1 Marielle Ndiaye - Femme Blanche, Afrique Noire

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© Éditions Grasset & Fasquelle, 2005.

978-2-246-67629-4
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Pour Tamsir, Mariama, Sélimata
et Tierno. A la mémoire de Jean
Claude et Mam Armand.
AVERTISSEMENT
J’ai adopté le mot « Nègre » qui traduit l’appartenance à une
culture car le noir est seulement une couleur, et j’utilise
l’appellation déformée « toubib », qui était le qualificatif des
premiers colons et missionnaires soignants, et qui s’est
transformée en toubab, pour désigner la race blanche.
J’emploie le mot « Vieux » ou « Vieille », Mam en ouolof,
pour désigner une personne âgée. Les Africains mettent dans
ce mot tout le respect qu’ils portent à leurs parents et il n’est
absolument pas péjoratif.
Je m’appelle Madjigen. Cela signifie « Moi, la femme » en
ouolof, celle qui porte la semence.
J’ai changé de prénom avant la prière du crépuscule, quand
les Vieux du village ont célébré notre mariage à la mosquée.
Ce soir-là, ils ont été nombreux à se lever et à prendre la
parole pour bénir l’union d’une toubab avec un des fils de leur
communauté. Ensuite, ils ont partagé les noix de kola.
Pendant ce temps, les femmes de notre maison ont préparé
le couscous de mil traditionnel que les Vieux sont venus
manger à la sortie de la mosquée.
Des dizaines de grands bols ont été posés sur le sol.
Accroupis, les Vieux ont puisé avec leurs doigts des boulettes
de mil qu’ils ont malaxées dans la sauce, puis ils les ont mises
dans leur bouche. Une fois rassasiés, ils se sont rincé les
mains, et la plupart d’entre eux se sont retirés, laissant leurs
places aux femmes.
Les femmes ont été prises au dépourvu, et elles n’ont pas pu
célébrer notre union avec le faste qu’elles espéraient. Elles ont
été très mécontentes d’être informées tardivement de notre
mariage mais nous ne voulions pas qu’elles ébruitent
l’événement, craignant de voir débarquer la moitié du Sénégal
dans notre maison. Pourtant, elles ont rendu cette soirée
inoubliable.

Avant de quitter la concession où vit la famille de mon mari


pour rejoindre notre maison, je me suis assise sur une natte
achetée pour l’occasion. Une femme a ceint ma tête d’un
turban spécial béni par l’Imam puis a posé sur mes cheveux un
voile de coton écru. Elle a versé trois fois de l’eau sur ma tête
pour me purifier, puis elle a vidé une calebasse de mil sur mon
corps et elle en a rempli mes mains tournées vers le ciel, gage
de prospérité. Elle a frappé ma tête avec des pièces de
monnaie pour assurer notre richesse, et je me suis accroupie.
Elle a retiré le voile et l’a fait passer trois fois entre mes
jambes, sous mes bras, puis m’en a frotté le ventre, en signe de
fécondité.
Ensuite, les femmes ont posé la natte à l’entrée de la
concession et m’ont couverte d’un lourd pagne brodé de fils
d’or pour me cacher. J’ai ôté mes sandales pour en chausser
une paire toute neuve, et je suis sortie, prête pour un nouveau
départ, une nouvelle vie.
Une foule dense venue du voisinage, alertée par le tumulte
des djembés, s’est formée autour de moi tandis que je faisais
trois fois le tour de l’arbre sacré, demeure de l’esprit
protecteur de la famille. Les femmes chantaient, frappaient
dans leurs mains, et dansaient. J’avais légèrement écarté un
pan du pagne pour jeter un coup d’œil. Soudain, un homme a
jailli devant moi, saluant mon passage en reprenant la danse
des femmes, c’était Ibrahim, le meilleur ami de mon mari.
Puis, la femme qui officiait a tiré sur le pagne pour me
conduire à travers les ruelles du village jusqu’à notre maison.
Notre cortège s’arrêtait tous les cinquante mètres et les
femmes reprenaient en rythme un chant me dispensant des
conseils que je ne comprenais pas. A chaque nouveau départ,
la foule grossissait. Sur la place du village se déroulait un
sabar 1, que les femmes ont délaissé pour rejoindre notre
défilé, laissant les tapeurs jouer pour les bancs vides.
Je ne voyais presque rien. Mes pieds habitués à faire le
trajet la nuit, sans éclairage, me guidaient plus sûrement que
les femmes qui me conduisaient en tirant sur le pagne dont
j’étais recouverte. Les joueurs de djembés nous escortaient et
ma tête dodelinait au gré de leur fantaisie et des piétinements
saccadés caractéristiques des danses sérères.
Parvenus sur la terrasse de notre maison, les
percussionnistes se déchaînèrent et entraînèrent les femmes
dans leur frénésie durant de longues minutes.
La nuit était bien avancée et j’étais fatiguée.
Tout à coup, un signal mystérieux donna l’ordre de repli, et
notre maison retrouva son calme habituel.
En ce deuxième jour de l’année, conduite par les femmes du
village, je suis devenue l’épouse de Tamsir Ndiaye, pêcheur et
paysan de Popenguine.
Notre mariage, peu probable a priori, n’avait rien de
folklorique. Il était l’aboutissement d’un engagement profond,
presque énigmatique, que rien n’avait pu remettre en question.
Notre union est un défi au bon sens, un coup d’audace
magnifique. Oser vivre ses choix, s’affranchir du regard des
autres et du formatage de son milieu culturel est un exploit, un
sacré exploit. Ensemble nous l’avons réussi, soudés par une
indéfectible confiance en notre étonnant destin.
Mais voici comment sept ans plus tôt tout avait commencé.

Je m’amusais à lire les cartes publicitaires que les


marabouts africains glissent dans les boîtes à lettres en France.
Ils promettent le succès dans les affaires et en amour grâce à
leurs pouvoirs magiques transmis par les Initiés de la brousse,
détenteurs des secrets de la Sagesse africaine. Pourquoi ne pas
faire appel à eux après tout?
Mais je n’avais jamais cru à toutes ces sornettes.

J’avais trente-cinq ans et ma vie était en panne. En panne de


sens, en panne de vérité, en panne d’exaltation.
J’étais morte à l’intérieur mais cela ne se voyait pas.
Je possédais tout ce qu’une femme peut désirer: un
compagnon, riche et beau. Une maison, grande et belle. J’avais
suivi des études supérieures et j’avais un travail intéressant.
J’étais en bonne santé. Que demander de plus?
Je me sentais à l’abri dans mon cocon de certitudes,
protégée par mon existence bien rangée, planifiée et sûre, mais
étriquée et sans relief. J’avais perdu le sens du sacré, le sens de
la vie, mais je m’en accommodais.

Alors pourquoi ai-je pris l’avion en ce 1er avril ? Et pour


aller où ? Pour aller chercher quoi?
Pourquoi, comment ? Tant que je n’aurais pas trouvé de
réponses aux questions existentielles qui me tourmentaient,
elles ne me laisseraient pas de répit.

Je cherchais l’amour également. L’amour avec un A


majuscule. Démesurément majuscule d’ailleurs. Il était donc
peu probable que je le rencontre un jour.

J’étais un pur produit de la société de consommation, bien


insérée dans les mailles de son filet. Plus je me débattais, plus
les rets m’emprisonnaient.
Je pouvais attendre des années, et encore d’autres années
additionnées aux premières, et rien ne se passerait. Rien de
plus que maintenant en tout cas. J’en avais la certitude
cadenassée au cœur. Mon cœur qui ne vivait pas.

J’ai alors décidé de prendre mon destin en main. Le hasard a


mis sur ma route un homme qui a déclenché la grande
aventure de mon existence.
Nous sommes devenus amants, et après quelques mois de
clandestinité, nous avons quitté la France pour un ailleurs
prometteur.
Notre avenir ensemble n’a pas tenu ses promesses, et nous
nous sommes séparés deux mois plus tard. Il est rentré en
France, et je suis restée seule en Afrique, au milieu des
décombres de mes illusions.
La grande aventure débutait mal. J’avais cru rencontrer
l’amour, le vrai, celui qui m’avait arrachée à la platitude d’une
existence sans surprise. Je m’étais trompée. Tout était à
recommencer.

J’étais en Afrique, précisément au Sénégal, seule,


désorientée, sans amour, sans attache, sans projet précis, mais
sereine et incapable d’expliquer pourquoi.
Je me sentais comme un poisson dans l’eau au milieu de la
foule des Dakarois. J’étais une des leurs, mais j’étais blanche.
Blanche comme une endive. L’ardent soleil africain ne
parvenait pas à ôter les traces de mon origine. Blanche. Je
portais la couleur de ma peau comme une croix. Tout était
faussé, j’étais tenue à distance. Pourtant, je ne me sentais pas
différente. Je ne voyais même plus que j’étais une Blanche au
milieu d’une foule noire. J’étais ici chez moi.

J’aurais pu errer durant des mois sans but, traînant de plages


paradisiaques en bars mal famés, de rencontres d’un soir en
réveils désenchantés, portée par le cours des événements,
jusqu’à ce que j’échoue, lamentable et paumée, dans une
aventure sordide ou que je sois rapatriée d’urgence vers mon
pays d’origine.
Je ne suis ni folle, ni alcoolique, ni droguée, ni dépressive,
ni accro au sexe. Je ne suis pas venue ici pour vérifier la
légende qui prête aux Africains un sexe aux proportions hors
norme. Je n’ai pas fui non plus mon mal-être, mais plutôt mon
trop-avoir.
J’étais simplement en quête d’une autre expérience de la
vie.

Poussée par le hasard jusqu’à la plage de Popenguine, j’ai


fait la connaissance d’un pêcheur.
Il s’appelle Tamsir. Il est animiste. Il vit de la pêche dans un
petit village de la brousse sénégalaise.
C’est là que j’ai décidé de passer avec lui les quatre années
qui ont suivi.
Quatre années initiatiques.

Avez-vous déjà réussi à attraper un poisson en l’assommant


avec un caillou?
Savez-vous reconnaître l’espèce de poisson qui nage dans
un banc à plus de cent mètres du rivage?
Pouvez-vous regagner la côte en pleine nuit en vous guidant
d’après les lumignons qui scintillent dans les villages?
Etes-vous capable de vous mettre au même niveau qu’un
poisson, de penser comme un poisson, d’avoir le cerveau d’un
poisson, au point de ne plus faire qu’un avec lui ? Peut-être
Tamsir est-il lui-même un poisson d’ailleurs?
Non ? Alors vous ne savez rien. Savez-vous seulement qui
vous êtes?

Tamsir lui le sait. C’est un noble sérère, descendant


d’Armand, fils de Youssou, fils de Gane, fils de Guithiokh et
de Gansene, de la lignée de Babacar Marone, fils de Mbagnick
et de Diouma, descendant de Silmang Marone Gelwar, un
élément de ce grand univers, minuscule et ridicule point dans
l’infini, indispensable à l’ordonnancement du Tout. Il sait qu’il
est vivant, que sa vie est précieuse et sacrée, au même titre que
toutes les vies sur cette terre, parce qu’elles sont reliées
comme les maillons d’une même chaîne et que rien ne peut
avoir plus de valeur et d’importance que cette connaissance-là.
Il le sait. Quand je l’ai rencontré, moi, je ne le savais plus.

Dans ce petit village de la brousse africaine, j’ai rencontré


l’homme qui m’a fait grandir, me dépasser, me surpasser pour
entrer en possession de moi-même. Il a fait de moi une épouse
et une mère. De quel accomplissement plus grand pouvais-je
rêver?
Tamsir n’est ni médecin, ni industriel richissime, ni
ministre. Je ne l’ai pas connu dans un cocktail mondain d’un
Sheraton. C’est un pêcheur. Un pêcheur qui recommence mille
fois le même geste pour attraper un poisson. Il n’a pas un
statut social enviable, il ne possède ni argent, ni renommée. Je
me suis affranchie de cette attente-là. Et de bien d’autres
encore.
Tamsir se possède lui-même. Là est sa seule et véritable
richesse.
En existe-t-il de plus grande ?
Je suis fière et comblée d’être la femme d’un pêcheur
africain. Je suis Madjigen, sa Sokhnassi.

Venez. Ecoutez le rythme des tam-tams qui vous content


cette histoire ordinaire et fabuleuse.
Je vais vous initier aux secrets de la sagesse africaine.
1 Manifestation dansante traditionnelle.
1.
J’avais vingt et un ans quand j’ai débarqué à Bangui au
Centrafrique, sac au dos, pour un voyage touristique qui
m’avait également conduite au Cameroun. Un de mes «
promotionnaires » à Sciences-Po était originaire de ce pays et
il m’avait suggéré d’y faire une halte.
C’était l’archétype de l’étudiant africain issu d’un milieu
aisé venu faire des études supérieures en France dans le but de
devenir ministre à son retour chez lui. Mise impeccable, nœud
papillon et parapluie long qu’il utilisait tel un attribut de
pouvoir, il maniait parfaitement tous les recours grammaticaux
et syntaxiques de la langue française, toujours prompt à
intervenir dans une discussion dans l’amphithéâtre. Il était de
ceux qui formulent interminablement et pompeusement leur
réponse personnelle en préambule à la question qu’ils
souhaitent poser à leur interlocuteur.
« Pourquoi n’irais-tu pas passer quelques jours dans ma
famille à Yaoundé? m’avait-il proposé lorsque je lui avais fait
part de mon projet de voyage en Afrique.
— Mais ils ne me connaissent pas ! Et puis je ne sais même
pas à quelle date je serai au Cameroun. Je ne peux quand
même pas arriver à l’improviste et demander l’hospitalité »,
lui avais-je répondu, interloquée par sa proposition.
Il avait éclaté de rire.
«Il suffira de leur dire que tu viens de ma part. Tiens, je te
donne leur adresse. Vas-y, tu seras bien reçue, ne t’inquiète
pas. L’hospitalité est une tradition chez nous. »
J’avais finalement pris le papier qu’il me tendait.

Je me souviens du calme et de la sérénité qui m’habitaient


tandis que je marchais dans la rue principale, en terre battue,
de Bangui à la recherche d’un hôtel, à quatre heures du matin.
Cette impression ne m’avait pas quittée durant tout le voyage.
Partout, j’avais rencontré des visages heureux, ouverts,
souriants. Même dans le dénuement. Je ne comprenais pas.
Comme le jour où je pris un de ces taxis-brousse
bringuebalants et surchargés qui roulaient à l’allure
d’escargots paralytiques sur des pistes défoncées. Nous étions
serrés comme des sardines, installés tête-bêche pour gagner de
la place, lorsque nous avons croisé un véhicule du même type,
en panne de l’autre côté de la route. Il faisait chaud, très
chaud, et le prochain village était encore loin. Qu’à cela ne
tienne! Les passagers en rade et en sueur grimpèrent dans
notre bus, les uns à cheval sur les autres, certains perchés sur
le toit envahi de bagages en tous genres, ou agglutinés sur le
marchepied et le long de l’échelle. Un miracle d’équilibrisme.
Dans mon inconfort, somme toute relatif puisque j’occupais
une place à moi toute seule, je ne comprenais pas que cela soit
acceptable. Nous avions payé, et nous étions traités comme
des moutons. A la pause suivante, je protestai:
«Mais comment pouvez-vous accepter d’être traités comme
du bétail ? Vous êtes des hommes, vous ne pouvez pas
supporter n’importe quoi! On abuse de vous, ne vous laissez
plus faire, réagissez, n’acceptez plus… »
Un cercle s’était formé autour de moi, des paires d’yeux me
fixaient. Les uns étaient curieux, éberlués, d’autres riaient
franchement. J’étais sûre de moi et de la justesse de mon
propos. J’étais déterminée à m’engager dans une croisade
contre le fatalisme et à mobiliser ma force de conviction pour
la bataille. Ce n’est que bien plus tard que je compris combien
j’avais été ridicule. Je n’avais pas été le témoin d’une attitude
soumise et passive, mais j’avais reçu une leçon de générosité
et d’acceptation joyeuse d’une réalité quotidienne difficile.
Mieux valait se serrer plutôt que de marcher. Était-il
envisageable de laisser sur le bord du chemin toutes ces
personnes en plein soleil qui ne verraient pas passer un car de
sitôt ? Cela valait bien le sacrifice de son petit confort égoïste.
La réalité était dure, tant pis on faisait avec, le sourire en plus.
Ces premières vacances passées en terre africaine avaient
été instructives et elles m’avaient laissé un sentiment
d’inachèvement. J’avais envie d’y revenir.

De retour en France, je voguais à nouveau sur les flots de la


vie, bien insérée dans la société, mais ce malaise indéfinissable
qui m’avait assaillie en Afrique persistait. Ce que je cherchais,
et que j’avais pressenti durant mon voyage, n’était pas du
domaine de la possession, de l’argent, du confort matériel, de
la reconnaissance. C’était bien autre chose que j’avais ressenti
dans ce bus.
C’était un appel irrésistible et confus vers une expérience de
vie différente.
Jusque-là, les relations que j’entretenais avec les personnes
et les événements de mon existence étaient fondées sur les
seuls concepts que ma culture d’origine avait pu me
transmettre: l’individualisme forcené, le goût de la possession,
l’insatisfaction perpétuelle induisant une névrose du
dépassement, la volonté de modeler l’environnement à mon
seul profit et le sens de valeurs morales souvent incompatibles
avec celles des autres.

Je ne renie pas ma culture, ni les grands principes


humanistes auxquels elle se réfère, mais je trouve curieux
qu’ils soient assez peu mis en actes ou pour le moins qu’ils
n’engendrent pas une société harmonieuse. Cela reste de
pieuses pensées, et le quotidien ne se nourrit ni de paroles ni
de pensées, aussi brillantes soient-elles. Cela expliquerait peut-
être pourquoi le monde d’aujourd’hui semble si « désenchanté
». Peut-être parce qu’il est gouverné par des principes et non
par des hommes qui incarnent ces principes.

J’avais choisi le Sénégal comme destination parce que


c’était la première réponse positive que j’avais reçue des
services économiques des différentes ambassades auxquelles
j’avais envoyé mon projet d’installation. Mon sort avait
dépendu de la rapidité, ou du désœuvrement, d’un
fonctionnaire de l’ambassade de France au Sénégal.

C’est en débarquant à Dakar que, d’emblée, j’ai constaté les


contrastes de ce pays. L’aéroport de Dakar a été refait à neuf.
Il est climatisé mais le reste de l’infrastructure n’est pas aussi
moderne. Les écrans flambant neufs distillent des informations
hasardeuses et les retards inexpliqués et non signalés sont
fréquents. Les tapis roulants de la salle de débarquement
peinent à acheminer les bagages qui sortent des soutes au
compte-gouttes. Des hordes de porteurs, qui confisquent les
rares chariots de transport, assaillent les voyageurs pour les
conduire à travers les files d’attente en panne au poste de
douane, moyennant une rétribution laissée à l’appréciation du
donateur, mais qui est toujours âprement discutée. Pour éviter
d’attirer sur soi les regards réprobateurs de l’assistance, le
voyageur préférera calmer les gesticulations du porteur en
cédant à son argumentation: « J’ai une famille à nourrir. Je n’ai
pas beaucoup travaillé aujourd’hui. »

Triompher de la douane relève de la chance. Si les


fonctionnaires sont tous occupés à ergoter sur le contenu d’une
valise, le passage est aisé, sinon, prenez votre attente en
patience. Les douaniers chercheront alors le prétexte, l’infime
broutille, qui justifiera le paiement illicite d’une amende, ou la
ponction frauduleuse d’une partie de vos biens. Les porteurs «
assermentés » par les douaniers évitent cette coûteuse
formalité.
L’aéroport est sillonné par toutes sortes de personnes qui
récupèrent ou échangent les pièces de monnaie inutilisables,
qui proposent des taux de change extravagants pour écouler de
la fausse monnaie, qui tentent de vendre au forceps un dernier
souvenir, ou des provisions de bouche. Certains confient des
lettres à poster ou des paquets à remettre à un membre de la
famille expatrié.
Les gardes qui officient à l’entrée de la partie modernisée de
l’aéroport de Dakar ne permettent pas aux personnes qui n’ont
pas de billet de transport de pénétrer dans la salle
d’enregistrement des bagages. Ils les soupçonnent peut-être de
vouloir profiter de la climatisation qui soulage de la moiteur
soporifique du climat ou de tenter un embarquement
clandestin.
Les trafiquants de passeports et de visas ont encore un bel
avenir devant eux, souvent aidés dans leurs tâches par les
officiers administratifs corrompus. Il est possible de se
procurer un passeport français ou sénégalais, avec sa
photographie, en quinze jours, moyennant l’équivalent de deux
mille euros. Auparavant, les passeports circulaient au sein
d’une même famille. Les douaniers toubabs avaient beaucoup
de mal à se familiariser avec la physionomie africaine, et ils
confondaient les visages. Aujourd’hui, même si les contrôles
et les vérifications sont approfondis, le désir de venir en
Europe est si irrésistible que l’imagination des clandestins est
sans limites. Certains sont prêts à risquer leur vie, à tricher, à
dépenser beaucoup d’argent pour venir en gagner. Mais que
gagnent-ils? Des petits boulots, précaires et peu payés,
assurant un quotidien médiocre.

J’ai passé un mois à Dakar, coincée par une longue


procédure de dédouanement de ma voiture, laquelle était
indispensable pour assurer mon autonomie et la rapidité de
mes déplacements. Les droits de douane que l’on me réclamait
étaient à la hauteur du prix de la voiture et je ne pouvais pas
les payer. Je pestais contre la stupidité de cette situation,
lorsqu’un employé fort aimable d’une société de fret de
l’aéroport me déclara qu’il résoudrait le problème en moins de
temps qu’il n’en faut pour le dire. La chance me souriait.
Ibrahim Diallo, tel était le nom de cet homme, commença un
tas de démarches qui, au fil de la semaine, se révélèrent
infructueuses et de plus en plus onéreuses. Je devais payer
pour obtenir tel formulaire, payer le gardiennage de la voiture
au port, payer telle taxe, payer le repas de tel employé zélé qui
allait m’arranger ça, payer les faux frais de mon
commanditaire, payer ceci, payer cela, et j’étais toujours à
pied. Mon trajet de prédilection était celui qui menait de
l’hôtel à la banque. Là aussi les ennuis m’attendaient.
A court d’argent, j’avais demandé un virement de ma
banque en France à la Bicis de Dakar. J’avais eu confirmation
que le virement avait été effectué mais le guichetier qui
s’occupait de moi m’affirmait le contraire, et il agitait des
liasses de documents et des pages de fax en guise de preuves
de sa bonne foi. Après plusieurs jours d’attente, le guichetier
m’opposa une fin de non-recevoir. J’étais en panne de
solutions et sans argent. Je demandai en dernier recours à
parler au directeur. Heureusement, l’établissement était
climatisé car l’attente était longue.

C’est ce jour-là que débuta mon apprentissage forcé de la


patience. Les Sénégalais font preuve en toutes circonstances
d’une imperturbable capacité à patienter. Mes réactions
intempestives me faisaient perdre beaucoup de temps. Ici, j’ai
appris à mes dépens que l’emportement n’était jamais de mise
et j’ai canalisé petit à petit mon énergie bouillonnante.
Le directeur de la banque, un toubab, me reçut. Il
s’empressa afin de rendre service à une compatriote dans le
besoin, et après vérification, il constata que le transfert
d’argent avait bien eu lieu, mais que l’employé l’avait viré sur
son propre compte! Le directeur fit le nécessaire sur-le-champ
pour que mon compte soit crédité, puis il s’enferma avec son
subordonné. Bien sûr, cet homme avait commis une faute
lourde de conséquences, mais sa conduite avait été dictée par
la nécessité, car la fête de la Tabasky approchait. Chaque père
de famille doit tuer un mouton lors de cette grande fête
musulmane et l’achat de la bête représente un gros
investissement. Tous les moyens sont bons pour se procurer de
l’argent, et j’en serais plusieurs fois la victime.
Le sacrifice de la Tabasky allait avoir lieu et pendant
plusieurs jours, toute activité serait suspendue. Dakar serait
une ville morte, et ma voiture toujours retenue. Il fallait
accélérer les choses. Il ne manquait plus qu’une signature. Je
proposai de payer un bakchich. Le signataire n’était pas
pressé, moi oui. Il m’extorqua, sourire aux lèvres, une somme
considérable. Il avait lui aussi un pressant besoin de cet argent
pour acheter sa bête.
Le véhicule était enfin sorti du port, mais je n’avais pas
l’autorisation de circuler. Je me rendis au ministère de
l’Economie et demandai audience. Le responsable des services
techniques me reçut. Après plusieurs jours d’âpre négociation,
j’obtins une dérogation de trois mois me permettant d’utiliser
la voiture sans dédouanement. Mais le problème n’était pas
réglé pour autant, je l’avais juste repoussé.
C’est alors que je rencontrai un nouvel homme providentiel.
C’était un ancien douanier, champion de judo, deux mètres
de haut sur un de large, qui se proposait de régulariser ce
fâcheux dossier, moyennant une amitié éternelle. Je n’avais
pas encore appris la méfiance. Il me trimbala de bureaux de
ministères en bureaux administratifs, serrant des mains en
veux-tu, en voilà, toujours souriant, coups d’œil complices à
l’appui. Le grand jeu. Il me prit beaucoup d’argent, me donna
un formulaire prétendument en règle et disparut. Quelques
mois plus tard, la douane volante saisissait mon véhicule lors
d’un contrôle. J’ai vainement tenté de plaider ma cause en
présentant les papiers du véhicule garnis de billets
astucieusement mis en évidence, mais les douaniers, non qu’ils
soient moins cupides que les autres, savaient qu’ils pourraient
obtenir plus d’argent en menant la procédure à son terme. Le
douanier en chef disposa des chaises sous un arbre et m’offrit
du thé. Il dissertait aimablement sur les vertus de ce breuvage
et des coutumes africaines, puis il me dit:
« Tu sais que c’est une faute grave de circuler sans papiers
pour la voiture. Je peux appliquer la procédure à la lettre et
verbaliser l’infraction à hauteur de trois fois le prix du
véhicule. »
Il agita sous mon nez un code des douanes, et chercha
l’article idoine. J’étais très pâle, je crois. Puis, il reprit:
«Je peux faire un effort spécialement pour toi. Quel prix
peux-tu payer ? »
J’ai compris que le vent tournait et qu’il voulait mener cette
transaction pour son propre compte. J’étais hors la loi, mais il
manifestait le désir très clair de la violer lui aussi. J’ai établi
une base de discussion à partir de la somme prétendument due
aux douanes que j’ai divisée par quatre. Je lui ai répondu :
« Tu sais, je suis toubab, mais je n’ai pas beaucoup d’argent.
» Son sourire en coin indiquait qu’il ne me croyait pas. « Je
peux payer cinq cent mille CFA, mais pas plus. »Je savais
qu’il allait augmenter la somme, et je m’étais donné une petite
marge de manœuvre.
« C’est pas beaucoup. Je suis sûr que tu peux faire un effort
», insista-t-il.
Nous ne sommes pas tombés d’accord et deux jours de
palabres plus tard, nous nous sommes arrêtés sur un montant
qui avait été diminué de moitié.
«D’accord pour huit cent mille CFA. Pas en dessous.
— D’accord. » Et j’ai payé.

Mais la voiture n’était toujours pas en conformité avec la


législation locale. Une escorte armée me ramena au port de
Dakar pour traiter avec un transitaire peu scrupuleux, ravi de
l’aubaine que je représentais à ses yeux. Je dus subir la
procédure administrative inverse pour autoriser la voiture à
reprendre le bateau. Quasi aussi longue, mais cette fois moins
dispendieuse.

Je venais de vivre ma première plongée dans l’univers de la


magouille. Il fallait déployer des trésors d’imagination pour
convaincre. Dire sans dire, tout en disant, pour ne pas froisser
les susceptibilités. Promettre sans tenir. Jurer en mentant.
Flatter en ayant l’air convaincu. Être tout innocence et naïveté,
et l’instant d’après, montrer de quoi j’étais capable. Pleurer au
besoin pour attendrir. Car la peau blanche, cela ne pardonne
pas! Elle est synonyme de compte en banque bien garni où il
est aisé de puiser, en contournant les règles que de toute façon
le toubab ignore. On aurait pu me dire n’importe quoi, je
n’avais aucun moyen de le vérifier ni de faire valoir mes
droits. Rien ne se traite, dans la capitale, sans la corruption
plus ou moins visible des rouages administratifs de l’Etat qui
paralyse les efforts d’un gouvernement qui se voudrait intègre,
ni sans la pratique des petits « arrangements » plus ou moins
licites exercés à titre privé, sans parler des filouteries dont les
banas-banas1 de Dakar sont les rois.
Ils sont rusés, patients et fins psychologues pour traquer le
touriste à plumer. Ils observent, à l’affût. Outre les
traditionnelles embuscades pour aller acheter dans telle ou
telle boutique tenue « par un très bon ami qui te fera le
meilleur prix », j’ai été royalement piégée plusieurs fois.
Passant, un jour, par la place de l’Indépendance, plaque
tournante, avec le marché de Sandaga, du business attrape-
touriste, je fus abordée par un homme fort aimable qui
engagea la conversation. Chemin faisant, il me demanda où je
me rendais.
Je lui répondis: « au ministère de l’Intérieur ». Je devenais
une habituée des hautes sphères de l’Etat.
«Ah! Je vais dans la même direction. Qu’allez-vous y faire?
— Une carte de résidente.
— C’est bien, vous souhaitez vous installer dans notre pays!
Soyez la bienvenue! »
Il était très enthousiaste, il m’encourageait et il me remercia
pour son pays.
« J’ai justement un ami qui travaille au Service des
étrangers. »
Je savais qu’il était difficile de s’y retrouver dans les
administrations sénégalaises, et cette aide inespérée une fois
encore… pourquoi pas?
«Je peux vous le présenter. Vos papiers seront rapidement
prêts. »
Cet homme était décidément fort sympathique, il me
consacrait de son temps pour m’aider, voilà bien la légendaire
gentillesse africaine.
Parvenus au ministère de l’Intérieur, Modou fit état de ses
connaissances et le garde de l’entrée nous laissa passer.
Ensuite, nous avons attendu devant une porte plutôt minable.
Nous sommes entrés dans un bureau minuscule où trônait
un vieil ordinateur poussiéreux. A mon grand étonnement, il
fonctionnait. Par intermittence, mais il fonctionnait. Et durant
les heures qui suivirent, j’eus tout loisir de l’observer. Il était
utilisé, entre autres, pour modifier frauduleusement et
moyennant finances les dates de naissance sur les papiers
officiels. Soit pour avancer un âge de retraite et percevoir
quelques subsides, soit pour retarder cet âge et continuer à
travailler, ou encore pour entrer à l’école élémentaire alors que
le candidat aurait l’âge d’aller à l’université. Modou exposa le
but de notre visite.
Pas de problème. Il suffisait de deux photos et d’un
certificat médical. Mon dossier était quasiment bouclé en
l’espace d’une heure. J’avais investi en timbres et quelques à-
côtés, je n’avais plus qu’à attendre la carte qui ne saurait
tarder. J’attendis. Nous discutions de tout et de rien. Je
m’informais, je m’éduquais. Le temps passait. On m’offrit le
thé. Je n’avais pas la patience des Africains. J’avais épuisé
mes sujets de conversation et j’en avais assez de subir le va-et-
vient incessant de ce bureau.
« Je passerai demain.
— Graoul, amoul solo », c’est-à-dire: Pas de problème. Il
n’y a jamais de problème au Sénégal. C’est une devise, un état
d’être.
Cinq mois et maintes relances plus tard, j’apprenais que la
fameuse carte ne serait jamais faite. Ce n’était ni le bon
service, ni le bon ministère.
Il me fallait pourtant poursuivre ma démarche pour être en
règle. Je me plaignis à un guichet de banque de la lenteur et du
labyrinthe administratif auquel j’étais confrontée depuis mon
arrivée dans le pays et je racontai mon aventure. L’homme à
côté de moi se présenta et griffonna un numéro de téléphone et
un nom sur le papier qu’il me tendit.
« Téléphonez à cet homme de ma part, c’est un ami, nous
avons fait nos classes ensemble. Exposez-lui votre problème. »
Et il conclut: « C’est le directeur de la Sûreté de l’Etat. »
La ligne était directe, rapide. Je donnai le nom mot de passe
et Monsieur le directeur se présenta au bout du fil. Incrédule,
je bafouillai. Il me fixa rendez-vous pour l’après-midi même.
Devant l’immeuble, assez quelconque, je n’osais y croire. Sur
un simple appel, un personnage important de l’Etat me
recevait immédiatement pour une banale affaire de papiers. Le
nom de mon bienfaiteur avait fait des miracles. Le secrétaire
ouvrit la porte d’un vaste bureau qui ressemblait davantage à
un luxueux appartement: canapés, fauteuils de cuir, bar,
plusieurs écrans de télévision branchés sur des chaînes
françaises. Il m’invita à m’asseoir et je racontai l’arnaque dont
j’avais été victime. Il décrocha son téléphone et quelques
minutes plus tard, le fonctionnaire indélicat pénétra dans le
bureau. Il me reconnut et pâlit. Il s’expliqua maladroitement,
transpira abondamment, et repartit. Les minutes s’écoulèrent
durant lesquelles la conversation roula sur mes projets
d’installation dans le pays. Enfin, l’homme revint, un vague
dossier à la main. L’incident était clos. J’ai récupéré mon
argent et perdu beaucoup de temps. Mon dossier n’a pas
avancé plus vite pour autant, car trois ans et de nombreuses
procédures rocambolesques plus tard, je n’avais toujours pas
obtenu de réponse.
Les banas-banas sont inégalables pour soutirer les larmes du
toubab, et surtout son argent.
C’est ainsi qu’une fin d’après-midi où je marchais dans les
rues encombrées de Dakar, j’ai heurté un passant. Il laissa
tomber au sol un sac en plastique qu’il ramassa bien vite, mais
quelques secondes plus tard, il me saisit le coude, le visage
décomposé et la voix sanglotante. Il tenait à la main des débris
de verre. En le bousculant j’avais cassé le flacon contenant son
médicament. Une ordonnance à la main, il s’agita et me dit
qu’il avait le sida, que sans médicament il allait mourir, que je
devais le rembourser, que cela coûtait très cher et il lâcha une
somme exorbitante. J’interrompis ce flot de paroles. Je
connaissais la combine. Un autre toubab me l’avait racontée à
l’hôtel. Il tourna les talons et s’enfuit en courant.

Une autre fois, j’ai été abordée très tôt le matin, place de
l’Indépendance, par un homme souriant de toutes ses dents et
très volubile. Il ouvrait largement ses bras en venant à ma
rencontre comme s’il avait aperçu le bon Dieu en personne.
J’étais un peu interloquée, surtout quand il glissa dans ma
main une chaîne ornée d’un pendentif. Il me dit:
« Cette nuit je suis devenu père pour la première fois, c’est
fantastique! J’ai un fils. Je l’ai appelé Ibrahim. C’est
fantastique!
Il ne cessait de répéter que c’était fantastique. J’étais
heureuse pour lui et je l’ai chaudement félicité, mais son
cadeau m’embarrassait. Il poursuivit en constatant ma gêne :
« Garde-le. C’est la coutume. Pour que mon fils ait de la
chance, je dois offrir un cadeau à la première personne que je
rencontre, et c’est toi. »
Je lui ai rendu le bijou de pacotille, en le remerciant et en lui
expliquant que je ne pouvais pas accepter cette responsabilité.
Il se rembrunit et protesta que mon attitude de refus allait
porter préjudice à son enfant. J’ai fini par céder à son
obstination, et j’ai mis son cadeau dans ma poche. J’allais
reprendre le cours de ma journée lorsqu’il me dit:
« Toi aussi tu dois me donner quelque chose en échange. »
Je lui répondis que je n’avais rien à lui offrir et il tira de sa
poche une pépite qu’il voulut me vendre à tout prix. Il me
vantait la qualité de l’or, très pur, de son morceau de fer peint
en jaune, me prenant vraiment pour une débutante. Je
commençais à perdre patience et à comprendre que toute son
histoire préliminaire n’avait eu qu’un seul but: capter mon
attention et m’attendrir pour mieux m’arnaquer. Je lui ai
restitué son cadeau empoisonné, et je suis partie en le laissant
râler de dépit. Mais je n’étais pas encore au bout de mes
surprises. En effet, quelques mois plus tard, ma mère et moi
fûmes victimes d’une mise en scène très au point.

Nous étions venues à Dakar pour faire quelques emplettes,


et nous nous étions arrêtées à l’hôtel Le Provençal,
l’établissement où je logeais quand j’étais arrivée au Sénégal.
Nous faisions une courte pause pour nous rafraîchir. Comme
de coutume, nous avions salué chaque personne, assez
bruyamment il faut bien l’avouer, en livrant de précieuses
informations à celui qui nous espionnait, tapi aux abords de
l’entrée.
Ibou m’interpella:
« Eh Marielle, comment vas-tu? Et à Popenguine, comment
ça marche? Depuis quand êtes-vous là? Et toi Maman,
comment vas-tu? Vous restez longtemps?
— Ça va, ça va, et toi? Nous sommes seulement venues
faire des achats, on ne reste pas. Maman doit aller à la banque
et on se retrouvera ici. Moi je dois aller au magasin de
bricolage et puis on prendra un verre ensemble, d’accord?
Alors, à tout à l’heure. »
Je fournissais à mon insu les éléments qui allaient permettre
à un professionnel de la traque-touriste d’écrire, en quelques
minutes, un scénario parfaitement authentique. Nous nous
sommes séparées, et ma mère est partie chercher de l’argent.
Elle m’a raconté ce qui suit.
Parvenue à la banque, elle fut abordée par un homme
qu’elle ne connaissait pas qui lui dit:
« Eh Maman, quelle bonne surprise! »
Ma mère avait toutes les peines du monde à mémoriser un
visage, et surtout à les différencier.
«Euh! oui, oui, bien sûr. »
Il reprit:
« Je viens de croiser Marielle qui quittait Le Provençal pour
aller acheter des outils, c’est elle qui m’a dit que tu étais là. »
Maman était alors en confiance, car tous les faits rapportés
étaient exacts. Il continua:
«Je suis très ennuyé tu vois, parce que je suis venu avec ma
sœur, tu sais Fatou (maman ne savait pas davantage car elle ne
se souvenait d’aucun prénom), et elle vient d’avoir un
accident. Une voiture l’a accrochée et je l’ai conduite à
l’hôpital. Il faut lui faire un vaccin contre le tétanos, et tu vois
j’ai quitté Popenguine sans argent. Est-ce que tu peux me
l’acheter à la pharmacie et je te rembourse dès que nous
arrivons à Popenguine. »
Maman ne voyait pas de raison de refuser de l’aider, toute
cette affaire étant parfaitement plausible. Elle lui proposa de
lui prêter la somme d’argent nécessaire. Il déclina d’abord son
offre, prétextant qu’il ne voulait pas la déranger avec ses
problèmes. Il comprenait, disait-il, qu’elle ne veuille pas se
démunir d’une telle somme, cinquante mille francs CFA, soit
cinq cents francs français, (ce qui représente en effet un salaire
mensuel) et qu’il allait se débrouiller. Maman insista et il
accepta de prendre l’argent en la remerciant chaleureusement.
« Je te les rendrai dès ce soir au village. » Puis il disparut.
Quand nous nous sommes retrouvées à l’hôtel, ma mère me
demanda le nom de la personne qui habitait Popenguine et que
je lui avais adressée. Je ne voyais pas à qui elle faisait allusion,
et elle me raconta les faits. Je compris alors qu’elle avait été
magistralement abusée par un inconnu.
Avec le recul, certains détails ne coïncidaient pas, mais
l’affaire avait été menée de main de maître. Passé le moment
de colère et d’exaspération, j’ai applaudi à l’ingéniosité et à la
subtilité de l’escroquerie.

Ce premier contact était loin de celui que j’avais eu quinze


ans auparavant et à des années-lumière des superbes
documentaires présentant l’Afrique ancestrale, ses masques,
ses rites, ses animaux sauvages. En fait de masques, les
Dakarois portaient désormais celui du Noir-toubab2,
indifférent et bouffi d’orgueil, rivé à son téléphone portable.
Les rites étaient ceux de l’arnaque en tout genre et de la
corruption à tous les niveaux. Quant aux animaux sauvages, on
les retrouvait dans la jungle urbaine avec les agressions, les
vols, l’escroquerie et la détresse des grandes villes.
Je comprenais les tentatives parfois désespérées qui
conduisaient certaines personnes que j’avais eu la malchance
de croiser, à tricher, à mentir, à abuser de ma confiance.
J’acceptais d’être volée plus facilement que d’être trahie. Ce
n’était pas la perte d’une quelconque valeur marchande qui me
blessait, mais le fait que l’on abuse de la confiance aveugle
que je témoignais à ceux que je rencontrais. On me rangeait
dans le même lot que tous les autres touristes à exploiter. Il me
faudrait parcourir beaucoup de chemin pour que les Sénégalais
m’acceptent comme une des leurs alors que je pensais que ma
sincérité suffirait. Je devais faire mes preuves.
En attendant, cette attitude me fournissait des prétextes
faciles pour songer à mon retour en France. Cela faisait à
peine un mois que j’étais au Sénégal et la réalité de la capitale
ne me plaisait pas du tout.

Était-ce pour tomber de Charybde en Scylla que j’avais


abandonné ma vie tranquille en France? Quelles raisons
impérieuses m’avaient poussée à quitter la facilité d’une
existence bien rangée pour m’engager dans cette obscure
aventure?
1 Un bana-bana est une personne débrouillarde, persévérante et quelque peu
importune, malhonnête parfois, qui propose ses services aux touristes.
2 Noir-toubab se dit de façon péjorative d’un Africain qui imite les manières
d’un toubab et qui, de ce fait, se croit supérieur aux autres.
2.
«Je me demande vraiment ce qu’une fille comme toi est
venue faire dans ce trou paumé! Toi qui avais tout, qui as fait
des études, qui avais une belle maison, comment as-tu pu venir
échouer ici ? »
Ma mère a toujours eu l’art de poser les questions et de ne
pas écouter les réponses. Comment pouvais-je lui expliquer
que j’étais heureuse ici et non là-bas? Impossible. Elle m’avait
portée, éduquée et façonnée selon l’image idéale qu’elle
entretenait pour moi, mais ses attentes n’étaient pas les
miennes. En quittant la France, je prenais enfin la liberté de
rêver ma vie, loin des stéréotypes et de ses désirs à elle. En
sortant des sentiers balisés, je mettais en actes mon identité, je
jouais mon propre scénario, j’écrivais ma légende personnelle.
J’avais quitté Lyon un 1er avril sur ce qui apparaissait à tous
comme un coup de tête, mais qui était pour moi
l’aboutissement d’une longue démarche intérieure.
Je venais de vivre plusieurs années avec un homme, qui à
défaut de faire de moi une épouse et une mère, ce qui était
mon désir le plus vif, m’avait construit une maison avec
piscine, superbe il est vrai.
Ma vie de femme tardait à démarrer. Je voulais être mère et
mon compagnon n’était pas prêt. La maison n’était pas près
non plus d’être achevée et ces travaux suspendaient tous les
autres projets sine die.

J’étais diplômée de Sciences politiques et j’avais envisagé


d’entreprendre une carrière diplomatique. J’en avais toutefois
rapidement abandonné l’idée. Je n’étais pas assez ambitieuse
pour accepter des compromis et j’étais trop attachée à ma
liberté de pensée. Il fallait que j’entre dans la vie active pour
subvenir à mes besoins d’indépendance. Je découvris le monde
des grandes entreprises et de la consommation de masse dans
les deux principales enseignes de la grande distribution.
J’appris les artifices et les pièges qui tiennent lieu de
déontologie dans ce milieu, ainsi que les règles du jeu où «
l’homme devient un loup pour l’homme ».Nous étions à l’ère
de la croissance échevelée durant laquelle de nouveaux
produits haute technologie émergeaient presque chaque mois,
mis à la portée de toutes les bourses grâce au crédit gratuit.

Ce monde m’avait beaucoup appris, je m’y étais immergée


corps et âme, apportant ma contribution avec enthousiasme au
projet collectif, aveuglée par les feux de la réussite et ne
percevant rien de l’absurde vanité de mon combat. J’étais prise
dans le tourbillon des multiples actions que je mettais en
œuvre pour remplir le vide de mon existence. J’agissais pour
agir, et non parce que je poursuivais un but clairement défini.
Je n’étais pas prête à remettre en question les raisons qui me
faisaient passer soixante heures par semaine sur mon lieu de
travail, à brasser du vent et du chiffre d’affaires. Je
fonctionnais comme un automate et cela ne posait aucun
problème à mon esprit passif. J’étais toutefois assez lucide
pour percevoir le doute qui s’immisçait en moi, comme un
poison. C’était une sorte de malaise sourd.

Un jour d’automne, je pris conscience de manière fulgurante


du trouble que je cachais derrière la façade du succès
professionnel et je sentis s’évanouir la tension musculaire qui
barrait ma nuque et mes épaules depuis de longs mois. J’avais
misé la réussite de mon existence sur la mauvaise case. J’avais
donné le meilleur de moi-même à cet univers qui ne
m’intéressait plus.
Je compris alors que je n’avais plus rien à prouver
professionnellement. Je me suffisais à mes propres yeux.
Mais je n’avais pas encore exploité toutes les friches de
mon être.
Ma vie intime n’était guère satisfaisante. Mon existence
suivait une ligne parallèle à celle de mon conjoint. Nos
échanges se limitaient aux informations relatives à
l’organisation du quotidien et à celles du chantier lors des
travaux. Les soirées étaient lisses. Notre existence était tout
entière axée sur la réussite sociale et matérielle. Notre couple
était sans vague, ce qui laissait croire à l’harmonie paisible
d’un couple heureux, bien nanti. Je dormais, bercée par ce
doux ronron, quand une première secousse réveilla mes sens
alanguis.

J’étais partie en vacances en Inde. En transit dans un


aéroport, je croisai le regard d’un homme extraordinaire, à la
longue barbe blanche. Hypnotisée, je ne pouvais détacher mes
yeux de sa silhouette. Puis, nous sommes montés dans l’avion
et cet homme superbe s’est assis sur un siège à proximité du
mien. Il était accompagné d’un couple d’Italiens, et j’appris
d’eux que cet homme était un yogi. Ils se rendaient comme
nous à Bénarès : nous avions suffisamment fait connaissance
pour décider de prendre un taxi commun et de loger dans le
même hôtel.
Le lendemain, aux aurores, nous avons remonté le Gange en
barque tous les cinq dans un silence absolu. Nous n’entendions
que le bruit de la rame qui effleurait l’eau. J’éprouvais une
paix que je n’avais encore jamais connue. Au lever du jour,
nous nous sommes baignés dans le fleuve sacré, dans les
derniers filaments de brume, puis nous avons poursuivi notre
visite de la ville. Le couple était simplement ami, et je
m’aperçus bien vite que j’étais sensible au charme de ce bel
Italien. Il proposa de me reconduire dans ma chambre après le
repas. J’acceptai son offre. Je n’ai pas cédé à la tentation ce
jour-là, mais son souffle chaud dans mon cou révéla ma
fragilité sensuelle. Nos vacances prirent fin et je considérai cet
épisode comme une expérience agréable sans conséquence.

Quelque temps plus tard, je partis en voyage en Egypte et je


fis une halte dans un hôtel du Caire. Je fis la connaissance
d’un homme dont la prestance et les yeux verts avaient attiré
mon attention. Il était attaché à l’ambassade de France au
Caire, et après avoir passé l’après-midi à discuter de sujets
variés, il m’invita à dîner puis à parcourir les allées du parc. Je
ne cédai pas à cette seconde alerte, mais, je ne pouvais plus me
contenter de reléguer cette histoire aux oubliettes. Je ne
pouvais plus me dérober.

A trente-cinq ans, mon existence n’avait aucun sens.

Un homme un peu iconoclaste, que j’appellerai Monsieur,


est venu perturber cet équilibre de façade que j’entretenais à
grand-peine.
Nous collaborions au sein de l’association dont j’étais
présidente. Rocker, motard, un peu loubard en blouson noir et
santiags, drôle, cultivé, conformiste parfois, mais aspirant à
plus de liberté, s’ennuyant un peu dans la routine d’homme
marié, il était diamétralement opposé à mon compagnon. Nos
rencontres se firent clandestines.
Après mûre réflexion, je choisis de m’abandonner à cette
relation, pressentant que je n’en sortirais pas indemne. Je
savais que je mettais en jeu le couple que je tentais de faire
vivre depuis trop d’années. Je n’avais pas trouvé d’autre
solution pour m’obliger à prendre conscience des lacunes de
ma vie de femme.
Nos rendez-vous étaient des moments de plaisir pur, volés à
nos quotidiens conventionnels. Je laissais libre cours à ma
sensualité, mon corps s’épanouissait.
Je haïssais les demi-mesures. Je voulais aller au bout de la
logique qui m’avait conduite à cette situation, abandonner la
tranquille sécurité d’une existence bien organisée et en
apparence satisfaisante.
Un jour, je l’ai défié: « Es-tu prêt à quitter la France avec
moi? Si je viens te chercher avec deux billets d’avion, est-ce
que tu acceptes de tout quitter pour une destination où nous
mettrons en acte ce dont nous avons si souvent parlé:
l’aventure? »
Je pensais qu’il demanderait un délai de réflexion, mais il
me répondit: « Banco! »

J’avais passé les trente premières années de mon existence à


bâtir un château de sable conforme au moule et je l’ai écrasé
en quelques secondes, comme le font les enfants, avec
jubilation.
Nous sommes partis. Deux mois s’écoulèrent, puis il reprit
l’avion pour la France. Il avait quitté sa femme pour partir
avec moi, mais sa décision avait été hâtive et irréfléchie. Ils
correspondaient en cachette, et une lettre malencontreusement
trouvée confirma mes soupçons. Sa femme, qui ne connaissait
pas l’exacte vérité sur le départ de son mari, projetait de venir
passer ses vacances avec lui. Il mentit à l’une et à l’autre. Il
était indécis et incapable de faire un choix. J’ai décidé de
trancher ce nœud gordien pour lui et je l’ai conduit à l’aéroport
muni d’un aller simple.
Nous nous étions trompés d’histoire. J’ai tenté de le
dissuader de revenir, car pour moi la cause était entendue. Nos
routes se croisèrent encore quelquefois à Dakar mais je
poursuivis l’aventure sans lui.

