1 Marielle Ndiaye - Femme Blanche, Afrique Noire
1 Marielle Ndiaye - Femme Blanche, Afrique Noire
1 Marielle Ndiaye - Femme Blanche, Afrique Noire
978-2-246-67629-4
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Pour Tamsir, Mariama, Sélimata
et Tierno. A la mémoire de Jean
Claude et Mam Armand.
AVERTISSEMENT
J’ai adopté le mot « Nègre » qui traduit l’appartenance à une
culture car le noir est seulement une couleur, et j’utilise
l’appellation déformée « toubib », qui était le qualificatif des
premiers colons et missionnaires soignants, et qui s’est
transformée en toubab, pour désigner la race blanche.
J’emploie le mot « Vieux » ou « Vieille », Mam en ouolof,
pour désigner une personne âgée. Les Africains mettent dans
ce mot tout le respect qu’ils portent à leurs parents et il n’est
absolument pas péjoratif.
Je m’appelle Madjigen. Cela signifie « Moi, la femme » en
ouolof, celle qui porte la semence.
J’ai changé de prénom avant la prière du crépuscule, quand
les Vieux du village ont célébré notre mariage à la mosquée.
Ce soir-là, ils ont été nombreux à se lever et à prendre la
parole pour bénir l’union d’une toubab avec un des fils de leur
communauté. Ensuite, ils ont partagé les noix de kola.
Pendant ce temps, les femmes de notre maison ont préparé
le couscous de mil traditionnel que les Vieux sont venus
manger à la sortie de la mosquée.
Des dizaines de grands bols ont été posés sur le sol.
Accroupis, les Vieux ont puisé avec leurs doigts des boulettes
de mil qu’ils ont malaxées dans la sauce, puis ils les ont mises
dans leur bouche. Une fois rassasiés, ils se sont rincé les
mains, et la plupart d’entre eux se sont retirés, laissant leurs
places aux femmes.
Les femmes ont été prises au dépourvu, et elles n’ont pas pu
célébrer notre union avec le faste qu’elles espéraient. Elles ont
été très mécontentes d’être informées tardivement de notre
mariage mais nous ne voulions pas qu’elles ébruitent
l’événement, craignant de voir débarquer la moitié du Sénégal
dans notre maison. Pourtant, elles ont rendu cette soirée
inoubliable.
Une autre fois, j’ai été abordée très tôt le matin, place de
l’Indépendance, par un homme souriant de toutes ses dents et
très volubile. Il ouvrait largement ses bras en venant à ma
rencontre comme s’il avait aperçu le bon Dieu en personne.
J’étais un peu interloquée, surtout quand il glissa dans ma
main une chaîne ornée d’un pendentif. Il me dit:
« Cette nuit je suis devenu père pour la première fois, c’est
fantastique! J’ai un fils. Je l’ai appelé Ibrahim. C’est
fantastique!
Il ne cessait de répéter que c’était fantastique. J’étais
heureuse pour lui et je l’ai chaudement félicité, mais son
cadeau m’embarrassait. Il poursuivit en constatant ma gêne :
« Garde-le. C’est la coutume. Pour que mon fils ait de la
chance, je dois offrir un cadeau à la première personne que je
rencontre, et c’est toi. »
Je lui ai rendu le bijou de pacotille, en le remerciant et en lui
expliquant que je ne pouvais pas accepter cette responsabilité.
Il se rembrunit et protesta que mon attitude de refus allait
porter préjudice à son enfant. J’ai fini par céder à son
obstination, et j’ai mis son cadeau dans ma poche. J’allais
reprendre le cours de ma journée lorsqu’il me dit:
« Toi aussi tu dois me donner quelque chose en échange. »
Je lui répondis que je n’avais rien à lui offrir et il tira de sa
poche une pépite qu’il voulut me vendre à tout prix. Il me
vantait la qualité de l’or, très pur, de son morceau de fer peint
en jaune, me prenant vraiment pour une débutante. Je
commençais à perdre patience et à comprendre que toute son
histoire préliminaire n’avait eu qu’un seul but: capter mon
attention et m’attendrir pour mieux m’arnaquer. Je lui ai
restitué son cadeau empoisonné, et je suis partie en le laissant
râler de dépit. Mais je n’étais pas encore au bout de mes
surprises. En effet, quelques mois plus tard, ma mère et moi
fûmes victimes d’une mise en scène très au point.
