son état final – assorti de nos commentaires :
http://www.ihes.fr/~lafforgue/textes/CalculEcolePrimaireASCommentairesLL.pdf
Son résumé destiné à la presse, assorti de nos commentaires :
http://www.ihes.fr/~lafforgue/textes/CalculResumeASCommentairesLL.pdf
Un autre texte sur le calcul rédigé par nous :
http://www.ihes.fr/~lafforgue/textes/CalculEcolePrimaireLL.pdf
l'instruction dont nous sommes ont l'impression que leurs opposants sont atteints de
surdité et de cécité complètes. Il est clair en tout cas que leurs adversaires – qui tiennent
fermement les rênes de l'Académie des sciences – refusent de s'associer à tout jugement,
toujours trop négatif à leur goût, porté sur les politiques éducatives de ces dernières
décennies et sur leurs effets. En certaines occasions, ses représentants les plus éminents
– dont le président de l'Académie lui-même – n'hésitèrent pas à lancer publiquement des
attaques personnelles contre un membre de ladite Académie, coupable à leurs yeux
d'avoir critiqué en termes virulents l'état de notre école et mis en cause la responsabilité
de ses instances dirigeantes. Ceci dans le dessein transparent de discréditer ces critiques
en évitant de se prononcer explicitement sur le fond.
Nous avons décrit la situation au sein d'une commission de l'Académie des
sciences et à propos du calcul à l'école primaire. Mais nous croyons pouvoir affirmer
qu'il en serait de même au sein de tout comité ad hoc qui réunirait les spécialistes les
plus reconnus pour réfléchir sur un sujet précis concernant le contenu de l'enseignement
ou l'organisation pratique de l'école.
Examinons de plus près quelques lignes de fractures qui se dessinent dans une
société savante comme l'Académie des sciences.
3
J. Piaget, Où va l'éducation ? (pages 19-20 et 24-25), rapport pour l'UNESCO, 1971, cité dans
O. Rey, Une folle solitude : le fantasme de l'homme auto-construit, Éditions du Seuil, 2006.
Malheureusement, la mise en application de ces séduisants principes a produit
des effets contraires à ceux escomptés, à commencer par la chute des vocations
scientifiques, constatable dans tous les pays occidentaux.
Le « constructivisme » est devenu l'un des plus puissants facteurs de la ruine de
l'école dès lors qu'il a abouti à proscrire tout enseignement explicite, qualifié de
« dogmatique », et à le remplacer par une pratique qui prétend faire fond uniquement sur
l'autonomie, l'expérimentation et la découverte personnelle.
En français par exemple, là où les anciens programmes de l'enseignement
primaire demandaient d'apprendre des conjugaisons, les nouveaux « invitent à observer
les variations de la forme verbale ». Le résultat est patent : même dans l'enseignement
supérieur, la grande majorité des élèves ne maîtrisent plus la conjugaison des verbes. Il
en est de même pour l'orthographe et la grammaire : quand les instituteurs suivent les
doctrines prônées par les IUFM, les élèves sont confrontés à des textes complexes où ils
sont censés redécouvrir les règles grammaticales. De ce fait, on trouve deux catégories
d'enfants : ceux dont les parents connaissent les règles et les expliquent, et les autres qui
sont perdus puisque, selon ces doctrines, le maître n'a pas le droit de dispenser un
enseignement explicite. La même idéologie est sous-jacente aux méthodes de lecture
semi-globales ou à départ global, qui incitent à deviner les mots plutôt qu'à les
déchiffrer.
De même, en histoire, les élèves sont constamment invités à commenter des
documents comme s'ils étaient des historiens, mais avec la différence qu'ils sont
dépourvus de connaissances et que ces documents leur sont fournis, si bien que les
conclusions de leurs prétendues réflexions autonomes sont écrites d'avance. Aucune
chronologie n'est enseignée ; ainsi, il est courant que des bacheliers situent Victor Hugo
au XVIe siècle, ou ignorent si Napoléon a vécu après ou avant Louis XIV, comme nous
le constatâmes nous-mêmes chez des lycéens considérés comme de bons élèves.
Ainsi en est-il dans toutes les disciplines.