J’étais désormais seule en terre étrangère, sans aucun projet


précis, sans la moindre raison d’être là plutôt qu’ailleurs, mes
rêves en suspens et le cœur en bandoulière. Je venais de quitter
un homme que j’avais aimé, même si nos existences avaient
été hermétiques l’une à l’autre, pour m’enfuir avec un autre
qui avait fait échouer mon désir de fusion totale et que j’avais
également quitté. J’avais projeté sur lui des espoirs insensés
d’union parfaite. Ma demande était pathétique et irréalisable.
Durant deux journées entières, j’éprouvai une détresse
infinie, une tristesse insondable. Je compris soudain que rien
en ce monde ne comblerait ma demande d’amour absolu. En
renonçant à cette vision idéale, je m’ouvrais à la possibilité de
vivre une belle histoire d’amour, authentique, qui pourrait tenir
ses promesses, puisque, enfin, je ne la chargerais plus de mes
frustrations et de mes espérances.

Après ces deux jours, je me sentis légère, libérée d’un


pesant fardeau. L’avenir me semblait serein bien que je ne
sache pas encore de quoi je le remplirais. J’étais dans un état
d’exaltation intense. Je n’avais ni but, ni désir particulier, je
n’avais pas peur du lendemain.

En quatre mois, ma vie avait basculé deux fois et, au milieu


de ma propre tempête, je contemplais le naufrage d’une partie
de mes illusions.
3.
Quelques jours après mon arrivée, j’avais rencontré un
musicien sénégalais dans une cantine de Dakar où je prenais
chaque jour mes repas. Nous avions engagé la conversation. Je
lui avais fait part de mon projet d’ouvrir un bar restaurant en
Casamance.
« Tu connais Popenguine ? » m’avait-il demandé.
J’avais secoué la tête négativement.
« Qu’est-ce qu’il y a de spécial là-bas ? avais-je poursuivi,
vaguement intéressée.
— Rien, c’est un chouette village, mais justement, il y n’a
rien pour les touristes. Je crois que tu dois aller là-bas. Va là-
bas. » Il avait parlé fermement, c’était presque un ordre.
Je n’avais jamais entendu parler de ce village, et c’est sur
ses indications succinctes que j’ai décidé d’y passer.
En chemin pour la Casamance, au bout d’une route en cul-
de-sac, j’ai buté sur la plage de Popenguine, déserte à cette
heure-là, écrasée par le soleil, avec l’océan à perte de vue.
J’étais incapable de détacher mon regard de la ligne d’horizon,
l’air salé dilatait mes poumons, et je sentais une douce
béatitude m’envahir. Il n’y avait pas de place pour le doute
dans mon esprit et je me suis dit : « Voilà, c’est ici! » Si on
m’avait demandé pourquoi à cet instant précis, j’aurais
répondu: « Je suis de retour chez moi. » Ce lieu cristallisait
tout ce à quoi j’aspirais.

Le jour même, j’ai rencontré sur la plage un dénommé


Alioun, neveu du chef du village.
« Vous êtes en vacances ici? me demanda-t-il, tandis que je
l’observais pousser seul sa pirogue dans l’eau et partir pour la
pêche.
— Non. Je suis juste de passage aujourd’hui. Je vais en
Casamance. Je pense m’y installer et ouvrir un bar restaurant.
»
Son regard étincela, alléché par la perspective de gagner une
commission d’intermédiaire en menant une transaction
intéressante, il reprit:
« Mais pourquoi ne resterais-tu pas ici ? Il n’y a pas de bar
restaurant au village, et les touristes commencent à venir. Je
connais des terrains à vendre. Ils ne sont pas chers. Je te ferai
un bon prix. »
Il continua de me vanter les mérites du village et il me
proposa de chercher pour moi un petit terrain tandis que je
prospectais du côté de la Casamance.
« D’accord. Tu cherches quelque chose ici. Je t’appellerai
dans une semaine et si tu as une proposition à me faire, je
viendrai voir », lui avais-je répondu avant de reprendre ma
route.
Quelques semaines plus tard, j’étais de retour à Popenguine,
décidée à y rester.

Mon premier souci avait été de trouver un endroit pour


construire mon restaurant. J’en avais dessiné les plans de telle
sorte qu’il y ait une case réservée à la cuisine et une autre pour
le bar, ainsi que deux immenses terrasses. J’avais également
prévu les sanitaires, des bacs de fleurs exotiques et un jardin.
Le tout avait l’air très africain. Je voulais organiser des petits
concerts et des expositions d’artisanat pour promouvoir la
culture africaine auprès des touristes que j’attendais
nombreux. Mais les deux cases qui allaient sortir de terre se
transformèrent en simple maison d’habitation. Après deux
mois passés au Sénégal, j’avais perdu l’envie de faire du
commerce et pris conscience du désir de m’accorder une
pause. Être oisive, ne pas travailler pour gagner ma vie, ne
serait-ce que durant quelques mois, était toutefois pour moi
difficile à admettre. Il fallait que je gère prudemment l’avenir.
Je ne pouvais pas, à l’instar des Sénégalais, laisser de place à
l’aléatoire. Heureusement, des événements inattendus allaient
m’imposer cette parenthèse.

J’ai cherché avec Alioun le lieu adéquat. Il me proposa des


terrains à vendre qui ne l’étaient plus depuis longtemps. Il me
présenta des propriétaires qui ne l’étaient pas, ou qui ne
l’étaient plus. Certains encore en vie. D’autres, déjà morts. Il
me fixait des prix imaginaires, au gré des nécessités de
chacun. Ce n’était pas encourageant. Alioun me fit visiter un
bel endroit situé sur la plage, adossé à la falaise. Une vieille
maison se dressait, abandonnée depuis quinze ans. Elle avait
été construite pour un marabout qui n’y avait jamais mis les
sandales. Il faut dire que le spectacle de toubabs dénudés
s’ébattant dans l’onde n’était guère propice au recueillement et
à la tranquillité d’un serviteur de l’islam. Le propriétaire, une
fois localisé, ce qui ne fut pas une mince affaire, accepta de
vendre le terrain. Mais fallait-il encore convaincre le
propriétaire de la masure. Il était introuvable.
En fait, on peut posséder une maison bâtie sur un terrain
loué. Aucune transaction ne peut se faire sans l’accord des
deux parties. Le locataire ne payait plus ses mensualités depuis
plusieurs années, mais le Vieux attendait patiemment. Il
n’avait entamé aucune procédure. Maintenant, il allait le
retrouver pour vendre son bien. Leur affaire ne me regardait
pas mais j’étais étonnée de la confiance qu’ils s’étaient
témoignée durant tout ce temps.
Le Vieux ne semblait pas pressé. Tout arrive à point à qui
sait attendre. Il savait que j’avais eu un coup de cœur pour son
terrain. Il pourrait en tirer le prix qui lui était nécessaire. Il
avait besoin d’une pirogue et d’un moteur. C’était sa référence
pour fixer le prix. Il ne lâcherait pas en dessous. La question
n’était pas de faire un profit, mais plutôt d’obtenir les fonds
nécessaires pour un achat indispensable. J’ai négocié âprement
cet achat. Le prix de départ fut diminué de moitié, ce qui était
une transaction banale, une sorte de rite. C’est à partir de cette
somme que la discussion s’est engagée :
« Ce terrain n’est pas très grand et puis la maison est en
ruines. Vous le vendez beaucoup trop cher, avais-je argumenté.
— Oui. Peut-être. Mais c’est le prix. Il n’y a pas beaucoup
de terrains à vendre au village », m’avait-il répondu.
Je le savais en effet. Je repris :
« Oui. Peut-être. Mais il n’y a pas beaucoup d’acheteurs non
plus ! Mieux vaut le vendre moins cher que pas le vendre du
tout.
— Oui. Peut-être. Mais moi je ne veux pas le vendre, c’est
vous qui voulez l’acheter.
— D’accord. Alors, gardez-le ! »
J’avais joué à pile ou face en faisant mine de ne pas
poursuivre la négociation. Le Vieux me dit :
« Il y a un autre acheteur en attente qui accepte le prix
proposé.
— Oui. Peut-être. Je reviens dans deux jours. Si l’autre
personne ne l’a pas acheté, je le prendrai au prix que je vous ai
fixé, OK ? »
J’étais quasiment certaine que c’était une ruse.
« OK », m’avait-il répondu.
Nous bluffions tous les deux, et le manège s’est poursuivi
durant une semaine. Puis l’affaire fut conclue, mais à un prix
un peu supérieur à celui que j’avais arrêté. J’avais cédé. Le
Vieux était plus patient et plus confiant que moi.
Nous avons signé notre accord sur une feuille de papier à
carreaux arrachée à un cahier à spirale. Le chef du village
apposa un tampon usé au bas du document et réclama une
somme pour rétribuer sa participation, qu’il fallut également
discuter.
Ce document stipulait que je devenais la propriétaire du
terrain et de la maison, mais j’ignorais qu’à l’issue de cette
transaction j’étais seulement détentrice d’un bail
emphytéotique de quatre-vingt-dix-neuf ans car le terrain est
situé sur le domaine maritime du pays. Qu’importe !

Munie de mon titre de propriété, j’ai alors engagé une


équipe de démolition. En short, chaussés de tongs en plastique,
tête nue, sans gants ni protection, si ce n’est leur volonté
d’aller jusqu’au bout pour ramener un peu d’argent à la
maison, cinq gaillards courageux abattirent l’édifice à la
massue. Ils récupérèrent tout ce qui était récupérable. C’était le
bonus. Une sorte de prime de risque. Car, bien sûr, ils
n’auraient eu droit à aucune indemnisation en cas d’accident.
J’arpentais les ruelles du village à la recherche
d’entrepreneurs. Le bouche à oreille fonctionnait bien. Le
maçon m’indiqua le plombier, qui m’indiqua l’électricien, qui
m’indiqua le menuisier, qui m’indiqua le couvreur.
La négociation des prix était serrée. La tradition, c’est le
marchandage. Un prix n’est jamais fixe et il faut le discuter. Le
tarif peut chuter de cinquante à soixante-dix pour cent. Tout se
négocie. De la construction d’une maison à l’achat d’un kilo
de manioc. C’est la règle pour tous. Ces joutes sont un
moment privilégié de partage, il ne doit y avoir ni vainqueur ni
vaincu. A chacun d’être le plus malin. D’ailleurs les prix
dépendent beaucoup du moment. Si le vendeur a
impérativement besoin de l’argent que vous lui proposez en
échange de sa marchandise, quitte à ne pas faire de bénéfices,
il cédera. Ce sera peut-être l’argent du repas du soir. Nécessité
fait loi. La précarité de certaines situations impose d’être
humble.

Je fréquentais un homme depuis l’achat de cette parcelle.


C’était le fils du Vieux à qui avait appartenu le terrain. Nous
nous rencontrions au détour des transactions et il venait parfois
me rendre visite, après le repas du soir. J’appréciais ses
passages qui me livraient à chaque fois de nouvelles clés de
compréhension de l’Afrique, mais mon intérêt à son égard se
limitait à cela.
Par une chaude après-midi, j’étais allée prendre des
nouvelles de la tractation qui s’enlisait. Je pénétrais un peu
agacée dans la chambre qui servait de salon de négociation, et
je vis se découper dans la pénombre de la pièce la stature de
Tamsir, torse nu. Il portait un pantalon souple de coton écru
qui mettait en valeur le galbe de ses pectoraux. Il avait autour
du biceps un bracelet de cuir patiné, qui faisait saillir le muscle
de son bras tenant la théière. Il s’immobilisa à notre arrivée.
Dans le clair-obscur de la petite pièce éclairée par un
fenestron, son maintien était fascinant. Je le vis pour la
première fois. Je vis un homme pour la première fois. Il était
là, campé sur ses jambes, présent de tout son être, dégageant
une force rayonnante. En quittant la concession, j’emportai
avec moi, blottie dans les replis les plus secrets de ma
personne, l’image de cet homme. A mon insu, elle édifia jour
après jour les fondements de la confiance et de l’amour que je
lui porte, tout ce qui nous attirerait irrémédiablement l’un vers
l’autre.

Tamsir continua à me rendre visite.


Il m’aidait à décoder ce monde nouveau. Il me parlait de
son quotidien, de ses difficultés, de ses joies. Il m’expliqua
qu’il était sérère safen, du nom de la région coincée entre
l’océan Atlantique et la brousse de l’intérieur, située à soixante
kilomètres au sud de Dakar. Difficile de repérer Popenguine
sur la carte, le long de la Petite Côte pourtant touristique.
Popenguine n’est pas touristique. Pas encore.

Popenguine pourrait s’écrire bop’n’djin, ce qui signifie «


tête du génie » en ouolof, mais vraisemblablement Popenguine
vient du sérère fof guene qui signifie « j’y suis, j’y reste ».
Cette traduction me convenait.
Au fil des jours, Tamsir m’apprenait à aimer son village et
ses habitants tandis que j’apprenais à l’aimer, lui.
Un soir, je lui ai demandé, non sans arrière-pensée :
« Tamsir, est-ce que tu pourrais m’aider à réaliser la
cinquième consigne du marabout que j’ai consulté l’autre jour
à Djiffere ? Je dois allumer un brasero pour faire brûler la
poudre qu’il m’a donnée et j’en suis incapable… »
J’avais ajouté précipitamment de peur de ne pas oser le dire
:
« Viens manger avec moi et quand il fera nuit, on ira sur le
chantier. Je te préparerai un mafé. »
Le mafé est un mets de choix et j’espérais secrètement qu’il
retiendrait Tamsir auprès de moi un peu plus que le temps
nécessaire pour me rendre service.
« Oui, bien sûr, quand veux-tu que je vienne?
— Ce soir si tu peux », avais-je répondu tout aussi
précipitamment, craignant qu’il ne change d’avis.
Je n’avais pas la patience d’attendre plus longtemps. J’étais
excitée à l’idée de cette soirée, pressentant son importance.
J’avais lu et relu la recette de cuisine et j’avais mis toute mon
énergie dans la préparation de ce repas. Le soir venu, une des
fréquentes coupures d’électricité m’avait contrainte à allumer
des bougies.
« Alors ? questionnai-je fébrilement.
— Alors quoi ? me répondit Tamsir, surpris par cette
question.
— Est-ce que c’est bon, tu aimes ? Je l’ai fait pour toi. »
J’étais aussi fébrile qu’une débutante au bal.
« Si ce n’était pas bon, je ne le mangerais pas! » me
répondit-il en riant.
Evidemment. Mais il avait peut-être fait preuve de politesse
à mon égard. Je voulais en avoir le cœur net. J’ai insisté :
« Si c’est raté, tu peux me le dire.
— Le riz est trop cuit, mais la sauce est celle d’une
Sokhnassi. »
J’ai vu que Tamsir ne truquait pas. Il disait ce qu’il pensait,
sans être exagérément agréable, ni désagréable. Je me suis
détendue, j’étais enfin à l’aise.
Une fois le repas terminé, il prépara un petit brasero. J’étais
fascinée par l’aisance de ses mouvements, la précision de ses
gestes, le calme de sa personne. Il émanait de lui une grande
force, l’assurance tranquille de celui qui sait. Dans la lueur des
braises, je le trouvais étonnamment beau, vivant.
Nous nous sommes rendus sur les décombres de la maison.
Il versa la poudre dans le feu et se promena tranquillement sur
le site en agitant le brasero, tel un prêtre secouant son
encensoir. La magie opérait. J’étais envoûtée. Nous avons
beaucoup ri. Et si quelqu’un nous voyait nous livrant à de la
sorcellerie?
Tout nous séparait ou presque. Mais nous avions la volonté
de nous connaître, de nous dire, d’échanger. Je n’ai pas pris
conscience tout de suite de l’intensité du séisme provoqué par
ma rencontre avec Tamsir. Nos échelles de valeurs étaient si
différentes que j’étais incapable de mesurer l’ampleur des
conséquences qui nous contraindraient toujours à ajuster nos
modes de fonctionnement, nos façons de penser, nos manières
d’agir et d’être, ensemble. J’incarnais pour lui toutes les
transformations venues de la société occidentale alors que je
cherchais dans sa tradition une solution pour pouvoir moi-
même les digérer. Nous étions tous les deux, chacun à notre
façon, déstabilisés.
La nuit s’est prolongée sous un magnifique ciel étoilé. Assis
sur le sable, Tamsir me racontait sa vie.
Il n’avait pas vraiment eu le choix de son existence. Il vivait
à Thiès, chez l’ami de son père, un abbé, qui s’occupait de lui
durant sa scolarité au collège. Tamsir s’était engagé en secret
dans l’armée et c’est l’abbé qui avait plaidé sa cause auprès de
son père. La vie de militaire l’avait conduit au cœur de
plusieurs conflits en Afrique, tous aussi inutiles les uns que les
autres. Il faisait son métier de soldat et il eut à défendre sa vie
à plusieurs reprises. Les états d’âme n’étaient pas de mise et
les combats à l’arme blanche au corps à corps étaient les seuls
garants de la survie. Le treillis militaire lui donnait fière allure
dans cette ville de garnison où les jeunes filles en fleurs étaient
légion. Il succomba au charme de Coumba, une grande et belle
jeune femme. Son père refusa qu’il l’épouse sous prétexte
qu’elle était soi-disant de la caste des griots.
Ils tentèrent de forcer la décision paternelle en ayant un
enfant hors mariage, et ainsi naquit Awa. Le Vieux resta
inflexible. Le couple poursuivit cette relation amoureuse,
entrecoupée par les départs en mission de Tamsir. Deux ans
passèrent, et Tamsir renonça à épouser Coumba.
Il fréquenta une jeune fille du village qu’il demanda en
mariage. Elle était peule, et le Vieux s’opposa encore une fois
à cette union. Un noble paysan sérère ne peut pas mêler son
sang à celui d’une Peule. Tamsir commençait à ployer sous le
poids des frustrations. Il ne pouvait pas désobéir à son père, et
il ne pouvait pas non plus disposer de sa vie. Il entretenait des
relations simultanées avec les deux femmes qu’il aimait,
Coumba et Mariettou, la Peule. C’est ainsi que naquirent à un
mois d’intervalle, Amy, fille de Mariettou et Ibou, fils de
Coumba. Le Vieux, campé sur sa position, s’entêta et ne fit
rien pour soutenir son fils. Tamsir était à la dérive, écrasé par
la responsabilité de trois enfants conçus hors mariage, sans
espoir de pouvoir légitimer cette situation. Il était parfaitement
possible qu’il épousât les deux femmes puisque la polygamie
est permise au Sénégal, et qu’il s’occupât de sa famille. Il avait
un métier et de quoi subvenir aux besoins de tout le monde.
Son père, en lui refusant sa permission, porte l’entière
responsabilité d’avoir conduit son fils au déchirement, à la
révolte et aux excès qui l’exclurent de l’armée. Le respect
borné des règles ancestrales, peut-être justifiées à une certaine
époque, a confiné à l’aveuglement cruel et dévastateur qui a
mis l’existence de Tamsir sens dessus dessous.
Renvoyé de l’armée, Tamsir s’était retiré de la vie sociale
du village. Il passait l’essentiel de ses journées à la pêche,
seul, face à l’océan. Ces longues heures lui furent nécessaires
pour se pacifier et pour méditer sur son destin. Il priait et
écoutait le silence qui prenait place en lui. Peu à peu, les cris
de révolte et de douleur diminuèrent d’intensité, jusqu’à ne
plus être que l’écho lointain d’une vie révolue. C’était une
sorte de mue. Tamsir se transformait. Il n’était pas aigri. Il
avait obéi à son père, et cela suffisait à le mettre en paix. A
présent, il tenait son rôle, celui qui lui était assigné, qu’il
n’avait pas délibérément choisi mais que le destin lui avait
attribué. Il était célibataire, et le resterait probablement,
pensait-il. Il était devenu pêcheur, et cela lui plaisait. Il
fréquentait ses vrais amis, peu nombreux, ceux qui lui étaient
restés fidèles après toutes ces difficultés et surtout après qu’il
eut contracté la tuberculose. Le risque de contagion avait
éloigné les copains, ceux que l’on nomme les « fréquentations
». Il n’est pas rancunier car ces personnes renouèrent dès que
sa liaison avec une toubab, et les avantages éventuels qu’ils
pourraient en retirer, fut connue.
Ses journées étaient monotones, sans surprise, mais elles le
comblaient. Il n’attendait rien de plus que ce qui lui était offert
à son réveil chaque matin. Il avait traversé des épreuves et il
en avait tiré des leçons. Un nouvel être avait émergé de la
dépouille de l’ancien. Tamsir était un homme satisfait qui
appréciait jour après jour le simple fait d’être vivant. Il était
disponible pour répondre à l’appel de la vie, quelle que soit la
forme qu’elle prendrait. C’est cet homme nouveau que j’avais
vu une après-midi dans la lumière dispensée par le fenestron
de la chambre.

Un jour, l’imprévu a pris l’apparence d’une grande femme


rousse, trop maigre à ses yeux pour être désirable et qui lui est
tombée dans les bras sans crier gare.

Tamsir est issu d’une famille dite noble car ils sont paysans.
Ils ne sont pas « castés » comme les forgerons ou les
bûcherons. Ils vivent traditionnellement au cœur du vieux
village. La cuisine se fait toujours sur le feu de bois et les
femmes de la concession vont chercher l’eau à la fontaine.
Quel bouleversement pour lui que notre rencontre! Je
m’étonne encore aujourd’hui de la capacité d’adaptation dont
il a fait preuve. Il a su mêler tout ce qui avait fait l’essentiel de
son existence durant quarante ans au paquet hétéroclite que
j’apportais. Il était prêt à tout entendre, à tout essayer, à tolérer
mes accès de dénigrement, mes incompréhensions radicales,
mes rejets définitifs les plus violents. Compréhensif et curieux,
il s’efforça de mettre l’Afrique à ma portée. Sans son amour
patient, je n’aurais jamais pu comprendre ni m’intégrer à la vie
du village.

A Popenguine, les femmes qui tiennent leur petit commerce


au coin de la ruelle m’interpellaient : « Goro! » je ne savais
pas ce que cela signifiait.
Les femmes s’installent à des endroits stratégiques, face à
une boutique ou à côté d’un point d’eau. D’autres ont leur
place sur la route principale, c’est le marché de Popenguine.
Les étals sont à même le sol sur une toile ou parfois sur une
petite table faite de morceaux de bois de récupération qui
tiennent ensemble par l’opération des pangols1. Les légumes
sont toujours joliment présentés, en petits tas de couleurs
vives, tomates, piments, carottes, haricots verts. Il y a rarement
plus d’une poignée de chaque. L’ail se détaille en gousses
achetées à l’unité. Les grains de poivre s’achètent par dix. Le
chou est coupé en petits quartiers. La femme n’a pas l’argent
nécessaire pour faire des provisions, et même si tel était le cas,
elle ne s’y risquerait pas sous peine de voir débarquer la
famille pour piller son garde-manger. Les courses sont faites
avant chaque repas et elle achète ce qui lui est nécessaire pour
le préparer : un piment, une gousse d’ail, deux carottes, un
morceau de chou, un verre de vinaigre, un quart d’huile, une
cuillère de moutarde.
Mam Oumy, la mère de Tamsir, vend du poisson frais et du
poisson séché, le kétiah. On ne peut pas manquer son
emplacement, d’où s’échappe des effluves qui soulèvent le
cœur. Le poisson sèche au soleil puis est fumé pour être
conservé. Il parfume les préparations et aucune cuisinière ne
saurait s’en passer. Outre qu’il est un aliment gustatif
incontournable, il remplace le poisson frais quand celui-ci fait
défaut. A côté du kétiah se trouve le yète à l’odeur encore plus
écœurante. C’est un énorme coquillage très dur que l’on
enveloppe dans du plastique et que l’on enterre dans le sable
pour qu’il se décompose. Il agrémente certains plats de fête.
On le mâche pour en extraire le suc, mais il est difficile de
l’avaler s’il n’est pas coupé menu. Je n’ai jamais pu
comprendre le régal gastronomique qu’il suscite chez les
Sénégalais. Plus hygiénique, moins odorant et moins bon, on
trouve désormais sur les étals les bouillons cube Maggi. En
quelques années, ils sont devenus la coqueluche des
ménagères et rien, absolument rien, ne peut être préparé sans y
ajouter un de ces satanés cubes. La société qui le
commercialise a touché le jackpot. Le bouillon cube est
devenu une institution qui uniformise le goût de tous les plats.
Substituer ces poudres salées au bouillon d’oignons, de bissap
- une plante aux fleurs rouges - et de carottes, est une hérésie
gustative.
Mam Oumy fut l’une des premières, il y a trente ans, à
s’installer le long de la route. A plus de soixante ans elle est
toujours assise sur ses talons, face à ses poissons posés sur le
sol, le sourire édenté et le boubou multicolore, entourée de
mouches virevoltantes. Quand la saison chaude s’acharne à
griller tout ce qui vit, elle accroche quelques vieux sacs de riz
à des branches de bois fichées dans le sable de la route, calées
avec de gros cailloux. Son abri de fortune lui donne un peu
d’ombre. Elle commercialise du poisson depuis trente ans. Elle
passe de concession en concession la bassine sur la tête, pour
proposer sa marchandise. Lorsque le poisson manque à
Popenguine, elle prend le car de six heures du matin pour aller
à la ville chercher de quoi se ravitailler.
Il y a assez peu de production de légumes au village, et les
rares cultures ont été introduites par les missionnaires. Les
femmes vont les acheter sur les grands marchés urbains et les
revendent en faisant un petit bénéfice. Une poignée de piments
achetée quarante-cinq centimes sera revendue cinquante, et
elles ne peuvent guère compter sur la quantité pour se
rattraper. Mais les quelques CFA gagnés au prix de beaucoup
d’efforts permettront d’acheter ce qui est nécessaire pour
préparer le tiep bou dien de midi, un plat de riz gras au
poisson. Pour le repas du soir, on verra bien. Il reste encore
toute l’après-midi pour se procurer l’argent indispensable à
l’achat du nécessaire. Auquel cas un petit crédit ne saurait être
refusé. Mam Oumy peut faire l’avance d’un mois de livraison
à une famille qui n’est pas en mesure de régler
immédiatement. Elle échelonne les paiements, elle facilite les
remboursements. En tout état de cause, il ne saurait être
question de laisser une famille sans poisson tout un mois, au
seul motif qu’elle n’a pas d’argent. Elle ne tient aucun livre de
comptes, tout est inscrit dans sa prodigieuse mémoire. Il y a
des crédits qui courent depuis plus de dix ans. Mais
qu’importe, un jour ou l’autre…
Le yaboy est sa spécialité. C’est le poisson le plus
consommé au Sénégal. Il s’agit d’une sorte de grosse sardine
au goût excellent que l’on trouve en abondance. Son seul
inconvénient est d’être truffé d’arêtes. Il y en a dans tous les
sens. C’est à se demander comment la nature s’est ingéniée
pour fabriquer autant d’arêtes inutiles dans un seul poisson. Il
faut être un chat pour le manger sans friser la crise de nerfs.
On explique, ici, que Dieu a créé ce poisson afin que les
Sénégalais puissent en manger, car tout le reste de la pêche,
dite de poissons nobles, est exportée. Le yaboy n’est pas invité
aux tables occidentales, et il ne trouve preneur qu’auprès des
Sénégalais. Ils le mangent grillé dans ses écailles, ou en
boulettes, et ils s’en régalent. Tout petits, les enfants
apprennent à trier les arêtes avec la langue et à les recracher.

« Goro ! goro ! »
Et les femmes éclataient de rire derrière leurs étals, à
l’ombre des arbres. Je sentais bien qu’elles ne riaient pas à
mes dépens car leurs rires n’étaient pas moqueurs.
Que signifiait « goro » ? Je cherchais piteusement dans le
maigre vocabulaire ouolof à ma disposition et je ne trouvais
rien. Mes progrès en ouolof et en sérère étaient lents car
beaucoup de villageois parlaient français et ils s’adressaient
spontanément à moi dans ma langue. Je ne faisais pas d’efforts
pour apprendre. Le ouolof est une langue très vivante. Elle ne
s’écrit pas, du moins jusqu’à récemment. Elle s’interprète
selon les intonations, un mot pouvant avoir plusieurs
significations selon le contexte ou celui qui parle. Elle
fonctionne par images et similitudes. La couleur jaune se dit
de la même manière que le mot maïs. Il y a des règles bien sûr,
mais elles laissent place à la symbolique et à la poésie. On
emploie le même mot « togal » pour proposer à un visiteur de
s’asseoir et pour ordonner à un enfant de se calmer. Le mot «
djigen » veut dire fille ou femme. Dji signifie la semence, le
grain. La femme est celle qui conserve la semence, celle qui
permet à la vie de se renouveler. La femme est à ce point
révérée dans la société que le mot qui désigne la dame, «
sokhnassi », est le seul à partager la même terminaison « si »
avec les deux autres mots composés avec celle-ci : « soufsi »
qui désigne la Terre, et « assamansi » qui indique le Ciel. Pour
son époux, « sokhnassi » est le lien entre le Ciel et la Terre.
Elle est la Mère de toutes choses.
Les mots sont porteurs de sens, de symboles. Ils ont été
forgés non seulement pour décrire, pour désigner des choses
ou des sentiments, mais aussi pour rendre compte de la
philosophie, de la compréhension du monde qui les sous-tend.
Désormais, leur sens profond échappe la plupart du temps et
les mots sont devenus un mode d’échange et de
communication banalisé.
Chaque parole induit une conséquence qui est génératrice de
Bien ou de Mal. Les mots et les sons guérissent, et une parole
douce prononcée avec amour réconforte. Les mots doivent être
prononcés consciemment. C’est pourquoi les Africains s’en
méfient, qu’ils sont particulièrement sensibles à la médisance,
et que les Sages sont économes de leurs paroles, préférant le
silence au dévergondage verbal. C’est pour cela également que
les gris-gris sont élaborés à partir de paroles du Coran, ou de
l’un des nombreux Noms de Dieu contenus dans le Livre saint,
pour Le définir, tenter de Le cerner, Lui l’Indicible,
l’Inqualifiable, l’Inconnaissable. Ces mots sont puissants et ils
sont capables d’influencer ou de modifier le cours de
l’existence de celui qui les porte sous forme d’amulette. En
allant au bout de la logique, les bavardages incontrôlés et les
commérages des femmes sont néfastes, et par extension, leur
compagnie devient également risquée, voire dangereuse. C’est
un moyen commode de les tenir à distance et de ne pas
succomber aux tentations.

« Goro ! goro! » La gaieté éclairait leur visage.


Renseignements pris, goro signifie belle-fille, la bru. Je
compris alors que notre liaison n’était déjà plus secrète. Toutes
les femmes qui m’interpellaient ainsi faisaient partie de la
famille de Tamsir, et elles étaient toutes au courant. Pourtant,
notre relation amoureuse avait débuté depuis peu et nous nous
cachions. Tamsir était prudent car il savait que notre histoire
lui porterait préjudice, surtout si elle n’était qu’un feu de
paille. On se moquerait de lui ou on le considérerait comme un
renégat qui sacrifie son honneur aux plaisirs éphémères et
dangereux avec une toubab. Lorsque nous nous rendions au
village, nous empruntions deux itinéraires différents, et nous
nous comportions l’un vis-à-vis de l’autre comme de simples
connaissances. Aucune de nos attitudes, toutes soigneusement
calculées croyait-on, ne pouvait laisser supposer une
quelconque ambiguïté. C’était oublier un peu vite que tout se
sait dans le village, que chaque parole ou geste est observé et
commenté. Un infime détail nous avait certainement trahis.
Loin d’être exclue, j’étais accueillie dans sa famille, alors que
j’ignorais moi-même ce qui allait advenir de notre histoire.
Les femmes me signèrent un chèque en blanc, à moi
l’étrangère toubab qu’elles ne connaissaient pas. Elles firent
confiance à notre amour et l’entourèrent. Je me sentais portée,
transportée de joie.

La confiance était ce dont j’avais le plus besoin. J’avais


perdu la tranquille confiance que j’avais dans la vie. Celle qui
m’habitait naturellement à ma naissance, avant que les coups
du sort, les difficultés, les frustrations, les attentes blessées, ne
viennent l’entamer. Je ne connaissais plus ce sentiment
d’apaisante sécurité mais j’en percevais de plus en plus
souvent la sensation subtile depuis mon arrivée au village. Se
pouvait-il que quelque chose ait fondamentalement changé en
moi?

Tamsir et moi aimions nous promener sur la plage pendant


des heures. Un jour de baignade, la hauteur et la force des
vagues augmentèrent brutalement. Peu habituée aux
redoutables rouleaux de l’océan, j’étais effrayée. Tamsir est un
excellent nageur, résultat de sa formation dans les stages
commandos de l’armée.
« Viens plus loin. Il faut aller plus loin, au-delà des vagues.
Regarde, là-bas elles forment un dôme ample et calme. Si on
reste là, on va être emportés », me conseilla-t-il. J’avais peur,
je n’avais pas confiance en mes capacités de nageuse, ni en ses
conseils. Je refusai tout net d’affronter ces masses d’eau
gigantesques et dangereuses. Du coup, une de ces déferlantes
arriva droit sur nous, juste avant qu’elle ne se fracasse
bruyamment sur le rivage, et il était trop tard pour faire
marche arrière.
« Plonge sous la vague! me dit Tamsir tandis qu’il
s’apprêtait à le faire lui-même.
— Non! » ai-je hurlé, en me retournant pour fuir.
Si nous ne plongions pas, nous serions emportés et charriés
sur plusieurs mètres dans un tourbillon puissant d’eau,
d’écume bouillonnante et de sable, risquant de heurter le fond
sablonneux et de boire une tasse mémorable, dans le meilleur
des cas. Mon entêtement à refuser la seule solution raisonnable
me plaçait imparablement devant une alternative qui
m’angoissait tout autant.
Tamsir me saisit alors fermement la main et il m’entraîna
malgré moi sous la vague. Nous étions pris dans les remous
qui nous secouaient. J’avais l’impression d’être broyée par les
flots, mais Tamsir me tenait d’une poigne vigoureuse et sûre,
m’empêchant d’être drossée par la vague. Soudain, je ne me
suis plus accrochée à cette main comme à une bouée de
sauvetage et je me suis laissée porter par la puissance du
courant au lieu de lui résister. Confiante, je me suis laissée
submerger par l’eau et par ce sentiment inattendu, monté du
tréfonds de moi-même, m’invitant à m’abandonner à cet
homme. Sa main n’était pas crispée sur mon poignet, le serrant
inutilement pour m’aider. Non. La pression de son geste était
ferme et sans rudesse, c’était le geste d’un homme sûr de lui,
en qui je pouvais avoir confiance.
1 Un pangol est un esprit attaché à une famille.
4.
Je regardais les femmes africaines et je les trouvais belles.
Qu’avaient-elles de plus que moi? Je les enviais car leur
féminité s’exprime sans retenue ni provocation. Elles
séduisent naturellement. Leurs pupilles noires et brillantes
soutiennent des regards intenses et troublants. Leurs cils sont
longs et recourbés et leurs paupières sont cernées de noir, sans
fard. Elles en jouent dès leur plus jeune âge en relevant
lentement les yeux, papillonnant des paupières d’un air
complice et ingénu. Leur démarche nonchalante se lit dans
chacun de leurs pas. Leurs pieds glissent sur le sol en un
balancement déhanché car c’est la seule façon de porter de
lourdes charges en équilibre sur la tête.
Je ne possédais aucun de ces atouts pour séduire Tamsir. J’ai
alors essayé de forcer la ressemblance en utilisant les artifices
capillaires en vogue dans le pays. J’ai passé deux jours assise,
immobile dans la touffeur sénégalaise, pour avoir enfin les
cheveux longs, trois paquets de mèches plus tard. Mariettou,
une jeune femme qui travaillait pour moi, avait allongé
artificiellement mes cheveux en les tressant quatre par quatre
avec des mèches synthétiques. L’opération est longue et c’est
pourquoi la plupart des femmes gardent leurs tresses au moins
deux mois. J’ai gardé ces rajouts capillaires trois semaines, car
ma tête ployait en arrière sous le poids des mèches, la chaleur
provoquait des démangeaisons horribles et la poussière
s’accumulait sans que le shampooing puisse la déloger. Il a
fallu autant de temps pour les enlever que pour les mettre et
j’ai définitivement renoncé à mon rêve d’arborer une longue
chevelure déversant une cascade de boucles jusqu’aux reins.
Il n’est pas rare de voir plusieurs filles de la concession, à la
queue leu leu, se tressant mutuellement. C’est un moment
privilégié d’entraide, de papotages, d’amitié, de créativité.
Aujourd’hui cette activité est rémunérée et devient une banale
offre de services. Les enfants apprennent très jeunes à exercer
leur dextérité. Cela prépare à être patient et stoïque, deux
vertus que les Africains cultivent dans tous les domaines.
Il existe aussi des « greffages », bandes de faux cheveux
raides ou bouclés, frisottés, gaufrés, blonds, bruns, rouges, que
l’on coud sur les cheveux préalablement nattés contre la tête.
Si cela n’a pas d’influence notable sur la santé, hormis les
risques d’eczéma et autres maladies du cuir chevelu provoqués
par le contact des fibres synthétiques marinant sous la chaleur,
cela grève considérablement le porte-monnaie. Linda et Nina,
les deux principaux fabricants, se partagent le juteux marché
en innovant régulièrement et proposent de nouvelles couleurs,
de nouvelles coiffures, de nouvelles longueurs, de nouvelles
ondulations.
La mode est à suivre et les anciens rites de coiffures sont
passés aux oubliettes, ainsi que le port du traditionnel
mouchoir de tête qu’arboraient les femmes mariées même si
les Vieilles Mamans le portent toujours.
Autrefois, la coiffure des cheveux était un code porteur de
symboles. Elle traduisait l’appartenance à telle ou telle ethnie,
voire telle famille. Les N’Diaye par exemple portaient les
cheveux rasés en touffe laissant apparaître une bande depuis la
base du crâne jusqu’au front et un rond sur le côté symbolisant
la miche de pain et le pot de lait. Les enfants arboraient cette
coiffure jusqu’à l’âge de la circoncision. Les femmes, de tout
temps, se sont tressé les cheveux. Quand elles défont leurs
tresses, cela signifie qu’elles sont indisposées.
Il faut souffrir pour être belle. Dans ce domaine, les femmes
sérères excellent, car avant l’apparition du maquillage
moderne, le tatouage était le seul moyen de s’embellir. La
mode était de colorer le tour de la bouche jusqu’au menton,
ainsi que les gencives, en noir ou en bleu foncé. Elles faisaient
griller des arachides et recouvraient le récipient d’un
couvercle. Une sorte de suie s’y déposait. Elles prenaient
ensuite des épines et piquaient l’ensemble de la surface à
tatouer. Elles enduisaient alors la plaie de cette suie qui se
mêlait au sang. L’opération durait trois heures durant
lesquelles la jeune fille ne devait pas ciller sous peine d’être
traitée de poltronne. Une fois l’épreuve terminée, toutes les
femmes l’accompagnaient à travers le village et organisaient
une petite fête en son honneur. Durant les semaines qui
suivaient, elle ne pouvait absorber que de la bouillie de mil.
On ne faisait pas de tatouages durant la période des mangues
car l’acidité du fruit brûlait l’intérieur des lèvres et empêchait
l’imprégnation de l’encre. C’était une sorte d’initiation pour
éprouver son courage.
Seules les Vieilles Mamans ont maintenu cette douloureuse
tradition. Les jeunes filles se contentent de dessiner ce
tatouage à l’aide de cirage ou de crayon lors des fêtes. Les
cosmétiques importés des USA ou le khôl mauritanien font
beaucoup plus d’adeptes. Elles étalent de larges plâtras
orangés ou roses sur les pommettes, usent et abusent du blanc,
redessinent leurs sourcils d’épais traits de crayon noir
malhabiles et s’enduisent la lèvre inférieure d’un rouge criard.
Les traits sont figés par l’excès de maquillage.
Et pourtant, au dire des hommes, le secret de beauté d’une
femme est un teint bien noir, uniforme, rendu brillant par la
finesse de la peau et le beurre de karité utilisé
quotidiennement. La dernière folie des jeunes filles est d’avoir
le teint café au lait, voire blanc.
Une ethnie, les Peuls, a naturellement ce teint car elle est
issue d’un métissage avec les Maures ou les Berbères ou peut-
être les Aryens. Leur origine n’est pas encore parfaitement
établie. Mais les premiers à se décolorer la peau ont été des
joueurs de football congolais qui ont participé à la coupe du
monde en 1974 dans le but de ressembler aux joueurs
brésiliens, vedettes incontestables de ce sport à cette époque.
Pour obtenir cette couleur proche de l’idéal occidental, les
Sénégalaises utilisent des crèmes éclaircissantes (souvent à
base de cortisone) qui diminuent le taux de mélanine contenue
dans la peau, mais aussi l’efficacité de leur protection face aux
dangers du soleil africain. L’effet est stupéfiant et, en quelques
semaines, la peau se décolore et blanchit. L’utilisation de ces
crèmes suppose une application quotidienne car dès l’arrêt de
celle-ci, la peau fonce davantage, de façon inégale, laissant
apparaître des tâches disgracieuses et indélébiles. Le cancer de
la peau est en constante augmentation. A tel point que les
radios diffusent des spots d’information pour décourager les
candidates à la brûlure. Quel stupide paradoxe. Les femmes
blanches passent des heures à griller sur les plages pour avoir
le teint hâlé, prenant le risque du même cancer.

La couleur idéale serait-elle celle du caramel-pain grillé des


métisses?

Si les codes de la séduction tendent à s’uniformiser,


quelques bastions subsistent. L’atout majeur pour une
Sénégalaise reste son tour de hanches et de fesses! Certaines
femmes prennent même des médicaments dont les effets
secondaires sont la prise de poids pour arrondir davantage
leurs parties charnues. De vraies callipyges! Une femme bien
en chair qui balance ses attributs fessiers en rythme attire
regards et compliments.
Les driankees sont des femmes réputées pour leur séduction
et leur embonpoint, qu’elles mettent en valeur avec des tenues
exubérantes. Elles n’hésitent pas à remuer érotiquement leurs
fesses, qui pourraient occuper sans difficulté deux fauteuils,
pour mettre en valeur un corps qu’elles assument. Elles
s’émancipent des standards actuels de la mode occidentale et
prouvent que la séduction et l’érotisme n’ont rien à voir avec
la perfection d’un quelconque canon de beauté.

J’avais la peau blanche et donc a priori une longueur


d’avance sur mes concurrentes, mais je n’avais rien d’une
driankee : j’étais aussi plate devant que derrière! Ne pouvant
pas souligner mes courbes généreuses, je les camouflais sous
les amples boubous qui faisaient illusion.
J’avais acheté les six mètres de tissu nécessaires pour
confectionner l’ensemble dont la coupe ne varie pas et qui est
composé d’un pagne tombant aux chevilles et d’une large
chasuble, dont les emmanchures qui laissent toujours
apparaître une épaule dénudée, sont échancrées jusqu’à la
taille, permettant de faire glisser le bébé pour le faire téter.
J’avais renoncé à porter le mouchoir de tête artistiquement
noué qui complète d’ordinaire la tenue car il me déguisait plus
qu’il ne m’habillait.
J’avais beaucoup de mal à me décider sur le choix d’un tissu
car j’étais ridicule dans les étoffes bariolées qui vont si bien
aux Africaines. Pourtant, j’avais envie de me draper dans des
couleurs éclatantes et des étoffes chatoyantes, mais je devais
rester sobre. Les boutiquiers de Dakar proposent une variété
infinie de motifs et de coloris. Il y en a pour toutes les bourses.
Cela va du simple coton en passant par le wax et le basin,
lourd et brillant, utilisé lors des grandes occasions, et qui est
amidonné au sucre. Les femmes étaient élégantes et radieuses
en boubou tandis que j’étais empruntée, perdue dans les plis de
cet ample vêtement.
Bien sûr, la mode occidentale a envahi la capitale. Les
jeunes filles se moulent dans des jeans serrés et des tee-shirts
collants, laissant apparaître le nombril, perchées sur des
chaussures à talons hauts qui leur donnent une démarche de
canards tant elles sont habituées à marcher pieds nus. Mais,
pour la majorité d’entre elles, le boubou reste le vêtement de
prédilection. Pour une jeune femme branchée tous les
accessoires de la panoplie occidentale coûtent cher. Si son
mari n’a pas les moyens de subvenir à ce surcroît de dépenses
de coquetterie, ou si, encore célibataire, elle estime que c’est le
minimum requis pour séduire, elle a recours à la prostitution
afin de couvrir les frais. A Dakar, ville touristique par
excellence, les coquettes rivalisent d’imagination pour
ressembler à ces modèles vus dans les feuilletons télévisés et
capter l’attention d’un toubab dans l’espoir d’un avenir
meilleur via la France ou l’Europe, si elles parviennent à se
faire épouser. Et pour cela tous les moyens sont bons. « Être
en état » par exemple, c’est-à-dire enceinte, en se passant s’il
le faut du consentement du futur père. Elles peuvent
volontairement endommager un préservatif dans ce but.
Être une femme au Sénégal signifie cultiver ses atouts pour
séduire un homme et se préparer à tenir son futur rôle
d’épouse et de mère. Le mariage en Afrique reste une valeur
sacrée. Les jeunes filles accèdent alors au statut de femme et
prennent leur place dans l’organisation de la société. La
femme mariée est déchargée des contraintes et des corvées
ménagères qui sont assumées par une sœur cadette, sa propre
fille ou une belle-sœur plus jeune, voire une domestique.
Le jour où je fis la connaissance de Mariettou la Peule,
celle-ci me dit après les échanges traditionnels de politesse :
« Amy est ta fille maintenant. » Amy est le deuxième enfant
de Tamsir.
Par ces mots, Mariettou la Peule me signifiait que sa fille
était désormais à mon service, et que je pouvais faire appel à
elle comme bon me semblerait.
La femme mariée se prépare en attendant le retour de son
époux auquel elle se dévoue. Dès qu’il arrive dans la
concession, elle se met à son service. Elle lui apporte un verre
d’eau ou lui épluche un fruit. Elle l’écoute raconter sa journée
de travail et elle se fait câline. Ils prennent leur repas du soir
ensemble se consacrant l’un à l’autre. La femme prend du
plaisir à servir son mari. Les grandes orientations du destin de
la famille sont assumées par le mari mais la concertation entre
les deux époux est souvent la règle. Les femmes acceptent et
assument cette dévotion car c’est à ce prix qu’elles
maintiennent la qualité et l’harmonie qui règnent au sein du
couple.
Je devine combien la notion de dévotion exprime l’horreur
suprême pour les Occidentales libérées, et pourtant devenir
une épouse est un accomplissement pour une jeune fille et elle
s’y prépare depuis l’enfance. Elle participe à tous les travaux
de la maison pour apprendre son futur métier d’épouse. A la
puberté, on leur inculque d’autres secrets. Comment séduire et
aimer un homme, comment le retenir, comment devenir sa
préférée. La séduction ne s’improvise pas et les jeunes filles
écoutent les aînées parler librement de leurs relations avec leur
mari. Le sujet n’est pas tabou. Les tantes leur enseignent les
astuces qui enchantent les hommes. Cela peut être une recette
de cuisine particulièrement savoureuse, faisant entrer dans la
composition des goûts inédits, voire aphrodisiaques. Elles
apprennent à préparer l’encens, le « tchouraï », à base de
fleurs et d’écorces séchées au soleil et mélangées à des
essences parfumées. A la nuit tombée, il faut prélever dans le
foyer un peu de braises recueillies dans un récipient de terre
cuite que l’on dispose astucieusement dans la chambre à
coucher. Il suffit de quelques poignées de tchouraï jetées dans
le vase pour qu’une délicate senteur enivrante envahisse la
pièce.

Un jour, Mariettou m’offrit en minaudant l’un de ses « mille


trous », petit pagne très ajouré comme son nom l’indique,
stupéfaite que cet accessoire ne fasse pas partie de ma garde-
robe. Plus tard, j’ai acheté des bin-bin sur le marché sans
savoir à quoi cela servait. Je trouvais ces rangs de perles
multicolores très jolis, mais je ne comprenais pas pourquoi
mon achat provoquait l’hilarité des marchandes. Elles se
poussaient du coude en faisant rouler leurs yeux et en piaillant
comme des jouvencelles. De retour au village, en voyant les
bin-bin, Mariettou s’esclaffa :
« Ya, ya, ya! Tamsir va être content ! » Elle passa deux de
ces colliers montés sur élastique autour de ma taille, les fit
claquer, puis ondula du bassin, me faisant entendre le bruit que
faisaient les perles de ses bin-bin qui s’entrechoquaient, petite
musique affriolante, promesse de plaisirs futurs. Au fil des
ans, j’achetais les modèles à la mode faits de perles
fluorescentes ou parfumées.

Les femmes que i’ai côtoyées à Popenguine étaient


épanouies et ne correspondaient pas au cliché que j’avais
d’elles en arrivant. Elles rencontraient des difficultés dans leur
vie quotidienne, elles ne disposaient pas des dernières
innovations technologiques, ni de l’eau courante. Souvent,
elles n’avaient pas été à l’école, mais elles étaient soutenues
par l’ensemble de la communauté et elles me semblaient
heureuses. Car les hommes savent que sans leurs mères qui les
mettent au monde et les allaitent, sans leurs épouses, sans leurs
sœurs, ils ne sont rien. Cela ne les empêche pas d’être rudes,
rustres et grossiers, mais cela ne tient-il pas à la condition
masculine?
Alors que j’entrais dans la concession de Tamsir, un jour de
la Tabasky, Mam Oumy s’est levée et a jeté son mouchoir de
tête sous mes pieds. C’était un signe de respect et de
reconnaissance. Les hommes n’hésitent pas à vanter les
mérites de leurs épouses en public. Parfois, ils se confient à
leurs mères qui se font alors l’écho de ces louanges auprès de
tous ceux qu’elles rencontrent.

La femme est respectée en Afrique parce qu’elle est la


détentrice d’un savoir et d’une sagesse immémoriaux. Elle
porte dans chaque cellule de son corps la connaissance de ce
qui ne s’apprend pas et elle la transmet en mettant les enfants
au monde. Elle transmet la vie. Elle sait que son dévouement,
sa patience, sa disponibilité, son abnégation sont les garants de
cette transmission et de la continuité de l’espèce humaine. Elle
ne se pose pas de question sur la place qu’elle tient dans
l’ordonnancement du monde parce qu’elle en connaît
l’inégalable valeur. Sa patience dans la tourmente garantit la
stabilité de la communauté.