Tamsir est issu d’une famille dite noble car ils sont paysans.
Ils ne sont pas « castés » comme les forgerons ou les
bûcherons. Ils vivent traditionnellement au cœur du vieux
village. La cuisine se fait toujours sur le feu de bois et les
femmes de la concession vont chercher l’eau à la fontaine.
Quel bouleversement pour lui que notre rencontre! Je
m’étonne encore aujourd’hui de la capacité d’adaptation dont
il a fait preuve. Il a su mêler tout ce qui avait fait l’essentiel de
son existence durant quarante ans au paquet hétéroclite que
j’apportais. Il était prêt à tout entendre, à tout essayer, à tolérer
mes accès de dénigrement, mes incompréhensions radicales,
mes rejets définitifs les plus violents. Compréhensif et curieux,
il s’efforça de mettre l’Afrique à ma portée. Sans son amour
patient, je n’aurais jamais pu comprendre ni m’intégrer à la vie
du village.
« Goro ! goro ! »
Et les femmes éclataient de rire derrière leurs étals, à
l’ombre des arbres. Je sentais bien qu’elles ne riaient pas à
mes dépens car leurs rires n’étaient pas moqueurs.
Que signifiait « goro » ? Je cherchais piteusement dans le
maigre vocabulaire ouolof à ma disposition et je ne trouvais
rien. Mes progrès en ouolof et en sérère étaient lents car
beaucoup de villageois parlaient français et ils s’adressaient
spontanément à moi dans ma langue. Je ne faisais pas d’efforts
pour apprendre. Le ouolof est une langue très vivante. Elle ne
s’écrit pas, du moins jusqu’à récemment. Elle s’interprète
selon les intonations, un mot pouvant avoir plusieurs
significations selon le contexte ou celui qui parle. Elle
fonctionne par images et similitudes. La couleur jaune se dit
de la même manière que le mot maïs. Il y a des règles bien sûr,
mais elles laissent place à la symbolique et à la poésie. On
emploie le même mot « togal » pour proposer à un visiteur de
s’asseoir et pour ordonner à un enfant de se calmer. Le mot «
djigen » veut dire fille ou femme. Dji signifie la semence, le
grain. La femme est celle qui conserve la semence, celle qui
permet à la vie de se renouveler. La femme est à ce point
révérée dans la société que le mot qui désigne la dame, «
sokhnassi », est le seul à partager la même terminaison « si »
avec les deux autres mots composés avec celle-ci : « soufsi »
qui désigne la Terre, et « assamansi » qui indique le Ciel. Pour
son époux, « sokhnassi » est le lien entre le Ciel et la Terre.
Elle est la Mère de toutes choses.
Les mots sont porteurs de sens, de symboles. Ils ont été
forgés non seulement pour décrire, pour désigner des choses
ou des sentiments, mais aussi pour rendre compte de la
philosophie, de la compréhension du monde qui les sous-tend.
Désormais, leur sens profond échappe la plupart du temps et
les mots sont devenus un mode d’échange et de
communication banalisé.
Chaque parole induit une conséquence qui est génératrice de
Bien ou de Mal. Les mots et les sons guérissent, et une parole
douce prononcée avec amour réconforte. Les mots doivent être
prononcés consciemment. C’est pourquoi les Africains s’en
méfient, qu’ils sont particulièrement sensibles à la médisance,
et que les Sages sont économes de leurs paroles, préférant le
silence au dévergondage verbal. C’est pour cela également que
les gris-gris sont élaborés à partir de paroles du Coran, ou de
l’un des nombreux Noms de Dieu contenus dans le Livre saint,
pour Le définir, tenter de Le cerner, Lui l’Indicible,
l’Inqualifiable, l’Inconnaissable. Ces mots sont puissants et ils
sont capables d’influencer ou de modifier le cours de
l’existence de celui qui les porte sous forme d’amulette. En
allant au bout de la logique, les bavardages incontrôlés et les
commérages des femmes sont néfastes, et par extension, leur
compagnie devient également risquée, voire dangereuse. C’est
un moyen commode de les tenir à distance et de ne pas
succomber aux tentations.