Refuser toute autonomie aux élèves serait bien sûr une grave erreur. Mais
proscrire tout enseignement explicite, c'est-à-dire toute forme de leçon donnée par le
maître ou l'apprentissage de règles établies, est un autre genre de redoutable rigidité. Or,
depuis longtemps, une telle préconisation est inculquée dans les IUFM aux futurs
instituteurs et prônée par les instances dirigeantes de l'Éducation nationale. Elle exerce
des ravages qui crèvent les yeux. C'est elle qu'il faudrait dénoncer. On ne devrait en
vérité s'enfermer dans aucune manière d'enseigner. Chacune est spécifique et limitée
dans son objet et sa portée. Aucune ne devrait être refusée a priori.
Or, sur ce point, les prises de position officielles de l'Académie des sciences sont
pour le moins ambiguës. En matière d'éducation, elles consistent principalement à
soutenir en toutes circonstances le programme La main à la pâte qui se propose d'initier
les enfants des écoles à l'expérimentation. Un programme certainement positif, s'il se
cantonne aux sciences expérimentales et si l'approche qu'il met en oeuvre ne prétend pas
devenir exclusive. Mais l'un de ses principaux promoteurs nous expliqua lors d'un
échange de courriels que ce programme dépassait le cadre des sciences expérimentales
et devait renouveler tout l'enseignement4. Une autre fois, nous entendîmes le président
de l'Académie des sciences tenir un propos identique au cours d'une émission
radiophonique5. Dans un discours prononcé en juin 2005 devant l'assemblée des
académiciens et en présence du ministre de l'Éducation nationale, ce même président
appela à « généraliser La main à la pâte de la maternelle à l'université », pour
« adopter un enseignement inductif des sciences, un enseignement actif, reposant sur
l'expérimentation et bannissant le dogmatisme ».6
Cette formulation emploie le vocabulaire des promoteurs du « constructivisme »,
en particulier le terme caractéristique de « dogmatisme », qui a servi à stigmatiser les
enseignements explicites pour les déconsidérer. Alors que ni le président de l'Académie
ni aucun de ses membres dirigeants n'ont jamais pris officiellement position pour ou
contre le « constructivisme ». Une telle clarification serait pourtant nécessaire pour
dissiper les ambiguïtés : parmi les instituteurs fidèles à la transmission des
connaissances, nombreux sont ceux qui, jugeant le programme « La main à la pâte »
d'après le discours de ses promoteurs dans les IUFM et au sein de la hiérarchie de
l'Éducation nationale, l'assimilent effectivement à une forme de « constructivisme ».
A notre connaissance, les membres de l'Académie des sciences qui la
représentent d'habitude dans les questions d'éducation n'ont mentionné explicitement le
« constructivisme » qu'une seule fois. Voici en quels termes : « Les critiques n'avaient
pas manqué. Que venaient faire ces trois académiciens, plus tout à fait jeunes, dans les
eaux sereines de l'admirable école primaire française ? Ne se piquaient-ils pas de
réinventer l'eau tiède ? [...] N'avait-on pas toujours, et avant eux7, prôné les méthodes
actives et le socio-constructivisme, nom savant d'une pédagogie active et collective ? »
Une formulation alambiquée de laquelle il ressort que l'on aurait reproché aux
académiciens artisans du programme La main à la pâte de ne pas être les premiers à
4
Dans leur livre L'enfant et la science : l'aventure de La main à la pâte, paru chez Odile Jacob en
2005, les académiciens G. Charpak, P. Léna et Y. Quéré consacrent un chapitre au thème « science,
langage, polyvalence ». Ce chapitre rappelle des principes fort justes sur le lien de la science avec le
langage et sur la nécessité d'user d'un vocabulaire précis et riche. Cependant, il passe sous silence la
réduction d'un tiers des volumes horaires du français à l'école primaire depuis quatre décennies, et il
n'appelle pas à réhabiliter cet enseignement. Il prétend seulement que le programme La main à la pâte
améliore l'expression française des enfants. Autrement dit, pour mieux enseigner le français, il faut
accorder plus de temps à La main à la pâte ! Observons encore que, à la page 82 du livre, le
« visible » et le « sensible » se trouvent annexés à la science (« la science joue la partition plus
spécifique du visible et du sensible ») et que la plupart des mots cités en exemples de précision (« pin,
sapin, mélèze, épicéa » opposés à « arbre ») n'appartiennent pas à son vocabulaire propre mais au
langage courant. A ce compte-là, tout est science et La main à la pâte est tout.
5
Il s'agit de l'émission « Culture matin » diffusée par la station de radio « France Culture » le 28 février
2005.
6
Nous avons vérifié que, plus d'un an après, cette formulation a finalement été modifiée dans le texte
du discours disponible sur le site de l'Académie. Nous nous en réjouissons.