Bien sûr, elle est aussi chicaneuse, frivole, dépensière,


malhonnête ou menteuse; ce n’est pas une femme parfaite,
irréprochable et idéale, mais elle est consciente de ses rôles de
femme, d’épouse et de mère. Elle ne parvient pas toujours à
les remplir à la perfection, cependant elle s’y efforce car là est
sa mission, la grande affaire de sa vie.
5.
Les premières semaines passées à Popenguine avaient été
rythmées par mon installation et les vagues de l’océan. Le
chant de l’eau reposait mes oreilles du magma sonore épuisant
des grandes villes. Mais après l’élan que j’avais connu en me
retrouvant seule, face à la mer et à moi-même, j’avais sombré
dans une phase de rejet où tout m’irritait. Rien ne se faisait
comme j’en avais l’habitude. Les palabres interminables à
propos du moindre détail m’horripilaient. Je ne pouvais
compter sur aucune exactitude ni précision. «Je viendrai
demain » se soldait par une attente de plusieurs jours sans
aucune explication sur le pourquoi du retard. J’avais le
douloureux sentiment de ne pas être respectée et que tout le
monde ici se moquait de moi et de mes intentions pourtant
sincères. J’étais en permanence sur mes gardes car je craignais
d’être escroquée sur tous mes achats. Les prix pouvaient être
multipliés par dix ou vingt. N’ayant pas d’échelle de valeur
précise, j’ignorais si le prix indiqué était raisonnable ou pas, et
je devais discuter dans le vide en jouant au plus fin, tout en
donnant l’impression de connaître le tarif.
J’avais mis au point une tactique qui consistait à demander
le prix d’un article que je connaissais pour juger de l’écart que
le vendeur annonçait. J’appliquais ensuite cet écart supposé au
prix que l’on me proposait pour le produit que je désirais
vraiment. Je m’approchais du juste prix. Mais ce jeu se
révélait lassant à la longue. Je me méfiais de tout le monde,
même de ceux qui voulaient m’aider. Je ne voyais que l’aspect
négatif des événements et je ne profitais même plus de ce
superbe décor.
Tamsir n’échappait pas à ma suspicion. Quand, dans une
langue que je ne comprenais pas, il négociait le prix des
services des artisans qui construisaient la maison, je le
soupçonnais de les favoriser à mon détriment. S’il parlait avec
le maçon du village, j’imaginais qu’ils tramaient un obscur
complot destiné à me soutirer de l’argent qu’ils partageraient
ensuite. Ses absences étaient pour moi une source permanente
de doute. J’étais à nouveau méfiante.

Je ressentais durement le poids de mes habitudes et mes


limites. Les balises que je trouvais placées sur mon chemin
m’enchaînaient plus sûrement encore, me tiraient en arrière,
m’empêchant d’avancer. Je ne parvenais pas, en dépit des
apparences, à larguer les amarres, à m’immerger corps et âme
dans un environnement que j’avais pourtant choisi. Tout en
moi renâclait, rechignait, se cabrait. Je ne pouvais pas mettre
en pratique le dicton sénégalais qui dit : « Quand tu entres
dans un village, et que tu y trouves les gens nus, mets-toi nu
aussi . » L’homme vient au monde nu, sans habitude ni
coutume, il est malléable et peut s’adapter à toutes les
situations qu’il rencontre. Bien qu’ayant abandonné un bon
nombre de prétentions et d’habitudes, je n’arrivais pas à me
défaire de mon manteau de certitudes, à briser la cuirasse de
mes routines et à adopter cet état d’esprit qui explique
l’incroyable capacité d’adaptation dont font preuve les
Africains loin de leur continent.

Je ne pouvais pas être à la fois ici et là-bas. Je ne pouvais


pas côtoyer des Sérères et vouloir qu’ils se conforment à mes
attentes. Je me surprenais à dire « En France, c’est différent »,
« Oui, mais en France on ne fait pas comme ça ». Oui, mais
j’étais au Sénégal, et cette énorme évidence ne me sautait pas
aux yeux. L’occidentalisation rapide de ce pays pouvait me
laisser croire le contraire puisque je retrouvais des points de
repère habituels. La plupart des personnes que je côtoyais
parlaient français, et elles se comportaient en ma présence
comme des toubabs, du moins en apparence. Elles étaient
vêtues de jeans et de tee-shirts, elles portaient des montres et
utilisaient des téléphones portables. Elles roulaient en voiture
et regardaient des films vidéo sur des magnétoscopes. Les
citadins mangeaient des hamburgers au restaurant ou
profitaient de la pause de midi pour surfer sur Internet… Plus
je me débattais dans cette apparente contradiction, plus j’étais
malheureuse. Je ne retrouvais pas la France dans ce simulacre
aux apparences trompeuses et je n’entrais pas non plus en
contact avec le Sénégal profond qui était resté fidèle à lui-
même à bien des égards. Je comprenais à quel grand écart se
soumettaient les Africains expatriés dans les pays
industrialisés et tous ceux qui étaient emportés dans la tempête
de la modernisation de leur pays.
Face à chaque situation nouvelle, mes vieux mécanismes
s’enclenchaient et j’étais incapable de décider de ce qui devait
être fait pour répondre à ce qui m’était demandé. A mes yeux,
tous les Sénégalais étaient des imposteurs qui cherchaient à me
flouer. Je me sentais agressée de toutes parts, à la dérive, loin
de moi même. La perte de mes repères, sans aucun autre
ancrage, faisait de moi un bouchon ballotté par les flots. J’étais
incapable de m’intégrer à ce village, de laisser tomber mes
idées préconçues sur ce que devait être ma vie ici.
L’impossibilité de lâcher mon rêve ou de le faire coller à la
réalité m’en rendait prisonnière. Le bonheur m’échappait. Il
fallait me rendre à l’évidence, je n’étais pas heureuse en dépit
de ces longues vacances exotiques. La confrontation entre le
Sénégal dont j’avais rêvé et celui où je vivais m’était
douloureuse. Les règles du jeu étaient différentes. Je devais les
apprendre, abandonner ma suffisance. Pour recevoir ce que
Popenguine avait à m’offrir, il fallait que je cesse de me
protéger, que je me mette à nu.

La construction de la maison démarra un peu avant


l’hivernage. C’était une bonne chose pour garantir la solidité
des murs. Les briques étaient faites au fur et à mesure de
l’avancement du chantier avec du sable pris sur la plage, de
l’eau et du ciment. Le ciment a remplacé la brique
traditionnelle faite de paille séchée et de terre argileuse. Le
mélange est versé dans un moule aux parois amovibles. Deux
pelletées tassées dans le moule. On secoue une fois, deux fois.
Le moule est renversé sur le sol. Les parois se détachent. Et en
cadence, on repose le moule sur une pile de trois parpaings
servant d’établi. Deux pelletées tassées, on secoue… Les
parpaings s’alignaient au soleil au rythme d’un toutes les
quarante secondes. Ils étaient régulièrement arrosés puis à
nouveau séchés. L’alternance de la pluie et du soleil les
consoliderait. En attendant d’être utilisés, ils restaient là, sur le
sol. Personne ne se serait avisé d’en prendre un seul.
Les maçons n’utilisaient pas de fil à plomb. Les
encadrements de portes étaient irréguliers, l’alignement des
murs était approximatif et les finitions aléatoires. Les cases
traditionnelles ne demandaient pas autant de fioritures. Elles
étaient rondes, d’une seule pièce, avec un toit de paille monté
sur une charpente de poutres de bois réunies en faisceau. Le
tour était joué. Peut-être que la précarité de la vie induit aussi
la précarité des réalisations?

La maison était bien différente des concessions du village.


C’était une maison de toubab.
Les concessions s’organisent autour d’une vaste cour,
clôturée avec des palissades en roseau, où sont distribués
plusieurs corps de bâtiment. Le centre est fréquemment occupé
par un vieil arbre, demeure d’un djinn, l’esprit protecteur de la
famille. Son tronc et ses racines toujours blanchies sont le
support d’offrandes faites de bouillie de mil et de lait caillé.
C’est la nourriture typique du petit enfant. Sa survie dépend de
la nature et il n’est rien sans son environnement. L’homme
doit s’en souvenir à travers ses offrandes.
Dans chaque bâtiment habite une famille. Toutes ont des
liens de sang, d’amitié ou d’obligation les unes envers les
autres. Les concessions les plus anciennes donnent leur nom
au quartier. N’Diayen situe la concession où vit la famille
N’Diaye. C’est un enchevêtrement de coins de murs, de
passages étroits qui s’ouvrent sur chaque maison. Les
chambres ont été construites au fur et à mesure de
l’agrandissement des familles, et chaque mètre carré est
utilisé. Au détour d’un mur, on peut se trouver nez à nez avec
un autre mur, une porte, une cour ou le poulailler. Une pièce
est réservée pour la cuisine, un peu à l’écart. L’installation y
est sommaire : un fenestron pour évacuer tant bien que mal la
fumée, un trou creusé dans le sol pour recevoir le feu,
quelques ustensiles en fer-blanc entassés dans un coin. La
femme prépare les repas accroupie au sol, dans une
atmosphère irrespirable de fumée et de graillon. Deux ou trois
autres pièces servent de chambres à coucher. Les enfants
dorment avec leurs parents, la tante ou leurs aînés. La nuit
venue, ils déroulent des nattes sur le sol, qu’ils rangeront sous
le lit des adultes durant la journée. Ils n’utilisent pas de draps
et rarement des couvertures. Ils se roulent dans des boubous
usagés, ou entassent plusieurs épaisseurs de vêtements lorsque
les températures plus fraîches de l’hivernage arrivent. Les lits,
quand il y en a, sont faits de bois et recouverts de matelas en
mousse.
Le commerce de la mousse est florissant car, pour un coût
modique, on peut améliorer le confort de ses nuits. On voit
souvent déambuler des vendeurs qui empilent plusieurs de ces
matelas en équilibre sur leur tête, en les retenant avec une
ficelle. Ils parcourent des kilomètres, passant de village en
village, exposant généreusement les matelas à la poussière.
Lorsque les matelas sont hors d’usage car trop aplatis, ils sont
découpés en éponges. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
transforme.
Un endroit reculé est utilisé pour la douche et les toilettes.
C’est un paravent de roseaux tressés qui abrite un trou
recouvert de pierres. L’eau des douches sert de chasse. Pas de
salle à manger, ni de salon, pas de meubles non plus, ni de
bibelots. Parfois, il y a l’eau et l’électricité.
La construction traditionnelle en banko et paille a disparu à
Popenguine au profit de la brique en ciment et de la tôle
ondulée. Cela paraît plus solide, mais c’est inadapté au climat.
Le toit de paille maintient une relative fraîcheur et la qualité
d’isolation de la terre séchée n’est plus à démontrer. Les toits
de tôle chauffés à blanc par le soleil donnent une idée de ce
que doit être la fournaise de l’enfer. J’ai choisi de faire un toit
de paille et les ouvertures pratiquées en haut du mur, les
claustras, permettent la circulation de l’air et nous évitent la
tiédeur suffocante de l’air surchauffé qui stagne dans les
pièces. Il a fallu que je me mette en quête d’un homme
susceptible de fabriquer des touffes. Il fallait que j’achète une
grande quantité de paille. Elle est ramassée dans la brousse
après la saison des pluies. Ce n’était pas facile de m’en
procurer, car tous les hommes susceptibles de m’en fournir
étaient aux champs pour préparer les semences de mil. Il m’en
a coûté bien des allers-retours en taxi-brousse, des heures
d’attente perdues et de vaines recherches dans les champs à la
recherche du « spécialiste » que l’on m’indiquait tantôt ici,
tantôt là. Je l’ai enfin trouvé, et nous nous sommes mis
d’accord sur un prix dérisoire, sur le nombre de touffes
nécessaires pour couvrir tout le toit et sur le coût de
l’acheminement. Car il fallait transporter cet énorme volume
de paille depuis la forêt de baobabs jusqu’au bord de la mer.
Quelques semaines plus tard, je possédais un monticule de
paille bien encombrant car, en attendant le tressage, il fallait le
protéger de la pluie et de la voracité des moutons et des
chèvres qui batifolent en liberté. Le voisin m’a gracieusement
prêté les pièces vides de sa maison en construction, proche de
la nôtre, pour le stocker. J’ai fait appel à un homme du village,
un des derniers poseurs de paille, qui tressa les grandes herbes
en faisceau. Il utilisait du fil de fer, mais auparavant les liens
étaient fabriqués avec des écorces de baobab, extrêmement
solides et quasiment imputrescibles. Le fil de fer rouille et
casse. A la fin du tressage, on obtient des rouleaux plats et
homogènes que l’on déroule en spirale sur la charpente de bois
en terminant par une touffe ornementale au faîte qui assure
l’étanchéité. C’est simple, efficace, peu coûteux. Quelle drôle
d’idée d’avoir abandonné l’habitat traditionnel : les matériaux
sont gratuits et les cases de M’Lomp en Casamance, plusieurs
fois centenaires, témoignent de la longévité du procédé.
Pourtant, il faut désormais prévoir des années pour
construire sa maison, en fonction de l’argent dont on dispose
pour acheter les matériaux nécessaires tels que le ciment, le fer
à béton, les menuiseries, etc. Les constructions inachevées au
milieu desquelles la végétation a repris le dessus font partie du
paysage. Faute d’argent, le chantier s’arrête, parfois durant des
années, et se dégrade. Les rues des villes et les villages gagnés
par la modernité ont un aspect de « jamais fini » qui contribue
à donner une image de sous-développement, tout comme
l’utilisation névrotique des techniques venues de l’Occident,
l’accumulation de bric-à-brac recyclé, le manque d’ordre et
d’organisation dans les centres urbains, faute de temps, et le
manque de propreté, faute d’argent pour se procurer ne serait-
ce que de la lessive, de l’eau ou de la peinture neuve dans un
pays où la préoccupation majeure de la plus grande partie de la
population est l’achat de nourriture et la fête.
Dans les villages, les cases modestes sont parfaitement
entretenues, les abords sont propres et il s’en dégage une
sérénité apaisante.

Popenguine n’est plus un village à l’habitat traditionnel


depuis longtemps, mais le vieux quartier groupé autour de
quelques baobabs et des ruelles étroites a gardé son charme
paisible. C’est ici que sont installées plusieurs générations des
principales familles qui préservent l’atmosphère chaleureuse
du village. Cependant la vie communautaire est un pilier
parfois trop rigide. La structure traditionnelle doit évoluer car
les jeunes ont du mal à se situer entre tradition et modernité.
Je prêtais mon poste de musique chaque dimanche à cinq
garçons qui enregistraient leurs cassettes de rap. Ils
composaient en ouolof. Durant la semaine ils se rendaient à
pied au champ « Tool Jam » situé à trois kilomètres pour
pratiquer du maraîchage sur un plateau battu par les vents et
sans eau courante, qui tenait davantage de l’astéroïde desséché
que du champ cultivé, puis la nuit venue, ils rentraient à pied,
la tête pleine de rêves à propos d’un hypothétique succès
musical. Ils étaient vêtus comme des rappeurs américains et
leurs mots égrenaient l’aberration de leur condition, la liberté,
et comme toujours l’amour. Ces jeunes rappeurs oscillaient
entre la fidélité à la tradition dont ils reconnaissaient les vertus
et qui s’était imprimée profondément en eux depuis leur
naissance, et le légitime désir de progresser. Faire du rap et
porter les signes distinctifs d’un groupe particulier, c’était se
reconnaître comme faisant partie de la marche et du renouveau
du monde, c’était progresser. Mais ils souffraient de ne pas
être entendus. Alors, ils apportaient leur contribution dans les
domaines où on voulait bien les accepter et les reconnaître à
l’égal de tous : la musique et le sport. Ainsi les jeunes
s’investissent dans ces disciplines et l’athlétisme, notamment
les épreuves de course et de sprint, sont dominées par les
athlètes noirs, tandis que de plus en plus de vedettes du
football sont originaires du continent africain. Ils prennent la
place que l’on veut bien leur laisser, et se coulent dans le
moule pour ne pas être rejetés, pour être enfin pris au sérieux.
Le village, la maison, la famille, les castes, les événements
collectifs, tout concourt à maintenir la vie communautaire qui
pourtant est en train d’éclater sous la pression extérieure. La
structure familiale, identique pour tous les Sérères, est fondée
sur le respect dû aux personnes âgées et aux ancêtres qu’elles
représentent, sur l’autorité du père et sur celle de l’oncle
maternel. La société sérère est matrilinéaire. C’est l’oncle qui
a toute autorité sur la descendance de sa sœur. C’est lui qui
conserve sa dot pour éviter de disperser le patrimoine.
L’héritage de l’oncle est transmis à ses neveux et non à ses
propres enfants. Il est assuré de la filiation de ses neveux par
sa sœur. Ils sont absolument du même sang que lui. En
revanche son épouse est la seule à savoir réellement de quel
père sont ses enfants. En transmettant ses biens à son neveu, il
a la certitude que ses possessions restent dans sa famille de
sang.

Je ne connais personne qui se soit vraiment opposé à la


décision de ses parents ou qui, ayant essayé, ne soit pas revenu
dans le giron familial. Car la pression subie est énorme. Toute
la parenté se ligue contre le récalcitrant et l’assaille de
menaces, de conseils, de recommandations, de supplications.
Ibrahim Diallo en avait assez de subvenir aux besoins
incessants d’une trop grande famille, dont seuls quelques
membres assuraient des revenus irréguliers. Il travaillait à
l’aéroport de Dakar. Il décida de louer une petite chambre en
ville et de partir en cachette. En vain, car au bout de deux
mois, il fut retrouvé et, épuisé par d’incessantes visites de ses
proches cherchant à le ramener à la raison, il a fini par céder
pour avoir la paix. Une paix toute relative certes, mais qui
avait l’avantage de le réconcilier avec sa famille, qui aussi
envahissante qu’elle puisse être, lui manquait terriblement.
Dakar se vide en fin de semaine, car les broussards venus
travailler à la ville s’empressent de rentrer au village pour
retrouver leurs parents. Le pire qui puisse arriver à un
Africain, c’est d’être coupé de ses racines et de sa parenté. « Si
tu ne sais pas où tu vas, retourne-toi et regarde d’où tu viens »
est la devise qui leur redonne confiance et les ramène au pays.

La vie communautaire a développé des liens de solidarité


étroits au sein de la collectivité à travers le voisinage. Si une
femme remarque que le feu n’a pas été allumé dans la
concession d’à côté ou qu’elle n’a pas entendu le pilon dans le
mortier, elle en déduit qu’il n’y a rien à cuisiner. Elle envoie
discrètement un de ses enfants déposer un plat prélevé sur le
repas familial. Cette démarche se fait sans ostentation et
malheur au gamin qui ne tiendra pas sa langue. Personne ne
doit se sentir gêné ou redevable. Lors des fêtes, on fait
toujours porter au voisin immédiat un peu de son repas en
signe de partage et de bonne entente.
Un malade hospitalisé au petit dispensaire ne peut pas
compter sur un service de restauration ou de blanchisserie.
C’est sa famille qui prend tout cela en charge. Si la personne
hospitalisée n’est pas de Popenguine, la famille de son
compagnon de lit s’occupera de lui le temps que ses propres
parents arrivent. A Popenguine, un malade reçoit des plats
envoyés par tous les siens et il les partage spontanément avec
son voisin moins chanceux. Les visites sont ininterrompues et
très bruyantes, respectant assez peu le sommeil réparateur du
malade. Mais la famille et les amis veillent à son bien-être
physique et surtout moral. Tout le monde fait une halte pour
réconforter celui qui est hospitalisé et l’assurer de son soutien.
L’étranger se sent moins seul, porté par la solidarité des cœurs
dans la souffrance.

Il est impossible de mourir de faim à Popenguine.

Les errants, qualifiés de « fous », que l’on rencontre dans


tous les villages sont bien nourris. Les femmes les habillent,
leur coupent les cheveux, les ongles, la barbe, elles leur offrent
une cigarette. Les dof, c’est-à-dire les fous, ne sont pas
enfermés et sont pris spontanément en charge par la
collectivité. Ils ont un rôle à jouer, car perdre la raison a une
signification dans l’Autre Moitié du Monde. Ils sont respectés.
On pense qu’à leur manière, ils délivrent des messages.
Popenguine accueille trois dof. Ils se sont répartis le territoire
du village. Le premier, l’ancien instituteur, toujours vêtu d’une
épaisse vareuse et d’un short en haillons passait le plus clair de
son temps, vautré au soleil, à l’intersection de deux rues, ou à
arpenter le village en quémandant des cigarettes. La nuit il
s’abritait sous l’auvent de la poste. Je ne l’ai jamais entendu
prononcer un mot. Un jour, on l’a retrouvé mort.
Il y a Biram, bardé de signes cabalistiques faits de
matériaux de récupération, à demi nu, bavard, toujours prêt à
l’attaque d’invisibles ennemis, qui vit dans une cahute remplie
de pierres. Parfois, de guerre lasse, il menace de se noyer dans
la mer et nous assistons à sa mise en scène. Il se jette, les bras
en croix, dans vingt centimètres d’eau et se retourne pour
vociférer : « Personne ne vient à mon secours ? »
Et puis il y a cette force de la nature dont j’ignore le nom,
effrayant, qui vit nu sur un tas de détritus. Il parcourt le village
en traçant sur le sol des signes mystérieux. Il fait mine
d’attaquer lorsque quelqu’un passe près de lui. Il parle anglais.
Il vient probablement de Gambie. Il boit dans les mares
boueuses comme un animal et dispute aux cochons en liberté
les restes des décharges. Il semble avoir une force colossale et
ne paraît pas souffrir de son régime alimentaire. Ces derniers
temps il est devenu agressif. Il jetait des pierres sur les gens en
grognant. Il a été chassé du village.
Un Vieux ou une personne handicapée qui n’a plus de
famille dans le village est intégré à une concession comme
membre à part entière. De même, une veuve ne doit pas rester
seule et un des frères du défunt mari ou son meilleur ami la
prendra comme épouse, surtout si elle a des enfants. Un adage
dit ici : « Quand on prend la poule, on prend aussi les poussins
. » Les nombreux enfants d’un précédent mariage ne sont pas
un obstacle pour un couple. La famille recomposée a dû être
inventée ici.
Bien sûr, le revers de cette proximité permanente, c’est le
manque d’intimité. Tout le monde est toujours au courant de
tout. Il n’est pas facile de tenir une relation secrète ou de
cacher ses problèmes conjugaux. La notion de vie privée est
très sommaire. D’ailleurs à quoi servirait une vie privée
puisque l’on partage tout, les joies comme les peines, les
ressources et les manques, les craintes et les espoirs? On ne se
sent jamais seul pour assumer les difficultés quotidiennes car «
il y a toujours quelqu’un qui a vécu cette situation avant toi et
qui s’en est sorti ». Si l’expérience des autres ne sert pas à soi-
même, le fait d’être entouré facilite son propre apprentissage.
Quand un couple a des problèmes conjugaux et que la
femme décide de retourner vivre chez ses parents, son père ou
son frère va exposer les griefs de leur parente à la belle-famille
et ils en débattent. On demande éventuellement conseil à un
sage, au marabout ou à toute autre autorité morale pour
décider d’un commun accord qui a raison et qui a tort. Si c’est
le mari qui a tort, il devra faire des excuses à sa femme devant
témoin et aller la récupérer chez ses parents. Dans le cas
contraire, l’épouse se repent et regagne le domicile conjugal.
De toute manière l’incident est clos et il n’y a plus lieu d’y
revenir. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu, mais une décision
collective prise le plus objectivement possible dans l’intérêt de
tous. Et l’intérêt majeur, c’est la cohésion familiale et sociale.

Les travaux de la maison avaient été interrompus pour des


raisons étrangères à la construction elle-même. Ces fréquentes
suspensions de travail étaient dues à la culture des champs,
aux enterrements, aux baptêmes et aux mariages. Lorsque le
maçon était absent, il envoyait son concurrent pour achever les
travaux. La notion de concurrence est assez étrange, car les
entrepreneurs de Popenguine s’arrangent entre eux pour qu’il
y ait du travail pour tous, et ils n’hésitent pas à se faire profiter
mutuellement d’un chantier, ou à se prêter du matériel. Si
l’activité de l’un d’entre eux est suspendu et qu’un autre
maçon a besoin de ses briques pour poursuivre sa construction,
il les utilisera et en rendra ultérieurement. Cette transaction se
passe de documents écrits et reste fondée sur la confiance
mutuelle. Il arrive que les briques prêtées le deviennent pour
une durée indéterminée, ce qui pénalise le prêteur, mais celui-
ci n’en tient par rigueur à l’emprunteur peu scrupuleux. La
notion de parenté empêche que ces indélicatesses tournent à la
querelle.
Les maçons sont aussi des paysans et en période
d’hivernage, ils consacrent deux jours dans la semaine aux
travaux des champs. A l’exception du lundi et du jeudi qui
sont traditionnellement les jours du repos de la terre. Cette
coutume animiste, si ancienne qu’elle se perd dans la nuit des
temps, est respectée par les catholiques et les musulmans. On
ne travaille pas non plus le dimanche, jour du Seigneur, ni le
vendredi après-midi, jour de la Grande Prière.
Quand un décès survient, tous les membres de la famille
élargie se déplacent depuis des centaines de kilomètres ou
envoient un représentant rendre un dernier hommage au mort
et apporter leur soutien à la famille. Les funérailles sont un
moment privilégié pour rencontrer la grande parenté et prendre
des nouvelles des uns et des autres. Parfois on y fait
connaissance avec un nouveau membre de la famille, ou
encore on retrouve un parent parti vers un quelconque
eldorado et revenu pour la circonstance. Car les nouvelles
circulent vite. Il y a toujours un habitant du village au courant
du décès qui se rend dans un autre village et qui transmet
l’information. Elle est relayée par un autre qui part justement
pour tel ou tel endroit et qui, à son tour, communique la
nouvelle et ainsi de suite. Il y a forcément dans chaque village
soit un membre de la famille, soit une connaissance de ladite
famille qui se charge de faire circuler la nouvelle. Ainsi
l’information traverse-t-elle le Sénégal en quarante-huit
heures. J’étais toujours étonnée que le destinataire de
l’information ne la vérifie pas et parte sans hésiter en toute
confiance. Mais qui s’amuserait à faire une farce de si mauvais
goût ? Les personnes qui connaissent la famille en deuil
chôment en signe de respect. Les artisans qui bâtissaient ma
maison connaissaient toutes les familles popenguinoises !
Il ne se passait pas non plus une semaine sans que soit
célébré le mariage d’un parent plus ou moins proche, ou le
baptême de l’enfant d’un ami ou d’un promotionnaire. Le
promotionnaire est de la même tranche d’âge que vous, celui
avec qui « vous avez fait les bancs », entendez être allé à
l’école ou sous les drapeaux. Cela fait beaucoup de monde. Il
est très mal venu de se soustraire à la cérémonie, et dans
l’hypothèse où c’est votre ami qui se marie ou qui baptise son
enfant, vous êtes tenu d’organiser la fête. L’ami est chargé de
négocier auprès de la belle-famille les dépenses à envisager
pour celle-ci et il accompagne la future épousée dans le village
de son fiancé avec armes et bagages. Le degré de parenté est
très élastique. Tout le monde est parent avec tout le monde.
Les mariages se font entre villages voisins et la polygamie a
pour résultat une multitude de frères et soeurs « même mère
mais pas même père » ou « même père mais pas même mère ».
Cela donne des explications généalogiques déroutantes : « Le
père de ma mère et la mère de son père avaient même père
mais pas même mère . » « Mon grand-père maternel et sa
grand-mère maternelle étaient frère et sœur par leur père. » Ce
qui se traduit au final par « c’est mon frère » ou « c’est ma
sœur », qui en réalité sont des demi-cousins éloignés. La
notion de demi de toute façon n’existe pas et il n’y a pas de
mot en ouolof qui traduise celui de cousin. Il arrive aussi
qu’une nièce soit plus âgée que sa tante et qu’une sœur soit
plus jeune que la descendance du père.

Cette généalogie créé des liens très solides mais qui


bloquent parfois le système, car sous prétexte de solidarité
familiale, certaines rancœurs ou querelles graves traînent de
génération en génération, transmises tel un flambeau, et
empêchent des mariages, des alliances politiques ou
commerciales. Certaines familles conservent entres elles des «
parentés à plaisanterie a qui permettent de dégoupiller les
vieilles tensions ou de renforcer la solidarité. Les Diop et les
N’Diaye ne manquent pas de se chamailler et de s’envoyer des
piques bien aiguisées. Un N’Diaye dira à un Diop : « Tu es
tellement gourmand et tu manges tellement de riz que tu
affames les N’Diaye . » En cas de difficulté ou de besoin l’un
ou l’autre répondra présent, il en va de son honneur. Cela se
traduit surtout aujourd’hui par des moqueries de connivence et
du favoritisme. Les mailles de la parenté étant très serrées,
chacun estime avoir son mot à dire sur un des membres de la
famille élargie. Chacun met son grain de sel dans une affaire
qui ne le concerne pas au premier chef. Ce sont des palabres
interminables où chacun expose son point de vue et fait plus
ou moins office de médiateur. Les décisions sont longues à
mûrir parce qu’il faut se concerter et veiller à ne heurter
personne. Vu de l’extérieur, le système semble pesant,
confinant à l’immobilisme et offrant peu d’avantages. C’est
oublier que les discussions débouchent sur des accords qui ne
lèsent personne, ou qui se veulent le plus équitables possible.

La généalogie inextricable explique que les travaux de la


maison étaient régulièrement suspendus et que je devais
intégrer un nouveau concept de temps, de rentabilité et donc
d’argent.
En France on dit que le temps c’est de l’argent et qu’il joue
contre nous. Au Sénégal, le temps ne compte pas et l’argent
n’a pas la même importance. Ce fut longtemps une de mes
principales difficultés, car je n’étais pas prête à abandonner la
valeur que j’avais cru sacrée durant tant d’années.
Avec toutes ces péripéties, j’avais renoncé à exiger que les
délais de construction soient tenus. Je faisais preuve d’une
patience qui m’étonnait moi-même. Tout finissait par se
produire du moment que je laissais les événements se dérouler
à leur rythme, sans rien précipiter, ni forcer. Je profitais de ces
longues pauses pour déambuler dans les ruelles du village au
gré des rencontres et des palabres. Je m’asseyais sur un tronc
d’arbre faisant office de banc et je regardais, parfois durant
une heure, les marchandes qui chassaient inlassablement et
sans impatience les mouches qui s’agglutinaient autour de leur
étal. Parfois, elles repoussaient fermement, mais toujours avec
de grands éclats de rire, les assauts d’une chèvre ou d’un
mouton téméraire qui tentait de dérober sa pitance. J’adorais
observer à la dérobée les visages des Vieux assis à l’ombre des
acacias. Je lisais la sagesse dans le dédale des rides et dans le
pli des paupières. Leurs mains me fascinaient. Elles étaient
paisiblement posées l’une sur l’autre ou égrenaient un chapelet
rythmant le temps qui passe sans plus s’en préoccuper. Les
jeux turbulents des enfants criards contrastaient dans le tableau
où chaque protagoniste était pourtant à sa place.
Certaines fois, à la tombée du jour, j’allais admirer le
coucher du soleil dans les baobabs à la sortie du village. C’est
là que le Vieux Diallo garde les troupeaux de chèvres.
J’attendais leur retour des pâturages pour acheter un peu de
lait. Dans la pénombre, le berger peul trayait les chèvres
impatientes d’allaiter leurs chevreaux qui les appelaient avec
vigueur. Le berger vivait avec sa famille dans une case
minuscule, éclairée à la bougie, près des chèvres, dont les
minuscules crottes accumulées depuis des années formaient un
tapis épais. L’atmosphère de ce lieu était étrange et
envoûtante. Le temps y était suspendu, le silence palpable
malgré les bêlements, l’air était lourd, accentuant le moindre
détail. Le berger et ses chèvres semblaient être là de toute
éternité.
6.
Le jour de la Tabasky, je fus officiellement présentée à la
concession des N’Diaye. Mam Oumy avait fait confectionner à
mon intention un boubou en cotonnade violet qu’une petite
fille m’apporta le matin même. C’était le premier cadeau
qu’elle me faisait. Mam Oumy et tante Maryem, sa coépouse,
qui m’accompagnaient, ne parlaient pas français. Elles
choisirent spontanément la danse comme moyen de
communication. Nous passions de maison en maison, les
femmes tapaient dans leurs mains en chantant. Ce tapage en fit
sortir d’autres, qui entamèrent une danse faite de piétinements
et de mouvements de bras en reprenant la chanson. Le tour
dura une heure, sous le soleil ; derrière nous une ribambelle de
gamins curieux et braillards s’étaient rassemblés. Les enfants
participent toujours aux danses. Ils apprennent en imitant les
aînés. Il est banal de dire que les Africains ont le rythme dans
le sang, mais c’est une réalité toujours surprenante. Leur
enfance est bercée par la musique.
La danse est l’expression d’une pensée et d’une attitude
spirituelle. La souplesse des corps des Africains reflète celle
de leur esprit : fluides, légers, traversant l’existence avec
aisance et simplicité. C’est peut-être pour cela que je n’ai
jamais osé me lancer au milieu du cercle que forment les
femmes quand elles dansent ! J’avais conscience de ne pas être
à la hauteur. Pourtant, j’ai toujours été attirée par le tempo des
tam-tams qui rappelle celui des battements du cœur et de la
pulsation du sang, à la limite d’un état de transe. Mais je n’ai
jamais osé laisser mon corps bouger, suivre le rythme
envoûtant du djembé et s’exprimer sans retenue ni contrôle sur
la place du village. J’avais trop peur de ce que je ne
connaissais pas. Je me méfiais de mon corps dans ces
moments d’abandon.
La gestuelle de toutes les danses symboliques était codifiée
selon l’événement à célébrer mais elles ne sont plus
pratiquées. Les documentaires filmés continuent à les
présenter comme un reflet authentique de l’Afrique. Les
autochtones, quant à eux, les remettent au goût du jour pour
faire plaisir aux touristes et gagner de l’argent. Les fourols ont
remplacé la tradition. C’est un moment privilégié au village
pour exhiber sa dernière coiffure, son dernier boubou, montrer
ses talents de danseuse et, pourquoi pas, trouver un mari ? Les
femmes sont assises en cercle autour des musiciens et elles se
lèvent à tour de rôle lorsqu’elles reconnaissent un rythme
particulier, une sorte de totem musical ‘ propre à la famille.
Elles prennent possession de la musique. Leurs corps
deviennent musique, elles les utilisent pour exprimer ce que la
pauvreté des mots ne saurait dire.
En fin de soirée, les jeunes filles exécutent la danse du cul.
Assez crûment nommée, mais qui a le mérite d’être explicite.
Elles relèvent alors leur pagne haut sur les cuisses, découvrant
leurs dessous, et elles entament une ondulation du bassin et
des fesses suggestive, défiant les joueurs. Je trouvais cela
provocant, presque choquant, mais c’est une manière
d’exprimer la sexualité sans pornographie, libre et sans tabou.
C’est une sorte d’érotisme collectif, quelque peu désavoué par
les anciens, il faut le dire. Dans les boîtes de nuit branchées de
la capitale, les filles et les garçons se livrent à des exhibitions
qui n’ont rien à voir avec la danse. Les mouvements syncopés
du m’balax sont le prétexte à des déhanchements et des
mouvements de bascule du bassin ne cachant rien de leur
intention. Mais la sexualité est une fonction comme une autre
pour les Sénégalais. Les hommes et les femmes plaisantent sur
le sujet sans que personne en rougisse.
La danse ne serait rien sans les tapeurs de djembés. Ils se
mettent au service des danseuses en accélérant le rythme au
bon moment, encourageant l’une ou l’autre en se plantant
devant elle. Ils gardent la cadence pendant des heures, et à la
longue, ils ont à leurs doigts de la corne dure et insensible.
Avez-vous déjà observé des djembettistes africains ? Les
pieds enracinés dans le sol, la lanière supportant le djembé
passée autour du cou ou bien l’instrument calé entre les
cuisses, ils battent alternativement le milieu et le bord du
djembé. Tandis que la cadence est maintenue par les batteurs,
le soliste improvise des digressions rythmiques. Il lâche ses
battements comme s’ils provenaient d’un autre que lui. Les
muscles de ses bras saillent, son torse se couvre de sueur, son
front regarde le ciel y puisant son énergie, et ses mains qui
semblent posséder une vie autonome impriment à l’instrument
leur volonté de partage.
Avez-vous vu le sourire qui illumine le visage de celui qui
frappe un djembé ? Il joue, il joue comme un enfant. Sa joie
est communicative, elle se partage et donne envie d’entrer
dans la danse.
Tout est matière à battre le tempo et à fredonner un air
improvisé : une plaisanterie bien lancée, un moment de gaieté
partagée, l’évocation d’un souvenir… Les gamins fabriquent
leur premier djembé avec une boîte de conserve et un morceau
de peau de chèvre qu’ils auront chipé dans un dépotoir. Mais
bien souvent ils improvisent en tapant sur tout ce qu’ils
trouvent : bidon, calebasse, n’importe quoi fait l’affaire pourvu
que la musique en sorte. Et lorsqu’il n’y a rien à leur portée, ils
frappent dans leurs mains.
A Popenguine, la vie est rythmée par la musique. Ce rythme
si particulier, envoûtant, entraînant et qui pénètre jusqu’à la
moelle des os. Un rythme dont le tempo sourd a des vertus
curatives pour le corps et le cœur parce que sa répétition
inlassable conduit au lâcher-prise. L’esprit est obnubilé, les
pensées s’immobilisent et le corps ondule, presque malgré lui,
se laissant porter par la régularité et la vigueur des mains
frappant la peau du djembé. C’est ce même rythme que l’on
retrouve à l’office, le dimanche. Lors de la prise de voile des
religieuses du Sacré-Cœur de Marie, la fête battait son plein, et
sur le parvis de l’église à la fin de la cérémonie, les sœurs se
ceignirent du pagne par-dessus l’habit et entamèrent une danse
endiablée. Elles entraient, joyeuses et dansantes, dans leur vie
consacrée à Dieu, accompagnées de tout le village qui
mélangeait allègrement tradition animiste et rite catholique. Il
n’est d’ailleurs pas rare que les sœurs organisent entre elles de
petites manifestations dansantes, histoire de se dégourdir les
jambes, de célébrer Dieu et la vie.

Les problèmes de l’existence qui ne peuvent pas se résoudre


au sein de la famille ou par le truchement de la communauté
trouvent leur solution dans l’Autre Moitié du Monde.
Les cérémonies de désenvoûtement comme le n’dëup sont
destinées à délivrer une personne prise d’un mal inconnu et
jouent un rôle majeur dans la cohésion de la vie
communautaire puisque l’ensemble du village se mobilise
pour porter assistance à la personne en souffrance.
Le mal peut prendre différentes formes, telles que la
paralysie, l’anémie ou l’anorexie, le délire, la dépression. Les
causes sont nombreuses mais celle qui est le plus souvent
évoquée est la possession par l’esprit d’un ancêtre, ou par le
génie pangol de la famille, qui n’a pas été correctement
honoré. Ce peut être aussi un sort jeté ou une malédiction qui
atteint alors le double de la personne. Chaque individu possède
un double invisible (une sorte d’aura) qui est en relation avec
l’Autre Moitié du Monde, invisible elle aussi aux yeux des
non-initiés. Il existe des rites très précis pour rétablir la santé
physique et psychique du patient. Le malade est souvent
prévenu en songe. Il informe alors la gardienne des fétiches du
village de la nature du sacrifice à faire pour le délivrer. Mam
Maryem N’Diaye, la tante de Tamsir, souf frait de paralysie
depuis plusieurs jours, quand un matin elle se traîna sous
l’arbre de la concession et se mit à gratter la terre avec ses
ongles. Ni les blessures, ni les coupures ne l’arrêtaient. Elle
demanda qu’on lui apporte une chèvre toute blanche qu’elle
avait vue en songe. Quand ce fut fait, elle rampa jusqu’à
l’animal et s’accrocha à son cou pendant plusieurs heures.
Enfin, elle se releva, guérie, comme si rien ne s’était jamais
produit.
Si la gardienne des fétiches confirme la possession, elle
prépare la cérémonie et fait appel, en fonction de la gravité du
cas, à un maître de cérémonie réputé. Le guérisseur qui officia
pour Diatou sillonnait l’Afrique de l’Ouest, précédé de sa
réputation. Son regard pénétrait l’âme. A l’occasion du
n’dëup, toutes les femmes du village dites « possédées »,
c’est-à-dire habitées par le pangol, vont danser durant une
semaine à des moments réguliers de la journée pour
accompagner le malade dans sa guérison. Dès qu’elle entend
le ndundeu, petit tambour tenu sous l’aisselle et frappé avec
une baguette, battre son totem musical, la possédée se lève et
rien ne peut l’empêcher de danser, de danser, de danser jusqu’à
ce qu’elle tombe évanouie, complètement hagarde, hilare, ou
extatique.

Mariettou est une possédée, et elle était assise dans


l’assistance pour guérir Diatou. Ce jour-là, elle ne voulait pas
participer à la cérémonie, mais une force inconnue l’y a
poussée. Elle me raconta qu’elle avait senti que quelqu’un lui
administrait de violents coups de bâton sous les pieds,
l’obligeant à se lever et à danser. Elle ne se souvenait de rien
d’autre. Sa force était décuplée car l’intervention de trois de
ses amies fut nécessaire pour la ramener sur le banc où elle
refusa de s’asseoir. Elle se laissa tomber sur le sol et resta
hébétée de longues minutes, secouant la tête comme si elle
refusait de voir ou d’entendre quelque chose. Personne ne se
préoccupa davantage d’elle, et on la laissa ainsi jusqu’à ce
qu’elle se relève toute seule. Il fallut la soutenir pour qu’elle
puisse rentrer chez elle, mais au bout de quelques minutes, elle
reprit ses activités quotidiennes comme si rien ne s’était
produit. Elle retourna apporter son concours à la cérémonie de
désenvoûtement tout au long de la semaine.
Le maître de cérémonie surveillait l’évolution de l’état des
danseuses. Elles ne devaient pas aller trop loin dans leur
transe. Il intervenait pour arrêter une danse, calmer celle-ci,
réveiller celle-là. Certaines danseuses hurlaient qu’elles
voulaient boire du lait caillé ou un soda, ou encore qu’elles
désiraient une cigarette. (Les femmes fument très rarement.)
Une femme qui n’avait jamais prononcé un mot de français
s’exprimait sans hésiter dans cette langue le temps que durait
la possession. Les possédées exécutent une sorte de ballet
incohérent fait de rondes, de mouvements insensés et de
balancements anarchiques du corps. Elles improvisent
individuellement une cacophonie libératoire, qui s’exprime
sans aucun ordre logique. Elles semblent sous l’emprise d’une
force intérieure qui guide leurs mouvements sans but apparent.
Leurs regards reflètent les émotions qu’elles traversent, de la
béatitude à l’épouvante, les yeux révulsés par la frayeur ou
tournés vers une infinie quiétude. Leur état de conscience se
modifie pour entrer en communication avec des forces qui les
dépassent mais qui s’expriment à travers elles, simples
mortelles. Cela dure deux heures chaque fois, à l’issue
desquelles elles ont tout oublié et retournent chez elles,
épuisées. C’est parfois l’occasion de règlements de comptes.
Les femmes laissent libre cours à leur jalousie, à leur rancœur,
à leur colère. Elles se ruent les unes sur les autres, s’accusent
violemment, se battent. Ce défouloir public permet de régler
des petits conflits qui, sans cela, pourraient dégénérer.
Cette cérémonie soutient celui ou celle qui est dans
l’épreuve et en même temps célèbre les pangols. Le village se
souvient qu’il faut les honorer sous peine d’encourir leurs
foudres. Car un pangol est un génie protecteur susceptible.
Délaissé, il se transforme en génie malfaisant. Je reçois
régulièrement la visite d’une Vieille Maman dont le
comportement est pour le moins original. Malgré son grand
âge, elle ne cesse de débroussailler et de nettoyer les coins
abandonnés. Elle fait place nette. On dit qu’elle refusait
d’honorer ses pangols, et qu’ils se sont vengés en l’obligeant à
agir ainsi le reste de sa vie. Je lui donne une petite pièce et elle
me gratifie de son sourire édenté, n’ayant jamais pu retenir
mon prénom.

A la fin de la semaine, pour parachever la guérison, le


guérisseur a déployé ses pouvoirs magiques dans le strict cadre
de la famille. La puissance de ses dons doit rester secrète.
Parfois, seule l’intervention de la gardienne des fétiches
suffit. Les fétiches peuvent être une moitié de pilon, des débris
de canari, des morceaux de calebasse. Ces derniers sont
remplis de plantes et de minéraux aux vertus curatives, choisis
à certaines périodes de l’année, dans des lieux particuliers.
Seule la féticheuse détient ces secrets. Soit l’esprit a transmis
directement ses connaissances à la personne qu’il a jugée
digne de les recevoir, soit le détenteur des secrets les lègue à
un membre de sa famille. La fille de la féticheuse a refusé de
prendre la succession de sa mère. Elle est tombée gravement
malade. Elle ne buvait plus et ne se nourrissait pas. La
cérémonie de désenvoûtement la tira d’affaire et elle finit par
accepter son rôle. Lorsque la féticheuse ramasse une feuille,
une racine, une pierre qui est destinée à guérir, elle offre en
échange un peu de mil ou du lait, du sucre ou simplement une
incantation.
Pour un esprit cartésien, il est bien difficile d’adhérer à ces
rites que l’on pourrait qualifier de sorcellerie. Et pourtant, ils
font partie de la vie de tous les jours. La face invisible de
l’Autre Moitié du Monde est indissociable de la réalité
tangible du monde que nous percevons. Il y a au-dessus de la
maison un jujubier qui recueille régulièrement des offrandes
déposées sur une vieille pierre qui sert d’autel. Personne ne se
risquerait à y toucher. Pas plus qu’au baobab sacré qui se
trouve à l’un des carrefours de Popenguine, ou au tamarinier
situé derrière N’Diayen, réputé pour abriter des djinns. Les
djinns y font la fête, la nuit, et on peut alors apercevoir des
lueurs dans les branches. Les pangols nous accompagnent au
quotidien, nous protègent, nous soutiennent à la manière des
anges gardiens. Si la tradition de l’angélisme s’est quelque peu
perdue dans les sables mouvants du rationalisme, celle des
pangols est bien vivace. C’est un puissant ciment entre les
Sérères qui sont parmi les derniers à respecter
scrupuleusement les rites animistes ancestraux.
Se sont mêlées la tradition purement animiste et la magie
pratiquée par les marabouts à partir des versets du Coran.
Certains maîtres très avancés dans la connaissance ésotérique
du Livre saint peuvent confectionner des amulettes bénéfiques
ou maléfiques très puissantes. On vient demander une
protection particulière ou la réalisation d’un souhait. Le
marabout interprète le sens de certaines sourates et choisit
celle qui est appropriée à la demande. Après quoi, selon un
rituel spécial, il inscrit des mots en arabe sur un papier qui
subira différentes préparations. Le marabout plonge le papier
portant les caractères coraniques sacrés dans de l’eau très pure.
L’encre ayant servi à écrire les mots magiques tirés du Coran
se mêle au liquide sacré, le plus précieux de tous, et c’est alors
que le requérant se lave avec cette eau « travaillée ».
D’autres fois, le papier est cousu dans un pochon de cuir
porté à même la peau, sur la partie du corps appropriée à la
requête : bras, taille, cou, cheveux. Si un homme (ou une
femme) est habité par un mauvais esprit et qu’il est toujours
célibataire, il portera le gri-gri dans les cheveux afin de
pouvoir se marier ou de mettre un terme à ses veuvages
successifs provoqués par le djinn. L’amulette peut être
également suspendue par une ficelle au-dessus d’une porte ou
d’un seuil de maison. A l’entrée de tous les commerces
pendent des grappes de papier blanc plié et entortillé dans de
la ficelle, en guise de protection et afin d’attirer la bonne
fortune. Certaines personnes portent une trentaine de gris-gris
dont le cérémonial de pose et de dépose mobilise facilement
une demi-heure.

Dès leur naissance, les enfants sont bardes d’amulettes qui


leur assurent une longue vie, les préservent de la médisance ou
des douleurs dentaires. Les femmes se protègent de la jalousie
et de la convoitise des autres femmes. Les hommes se
prémunissent contre les voleurs d’âmes, les rétrécisseurs de
sexes, et cherchent à assurer la prospérité de leurs affaires. Les
voleurs d’âmes méritent une mention particulière. Ce sont des
êtres humains qui se régénèrent en mangeant les âmes d’autres
humains, à la manière des vampires qui se nourrissent du sang
de leurs victimes, et qui agissent pour se venger. Ils auraient à
l’origine signé un pacte avec Dieu qui aurait accepté leur
agissement, en échange de leur damnation éternelle. Ils se
transforment en animal, singe ou serpent, et attaquent les êtres
humains qu’ils convoitent, provoquant leur mort ou de graves
troubles psychiques. En revanche, si la personne attaquée est
en mesure de se défendre et de blesser l’animal, celui-ci
redevenu humain, portera les stigmates de l’agression et sera
identifiable. Il semblerait qu’à Popenguine, les voleurs d’âmes
vivent en bonne intelligence avec les habitants, qui se
garantissent contre leurs malveillances en s’entourant de gris-
gris. J’ai été en contact avec l’un d’entre eux, et j’avoue que je
n’ai rien remarqué de suspect.
Les rétrécisseurs de sexes quant à eux, essentiellement les
membres de l’ethnie haoussa à ce que l’on dit, sont des
hommes qui utilisent la magie noire pour soutirer de l’argent à
leurs victimes en échange de la restitution de leurs attributs
masculins qu’ils ont bel et bien fait disparaître (?). La presse
nationale avait amplifié l’écho d’une rumeur selon laquelle un
gang de voleurs de sexes sévissait à Dakar, ce qui a provoqué
la mort de plusieurs hommes innocents, désignés dans la rue
comme étant ces bandits, qui furent lynchés sans procès. Cela
ressemblait à un coup monté, fomenté pour permettre
l’impunité de règlements de comptes expéditifs.

La liste des raisons poussant une personne à avoir recours


aux marabouts ou aux sorciers n’est pas exhaustive. Le gri-gri
le plus répandu est celui qui protège de la médisance, « des
langues fourchues ». La médisance entrave le développement
harmonieux de la personne, surtout si celle-ci est promise à un
brillant avenir. A la naissance, des augures prédisent telle ou
telle disposition pour un enfant, ce qui renforce les jalousies,
notamment entre coépouses qui souhaitent le meilleur pour
leur rejeton. Elles n’hésitent pas à calomnier et à alimenter des
rumeurs pour parvenir à leurs fins. Les papotages allant bon
train, l’amulette est indispensable pour détourner le flot de
paroles venimeuses et protéger la réputation de la personne.
Parfois, l’ouverture d’une petite boutique au village est
boycottée pour des motifs qui remontent à la nuit des temps.
Les gens préfèrent aller se ravitailler au village d’à côté plutôt
que de voir prospérer une personne enviable. Dans ce cas,
mieux vaut mettre les esprits de son côté et s’entourer de gris-
gris protecteurs.