7 Page 30 du livre référencé à la note 4. Notons malgré tout que Jean Piaget est cité cinq fois dans ce
livre. D'autres fameux rénovateurs pédagogiques le sont aussi, comme Ph. Meirieu – le « père » des
IUFM – à qui est réservée une demi-page.
La page 37 oppose une « pédagogie verticale » – « le savoir versé du haut en bas par le maître
dans le cerveau du disciple » – et une « pédagogie horizontale » – « le savoir découvert par le
disciple, en une investigation personnelle, bien sûr guidée, à charge pour le maître d'être ce guide ».
La première « vise à l'acquis, au détriment peut-être de la compréhension », et la seconde « à la
formation de l'esprit, au détriment peut-être de son remplissage ». Cette opposition et ces
formulations caricaturales, que nous récusons pour notre part, sont typiques du « constructivisme ».
prôner les méthodes actives et le « constructivisme ». Les tenants de ce dernier
n'auraient pas vu la différence ou, tout au moins, ils auraient affecté de ne pas la voir.
Il semble qu'il existe une confusion entre la méthode expérimentale – dont nous
savons la très grande valeur et la nécessité – et l'approche constructiviste que nous
mettons en cause. Les promoteurs de cette doctrine entretiennent à dessein cette
confusion, afin de brouiller les esprits et de rallier à leur cause une partie des
scientifiques. Le plus étonnant est qu'ils semblent y être parvenus jusqu'à ce jour.
S'agit-il d'un malentendu ? Ou bien faut-il supposer que de nombreux
scientifiques nourrissent une conception de la méthode expérimentale d'une nature très
proche de celle du « constructivisme » ? Une conception qui nierait la nécessité d'une
représentation préalable du monde physique pour imaginer des expériences scientifiques
et leur donner un sens. Une conception selon laquelle les choses parleraient d'elles-
mêmes, sans la médiation des connaissances accumulées par les générations
précédentes. Ainsi, l'apprentissage des oeuvres de l'esprit ne serait pas nécessaire à
l'élaboration de notre relation avec le réel ; à la limite, il y ferait même obstacle.
8
Citation extraite d'un entretien accordé au quotidien France-Soir, le 23 novembre 1999.
9
L. Schwartz (1915-2002) fut, en 1950, le premier lauréat français de la médaille Fields.
ministère de la défense américain, souvent pour une bouchée de pain : très peu
d'entreprises françaises étaient en mesure de proposer des partenariats analogues, et le
ministère français de la défense ne disposait plus d'aucun service capable d'évaluer les
progrès de la recherche mathématique et d'en tirer parti.
D'autre part, un biologiste de grande renommée nous avoua s'étonner, venant des
États-Unis où il travaille, qu'aucun des organismes français de recherche en biologie
n'ait encore pris d'initiative d'envergure pour rapprocher des mathématiques cette
discipline réputée très expérimentale. D'après lui, un bon nombre d'universités et
d'instituts de biologie aux États-Unis ont consacré ces dernières années d'énormes
investissements à la création de laboratoires entiers dédiés non seulement à la
« biophysique » mais aussi aux « biomathématiques ». Il ajoutait que cette évolution
avait maintenant touché tous les grands pays européens, sauf la France. Il semble qu'une
partie de la société scientifique française rejette a priori toute forme de pensée abstraite.
Pour relater une dernière anecdote frappante, rappelons que Werner
Heisenberg10, l'un des fondateurs de la mécanique quantique, insistait sur le rôle et
l'importance de la pensée pure en physique, celle qui procède non seulement des
mathématiques mais aussi de la philosophie.11 Un responsable des programmes de
physique des lycées nous écrivit à ce propos que « Heisenberg fut un grand physicien
mais n'était pas un bon physicien (au sens où Fermi, par exemple, était les deux) ». Une
affirmation qui laisse rêveur.
10
W. Heisenberg (1901-1976) reçut le prix Nobel de physique en 1932.
11
Voir son livre La partie et le tout : le monde de la physique atomique, trad. fr. Flammarion, 1993.
On conçoit que ce paradoxe donne le vertige. La négation du rôle de la pensée
pure dans les sciences expérimentales et la méconnaissance de la nature des
mathématiques, faussement réduites à des formules applicables mécaniquement,
constituent sans doute des tentatives d'échapper à ce vertige.