Autrefois, le cordonnier cousait ces gris-gris dans la peau


d’une hyène ou d’un chacal, voire dans celle d’un lion. De nos
jours, le mouton et la chèvre font l’affaire. Il les confectionne
dans le silence, suivant les instructions du marabout. Le papier
est enfermé dans un tissu blanc préalablement trempé dans du
jus de noix de kola. La kola est utilisée comme trompe-faim et
comme excitant, mais surtout comme offrande lors des
cérémonies de mariage et de baptême. A l’origine, le
cordonnier préparait les amulettes des soldats du roi. La guerre
était une activité éminemment noble. Il travaillait le cuir, mais
il avait surtout des pouvoirs surnaturels qui assuraient ou non
la victoire. C’est parce qu’ils maîtrisent le travail du fer ou
celui du bois que le forgeron et le bûcheron sont des
féticheurs. Toutes les techniques en rapport avec la maîtrise
des forces de la nature confèrent au détenteur de ce savoir des
pouvoirs mystérieux. Je dirais mystiques. Car de la même
façon que le guérisseur collabore avec la nature, ces artisans
collaborent avec des forces qui les dépassent et qu’ils
respectent.

Pour m’attacher les bonnes grâces de l’Autre Moitié du


Monde, j’avais fait appel à un marabout en arrivant à
Popenguine. Je ne cache pas mon scepticisme quant à
l’efficacité d’une quelconque intervention magique,
cependant, par curiosité et par souci d’intégration, je m’étais
rendue dans un autre village pour rencontrer un grand
féticheur. Chaque village a son grand féticheur. Et sa
renommée se fait grâce à la publicité de ses clients. Celui-ci
m’avait été chaudement recommandé par Alioun qui faisait
appel à ses services lorsqu’il pêchait à Djiffere. La route était
longue et cahoteuse pour arriver jusqu’à lui, et j’avais dû
emprunter la piste en « tôle ondulée » fréquemment inondée
qui longe le bord de mer. J’ai bien cru ce jour-là que tous les
boulons qui tenaient la voiture assemblée allaient se dévisser.
J’ai attendu plus de trois heures sur le rivage que le vieil
homme revienne de la pêche et me reçoive.
Nous nous sommes assis par terre et je lui ai exposé le motif
de ma venue :
« Voilà. Alioun m’a dit que vous pouviez m’aider. Je vais
ouvrir un commerce à Popenguine, et j’ai besoin de vos
protections pour le faire prospérer. »
La présence d’une toubab ne le troublait pas. Je suppose
qu’il devait avoir l’habitude de rencontrer des touristes friands
de magie noire, prêtant aux sorciers nègres des aptitudes et des
possibilités hors du commun. Les pouvoirs magiques font
toujours rêver les adultes qui désirent vivre des contes de fées.
« Oui, je peux faire un travail pour toi », me dit-il sans
même me regarder.
Avait-il peur de croiser le regard vert d’une toubab, ou ne
me prenait-il tout simplement pas au sérieux ? Ou peut-être
était-ce moi qui n’aurait pas pu soutenir son regard ?
Il commença par dénouer des petits sacs de toile dans
lesquels se trouvaient des poudres de toutes les couleurs. Il prit
une pincée de l’une et puis d’une autre. Il fit des mélanges
qu’il empaqueta dans une feuille de papier blanc autour de
laquelle il noua des cordelettes blanches. Il ne cessa pas de
murmurer des incantations. De temps à autre, il crachait sur un
nœud de la cordelette. Ces gestes étaient mesurés, empreints
d’une grande solennité. Il me faisait penser à un chaman
amérindien, tirant de son sachet de protection, avec un soin
précautionneux, les objets sacrés nécessaires à la préparation
de la cérémonie du feu. Une heure passa. Il me remit six
paquets, chacun destiné à une utilisation spéciale. Le premier
était à glisser dans les fondations de la maison. Le deuxième
dans le mur. Le troisième sur le pas de la porte. Le quatrième
devait être mis dans une bouteille, conservée dans la maison.
Le cinquième devait brûler sur le sol de la maison, une nuit de
pleine lune. Il a été impossible de me souvenir de ce que je
devais faire du sixième. C’est peut-être pour cela que le bar
n’a jamais ouvert ses portes !
« Je vous trouve maigre et pâle », lâcha-t-il.
Il est clair que depuis deux mois la cuisine locale ne m’avait
pas profité et que j’évitais soigneusement les ardeurs du soleil.
Il me tendit alors un autre mélange de poudres avec lesquelles
je devais me rincer, trois soirs d’affilée et ainsi me protéger
des maladies. Je me suis exécutée le soir même pour tester
l’efficacité de la méthode. Au demeurant, je ne prenais pas de
grands risques, et puis sait-on jamais ? Le résultat n’a pas été
très concluant car, dans les mois qui suivirent, j’attrapais le
paludisme et autres amibes. Certes, au Sénégal c’est monnaie
courante, et s’il existait un gri-gri protégeant du paludisme,
cela se saurait. Mais après tout, peut-être avais-je évité le pire
?

Bien que n’étant pas totalement convaincue, je n’étais pas


hermétique à l’idée qu’il existe des forces surnaturelles
occultes qui nous dépassent et dont le mystère se dissiperait
dans le futur. Certains phénomènes incompréhensibles ont
finalement trouvé des explications avec le temps. La terre
n’est pas plate et cela n’effraie plus personne. Je restais
néanmoins circonspecte quant au fait que certaines personnes
aient un pouvoir d’action sur les phénomènes surnaturels et
qu’elles puissent les utiliser à leur profit. Pourquoi celles-ci
précisément et pas les autres ? Bien sûr, toutes les traditions à
travers les âges ont affirmé l’obligation d’être initié, ce qui
implique une élite, seule habilitée à recueillir les bribes de la
Connaissance. Il est certain que toutes les vérités ne sont pas
bonnes à dire et qu’à trop fréquenter l’ésotérisme, le profane
court des risques. Ma conviction se forgea au fil des mois et
des expériences vécues : je constatai des faits indubitables, tels
que la cérémonie de désenvoûtement, mais rien cependant ne
m’est apparu indiscutable en ce qui concerne l’intervention
divine au travers des intercessions humaines.
J’ai fait appel par deux fois, mais sans succès, aux talents
d’un autre marabout pour retrouver les voleurs qui étaient
entrés par infraction à plusieurs reprises dans la maison et qui
avaient dérobé de l’argent.
Je soupçonnais une bande de petits escrocs qui vivaient dans
la maison que j’avais louée au toubab à mon arrivée. Je les
connaissais bien, car je leur avais ouvert les portes de mon
amitié. L’un d’entre eux était celui qui m’avait mise en contact
avec le Vieux qui m’avait vendu la maison, et un autre était le
gardien de la maison du toubab que j’occupais. D’autres
personnes se joignaient au noyau principal quand il était
question d’un mauvais coup. Ils passaient leur temps sur leur
terrasse à épier tous nos gestes. C’est ainsi qu’ils ont pu
pénétrer dans notre chambre sans attirer l’attention tandis que
nous étions sur la plage. Pendant que l’un faisait le guet, un
autre, connaissant bien les lieux, était allé fouiller dans
l’armoire où je cachais un peu d’argent. Il leur avait à peine
fallu quelques minutes pour commettre le vol. Ce n’était pas la
première fois que des vols se produisaient, et j’avais même été
escroquée par le toubab. Il m’avait vendu du matériel pour
équiper ce qui devait être mon bar à un prix déloyal. Il n’avait
pas payé au fabricant du village la facture du mobilier qu’il me
vendait. Il avait aussi tenté de me faire acheter une pseudo-
licence permettant de vendre de l’alcool qui se révéla être une
banale photocopie trafiquée d’un document périmé.
J’arrivais de Dakar où j’avais connu pas mal de déboires, et
je ne pensais pas qu’un toubab aurait le front de me jouer les
mêmes tours que ceux que m’avaient joué les Sénégalais.
J’étais naïve.
Cela dit, face aux vols répétés, j’avais décidé d’agir. Les
gendarmes du village évitaient de se mêler des affaires entre
toubabs. Ils avaient seulement daigné faire un rapport
circonstancié de chaque affaire qu’ils avaient classées sans
suite. Cela avait été l’occasion de comprendre pourquoi il était
quasiment impossible de résoudre une affaire policière au
village. Les gendarmes connaissaient peu ou prou les suspects
ou les familles avec lesquelles ils entretenaient des liens de
parenté, ce qui leur interdisait des recherches susceptibles
d’aboutir. La responsabilité de punir le contrevenant et
l’obligation de le ramener dans le droit chemin incombaient
alors à la famille qui était subrepticement avertie par une fuite
provenant du rapport de la gendarmerie. Le village réglait ses
différends au sein même de la collectivité, comme au temps
des conseils des sages, et je ne devais espérer aucune
réparation légale. Tout au plus devais-je me satisfaire du fait
que le coupable serait châtié par les siens, parfois
physiquement, et qu’il serait mis temporairement au ban de la
société villageoise.

Tamsir m’avait donc présenté un marabout spécialisé dans


ce type d’affaires. Selon ses dires, le marabout était capable de
faire un « travail qui obligerait le voleur à se dénoncer ou qui
le clouerait sur place s’il s’avisait de perpétrer un nouveau
forfait dans notre maison.
J’ai fourni un œuf blanc que le marabout prépara en
l’entortillant de cordelettes blanches qui comportaient des
nœuds. Chacun d’eux correspondait au nom des voleurs
présumés. Il récita les incantations consacrées, crachota sur les
nœuds, puis me demanda d’aller enterrer l’œuf dans une
fourmilière. Selon lui, lorsque l’œuf serait évacué par les
fourmis, le voleur serait démasqué. Les fourmis ont
certainement décidé de garder la coquille de l’œuf comme
totem, car les voleurs ne manquèrent pas de s’illustrer encore
de nombreuses fois, mais plus chez nous. Nous avions nous-
mêmes fabriqué des gris-gris aux formes tarabiscotées et
inquiétantes. Nous les avions placés autour de la maison
occupée par la bande, et nous avions guetté leurs réactions.
Quand ils découvrirent la présence de la tête de poisson
tranchée dont l’œil était transpercé d’un bâton couvert de
ficelle dans la bassine de vaisselle sale de la veille, un œuf
blanc enduit de noix de kola mâchée accroché aux poignées
des portes, et un margouillat (gros lézard multicolore) écartelé
et bardé d’épines et de boulettes de cuir sur la terrasse que
nous avions déposé nuitamment, ils s’affolèrent et ils restèrent
claquemurés pendant plusieurs jours. Pour moi, cela signait
leurs aveux. Dans les mois qui suivirent, les relations de bon
voisinage se dégradèrent et les occasions de porter plainte à la
gendarmerie se multiplièrent. Comme je l’ai dit, c’était en pure
perte, et j’ai aussi abandonné le recours au marabout dont les
talents ne m’avaient pas convaincue.

Pourtant quelque temps plus tard, ayant trouvé dans notre


jardin un gri-gri portant des caractères arabes à visée
extrêmement négative, j’ai fait faire un contrepoison pour
annuler les effets nocifs du premier et je l’ai suspendu dans la
maison.

L’ésotérisme tel qu’il est pratiqué ici reste un sujet


polémique entre les Africains et les toubabs incrédules, pétris
de certitudes rationnelles. Les seconds se moquent
ouvertement de la superstition des premiers pour qui
l’existence des forces surnaturelles et occultes est évidente. Il
est vrai que l’on dénombre une quantité infinie de procédés
pour se concilier ces forces dans tous les pays du monde. Le
gri-gri est chose répandue sur la terre, à voir le nombre de
médailles, de croix, de mains de Fatima, d’étoiles de David
vendues par les marchands des différents Temples.
7.
Depuis que j’habitais à Popenguine, j’avais modifié mes
habitudes de vie mais celles concernant mon alimentation
étaient les plus pénibles à changer.
Mon estomac et mes intestins refusaient la monotonie du riz
et du mil nappé de sauces lourdes à base d’huile et de pâte
d’arachide, mais, par bonheur, je trouvais une grande variété
de légumes sur les marchés.
Le plat national de midi est le tiep bou dien, le riz gras au
poisson. Ce plat est au Sénégal ce que la paella est à l’Espagne
ou la pizza à l’Italie, incontournable. Les femmes s’attellent à
sa préparation dès le milieu de la matinée et y passent trois
heures. Elles le confectionnent avec soin, prenant le temps de
découper les légumes et de les faire cuire lentement. Elles
pilent les aromates dans le mortier et goûtent la sauce pour en
rectifier l’assaisonnement
Les femmes trient le nz avant de l’utiliser car il est acheté
en vrac. Des tonnes de riz arrivent par des containers venus de
l’Asie et sont versées directement sur des bâches posées sur
les quais du port de Dakar. Il faut laver les grains plusieurs
fois, et surtout enlever les cailloux et autres détritus accumulés
lors de l’exposition sur les quais. En général, les femmes
confient cette tâche fastidieuse aux enfants ou aux Vieilles
Mamans. Aux alentours de onze heures, dans toutes les
concessions, on voit les femmes remuer en cadence le contenu
de la calebasse avec leurs doigts pour attraper les cailloux
mêlés au riz. Elles apportent chaque jour beaucoup d’attention
à la préparation du plat unique parce que c’est un argument
pour retenir son mari.

Les jours de fête les femmes préparent des ragoûts de


viande qui sont savoureux à condition que ce soit après
l’hivernage. Après les pluies, les animaux trouvent des
pâturages bien gras qui les rendent consommables. Sinon, leur
ordinaire est constitué de déchets en tout genre qu’ils
dénichent après avoir parcouru de grandes distances. Les
pauvres bêtes n’ont que la peau sur les os, et leurs muscles
sont si durs qu’il faut les faire cuire durant des heures pour les
attendrir.

Le poisson remplaçait avantageusement la viande. Mais


après l’avoir consommé grillé, au court-bouillon, frit ou en
sauce chaque jour durant des années, il me poussait des
écailles ! J’accommodais les produits locaux à la sauce
française et je ne me contentais pas du plat unique de rigueur.
Je pouvais me procurer tous les ingrédients pour faire de la
pâtisserie, et j’avoue que la gourmandise était une nécessité.
Cela m’évitait de me perdre dans la masse incroyable de
sensations nouvelles qui m’assaillaient de toutes parts.
Parfois, nous allions prendre un repas à N’Diayen. Je
m’installais autour du bol avec les femmes et les enfants,
tandis que les hommes mangeaient à l’écart.
Chacun puise la nourriture placée devant lui dans le bol
avec la main. On la fait glisser à la jointure des doigts et de la
paume pour en faire une boulette que l’on porte à la bouche en
donnant une petite impulsion avec les doigts repliés. Je ne
maîtrisais pas la technique parfaitement et les grains de riz se
collaient à mes vêtements. Le calvaire commençait quand il y
avait de la sauce liquide et chaude. Il fallait en imprégner le riz
et le malaxer dans sa main pour en faire une boule compacte.
Les repas sont pris rapidement et en silence. Chacun est
occupé à faire ses boulettes et à piocher au centre du plat les
légumes, la viande ou le poisson. Il faut parvenir à en couper
un morceau, sans l’aide d’un couteau, pour en laisser au
voisin. La chair de la viande bouillie se détache aisément, et
pour le reste, je m’abstenais de manger. Souvent, ayant
constaté mon embarras, Mam Oumy poussait devant moi un
morceau préparé. Du reste elle me réservait toujours les
meilleures parts. Quand on estime avoir suffisamment mangé,
on se lève puis on se rince les mains et la bouche. Le mari
remercie son épouse qui lui souhaite de digérer en paix. Les
hommes sont servis en premier, et je pensais qu’une fois
encore les femmes étaient lésées. Mais malignes, elles se
réservent le fond de sauce mijotée et quelques morceaux
goûteux. Les apparences peuvent être trompeuses.

Au moment du repas, les enfants s’initient au partage et au


respect de l’autre. Ils gardent la tête baissée et ils observent du
coin de l’œil. Il n’est pas question de piocher dans la portion
de riz du petit frère même si l’on est affamé. Il faut attendre
que tout le monde se soit rassasié pour toucher au surplus. Il
n’est pas question non plus de se précipiter sur les morceaux
préférés disposés au centre. Les adultes sont prioritaires.
Enfin, il faut savoir être patient. Il y en aura pour tout le
monde et l’enfant apprend à maîtriser son instinct le plus
primitif : manger.
De fait, quand il y en a pour vingt, il y en a pour un de plus.
Celui qui passe dans la concession est aussitôt convié à
prendre place et il est mal venu de refuser. Vous êtes tenu de
vous accroupir et de picorer quelques grains avant de repartir.
Il y a toujours une part réservée pour le nécessiteux ou l’ami
de passage, quitte à ce que la mère de famille se prive pour
l’offrir.
A la fin du repas, les Vieilles Mamans ramassent les
moindres grains de riz tombés par terre pour les manger. Elles
montrent aux enfants par ce geste que la nourriture est
précieuse et qu’il faut la respecter.

Le manque de confort n’a jamais été un obstacle pour vivre


agréablement à Popenguine. La maison était tout de même
équipée de l’eau et de l’électricité qui alimentait un
réfrigérateur et quelques ampoules. Il a fallu de longues
semaines de patience et de recommandations pour obtenir le
raccordement de ces deux services. Les compteurs servant à
enregistrer les consommations sont les rebuts des compagnies
françaises d’eau et d’électricité, et le stock n’en est pas
suffisant. C’est pourquoi l’attente était longue et les vols des
compteurs sur les façades des maisons nombreux.
Un habitant du village agréé officieusement par les
compagnies d’électricité et d’eau distribuait les factures aux
détenteurs, bien peu nombreux, de ce luxe. Ensuite, nous
devions perdre une journée et nous déplacer à Bargny, distant
d’une trentaine de kilomètres vers le nord du pays pour régler
en espèces notre quittance d’eau, et à une trentaine de
kilomètres vers le sud à M’Bour pour acquitter celle
d’électricité. L’attente au guichet pouvait durer plusieurs
heures, car il n’était pas rare que les factures soient impayées,
et que les clients impécunieux palabrent longuement pour
obtenir l’indulgence du comptable afin d’éviter la coupure.
Notre salle de bains comportant un bac de douche
rudimentaire et une cuvette de toilette était luxueuse au regard
du trou communément utilisé dans les concessions. Au village,
peu de familles disposent de l’eau courante. Les femmes vont
chercher l’eau au robinet collectif dans une bassine, qu’elles
portent en équilibre sur la tête. Les plus chanceuses ont
quelques dizaines de mètres à parcourir, d’autres parfois plus
de deux kilomètres. Elles renouvellent l’opération plusieurs
fois par jour. L’eau est rare et précieuse. Elles l’économisent.
Et pourtant, dans les lieux publics ou dans la rue, les fuites ne
sont pas réparées. Les robinets ne sont pas correctement
fermés et le précieux liquide s’échappe goutte à goutte, dans le
meilleur des cas.
La difficulté et la pénurie imposent la vigilance. Combien
de fois, lors des nombreuses coupures d’eau pouvant durer
plusieurs jours, j’ouvrais instinctivement le robinet, écoutant
les borborygmes de l’air dans les canalisations. Je me
promettais d’être plus attentive la fois suivante mais sans
grand résultat. La force de l’habitude avait le pouvoir de me
couper de l’attention que je portais à ce que je faisais et par
conséquent de la réalité qui m’entourait. Ce qui était vrai en ce
qui concernait l’eau était vrai pour tout le reste. Je ratais les
nombreuses occasions de me dégager de mes automatismes
pour m’ouvrir à une nouvelle réalité. Quand même, les
impératifs locaux m’ont contrainte à apprendre comment me
laver avec trois litres d’eau de la tête aux pieds.
J’ai vite compris qu’il était dans mon intérêt d’être économe
lorsque je me suis coltiné la corvée des bassines. D’abord, il
fallait faire le pied de grue au point d’eau sous le soleil. Puis
hisser sur la tête la bassine pleine à ras bord. Forcément, nous
en mettions le plus possible à chaque voyage. L’équilibre était
précaire. La charge de vingt kilos était écrasante. L’eau
dégoulinait sur les bras et à chacun de mes pas la chute était
possible. Evidemment, je n’étais pas une experte entraînée
depuis mon plus jeune âge. Arrivée tant bien que mal à la
maison, sous le regard amusé des femmes, il fallait transvaser,
sans en perdre une goutte, le contenu de la bassine dans
d’autres récipients : un pour la salle de bains, d’autres dans la
cuisine, et enfin remplir des bouteilles pour notre
consommation d’eau potable. J’utilisais trois bassines dans la
journée, parfois moins. J’avais mal à la nuque, mais je n’osais
pas me plaindre. C’eût été déplacé. J’ai fait installer plus tard
une petite réserve d’eau sur le toit, qui nous assurait, si on
restait économe, une semaine d’autonomie en cas de coupure.
C’était un mince filet d’eau exaspérant de lenteur mais qui
restait préférable aux bassines. Les filles gagnent un peu
d’argent, cinquante centimes par bassine, en louant leurs
services aux toubabs qui ne supportent pas l’idée de pouvoir
être privés d’eau courante, et encore moins celle d’aller la
chercher eux-mêmes au puits.
J’avais oublié que sans eau, la vie est impossible.
Mais paradoxalement, la distribution et le traitement de ce
précieux liquide ne sont pas une priorité pour les investisseurs,
ni pour le gouvernement. Ils axent plutôt leurs efforts sur le
développement de cette nouvelle forme de communication que
sont le téléphone et Internet. Les populations peuvent manquer
de l’indispensable, mais pas du superflu.
Nous n’avions pas de téléviseur, ni d’électroménager, ni de
téléphone. L’ameublement répondait lui aussi au strict
nécessaire et nous possédions deux lits, deux tables et deux
bancs, une armoire et des fauteuils en rônier. Rien de plus.
Certains jugeront ce confort très relatif. Notre ameublement
intérieur était spartiate. J’échappais à la spirale infernale qui
oblige à augmenter indéfiniment le volume de ce qui devient
indispensable.
A force de ne voir que ce que je n’avais pas, et de m’en
plaindre plus ou moins, j’étais devenue aveugle à ce que
j’avais. Je craignais de perdre ce que j’avais acquis, j’avais
peur d’être volée, j’étais plus ou moins sur le qui-vive. Je me
souviens en avoir pris brutalement conscience le jour où j’ai
retiré en liquide la somme nécessaire pour payer l’achat du
terrain. J’avais caché l’argent dans une pochette que je tenais
serrée au plus près de mon corps, et j’avais dormi toute la nuit
avec. Bien sûr, la perte de cet argent aurait été préjudiciable,
mais cela ne justifiait pas mon comportement paranoïaque !
Cet incident m’avait donné l’occasion de réfléchir sur
l’importance que je donnais aux possessions matérielles et j’en
avais conclu que moins je m’encombrerais de toutes sortes de
choses, plus je serais sereine, car posséder se conjugue
immanquablement avec la peur de perdre et le souci que cela
entraîne.
L’absence de télévision ou de radio n’était pas un problème.
Je vivais beaucoup mieux depuis que je n’étais plus saturée
d’informations aussi variées qu’inutiles. J’avais chassé de ma
vie l’information télévisuelle faite de phrases choc et d’images
déformées, de bourrage de crâne et d’actualité zapping : gros
plan sur un enfant affamé torturé par la guerre, pour passer en
quelques nanosecondes à l’exploit footballistique d’une
vedette milliardaire. J’avais perdu de vue l’essentiel. Avec la
télévision mon esprit critique s’était émoussé. Je ne prenais la
mesure de rien, engloutie par le magma des mots et des
images.
J’avais en France la fâcheuse habitude de décrocher le
combiné du téléphone pour régler une foule de problèmes de
la plus haute importance mais depuis que je vivais à
Popenguine, j’avais appris à gérer l’urgence. Cette notion me
paraissait bien relative. La seule chose qui importe, c’est de se
sentir rassuré immédiatement, en obtenant une réponse
instantanée, quitte à ce qu’elle se révèle inadaptée. Tout peut
attendre ou pour le moins être réglé sans précipitation, mais
nous sommes devenus incapables de patienter, de prendre du
recul et de réfléchir à une situation, en prenant en compte ses
tenants et aboutissants. Et c’est pire depuis l’invasion du
téléphone mobile.
Les premiers temps, je trouvais plutôt agréable de faire la
lessive à la main. Sous ces latitudes, je portais la plupart du
temps un maillot de bain et la corvée était légère. Plusieurs
jeunes filles avaient proposé leurs services à la maison, mais je
ne souhaitais pas entrer dans un système que je considérais
comme de l’exploitation. Ces filles sont peu rémunérées et ma
propre situation financière ne me semblait pas compatible avec
la domesticité. Bien sûr, je savais que cela fournirait un emploi
à l’une d’entre elles et que, dans le fond, son aide me serait
très précieuse dans bien des domaines. Aussi, au bout de
quelques mois, et après maintes hésitations, Mariettou était
venue travailler à la maison.

Au village, les gens n’avaient rien, ou pas grand-chose, et


ils ne s’attachaient pas à leurs biens. Ainsi certains visiteurs
laissaient leurs chaussures à l’entrée d’une maison et
repartaient avec une autre paire que la leur, sans que nul n’y
trouve à redire. La chaussure vedette est la tong en plastique
dont le coût ridicule et l’élégance contestable n’expliquent pas
ces échanges peu avantageux.
C’était le même état d’esprit qui avait commandé à
Mariettou de m’offrir, sans plus de cérémonie, une de ses
jupes qui me plaisait, et à Tamsir d’enlever son pantalon pour
le donner à son ami qui le trouvait à son goût.
Je me suis longtemps surprise à demander que l’on me
restitue ce que je prêtais, fût-ce une assiette en plastique ! Sans
beaucoup de succès. C’était à moi, et j’entendais que cela le
reste. Je rappelais à l’emprunteur son oubli et j’exigeais la
restitution de l’objet avec un air revêche. Je voulais marquer
mon territoire. Parfois, j’omettais moi aussi de rendre un plat
qui avait contenu de la nourriture que l’on nous avait offerte.
Or, personne ne me le réclamait.
Les Sénégalais disent : « Rien de ce qui est en ta possession
ne t’appartient puisque tu viens au monde tout nu, sans
attribut, et que tu quittes ce monde également tout nu. Tes
richesses te sont seulement confiées. » Même si dans certains
rites animistes on pare les morts de leurs vêtements d’apparat
ou, chez les musulmans, on enveloppe le cadavre de sept
mètres de tissu, l’homme ne garde rien dans la mort. Il vient
au monde nu et il le quitte pareillement.

Le peu que nous possédions comblait nos besoins. Tamsir et


moi étions heureux. Les journées étaient identiques les unes
aux autres, mais toutes étaient remplies. Il ne nous manquait
rien. Je cuisinais le poisson qu’il pêchait, nous nous
promenions sur la plage ou dans le village, nous nagions, je
l’écoutais, avide de pénétrer son monde, il m’interrogeait sur
ma vie. Nous n’avions aucun projet précis et nous n’en
cherchions pas. Nous profitions du temps présent. Nous nous
aimions sans effort. La plage et les étoiles en étaient les
témoins privilégiés. Le temps avait suspendu son vol et Tamsir
le cours de mes heures. Je vivais enfin.
A quoi nous conduirait notre relation ? Je ne me souviens
pas que nous nous soyons posé la question. En revanche, neuf
mois plus tard nous avions une réponse.
8.
Depuis la nuit où nous avions chassé les éventuels esprits
malfaisants des décombres de la maison, Tamsir partageait
mon lit. Par quel miracle nos premiers rapports ont été
féconds, je l’ignore. Je suis persuadée que l’état d’abandon
total dans lequel je me trouvais à ce moment-là a canalisé
l’énergie créatrice de vie. Paradoxalement, au moment où mon
avenir était le plus instable, la confiance a jailli de mon être et
j’ai pu concevoir l’enfant que j’avais tant attendu.

J’ai caché les trois premiers mois de ma grossesse. Il ne


fallait pas en parler, de crainte d’attirer le mauvais œil sur le
bébé. L’ampleur des boubous que je portais dissimulait
parfaitement mon ventre qui s’arrondissait. Une femme
enceinte est « en état ». Et cet état attire la bienveillance car
elle porte la vie. On peut dire bien des âneries sur la condition
de la femme africaine et se tromper d’interprétation sur ce que
l’on voit parce que notre grille de lecture est différente.
Comment, en effet, une femme française émancipée peut-elle
comprendre une femme africaine qu’elle croit assujettie à des
tâches dégradantes, sans connaître le contexte ?
La femme est respectée à Popenguine parce qu’elle est la
courroie de transmission de la vie humaine. Bien sûr, certaines
femmes occidentales pensent que ce respect-là représente bien
peu de choses au regard de leur condition d’épouses soumises.
Est-ce que ces mêmes femmes émancipées oublient le
pourcentage de femmes battues, violées, violentées dans leur
vie conjugale, discriminées professionnellement dans notre
société et qui souvent ne bénéficient même pas de cette
élémentaire reconnaissance dans la maternité ?
En Occident, les hommes manquent de respect aux femmes
et banalisent l’acte de donner un enfant au monde.
Les parturientes sont condamnées à obéir aux ordres du
corps médical qui se targue (surtout les hommes) de savoir
mieux qu’elles ce qu’est un accouchement, ce qu’elles
éprouvent, ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Ces femmes-là
dépossédées de leurs connaissances instinctives, acquises
depuis des millénaires, sont traitées comme des cas cliniques.
La grossesse surmédicalisée prouve que la science et la
médecine ont instrumentalisé le corps humain.

J’allais être maman pour la première fois à trente-cinq ans,


et pourtant les gynécologues français m’avaient déclarée
stérile. Ils me proposaient de lourds traitements hormonaux et
une technique de fécondation médicalement assistée. J’avais
consulté un médecin « spécialisé a dans une clinique «
spécialisée » dans la procréation assistée pour prendre un avis
« spécialisé » quant aux causes de cet insuccès. Le médecin,
éminent et reconnu dans sa spécialité, avait compris que je
désirais concevoir un enfant et il avait décrété que je devais
avoir un problème de stérilité. Cela infirmait pourtant ce que je
supposais silencieusement : je pouvais être enceinte mais je ne
l’étais pas car mon compagnon ne le voulait pas. Ce médecin
m’offrait en revanche une explication médicale convaincante,
compatible avec l’obstination que je déployais pour me
persuader de la validité et de la solidité de mon couple. Tout
m’avait semblé si compliqué soudainement. Je n’avais pas
voulu avoir d’enfant avant un certain âge, privilégiant ma vie
professionnelle et ma vie tout court, puis j’avais attendu de
rencontrer un homme susceptible de devenir un père pour mes
enfants. J’utilisais un moyen de contraception efficace qui
assurait ma liberté de choix. Le moment semblait venu, mais
les choses ne se passaient pas aussi simplement que je l’avais
espéré.
J’avais abandonné la procréation assistée, solution
inadaptée. Voyant que j’étais prête à tout, le médecin avait
saisi l’occasion de gagner de l’argent : les analyses, les
échographies, les injections, les consultations étaient une
source de revenus inépuisables.
Puis, découragée, j’avais mis en veilleuse mon désir d’être
maman.
Et soudain, de façon inespérée, je portais la vie. Au village,
je percevais la bienveillance et l’amour que l’on me
témoignait.
« Tu dois manger beaucoup de mil et de l’huile de palme
pour avoir des os solides et du sang », me disait une femme en
passant.
« Ne sors pas sous la chaleur. Tu dois te reposer », me disait
une autre.
Je ne les connaissais pas et elles m’entouraient de leur
sollicitude.
Malgré toutes les attentions dont j’étais l’objet, et la
conviction que je croyais fermement enracinée en moi, je me
mis, encore une fois, à douter.

J’étais enceinte d’un homme que je connaissais depuis trois


mois à peine, expatriée dans un pays étranger, où je n’étais
même pas sûre de rester, toujours sans projet précis. N’étais-je
pas en train de commettre une grave erreur ?
Un jour, après une de nos baignades quotidiennes, j’ai
entraîné Tamsir dans l’escalade de l’énorme rocher qui sépare
les deux plages de Popenguine. Parvenus au sommet, nous
nous sommes assis pour regarder le feu d’artifice du coucher
de soleil. L’océan portait notre regard vers des limites toujours
repoussées, l’instant était unique, sans début, ni fin. Je lui ai
dit :
« Tamsir, je ne suis plus sûre que ce soit une bonne idée de
garder ce bébé. Nous nous connaissons à peine, tout est allé
tellement vite. Je veux que mon enfant grandisse dans une
vraie famille unie. Je ne veux pas être seule à l’élever, sans son
père. Ce n’est pas ainsi que je conçois d’avoir un enfant. Je ne
sais plus où j’en suis. J’ai peur de faire une bêtise. De quoi
l’avenir sera-t-il fait pour nous ? La France, le Sénégal ? Je
n’ai pas de travail, et toi tu es pêcheur. Qu’est-ce que nous
allons faire ? »

J’aurais pu égrener les objections jusqu’au lendemain matin


et lui énumérer toutes mes peurs, connues et ignorées, pendant
des heures. Simultanément, tandis que je lui confiais mon
désarroi, je revivais la joie immense que j’avais ressentie en
découvrant le résultat positif du test de grossesse. Nous avions
fêté cette nouvelle en décapsulant une bouteille de « gazelle »,
la bière locale. Il pleuvait dru en ce début du mois d’août car
la saison des pluies commençait. Je me souvenais de ces
minutes délicieuses où nous trinquions, les bulles de la bière
remplaçant celles du champagne. Oui, j’étais comblée à cet
instant-là. Et puis je m’étais rétractée. Était-il possible que je
me contente de cette situation ? Pourquoi est-ce que je ne
parvenais pas à y croire ? Peut-être parce que c’était à des
années-lumière de tous les scénarios que j’avais envisagés.
« C’est vrai que je n’ai pas grand-chose à t’offrir. Je suis un
simple pêcheur, mais j’ai une tête, et je sais m’en servir. La
décision de garder ou non cet enfant t’appartient et je la
respecterai. Mais sache que moi j’aime déjà cet enfant. »
En quelques mots, Tamsir venait de balayer toutes mes
craintes. L’avortement était sans aucun doute la pire des issues
qu’il pouvait envisager. Mais il me laissait libre de mon choix.
Quelle plus grande preuve pouvait-il me donner de sa capacité
à me comprendre, à m’aimer, à m’accompagner même dans
mes errements ?
Descendue du rocher, je pus enfin m’abandonner à ma joie.
J’allais moi aussi donner un enfant au monde.

J’avais décidé que notre bébé naîtrait ici, au petit


dispensaire de Popenguine, entouré de sa grande famille et de
ses futurs amis.
En février, je fis appel aux services d’Aram, la féticheuse,
pour soulager les inconforts et les douleurs de la fin de la
grossesse. Je me présentais chaque fin d’après-midi pour un
massage du ventre. La séance durait quelques minutes. Aram
préparait dans une calebasse de l’eau chaude et des plantes,
puis je m’allongeais sur le dos. A l’aide d’un tampon de tissu
plongé dans la calebasse, elle exerçait une légère pression
autour de l’emplacement qu’occupait le bébé, tout en
contrôlant le mouvement avec son autre main. Le bébé ne
s’agitait pas et se laissait manipuler tout en douceur. A la fin
de la séance, je repartais allégée, le ventre détendu. Je rentrais
tranquillement à pied à la maison accompagnée de Tamsir.
L’air était doux et le soleil plongeait dans la mer. Nous faisions
une pause sur un banc adossé à une concession, et nous
regardions passer les ânes qui cherchaient un abri pour la nuit,
fuyant l’attaque possible des hyènes, dans la brousse toute
proche. Quelles merveilleuses sensations pour nous trois, loin
de l’agitation et du stress. J’ai eu spontanément confiance en
cette femme qui massait tant de futures mères du village
depuis si longtemps. Elle tenait ces techniques de sa propre
mère. Elle était calme et douce, elle posait ses gestes
précisément, sans précipitation. Nous n’échangions pas un
mot. Je baignais dans une tranquille assurance. Ma grossesse
n’était pas suivie par les moyens médicaux modernes mais elle
se déroulait à merveille.

Une nuit cependant, tout mon corps se mit à trembler. Mes


membres étaient engourdis par la douleur et un carcan
enserrait ma tête. Les vomissements incoercibles qui me
secouaient n’étaient pas dus à ce cinquième mois de grossesse
mais à une première crise de paludisme. J’ignorais tout des
symptômes de cette maladie qui faisait partie de l’Afrique. Je
savais qu’elle se caractérisait par des accès de fièvre violents
et qu’elle était mortelle si on ne la traitait pas rapidement. Ses
ravages avaient abondamment été commentés par les premiers
colons sans que je me sente concernée. A N’Diayen, aucun
membre de la famille n’était épargné, hormis Tamsir. Je
croisais chaque semaine des villageois qui subissaient cette
maladie et qui se rétablissaient grâce à un traitement efficace
et à quelques jours de repos. Ils se soignaient
traditionnellement, à côté de la prise plus conventionnelle de
comprimés de nivaquine, en utilisant de feuilles de neem dont
ils s’enturbannaient la tête. Il n’y avait donc pas de raisons de
s’inquiéter. Je me sentais tellement intégrée à la vie du village
que j’avais négligé un aspect important de ma situation : je
n’avais pas l’organisme d’une Sérère de souche. Eux, ils
étaient habitués aux effets du paludisme depuis leur enfance et
ils étaient certainement immunisés contre ses formes les plus
courantes. Au dispensaire, j’ai reçu les soins appropriés et je
me suis rapidement rétablie. De fait, j’ai traité cet épisode de
manière trop désinvolte. Je ne voulais pas que la maladie
vienne gâcher mon plaisir. J’ai repris le cours de mes activités
comme si rien ne s’était produit.

Je garde de cette grossesse un souvenir radieux. La nature


était à l’œuvre, je n’avais pas de souci à me faire. Je me
passerais sans problème de la surmédicalisation obstétricale.
Toutes les femmes en Afrique accouchaient ainsi depuis la nuit
des temps. La croissance du bébé se déroulait à l’intérieur de
mon corps, sans que j’intervienne. Je prenais simplement soin
de moi et de mon alimentation, je me reposais, je nageais, et je
regardais ma silhouette s’arrondir. C’était extraordinaire de
suivre le cours des transformations sur lesquelles je n’avais
aucune prise. Je ne pouvais rien changer au déroulement
magique du processus en marche, me contentant de
l’accompagner à ma mesure. J’étais à la fois partie prenante de
l’évolution de ma grossesse et exclue de son développement.
Pour une fois, je n’avais rien à faire, je n’avais pas à agir, ni à
modifier le cours des choses, je pouvais me reposer et laisser
la nature faire son travail.
Je n’avais pas eu de préparation à l’accouchement.
D’ailleurs comment se préparer à un tel cataclysme ? J’étais
ignorante et désarmée face à la douleur. Bien sûr, il était
impensable d’envisager une péridurale au dispensaire.
La douleur est une composante de l’accouchement. La
femme peut l’accueillir différemment si elle est soutenue et
non pas conduite sans choix possible à l’utilisation de la
péridurale. J’ai donc compté sur mes seules dispositions
naturelles et sur la confiance que les femmes m’avaient
transmise tout au long de ma grossesse pour donner naissance
à notre enfant. Je passais souvent à la petite maternité pour
saluer les nouvelles mères. Parfois, je croisais l’une d’entre
elles, en plein travail, en train de marcher dans le couloir pour
diminuer l’intensité des contractions. Quand la montée de
l’une d’elles était plus violente que la précédente, elle
s’appuyait contre le mur, la tête sur le bras, et elle soufflait, le
visage crispé, puis elle reprenait sa marche. Il lui arrivait de
crier sous l’intensité de la douleur, et une autre femme venue
l’accompagner, lui disait « Massa, massa , tout en lui frottant
les épaules, ou en posant simplement la main sur son ventre. Je
regardais cette scène de vie de femmes et je m’en imprégnais
car, dans peu de temps, je serais à sa place dans ce couloir,
confrontée moi aussi à la douleur.

Au milieu de la nuit, il me sembla reconnaître les signes de


l’accouchement. Je me rendis tranquillement à pied au
dispensaire où je réveillai la matrone de garde. Elle me
renvoya à la maison, car l’heure n’était pas venue. Je vaquai
tant bien que mal à mes occupations et je fis les cent pas sur la
terrasse. Vers seize heures, je retournai à la petite maternité,
persuadée que cette fois-ci serait la bonne. J’ignorais que la
naissance d’un premier bébé pouvait durer aussi longtemps.
Tamsir me réconfortait, et de temps en temps une femme
passait me dire « Massa ». Il n’y a pas de traduction exacte.
C’est un mot employé lorsque quelqu’un souffre
physiquement et qui signifie : « Je sais que tu as mal, pardon,
si je le pouvais je prendrais ta place. Ce mot agissait tel un
mantra et apaisait les douleurs durant quelques minutes.
Tamsir m’avoua combien cela avait été dur de suivre le
déroulement de cette souffrance, car il était encore moins
préparé à cet événement que je ne l’étais moi-même. Il tenait
son rôle magnifiquement. Lorsqu’une contraction me cisaillait
le ventre, il me disait :
« Elle va bientôt s’arrêter. Ne pense pas à la suivante. C’est
parce que tu y penses qu’elle te fait mal. Attends qu’elle soit
là, laisse-la venir et elle va s’en aller. » Les heures ont défilé.
A vingt-deux heures se produisit une de ces fréquentes
coupures d’électricité. Mam Oumy, prévoyante, apporta des
bougies.

La salle d’accouchement est composée d’une table et d’un


évier. Pas de draps, ni d’appareils sophistiqués, ni de blouses
blanches. L’air était tiède. Quatre ou cinq femmes attendaient
avec moi que l’enfant paraisse.
On me disait que j’étais courageuse et les femmes parlaient
à voix basse. Les bougies éclairaient la pièce. La porte
donnant sur l’extérieur était légèrement entrebâillée, et je
sentais la présence des femmes dehors qui attendaient aussi.
J’étais réconfortée.
Notre fille est née au moment où la lumière revint. Cette
naissance a illuminé ma vie. L’accoucheuse retira de ma cuisse
une mante religieuse atterrie là Dieu seul sait comment, un bon
augure ici, puis j’ai murmuré à l’oreille de mon bébé : «
Bienvenue, que ton existence soit heureuse. » Les Sénégalais
rajoutent : « Sois meilleur que tes parents. »
A peine était-elle habillée, qu’elle passa de bras en bras :
ceux de ma mère, ceux de Mam Oumy, puis de Maryem, enfin
ceux de Sally et de Tamsir, ainsi que ceux de mon oncle. Elle
fut accueillie dans la joie, reçue à bras ouverts par ses deux
familles réunies dans cette minuscule pièce. Deux heures plus
tard, je tenais un petit paquet enveloppé dans le pagne
d’Aminata, une des sœurs de Tamsir. Mam Oumy m’avait
prêté le sien. Je n’avais pas prévu d’habits de rechange, et je
suppose que c’est un des membres de la famille qui s’était
chargé du nécessaire pour mon bébé. Je n’avais préparé
aucune valise. Ici, la naissance des enfants me paraissait
tellement spontanée que je n’avais rien prévu. Nous avons
regagné notre maison et Tamsir a rempli un sac de sable pris
sur la plage pour le poser sur mon ventre. Je devais le garder
toute la nuit en comprimant l’utérus afin d’éviter une
éventuelle hémorragie. Le lendemain, j’ai remplacé le sac de
sable par une tong en plastique serrée fortement dans le pagne
contre mon ventre. J’ai fait comme toutes les femmes du
village font en pareille circonstance. On m’a demandé par la
suite si je n’avais pas eu peur des risques d’infection ou des
complications. Il est vrai que l’hôpital le plus proche était à
deux heures de voiture. Mais je n’y ai pas songé une seule fois
en neuf mois. J’étais confiante, voilà tout. Je m’en remettais
aux connaissances ancestrales qui prévalaient ici et au savoir-
faire des matrones.

Avant, pour désinfecter le cordon ombilical, on utilisait des


tessons de terre cuite que l’on pilait et dont on enduisait la
plaie. Le cordon était coupé avec du bois de solaye taillé en
forme de lame dont les propriétés antiseptiques et
antitétaniques sont bien connues. Tamsir a un très joli nombril.
Le cordon était ensuite séché et conservé. Lorsque le bébé
avait mal au ventre, on trempait le cordon dans de l’eau que
l’on faisait boire à l’enfant. Pour ma part, peu convaincue des
vertus curatives de ce procédé après une année passée ici, j’ai
préféré enterrer le cordon de notre fille au pied d’un palmier
de la maison. Je ne pouvais pas me résoudre à jeter ce morceau
de chair comme un vulgaire déchet de viande. Je voulais en
garder la trace et voir grandir simultanément le palmier et ma
fille, tous deux fruits du même mystère. Le corps retourne à la
poussière au moment de la mort, et le cordon ombilical, source
de vie, retourne à la terre pour la féconder. On enterre
également le placenta qui a servi à nourrir le bébé pendant
neuf mois et qui est le double de l’enfant. Il est hors de
question qu’il soit récupéré pour être utilisé à des fins
expérimentales, médicamenteuses, ou pire, cosmétiques.

A peine étais-je descendue de la table d’accouchement


qu’une autre femme avait pris ma place. Elle était venue seule
d’un village voisin. Elle avait déjà perdu cinq enfants mort-
nés. Seule sa présence dans ce lieu m’indiquait qu’elle était
enceinte tant elle était chétive. Elle ne se plaignait pas. A
l’embrasure de la porte, je sortais heureuse et je croisai son
regard résigné, mêlé d’espoir. Une femme incapable de donner
un enfant à son mari, a fortiori un garçon, mérite peu de
considération. Un grand nombre de sorciers, de féticheurs, de
guérisseurs, de marabouts sont consultés pour les difficultés
d’enfantement. C’est une véritable tragédie pour un couple
d’être infécond, car aux yeux du reste de la communauté, il ne
participe pas au renouvellement des générations et ne remplit
pas son rôle sur la terre. La femme est principalement blâmée
puisque c’est elle qui donne ou non naissance aux enfants. Je
la trouvais si courageuse dans son malheur et sa solitude !
J’appris quelques jours plus tard que le bébé était né vivant
mais qu’il avait succombé quelques minutes après. Cette
femme était syphilitique. Ceci explique cela. La médecine
moderne occidentale pouvait certainement quelque chose pour
elle, mais au-delà de ces considérations sanitaires, lorsque je
pense à elle, je me souviens d’une femme affrontant son destin
en héroïne, et je l’admire.
La surveillance médicale assure certainement une meilleure
santé à la mère et à son enfant en cas de difficultés majeures,
et il est vrai qu’ici des enfants meurent à la naissance.
Auraient-ils été sauvés en France ? Peut-être. On dit ici d’un
enfant qui n’a pas vécu que tel était son destin. C’est la
volonté de Dieu, et la nature fait bien les choses. Je me suis
longtemps demandé si c’était par résignation ou confort moral
que les femmes adoptaient cette attitude fataliste.
Aminata, la sœur de Tamsir, maman de trois grands enfants,
a perdu ses trois derniers nouveau-nés. Je suis allée lui rendre
visite après son dernier accouchement, le cœur lourd et les
yeux tristes. J’étais persuadée de la voir effondrée sur son lit,
les paupières gonflées d’avoir trop pleuré et j’avais préparé un
discours de circonstance. En entrant dans la pièce, j’ai trouvé
une femme occupée à sa besogne quotidienne qui me salua le
sourire aux lèvres :
« Bonjour, comment vas-tu, entre.
— C’est à toi qu’il faut demander ça ! lui ai-je répliqué,
décontenancée par son accueil. Tu es sûre que tu vas bien ?
insistais-je, surprise par son attitude.
— Oui, oui. J’ai un peu mal au ventre, mais ça va », me
rassura-t-elle.
J’ai compris instantanément que je ne prononcerais pas les
mots chagrinés de condoléance et de réconfort que j’avais
prévus. Ils auraient été déplacés. Aminata n’était ni abattue ni
découragée. La vie était ainsi faite, et il ne servait à rien de se
lamenter ni de maugréer contre l’évidence. Elle ne se
comporta pas comme une victime abusée par le sort, traînant
sa peine en bandoulière. Elle accepta les événements, sans
résignation, et elle ne renonça pas pour autant à enfanter.

Il y a beaucoup de naissances au village. Les femmes


n’utilisent pas de moyens de contraception malgré l’existence
du planning familial. La limitation des naissances n’est pas
recherchée car la mortalité infantile est encore très élevée et
les travaux des champs demandent toujours beaucoup de
main-d’œuvre. Finalement, c’est la volonté de Dieu qu’il en
soit ainsi.
Les femmes enfantent jusqu’à quarante-cinq ans, voire
davantage selon leur horloge biologique.
Une idée faussement répandue veut que les jeunes filles
soient mères à peine pubères. Ce n’est pas la règle, sauf
accident et chez certaines ethnies comme les Peuls. Les jeunes
filles sont protégées par leurs parents le plus longtemps
possible. Il est vrai que la libération des mœurs venue
d’Occident contribue à abaisser l’âge des premiers rapports
sexuels. Ceux-ci n’étant pas protégés, les grossesses non
désirées se multiplient.
Depuis les années sida, des campagnes d’information
incitent les gens à la fidélité et à l’utilisation du préservatif.
Des affiches sur les murs en ville expliquent, dessins à l’appui,
quels sont les risques encourus. Dans les dispensaires, de
larges panneaux décrivent les maladies sexuellement
transmissibles. Le sujet n’est pas tabou. Lors de la journée
mondiale du sida, Popenguine a organisé un marathon, clôturé
par une fête où des enfants mettaient en scène un jeune couple
utilisant les préservatifs en s’opposant à la volonté du
patriarche. Le petit garçon qui tenait le rôle du mari brandissait
en public l’objet du délit. J’ignore les statistiques réelles du
nombre de victimes du sida au Sénégal. La capitale est certes
plus exposée du fait du tourisme sexuel. Les charters déversent
régulièrement des hommes seuls ou des bandes de copains de
tous âges qui, sous prétexte de pêche au gros, chassent un
autre type de gibier, plus docile et plus naïf. La prostitution
touristique est, hélas ! une nouvelle source de revenus.

De grandes campagnes de planification familiale ont été


mises en place, rappelant qu’il est possible de contrôler les
naissances. Sur le mur de notre dispensaire, une peinture décrit
une femme enceinte portant son nouveau-né sur le dos, et
tenant par la main son petit garçon marchant à peine. Cela a le
mérite de l’éloquence, mais l’évolution des mentalités ne se
fera pas en une génération. Les femmes qui adhèrent à la
planification prennent la pilule en cachette de leur famille et
de leur mari.
Bien sûr, il est courant de dire qu’il y a beaucoup d’enfants,
beaucoup trop, que la population est très jeune. C’est vrai.
C’est aussi la force vive d’un pays qui n’est pas surpeuplé,
contrairement aux bruits qui courent. L’augmentation rapide
de la population de la planète est un fait indéniable et
inquiétant selon la perspective dans laquelle on se place, mais
l’Afrique est un immense continent sous-peuplé qui a été
longtemps saigné à blanc lors des grandes campagnes
d’esclavage. Il faut peut-être se demander pourquoi l’Occident
tire la sonnette d’alarme au sujet d’un surpeuplement qui n’a
pas de réalité. L’Afrique peut nourrir ses habitants. Il existe
une grande variété de cultures, adaptées aux sols et aux
climats, et qui couvrent les besoins nutritifs nécessaires à la
croissance d’un homme. Les coopérants étrangers chargés
d’apporter leur lumière en matière d’agronomie s’évertuent à
imposer aux paysans locaux la culture de plantes, de légumes
et de fruits, qui n’existent pas naturellement ici et auxquelles
ils ne connaissent rien. Quelle idée saugrenue d’imposer à
l’Afrique la culture inadaptée de légumes qui pour beaucoup
ne leur sont même pas destinés, au détriment de leur
agriculture vivrière, laquelle devient insuffisante et les place
dans l’obligation d’importer des denrées de première nécessité
? Le riz produit aux Etats-Unis ou en Chine à grands renforts
de subventions gouvernementales entre en concurrence directe
avec la production locale qui elle ne bénéficie pas de ces aides
financières. Les dons massifs de nourriture fournie par les
pays en surproduction agricole défavorisent les paysans
autochtones qui, eux, vendent leurs produits. Pourquoi
maintient-on un continent sous domination, en tablant sur une
population faible et docile, manipulable par quelques
dirigeants à la solde de quelques grands intérêts économiques
et financiers ? Le problème à dénoncer n’est pas celui de la
surpopulation en Afrique, mais celui de la répartition des
richesses de la terre.
Tant mieux, si les Africaines mettent au monde de
nombreux enfants. Ils évitent à la société africaine de vieillir.
C’est une société de partage, pleine d’énergie, vivante, prête à
exploser. Cela fait-il peur ?
9.
Pendant la semaine qui suivit la naissance de Mariama, la
grande famille de Tamsir est venue des villages environnants
pour faire connaissance avec la toubab et le bébé métis né au
dispensaire. Beaucoup de villageois se sont déplacés pour
saluer notre fille et lui souhaiter longue vie et j’ai apprécié la
générosité des femmes qui m’ont apporté du savon pour laver
les langes que nous faisions avec des restes de boubous usagés
pliés dans des pointes de plastique. D’autres m’ont offert du
lait, des fruits et même des fleurs.
Le Sénégal n’est pas un pays producteur de fruits. Les
bananes sont importées. Les fruits les plus courants au Sénégal
sont les mangues, qui jusqu’à une période récente, n’étaient
pas cultivées. Les manguiers étaient sauvages et les villageois
ramassaient les fruits en saison. Ceux-ci d’ailleurs ne faisaient
l’objet d’aucun commerce. Si la faim tenaillait l’estomac, il
suffisait de cueillir une mangue pour se rassasier et de
poursuivre sa route. Dorénavant, les manguiers sont greffés
pour fournir toute l’année des fruits plus gros dont la saveur
est moins acide. Les marchés regorgent de ces fruits dont
l’excédent est destiné à l’exportation.
Les fleurs furent pour moi une agréable surprise car ce n’est
pas la coutume d’en offrir. Elles poussent et font partie du
décor mais personne ne perd son temps à les cultiver ni à les
cueillir. Adama, un voisin ami, les avait discrètement coupées
dans le jardin de la mission catholique et les avait assemblées
avec des fleurs sauvages de bougainvilliers. Sa délicatesse à
l’égard d’une toubab m’a touchée.
Ce défilé permanent était épuisant mais j’étais heureuse et
fière de présenter la première métisse née à Popenguine, mon
merveilleux bébé caramel.

J’étais inexpérimentée durant les premiers jours. Les


femmes me donnaient des conseils. J’avais dix puéricultrices à
mon service, c’était rassurant. J’allaitais Mariama en présence
de mes visiteurs et ce n’était pas gênant. La tétée prenait sa
place naturellement dans le cours des conversations. Je lui
donnais le sein là où je me trouvais : dans un transport en
commun, dans la rue, dans un magasin, sur la plage. Inutile de
me dissimuler. Aucun homme ne détourne le regard, choqué
ou gêné. Les seins n’ont pas la même valeur érotique qu’en
Occident et il est fréquent, en entrant dans les concessions, de
trouver les femmes occupées à leurs tâches quotidiennes, seins
nus, sans qu’elles se soucient de les cacher. D’ailleurs les
femmes ne se préoccupent pas de la beauté de leur poitrine. Le
port du soutien-gorge est assez récent et peu répandu. Une
femme vous fait comprendre que tel ou telle est son enfant en
montrant son sein. La femme est avant tout une mère. Et cette
évidence ne la ravale pas au rang de femelle reproductrice,
bien au contraire. Le mâle est respectueux de celle qui lui a
donné la vie, parce qu’il ne serait pas là sans elle. La
coquetterie des femmes et leur danse suggestive affirment
qu’elles sont aussi des amantes qui ne négligent pas l’aspect
érotique de leur féminité. Les Vieilles Mamans portent
toujours les bin-bin.

Contre toute attente, il semblerait que les femmes en milieu


urbain commencent à délaisser l’allaitement au profit du
biberon et des laits maternisés en poudre. Les stocks de lait en
boîte venus de l’étranger, parfois à la limite de la date de
péremption, affluent sur les marchés et dans les pharmacies,
soit sous forme d’aide humanitaire, soit dans un but purement
commercial, pour inciter de nouvelles consommatrices à en
acheter. Quand bien même les femmes de Popenguine
préféreraient le lait en poudre, elles n’ont pas les moyens de
l’acheter. Et puis le rythme de vie, entièrement axé sur
l’éducation des enfants, leur laisse le temps de se consacrer à
cette fonction, pour le meilleur bénéfice des bébés.

Tamsir et sa famille sont musulmans et je suis de tradition


catholique. Ni lui ni moi ne pratiquons notre culte, cependant
Tamsir souhaitait que notre fille reçoive son nom de baptême
selon sa tradition, c’est-à-dire sept jours après sa naissance.
L’Imam, son père et son oncle devaient souffler le nom choisi
à l’oreille de l’enfant. En attendant, nous ne devions pas
l’appeler par son prénom. La cérémonie du septième jour
confirmait, si l’enfant était toujours en vie, son entrée dans la
communauté des humains. Nous avions décidé qu’elle
recevrait également une bénédiction à la basilique le 15 août,
jour de la Sainte-Marie, en présence de sa marraine française
qui était alors en vacances au village, mais qu’aucun de ces
deux événements ne donnerait lieu à une fête comme c’est la
coutume. La naissance des enfants, quel qu’en soit le nombre
et malgré le coût de telles manifestations, doit être annoncée à
tout le village : musique, nourriture et boissons sont de
rigueur.
Nous étions également d’accord sur le fait que notre fille
choisirait elle-même sa religion, si elle en choisissait une.

Malgré les religions révélées, la plupart des Sénégalais


continuent d’être animistes. Un enfant est la réincarnation d’un
ancêtre. Il reprend temporairement possession d’un nouveau
corps. C’est pourquoi le culte des ancêtres est toujours
respecté. C’est le fil conducteur qui les relie à l’origine des
temps. Tous les Africains du continent se considèrent comme
frères, ils se sentent frères de tous les humains et de toute la
Création. C’est cela être animiste. Ils savent qu’ils sont
tributaires de tous ceux, et de toute l’histoire de ceux, qui les
ont précédés. Ils savent qu’ils ne sont pas isolés sur une vaste
terre à conquérir, dans un univers immense à exploiter, mais
qu’ils en sont une partie, certes infime, mais indispensable au
Tout, comme le Tout est indissociable de la partie. Ils
s’inscrivent dans une descendance dont ils ignorent l’origine,
celle-là même que les paléontologues modernes mettent au
jour peu à peu. Ils n’ont pas attendu que les développements
scientifiques démontrent les origines communes de toutes les
espèces vivantes, pour les respecter intuitivement depuis
toujours, les appréhendant comme des frères et des sœurs à qui
ils rendent hommage au travers de rites.
Ces rites, au mieux perçus par les regards étrangers comme
des curiosités exotiques, souvent considérés comme la
manifestation d’êtres primitifs sans culture, sont des
témoignages de leur compréhension du monde vivant dans son
ensemble et de l’intensité de la vie spirituelle qui habite les
Africains.
Ils privilégient les relations et les échanges entre toutes les
cellules de ce même organisme vivant qu’est la communauté
humaine.
C’est pourquoi, de façon très symbolique, les Africains
saluent systématiquement et plusieurs fois par jour toutes les
personnes qu’ils rencontrent, familières et inconnues, en se
touchant la main. C’est un signe de reconnaissance. Ils
maintiennent le contact et renouvellent ainsi le pacte qui lie les
hommes entre eux, comme une chaîne de solidarité. Ni le
téléphone portable, ni Internet ne peuvent se substituer à cet
élémentaire contact physique.

Lorsqu’un enfant naît, on lui donne le prénom d’un membre


décédé de la famille, coutume destinée à éviter que celui-ci
tombe dans l’oubli. Si de la boisson se renverse, c’est la
manifestation de l’ancêtre qui se rappelle à votre bon souvenir
en réclamant à boire. Les interprétations symboliques des
gestes et des petits événements quotidiens, la transmission des
prénoms, sont destinées à entretenir le souvenir de ce
rattachement à la grande chaîne humaine, comme une prière
permanente. Chaque attitude revêt un caractère sacré. L’enfant
est issu d’une longue lignée d’hommes et de femmes qui l’ont
précédé et qui l’accompagnent. « II y a toujours quelqu’un qui
a vécu avant toi ce que tu es en train de vivre. L’orgueil ou la
fierté sont inutiles. C’est un cycle, où le flambeau laissé par
une âme dans tel corps particulier est repris par cette même
âme dans un autre corps pour poursuivre son destin. La mort
n’est donc pas une fin mais le début d’une nouvelle aventure.
Cette entité spirituelle voyage dans le monde des Revenants,
l’Autre Moitié du Monde. Cette tranquille certitude donne une
intensité de vie particulière aux Africains. Ils sont confiants,
libres, sereins.
Si on les laisse tranquilles.

Sept jours étaient passés et nous allions dévoiler le prénom


choisi pour notre fille. A neuf heures du matin, l’adjoint de
l’imam, le père et l’oncle de Tamsir se sont réunis dans notre
chambre. Aminata était assise par terre, le bébé dans les bras.
Tamsir dit le prénom à l’oreille du religieux qui le souffla dans
celle de notre fille : Mariama, en l’honneur d’une sœur de
Tamsir, fille de la coépouse de son père. Il fit des incantations
et termina en soufflant à nouveau sur son oreille. L’opération
se répéta trois fois.

Ici, donner un prénom à un enfant ne relève pas de la mode


ou d’un désir d’originalité, mais d’un choix dont les critères
sont avant tout le respect des membres de la famille, l’estime
et l’amitié témoignées à ses relations et aux personnages
illustres de l’histoire. Le prénom choisi engage celui ou celle
qui le porte à s’en montrer digne et à le bonifier par la vie qu’il
mènera, fruit de sa volonté de progresser et de s’améliorer en
tant que personne.
Choisir le prénom de notre fille n’était pas facile car je
souhaitais qu’il soit originaire du Sénégal, Sérère de
préférence, mais ni trop typé, ni trop difficile à prononcer. Le
choix était restreint. La plupart du temps, le prénom donné à
l’enfant est celui d’un aïeul, ou bien c’est celui d’un ancêtre
illustre.
Tamsir porte ce prénom en hommage à l’Imam qui enseigna
le Coran à son grand-père. Mam Armand, dont le véritable
nom de baptême est Ibrahima, porte celui d’un toubab, ami de
son père, qui le lui donna en témoignage de son amitié. C’est
son « homonyme ». Souvent d’ailleurs, la personne est connue
sous le diminutif ou le sobriquet de son homonyme.
On donne parfois un nom inventé en guise de prénom pour
conjurer le mauvais sort lorsqu’une maman a perdu un ou
plusieurs nouveau-nés en bas âge. L’enfant s’appellera
Amouliakar par exemple, ce qui signifie : « II n’y a pas
d’espoir », sous-entendu qu’il vive. Il est affublé d’un faux
prénom montrant ainsi qu’il ne fait pas partie des humains ou
que l’on s’attend à son départ proche. Etre nommés « détritus
ou « chiffon évite d’attirer l’attention des djinns sur eux et leur
permet de rester sur cette terre. C’est le cas d’enfants dont
l’aspect physique étrange ou difforme prouve sans aucun doute
leur appartenance au monde des esprits et des revenants.

Marie, une nièce de Tamsir, a grandi sans encombre durant


quelques mois, puis sa croissance s’est arrêtée. Ses muscles
fondaient et elle était incapable de se tenir droite sans aide.
Elle ne parlait pas et passait ses journées couchée sur le sol.
Ses dents poussaient de façon anarchique et lui blessaient la
bouche. Elle était constamment enrhumée et les quintes de
toux qui secouaient sa frêle poitrine rendaient sa compagnie
éprouvante. Pourtant, durant les brefs moments de répit que lui
laissait sa fragile constitution, elle souriait et tentait de taper
dans ses mains pour marquer le tempo d’une mélodie sortie du
transistor. Sa famille s’en occupait mais il me paraissait
étrange qu’elle ne consulte pas un spécialiste pour savoir de
quoi était atteinte Marie. Tamsir se donna du mal pour
convaincre la famille lorsque je décidai de l’emmener voir un
pédiatre à l’hôpital de Dakar.
Nous nous présentâmes au guichet d’un des plus modernes
et des plus grands centres hospitaliers de la capitale pour
prendre notre ticket d’appel, lequel venait après soixante-trois
autres tickets précédemment délivrés. Cela signifiait que je
devais me préparer à passer une journée d’attente dans les
couloirs, sans être sûre de consulter un médecin. Je fis le pied
de grue devant la porte du bureau de la pédiatre qui m’accorda
son attention, étonnée de voir une toubab portant Marie, enfant
décharnée, dans les bras. Je lui dis que nous venions de loin
pour la rencontrer et que Marie ne supporterait pas cette
longue attente. Le médecin s’excusa du manque de moyens de
son service et reconnut que la prise en charge des malades
n’était pas assez rapide. Elle parla des hôpitaux français qui
travaillaient dans d’excellentes conditions, ignorant que ces
établissements de santé sont confrontés désormais aux mêmes
problèmes d’ef fectifs de personnel. Elle nous fit entrer dans
son bureau. J’avais évité de faire la queue, mais je n’étais pas
fière de m’être servie de la couleur de ma peau comme d’un
passe-droit. Les choses n’avaient décidément pas changé. Le
médecin diagnostiqua une grave insuffisance cardiaque ainsi
qu’un état de dénutrition avancé. De retour à Popenguine, je
me rendis à l’évidence. Je ne convainquais pas avec mes
explications et personne n’avait la volonté d’utiliser le
traitement préconisé. Je ne pouvais pas aller à l’encontre de la
décision de la famille. Tamsir m’expliqua que cette enfant était
une revenante et que son sort n’était pas entre nos mains. Elle
mourut à l’âge de deux ans.

Pour repérer un enfant revenant lors d’une prochaine


réincarnation, il est parfois mutilé au moment de son décès.
On lui entaille une oreille ou une phalange, ou bien il est
scarifié. Tamsir m’a affirmé avoir vu de ses yeux un bébé
naître au village avec un trou dans le lobe de l’oreille, trace
toujours visible sur l’adulte qu’il est devenu, que l’enfant
précédemment mort dans cette famille avait portée aussi.

Quelques minutes après la cérémonie du prénom, la terrasse


de la maison était envahie. Je connaissais certaines personnes,
d’autre pas. Elles s’étaient abattues telle une volée
d’étourneaux. Elles étaient toutes des promotionnaires qui
avaient « fait les bancs » avec Tamsir, et elles étaient venues
réclamer leur dû. Ils avaient grandi ensemble. Je venais de leur
voler un mari potentiel et je leur devais réparation.
« Donne-nous le cordon de son pantalon, criaient-elles en
me poursuivant de leurs moqueries.
— Le quoi ? »
Tamsir m’expliqua :
« Si tu n’avais pas défait le lacet qui retient mon pantalon,
nous n’aurions jamais conçu Mariama, et je serais resté un
mari potentiel pour elles. Tu leur dois réparation. »
Concrètement, elles réclamaient une somme d’argent pour
être dédommagées de la perte de leur ami. Si nous avions fait
la fête qui suit le baptême, elles auraient en plus séquestré le
mouton qui est sacrifié à cette occasion pour obtenir davantage
d’argent. Il arrive parfois qu’elles « kidnappent » le bébé pour
faire plier un mari récalcitrant à lâcher la somme d’argent
demandée. Chaque partie doit jouer ce petit jeu pour que la
fête soit complète. Toute la famille et la moitié du village sont
présents. Il y a de la musique et de la nourriture en abondance.
Personne n’est invité, mais tout le monde est là dans un joyeux
brouhaha. C’est l’occasion pour les célibataires de se parer de
vêtements neufs et de faire l’article. Ce genre de réception est
incontournable même si elle hypothèque pour plusieurs mois
la trésorerie du père de famille. Il faut faire comme son voisin,
voire mieux, pour ne pas être montré du doigt. Les
promotionnaires de Tamsir obtinrent gain de cause et
repartirent dans un tintamarre chatoyant. Nous étions enfin au
calme. Mais à N’Diayen, les femmes furent obligées de
préparer le repas pour tous ceux qui s’étaient déplacés.

En escamotant la fête du baptême, nous avions échappé à la


présence des griots. C’est une caste particulière qui est chargée
de conserver la mémoire généalogique d’un certain nombre de
familles et de raconter leurs hauts faits. Ils étaient aussi les
historiens des rois. Lorsque celui-ci faisait la guerre, il ne
devait pas fuir devant l’ennemi. Le griot était le seul à pouvoir
lui conseiller de faire marche arrière pour reconstituer ses
forces. C’était lui qui était habilité par la suite à raconter le
combat. Si le roi était tué sur le champ de bataille, le griot
faisait semblant d’être mort lui aussi. Puis il achevait les
éventuels survivants blessés des deux camps pour être le seul à
pouvoir conter la fin du roi. Les griots détenaient des pouvoirs
occultes qui les faisaient craindre. Eux seuls étaient autorisés à
battre le tam-tam, car celui-ci est fait de peau de chèvre, la
peau du « diable ».
Le tam-tam est réalisé avec des matériaux qui, avant d’être
utilisés pour confectionner l’instrument, étaient vivants. De
l’arbre et de l’animal morts, assemblés par ses soins, l’homme
tire des notes et des sons qui lui permettent de communiquer et
de rythmer sa vie sociale. Il était dangereux pour un non-initié
de s’en servir. Aujourd’hui, n’importe qui frappe le tam-tam et
la mode explose aussi en Occident. Il n’est pas rare de
rencontrer au détour d’un jardin public français des jeunes aux
cheveux tressés ou emmêlés à la manière des rastas, qui
tentent de soutirer au djembé un peu de magie africaine.
Chaque mois, des containers remplis de cet instrument quittent
l’aéroport Sédar-Senghor pour Paris. A tel point, qu’une
restriction sur l’abattage des troncs nécessaires à la fabrication
des djembés a été imposée par le Service des eaux et forêts.

Chaque famille a un griot attitré et la fonction se transmet


de père en fils ou de mère en fille. Etant donné que les griots
sont chargés de la généalogie de la famille, ils assistent bien
sûr à tous les baptêmes, à tous les mariages et à tous les
enterrements. En contrepartie des louanges chantées, ils
reçoivent de l’argent, de la nourriture ou des vêtements. Avec
l’avènement de l’écriture et de l’état civil, leur rôle tombe en
désuétude. Dorénavant les dates de naissance sont précises, car
elles sont enregistrées par les autorités communales.
Autrefois pour compter le nombre d’années de sa
progéniture, la maman accrochait au toit de la case des
bâtonnets de différentes longueurs, un par enfant. A chaque
hivernage, elle ajoutait un bâtonnet dans les différents fagots.
Il suffisait de compter le nombre de bâtons pour connaître
l’âge de la personne, si toutefois on avait été scrupuleux, ou si
les intempéries n’avaient pas endommagé la toiture de la case.
Il était habituel d’estimer approximativement l’âge d’une
personne en se référant à un événement particulier qui avait eu
lieu l’année de sa naissance.
Bien qu’aujourd’hui les déclarations d’état civil soient
obligatoires, elles n’ont pas totalement supplanté la mémoire
des griots. Ils sont griots et ils le restent. Ils continuent
d’assister à toutes les cérémonies, demandant leur obole.
Personne ne prend le risque de couper à la tradition car le griot
bafoué peut médire sur votre compte et celui de votre famille.
Il peut vous porter préjudice. Or, la crainte de la médisance est
grande au Sénégal. Aujourd’hui des griots sont devenus
ministres. Mais si l’un d’eux est invité au baptême d’un ami,
celui-ci n’acceptera rien de lui. Bien au contraire, il lui
donnera sa part. Il ne sera plus ministre à cette occasion mais
griot, au vu et au su de tous.
Tous les griots se connaissent et il est impossible de se faire
passer pour l’un d’entre eux. Très vite l’un ou l’autre vous
interrogera sur la généalogie d’une famille ou d’un événement
et il vous piégera. Leur mémoire est extraordinaire et fixe les
détails les plus insignifiants. Ils récitent des dialogues entiers,
décrivent minutieusement les scènes, reconstituent le contexte
et restituent fidèlement la tenue vestimentaire des
protagonistes. Rien n’est oublié et la répétition inlassable des
mêmes histoires est le seul moyen de mémorisation. L’écriture
et les livres tiennent peu de place dans la culture africaine : «
Quand un Vieux meurt, c’est une bibliothèque qui brûle »,
disait Amadou Hampaté Bâ. Mam Oumy récite à l’oreille de
Mariama son ascendance chaque fois qu’elle la rencontre. Elle
chantonne en litanie les noms de plusieurs générations de
femmes. Ainsi Mariama ne devrait pas oublier sa lignée
sénégalaise.

Les griots ont pris l’habitude de venir réclamer ce dont ils


ont besoin auprès d’Untel ou d’Unetelle, vivant aux crochets
de la communauté. J’ai reçu la visite d’une femme dont la
petite fille avait été brûlée par une projection d’huile
bouillante sur le thorax, alors qu’elle préparait le repas. Je
l’envoyai au dispensaire et je payai les médicaments que je
pris soin d’acheter moi-même. Il était en effet fréquent que les
parents venus demander mon aide financière empochent
l’argent et oublient d’aller à la pharmacie. Parfois, ils y
retournaient quelques heures plus tard pour se faire
rembourser les médicaments achetés. J’avais également remis
à la petite fille un vêtement en tissu très doux pour couvrir sa
plaie. Tamsir s’opposa à ce que je récupère le tee-shirt porté.
Elle était griotte, cela voulait dire que nous prenions le risque
de déchoir socialement si nous le portions après elle. Les
vieilles superstitions sont tenaces. Cette femme ne manqua pas
par la suite de me solliciter chaque fois qu’elle avait besoin
d’argent, principe de systématisation que je refusais.
Cette tradition orale transmise par les griots doit être prise
en compte pour effectuer un travail de recherche historique
sérieux en Afrique. Même si quelquefois des rajouts
fantaisistes se sont greffés, la trame reste fiable. C’est grâce à
la mémoire du griot du village gambien de Djouffouré,
qu’Alex Haley, Noir américain, a pu reconstituer l’histoire de
sa famille. Il a retrouvé son ancêtre, Kounta Kinté, disparu en
1777 alors qu’il était parti couper du bois. Capturé, il avait été
vendu comme « bois d’ébène » pour servir d’esclave dans les
plantations de coton sudistes. Alex Haley retrace cette histoire
dans son livre Racines. Les noms de personnages ou de lieux
véhiculés par des générations de griots sont des repères exacts,
et les légendes qui les transmettent sont précieuses lorsque les
villages ont disparu.

La civilisation nègre laisse peu de traces sur son passage.


Elle n’a construit aucun palais, aucun monument, ni temple, ni
grande cité de pierres. Les constructions de terre cuite et de
bois étaient éphémères, vouées à la disparition. Elle n’a pas
bâti de majestueux lieux de culte. La nature dans son entier
était un lieu sacré de célébration du divin. L’Asie, l’Amérique
du Sud, le bassin méditerranéen portent les vestiges de ce que
l’on appelle la civilisation. Comme s’il y avait une volonté de
marquer sa présence, de laisser une trace indélébile, de
s’immortaliser en statufiant, en pétrifiant le mouvement et le
flux de la vie.
En Afrique noire, rien de tout cela. Pourtant la médiatique
Lucy a été trouvée sur le continent africain, preuve de la
fécondité et de l’apport irremplaçable de la terre africaine dans
l’évolution humaine. De grands royaumes structurés comme le
Cayor, Ségou et la ville mythique de Tombouctou, l’empire du
Ghana, du Songhaï s’y sont succédé, témoins de la capacité
des Africains à mettre en œuvre des organisations politiques,
économiques et sociales stables et fructueuses. Mais les
populations nègres se savaient de passage, locataires et non
propriétaires de cette terre. Elles ne figeaient pas le
mouvement de l’évolution, mais elles l’accompagnaient en
migrant toujours plus loin, à la conquête d’espaces neufs. Ces
premières populations ont tourné leur effort vers
l’accomplissement de l’être et non vers celle de ses
réalisations. Un peu comme si elles savaient intuitivement que
l’énergie et l’immense capacité de l’intelligence humaine
devaient être utilisées à autre chose.

Je n’avais pas entendu les griots vanter les mérites de la


famille N’Diaye à l’occasion du baptême de Mariama, mais
nous avions en partie respecté la tradition de Tamsir. Après
l’agitation du septième jour, nous étions au calme.

Dans les premiers temps je me déplaçais assez peu. Je


transportais mon bébé dans mes bras ou dans une petite
baignoire en plastique. C’est bien vite devenu insuffisant.
Inutile de songer à un landau ou à une poussette, les pistes de
sable étaient impraticables. J’avais donc opté pour le portage
sur le dos. J’étais allée trouver Yam Soda, couturière de son
état. Dans l’hypothèse peu probable que j’accepte le principe
de la polygamie, cette femme deviendrait ma coépouse car,
traditionnellement, Tamsir épouserait sa cousine paternelle. La
polygamie, sujet controversé, avait un rôle économique et
social. Il fallait de nombreux bras pour cultiver les champs et
la mortalité infantile était élevée. Une femme seule dans un
foyer ne pouvait pas s’occuper de tous les travaux ménagers :
aller chercher l’eau et le bois, parfois à des kilomètres,
s’occuper du bétail et de la volaille, préparer les repas, piler le
mil, entretenir la concession, mettre au monde des enfants et
les éduquer. Plusieurs épouses se partageaient donc toutes ces
corvées à tour de rôle et se répartissaient la besogne. C’était un
système équilibré qui répondait aux nécessités de la société et
aussi, selon moi, une forme d’adultère institutionnalisé,
autorisant en toute connaissance de cause le penchant
masculin pour le papillonnage sexuel. Plutôt que de le
proscrire inutilement, la société africaine encadre et
réglemente cette caractéristique du comportement des hommes
(et des femmes). La polygamie existe toujours mais elle tend à
disparaître pour des raisons économiques plus que par un
changement de mentalité. Une femme coûte cher en boubous
et autres artifices, sans parler de la cérémonie de mariage qui
dure trois jours, et de la dot.
Un homme peut-il aimer plusieurs femmes ? La réponse est
oui. Un homme polygame est dans la même situation qu’un
veuf ou un divorcé qui convole une ou plusieurs fois et qui
paraît sincèrement épris à chaque fois. En réalité, la plupart
des femmes ne se posent pas de questions au sujet de la
polygamie. Elles la vivent, souvent de façon harmonieuse,
parfois difficilement. Mais il n’y a pas plus de problèmes
qu’au sein d’un couple monogame, où une femme jalouse peut
suspecter, parfois à juste titre, son époux de libertinage et
d’infidélité, rendant la vie du couple impossible. Pour l’heure,
la question n’était pas d’actualité en ce qui me concernait.
Yam Soda travaillait sur une antique machine à coudre
Singer, quand le courant électrique fonctionnait. C’est elle qui
confectionna un m’botu. C’est une pièce de tissu en coton
écru, celle qui a servi lors de la cérémonie de mariage,
comportant quatre grandes bandes, deux en haut que l’on noue
autour de la poitrine et deux en bas que l’on noue autour de la
taille. Symboliquement le m’botu est le prolongement du
cordon ombilical qui retient encore l’enfant à sa mère. Elle le
réalisa un vendredi, jour faste. Le lendemain je me rendis dans
la concession où vit l’adjoint de l’imam et mon amie Salimata.
Sali est la première femme qui m’a témoigné de l’intérêt. Je la
rencontrais chaque dimanche près du point téléphone où elle
avait un petit commerce d’arachides grillées. J’appelais la
France chaque fin de semaine, et nous bavardions en attendant
la communication. Elle ne manquait pas de me demander des
nouvelles de ma famille et de mes amis. Elle parle le français
et je pouvais m’adresser à elle quand je rencontrais une
difficulté. Sa vie n’est pas facile mais elle est heureuse,
toujours d’humeur égale. Elle sourit en permanence. La
constance dont elle fait preuve dans l’adversité
m’impressionne.
Elle était présente pour m’assister. C’est elle qui posa pour
la première fois Mariama sur mon dos, à peine âgée de deux
mois. J’avais peur qu’elle tombe. J’étais courbée en avant
autant que ma souplesse me le permettait. J’apprendrais plus
tard qu’il est plus facile de se tenir droite mais pour l’heure,
j’étais cassée en deux avec un nourrisson posé sur mon dos,
attendant que le religieux finisse ses incantations. Sali m’aida
à attacher le m’botu, les jambes de mon bébé passées autour
de ma taille, tout son corps plaqué contre le mien, ses bras le
long de mes flancs, sa tête tournée sur le côté. J’osais à peine
me redresser. Et pourtant, Mariama était bien maintenue, tout
juste étonnée par cette nouvelle position. On me dit qu’il
fallait lui tapoter les fesses pour la rassurer. Je m’exécutai et je
partis, mon bébé sur le dos. Ma joie était immense. Je sentais
la chaleur de ma petite fille contre moi. Nous étions
complices. Elle était doucement balancée par le rythme de mes
hanches et elle ne tarda pas à s’endormir. Je l’avais bercée
neuf mois dans mon ventre et je la portais désormais sur le
dos.
Au début, j’avais besoin d’une aide secourable pour la poser
et l’enlever. Je n’avais pas confiance en ma technique pour me
hasarder seule. J’observais les femmes qui attrapaient leur
bébé par un bras, qui le faisaient passer sous l’aisselle tout en
le retenant avec l’autre main et qui le positionnaient au-dessus
de leur taille, légèrement penchées en avant. Puis le tenant
d’une main, elles passaient le m’botu sur l’enfant et le
ficelaient. Le tour était joué en trente secondes. Pour le
récupérer, elles se penchaient en avant, défaisaient les nœuds
du m’botu, attrapaient le bras de l’enfant, le faisaient glisser
sous l’aisselle, et enfin elles le posaient sur la hanche. C’était
un jeu d’enfant ! J’étais maladroite.

Un jour, j’étais seule et je devais aller au village. Je me suis


enfin décidée à essayer. Je me suis mise à genoux sur mon lit
et j’ai répété les gestes que j’avais bien observés, tout en
espérant que le matelas amortirait Mariama en cas de chute. Je
l’ai arrimée d’un seul coup sur mon dos, très fière de mon
habileté. Je me sentais bien. Ce mode de transport était
vraiment idéal car je pouvais l’emmener partout, sans
difficultés. Le passage des portes ou la montée des escaliers se
faisait sans encombre et j’avais les mains libres. En cas de
naissances multiples, la maman fait appel à une tante ou une
sœur pour porter l’un des deux bébés. Celle-ci reste
constamment à sa disposition, puisque la maman ne peut
porter qu’un bébé à la fois et qu’elle les allaite tous les deux.
Parfois, la sœur de la maman ou une autre femme proche de
son entourage qui allaite elle aussi un bébé, donne le sein à un
des jumeaux pour la soulager. La solidarité, encore et
toujours…

Je nouais par-dessus le m’botu un morceau d’étoffe assorti


au boubou que je portais. Outre que je gagnais en élégance,
cela protégeait les pieds et les mains de mon bébé qui
dépassaient du m’botu. La petite ne risquait pas d’être piquée
par un insecte ou égratignée par l’un des nombreux épineux de
la brousse. Les mains prisonnières empêchent aussi les petits
dégourdis de tirer les cheveux de leur maman ou de chiper
quelque chose qui passerait à leur portée. Mariama dormait
beaucoup dans cette position. Les muscles étaient
perpétuellement en extension, ce qui lui garantirait la
souplesse des articulations pour longtemps. Les Vieilles
Mamans sont la plupart du temps assises les jambes étendues
devant elles, le dos à l’équerre, sans soutien ni sans aucune
raideur.
Il m’arrivait parfois de mal nouer le m’botu et Mariama
s’affaissait, bien qu’elle continuât à dormir. Je sentais alors
une main qui replaçait sa tête et qui remontait le tissu pour la
caler. Je ne connaissais pas la personne. On échangeait un
sourire et nous continuions notre chemin.
Depuis que Mariama me suivait comme mon ombre,
nombreuses étaient les personnes qui m’arrêtaient pour me
demander de ses nouvelles, la regarder, lui dire quelques mots.
Ma progression en était considérablement ralentie, au point
d’avoir à renoncer parfois à ce que j’étais venue faire.
Les salamalecs d’usage nécessitent toujours de marquer un
temps d’arrêt :
« Saalam aleikoum.
— Maleikoum salaam. Que la paix soit sur toi. Les chrétiens
utilisent cette salutation au même titre que les musulmans.
« Nanga def ?
— Mangui fi rek. »
Ce qui signifie « Comment fais-tu ? », auquel on répond : «
Je suis seulement là. » En clair cela veut dire : « Comment
vas-tu ? » et « Je vais bien. »
« Naka wa keur gui?» » traduit : « Où est ta maisonnée ? »
« Nu nga fa. » Littéralement : « Ils sont là-bas. » Il faut
comprendre : « Comment vont les tiens ? », « Ils vont bien. »
« Diama rek, diama rek ! » La paix seulement.
Cet échange est entrecoupé de : « Ça va ? » en français
répété toutes les quinze secondes.
Les Vieux se croisent et se saluent en répétant plusieurs fois
leur nom de famille. A l’interpellation : « Diouf, Diouf, Diouf
est répliquée celle de : « Faye, Faye, Faye ». Cela signifie que
l’on n’a aucun grief ou contentieux avec la famille. Cette
reconnaissance marque le respect. Les femmes mariées
gardent leur nom de jeune fille mais elles répondent par le
nom de leur époux lorsqu’on les interpelle.
A Dakar, rares sont ceux qui prennent encore le temps de
ces salutations. Chacun y poursuit sa route après une brève
poignée de main, s’il daigne encore ralentir la marche. Au
village, Mam Oumy, qui tient son petit commerce près des
arbres à palabres, n’hésite pas à se lever et à traverser la rue
pour venir saluer un visiteur qui descend du taxi-brousse. Le
client éventuel attendra bien quelques secondes ou bien il se
joindra au groupe. On prend le temps de vivre. Ces salutations
avaient leur place autrefois parce que le contexte le permettait.
On croisait des collègues sur le chemin des champs ou de la
plage. D’un même pas lent et précis, les mains derrière le dos
ou portant la houe sur l’épaule, la tête baissée, perdus dans
leurs réflexions, les hommes convergeaient vers leur lieu de
travail. Chemin faisant, ils échangeaient les dernières
nouvelles et ils faisaient part de leurs cogitations sur les sujets
importants de l’actualité locale. Les femmes dans les
concessions, au marché ou autour du puits faisaient la même
chose. Elles étaient sur la même longueur d’onde, et elles
s’offraient mutuellement des oreilles attentives auxquelles
raconter leurs ennuis, leurs doutes et leurs peines. Ainsi, elles
n’étaient jamais isolées, ni seules à porter le poids de leurs
difficultés.
Les temps ont changé. La réalité économique est différente
et plus contraignante. Désormais, c’est chacun pour soi. Le
temps manque pour se pencher sur les soucis d’autrui.
D’ailleurs, l’altruisme est aussi en passe d’être vécu ici comme
une intrusion dans la sphère de l’individu. La société
villageoise de Popenguine ne peut pas abandonner de manière
abrupte ce qui fait sa cohésion, et elle ne peut pas non plus
rester enfermée dans un système qui demande à évoluer.

Ma condition de toubab ne me permettait pas d’adopter


toutes les pratiques africaines pour éduquer Mariama, et pour
ne pas froisser les Popenguinois, j’ai toujours veillé à respecter
scrupuleusement le « manuel d’utilisation quand j’empruntais
une de leurs coutumes. A la nuit tombée, lors d’un
déplacement, j’enveloppais correctement Mariama dans son
m’botu pour la protéger des mauvais esprits qui rôdent. La nuit
est en effet le moment de tous les dangers en Afrique. L’Autre
Moitié du Monde prend possession de la terre et relègue les
humains au second plan, en position de faiblesse. La nuit est le
domaine des djinns et des génies et l’homme doit se montrer
prudent. Je ne m’avisais pas de sortir sans le m’botu car cela
exposait Mariama à des périls dont j’ignorais tout, et moi-
même à de sévères remontrances. Un soir, j’ai oublié le
m’botu par mégarde toute une nuit dehors. Marietou, la jeune
fille qui travaillait à la maison, arriva au petit matin et me
gronda violemment. Le tissu aurait pu devenir un support pour
un esprit ou un kouss, sorte de nain maléfique, jeteur de sorts,
qui au dire de Mam Oumy, abondent sur le passage de notre
maison. Elle était catastrophée. Les jours qui suivirent la
rassurèrent sur l’état de santé physique et mentale de notre
fille, mais elle veilla chaque soir à ce que le m’botu soit rangé
à l’abri des maléfices.

Nos visiteurs étaient toujours stupéfaits de constater que


Mariama dormait dans un lit, dans sa propre chambre. Tant
qu’il tète, l’enfant mange quand bon lui semble, de jour
comme de nuit. Il n’y a pas d’horaires pour les repas et cela
faisait bien rire les femmes quand je leur expliquais que
Mariama mangeait et dormait à heure fixe.
« Pourquoi ne mange-t-elle pas quand elle a faim ?
— Pour qu’elle ait un rythme favorable à son
épanouissement », était mon explication. Alors elles éclataient
de rire de plus belle. L’enfant n’est pas un coucou suisse, et il
trouve son équilibre dans le soutien et l’amour des siens. Bon.
Chacun son point de vue. Je crois surtout que je craignais
d’être l’esclave de ma fille en me pliant sans réserve à ses
rythmes. J’ai compris trop tard (mais après un an de vie au
village j’étais toujours conditionnée par l’éducation et la
culture toubabs), que cela n’aurait aucune conséquence
désastreuse sur moi ! Renoncer à ma liberté aurait été
temporaire. En revanche, il était juste que Mariama vive ces
merveilleux instants durant lesquels le monde tournait
exclusivement autour d’elle, instants qui ne se représenteraient
plus jamais au cours de sa vie. Peut-être cherchera-t-elle
moins, une fois adulte, à retrouver par tous les moyens cet état
de béatitude, trop rapidement écourté.
Aminata, la sœur de Tamsir, vivait en Mauritanie. Elle avait
épousé un Sénégalais expatrié comme elle, parti chercher du
travail. Elle avait confié son fils de quatre ans à la garde de la
famille et un second fils à son père dans un autre village.
J’étais surprise qu’une mère soit capable de laisser un de ses
enfants à un autre membre de la famille ou en pension dans
une famille d’adoption, mais l’enfant est confié à une autre
personne dans son intérêt : un oncle plus fortuné qui pourra
assumer les frais de sa scolarité, une tante sans enfants qui le
chérira et le gâtera d’autant plus ou une sœur dont le mari plus
riche offrira une vie plus confortable. L’enfant « n’appartient »
pas aux parents. Il existe par lui et pour lui, et non pour être le
prolongement de ses parents. Il est élevé et éduqué dans une
famille, qu’elle soit biologique ou pas, pour être pris en charge
et bien traité.
Un parent qui maltraite ou exploite un enfant dont il a la
garde doit rendre des comptes au conseil de famille et l’enfant
lui est aussitôt retiré. Tamsir a fui les parents indélicats
auxquels il avait été confié pour poursuivre ses études car ils
étaient trop peu soucieux de son bien-être. Après quelques
semaines d’errance et de débrouillardise dans le marché
couvert de Thiès, il fut adopté durant plusieurs années par la
femme d’un ami de son père qu’il considérait comme sa
propre mère.

L’enfant peut être également confié à un marabout qui se


charge de son éducation religieuse, ainsi que de sa scolarité
dans une école coranique. Ce sont tous ceux qui parcourent les
rues en quête de nourriture ou d’argent. Ils circulent en général
par trois ou quatre, demandant l’aumône avec une boîte de
conserve qu’ils tiennent à la main ou qu’ils s’accrochent
autour du cou à l’aide d’une ficelle. Ils sont sales et
dépenaillés. Bien souvent ces enfants sont exploités comme
mendiants par leur maître, qui récupère le produit de leur
mendicité, sans se soucier d’eux. Les enfants n’osent pas
dénoncer leur soi-disant éducateur, et leurs familles ne sont
parfois jamais informées de ces mauvais traitements.
Les vrais marabouts, en revanche, transmettent à leurs
étudiants un véritable enseignement spirituel fondé sur le
Coran. En contrepartie, les talibés cultivent des champs
appartenant au marabout pour assurer la subsistance de
l’ensemble de la daara, le lieu de vie communautaire.

Ce rapport entre parents et enfants m’a déroutée. Bien sûr,


les enfants ne sont jamais séparés de leur mère avant l’âge de
deux ans puisqu’elles les allaitent, et rarement avant celui de
sept, l’âge dit « de raison ». Les liens d’amour sont manifestés
différemment. Je n’ai guère vu de mamans embrasser leur petit
et encore moins des pères le faire. Cela n’empêche pas que les
mères vivent en osmose avec leurs enfants jusqu’à ce qu’ils
marchent. Elles les portent sur le dos, dorment avec eux lovés
contre elles et les tiennent constamment contre leur sein ou
dans leurs bras. Les femmes exécutent leurs corvées
ménagères avec leur bébé dans le dos. Elles l’emmènent
partout avec elles, que ce soit pour faire le marché, rendre
visite à leurs amies ou pour aller danser. La plupart du temps
les bébés dorment, bercés par la marche de leur mère. Après le
bain, elles les massent avec du beurre de karité pour étirer
leurs articulations et leurs muscles. Elles prétendent élargir
grâce à leurs massages les hanches des petites filles, et ainsi
façonner le corps de l’enfant.
Mam Oumy avait offert à Mariama un collier de grosses
perles que de nombreuses générations d’enfants de la famille
avaient porté avant elle. Ce collier porteur d’influences
bénéfiques, mais un peu encombrant pour le bébé, était censé
allonger son cou pour lui assurer un port royal.

Les bébés sont touchés, massés, bercés. Ils sont en


permanence entre des mains aimantes, celles de la maman ou
bien celles des tantes, des sœurs, des grand-mères, des
cousines, des amies. Ces étreintes, corps à corps perpétuels
durant les vingt-quatre premiers mois de la vie, permettent à
l’enfant d’emmagasiner toute la tendresse maternelle
indispensable pour s’élancer loin d’elle par la suite. Il vibre
avec sa mère, il se sent protégé, en sécurité. C’est la base
inébranlable de l’acquisition de la confiance en soi. Ce
passage de la petite enfance conditionne l’existence du futur
adulte, et sa capacité à affronter toutes les situations. Passé un
certain âge, l’apprentissage des règles de la vie en
communauté commence et cette proximité s’estompe peu à
peu.
Les pères, pendant cette période, ont assez peu de contacts
physiques avec leurs enfants, ils les prennent
occasionnellement dans leurs bras, mais leur présence plus
silencieuse exerce une réelle autorité qu’ils n’hésitent pas à
manifester.
Autrefois, la jeune accouchée retournait vivre chez ses
parents pendant ces années-là. Ce laps de temps était
nécessaire pour sevrer le bébé, profiter de lui tranquillement,
le laisser vivre en toute liberté, lui passant ses caprices et
supportant sa tyrannie, jusqu’à ce qu’il regagne la concession
et qu’il entre de plain-pied dans la vie de la communauté.
L’état de nourrisson prenait fin, et une nouvelle phase de vie
débutait pour le bébé devenu petit enfant. Cet éloignement
provisoire permettait aussi d’éviter les grossesses à répétition
et donnait à la jeune maman le temps suffisant pour se reposer.

L’éducation des petits enfants se fait par l’élargissement


progressif des cercles de proximité. Quand l’enfant fait ses
premiers pas, il commence à explorer sa propre maison, et il
s’attache à une personne de son choix, autre que sa mère. Puis,
dès qu’il est capable de se débrouiller, il part explorer la
concession et il se mêle aux autres enfants de son âge. Puis,
vient le moment, vers trois ou quatre ans, où il élargit le cercle
de ses expéditions aux concessions voisines qui pratiquent les
mêmes habitudes de vie et d’éducation. Il quitte seul, mais en
toute sécurité, le périmètre protégé de la concession à laquelle
il est habitué, où il a appris les coutumes en usage qui
prévalent partout. Tous les enfants sont soumis aux mêmes
règles, et c’est très rassurant. Ils forgent leur identité avec des
valeurs communes qui assurent leur cohésion. Il n’y a pas de
distorsion entre ce qui est permis par tel parent à son enfant et
ce qui est interdit au sien par tel autre. L’enfant n’a pas à
démêler lui-même ce qui est autorisé de ce qui ne l’est pas, le
Bien du Mal, et cela lui laisse l’esprit libre pour jouer et
s’épanouir. A chaque étape, sur un terrain balisé, l’enfant
côtoie d’autres enfants de son âge avec lesquels il joue à des
jeux spécifiques de cette tranche d’âge, comprenant même un
langage codé. Enfin, initié et prêt, il peut s’aventurer dans le
village. L’éducation quotidienne du petit enfant est permissive.
Il a tous les droits et on lui passe tous ses caprices. Les aînés
se plient à la règle. En leur temps, ils ont eu eux aussi leur
heure de gloire.
Mais à l’âge de raison, l’éducation devient plus stricte.
L’enfant doit apprendre les règles de la vie en société. Il est en
mesure de comprendre ce qui lui est demandé et il n’y a plus
de discussion possible. Il commence par des tâches simples
dans la concession. Il apporte un objet à un adulte pour lui
éviter de se déplacer. Il livre de l’eau aux hommes qui
travaillent dans le champ. Chaque enfant participe et prend en
charge une responsabilité au sein de l’organisation familiale,
aussi petite soit-elle.
Un peu plus tard, les enfants se transforment en coursiers
pour leurs aînés : « Va me chercher ceci. » Je trouvais cela un
peu abusif. Tamsir appelait un gamin qui jouait sur la plage
avec ses camarades et le chargeait d’aller à la boutique lui
chercher du thé. Je lui demandai s’il était handicapé pour ne
pas y aller lui-même, et je lui rappelai que l’esclavage avait été
aboli. Il m’expliqua que c’était un moyen efficace de
responsabiliser ces gosses. Ils apprennent ainsi à faire une
commission sans en oublier la moitié en route. Le cas échéant,
ils sont immédiatement réexpédiés à la boutique, ce qui les
oblige à être attentifs. Ils apprennent à compter l’argent qu’on
leur remet, à se repérer dans les différentes boutiques et à être
patients, car bien souvent les adultes passent avant leur tour.
Des gamines de cinq ans se déplacent dans le village pour
vendre des fataïas, sortes de beignets au poisson. Elles passent
dans les concessions avec leur casserole sur la tête, en
proposant la marchandise que leurs mamans ont
confectionnée. Une fois mariées, ces petites filles auront tout
loisir de se reposer sur leur cadette ou sur leur propre fille qui
à leur tour apprendront les gestes et forgeront leur propre
expérience. Les garçons devenus adultes deviendront eux aussi
des éducateurs « donneurs de consignes ».
Certains gamins sont récalcitrants aux corvées. Alors, les
femmes ont mis au point un stratagème. Elles demandent à
l’enfant d’aller chercher le taxaou, qui est un balai à long
manche rarement utilisé. Les femmes préfèrent se servir de
petites balayettes faites d’un faisceau de longues nervures de
feuilles de rônier qu’elles manipulent courbées à ras le sol.
Taxaou se prononce comme taxawalu, qui signifie
vagabondage. C’est une sorte de code. Lorsque le gamin
demande le taxawalu à la femme de la concession voisine,
celle-ci l’envoie récupérer le balai fantôme dans une autre
concession, à l’autre bout du village. A peine arrivé, il est
renvoyé à nouveau vers une autre concession, la plus éloignée
possible, puis une autre, et encore une autre, jusqu’à ce qu’au
bout de plusieurs heures, il ramène le fameux balai chez lui
dont, évidemment, personne n’a besoin. C’est une forme de
punition qui aiguise vite la compréhension. Surtout sous le
soleil. Les punitions ont pour objectif d’enseigner quelque
chose.
Le soir à la veillée, les Vieilles Mamans se servaient des
problèmes rencontrés dans la journée pour élaborer un conte
interactif. Si un enfant avait commis un petit larcin par
exemple, elles imaginaient une histoire mettant en scène un
personnage connu des contes traditionnels placé dans une
situation identique. La morale de l’histoire s’adressait
directement à l’enfant concerné, sans toutefois le nommer. Il
avait tout loisir de méditer sur le conte et sur son propre
comportement.
Tous les adultes du village interviennent dans l’éducation
des jeunes enfants, n’hésitant pas à se substituer à leurs
parents. La communauté se vante de la réussite d’un enfant et
s’approprie son succès. Si c’est un délinquant, il est l’enfant de
sa mère. Un adulte demeure pour toujours l’enfant de sa
maman. Il serait faux de croire à la lumière de tout cela que
l’enfant est l’objet de tous les soins et de toutes les
vénérations. Nous sommes loin du culte de l’enfant roi. C’est
impossible à pratiquer dans une famille nombreuse et
polygame. Mais ce n’est pas incompatible avec le fait que les
mamans soient particulièrement patientes et attentives à
l’égard de leurs enfants. Elles savent que cette période est
cruciale pour le bon développement des enfants, et elles leur
consacrent beaucoup d’énergie et de temps. Elles s’emportent
rarement avec un petit enfant, et se comportent avec
indulgence, car elles respectent son jeune âge et son peu
d’expérience. Elles voient Dieu qui s’adresse à elles au travers
de son innocence. La bienveillance, et pas seulement à l’égard
des enfants, est l’une des vertus qui m’a le plus frappée au
Sénégal.