12
Pour illustrer le fait que les différentes lignes de fracture ne se confondent pas, signalons que
l'académicien Yves Quéré, avec lequel nous sommes en désaccord sur d'autres sujets, est signataire de
la pétition pour le rétablissement des horaires de français ouverte sur le site de l'association « Sauver
les lettres » (SLL) : http://www.sauv.net/horaires.php
13
Voir en fin de volume les adresses des sites du programme SLECC et de l'association GRIP (Groupe
de réflexion interdisciplinaire sur les programmes) qui l'a élaboré.
14
Extrait d'un entretien de G. Charpak, paru dans le quotidien Le Figaro le 29 novembre 2006.
La science moderne héritée de Galilée, Descartes et Newton a été fondée par une
décision qui s'est révélée admirablement féconde : celle de ne retenir dans le réel que ce
qui est sensible et, dans ce qui est sensible, que ce qui est susceptible d'être mesuré ou
représenté géométriquement – ce qui est devenu équivalent avec l'invention des
coordonnées cartésiennes.
La merveilleuse efficacité de la science moderne atteint son plus haut degré dans
l'étude de la matière inerte et décroît progressivement au fur et à mesure que l'on choisit
des objets d'étude plus éloignés de celle-ci. Elle confère une autorité écrasante à la
science. Étrange ironie de l'histoire puisque celle-ci se développa en s'affranchissant de
l'autorité des Anciens. Cette autorité paradoxale tend à disqualifier tout ce qui n'est pas
accessible à la science mais qui l'est en revanche à la philosophie, à la littérature et aux
arts.
Ainsi en est-il des qualités sensibles des choses. Plonger la main dans l'eau d'une
source procure la sensation d'une fraîcheur bienfaisante. Les sciences modernes nous
apprennent, d'une part, que cette eau est composée de molécules de type H2O et, d'autre
part, que l'impression que nous ressentons résulte d'un influx nerveux déclenché par le
passage de l'eau sur les récepteurs cutanés et que les nerfs transmettent jusqu'au cerveau.
Cela est vrai mais ne rend pas compte de ce que nous éprouvons réellement : nous
aurons beau tendre notre esprit et aiguiser nos sens, nous ne parviendrons jamais à sentir
que l'eau qui fait frémir notre main est constituée de molécules H2O ni que cette
impression provient d'un influx nerveux. La science qui ne connaît que mesures et
formes géométriques ignore la sensation telle que nous l'éprouvons et la joie qu'elle
nous donne.
Le scientisme est très prégnant à l'Académie des sciences, dans les milieux
scientifiques et dans l'ensemble de la société. La quatrième ligne de fracture qu'il
dessine est presque invisible car la plupart des personnes adhèrent à une représentation
mécaniste de l'homme sans s'en rendre compte.
On ne commence à percevoir la domination d'une conception instrumentale du
comportement humain que par ses effets, quand elle s'impose à l'école et transforme la
relation des maîtres aux élèves, puis les élèves et les maîtres eux-mêmes, en objets de
science qu'on décide d'étudier comme des rats de laboratoire.15
15
« On observe deux types de rats, les rats Lewis et les rats Fischer. Les premiers sont mous,
indifférents aux stimulations. Les seconds se révèlent curieux, mettent leur nez partout, explorent les
labyrinthes. Ce sont les chercheurs de sensations, toujours en quête de satisfaction. Ils sont aussi les
plus exposés à l'ennui. On trouve cette correspondance chez les humains. Les Lewis traversent une
scolarité sans histoire. Les Fischer sont insupportables mais en même temps ils créent, agissent sur le
monde. » Ces propos sont attribués à JD. Vincent, alors président du « Conseil national des
programmes » et élu depuis à l'Académie des sciences, dans un article du Monde de l'éducation de
janvier 2003 intitulé : « L'enseignant doit savoir vendre le savoir. »
désastreux, mais l'autorité attachée au nom de « science » a longtemps épargné à ces soi-
disant scientifiques que leurs théories et leurs pratiques soient mises en doute.
C'est l'expérience vécue par bien des instituteurs et des professeurs confrontés au
cours des dernières décennies aux « sciences de l'éducation ».
On peut redouter qu'ils ne soient à nouveau menacés, avec les prétentions
pédagogiques qu'on voit poindre chez certains spécialistes en « sciences cognitives » et
en neurologie. Des prétentions aussitôt endossées par des représentants éminents de
l'Académie des sciences, sans que personne ou presque n'y trouve à redire.