Une femme se plaignait auprès de Tierno Bokar, le sage de


Bandiagara, de ne pas pouvoir maîtriser sa colère. Elle
déplorait l’emportement qu’elle témoignait à toutes les
personnes qu’elle rencontrait et son peu de patience à leur
égard. Tandis qu’elle exposait son problème au sage, son jeune
fils de deux ans se précipita sur elle pour la frapper avec les
planchettes qu’utilisent les talibés pour apprendre les versets
coraniques. Il ne cessait pas de la battre, et sa maman, loin de
s’emporter contre lui, lui disait patiemment mais fermement,
d’arrêter. Elle le prit dans ses bras et le cajola. Le sage lui dit :
« Pourquoi n’as-tu pas crié après ton fils qui te malmenait ?
— Mais, c’est un tout petit enfant, il ne sait pas ce qu’il fait,
comment pourrais-je m’emporter contre lui ?
— Tu vois, femme, reprit le sage, tu dois te comporter avec
chacun de tes visiteurs comme tu viens de le faire avec ton
enfant, eux non plus ne savent pas ce qu’ils font, et ta colère se
dissipera peu à peu. »

Autrefois des bandes de gosses se constituaient avec une


hiérarchie très précise. Il y avait le chef élu par les autres
gamins. C’était le plus courageux. Et il y avait le sage, choisi
par tous, qui représentait la voix de la vérité. Il avait le devoir
de dire au chef que son attitude n’avait pas été juste ou qu’il
avait fait une erreur. Dans cette hypothèse, il lui dictait la
conduite à tenir. Si le chef n’obtempérait pas, il était limogé.
Ils changeaient régulièrement de sage, car obligation lui était
faite de se mettre temporairement à dos le chef et ses sbires, ce
qui n’était pas de tout repos pour un gamin d’à peine dix ans.
Pour être complets, ils devaient aussi prendre des épouses qui
prépareraient des petits plats lors des fêtes qu’ils ne
manqueraient pas d’organiser.
Pour officialiser les couples, les filles se rangeaient d’un
côté et les garçons de l’autre. L’un d’entre eux plantait un
bâton au centre et il criait le prénom d’un des gosses. La petite
fille qui était secrètement amoureuse de celui-ci ramassait le
bâton et lui indiquait ainsi qu’elle acceptait de devenir son
amie de cœur. En général, les copines, informées du secret, la
poussaient vers le bâton, après d’innombrables tergiversations.
La fierté et l’orgueil étaient saufs. On procédait de la sorte
pour chaque garçon de la bande qui devenait alors le
protecteur attitré de la gamine, et elle son épouse docile.
Certains finirent par se marier réellement. Ce n’étaient pas les
garçons qui choisissaient, mais les filles, évitant ainsi un
combat de petits coqs. La sagesse féminine était reconnue très
tôt !
Ils passaient leurs journées à mimer les situations des grands
et à s’approprier leurs comportements. Ils redessinaient en
miniature la société qu’ils avaient sous les yeux pour mieux
l’apprendre. L’amitié qui se nouait là paraissait indestructible.

Cette tradition de jeux se perd au profit de la télévision. Car


au fin fond de la brousse, sans eau ni électricité, trône toujours
un poste de télévision. Il diffuse des images, floues la majeure
partie du temps, venues de lointains pays aux coutumes
étranges mais captivantes. L’attrait de la nouveauté sans doute,
et la curiosité scotchent jeunes et plus vieux devant un écran
cathodique. L’ingéniosité leur permet de faire fonctionner le
téléviseur avec des groupes électrogènes artisanaux ou des
batteries de voiture. Le football tient une place privilégiée
devant les séries à l’eau de rose qui distillent les scénarios
mièvres mettant en scène une jeune fille pauvre, mais
ravissante, amoureuse du beau jeune homme riche (ou
inversement), tous deux confrontés à l’incompréhension, à la
méchanceté et à la jalousie de leurs familles respectives. Les
rues du pays se vident aux heures de diffusion de ces
feuilletons et les produits commerciaux dérivés inondent les
étals.
L’arrivée de la TSF avait eu le même effet. Au village, un
citadin avait rapporté de la ville un des premiers postes de
radio presque aussi grand qu’un homme. En entendant le son,
les Vieux firent le tour du meuble, cherchant où se cachait la
personne qui parlait. Ils ne voulaient pas croire qu’il n’y avait
personne à l’intérieur. Aujourd’hui, la TSF a été remplacée par
des écrans plats venus tout droit des pays asiatiques par
containers entiers.
Désormais, presque tous les enfants vont à l’école et cet
apprentissage est privilégié au détriment de ces jeux pratiqués
naguère dans les concessions qui révélaient le courage,
l’adresse, l’endurance et la débrouillardise de l’enfant, qualités
reconnues au même titre qu’une facilité intellectuelle en calcul
ou en grammaire. Il était un individu à part entière, identique
et à la fois différent de tous les autres. Surtout, il était assuré
de grandir, de mûrir, sans brûler les étapes de sa croissance.
Désormais, l’institution scolaire qui valide les connaissances
et le savoir livresque, et la télévision qui distille une culture
étrangère en rupture complète avec celle de leurs parents, sont
les principaux cadres de référence des enfants.
Les grandes étapes initiatiques du passage à la vie d’adulte
ont disparu, sauf dans certains villages de Casamance.
Dans la tradition animiste, la circoncision s’accompagnait
d’une retraite en compagnie de tous les circoncis du même âge
et de plusieurs éducateurs.
Les garçons étaient isolés dans la forêt. Ils devenaient des
hommes en traversant différentes épreuves et aussi en
acquérant des connaissances utiles pour la vie quotidienne. Ils
apprenaient à repérer les fruits comestibles et les herbes qui
soignent. Ils apprenaient à confectionner des pièges, à repérer
les traces laissées par les animaux. Ils écoutaient les conseils
des aînés pour mener une vie juste et honnête. L’initiation était
rythmée par des chants insistant sur l’importance du travail, de
la loyauté, de la discipline, de la solidarité et de l’entraide, et
surtout du respect dû aux Anciens. Ces chants contenaient des
questions posées aux jeunes garçons sous forme de devinettes.
Ils s’efforçaient de trouver eux-mêmes la solution aux
problèmes que leur existence d’adulte ne manquerait pas de
leur poser. S’ils ne trouvaient pas de réponse appropriée, les
jeunes hommes tâtaient du bâton.
La circoncision marquait un passage. Le garçon était dès
lors capable de prendre part aux décisions concernant la
famille et le village. Au retour de cet apprentissage, il entrait
dans le clan des adultes, c’est-à-dire qu’il pouvait prendre
femme, devenir père et commencer à gagner sa vie.
La circoncision se fait maintenant aux alentours de huit ans,
souvent dès la naissance. On repère les jeunes circoncis à leur
habit typique. C’est une longue chemise en toile blanche,
assortie d’un capuchon qui descend sur les oreilles. Ils le
portent durant deux semaines, tandis que la relique de leur
chair coupée est empaquetée dans un linge qu’ils accrochent à
la cheville. Ils vont de concession en concession, en général
groupés par deux ou trois pour signifier leur nouveau statut.
Les initiations, les rites de passage tombent en désuétude,
comme tant d’autres choses, laissant les enfants et les parents
livrés à eux-mêmes, contraints d’inventer, chacun dans sa
sphère privée, des règles et des codes de conduite en
collectivité que beaucoup peinent à reconnaître. Comment se
diriger efficacement lorsque les cartes et les boussoles utilisées
ne sont plus communes à tous ?
10.
L’imprévu rythmait ma vie à Popenguine.
A chaque jour suffit sa peine et les habitants se réveillent
sans savoir de quoi sera faite la journée. Certains villageois ne
savent pas s’ils auront de quoi manger ce jour-là. Ce n’est pas
pour autant qu’ils se désespèrent car ils savent que Dieu ne les
oublie pas, même s’ils sautent un repas. Certaines activités
sont incontournables mais elles peuvent être remises en
question si les événements l’exigent. Par exemple, un décès ou
l’arrivée impromptue d’un membre de la famille. Tout s’arrête
pour laisser la place à ce qui doit être fait, maintenant. Chacun
se rend disponible dans l’instant, parce qu’après, il sera trop
tard.

J’avais l’habitude de planifier un certain nombre d’activités


dont Tamsir était partie prenante et je supportais mal qu’il se
dérobe sous prétexte que son frère venait d’arriver de la
frontière gambienne, ou que sa cousine débarquait de Dakar
sans prévenir. Je pensais qu’il avait le temps de les voir un peu
plus tard dans la journée et que nous pourrions terminer ce que
nous avions commencé. Au lieu de cela, Tamsir se précipitait à
N’Diayen, remettant au soir le travail à achever. La priorité
était d’accueillir le visiteur. D’autres jours, il allait de bon
matin à la concession, pour n’en revenir qu’en début d’après-
midi, sans que je sois prévenue, ce qui m’irritait au plus haut
point. Il avait écouté les différentes personnes présentes relater
les derniers événements, parfois il était intervenu pour régler
un conflit, puis il avait partagé leur repas, avant de rendre
visite à une personne dont il venait d’apprendre
l’hospitalisation. Nous habitions à deux cents mètres de
N’Diayen, un peu excentré du village, mais cet éloignement
relatif donnait à Tamsir l’impression d’être insuffisamment
informé de ce qui se tramait au village. C’est pourquoi, il
demandait régulièrement le résumé des épisodes qu’il avait
manqués dans le feuilleton du quotidien.
J’avais parfois l’impression d’être laissée pour compte, que
ma petite personne n’était pas suffisamment intéressante pour
retenir l’attention de Tamsir. C’était évident, les autres
passeraient toujours avant moi si l’intérêt du moment
l’exigeait. Il fallait que je m’y fasse car l’attitude de Tamsir ne
changerait pas. D’ailleurs, pourquoi aurait-elle dû changer ?
Sa manière d’être ne remettait pas en cause notre relation, ni
l’amour qu’il me portait. Je devenais sa priorité absolue quand
les événements le lui imposaient.
Ainsi, lorsque j’ai été alitée, incapable de faire quoi que ce
soit, frappée par le paludisme une fois encore, Tamsir est resté
à mes côtés durant de longues journées, différant toute autre
activité pour préparer des repas français qui me redonneraient
un peu d’énergie.
Dans ces instants-là, alanguie, l’esprit flottant, je
comprenais que Tamsir m’avait révélée.

Tamsir me rafraîchissait en m’éventant et il massait mes


muscles douloureux. Je n’avais pas la force de marcher pour
me rendre chez le vieil aveugle masseur qui habite au village.
Cet homme détient un secret. Il mesure à l’aide d’un tissu la
distance qui va d’une épaule à l’autre en passant par le sommet
de la tête. Puis il mesure le diamètre de la poitrine, en passant
sous les aisselles. Si la distance est différente, il entreprend de
remettre en place l’alignement des vertèbres et des côtes pour
redonner de la fluidité à l’ensemble du tronc et des bras. Il
dégage ainsi le cou et la tête et libère le bassin et les jambes.
Tout en massant, il murmure des incantations et crachote sur
ses mains. A la fin du massage, il vérifie que les mesures du
thorax et des épaules sont identiques. Si tel n’est pas le cas, il
vous convoque pour une seconde séance. En général, à l’issue
de celle-ci, votre corps ne vous fait plus souffrir. Le Vieux est
robuste et son visage est parcheminé. Il reçoit les visiteurs
assis dans une pièce minuscule, envahie par la fumée que
dégage le brasero qui réchauffe la chambre. En échange, le
patient lui donne ce qu’il estime être une juste rétribution.
N’étant pas en état d’aller le consulter, je m’abandonnais
aux mains de Tamsir. Il allait chercher des plantes réputées
pour leur action antalgique qu’il faisait bouillir. Ensuite, il
trempait un linge dans l’eau brûlante qu’il pressait pour me
frictionner, ses mains supportant l’intensité de la chaleur. Il
aurait pu déléguer toutes ces tâches à Mariettou, mais c’est lui
qui veillait sur moi, de jour comme de nuit.

Quand Tamsir allait au village, j’ignorais son heure de


retour, bien qu’il soit prévisible au regard du programme que
son absence serait brève. Mais les événements se succédaient,
impromptus, et il s’y adaptait sans hésitation, sachant que je
serais informée en cas de problème.
C’est ainsi qu’un jour il est parti pour Dakar, et qu’il n’en
est revenu que le lendemain. Il devait résoudre une difficulté
concernant le mariage de son ami Ibrahim, ce dont il
m’informa tardivement par un bref appel téléphonique. Le
simple fait qu’il me prévienne était une révolution notoire dans
sa façon d’agir, rançon de mon obstination à lui seriner : «
Donne-moi au moins un coup de fil pour m’avertir ! En
l’absence d’installation téléphonique à notre domicile, les
appels passaient par un télécentre, c’est-à-dire une cabine
gérée par un particulier, qui envoyait un enfant me prévenir
qu’un correspondant devait rappeler à une heure convenue.
Les informations se perdaient parfois en route, quand elles
n’étaient pas simplement oubliées, ou bien les lignes étaient
encombrées, empêchant la communication à l’heure dite. Tous
ces obstacles, ajoutés au fait que l’utilisation du téléphone
n’était pas encore un réflexe, expliquaient les silences de
Tamsir. Certaines personnes soupçonneuses et peu informées
des coutumes africaines penseront que j’étais bien naïve. Il
arrive que des maris quittent le domicile conjugal sans
explication pour revenir plusieurs années plus tard. S’ils n’ont
pas signifié la répudiation à leur épouse et que les nouvelles
données par la famille sont rassurantes, la femme attend le
retour de son époux. Il y a forcément une explication et un
motif impérieux qui dictent la conduite de son mari et il les
fournira à son retour.

Ce sont les événements qui dirigent et orientent les actes des


êtres humains et non l’inverse. Les Sénégalais savent qu’ils ne
sont pas responsables des fluctuations de leur quotidien et que
leur marge de manœuvre est des plus réduites. Inch Allah ! Si
Dieu le veut. Tout est entre Ses mains. C’est pourquoi ils
s’adaptent à la situation sans rechigner, en suivant le sens du
courant. Autant se laisser aller et laisser faire. Ce n’est pas de
la résignation que d’agir ainsi, mais bien faire corps avec la
vie, être à son écoute, attentif à ce qu’elle nous enseigne. Les
Sénégalais ponctuent la fin de chaque phrase, ou presque, par :
« Inch Allah ! » Ce qui souligne en permanence leur
soumission comprise et acceptée à « Ce qui fait bouger est
plus fort que ce qui bouge. »

Au fil des années, cette façon d’être m’est devenue


familière. Mais ce n’est pas sans résistance que je me suis peu
à peu abandonnée à l’idée que je n’étais pas maîtresse de mon
destin, et encore moins de mes actions. J’avais toujours
jusque-là eu l’impression d’avoir choisi mes routes, d’avoir
posé des actes en toute conscience et en toute connaissance de
cause, d’avoir orienté mes pas dans des directions décidées par
moi seule, librement. Avec le recul sur ce qu’avaient été mes
changements de cap, et à la lumière de ce que je découvrais
ici, j’étais obligée de reconnaître, bien que cela me heurte
profondément, qu’il n’en avait rien été, et que moi aussi, à
mon insu, j’avais été charriée par les flots impérieux de ma
destinée, sans aucune maîtrise réelle. Les Africains savent
cette loi et s’y abandonnent joyeusement. J’étais crispée par la
nécessité de réussir ce que je croyais dépendre de moi, tendue
dans l’effort pour réaliser des objectifs que je pensais pouvoir
atteindre à la seule force de ma volonté. Crispée, tendue. Et
autour de moi, les habitants du village étaient détendus en
toutes circonstances, paisibles.
Oui, j’ai mis du temps à accepter de lâcher prise et à
m’apercevoir qu’il était inutile de me croire plus forte que les
événements de mon existence.
Oui, j’ai nié l’évidence, et j’ai inventé des excuses et des
prétextes durant de longs mois pour ne pas voir combien les
Popenguinois manifestaient de manière éclatante la sagesse de
l’abandon à plus grand que soi.
Oui, cela a été douloureux d’abandonner ma prétention à
être plus forte que la vie.

Alors, le Sénégal, un hasard ? Popenguine, un hasard ? Le


hasard n’existe pas, et une succession d’enchaînements
puissants et déterminés m’y avait conduite. Cela m’aida aussi
à comprendre et à interpréter d’une manière nouvelle
l’installation à Popenguine des deux frères de ma mère.

J’avais invité mon oncle à venir passer les fêtes de fin


d’année avec nous. Je savais que peu de choses le retenaient
en France, et que de plus il s’ennuyait. Pour tuer le temps il
avait peu à peu usé et abusé d’alcool. J’étais sûre qu’un séjour
prolongé à Popenguine l’aiderait à surmonter ses difficultés ou
pour le moins que les habitants du village le prendraient tel
qu’il était. En effet, l’accueil qu’il reçut à Popenguine le
décida à s’installer définitivement au village. Il y acheta une
maison, et plus tard, il épousa une jeune Sénégalaise. Malgré
les débordements violents, toujours injurieux dont il était
familier, mon oncle était accepté. Les villageois savaient que
l’excès de boisson le transformait en une personne qu’il n’était
pas. Ils connaissaient sa bonté et sa générosité, ils le savaient
touchant et drôle, aimable et altruiste. Ils ne s’arrêtaient pas à
la face sombre que mon oncle affichait lorsque la détresse
intérieure le conduisait à boire jusqu’à l’effondrement. Dans
ces moments-là, il apostrophait les jeunes filles et leur tenait
des propos obscènes qui les laissaient de marbre car elles
avaient l’habitude de l’entendre s’exprimer ainsi. D’autres
fois, ses insomnies le conduisaient dans le village, paisible au
beau milieu de la nuit, où il se mettait à vociférer des paroles
ordurières, tambourinant comme un dément aux portes closes
qui refusaient de s’ouvrir. Mais la plupart du temps, un des
habitants de la concession se levait, les yeux collés par le
sommeil, pour le reconduire chez lui et faire un brin de
causette qui apaisait mon oncle le temps du trajet. Avant qu’il
n’achète sa maison, mon oncle vivait avec nous. Mais je
l’avais chassé. Il avait alors trouvé refuge chez un habitant du
village qui avait toléré durant de longues semaines ses excès et
son comportement épuisant. Les Popenguinois l’ont toujours
soutenu, lui ont pardonné, et ils sont même venus plaider sa
cause lorsque, à bout de patience, de compréhension,
d’indulgence et d’amour, je l’ai jeté dehors. Untel venait me
trouver pour m’expliquer combien il avait besoin de sa
famille, et combien je me devais d’être patiente encore et
encore. Les habitants du village savaient ce que j’ignorais trop
souvent : même si je ne pouvais rien tenter d’efficace pour
aider mon oncle ou pour infléchir son comportement, seul
l’amour que je lui porterais en toutes circonstances me
libérerait et l’apaiserait. J’ai compris que je pouvais être à la
fois impuissante et en paix.
On dit ici : « Nit nitay garabam », que l’on traduit par : « Le
remède de l’être humain, c’est l’être humain », ce qui signifie
que seule une personne peut venir en aide à une autre personne
qui souffre, que ce soit de la folie, de l’alcoolisme, ou de la
maladie. Par le simple fait de sa présence, d’où l’importance
de visiter les malades, ou par le pouvoir de l’intérêt sincère
qu’elle témoigne à autrui, une autre personne est déjà d’un
grand secours. Même si concrètement elle ne peut rien faire.
L’intention profonde apporte déjà le réconfort et l’apaisement.
Je suis heureuse que mon oncle vive à Popenguine, malgré
tous les désagréments que cela a pu nous causer, car il trouve
ici sa part de bonheur.

Nous n’avions plus beaucoup de contacts avec le second


frère de ma mère. Ils ne s’étaient jamais accordés et les liens
familiaux s’étaient distendus. Cette situation m’attristait car
notre famille se résumait à ces trois personnes. J’avais décidé
de l’informer de la future naissance de notre fille, en lui
précisant qu’elle serait métisse. Je savais que mon oncle
n’avait pas une haute opinion des étrangers, pour ne pas dire
plus, et je lui avais écrit une lettre en ces termes : « Je tenais à
t’avertir de la naissance de ta petite nièce. Sache que je
comprendrais que tu ne veuilles pas la connaître. »
Mon oncle vivait une période difficile, qui s’était terminée
par un divorce. Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir un
courrier m’informant de sa visite prochaine, ici, au Sénégal !
La magie de Popenguine opéra une fois encore, et mon oncle
revint quelques mois plus tard, muni d’un aller simple. Il
acheta une maison, et épousa lui aussi une jeune femme
sénégalaise.

Ma famille maternelle originaire d’Alsace avait émigré aux


alentours des années 1870, lorsque cette région avait été
annexée par l’empire allemand. Mes aïeux avaient préféré
quitter la France plutôt que de devenir Allemands, et une
partie d’entre eux avait émigré en Nouvelle-Calédonie, tandis
que l’autre partait planter des vignes dans le sol caillouteux de
l’Algérie. Le travail acharné de mon arrière-grand-père et de
ses frères avait tiré de l’ingratitude du sol et de la dureté du
climat de belles grappes de raisin qui fournissaient le vin des
coteaux de Mascara.
Mon arrière-grand-père était un notable et sa famille vivait
confortablement. C’était un travailleur infatigable qui avait le
sens des valeurs morales et le goût du travail bien fait.
L’indépendance rendue à ce pays chassa les descendants de
l’Alsacien Schweitzer en 1964, et ma mère regagna la France
en compagnie de nombreux pieds-noirs, de mon père et moi,
sans un sou en poche.
L’histoire coloniale de la France avait pénétré mes gènes
dès ma conception. Mon père, militaire mobilisé pendant la
guerre d’indépendance de l’Algérie, et ma mère m’avaient en
effet conçue en 1962, année de l’indépendance, et j’avais vu le
jour sur le territoire de l’Algérie libre. Je portais à mon insu le
poids de la colère, de la rancœur, de la tristesse et surtout de
l’immense peine de ma famille, déracinée, expatriée. Les
Schweitzer avaient travaillé dur, bâti des maisons et des
entreprises agricoles honnêtes et prospères, ils avaient vécu,
aimé et ils avaient été ensevelis sous cette terre pour la
féconder de leurs cendres. Leur histoire était aussi la mienne,
j’en étais pétrie jusqu’à la moelle. Petite fille, je les écoutais
me raconter les plages de sable, le soleil, le ciel toujours bleu,
l’insouciance des enfants de toutes les confessions, chrétienne,
musulmane ou juive, courant ensemble dans les rues du
quartier, les olives et les figues, le raisin, les djellabas et les
murs blancs. Ils entretenaient leurs souvenirs pour transmettre
à dessein la vision qui refléterait fidèlement la réalité qu’ils
avaient connue et qu’ils avaient écrite. Je n’ai retenu de leurs
récits que des moments heureux car ils passaient pudiquement
sous silence leurs sentiments. Comme s’ils craignaient d’être
débordés par l’intensité de leurs émotions. Être chassé du pays
qui vous a fait naître, qui vous a fait grandir et que vous aimez
est un traumatisme violent qui condamne au silence.
La sœur et les deux frères avaient vécu très proches les uns
des autres, dans la même maison, puis éparpillés en France,
s’étaient à nouveau retrouvés dans ce petit village de la
brousse africaine.

Je me demandais d’où venait mon intérêt pour l’Afrique et


mon attachement quasi viscéral à ce continent. Les premières
semaines passées à Dakar n’avaient pourtant pas été
encourageantes et j’avais traversé une phase de déception au
village. Les atteintes successives de paludisme me clouaient de
plus en plus souvent sur mon lit et pourtant je n’envisageais
pas de partir : « Fof guene », J’y suis, j’y reste.
Je me souvenais que le feuilleton Daktari, qui relatait les
aventures d’un vétérinaire en brousse, m’avait fortement
impressionnée quand j’étais enfant, à tel point que j’avais
envisagé d’exercer le même métier, mais l’explication me
paraissait incomplète. Peut-être que la force du destin de mon
célèbre aïeul, le docteur Albert Schweitzer, cousin éloigné de
ma grand-mère maternelle, m’avait poussée ici. La puissance
de l’atavisme en quelque sorte. Il avait vécu dans son
dispensaire de brousse au Gabon pendant de longues années et
il avait aimé l’Afrique. Je ne sais pas grand-chose de lui, mais
son ombre plane certainement au-dessus de moi.
A la lumière de tous ces indices, comment pourrais-je
encore croire que j’avais décidé des circonstances de ma vie ?
Les événements arrivaient parce qu’ils devaient arriver.
Cette certitude ne me condamnait ni à l’inaction, ni au
découragement, ni à l’impuissance. Au contraire elle me
permettait d’agir sans crainte, le long d’un parcours balisé, à la
fois actrice et spectatrice du déroulement de mon existence.
11.
Mariama avait deux ans. Comme beaucoup d’enfants de son
âge ici, elle était autonome et dégourdie. Elle fréquentait la
petite école maternelle de la mission catholique. L’école
répondait au nom de « ker Mariama », la maison de Marie.
L’accueil du matin se faisait entre huit heures trente et neuf
heures trente. Cette large plage horaire m’invitait à ne pas
nous presser et Mariama avait tout le loisir de prendre son
temps pour se réveiller, déjeuner et apprendre à s’habiller
seule, entre deux jeux. Prendre notre temps ne signifiait pas le
perdre. Quel privilège incroyable pour elle de pouvoir
accomplir les tâches les plus ordinaires, mais aussi les plus
importantes pour une petite fille qui apprenait « à faire toute
seule », sans être bousculée, ni constamment exhortée à se
dépêcher pour éviter d’être en retard. Que peut bien signifier le
concept de retard pour des enfants de cet âge, eux qui peinent
durant leurs longues années d’apprentissage à intégrer les
notions de temps, de saisons et d’horaires ? Ils sont toujours
tirés vers la minute suivante qui déjà ne suffit plus, empêchés
de goûter tranquillement l’instant présent dont on les arrache
en permanence. A peine démarrent-ils une activité, que l’on
voudrait déjà qu’elle soit acquise, intégrée, pour passer sans
délai à la suivante, dans une frénésie d’apprentissage et
d’accumulation de connaissances et de compétences diverses
et variées, pour en faire le plus tôt possible des adultes
miniatures armés, croit-on, pour affronter la vie.
Les enfants nous surprennent parfois par leur maturité, mais
le temps leur est nécessaire pour se construire et c’est ce dont
ils disposent le moins aujourd’hui.
Notre vrai luxe en Afrique, c’était le temps.

Les enfants de Popenguine se rendaient et repartaient de


l’école seuls ou accompagnés d’un frère ou d’une sœur à peine
plus âgé qu’eux. Je n’étais jamais inquiète tant il est vrai que
Mariama ne risquait pas de se perdre, ni de se faire écraser en
traversant un carrefour, encore moins de rencontrer un pervers
embusqué, un racketteur ou un dealer.
Le matin, elle se mettait en rang avec ses camarades pour
entrer dans sa classe. Elle s’asseyait sur une natte avec les
autres élèves. Sa journée débutait par un compliment à l’égard
de ses parents et de l’école avant d’entonner l’hymne national
sénégalais, en français et en ouolof.
« Bonjour papa, bonjour maman. Je me lave le visage. Je
prends mon petit déjeuner. Merci papa, merci maman. Au
revoir, je vais à l’école. Mon école n’est pas la plus jolie des
écoles, mais c’est la mienne et je l’aime de tout mon cœur »,
reprenaient les petites voix.
Ces phrases toutes simples, répétées chaque matin par les
enfants, mettaient l’accent sur l’essentiel, à savoir le respect à
l’égard des parents qui leur procurent « le pain quotidien », la
politesse, la propreté et la fierté de ce que l’on possède, même
si c’est peu. Elle apprenait aussi des chansons et des histoires
du répertoire classique français qui étaient rythmées par le
tam-tam. D’ailleurs, la trame des contes sénégalais reprend
fréquemment celle des contes des frères Grimm ou ceux de
Perrault, ou peut-être est-ce l’inverse ? Les personnages
varient un peu, mais il est aisé de découvrir sous les traits de
Cumba Amul Ndeye ceux de Cendrillon par exemple.
Les balles étaient faites de chiffons enroulés, les sifflets
étaient des boîtes contenant du sable, et les cerceaux étaient
fabriqués avec des gaines d’électricité orange. L’essentiel était
d’apprendre en s’amusant, même si le matériel pédagogique
classique de base faisait défaut. Il y avait un toboggan et des
balançoires à bascules dans la cour de récréation recouverte de
sable. Ils étaient entièrement métalliques. A partir de dix
heures, les enfants se grillaient les cuisses sur ces jeux
chauffés à blanc par le soleil, mais cela ne les empêchait pas
de jouer. Vers onze heures, on leur servait un verre de lait en
poudre. La classe terminée, les enfants rentraient seuls. C’était
un spectacle étonnant de voir ces petits, leur gourde pendue
autour du cou, tous vêtus de la blouse bleue au liseré blanc
réglementaire, regagner leurs pénates, la mine épanouie, fiers
de leur autonomie. Ils passaient devant les étals des femmes
qui proposaient des tronçons de canne à sucre ou des sachets
de jujubes. Mariama avait une pièce pour acheter ces
gourmandises. Elle était suivie par ses camarades qui savaient
qu’elle partagerait avec eux sa chance d’être toubab. Mariama
n’était pas avare et elle en offrait spontanément.

Le matin quant à moi, j’allais au petit bureau de poste pour


récupérer un éventuel courrier. Bien sûr, il n’y avait pas de
distribution faite par un facteur. Il n’y avait même pas
d’adresse, ni de nom de rues. Il suffit de mentionner le nom de
la personne et celui du village où elle habite pour que le
courrier parvienne au destinataire sans encombre, ou presque.
Ayant payé une contribution aux Postes sénégalaises, j’avais
été gratifiée d’un numéro de boîte postale. J’étais la dix-
septième personne du village à en bénéficier. J’avais ainsi le
privilège de retirer mon courrier quelle que soit l’heure, sans
attendre le retour du préposé parti faire une course à la
boutique ou négocier son mouton de Tabasky, quand il ne
terminait pas l’une des cinq prières de la journée. Le postier
vendait des timbres et il payait aussi en fin de mois les maigres
pensions de retraite des Vieux qui ont travaillé pour la France
aux temps des colonies. Durant trois jours, les Vieux restent
assis sur le sol attendant dans une longue file leur petit pécule.
Il était inutile de demander quoi que ce soit au receveur des
postes durant cette période, il était débordé. Les lettres
attendaient.

La population de Popenguine ne dépasse pas le millier


d’habitants, qui pour la plupart n’utilisent pas les services de la
poste. Quelle ne fut donc pas ma surprise un matin en
découvrant qu’un adjoint responsable du courrier avait pris ses
fonctions aux côtés du receveur principal ! La répartition des
tâches leur laissait largement le temps de vaquer à leurs
occupations personnelles. Ils comblaient les longues heures
d’inactivité en écoutant la radio et en lisant le journal. C’est
ainsi que j’étais informée chaque jour des nouvelles
internationales que Monsieur le receveur principal agrémentait
de ses commentaires. Mon interlocuteur était assez peu
objectif en ce qui concernait la France. Ce pays représentait à
la fois le luxe, la richesse, la facilité, le bonheur de vivre, tout
cela avec une pointe de jalousie mêlée de mépris. C’était aussi
pour lui le pays de la dégradation des mœurs, de l’abandon des
personnes âgées dans les maisons de retraite, de
l’enfermement des fous, de l’attrait et du coût financier
insensés qu’exercent les animaux de compagnie sur leurs
propriétaires (seize millions d’animaux chouchoutés en
France, plus que la population sénégalaise !), et de l’oubli de
Dieu. Ibrahim est un musulman très pratiquant. Il bannit en
vrac les chiens, la contraception, les homosexuels et la
monogamie. J’esquivais prudemment la discussion qui aurait
tenté d’introduire un peu de souplesse dans le rigorisme de son
raisonnement et je poursuivais ma tournée du matin.

Je m’arrêtais à la boutique d’Amy, située sur la place du


village. C’est une pièce de trois mètres sur trois et fermée par
une porte en fer, attenante à la concession où habite la
propriétaire. Le comptoir est en béton, envahi par les sachets
plastique en cours de préparation, le sucre vendu à l’unité, les
bonbons, l’antique balance, l’énorme sac de pain, et les
mouches. Des bouteilles d’huile, des boîtes de conserve et des
produits de droguerie s’entassent sur les étagères. La vétusté
des murs est camouflée avec peine à l’aide de posters
publicitaires vantant les mérites des boissons gazeuses et
l’utilisation du dernier produit miracle pour défriser les
cheveux.
Les jeunes gens photographiés sont beaux et souriants, et ils
sont tous « teint clair » comme on le dit ici, c’est-à-dire proche
de celui des métis, les cheveux raides et les traits assez peu
négroïdes. Tout est mis en œuvre pour uniformiser les goûts et
gommer les différences physiques des consommateurs.
Dans l’angle, il y a un congélateur qui maintient les
bouteilles de soda au frais, qui fabrique tant bien que mal des
sachets de glace, et qui permet de conserver le beurre. Les
boissons n’ont pas le temps de se congeler, ni les glaçons de se
former, car l’appareil peine à glacer les quantités énormes dont
il est en permanence rempli. Il est habituel de placer un petit
ventilateur près du moteur pour éviter qu’il ne soit en
surchauffe permanente. L’utilisation des articles ménagers, les
« venant de France », ne respecte bien évidemment pas les
consignes d’utilisation et les conseils d’entretien. Le
congélateur est poussé jusqu’à ce qu’il explose, et le frigoriste,
c’est-à-dire la personne qui remet du gaz dans les circuits, fait
d’excellentes affaires. Car, bien sûr, un appareil ménager qui
tombe en panne est réparé aussi souvent que cela est possible,
quel que soit le moyen utilisé pour le faire fonctionner, quitte à
emprunter à un autre appareil des pièces de rechange
approximatives, que les bricoleurs de génie adaptent plus ou
moins bien. L’essentiel est que l’appareil soit utilisable.
Les mécaniciens, tout comme les réparateurs de frigos, ont
un talent extraordinaire pour trouver des solutions de
réparation invraisemblables. C’est ainsi que j’ai emprunté une
voiture que son propriétaire avait aménagée pour qu’elle
fonctionne au gaz en cas de panne d’essence. Les bouteilles de
Butagaz étaient logées dans le coffre, en pleine chaleur, et un
commutateur fixé sur le tableau de bord permettait
d’enclencher l’un ou l’autre mode de propulsion. Je crois que
cet homme n’avait pas conscience du danger qu’il courait. Pas
plus que le chauffeur qui faisait la navette entre Popenguine et
le village de Sindia et qui avait inventé un mélange à base de
lessive pour suppléer au manque de liquide de freins et
permettre le cas échéant de gagner la station-service la plus
proche. Une autre fois, j’ai vu un chauffeur réparer en un
temps record la suspension de son car dit rapide en attachant
les lames de suspension entre elles avec des lanières de
caoutchouc qu’il avait découpées dans le pneu de secours.
Certes, les solutions employées ne respectent pas les règles
élémentaires de sécurité, mais la nécessité fait loi et les
accidents sont finalement assez rares au regard du nombre de
décès sur les routes modernes et sécurisées de France.

La vente de sachets de glace est une source non négligeable


de revenus. Les femmes en ont même fait une activité
commerciale spécifique. Elles mélangent de l’eau avec du
bissap ou du bouy, le fruit du baobab, qu’elles congèlent dans
de petits sachets, puis elles vendent leurs glaces, conservées
dans une glacière, en circulant dans le village ou sur la plage.
Je ne suis pas persuadée que la chaîne du froid ne soit jamais
rompue, mais l’engouement pour les produits glacés est
irrésistible. Il est pourtant bien connu dans les pays chauds
qu’il est préférable de consommer des boissons chaudes pour
se rafraîchir. Mais le pays reçoit des bateaux dont les soutes
sont bourrées de réfrigérateurs et de congélateurs qu’il faut
bien écouler.

Le sol irrégulier de la boutique d’Amy est jonché de sacs de


riz empilés les uns sur les autres qui servent de sièges aux
clients qui attendent leur tour. Ils sont les bienvenus car
l’attente est souvent longue. Les femmes échangent toutes
sortes de bavardages avant de demander ce dont elles ont
besoin. Amy, pour éviter les vols, ne stocke pas toute sa
marchandise dans sa boutique, et elle fait d’incessantes allées
et venues dans l’arrière-boutique, ce qui contribue à ralentir
encore le rythme. Pour terminer, si vous avez la malchance de
faire vos achats à l’heure du petit déjeuner - comprise entre
sept heures et onze heures ! -, il faudra patienter le temps que
la marchande confectionne au fur et à mesure les sandwichs
que les clients lui réclament. En effet, elle les prépare à la
demande, c’est-à-dire en fonction du budget du client : pour
vingt CFA de pain avec cinq CFA de chocolat à tartiner et dix
CFA de beurre. Ou encore cinquante CFA de pain, c’est-à-dire
la moitié d’une baguette, avec vingt-cinq CFA de mayonnaise
mélangée à du poisson écrasé, soit deux cuillères à café de la
mixture. Les discussions ne manquent pas sur l’évaluation au
jugé des quantités : le client en demande toujours un peu plus,
quand la marchande chipote sur l’excédent de la cuillère.
Il en va de même pour la pesée sur la balance dont le fléau
déraille, ce qui est source de disputes banales qui retardent
encore le tour de passage. Il m’est arrivé bien des fois de
renoncer temporairement à mes achats, et de poursuivre mon
chemin, ou de me mêler à la conversation avec Aram, qui,
installée devant la boutique, commençait à préparer les
sandwichs destinés à la vente du soir.

Elle devait s’y prendre à l’avance : elle faisait mijoter


longuement un mélange de viande hachée, de sauce tomate et
d’oignons, base dont elle fourrait un morceau de pain. Elle
coupait des pommes de terre en allumettes extrêmement
petites qu’elle faisait frire et dont elle garnissait le sandwich.
Pour tirer le maximum de profit d’une pomme de terre ou d’un
oignon, elle les tranchait finement et elle hachait
minutieusement les feuilles de salade qui agrémentaient les
sandwichs. C’était une source de moqueries habituelles et je la
taquinais en l’exhortant à les faire encore plus fines et plus
menues, si cela était encore possible. Elle réussissait le tour de
génie de confectionner des sandwichs appétissants qui
débordaient a priori de garniture, grâce à sa technique du «
coupé menu-menu » qui donnait l’apparence de volume. Bien
sûr, pour cela elle maniait le couteau toute la matinée.
J’attendais mon tour en sa compagnie et je m’informais
simultanément des dernières nouvelles du village.
Deux bancs disposés devant la boutique accueillaient
toujours les mêmes personnes qui complétaient les
informations officielles de leurs commentaires. Sachant
qu’elles voyaient défiler la moitié du village dans la journée, je
les chargeais de transmettre à telle ou telle autre un éventuel
message.
Je faisais ensuite une halte à la pharmacie du village. Il est
inutile de chercher la croix verte clignotante, l’inscription «
pharmacie » est peinte sur le mur. Il y avait toujours un
attroupement devant l’entrée, et je serrais chaque main au
passage. Ne cherchez pas non plus le pharmacien en blouse
blanche. Faye vous accueillait en short et en tongs derrière son
comptoir en bois. Il a suivi sept années d’études de pharmacie
à Dakar, couronnées d’une thèse d’Etat. Il est à la fois
pharmacien et collaborateur du médecin pour les cas bénins. Il
est aussi infirmier, puisqu’il fait gratuitement les injections et
les vaccins. Lorsque les malades lui apportent leur
ordonnance, ils s’enquièrent en tout premier lieu du prix des
médicaments. En fonction de l’argent qu’il leur reste dans les
mains ce jour-là, ils achètent tout, ou une partie de la
prescription. Faye n’hésite pas à faire crédit. La liste des
débiteurs est longue sur son cahier. Certains remboursent par
paiements échelonnés, d’autres traînent des crédits depuis des
mois. Il a ouvert un télécentre, jouxtant la pharmacie, où les
Popenguinois peuvent passer et recevoir des appels
téléphoniques. Je ne sais pas laquelle des deux activités est la
plus rentable ! En tous les cas, le football est son vrai plaisir. Il
suit de très près les championnats internationaux, celui de la
France en particulier. Si vous ne le trouvez pas derrière son
comptoir, ou en train de faire sa prière, c’est qu’il est rivé
devant le téléviseur. Il est équipé d’une antenne parabolique
qui capte toutes les chaînes du sport et la télévision fonctionne
sans discontinuer. Il partage sa passion avec beaucoup d’autres
personnes qui envahissent la pièce attenante à la pharmacie et
squattent l’écran. Les discussions vont bon train quand ils
cochent les cases du loto sportif français auquel ils participent,
tentant de gagner le gros lot.

Faye payait sa passion de sa personne puisqu’il faisait partie


de l’équipe des vétérans de Popenguine. Le spectacle était
garanti durant les parties de football. Le terrain, à peu près
plat, et je suppose aux dimensions réglementaires, est délimité
par une série de parpaings. Le revêtement est en latérite,
parsemé de petits cailloux pointus et coupants. Les cages de
but, sans filet, s’ouvrent sur la brousse et les baobabs. Le cadre
est superbe.
Les spectateurs s’agglutinent sur toute la longueur du
terrain, assis par terre. D’autres, prévoyants, amènent des
bancs qui croulent sous les grappes humaines amoncelées. Le
match débute sous la houlette d’un arbitre sans sifflet qui doit
hurler ses interventions du début à la fin du match. Les
équipes ne portent pas de dossards, ni de maillots distinctifs.
L’équipe des tee-shirts joue contre celle des torses nus. Parfois
les tee-shirts jouent contre les tee-shirts. Je ne sais pas
comment ils retrouvent leurs partenaires dans ce méli-mélo.
Des joueurs portent des chaussures en plastique quand d’autres
jouent pieds nus. La chaussure à crampons est rarissime. C’est
un luxe inouï.
La partie qui s’engageait était animée. La température
ambiante y contribuait amplement. Selon l’avis des
spécialistes, la technique footballistique des Sénégalais est
excellente. D’ailleurs, des vedettes du pays jouent dans les
plus grands clubs européens. La dernière coupe du monde, qui
a porté l’équipe sénégalaise en demi-finale, a élevé les joueurs
au rang de héros dignes des plus grandes épopées contées par
les griots. L’agitation gagna les tribunes. L’arbitre n’était pas
impartial, semblait-il. Peut-être que ses consignes n’étaient pas
entendues avec tout ce vacarme ? Les spectateurs hurlaient
leurs avis sur la tactique à suivre, et les joueurs criaient contre
un partenaire maladroit. Le ballon avait atterri dans le public et
il ne réapparaissait pas. C’était ennuyeux pour la suite du
match car il n’y en avait qu’un. Une dispute éclata à l’autre
bout du terrain entre des supporters popenguinois et d’autres
supporters popenguinois qui avaient confisqué le ballon. Le
ton monta et même les plus placides prirent des airs offusqués.
Ils ponctuaient leurs dires d’interjections bruyantes me faisant
penser à celles des singes qui se chamaillent dans les arbres. Je
m’en amusais auprès de Tamsir qui d’ordinaire était d’un
calme olympien. Il s’était lui aussi mêlé au tohu-bohu,
moulinant de grands gestes avec les bras et prenant à partie
son camarade de coudée. Il prononçait les mêmes sons
gutturaux. Le terrain était envahi d’énergumènes vociférants.
Les joueurs s’étaient promptement repliés. La véhémence était
réelle, mais elle semblait contenue, comme si elle faisait partie
intégrante du jeu. Elle ne dégénérait pas en pugilat agressif et
vengeur. En quelques secondes, le soufflé retomba comme par
enchantement. Le calme revint, et chacun regagna sa place.
Après l’explosion de mécontentement qui avait agi comme
une soupape de sécurité, le jeu redémarra. Il serait encore
interrompu une fois au moins. Sans cela, la manifestation
sportive n’aurait pas été complète.

Le football est un sain exutoire. De même que la lutte


sénégalaise qui est un divertissement sportif typique du pays
ressemblant à la lutte gréco-romaine. Il est très apprécié des
hommes et des femmes. Le championnat national met en
lumière des vedettes qui sont de véritables étoiles, presque des
demi-dieux. La lutte peut être un tremplin pour sortir de la
pauvreté.

Les deux lutteurs s’affrontent au corps à corps dans une


arène de sable. Le but est de déstabiliser l’adversaire en
l’empoignant par la culotte et de lui faire toucher terre avec les
deux épaules. Les colosses combattent quelques minutes à
peine. Ils doivent être stables et solides, et aussi souples et vifs
comme l’éclair pour déplacer des masses musculaires
impressionnantes. Mais le véritable spectacle a lieu avant et
après le combat. Pour parvenir à de telles performances
physiques et techniques, il faut l’appui des esprits protecteurs
de l’Autre Moitié du Monde. L’athlète consulte son marabout
attitré pour se concilier les forces occultes qui l’aideront à
triompher. Tandis qu’un combat se déroule, les lutteurs
tournent autour de l’arène, parfois durant une heure, au rythme
particulier de leurs tam-tams. Ils murmurent sans arrêt des
paroles secrètes et s’aspergent de temps à autre avec de l’eau
consacrée. Ils sont couverts d’amulettes. Leur pouvoir de
concentration atteint son maximum. Ils arrêtent leur ronde
lancinante de temps à autre pour tracer des signes magiques
sur le sol de l’arène. Les futurs adversaires s’évitent. S’ils se
croisent par mégarde, leurs regards en disent long sur leurs
intentions réciproques. Ils sont terrifiants, à la limite de la
transe. Au moment de pénétrer sur le sable, un lutteur passe
sous les cordes pour ne pas emprunter l’entrée de l’arène. Il est
persuadé qu’elle est maraboutée par son adversaire. Enfin les
deux lutteurs sont face à face, quasiment nus. Ils s’aspergent
de sable à la manière des éléphants qui balancent leur trompe
pour projeter la poussière sur leur corps. Le mouvement est
lent, répétitif, cadencé. La fixité de leurs yeux
m’impressionne. Dans quel monde sont-ils en ce moment ?
L’énergie est accumulée dans chaque centimètre carré de leurs
corps, dans chaque muscle souple et tendu à la fois, prête à
être libérée. L’air s’immobilise, pesant. Les souffles sont
suspendus dans une étrange attente. Ce n’est pas un combat
qui se déroule sous mes yeux, mais un rituel d’un autre âge. Et
soudain, en une seconde, l’un des hommes s’agrippe à son
adversaire, rompant le sortilège. Il pèse de tout son poids et le
projette au sol. Il l’immobilise. Le combat est terminé. Les
tam-tams reprennent de plus belle et tout le monde respire. Le
vainqueur fait le tour de l’arène, sans ostentation. Il a gagné,
mais est-ce bien lui qui a gagné ? Il n’est pas triomphant, mais
plutôt soulagé, comme s’il avait rempli une mission. Il
retrouve immédiatement son marabout pour les dernières
obligations rituelles. Les supporters dans l’arène se livrent à
une démonstration de danse exultante, libérant toute la tension
contenue. Les décibels sont à leur comble. Je suis étourdie,
fascinée par le spectacle. Les filles hurlent le prénom du
vainqueur et elles s’agitent frénétiquement pour attirer son
attention. Il faut bien avouer que la plastique de ces athlètes ne
peut laisser insensible !
Le calme revient sur la place du village. L’arène est
démontée. Le sable apporté spécialement de la plage se
disséminera au fil des jours.
12.
L’océan et l’eau salée ont de nombreuses vertus. En diverses
occasions, il m’a été conseillé de m’y tremper pour soigner un
rhume, une plaie, ou me remettre d’une crise de paludisme.
A Popenguine, les moutons, les chevaux, les chiens
prennent régulièrement un bain de mer pour être déparasités.
Ils sont d’abord étrillés avec du sable, puis rincés de gré ou de
force par les vagues. Les spectacles sont cocasses. Des gosses
sont aux prises avec les moutons récalcitrants, nullement
disposés à être salés avant cuisson. Ils les attrapent par une
patte ou par la queue et les enfants se retrouvent traînés dans le
sable plus qu’ils ne traînent les bêtes. Les plus malins d’entre
eux parviennent à amener un jeune agneau dans l’eau dont les
cris de détresse attirent la mère peu consentante. Il s’élève
régulièrement de la plage un concert de bêlements
réprobateurs. Les vagues font également office de jacuzzi. Les
hommes viennent s’y détendre après le travail. Ils se frottent
tout le corps, dents comprises, avec du sable, puis ils se rincent
dans la mer.

Malheureusement, le rivage sert aussi de dépotoir. Le


village de Popenguine est à peu près épargné car il est situé au-
dessus de la falaise. Ce n’est pas le cas des villages voisins
bâtis directement sur la plage. Les marées emportent tout ce
qu’ils laissent traîner, puis ramènent du sable qui recouvre
tout, et qui donne l’illusion que le problème a disparu. Les
animaux se chargent des résidus organiques, du papier et du
carton qu’affectionnent les chèvres affamées par le manque de
pâturages. Le métal est recyclé la plupart du temps, mais les
animaux ne digèrent pas le plastique. Il y a peu de temps
encore, les femmes emportaient des récipients pour aller faire
leurs achats. Désormais, le sachet plastique est omniprésent. Il
est utilisé pour emballer une poignée de cacahuètes ou trois
grains de poivre, de l’huile, du sucre, de la farine, du lait, du
sel, de la moutarde, du café, de l’eau, des fruits, des tongs, du
tissu, bref absolument tout. Tout est détaillé, puisqu’il est rare
que la ménagère achète un conditionnement complet. Les
boutiquiers passent leurs journées à remplir de minuscules
sachets à la cuillère. Ils font cent dosettes de café soluble, une
dose pour la tasse du petit déjeuner, avec un pot de café. Les
tailles de sachets sont en fonction du contenu, et bien sûr le
contenant est jeté par terre. Le passage des hommes et des
animaux entraîne le tout un peu plus loin. Ni vu, ni connu, plus
vu, donc plus su. Le vent emporte les sacs qui viennent
s’accrocher aux griffes des épineux qui les retiennent telles des
oriflammes.

L’écologie n’est pas une préoccupation majeure au village,


et à l’incurie villageoise s’ajoute celle des experts étrangers.
Il y a une réserve dite naturelle au bout de la plage de
Cupam, dont les projets de développement sont soutenus par la
fondation Ushuaïa de Nicolas Hulot. Le nom pompeux de
réserve et le tapage médiatique fait autour d’elle cachent la
triste réalité. La couverture végétale s’appauvrit d’année en
année et les clôtures ceignent une terre nue. C’est une réserve
de cailloux où se débattent quelques oiseaux venus là par
hasard, quelques chacals apeurés, quelques singes égarés et
parfois quelques chèvres… d’un troupeau. Car il n’y a plus de
chèvres sauvages dans la réserve. Il y a quarante ans, c’était le
terrain de chasse de Tamsir et de ses camarades. L’expédition
se dotait d’un chef, un gamin de dix ou douze ans, le plus
valeureux et surtout le plus rapide à la course. La bande de
gamins courait pieds nus dans les broussailles épineuses pour
isoler une bête du troupeau. Ensuite ils immobilisaient
l’animal soit en lui sautant dessus, manœuvre risquée et
aléatoire, soit en lui cassant une patte avec un bâton. Puis ils
l’égorgeaient, la dépeçaient et la préparaient pour la savourer.
La viande était rôtie à même la flamme qui carbonisait la chair
plus qu’elle ne la cuisait. Qu’importe ! Le festin était royal.
Il y avait une rivière qui en période des pluies d’hivernage
rejoignait l’océan. Leurs eaux se mêlaient, et les grandes
marées avaient creusé une embouchure. La rivière charriait de
la boue riche en matières organiques végétales et animales qui
faisaient le festin des crevettes, des soles et d’autres poissons
d’hivernage qui venaient s’y nourrir. Après l’hivernage, cette
zone devenait un petit marais salant où les femmes récoltaient
le sel. Et puis, les Etats-Unis ont eu l’idée de financer une
digue de plusieurs millions de CFA pour retenir l’océan et
faire barrage à cette rivière. Le but était d’accumuler les eaux
des pluies de l’hivernage qui alimenteraient toute l’année un
site où les animaux de la réserve viendraient s’abreuver. Mais
la nature ne se laisse pas facilement dompter. La grande mare
est sèche huit mois sur douze, les crevettes et les soles ont
déserté Popenguine et les femmes achètent leur sel dans les
boutiques. Les Vieux avaient pourtant mis en garde les experts
en leur démontrant que ce projet n’était pas judicieux. Ils
connaissaient le coin mieux que quiconque. Le jour de
l’inauguration en présence de l’ambassadeur des Etats-Unis,
une des grosses conduites de béton qui traverse la digue s’est
effondrée sous l’effet des rouleaux engendrés par une marée
plus violente que de coutume. Il a fallu la couvrir de sable à la
hâte pour camoufler l’incident.
Notre maison adossée à la falaise est située sur le plus bel
emplacement de la plage. Sa configuration se prête à
l’imprévisible puisqu’elle est largement ouverte des deux
côtés. En venant du village, on bute sur nos escaliers et l’on
traverse la grande terrasse couverte pour accéder à la plage à
l’autre bout. Le passage est privatif mais bon… Il y a
beaucoup d’allées et venues. Mes journées étaient
entrecoupées de rencontres qui, hachaient le rythme de mes
activités, les repoussant à plus tard, modifiant l’organisation
de mon planning, sans que j’y trouve à redire.
Où était donc passée la frénésie d’impératifs
incontournables ? Je remettais à demain ce que j’étais censée
faire le jour même, sans que cela entraîne de conséquences
dramatiques. J’étais naguère pénétrée du sentiment de
l’urgence et je faisais désormais des coupes franches dans mon
agitation sans ébranler l’équilibre de mes journées. Est-ce que
tout ce qui me semblait obligatoire était vraiment utile ?
J’avais remis de l’ordre dans mes priorités. La femme
hyperactive qui ne se sentait exister qu’au travers de la
frénésie de ses multiples réalisations avait laissé place à une
femme sereine qui faisait, dans la mesure de son possible, ce
qu’il lui était demandé dans l’instant, ni plus, ni moins.

Dès huit heures, les talibés, les enfants voués à


l’apprentissage du Coran, venaient quêter les restes de
nourriture. Au début, j’étais réticente à donner. Je pensais
mettre le doigt dans un engrenage qui ferait de notre maison la
cible de tous les mendiants des environs. Je n’avais pas la
vocation de Mère Teresa. Je ne voulais pas non plus cautionner
la mendicité et encore moins la politique de la main si
aisément tendue vers le toubab. Enfin, je ne suis pas
musulmane. Mais au fil des mois mon attitude changea.

Un jour de promenade, j’avais aperçu un panneau indiquant


« vente de fromages ». Alléchée par cette heureuse
perspective, j’avais fait la connaissance de Khaliss. Son
prénom signifie argent. Elle est vendeuse de fromages de
chèvre qu’elle a appris à fabriquer avec un toubab reparti
depuis dans son Ardèche natale. Elle a continué l’activité qu’il
avait mise en place. Ses fromages sont succulents. Je lui avais
proposé de venir les vendre à Popenguine une fois par semaine
puisqu’il y avait des toubabs installés ainsi que des touristes de
passage qui seraient certainement amateurs. Elle venait chaque
dimanche et pour cela elle prenait plusieurs transports en
commun jusqu’à Sindia en portant sa glacière sur la tête. Elle
s’arrêtait au marché de N’Guekokh pour acheter les
ingrédients nécessaires à la préparation du lakh tiaran. C’est
une recette ancienne de bouillie de mil et d’arachides qui n’est
quasiment plus cuisinée aujourd’hui mais que Tamsir
affectionne. A chaque visite, elle nous offrait de quoi le
préparer. Lors de la discussion de présentation, Tamsir et elle
s’étaient découvert un aïeul commun. Le père de Khaliss est le
cousin de la grand-mère paternelle de Tamsir. Autant dire
qu’ils sont frère et sœur.

Elle restait toute la journée au village en faisant le tour des


cabanons toubabs et des touristes attablés au restaurant qui
avait ouvert ses portes récemment. Après avoir vendu une
quarantaine de fromages, elle venait s’installer sur notre
terrasse afin que je l’aide à compter la recette. Elle grignotait
les restes de notre repas de midi. Elle taquinait « sa » fille
Mariama à qui elle ne manquait jamais d’offrir un fromage ou
une babiole glanée lors de ses pérégrinations. Puis, elle
regagnait l’emplacement de départ de la rocambolesque
camionnette Peugeot qui devait la ramener à Sindia.

Outre son activité fromagère, Khaliss exerçait ses talents


divinatoires à l’aide de cauris. Ce sont des coquillages de
couleur blanche utilisés pour lire les oracles. Ils ornent
fréquemment les souvenirs vendus aux touristes. Les cauris
étaient une monnaie d’échange qui attestent du métissage des
populations avec les Gewals, famille malienne de haute lignée
venue conquérir la Sénégambie.
Un dimanche, nous nous installâmes, Khaliss et moi, dans
une pièce à l’écart des regards indiscrets. Elle prit les
coquillages dans sa main et murmura des paroles inaudibles.
Puis elle me les tendit. Je portai les cauris à ma bouche pour
leur poser la question qui me préoccupait. Je les ai lancés sur
le sol. Elle donna une première interprétation assez générale,
puis les saisit à nouveau et les lança plusieurs fois. La position
des cauris détermine une prévision pour l’avenir ou le constat
d’un fait déjà passé qui éclairera le futur. Au milieu de toutes
les informations qu’elle me livra, elle lâcha :
« Un talibé doit passer, donne-lui une bougie ou du savon. »
C’était un point de départ pour repenser ma position sur ce
sujet, bien que, par nature, je n’accorde guère de valeur aux
prédictions.
Deux jours plus tard en effet, un de ces gamins se présenta
et, spontanément, je suis allée chercher un morceau de pain et
une poignée de riz qui venait s’ajouter à celles déjà offertes
depuis le matin. Je rompais là brutalement avec ma
détermination à ne pas favoriser la mendicité. Ce talibé revint
chaque matin, silencieux, au bas des escaliers, et chaque
matin, j’allégeais un peu mon cœur de sa mesquinerie et de sa
petitesse. J’éprouvais un soulagement démesuré au regard de
l’action que j’accomplissais parce que j’acceptais de ne plus
me protéger, ni de la souffrance des autres, ni de la mienne.
J’étais enfin capable de générosité désintéressée. Donner
devenait un acte naturel, faisant partie de moi, comme une
évidence que j’avais trop longtemps oubliée. Un jour, j’ai osé
lui demander son prénom, brisant le lien silencieux qui s’était
établi entre nous. Je le fis répéter plusieurs fois, tant il parlait
doucement, la tête baissée. Ses yeux étaient magnifiques et son
sourire étincelant. Il s’appelait Bassirou. Il venait de
N’Guekokh, la petite ville située à une vingtaine de kilomètres
de là. Il faisait chaque jour le chemin à pied. Un matin, je le
guettais et il ne vint pas. Ni les jours suivants.

Une semaine passa et un groupe de trois enfants se présenta.


Mariama m’informa de leur arrivée :
« Maman ! maman ! Il y a des talibés qui sont là. Donne-
moi pour leur donner dans leur boîte. »
Elle distribua consciencieusement une poignée de riz à
chaque enfant, puis elle me demanda :
« Tu as des bonbons maman ?
— Non. J’en achèterai demain à la boutique d’Amy. Tiens,
va leur porter des cacahuètes sucrées. »
La venue quotidienne de ces enfants lui enseignait, mieux
que des mots, qu’il est important de ne pas gaspiller la
nourriture et de la partager. Je mettais un point d’honneur à
varier mon offrande sous forme de sucreries ou de gâteaux, en
souvenir du beau visage de Bassirou. Cet enfant a plus fait
pour moi que je n’ai fait pour lui. Je ne sais pas ce qu’il est
advenu de ce jeune garçon et cela ne me préoccupe pas, car je
sais que chacun suit sa destinée et que je n’ai aucun pouvoir
dans cet ordonnancement. Mon seul pouvoir est celui de
répondre de la manière la plus juste possible à ce qui m’est
demandé dans l’instant et de tenir mon rôle en fonction des
circonstances, pas au-delà. Cette brève rencontre annoncée
m’a enseigné l’humilité.

J’avais perdu peu à peu mon habitude névrotique de stocker


en surnombre les provisions et je préparais les repas avec ce
qui était disponible au jour le jour. Si Tamsir n’apportait pas
de poissons ou si les marchandes de légumes ne se
présentaient pas, j’improvisais ou nous nous invitions dans une
autre concession. Sinon, dans le milieu de la matinée, je faisais
mon marché à domicile. Les marchandes ambulantes passaient
me proposer des fruits et des légumes avec leur bassine sur la
tête. Nous nous installions sur le sol pour choisir la
marchandise et faire un brin de causette moitié en français,
moitié en ouolof. La barrière de la langue ne nous empêchait
pas de discuter. La pesée se faisait au jugé. Nous soupesions,
chacune notre tour, un quart de chou pour évaluer son poids et
tomber d’accord sur un prix. La femme alignait quelques
carottes par terre pour en estimer le prix au kilo. Je
marchandais le prix d’une salade accompagnée de sa botte
d’oignons frais. Nous additionnions les achats chacune de
notre côté pour vérifier l’exactitude de nos calculs. Je lui
offrais un verre d’eau et elle me tendait une banane pour
Mariama. Je protestais. Elle insistait :
« Mariama, c’est aussi ma fille. »
Mariama s’en donnait à cœur joie. Tata lui permettait de
toucher à tout, attentive et bienveillante. Elle s’amusait de voir
notre fille faire le marché elle aussi. Elle la taquinait et entrait
dans son jeu, patiente.
Mariama était entourée de « tatas ». Toutes les femmes
qu’elles croisaient étaient des tatas en vérité. Elles étaient
toutes susceptibles de s’occuper d’elle, de la choyer et de la
réprimander le cas échéant. Mariama ne manquait pas de bras
chaleureux, ni de sourires attendris, ni de regards complices, ni
de cœurs aimants.
Elle se réjouissait de voir arriver un peu plus tard la
vendeuse de poissons qui savait pertinemment que je ne lui
achèterais pas de marchandise. Mam Seynabou passait
néanmoins pour nous saluer et s’arrêtait boire un verre d’eau
fraîche. Et puis sait-on jamais si Tamsir était rentré bredouille
?
Aux alentours de seize heures je voyais arriver Salimata,
mon amie vendeuse de cacahuètes et de nougats. Elle charge
son seau sur la tête et elle arpente la plage écrasée de soleil
pour proposer ces friandises aux touristes de passage.

Il y a de plus en plus de cabanons sur le littoral qui ont été


construits par des toubabs. Les permis de construire ne sont
pas obligatoires pour le moment et il n’y a pour l’heure aucun
contrôle architectural ou d’urbanisme. Il suffit d’acheter un
bout de terrain pour bâtir un peu tout et n’importe quoi. Les
toubabs ne respectent ni l’habitat traditionnel, ni le paysage, et
encore moins la sensibilité des Popenguinois. Pour un prix
dérisoire, compte tenu du prix de la main-d’œuvre ici, c’est-à-
dire à peine le prix d’un studio en France, ils font construire
des maisons luxueuses à étages avec des terrasses imposantes
qui dénaturent l’environnement et masquent sans vergogne la
visibilité de celles des voisins.
Que pensent les habitants du village de cette nouvelle
débauche d’opulence ? Ils en tirent profit bien sûr, car cela
procure du travail à court terme. Mais quelles en seront les
conséquences ? Car bien sûr, les comportements de la plupart
des toubabs vivant au village n’ont pas évolué d’un iota depuis
l’indépendance. Ils traitent avec condescendance les personnes
qu’ils rencontrent, toujours enclins à leur démontrer le bien-
fondé et la supériorité de la culture occidentale, comparant ce
qui ne peut pas l’être, critiquant ouvertement la mentalité
africaine puis pour conclure, ils se drapent dans leur dignité en
fréquentant exclusivement les autres toubabs avec lesquels ils
ressassent, autour de l’apéro ou du thé, leurs doléances à
l’égard des « Noirs ».
Entendre les toubabs appeler toutes les femmes qui
travaillent pour eux Fatou, prénom sénégalais devenu un terme
générique pour qualifier les aides ménagères, en les
débaptisant, m’était devenu insupportable.
Passé les premières semaines de curiosité amusée et de
repérage utile, ils limitent les occasions de côtoyer la
population locale aux seules nécessités matérielles de survie et
aux besoins parfois douteux de contacts plus charnels.
Salimata poursuit imperturbablement ses visites auprès de
cette clientèle potentielle, chaque jour, à l’heure du goûter.
Outre les sucreries, elle revend des agrumes qu’elle se procure
au verger des sœurs catholiques. Lorsqu’elle a gagné de
l’argent, elle l’investit dans des bijoux en coquillages, des
vêtements, des souvenirs qu’elle propose aux touristes. Ce
commerce ambulant ne lui permet pas de s’enrichir, seulement
de manger. Salimata offre à tout moment un sourire éclatant.
C’est son meilleur argument de vente. Quelles que soient les
circonstances de son existence, elle fait confiance à la divine
Providence.

Je passais une grande partie du temps sur la terrasse qui


servait de salle à manger et de salon. C’était une sorte de poste
de vigie. Au petit matin, nous admirions le lever du soleil et
les nuées d’oiseaux qui partaient pour le port de Rufisque à la
recherche de leur pitance. Ils nous survolaient rassemblés en
un grand V, à intervalles réguliers. Un jeu ancien des enfants
consiste à les compter sans se tromper, le plus vite possible. Je
regardais les premières pirogues s’enfoncer dans l’eau,
auréolées de brume légère. Quelques hommes passaient devant
la maison pour se rendre dans les rochers. Ils y allaient par
paire pour soulager leurs intestins. Cette habitude prise depuis
l’enfance de déféquer à plusieurs reflète cette volonté de
partager les actes les plus intimes.
Cette plage était un lieu fréquenté, c’était une vraie fenêtre
sur la vie des autres.
Une fin d’après-midi, une dame me demanda si elle pouvait
poursuivre sa promenade dans les rochers. Je lui expliquai
qu’elle serait bientôt contrainte de rebrousser chemin car la
zone protégée et surveillée de la résidence présidentielle
débutait à quelques mètres de là. Je lui proposai de me
rejoindre et je lui offris le traditionnel verre d’eau. C’était une
sœur polonaise prenant quelque repos sur la côte. Elle
s’occupait d’un petit dispensaire pédiatrique, sans moyens,
dans le sud-est du pays, au fin fond de la brousse. Elle avait
été l’élève en catéchisme du futur pape Jean-Paul II. Elle me
raconta les enfants moribonds pesant à peine quelques kilos
qu’elle tenait dans ses bras, impuissante à les soulager car elle
manquait du minimum rudimentaire. Elle les accompagnait
avec amour, c’est tout ce qu’elle pouvait faire. Son
dévouement ne sera certainement jamais connu du grand
public. Elle restera dans l’ombre et poursuivra sa mission avec
détermination et acharnement pour sauver des vies en devenir,
oubliée de tous, loin du tapage médiatique.

Il m’arrivait parfois de prévenir les toubabs, qui se


promenaient au bord de l’eau, de l’arnaque qui les attendait au
bout de la plage. Le garde de la réserve de cailloux les guettait
avec ses jumelles. Dès qu’ils atteignaient le panneau
annonçant la réserve, il les abordait avec un antique carnet à
souches pour leur faire payer un droit de passage qu’il avait
décrété de sa propre initiative. J’ai longtemps débattu avec ma
conscience sur l’intérêt de mon honnêteté. D’un certain point
de vue, je rendais service aux toubabs, mais je lésais le garde
qui perçoit un modeste salaire. De la même façon, tandis que
je faisais mes achats dans les boutiques en m’exprimant en
ouolof, les touristes me demandaient le prix de telle ou telle
chose. J’hésitais à répondre, car je n’avais pas le courage de
couper l’herbe sous le pied du vendeur qui annonçait un tarif
supérieur à celui que je payais moi-même. J’étais souvent
confrontée à ce dilemme. Au bout de mes tergiversations, j’ai
décidé de laisser faire et de me taire.
Je croisais fréquemment des jeunes gens qui arpentaient la
plage à la recherche d’un hébergement et qui s’arrêtaient pour
me demander des renseignements. Je faisais office de guide.
Ils me racontaient qu’ils avaient tenté de passer la frontière
mauritanienne avec leur véhicule « venant de France » pour le
revendre sur place et se payer des vacances avec l’argent
gagné. Mais la combine était visiblement devenue alléchante
pour tout le monde. On risque de perdre son véhicule lors de la
traversée de la Mauritanie, car les guides maures entraînent
volontairement leur équipée sur la plage à marée montante. Ils
emprisonnent les véhicules en les ensablant, puis demandent
une somme exorbitante pour les dégager en les treuillant grâce
au véhicule tout-terrain d’un compère caché plus loin. Ensuite,
ce sont les douaniers qui refusent l’entrée légale au Sénégal et
qui sont habilités à retenir la voiture ad vitam aeternam. La
seule solution est de négocier leur compréhension et leur bon
vouloir, le porte-monnaie à la main. Enfin, quand les
aventuriers ont déjoué tous les pièges, ils doivent régulariser
chèrement la carte grise, ce qui rend dissuasif le prix de vente
qu’ils peuvent proposer pour récupérer leur mise. Le bon
temps de l’aventure est fini, même s’il reste quelques routards
chevronnés pour la tenter avec succès, s’exposant toutefois à
de nombreuses péripéties. Nous en avons hébergé un bon
nombre, déroutés. Nous les attirions comme la misère sur le
pauvre monde. Ils échouaient en général sur la plage connue
de N’Gor à Dakar. Ils rencontraient obligatoirement Adama ou
Cheikh, deux de nos amis, figures emblématiques du coin.
L’un est fabricant et tapeur de djembés, et l’autre restaurateur-
vendeur de souvenirs-guide-interprète-gourou. Ils les
envoyaient chez nous pour se ressourcer. Après le tumulte de
la capitale, ils étaient heureux de poser leurs Pataugas et leurs
sacs à dos sur notre terrasse. Nous leur servions des plats de
spaghettis sauce tomate qu’ils appréciaient après la monotonie
du régime riz qu’ils subissaient depuis leur arrivée. D’autres
fois, c’était Ibou, un garçon qui travaille au Provençal, hôtel
mentionné dans tous les guides touristiques, qui faisait une
halte chez nous accompagné de touristes descendus dans cet
établissement. Il leur faisait découvrir la région du Safen. Ibou
est un jeune homme en qui j’ai spontanément eu confiance et
qui ne m’a jamais trahie. Il m’a aidée les premiers temps de
mon arrivée à Dakar, et c’est lui qui a réalisé les menuiseries
et les lits de notre maison. Il est menuisier de métier mais il ne
le pratique qu’occasionnellement, depuis que son meilleur ami
avec lequel il s’était associé est parti une nuit en emportant
tous leurs outils de travail. Il ne lui en tient même pas rigueur !
Il m’avait confié à ce moment-là : « Qui sait ? C’est lui qui
m’a volé, mais cela aurait pu être l’inverse ! », sous-entendant
que nul n’est à l’abri d’une mauvaise action quand la nécessité
fait loi. Il est venu s’installer à Popenguine pour fabriquer
notre matériel, semaine durant laquelle les liens d’amitié qui
nous unissent se sont consolidés. Nous acceptions d’héberger
sans problème les touristes de toutes nationalités qu’il nous
amenait pour faire une halte avant de continuer leur périple
vers le sud du pays.

L’incompréhension des toubabs venus chercher des extases


particulières grâce au cannabis est totale, comme si les états de
conscience modifiée par la prise de cette drogue étaient
indispensables pour rejoindre les Africains sur leur propre
terrain. Il est vrai qu’il est facile de s’en procurer car la
Casamance en a encouragé la culture pour financer sa
rébellion, mais ce n’est pas grâce à son usage que les Africains
sont tels qu’ils sont. J’ai passé des heures à écouter ces
toubabs pour saisir l’approche qu’ils avaient de l’Afrique et de
leur voyage. En général, ils étaient incapables de préciser ce
qui les attirait ici, et pourquoi ils étaient nostalgiques de quitter
cet endroit rêvé. Ils repartaient habillés exotiquement de pied
en cap, avec un djembé sous le bras et des tresses rastas sur la
tête. Qui cherchaient-ils à imiter et pourquoi ? Pour d’autres
l’expérience s’était mal passée. Ils avaient été confrontés aux
aspects négatifs de la Tananga, la terre de l’hospitalité, porte
de l’Afrique, l’autre nom du Sénégal. Ils avaient été escroqués
de diverses façons, comme je l’avais été moi-même à mon
arrivée, et ils ne pouvaient retenir que cela, chassant d’un
revers de main ce qui faisait la beauté et l’intérêt du pays. J’ai
mesuré combien il leur était difficile de se faire une idée plus
juste du Sénégal en si peu de temps, et je déplorais que les
commentaires des vacanciers de retour en France contribuent à
déformer la vision que l’on a de l’Afrique. Aller à la rencontre
des Africains dans leur milieu naturel ne permet pas toujours
de comprendre leur approche existentielle, leur monde mental,
leurs coutumes et leur quotidien. Ils semblent se rétracter pour
se protéger et ne pas montrer leur vrai visage. Il est vrai que
celui-ci a tellement été ridiculisé, déformé, utilisé à leurs
dépens, qu’ils se méfient instinctivement de ceux qui
cherchent à les cerner.
Si je suis capable de raconter assez fidèlement les
événements, d’éclaircir certains points, je ne suis pas sûre
d’être parvenue à comprendre grand-chose. Mon mari reste
une énigme dont les ressorts psychologiques m’échappent.
Seul l’amour rend possible notre communication. Il m’apparaît
vain de chercher à comprendre d’ailleurs. L’important est
plutôt d’aimer. L’ouverture d’esprit et l’accueil sont les seules
garanties pour partager quelque chose avec les autres.
13 .
Les voies de communication au Sénégal se résument à des
routes en piteux état qui ne m’encourageaient guère à me
déplacer. Cependant, avant de m’installer définitivement à
Popenguine, je m’étais rendue en Casamance en empruntant la
voie la plus courte, celle qui traverse la Gambie. Il faut parfois
deux jours aux camions pour parcourir les quatre cent
soixante-cinq kilomètres qui séparent Dakar de Ziguinchor par
cette route. Il est vrai que ces véhicules sont en très mauvais
état eux aussi. L’Europe déverse ses rebuts d’il y a trente ans
sur les marchés d’occasion. Les prix, via les réseaux de trafic,
sont abordables et le parc automobile sénégalais est une source
inépuisable de fous rires, de gags… et de dangers. Les
camions se traînent péniblement à vingt kilomètres-heure,
chargés au-delà du raisonnable, rançonnés toutes les deux
heures par une police corrompue et mal payée qui, vu l’état
des engins, trouve toujours matière à verbaliser pour son
propre compte. Selon l’heure on peut s’en tirer en bakchichant
le prix du petit déjeuner ou du tiep bou dien de midi. Les
voyages sont forcément longs. Ils sont aussi polluants. Le prix
du carburant étant trop élevé pour certains, ils utilisent un
mélange pour moteurs de bateau, moins cher, qui dégage une
fumée noire, épaisse et collante. Tous ces véhicules bons pour
la casse en Europe franchissent allègrement les douanes
moyennant quelques CFA, quelques relations et quelques «
arrangements ». Il existe bien un organisme de contrôle
technique des véhicules mais son efficacité reste à démontrer.
Certains petits malins ont trouvé là une activité lucrative en
louant notamment des pneus neufs et autres accessoires, le
temps du contrôle.
Les enfants aussi, notamment les talibés, tirent
astucieusement profit du piteux état des routes. Ils remplissent
les nombreux trous de la chaussée avec de la latérite qu’ils
prennent sur le bord de la route, puis ils tendent une corde en
travers de la voie pour obliger les automobilistes à ralentir et à
leur donner un peu d’argent en échange du service rendu à
leurs amortisseurs. L’efficacité du remblayage est de courte
durée mais les enfants s’acharnent à le refaire aux heures de
pointe, espérant la compassion des conducteurs et un bénéfice
juteux.
Un des ponts s’était effondré un peu avant la frontière
gambienne, et il était impossible que je poursuive par ma
route. On m’indiqua sommairement un autre itinéraire passant
par différents villages dont j’avais le nom en phonétique. Je
m’engageai sur une route en latérite rouge qui me semblait
carrossable, mais qui se termina sans crier gare au milieu de la
brousse. J’avais suivi jusque-là un car rapide, mais la
poussière que soulevaient ses roues m’avait contrainte à
abandonner mon guide. J’étais bel et bien perdue. Pas le
moindre panneau indiquant le nom des villages. Je demandai à
plusieurs reprises mon chemin que des enfants tentèrent de
m’expliquer dans leur langue que j’ignorais. Je m’enfonçai
dans la brousse, loin de tout sentier, et je rencontrai de vieilles
femmes autour d’un marigot. L’une d’elles sembla comprendre
le nom d’un des villages que je parvins péniblement à
articuler. Elle précéda la voiture à pied, me guidant au milieu
des broussailles que j’entendais frotter sous le châssis.
Arrivées à un village du bout du monde, je fis connaissance
avec mon sauveteur. Ce périple avait déjà duré deux bonnes
heures durant lesquelles je n’avais pas eu le temps de
m’attarder sur la beauté et le calme du paysage. Je souhaitais
retrouver mon chemin au plus vite. Un homme parlant français
avait été chauffeur de car et il se rendait justement dans le
village que je cherchais. Nous partîmes, poursuivis par les cris
des enfants et les rires des femmes qui tenaient là l’histoire du
jour à raconter à la veillée. Après quelques kilomètres, la
voiture s’ensabla profondément. Je n’étais bien sûr pas
équipée pour faire le Paris-Dakar. C’était le milieu de l’après-
midi, il faisait chaud et il n’y avait pas un coin d’ombre. Cet
homme providentiel savait tout faire. Il creusa sous les roues et
y glissa des branchages qu’il venait de couper. J’enclenchai la
marche arrière tandis qu’il poussait et la voiture sortit enfin du
piège. Grâce à lui, je rejoignis la route principale. Je le quittai
en lui remettant un peu d’argent. Je suis sûre aujourd’hui qu’il
n’avait rien à faire dans ce village et qu’il est retourné chez lui
par ses propres moyens. Il m’avait accompagnée uniquement
pour me rendre service.
A la frontière, je me suis coltiné les tracasseries douanières.
Un douanier est parti avec mon passeport. Il espérait me le
restituer en échange d’un peu d’argent. La Gambie étant
anglophone, j’ai rassemblé tout mon vocabulaire anglais pour
lui expliquer de quel bois j’allais me chauffer s’il ne respectait
pas la procédure. Après les péripéties que je venais de vivre,
j’avais perdu toute patience. Il appela un chef, qui à l’aide
d’une clochette en appela un autre, puis un troisième. Celui-ci
récupéra mon passeport et l’examina attentivement. Il le tendit
au deuxième, qui le remit au troisième qui me le restitua enfin.
Il fallait maintenant prendre le bac qui permet de traverser le
fleuve. Je pris ma place dans la file des voitures. L’attente
allait durer deux heures à l’issue desquelles je jouai du klaxon
et du volant pour faire respecter l’ordre de passage. La nuit
tombait.
Un jeune garçon proposa de m’aider à trouver un hôtel une
fois parvenus à destination, et il prit place côté passager. Les
autres véhicules s’entassaient, encerclant ma voiture. Nous ne
pouvions plus avancer, ni reculer, et encore moins ouvrir les
portières. Le temps de la traversée me parut interminable.
Qu’arriverait-il en cas d’accident du bac 1 ? Heureusement,
mon compagnon de voiture faisait la conversation. Il me
demanda si j’avais la foi et si je priais. Dans de telles
circonstances, il me semblait qu’il n’y avait plus que cela à
faire. Il s’enthousiasmait en parlant de Dieu. Ce n’était pas un
religieux. Juste un jeune garçon que je connaissais depuis
quelques minutes seulement. Etrange intérêt, alors que par la
suite il m’arnaqua sur le prix de la chambre d’hôtel !
Cela faisait une journée que j’avais quitté Popenguine et je
n’étais toujours pas en Casamance. Ma voiture était pourtant
en excellent état. Le lendemain, je repris la route. Je slalomais
entre les morceaux de chaussée effondrée. Parfois, il était
préférable que j’emprunte les bas-côtés, certes non stabilisés,
mais plus carrossables, voire que je prenne la voie d’en face
jusqu’à ce qu’une voiture venant en sens inverse m’en déloge.
J’arrivai enfin à Ziguinchor en début d’après-midi. Les
camions de marchandises qui acheminent les produits
agricoles cultivés en Casamance vers Dakar ont droit au même
traitement. Le transport routier est le seul moyen de
communication au Sénégal et les chauffeurs ont du mérite car
sans leur détermination à franchir tous les obstacles, parfois au
prix de leur vie, une bonne partie de l’économie du pays serait
paralysée.

Un jour, j’ai décidé d’acheter une véritable cuisinière. Je


n’avais pas d’autre choix pour ce faire que de me rendre à
Dakar et cette perspective ne m’enchantait pas. Il est possible
de se rendre dans la capitale en empruntant soit le car rapide
qui quitte Popenguine à six heures du matin, soit en louant la
voiture d’un particulier au village. Je privilégiais le car rapide
lorsque les achats à effectuer n’étaient pas volumineux sinon
je louais une voiture. Il est arrivé plusieurs fois que le
réservoir d’essence soit vide et que je tombe en panne à
quelques kilomètres du village, encore loin de la seule station-
service qui se trouve sur la route principale. Avertie par la
suite, je ne me déplaçais plus sans un bidon d’essence.

Nous avions loué le véhicule du pharmacien que je


considérais comme plus « sérieux » que la plupart des
Popenguinois, entendons par là plus soucieux des obligations
qu’entraîne la location de voitures. A environ cinq kilomètres
du village, je reconnus les soubresauts caractéristiques de la
panne d’essence. La matinée était déjà bien avancée et nous
avions rendez-vous au consulat de France à Dakar en début
d’après-midi. Les rendez-vous s’obtenaient difficilement et la
fluidité de la circulation était extrêmement variable. Je ne
voulais pas être en retard. En panne sur le bas-côté de la route,
j’ai commencé à pester contre le pharmacien qui décidément «
était bien comme tous les autres », sous-entendu : incapables,
irresponsables, inconséquents et j’en oublie certainement.
Puis, mon énervement monta d’un cran, et j’ai commencé à
râler contre le manque d’infrastructures du pays « même pas
fichu de faire plus de stations d’essence ou des transports en
commun dignes de ce nom », sous-entendu : cela ne m’étonne
pas que le pays soit sous-développé. Au comble de
l’exaspération, j’ai maudi le consulat « pas fichu lui non plus
d’avoir des horaires plus souples pour ses ressortissants », et
Tamsir qui « aurait quand même pu vérifier le réservoir, je ne
peux vraiment compter que sur moi ».
C’est à ce moment-là que j’ai vu Tamsir qui avait pris le
bidon de réserve, vide bien sûr, en train de marcher sur la route
en direction du village où se trouvait le poste d’essence. La
vision de sa silhouette en marche, très calme, mit un coup de
frein brutal à mon irritation. Y avait-il en effet autre chose à
faire ? J’avais perdu beaucoup de temps et d’énergie à
maugréer contre l’évidence, sans que cela y change quoi que
ce soit et à laisser divaguer mon esprit enflammé plutôt qu’à
réfléchir calmement sur ce qu’il convenait de faire. Tamsir, en
agissant ainsi, me montrait où résidait sa force, là où il n’y
avait chez moi que faiblesses. Il acceptait les faits tels qu’ils
étaient. Il apportait la réponse adéquate à la situation. Je ne
sais plus combien de temps dura mon attente, seule au volant
de la voiture immobilisée, mais je mis ces minutes à profit
pour apprendre ma leçon. Tamsir, lui, marchait sous le soleil.
A son retour, il avait le sourire car nous allions pouvoir
repartir.

Popenguine est à peine distant d’une soixantaine de


kilomètres de la capitale, mais il faut trois heures au minimum
pour s’y rendre de jour. Il n’y a pas de lignes régulières de
taxi-brousse pour quitter Popenguine et rejoindre la route
nationale. On a le choix entre la marche à pied, soit dix
kilomètres assez peu encourageants vu la température
extérieure, le stop très incertain, ou l’attente indéterminée du
passage de la camionnette.
Le véhicule quitte Sindia une fois qu’il a atteint son quota
de passagers. Cela peut prendre deux heures. L’arrière est
transformé pour accueillir trois bancs qui reçoivent chacun six
personnes. On se tasse en entrecroisant les jambes. A l’avant,
le siège passager accepte trois personnes. Les deux aides du
chauffeur s’agrippent au marchepied et au toit. Ces apprentis
sont indispensables pour signaler au chauffeur les montées et
les descentes des passagers et encaisser le prix des courses, car
il n’y a aucun arrêt fixe réglementé et aucun moyen d’acheter
un quelconque titre de transport à l’avance. Celui-ci est
d’ailleurs variable en fonction de la demande, et on paie son
billet selon le tronçon de route que l’on effectue. Les apprentis
font aussi office de rabatteurs aux gares routières pour drainer
le maximum de clients vers le véhicule, quitte à mentir sur
l’horaire probable du départ.
La première fois, j’ai cru un de ces rabatteurs qui
m’affirmait que son bus partirait dix minutes plus tard : une
aubaine ! Arrivée à l’emplacement du bus, je constatai qu’il
était vide. L’apprenti m’informa alors sans plaisanter que les
passagers étaient partis se ravitailler pour le voyage et qu’ils
seraient de retour dans quelques minutes. Après quinze
minutes d’attente, je compris que j’avais été bien naïve et que
j’aurais été mieux inspirée de patienter dans le bus à moitié
plein duquel le rabatteur m’avait délogée en me faisant
miroiter un départ imminent. Les autres voyageurs du bus,
rodés à la manœuvre, doivent encore en rire.
Ces apprentis sont de véritables funambules. Ils
s’accrochent au véhicule alors qu’il a déjà démarré. Ils sautent
à l’intérieur, et ils ferment la porte, souvent tenue par une
ficelle. C’est à ce moment-là qu’ils réclament le prix du
passage. L’argent circule dans toutes les mains depuis l’avant
du véhicule jusqu’à lui. Il rend la monnaie, quand il en a,
sinon, il mémorise le calcul selon un procédé adopté par tous :
il plie le billet qui doit faire l’objet d’un rendu de monnaie sur
un doigt en partant de l’auriculaire et il remonte le long des
doigts de sa main jusqu’au pouce en fonction de la place
occupée par le client qui vient de payer. Il se trompe rarement.
La camionnette Peugeot prenait à son bord vingt-trois
personnes, là où il en tiendrait décemment quatorze. ‘Le trajet
était un parcours du combattant. Trois kilomètres après avoir
quitté Popenguine, il fallait vider la moitié du véhicule pour
laisser descendre les passagers qui s’arrêtaient au premier
village, Guignabour. Evidemment, ils n’avaient pas pensé à
rester sur le bord et ils étaient coincés au fond, obligeant les
autres à se déplier tant bien que mal pour les laisser sortir. Tout
se faisait dans le calme, avec le sourire et les salutations d’au
revoir. Personne ne protestait ni ne s’énervait, sauf moi bien
sûr, qui étais excédée par la lenteur de la manœuvre. On
redémarrait enfin pour stopper quelques centaines de mètres
plus loin. L’apprenti tapait sur la carrosserie pour indiquer au
chauffeur qu’il devait s’arrêter, car chacun est susceptible de
faire stopper le véhicule où bon lui semble. Il faut seulement
prévoir un temps de latence afin de permettre aux freins
d’entrer efficacement en action. La camionnette ne roulait pas
vite, mais elle était tellement chargée qu’il était prudent de se
donner une large marge d’anticipation. Nous attendions à
nouveau que le transfert de passagers s’effectue. La bâche du
toit ne nous protégeait même pas de la chaleur. Le coût de la
course était disproportionné au regard du service et du danger
de la prestation. Mais nous n’avions pas le choix.

Dakar est une presqu’île qui forme un cul-de-sac pour les


deux principaux axes routiers du pays, celui qui vient du nord
et celui qui relie le sud et la Casamance. Comme toute
capitale, cette ville regroupe l’essentiel des activités
économiques et commerciales du pays. L’accès en est devenu
extrêmement difficile, d’autant plus que l’extension de la ville
n’a été possible que le long de l’étroit couloir qui mène à la
presqu’île. Les banlieues anarchiques de Pikine et Thiaroye,
qui n’en finissent plus de s’étendre, se rejoignent à deux
carrefours inextricables.
La voie rapide, censée être une autoroute, qui nous conduit
de Popenguine à ces premières banlieues est perpétuellement
encombrée.
Il y a deux voies de chaque côté qui se réduisent comme une
peau de chagrin, envahies par les taxis-brousse qui stoppent
très souvent le long de la chaussée et qui débordent
allègrement de celle-ci. Les charrettes chargées plus que de
raison, et tirées par toutes sortes de bêtes, ralentissent la
circulation, quand ce ne sont pas les voitures en panne au beau
milieu de la route. Aux arrêts des cars rapides, une multitude
de vendeuses portant leur plateau sur la tête, proposent aux
voyageurs restés dans le véhicule, des fruits, des petits pains
viennois ronds, des sachets d’eau, des sucreries et se
bousculent en pirouettant autour du car. On ne sait jamais à
quel moment l’une d’entre elles est susceptible de reculer pour
échapper à la pagaille. Les petits commerces qui se sont
déployés tout au long du chemin génèrent un flux variable et
imprévisible de personnes qui empiètent sur l’espace réservé
aux voitures. Ceux qui traversent les deux voies en enjambant
le parapet qui sépare les voies en sens inverse détiennent la
palme du risque et du danger car ils surgissent d’un bond au
milieu de la circulation, pressés d’attraper le car en partance de
l’autre côté ou de rejoindre prestement leur destination. En
période d’hivernage, la route inondée se réduit à une seule
voie qui achemine tant bien que mal tout ce trafic. Si par
miracle vous avez échappé à l’accident, ce sont les
embouteillages qui vous cuisent et vous déshydratent dans de
longues files d’attente en plein soleil. Vous devenez un client
pour les marchands d’eau ambulants, et par conséquent un
danger potentiel.
Aux carrefours névralgiques de Pikine et Thiaroye, deux
fonctionnaires de la police tentent de régler le flux anarchique
de la circulation. Les feux tricolores fonctionnent rarement, et
les hommes en uniforme usent du sifflet et des moulinets de
bras pour remettre un peu d’ordre dans ce chaos.
Bien souvent les embouteillages sont provoqués par des
véhicules en panne d’essence dont les conducteurs
impécunieux n’ont pu faire le plein mais qui s’en remettent à
la divine providence pour arriver à bon port malgré tout. Leur
imprévoyance paralyse le trafic sans troubler leur sens civique
!
Avoir dépassé l’embranchement Camberene relève de
l’exploit, mais tout à coup la circulation se fluidifie avant
l’entrée proprement dite dans Dakar. Les bas-côtés en sable
rouge et ocre se couvrent soudain de plantes vertes et de fleurs
en pots. Une multitude de petits jardins, parfaitement
entretenus, tirés au cordeau, proposent ces végétaux
d’ornementation à la vente. Je me demande qui les achète.
Certainement les Dakarois branchés « toubabisés », et les
toubabs installés ici, tant il est vrai que l’ornementation florale
est un luxe. Les jardiniers circulent avec leur arrosoir à la
main, mouillant les bougainvilliers, les hibiscus, les palmiers
nains, les eucalyptus, les papayers, les lauriers, les
flamboyants, au travers d’une végétation diversifiée et
luxuriante qui offre un peu de fraîcheur. Puis, ils s’assoient
dans une chaise longue et attendent le visiteur tout en se
distrayant des cocasseries du trafic. A la nuit tombée, les étals
restent sans fermeture ni protection. Je suppose que la
confiance fait office de gardien et que les vols de végétaux
sont peu fréquents.
Passé cette oasis, la voiture est à nouveau prise dans les
embouteillages du centre-ville où les concerts de klaxons et la
chaleur découragent les plus audacieux. Circuler dans la
capitale en voiture est épuisant et j’avais renoncé à le faire. Je
préférais marcher. Le retour à Popenguine demandait presque
autant de temps et de patience. Dans ces conditions, on
comprend pourquoi je quittais rarement le village.
Toutefois, il a bien fallu déroger à la règle pour acheter
notre cuisinière.
J’ai trouvé une occasion exceptionnelle au marché de
Sandaga, chez les « antiquaires ». Ce vocable regroupe les
commerçants qui vendent des meubles neufs ou d’occasion,
empilés à même la chaussée. C’est une sorte de dépôt-vente à
ciel ouvert, sillonné par les bana-banas à l’affût, habiles à
dénicher dans ce fatras ce que vous recherchez.
Ils me repérèrent immédiatement. Ils se bousculèrent pour
m’escorter jusqu’à l’objet de mes recherches dont ils
ignoraient encore tout. Ils commencèrent à se disputer pour
savoir qui aurait le privilège d’empocher la commission que
leur donnerait le vendeur.
Tamsir m’accompagnait. Il tenta de leur expliquer
courtoisement en ouolof que nous étions ensemble et que nous
nous passerions fort bien de leurs services. Cela déchaîna une
violente réaction :
« Nous aussi on a le droit d’en profiter ! Toi et moi, on
partagera la commission si tu veux. On est frères, d’accord ? »
Cette réflexion sous-entendait dans son esprit que Tamsir,
comme tous les Sénégalais vivant avec des toubabs, le faisait a
priori de manière intéressée, à savoir pour de l’argent et dans
l’espoir de se rendre en France.
Tamsir, calme, tentait de les raisonner. Les plus virulents
continuaient à nous suivre. Nous avions déjà arpenté plusieurs
rues sous le soleil, et petit à petit la bande s’était lassée et avait
lâché prise. Sauf un, qui trottinait derrière nous, silencieux.
Nous n’avions rien trouvé, et je me demandais si nous
n’allions pas demander l’aide du bana-bana. Sa ténacité allait
payer.

Il nous conduisit dans deux boutiques proposant du matériel


neuf mais dont les prix étaient trop élevés pour notre budget.
Finalement, il nous emmena dans une boutique qui vendait un
bric-à-brac indescriptible. Son propriétaire nous accompagna
deux rues plus bas, dans une pièce encombrée, sorte de vide-
grenier, tenue par un autre compère. Il nous proposa une petite
cuisinière trois feux datant vraisemblablement des derniers
colons, qui était restée dans un état irréprochable. Elle avait un
four en émail minuscule, promesse alléchante de tartes et de
gratins qui agrémenteraient notre ordinaire. La lueur de
satisfaction dans mes yeux n’avait pas échappé au vendeur qui
négocia fermement le prix. Il était convaincu que j’achèterais
coûte que coûte cette merveille. Le bana-bana lui avait
expliqué que nous n’avions rien vu d’autre et que nous
tournions dans le marché depuis deux bonnes heures. Tamsir
joua sur la corde sensible et lui rappela qu’ils étaient frères
(comme quoi la notion de fraternité peut être équivoque) et
que j’étais « sokhnassi », c’est-à-dire sa dame. Rien n’y faisait.
Il tenait la recette du mois, il n’allait pas la laisser filer ! Nous
feignîmes de partir et d’abandonner l’affaire. Le bana-bana
nous rattrapa, suivi par le marchand qui avait baissé son prix.
On accepta de reprendre la discussion sur de nouvelles bases.
Notre offre était correcte et l’affaire fut conclue. De toute
manière, cet objet désuet risquait de ne pas trouver preneur
avant longtemps. Le vendeur dégoulinait de sueur. La
négociation aurait pu tourner court. Il se détendit et nous
gratifia d’un large sourire :
« Tu es Madame Dakar, toi ! »
Cela signifiait que j’étais dure en affaires. Il est vrai que je
commençais à être rodée.

Si je n’avais pas une raison impérieuse de quitter


Popenguine, je restais au village et les journées, semblables les
unes aux autres, s’étiraient sans ennui.
J’allais prendre des nouvelles de la famille à N’Diayen.
J’empruntais la ruelle qui passe devant la mosquée où l’imam
et quelques Vieux, assis et silencieux, veillaient sur la foi et la
tradition du village. Je longeais la concession de Mariettou
d’où s’échappaient des poules caquetantes, dérangées par
Mam. Elle prenait un œuf et l’offrait à Mariama. Je passais
devant la concession de Mam Seck, le Vieux tirailleur
sénégalais qui somnolait, appuyé au mur. A mon passage, son
œil brillait et son sourire éclairait la ruelle. Il ne manquait pas
de me raconter, pour la énième fois, son aventure en France
pendant la guerre et le numéro de la cellule où il avait été
emprisonné. Plus loin, après la boutique de Jérôme où mon
oncle s’approvisionnait discrètement en alcool par un trou
pratiqué dans le mur, Salimata me donnait un sachet de jujubes
pour Mariama. Elle faisait quelques pas avec moi pour
m’accompagner jusqu’au petit marché où je prenais le temps
de saluer chaque commerçante. Enfin, je parvenais à l’entrée
de la concession de mon mari où une nuée d’enfants
chahutaient en m’appelant : « Toubab ! toubab ! » J’y restais
quelques minutes ou quelques heures.
Je ne parviens pas à me souvenir de mes impressions,
quand, pour la première fois, je suis entrée à N’Diayen. Je n’ai
pas fait attention aux pavés défoncés de la cour qui
m’obligeaient à la prudence pour ne pas me tordre une
cheville, ni aux murs sales qui portaient les traces de doigts de
plusieurs générations, ni au toit de tôle rouillée du coin
cuisine, surchargé de bols en fer étamé cabossés. Les rideaux
déchirés s’agitaient dans la brise, et le fatras de filets à réparer
enchevêtrés les uns dans les autres traînait au milieu de la
cour, tandis que les enfants morveux et dépenaillés jouaient
sans se préoccuper des mouches attirées par les déchets de
poisson gisant sur le sol. Non, je n’ai pas fait attention à ce
décor parce qu’il m’était déjà familier. Il ne me choquait pas.
J’y étais à l’aise. Je prenais naturellement ma place dans la
concession.

Je recevais des visites chaque jour à la maison. Tel jour, un


membre de la famille habitant un village voisin venait nous
saluer. La tradition veut que l’on offre le prix du billet de
retour en bus. Je m’insurgeais quelque peu. Il me semblait
normal que la personne prévoie ses frais de déplacement. Que
ferait-elle si la personne visitée était absente (car bien sûr on
ne prévient pas de sa visite) ou fauchée ? J’avais parfois
l’amère sensation que l’on ne venait pas pour le charme de ma
conversation mais dans le but intéressé de couvrir les frais de
déplacement de la visite destinée en fait à quelqu’un d’autre. Il
m’a fallu de longs mois pour saisir ce comportement et
comprendre que je faisais erreur. Le fait de ne pas disposer de
l’argent nécessaire pour un voyage ne saurait empêcher
quelqu’un de se déplacer pour visiter un membre de la
communauté. Pour le reste, ils se remettent entre les mains de
la Providence.

Certains après-midi, c’étaient des enfants qui s’amusaient


sur notre terrasse, installés dans nos fauteuils face à la mer. La
chambre de Mariama était pour ces gosses une caverne d’Ali
Baba bien qu’elle soit d’une sobriété monacale comparée à
celle des enfants de France. Lorsqu’une ribambelle de gamins
arrivait à l’improviste, je tentais d’éviter le pire, les pleurs et
les cris de désolation de Mariama qui assistait impuissante au
saccage de sa chambre. J’improvisais un goûter dans une
joyeuse pagaille et les enfants étaient ravis de grignoter des
gâteaux ou des bonbons. Ils ne réclamaient jamais.
Leur journée se terminait par des jeux sur la plage et je les
accompagnais. Je m’asseyais sur le sable et je regardais.
Les enfants apprennent à nager tout seuls. Ils copient les
plus grands, mais ils ne s’aventurent jamais au-delà de ce dont
ils se savent capables. Nager est un bien grand mot, disons
qu’ils défient les vagues. Ils passent des heures à plonger, à
surfer avec des planches de polystyrène récupérées ou des
morceaux de carton qui sont rapidement détrempés. Lorsque la
marée monte, les rouleaux de l’Atlantique sont
impressionnants. Il faut franchir une barre et être vigilant dans
les courants qui vous drossent sur des rochers coupants. On ne
peut pas s’improviser nageur. Les enfants le savent et
respectent leurs limites. Il y a relativement peu d’accidents au
regard des conditions de sécurité. Les enfants affrontent
l’océan sans brassard ni gilet de sauvetage, et sans la
surveillance de leurs parents qui, pour la plupart d’ailleurs, ne
viennent plus sur la plage depuis leur propre enfance. Ils sont
confiés à l’attention des aînés et de Dieu.
Les aînés ne les ménagent pas et ils ont inventé depuis
longtemps un jeu qu’ils appellent «le requin et les petits
poissons » dont la rudesse ne décourage pas les enfants. Les
petits poissons, c’est-à-dire les jeunes enfants, harcèlent le
requin, qui n’est autre qu’un aîné, en évitant de se faire
attraper. Si le requin se saisit d’un petit poisson, il lui
maintient la tête sous l’eau aussi longtemps que l’enfant se
débat, l’obligeant à boire de grandes rasades d’eau salée qui le
font suffoquer. Bien sûr, l’idéal est que l’enfant soit
suffisamment maître de lui pour cesser rapidement de s’agiter
et faire croire qu’il s’est évanoui afin que le requin lâche son
étreinte, mais l’instinct de survie l’emporte. La lutte est parfois
si acharnée, que l’enfant relâché est quasiment laissé pour
mort sur le rivage. Il n’est pas rare qu’il s’endorme
profondément durant plusieurs heures pour récupérer ses
forces. C’est ainsi que les enfants apprennent à dompter les
vagues et leur peur au Sénégal. La méthode semble barbare
mais elle a fait ses preuves.
Plus paisiblement, en attendant le retour des pirogues à la
tombée de la nuit, ils ramassent des petits coquillages
cramponnés aux rochers que leur mère vend ou transforme en
bijoux pour les touristes.