S'il était hors de doute que cette recherche ne dût induire aucune application en
matière d'éducation, ni aujourd'hui ni jamais, on pourrait l'accepter, tout en restant
vigilant. Mais on peut craindre que, dans l'esprit de ses promoteurs, il ne s'agisse de tirer
de leurs travaux des conséquences d'ordre pédagogique et de convaincre les enseignants
de modifier leurs pratiques en fonction des derniers résultats de la recherche sur le
cerveau. Dans ce cas, les instituteurs et les professeurs ne seront pas à même de
comprendre et discuter d'égal à égal les conclusions qu'on leur présentera comme étant
celles de la science. Il est sûr que nombre d'entre eux s'inclineront devant une autorité si
auguste, même si les prescriptions qu'on leur signifiera leur paraîtront contraires à leur
expérience. Certains n'oseront d'ailleurs même pas le penser, et d'autres le penseront
mais n'oseront même pas le dire. Ce phénomène s'étant déjà produit avec les « sciences
de l'éducation », il semble inévitable qu'il se répète avec les « sciences cognitives ».
Dans la pire des hypothèses, il ne s'agirait pas seulement d'accabler les
instituteurs et les professeurs d'arguments apparemment indiscutables, mais de
convaincre les instances dirigeantes de l'Éducation nationale que les « sciences
cognitives » vont enfin permettre la genèse et la mise en oeuvre d'une « pédagogie
scientifique ». Un immense champ d'action serait livré au pouvoir de ces sciences.
Quant aux maîtres qui ne manqueraient pas de résister à leur propre transformation en
techniciens d'application de la nouvelle science pédagogique cognitiviste, ils n'auraient
qu'à bien se tenir face aux corps d'inspecteurs et aux formateurs d'IUFM. L'important est
que ceux-ci auraient été acquis à la bonne cause, et gare aux praticiens qui resteraient
réfractaires aux conclusions de la science !
Comme celles identifiées plus haut, cette ligne de fracture traverse l'Académie
des sciences de part en part. Les tenants de l'acquisition des compétences y occupent les
positions officielles et promeuvent cette révolution de l'enseignement au nom de
l'Académie tout entière, sans que la plupart des académiciens aient conscience de ce qui
se joue. Quand on leur explique que, dans la pratique scolaire, cette promotion conduit à
dévaloriser les connaissances et à vider l'enseignement de son contenu, ils semblent ne
pas même comprendre ce qu'on leur dit.
En tout cas, nombre de savants paraissent las des connaissances – au point de ne
pas désirer avec force que celles qu'ils ont acquises soient transmises aux jeunes
générations.
La meilleure preuve en est le fort engagement d'un bon nombre d'entre eux dans
la recherche de nouvelles pratiques pédagogiques – telles que celles préconisées par La
main à la pâte –, en contraste saisissant avec leur manque d'intérêt pour les programmes
et les manuels relatifs à l'enseignement de leurs disciplines. Ceux-ci sont devenus d'une
médiocrité abyssale sans que la plupart des savants s'en émeuvent, en tout cas pas au
point d'entreprendre la rédaction de nouveaux programmes et de nouveaux manuels. Si
au moins il en existait de bons, riches, bien structurés, stimulants, beaucoup d'élèves
pourraient étudier sérieusement. C'est une tâche incontournable à laquelle il serait
naturel que les savants s'attellent. Or ils ne s'y consacrent pas, et si l'on vient à leur
forcer un peu la main, en leur demandant par exemple de rédiger un avis de quelques
pages sur l'enseignement du calcul, nous avons vu plus haut ce qui en résulte.
Toute connaissance est une chose très petite, un presque rien au regard de tout ce
qui est susceptible d'être connu, une modeste borne sur la route de la recherche de la
vérité. Celle-ci demande un esprit d'humilité, qui doit accompagner tout travail de
recherche scientifique. Pour un savant, la façon la plus authentique et la plus profonde
d'illustrer la valeur incommensurable de l'étude consiste à pratiquer sa discipline avec
une insatiable exigence, tout en s'oubliant lui-même et restant dans l'ombre, pour
devenir un serviteur de la vérité.
Mais toute connaissance établie et simple – comme celles qui peuvent faire
l'objet d'un enseignement – semble encore plus insignifiante. Se soucier et faire en sorte
que ces connaissances soient l’objet d’un véritable enseignement exige de la part d'un
scientifique une humilité encore plus grande que celle requise par le travail de
recherche. L'humilité qui consiste à aimer les choses simples, à ne pas se croire obligé
d'avoir des idées neuves à propos de tout, à ne pas vouloir se montrer intelligent à tout
prix, et à n'éprouver aucune honte à répéter des principes qui ont cours depuis
longtemps. « Toutes les grandes personnes ont d'abord été des enfants, mais peu d'entre
elles s'en souviennent », écrivait Saint-Exupéry. De même, les savants et les
intellectuels ont tous commencé par apprendre des choses simples et élémentaires.
Combien s'en souviennent ?
Les lignes de fracture que nous avons identifiées montrent que, même dans un
milieu aussi homogène qu'une docte commission de l'Académie des sciences et aussi
étonnant que cela paraisse, il n'existe plus en matière d'éducation ni de sens commun ni
de raison commune.
D'un autre côté, la minorité d'universitaires et d'intellectuels qui s'alarme de la
situation et cherche tous les moyens de reconstruire une école de l'instruction se trouve
sur ce sujet en parfait accord avec une minorité active d'instituteurs, de professeurs, de
parents d'élèves et de simples citoyens. Ce qui les unit échappe à toutes les catégories
sociologiques, ainsi qu'aux catégories politiques et philosophiques traditionnelles,
puisque ces personnes sont animées des convictions les plus diverses, tout comme leurs
adversaires.
Une énigme
Nous sommes donc confrontés à une énigme : quelle est cette force qui unit les
défenseurs d'une école fondée sur la valeur et la transmission du savoir, et que ne
possèdent pas ses adversaires ?
Ce n'est pas la culture, puisque nombre des savants que nous avons évoqués,
notamment parmi ceux de l'Académie des sciences, sont des hommes de grande culture.
Ce n'est pas la connaissance des textes fondamentaux de la tradition scolaire, des
programmes les mieux conçus et des meilleurs manuels qui aient existé, puisque
certains de ces savants les connaissent fort bien et que plusieurs des idéologues qui ont
le plus violemment remis en cause les principes de l'école du savoir étaient ou sont
d'excellents spécialistes de son histoire. Ce n'est pas l'expérience de pratiques scolaires
cohérentes et efficaces, puisque tous les académiciens dont nous avons parlé les ont
connues et en ont bénéficié, comme l'ensemble de la génération qui les a renversées à
partir des années 60.
L'exigence intellectuelle
L'exigence intellectuelle est une tension vers la vérité. Elle fait naître le désir des
vérités particulières, qui attendent encore d'être pressenties, nommées et montrées dans
la lumière d'une claire évidence puis, dès que celles-ci se sont laissées dévoiler, elle
porte le désir vers d'autres vérités. Elle est dans l'ordre pascalien de l'esprit ce que le
désir de possession des biens matériels est dans l'ordre des corps et ce que la vertu
d'espérance est dans l'ordre de la sagesse. Mais elle vise la connaissance et non la
possession. Elle ne pourrait s'installer dans la certitude d'aucune vérité définitivement
établie sans contredire sa nature insatiable. Elle dépose dans son sillage chacune de ces
vérités comme une trace de son passage fugitif. Toujours nomade, elle se dirige et
s'oriente vers ce qui n'est pas encore connu et saisi.
L'exigence intellectuelle peut être exigence d'objectivation ou exigence de raison
commune, selon qu'elle fait de nous des serviteurs de la vérité pour elle-même ou des
serviteurs des esprits en formation pour les ouvrir à la vérité.
Dans l'enseignement, il s'agit que les élèves s'approprient peu à peu un rapport
au réel déjà élaboré et que le maître possède. Celui-ci, mû par l'exigence intellectuelle
qu'il nourrit pour ses élèves, cherche à élever leur esprit jusqu'à la compréhension du
réel qui est la sienne, non pas d'un bond, mais par des degrés et des avancées graduelles
que les programmes ont pour fonction d'aménager – ce que l'on appelle leur
progressivité.
Au contraire, la remise en cause de la progressivité des programmes et de leur
structure, le refus de cheminer du simple et de l'élémentaire vers le plus élaboré, ou bien
le manque d'ambition de programmes qui ne visent plus à faire atteindre les plus hautes
connaissances établies, ou encore l'ambition démesurée d'autres programmes qui
prétendent y atteindre d'un coup, tout cela rend impossible l'établissement d'un rapport
de l'esprit des élèves à celui des maîtres. Tout cela est refus de la raison, puisque ratio,
en latin, signifie aussi rapport.
L'exigence de raison commune, celle des maîtres pour leurs élèves, fait connaître
à ceux-ci l'effort sans leur imposer la souffrance. Elle les porte jusqu'à leur maturité, elle
devient peu à peu exemplaire pour eux, elle fait école. Elle est alors transmission de la
vie dans l'ordre de l'esprit.