Parfois c’est une partie de football qui s’improvise sur la


plage. L’eau est un partenaire actif et les limites du terrain
varient en fonction de la ligne haute des vagues d’un côté, et
des rochers qui affleurent de l’autre. Les participants de tous
âges s’ajoutent aux équipes déjà constituées au fur et à mesure
de leur passage sur la plage. Ils font une halte quelques
minutes pour participer au jeu qui est toujours très animé. Les
joueurs s’engagent totalement, malgré les périls qui guettent
leurs orteils nus, comme si leur sélection en équipe nationale
en dépendait. Puis le combat cesse peu à peu faute de
combattants, chaque protagoniste quittant ce terrain improvisé
pour reprendre le cours de ses activités.
Les Vieux du village passent l’après-midi sur le sable pour
réparer les filets ou pour tromper leur attente en jouant soit aux
dames, soit à un jeu dont je n’ai toujours pas saisi les règles.
Ils tracent une grille dans le sable avec les doigts et ils
cherchent aux alentours douze cailloux et douze bâtons qu’ils
utilisent comme des pions. Les joueurs doivent prendre les
pions adverses, sur le principe du jeu de dames, mais à chaque
fois, ils ont le choix de prendre un ou deux pions à la fois. Le
premier à qui il reste deux pions a perdu. J’ai vainement tenté
de me faire expliquer à plusieurs reprises les règles de ce jeu
et, bien que je sois incapable de comprendre toutes les
subtilités de la stratégie, je regardais toujours le spectacle très
intéressée. Il y a en effet deux joueurs qui s’affrontent, mais
tous les spectateurs apportent bruyamment leurs commentaires
sur la tactique à employer et s’interposent dans le déroulement
du jeu. Il n’est pas rare que quelqu’un intervienne à la place du
joueur pour avancer ou reculer un pion, sans lui demander son
avis. Les manœuvres sont ponctuées d’interjections et de
gestes rageurs. Les pierres sont jetées, et plus elles s’enfoncent
dans le sable, plus la manœuvre semble efficace. Les bâtons
sont arrachés sans ménagement et aussitôt replantés avec
vigueur, certainement pour plus d’effet ! Les joueurs officiels
jouent leurs coups lorsque la masse de curieux qui les entoure
daigne leur en laisser le loisir. Je me demandais pourquoi les
personnes présentes, qui semblaient si désireuses de participer
au jeu, ne constituaient pas leur propre équipe en allant quérir
des pierres et des bâtons et en traçant leur propre grille. La
seule réponse sensée est que cela pimente le jeu pour tous les
participants, et alimente les conversations jusqu’à l’arrivée des
pirogues.
D’autres matins, c’était un villageois qui n’hésitait pas à
faire un détour pour s’enquérir des nouvelles de la maison. Il
s’installait quelques minutes dans un fauteuil ou sur le sol. Je
lui offrais un verre d’eau fraîche, ma boisson de bienvenue, et
les salutations débutaient :
« Comment se passe ta matinée ?
— Bien, merci.
— Et où est Tamsir ?
— A la pêche.
— Et ta fille ?
— Elle est au village.
— Et Mariettou ?
— Elle est dans la cuisine.
— Et ta maman ?
— Elle est chez elle, elle va bien.
— Bien ! bien ! Diam rek, diam rek! (La paix seulement.) Je
continue, bonne journée.
— Merci, toi aussi. Salue ta famille pour moi. »

Bien sûr, vu de l’extérieur, on peut se demander quel est


l’intérêt de faire un crochet pour une conversation aussi banale
et pour prendre des nouvelles dont l’interlocuteur, qui n’est
pas toujours un familier, se passerait fort bien ! Mais cet
échange, aussi simple soit-il, est important car les questions
posées expriment le souci réel de son voisin et de l’autre. Si
l’un d’entre nous était malade ou en difficulté, la nouvelle
circulait et imposait à la communauté les comportements
adéquats.
Quand Mariama était un bébé âgé de quelques mois, elle
tomba malade. Elle vomissait beaucoup, la fièvre était élevée,
elle maigrissait à vue d’œil et elle ne pouvait rien absorber. Le
médecin consulté avait diagnostiqué une crise de paludisme et
il avait prescrit les médicaments appropriés. Cependant, j’étais
très inquiète de voir notre petite fille aussi affaiblie et prostrée.
Mariettou me parla d’une femme habitant le village de
Popenguine-Sérère, distant de deux kilomètres, capable
d’arrêter les vomissements. J’étais sceptique. Il était midi
trente et je tentais en vain de nourrir Mariama. Arriva alors
Aram, qui tient boutique sur la place du village, venue
s’enquérir de l’état de santé de Mariama. Elle me relaya et
tenta de la distraire pour la faire manger. Mariettou s’éclipsa.
Elle revint quelques minutes après, accompagnée de la
personne dont elle m’avait parlé.
Je fus d’emblée impressionnée par cette femme d’une
quarantaine d’années. Elle est édentée, et ce qui frappe au
premier regard, c’est le calme qui émane d’elle. Elle prit
Mariama sur ses genoux sans parler. Elle regardait de temps en
temps le bébé, sinon elle fixait son regard sur ce qui
l’entourait, sans rien dire. J’étais assise sur le banc,
silencieuse, j’attendais sans comprendre. Bizarrement, j’étais
confiante. Cette femme dégageait une force étrange. Au bout
d’un long moment, elle tira de sa poche du papier contenant du
beurre de karité dont elle enduisit une petite cuillère. D’un
geste sûr et précis, elle introduisit la cuillère dans la bouche de
Mariama, jusqu’au fond de la gorge, et la ressortit. Mariama
ne pleura pas. Elle n’eut même pas de haut-le-cœur. Elle était
tranquillement assise sur les genoux de cette femme. Passé
quelques instants, elle renouvela l’opération sans que notre
enfant proteste ou se débatte. Puis elle me la tendit avec un
grand sourire. Une heure plus tard, Mariama absorbait de l’eau
et grignotait quelques grains de riz, puis elle prit son repas du
soir sans difficulté.
La guérisseuse manipule la luette qui a été sollicitée et
déplacée lors des spasmes de renvois pour lui redonner sa
place initiale. La position inadéquate de la luette provoque des
vomissements qui contractent aussi le diaphragme, qui lui-
même comprime l’estomac et entraîne de nouveaux renvois.
Cette femme est reconnue dans sa spécialité. Elle intervient
dans les hôpitaux lorsque la médication usuelle a échoué.
Les nouvelles avaient été rapides : Aram avait croisé la
guérisseuse qui se dirigeait vers le dispensaire. Elle avait
appris que Mariama était malade par un de nos visiteurs et elle
avait informé Mariettou de la présence d’Aram au village qui,
sans me demander mon avis, l’avait amenée à la maison.
Les informations, a priori insignifiantes, circulent sans cesse
d’une bouche à l’autre et peuvent se révéler extrêmement
utiles. J’étais informée de l’arrivée d’une personne que je
souhaitais rencontrer, j’apprenais le départ prochain d’une
personne à qui j’allais pouvoir confier une commission
urgente. Je savais la venue d’un vendeur ambulant qui
proposait du tissu, des casseroles, des vêtements ou autre bric-
à-brac à des prix défiant toute concurrence. On m’avertissait
de l’installation du boucher itinérant sur la place du village.
Sa venue était aléatoire et il proposait la viande de la bête
qu’il venait d’abattre. Ce pouvait être un mouton, une chèvre
ou un bœuf. Il suspendait la carcasse entière de l’animal à la
branche du neem situé face au bureau de poste. Les mouches
ne tardaient pas à s’agglutiner autour de la carcasse
enveloppée dans une moustiquaire. Elles ne dérangeaient
personne du reste. Nous étions habitués à leur présence dès
que de la nourriture apparaissait. Le boucher me donnait la
viande telle quelle, avec la peau, pliée dans un bout de papier
douteux. Les quartiers étaient débités en dépit du bon sens, à la
machette. Il ne fignolait pas la découpe. Je devais préparer la
viande moi-même et la conserver plusieurs jours pour la faire
rassir car il était impossible de la consommer immédiatement.
Le temps était loin où je demandais au boucher deux
entrecôtes bien tendres et un rôti ficelé ! J’étais ravie malgré
tout de me procurer de la viande et je n’étais pas la seule. Je
me hâtais donc d’en acheter avant qu’il n’y ait plus que les os.
Tout se savait, partout. L’intimité n’était pas épargnée et
pouvait faire l’objet d’un débat sur la place publique mais
j’appréciais de capter radio tam-tam.
Mais une fois en Casamance, c’est moi qui ai fait office de
commissionnaire pour la femme qui s’occupait du ménage de
la chambre que je louais dans la maison d’un particulier.
« Diatou, je vais aller à M’Lomp aujourd’hui pour visiter le
village. Il paraît qu’il y a des cases centenaires immenses à
colonnades, et ces fameux toits inclinés sur la cour pour
récupérer les eaux de pluies. Tu y es déjà allée ?
— Non. »
Je crois qu’elle n’avait jamais dû visiter son propre pays.
Elle continua :
« Tu veux bien me rendre un service, toubab ?
— Bien sûr. Qu’est-ce que tu veux ?
— Mon mari est dans la brousse. Il défriche une parcelle
pour planter. C’est pas loin de M’Lomp.
— Oui?
— J’ai besoin d’argent. Va le trouver et dis-lui de te donner
de l’argent pour moi.
— D’accord, mais comment vais-je le trouver ? » lui ai-je
demandé décontenancée. La brousse est une adresse bien
vague et un mari n’est pas un signe distinctif très précis ! Elle
reprit :
« Arrête-toi sur la nationale, il y a un restaurant juste avant
d’arriver au village. Tu demanderas au patron le nommé
Sidya, il le connaît, et il te dira où le trouver.
— Tu es sûre ? »
J’avais un peu de peine à croire qu’avec ces bribes d’indices
je puisse être en mesure de remplir ma mission. Elle me
réconforta :
« Si tu ne le trouves pas, c’est pas grave. Graoul ! »
Je suis arrivée en vue du restaurant qui était une petite case
faisant office d’épicerie et de cantine, et j’ai rencontré le
propriétaire du lieu.
« Bonjour. Je viens de la part de Diatou de Ziguinchor. (Je
ne connaissais même pas son nom de famille.) J’ai un message
à faire passer à son mari, Sidya. Tu le connais ? Il paraît qu’il
travaille dans la brousse, pas loin d’ici.
— Oui je le connais. Si tu veux je vais te conduire jusqu’à
lui.
— Est-ce que c’est loin ?
— Non. Il y en a pour quelques minutes ! » me répondit
l’homme. Et séance tenante, l’homme cessa son activité pour
m’accompagner.
J’étais un peu inquiète car je connaissais le caractère
toujours approximatif des informations relatives au temps et
aux distances données par les Africains.
Nous sommes partis, et nous avons quitté la route nationale
pour nous enfoncer dans la végétation luxuriante typique de
cette région. Je marchais derrière cet homme que je
connaissais depuis quelques minutes et qui me conduisait Dieu
sait où. J’entendais des cris d’animaux que je peinais à
identifier et que notre présence dérangeait. Parfois, un épais
buisson bougeait. J’étais seule avec un inconnu au milieu d’un
nulle part verdoyant. L’inquiétude me gagna. Je me mis à le
questionner sur la faune et la flore locales afin de détourner
mes pensées de leur agitation fébrile. J’entrecoupais
régulièrement mes questions par :
« Nous sommes encore loin ? »
Et il répondait invariablement :
« On y est presque. »
Il siffla. Un sifflement lui répondit en écho. Puis il siffla à
nouveau, et on lui répondit. Était-ce un code ?
J’étais fatiguée par la marche forcée que l’homme nous
avait fait mener, et la chaleur avait engourdi mon esprit. Je
n’avais même plus la force de penser aux risques que je
prenais peut-être. Pourtant, spontanément, je n’avais eu
aucune méfiance pour le suivre. J’écoutais mon instinct, sage
veilleur.
Soudain, au détour d’un arbre touffu, un géant de deux
mètres apparut, torse nu, dégoulinant de sueur, empestant la
fumée, tendant une main démesurément grande. Il souriait de
toutes ses dents, heureux de recevoir de la visite au milieu de
cette prison végétale. Je le regardais totalement désorientée.
Cet homme était une force de la nature, un colosse d’ébène,
mais son regard était doux et paisible. Je n’ai jamais rencontré
d’être humain aussi impressionnant physiquement. J’ai mis ma
minuscule main blanche dans son immense main noire et je lui
ai raconté le motif de ma visite :
« Je viens de la part de ta femme. Elle va bien, mais elle a
besoin d’argent. Peux-tu m’en donner ?
— Non, je n’en ai pas ici. Dis-lui que je lui en ferai passer
par mon ami. Dans deux jours. Salue ma femme pour moi.
Merci de ta visite. »
Et il retourna à ses travaux d’Hercule, trouvant parfaitement
normal qu’une toubab, seule, fasse un détour dans la brousse
et dans son emploi du temps pour lui transmettre cette
information.
Diatou reçut de l’argent deux jours plus tard, et j’étais fière
d’avoir accompli ma mission.
Je reste encore étonnée de la confiance qui a guidé toute
cette opération et qui guide la plupart des transactions dont
chacun se charge tout au long de l’année.
1 Une réponse fut tragiquement donnée lors du naufrage du Diola, bateau reliant
Dakar à Ziguinchor.
14 .
Ce n’était pas le luxe chez nous et le pécule que j’avais tiré
de la vente de mes biens en quittant la France, et qui nous
permettait de subvenir jusqu’alors à mes besoins de toubab,
avait fondu.
La plupart de mes désirs étaient tombés d’eux-mêmes, mais
j’étais pourtant incapable de fonctionner comme la plupart des
Sénégalais et de me satisfaire de ce que la journée m’offrait.
J’avais encore besoin de prévoir, de disposer d’une trésorerie
d’avance pour parer à toutes les éventualités et surtout, je ne
voulais dépendre de personne. J’étais incapable de remettre
mon sort entre les mains de généreux philanthropes, encore
moins entre celles de Dieu. Je ne voulais compter que sur mes
propres forces. L’orgueil et le manque d’humilité
m’empêchaient de jouer le jeu jusqu’au bout. Je devais de ce
fait trouver une activité rémunératrice. Même si nous vivions
dans un petit village de la côte africaine, l’argent était
indispensable.
Ce qui était autrefois un service rendu ou un échange
devenait une prestation facturée. Le rythme de vie
s’accélérant, les déplacements pour trouver de l’argent
deviennent plus fréquents. Les dépenses augmentent avec la
multiplication des gadgets destinés à rendre la vie plus facile.
Les femmes tarabustent leur mari pour les obtenir. Ils cèdent
pour avoir la paix ou pour ne pas être offensés dans leur
dignité de chef de famille. On dit ici que les femmes sont
responsables de cet état de fait parce qu’elles sont exigeantes
et dépensières. Elles demandent une tenue neuve pour chaque
événement de la vie sociale, avec toute la panoplie
d’accessoires et de maquillage. La fréquence de ces
manifestations est vertigineuse. J’étais informée du carnet
mondain et de la rubrique nécrologique de Popenguine grâce
aux avances sur salaire que Mariettou réclamait pour ces
occasions. Je savais qui épousait qui, qui était l’enfant de qui,
qui venait de mourir, avec la généalogie en prime. Je ne vivais
plus au rythme des saisons, mais selon celui des naissances et
des morts. J’étais bercée par le flux ininterrompu de la vie. Ici,
il prenait une dimension très concrète. Au décès de tel Vieux
que j’avais croisé la veille, succédait la naissance de tel enfant
que je tenais dans mes bras ce jour-là. L’un s’en allait, l’autre
arrivait, dans une succession qui m’échappait. J’avais sous les
yeux la ronde incessante de la vie, je l’apprivoisais. La peur de
la mort me quittait peu à peu.
Les femmes gaspillent l’énergie et l’argent des hommes
pour entrer dans cette grande ronde les plus belles possible.
Elles célèbrent par leur beauté l’insaisissable, l’inexorable, le
terrifiant. Elles leur donnent un sens. L’intérêt de l’argent est
qu’il permet de rendre hommage à la vie, de lui bâtir des
temples éphémères magnifiques. Est-ce un moyen de conjurer
le mauvais sort, de repousser les limites du mystère qui effraie
?

A Popenguine, l’argent n’est presque jamais épargné.


Aussitôt en main, il est dépensé. L’argent est fait pour circuler.
Si vous confiez le vôtre à quelqu’un, en qui vous avez
confiance, il est probable qu’il le prêtera à une autre personne
dans le besoin qui vient le lui emprunter. Bien souvent l’argent
ne réapparaît pas. Il est vain de courir après l’emprunteur
insolvable qui aura toujours une bonne excuse à vous servir : «
J’ai fait confiance à Modou - tu sais l’ami de Gourgi qui est
comme mon frère - pour lui permettre d’ouvrir son petit
commerce, il n’a rien pour nourrir sa famille (mine accablée),
et il m’a roulé. » Et vous voici deux à être roulés. Bienvenue
au club. Cela dit, en étant patiente et opiniâtre, il arrive que la
chance s’en mêle.

J’étais à Dakar, en quête de saveurs occidentales et j’étais


entrée dans un snack à gros débit qui propose des salades
composées, des kebabs, des poulets grillés garnis de frites et
des hamburgers que je n’avais guère l’occasion de manger.
L’établissement situé au cœur de la capitale, à proximité des
bureaux du centre-ville était plein à craquer. Les Dakarois
branchés et les jeunes cadres dynamiques viennent se restaurer
au milieu du brouhaha et de la fumée. Car le nec plus ultra des
employés chic urbains est de s’entasser dans ces sortes de fast-
foods enfumés en s’interpellant par-dessus les tables, cigarette
dans une main et portable dans l’autre, un volumineux
trousseau de clés posé devant soi montrant ainsi l’étendue de
ses possessions (voiture, appartement), histoire d’étaler
ostensiblement son influence et son importance.
Pour l’heure, contemplant la faune exhibitionniste du snack
à la mode, j’aperçus l’ex-douanier judoka racketteur. Je
profitai de l’effet de surprise pour l’accoster. Je lui rappelai
poliment, mais fermement, qu’il me devait de l’argent et qu’il
serait bien avisé de me le rembourser, sans quoi, je
m’adresserais à la gendarmerie. Les litiges d’argent se règlent
toujours à la gendarmerie. C’est la seule autorité que l’on peut
facilement saisir pour démêler les conflits entre particuliers.
Les gendarmes n’ont en réalité que peu de pouvoirs, mais leur
uniforme impressionne et ils parviennent souvent à convaincre
les personnes indélicates. Aussi stupéfiant que cela puisse
paraître, il vint au rendez-vous que je lui avais fixé et il me
restitua une partie de la somme due. J’ai naïvement poussé la
témérité un peu trop loin en lui accordant un délai
supplémentaire pour réunir les fonds manquants. Bien sûr, il
ne s’est pas présenté au rendez-vous suivant.
L’argent est un enjeu dans la capitale. A tel point que la
plupart des comptables des grandes entreprises chargés de
distribuer le salaire des ouvriers n’hésitent pas à inventer des
avances sur les rémunérations dues aux employés afin de les
utiliser durant quelques semaines pour leur propre compte et
faire ainsi fructifier chaque mois un joli pécule.
« Dites-moi Monsieur le trésorier en chef, je m’excuse, mais
je crois qu’il manque de l’argent sur mon salaire, et je n’ai pas
demandé d’avance ce mois-ci, s’étonne chaque mois un des
nombreux salariés lésés de la société française de travaux
publics qui termine un chantier près de notre maison.
— Oh ! C’est encore une erreur de l’ordinateur. Je suis
désolé, je vais régulariser immédiatement votre bulletin de
salaire », répond le comptable qui ne fait même plus l’effort de
dissimuler son mensonge, et qui attendra que l’employé le
relance à maintes reprises pour s’exécuter.
Les travailleurs n’ont pas d’autre choix que d’accepter cet
état de fait s’ils veulent conserver leur emploi. Ils ne sont
défendus ni par les syndicats, ni par le gouvernement. Alors,
faute de mieux, ils rusent et réclament réellement de
nombreuses avances sur leur rémunération pour être sûrs de
toucher leur argent dans sa quasi-totalité en fin de mois.

L’utilisation de l’argent public est tout aussi extravagante.


Lorsqu’un crédit est débloqué pour un projet, il est utilisé,
après avoir subi quelques ponctions, pour combler une dette
ou pour couvrir un autre projet dont les fonds ont aussi été
engloutis pour couvrir un précédent programme toujours en
attente de réalisation. La spirale est sans fin. Il est vrai que les
pays étrangers ont le porte-monnaie largement ouvert lorsqu’il
s’agit de financer des chantiers dont l’utilité échappe à tout le
monde, sauf aux entrepreneurs chargés de les réaliser et qui se
trouvent rarement être des entreprises locales.

Les petits commerçants de détail confondent le chiffre


d’affaires et les bénéfices. Tant qu’il y a de l’argent dans la
boîte, car la caisse enregistreuse susceptible de mettre un peu
d’ordre dans la gestion des affaires est rarissime, tout va
bien… Pour cette raison, rares sont ceux qui s’enrichissent. Le
plus étonnant est qu’ils peuvent prêter de l’argent bien qu’ils
n’en aient pas eux-mêmes. Ils n’hésitent pas à en demander à
un bailleur de fonds, en l’occurrence le toubab.
J’entrais dans la catégorie des prêteurs potentiels, et j’étais
de ce fait souvent sollicitée. Mais l’audace de certains était
incroyable.
C’est ainsi qu’un jour je reçus la visite du dénommé
Ibrahim Diallo, l’homme qui m’avait flouée lors de mes
démarches de dédouanement à Dakar, accompagné d’une
jeune femme. Ils étaient venus exprès de la capitale pour
passer le week-end avec nous. Je ne les avais pas invités et ils
imposaient leur présence mais je ne voulais pas déroger à la
tradition africaine de l’hospitalité. J’ai attendu durant ces deux
jours qu’Ibrahim évoque le but réel de sa visite, qui, on l’aura
deviné, n’était pas de pure courtoisie. Il tergiversa longtemps,
procédant par allusions grossières que je feignais de ne pas
relever, avant de m’exposer enfin le détail de son affaire. Il
avait besoin d’argent bien sûr pour régler les frais médicaux
engagés pour soigner ses sœurs jumelles, dont j’ignorais
jusque-là l’existence, atteintes d’une maladie inconnue, mais à
ses dires gravissime. J’ai refusé poliment. Il me remercia, et
cela ne le découragea pas pour autant, car il se déplaça
quelques semaines plus tard pour me demander à nouveau de
lui donner de l’argent, car cette fois, l’amie de cœur qu’il nous
avait présentée devait subir une intervention. Je lui ai
sèchement opposé une fin de non-recevoir, il me remercia
néanmoins, et durant plusieurs mois il tenta régulièrement de
m’apitoyer pour obtenir de l’argent. Le fait qu’il m’ait
escroquée une première fois n’était manifestement pas une
raison suffisante selon lui pour que je refuse de l’aider. Il
imaginait sans doute que, dans ma grande mansuétude, je lui
avais pardonné.

L’argent prêté est rarement remboursé. C’est une sorte de


crédit ouvert. Celui qui est riche aujourd’hui aura peut-être
besoin de liquidités demain et il trouvera sûrement à son tour
un prêteur, peut-être même un ancien débiteur ‘ Les Sénégalais
ont présent à l’esprit que la roue de la fortune tourne et qu’il
ne faut pas présager de ce que sera le lendemain, c’est
pourquoi la générosité et l’entraide financière sont une
seconde nature. A Dakar, les besoins sont plus grands et les
tentations fréquentes. La capitale regroupe l’essentiel des
fonctionnaires qui hypothèquent leur salaire d’un mois sur
l’autre auprès de prêteurs sur gages qui pratiquent des taux
d’usure allant jusqu’à cinquante pour cent à la veille d’une fête
ou en fin de mois. En utilisant le système de crédit à la
consommation qui se développe, les gens achètent du matériel
ménager par exemple, puis ils le revendent immédiatement sur
le marché parallèle pour obtenir de l’argent liquide, aussitôt
dépensé, en oubliant les traites à venir. Parce que, paradoxe
horripilant, malgré leur banqueroute permanente, il leur est
impossible de ne pas dépenser des fortunes pour un baptême,
un mariage ou la Tabasky. Certains disent que si l’argent
dépensé pour la cérémonie de deuil avait été utilisé pour
soigner le malade, il serait encore en vie.
Les créanciers prient pour le salut de leurs débiteurs afin
qu’ils restent en bonne santé, qu’ils s’enrichissent et qu’enfin
ils le remboursent ! Inch Allah ! Dieu y pourvoira.
Les femmes ont mis au point le système de la tontine pour
ne pas en arriver à de telles extrémités. Elles se groupent à
plusieurs et mettent en commun chaque jour, ou chaque
semaine, la même somme d’argent. A chaque périodicité,
l’une d’entre elles est tirée au sort et elle récupère la totalité de
la somme qu’elle utilise comme bon lui semble. Elles font
ainsi des économies forcées qui les aident lors de dépenses
imprévues ou en vue d’un investissement. Le versement des
tontines est souvent faible, un franc par jour, mais il permet de
constituer, fait assez rare, une petite réserve à l’abri des
convoitises.

Pour nous procurer de l’argent, nous avons commercialisé à


la maison des articles de pêche. Nous vendions du fil, des
hameçons, des leurres et des cannes que nous achetions dans
un magasin de gros. Ce n’était pas vraiment une boutique et
nos horaires d’ouverture étaient élastiques. Le client venait dès
que le besoin s’en faisait sentir, à six heures du matin ou à
vingt-deux heures. « Mam Tam ! ! Le pêcheur qui venait de
casser sa ligne n’hésitait pas à crier depuis la plage bien que la
maison soit endormie. Il devait continuer à pêcher ! Il était
sans argent et nous faisions crédit, plus ou moins longtemps,
parfois à perte. Ce crédit à perpétuité lui permettait d’attraper
du poisson et de nourrir sa famille. Nous faisions œuvre utile,
mais nous ne gagnions pas notre vie de cette manière non plus.
Il m’est arrivé bien des fois de râler parce que Tamsir
octroyait un nouveau crédit à un mauvais payeur. Sa réponse
était « Il est dans le besoin, pas nous ». Un point pour lui. Mais
à ce rythme-là, les rôles allaient s’inverser !
Alors, Tamsir étant pêcheur, nous avions décidé d’acheter
une pirogue.

Pirogue se dit « gal » en ouolof ; ce mot serait à l’origine du


nom du pays. Autrefois, la mer était tellement poissonneuse
qu’il suffisait de parcourir quelques dizaines de brasses pour
réaliser des pêches extraordinaires. La pagaie et la force des
bras étaient les seuls moyens de propulsion de ces
embarcations qui franchissaient à la verticale la barre de
rouleaux. Elles ramenaient des filets pleins d’espèces
différentes selon les saisons. Pendant longtemps les Sénégalais
ont mangé les poissons dits nobles, les plus savoureux : le
thiof, le mérou, le capitaine, la daurade, la lotte, la sole. Le
thon était méprisé et rejeté à l’eau. Les bénéfices de la pêche
ont permis à bon nombre de Popenguinois de construire les
premières maisons en dur. La pêche se pratiquait
traditionnellement au filet ou à l’épervier, mais la canne et le
moulinet ont fait leur apparition avec les touristes venus
s’exercer à la pêche sportive. Le Sénégal est réputé pour les
barracudas, les espadons, les capitaines, les poissons que
recherchent les amateurs de pêche au gros. Bien rares sont les
Sénégalais qui maîtrisent encore le jet du filet de la pêche dite
à l’épervier.
Il faut avoir l’œil acéré de l’épervier, et non un sonar, pour
repérer dans les vagues le banc de poissons qui se déplace, et
lancer adroitement le filet plié, qui en se déployant sous l’effet
du lest, emprisonnera les poissons comme dans un mouchoir.
Le pêcheur n’a plus qu’à tirer sur la corde qui le relie au filet
pour fermer la nasse. Un seul Vieux de Popenguine pratique
encore cette technique avec un succès relatif car le poisson se
fait rare en bordure du rivage. Aujourd’hui les pirogues sont
équipées de moteurs et elles sont obligées de parcourir
plusieurs dizaines de miles vers le large pour trouver du
poisson. Les génies de l’océan auraient-ils quitté les lieux ?

Cumba Cupam au cap de Naze protège le village, et chaque


ville de la petite côte a son génie protecteur. Les génies se
marient entre eux et ont des enfants. On raconte que le fils du
génie de la Somone a épousé la fille de Cumba Cupam et
qu’en guise de dot, des milliers de moules yoros se sont
déversées sur le rivage de Popenguine. Mais avec
l’urbanisation galopante et frénétique du littoral, les génies ont
été chassés. Il n’est pas étonnant que la mer boude ses
richesses. Pourtant, autrefois, les Vieux détenaient des secrets
qui leur avaient été transmis par les génies de l’océan. Car un
génie n’est pas avare de conseils ni de « miracles » si vous
faites ce qu’il vous demande. Les génies sont réputés amateurs
de lait et de sang. Pour s’attirer leurs bonnes grâces, un
sacrifice lébou 1 consiste à mélanger du lait avec du mil qui a
été pilé par toutes les femmes du village. Ensuite, on organise
une fête sur la plage. Chaque participant boit de ce breuvage
avant d’en verser un peu dans la mer. Le lait est le liquide
nourricier par excellence et son offrande doit garantir une
pêche abondante. Le génie se manifeste dans les rêves de celui
ou celle qu’il habite pour lui communiquer ses instructions. La
personne visitée doit absolument en tenir compte sous peine de
déclencher des maladies, ou pire encore. Mais les génies
apparaissent aussi le jour.
Un homme réputé pour son savoir, entendons par là pour ses
connaissances ésotériques, était parti pêcher avec ses
compagnons, quand soudain une énorme tortue aux yeux
d’homme fit surface et l’interpella. Tout le monde resta
stupéfait, tandis que l’homme plongeait et se battait avec la
tortue qui l’entraîna vers le fond. Elle demanda à l’homme de
la lâcher, mais il s’obstina et lui ordonna de le ramener à la
surface. Il avait tenu tête au génie par son courage et sa
bravoure. Depuis ce jour, l’homme rentre toujours avec une
pirogue pleine à ras bord de poissons.
Les génies prennent des apparences variées, surgissant par
exemple sous la forme d’un monstre marin, animal hybride
mystérieux. Des pêcheurs racontent en avoir attrapé un, puis,
terrorisés, ils l’ont relâché. Les génies s’adressent aux hommes
qui détiennent des connaissances spéciales, avec qui ils
rivalisent de savoir. Si l’homme gagne, le génie lui confiera un
secret pour attirer le poisson ou calmer une tempête. Il n’y a
pas si longtemps, les piroguiers rencontraient fréquemment
des baleines. Ce cétacé impressionnant était leur hantise car,
d’un seul coup de queue, il précipitait leur fragile esquif et tout
l’équipage vers le fond. Des pêcheurs avaient appris des djinns
les formules magiques pour l’éloigner. Il suffisait de jeter un
caillou blanc dans l’eau en récitant les incantations sacrées
pour que la baleine plonge à sa suite et passe son chemin. J’ai
aperçu une fois depuis notre terrasse le jet de vapeur d’un de
ces géants des mers, mais les baleines ont fui devant
l’industrialisation de la pêche et il est rare de nos jours que les
piroguiers aient à se mesurer au géant des mers.

L’océan est peuplé de créatures étranges que l’homme peut


combattre s’il témoigne d’un grand courage. Il est aidé par les
formules magiques, transmises par les forces de l’Autre Moitié
du Monde. Les génies conseillent les hommes mais ils leur
demandent en échange de se souvenir d’eux et d’organiser des
libations en leur honneur.
Est-ce trop exiger de l’homme qu’il se souvienne qu’il
existe plus grand que lui, et qu’il doit respecter ce qu’il ne
connaît pas, ce qui est différent de lui ? Les secrets de la
sagesse sont enseignés à l’homme humble et déterminé. Pour
les esprits faibles, ces frayeurs entretenues à dessein sont une
manière de conjurer le sort et d’entretenir l’humilité qui bride
certains abus.
Le grand-père de Tamsir connaissait si bien la mer qu’il
était le seul à pouvoir discerner depuis le rivage de quelle
espèce de poissons les bancs qu’il apercevait étaient
constitués. Il savait d’un seul coup d’œil si le banc venait vers
la côte ou s’il s’en éloignait. J’ai entendu dire qu’il était
capable de les attirer dans ses filets en faisant un « travail »
spécial dans l’eau. Malheureusement il est mort sans
transmettre son secret. Mais d’aucuns chuchotent que Tamsir,
peut-être… Des histoires comme celle-ci se perpétuent pour
faire rêver les pêcheurs en mal de poissons. Ils continuent à
parer leurs pirogues d’une multitude de gris-gris confectionnés
par les hommes qui détiennent le savoir de la mer. Il n’est pas
question d’embarquer sans ces amulettes.

Il n’existe pas de concessionnaires revendeurs de pirogues.


Pour en acheter une, il faut la faire construire, et cela prend du
temps. Il faut d’abord un arbre. Nous avons acheté un tronc sur
pied parce que c’était moins cher. Il a fallu attendre qu’il soit
abattu, puis transporté. Ces opérations avaient été rendues
impossibles à cause des pluies de l’hivernage qui transforment
la Casamance en marécage. Plusieurs mois plus tard, un autre
grand-père de Tamsir, spécialiste de ce type de fabrications,
creusa le tronc à la main. La flottaison et la résistance de la
pirogue dépendent de la qualité du tronc qui en est l’ossature,
et son équilibre de celle du travail de creusage. Les dimensions
du tronc déterminent celles de la pirogue, et donc sa capacité à
embarquer du poisson. La nôtre est de dimension moyenne et
prend à son bord quatre hommes. Elle peut charger six cents
kilos de poisson au maximum.
Certaines grandes pirogues hauturières emportent à leur
bord plus de vingt-cinq personnes et transportent plusieurs
tonnes de poisson. Malgré des dimensions impressionnantes,
elles restent des embarcations précaires et sans aucun confort.
Elles partent plusieurs jours en haute mer. Les hommes
dorment à la belle étoile sur des planches fixées sur un ou
deux niveaux le long de la coque. Le confort est celui d’une
barque de pêche utilisée sur les étangs, mais battue par les
vagues puissantes de l’océan.
Nous avons acheté les planches nécessaires pour fabriquer
les bords de la pirogue qui ont été assemblées avec de grosses
pointes. Le calfeutrage qui assure l’étanchéité a été fait avec
du goudron. Pour équilibrer l’embarcation, les hommes ont
rempli des sacs de sable, puis ont fixé un gros caillou au bout
d’une corde en guise d’ancre. Ce travail s’est fait sur la plage
avec la participation des spécialistes du village venus apporter
leur concours. En contrepartie, nous avons offert le thé chaque
jour. Il ne restait plus qu’à la peindre. La nôtre est vert et
blanc, mais les pirogues sont souvent décorées de couleurs
gaies agrémentées de très jolis dessins. Nous lui avons donné
mon prénom. Ce talisman ne suffisant pas, elle a bien sûr été
parée des traditionnels gris-gris. Ayant suivi les étapes de la
construction, je comprenais mieux la nécessité de mettre le
sort de notre côté et de nous attirer la clémence de la mer. Le
jour de sa mise à l’eau n’a pas été choisi au hasard mais en
fonction de la conjonction de différents facteurs assurant sa
protection, dont j’ignore les détails. Je n’étais pas toujours
mise dans le secret des dieux. Etant toubab, j’étais taxée de
scepticisme aigu, et il était donc inutile, selon eux, de perdre
du temps à m’expliquer des choses que, de toute façon, je ne
comprendrais pas. Je m’insurgeais parfois contre ce manque
de confiance à mon égard. J’étais sceptique certes, mais pas
obtuse ! Ces croyances faisaient désormais partie de mon
quotidien et j’avais envie de comprendre. Bien sûr, mon esprit
pragmatique freinait devant l’irrationnel ou ce qui
m’apparaissait comme tel, mais je savais intuitivement que ces
hommes et ces femmes n’étaient pas aveuglés et endormis par
une magie destinée à leur faire supporter le poids de
l’incertitude du monde et la terrible peur de l’inconnu, tapie au
fond de chacun de nous. Cette magie procède d’un autre
rapport au monde et à la nature, d’une certaine sagesse. Ils
sont en profonde harmonie avec ce qui les entoure parce qu’ils
en prennent conscience. Ils sont respectueux de ce dont ils ont
la charge. Mariettou verse toujours quelques gouttes de lait sur
le sol avant d’en boire. La terre nourricière doit aussi être
nourrie.
Où est la part de superstition ? C’est difficile à dire, mais ce
qui m’a frappée, c’est l’aisance naturelle avec laquelle les
Popenguinois se meuvent dans la vie. J’envie leur simplicité et
leur spontanéité. Ils ne sont pas naïfs, ni stupides. Ils sont
heureux, souvent. Ils illustrent justement la parole de la Bible :
«Heureux les simples en esprit, le royaume des cieux leur
appartient. »

Le prix élevé demandé pour confectionner les amulettes


destinées à la pirogue m’avait déroutée. Il me semblait plus
judicieux et plus rentable d’investir cet argent dans l’achat de
matériel de pêche. Mais aucune discussion rationnelle et
logique ne vint à bout de la détermination de Tamsir. Sans
cela, nous ne trouverions pas d’équipage assez fou pour
embarquer sur un rafiot ainsi exposé aux malédictions de la
mer. Soit. Après la maison, la pirogue.

La première pêche avait été prometteuse. A l’arrivée de la


pirogue, plusieurs paires de bras vinrent aider l’équipage à la
tirer hors de l’eau. Ils glissèrent des rondins de palmier sous la
coque pour la faire rouler et avancer dans un mouvement de
bascule avant-arrière jusqu’en haut de la plage où elle serait à
l’abri de la marée. « Ho ! lié ! » Le capitaine donna la cadence
de chaque effort : « ho ! », on lève, « lié ! », on pousse.
Soudain vingt ou trente personnes se rassemblèrent autour de
la Marielle-Véronique. Les hommes commentaient la prise.
Les femmes attendaient avec des bassines. Elles venaient
acheter le poisson qu’elles revendraient au village. Les enfants
piaillaient en courant dans tous les sens. Tamsir distribua du
poisson à ceux qui avaient aidé à remonter la pirogue et donna
aux enfants les petites prises sans intérêt. Les gamins
s’empressèrent de rassembler quelques brindilles pour faire un
feu et griller leur trésor. Un frère tria les poissons selon les
espèces. La discussion s’engagea sur le prix. Elle était
véhémente, mais jamais agressive. Les femmes criaient: «
Mais tu veux nous tuer avec un prix pareil ! »
Le but est que chacun puisse faire un bénéfice. La marge de
manœuvre est des plus restreintes car tous gardent présent à
l’esprit que les ménagères ont peu d’argent. Leur pouvoir
d’achat est faible, mais cela ne justifie pas qu’elles soient
privées du minimum. Bien sûr, certains poissons se négocient
plus cher, mais au final le gain est mince. Les pêcheurs partent
à l’aube et ils ne reviennent qu’à la tombée de la nuit. Leurs
journées sont exténuantes. Ils travaillent au soleil, sans
protection aucune, sur une embarcation sommaire, pour gagner
seulement de quoi manger et repartir le lendemain. Manger,
oui. Gagner de l’argent, non. La vente de la pêche aux femmes
avait tout au plus permis de couvrir les frais d’essence du
moteur et de subvenir aux besoins alimentaires de notre
famille pour la journée.
Du reste, par deux fois, j’ai chargé la bassine de poisson sur
ma tête et j’ai arpenté les rues du village pour le vendre. Nous
ne pouvions pas le stocker, et il fallait écouler notre
marchandise au plus vite au risque de la perdre, ce qui était
inimaginable pour moi. Les efforts déployés par Tamsir ne
pouvaient pas être vains. L’effet de surprise fut total quand j’ai
pénétré pour la première fois dans une concession en
proposant mon poisson. Les femmes riaient en tapant dans
leurs mains, et je sais que l’anecdote alimenta longtemps leurs
conversations. Mais plus rien ne les étonnait de la part de la
toubab.
Nous étions loin des grandes villes dont le commerce du
poisson s’est organisé au profit des mareyeurs qui disposent du
matériel de réfrigération et de conservation. Ils contrôlent les
circuits de distribution, et acheminent en un temps record les
produits de la pêche à Dakar. Ils achètent le produit aux
piroguiers dont le prix a été fixé à l’avance. Les poissons sont
aussitôt conditionnés dans des unités implantées près de
l’aéroport et expédiés en Europe par cargo aérien le jour
même. Les marchés journaliers de Dakar sont approvisionnés
de la même manière. Les prix sont alors multipliés par trois ou
quatre. Les pêcheurs sont les plus lésés. Ils parcourent des
distances de plus en plus grandes, encourant des risques
toujours plus élevés, pour trouver du poisson. Les frais
d’essence augmentent tandis que leurs gains sont minces et
variables. Car, paradoxalement, la rareté du produit n’induit
pas sa cherté. Beaucoup de petits pêcheurs sont prêts à
sacrifier le prix du fruit de leur travail pour survivre. Les
groupements qui se mettent en place n’ont pas suffisamment
de poids pour influencer cette masse d’indépendants isolés qui
vivent au jour le jour. Ils sont livrés à eux-mêmes et à la
voracité des intermédiaires qui ne font d’eux qu’une bouchée.
Ils provoquent des fluctuations de prix dont ils sont les
premières victimes. Mais ils doivent absolument écouler leur
production, à n’importe quel prix, pour pouvoir payer les frais
du lendemain et repartir en mer, espérant la pêche miraculeuse
qui les sortira temporairement de cet engrenage infernal. Ce
sont ces mêmes intermédiaires qui bien souvent leur ont
avancé l’argent pour acheter un moteur ou réparer des filets.
Ils les encouragent à s’endetter pour mieux les contrôler
ensuite.

Aux alentours du mois d’octobre, les pirogues partent pour


plusieurs mois en campagne, au sud du pays, au large de la
Gambie et de la Guinée. Ils laissent leur famille au village et
s’installent dans des campements de huttes de paille
extrêmement rudimentaires. Leur journée débute à cinq heures
du matin pour un premier départ. Ils passent l’après-midi à
réparer les filets en commentant la pêche du jour autour du
traditionnel thé. Puis, ils relèvent les filets vers dix-sept heures
et rentrent à la nuit tombée, exténués. Les paillasses occupent
tout l’espace disponible de la case. Elles sont aussi souples
qu’un sac de noix et les insectes parasites y trouvent tout à la
fois un logement et un garde-manger délectable.
Les incendies sont fréquents et se propagent rapidement.
Les cases sont serrées les unes contre les autres et le
combustible ne manque pas. Les bouteilles de gaz ainsi que les
réservoirs d’essence qui s’alignent le long des cases préparent
des feux d’artifice tragiques. Parfois les campements sont la
proie non plus des flammes, mais des inondations qui
détrempent tout ou qui emportent cases et pirogues sur leur
passage. Chaque année nous déplorons des naufrages et des
noyades. La prise de risques est immense car la campagne ne
dure que quelques mois et il faut engranger le plus d’argent
possible, si toutefois le paludisme vous épargne et ne vient pas
compromettre votre saison.

Le statut des piroguiers travaillant pour des chalutiers


étrangers est encore plus précaire. Les marins étrangers qui se
tiennent dans les eaux internationales, et qui connaissent mal
les eaux sénégalaises, embauchent des équipes de pêcheurs
avec leur propre pirogue. Ils négocient avant le départ le prix
global de la pêche, quel que soit le résultat de celle-ci, puis ils
les déposent en chalutier sur la zone que les pêcheurs
sénégalais ont choisie. Le chalut vient les récupérer quelques
heures plus tard, une fois le travail terminé, en hissant
simultanément hommes et pirogue à bord. Mais il arrive
parfois que ledit chalutier en situation irrégulière, surpris par
les garde-côtes, abandonne les piroguiers au milieu de l’océan,
sans ravitaillement, et qu’il prenne la fuite. Les piroguiers
n’ont plus qu’à se débrouiller pour rentrer, s’ils disposent
toutefois de suffisamment de carburant et si le temps est
clément. L’instauration de cette nouvelle forme de pêche aux
rendements accrus a déjà fait de nombreuses victimes et les
conditions exactes de leur disparition sont passées sous
silence.
Les citadins n’ont pas idée des souffrances endurées par les
pêcheurs pour approvisionner leur tiep bou dien. Les cours du
poisson sont maintenus volontairement bas. Les citadins sont
facilement mécontents dans les périodes difficiles et ils
constituent un potentiel électoral des plus importants que les
hommes politiques veulent se concilier. Une hausse des prix
du poisson est très mal perçue en période électorale. En
revanche, les pêcheurs désorganisés et éparpillés ne
représentent pas une menace. La grogne des villages côtiers
s’entend moins que celle des villes.

Nous mangions donc du poisson frais chaque jour, ce qui


était excellent pour notre santé, mais nous n’espérions plus
faire des profits. Ici, l’argent circule et il ne s’accumule que
rarement, car profiter signifie jouir et non pas exploiter ou
spéculer. C’est un instrument d’échange et rien d’autre. La
majorité de la population du pays, rurale, n’attribue pas pour
l’instant à l’argent le pouvoir qu’on lui confère en Occident.
En Afrique, l’homme qui force le respect n’est pas celui qui
possède, mais le Sage. Cela dit, le Sage peut être riche, mais sa
fortune est à la disposition d’un projet qui dépasse la seule
transformation de la condition matérielle de ceux qui le
sollicitent.
1 Groupe ethnique vivant sur la côte
15.
L’emploi manque à Popenguine. Il n’y a ni secteur tertiaire
ni industrie, et l’agriculture n’occupe plus tous les bras. En
quelques années, le rendement sur une même parcelle est
passé de trois récoltes à une seule, parfois bien maigrichonne.
Mais le travail des champs, outre le fait de nourrir la
population, confère un statut. Ce sont les nobles, les non-
castés, qui cultivent la terre. Quand une famille décidait de
fonder son village, soit par esprit aventureux, soit à la suite
d’une querelle, le chef de famille mettait le feu à
l’emplacement qu’il avait choisi et tout l’espace calciné
devenait son territoire. Par la suite, il accordait des terres à
d’autres familles désireuses de s’installer. Ces familles étaient
uniquement locataires de la terre. Le village restait
propriétaire. La propriété de la terre ne se transmettait pas,
seul l’usufruit de celle-ci passait dans l’héritage. Histoire de
montrer que l’on ne peut pas s’instaurer propriétaire de ce qui
ne nous appartient pas. La superficie de départ restait intacte et
n’était jamais morcelée.
Le père de Tamsir possède plusieurs champs de bonne terre
à deux kilomètres du village. Avec ses fils, il cultive le mil et
l’arachide. Le travail des champs a toujours obéi à des règles.
Personne ne décide de son propre chef de commencer les
semences. Il faut consulter l’imam, les Vieux ou les augures.
Celui qui transgresse cette coutume s’expose à des sanctions
pouvant aller jusqu’à la destruction de sa récolte car le
contrevenant a compromis par sa désobéissance l’appui des
forces surnaturelles qui favorisent notamment la pluie.
La culture de l’arachide était naguère le fer de lance de la
production agricole du Sénégal, mais l’huile d’arachide est
supplantée par d’autres types de matières grasses et sa culture
ne fait plus recette. Les Vieux continuent de la cultiver pour
leur consommation personnelle. Toute la famille participe aux
travaux. Les hommes creusent les trous dans lesquels les
femmes mettent une à une les graines contenues dans une
calebasse portée par les enfants. Lesquels ont pour mission de
chasser les singes, les écureuils et les rats qui viennent
s’approvisionner de cette manne inespérée. Le lance-pierres
est une arme efficace. Et si l’animal est attrapé, il est mangé
grillé. Si les enfants sont patients, ils emmènent leur proie sur
la plage pour préparer un bon ragoût. Ils vont chiper dans les
boutiques les ingrédients indispensables tels que des oignons
et de huile. Pendant que l’un d’entre eux occupe le boutiquier,
les autres, munis de longs bâtons avec des crochets, attrapent
ce qui leur est nécessaire sur les étagères. La préparation de
leur festin demande adresse, roublardise et un zeste de courage
pour braver la légitime colère des marchands.
La culture du mil est plus rapide. Il reste la base de
l’alimentation à N’Diayen, mais les jeunes de la famille
préfèrent le riz, et ils n’ont plus envie d’aller aux champs. Le
Vieux y va seul de plus en plus souvent. Pour préparer le mafé,
le plat préféré de Tamsir, je me ravitaillais en mil, déjà pilé et
roulé, auprès des femmes qui en faisaient commerce dans le
village. Avant, il aurait été sacrilège de vendre du mil. Je
n’avais ni le savoir-faire, ni la patience des femmes qui pilent
dans le mortier — image traditionnelle de l’Afrique. Le
mortier est creusé d’une seule pièce dans un tronc de calcédrat.
Ils peuvent peser plusieurs dizaines de kilos. Le pilon, très
lourd manche de bois, écrase toute la tige pour réduire les
graines en farine qu’elles vannent. Puis elles la roulent à la
main avec de l’eau salée dans de grandes calebasses pour
obtenir les graines de couscous. Le pilon est lourd et il faut
lever les bras haut au-dessus de la tête pour qu’il s’abatte de
tout son poids et écrase les graines. Cette corvée est
fastidieuse. Les femmes portent bien souvent leur bébé sur le
dos. Pour alléger leur tâche, elles se mettent par deux et pilent
en cadence, alternativement. Les fillettes commencent très tôt
cette corvée, et elles ont instauré une sorte de jeu pour rendre
la tâche plus distrayante. Elles lancent le pilon en l’air et elles
tapent plusieurs fois dans leurs mains avant qu’elles ne le
rattrapent pour l’abattre. Elles se défient pour savoir qui sera
celle qui lancera le pilon suffisamment haut pour battre dans
les mains un nombre de fois record.
Le moulin à mil, mécanique et payant, a fait son entrée au
village, mais on entend toujours le bruit des pilons dans le
mortier. Faire moudre son mil n’est pas à la portée de toutes
les bourses.

Peu nombreux sont les enfants dorénavant qui maîtrisent le


lance-pierres et la fabrication des pièges, peu nombreux
également ceux qui accompagnent leurs pères aux champs.
Avant la grande sécheresse des années soixante-dix, la
nature offrait en abondance cultures et troupeaux, poisson et
travail. Il n’y avait pas à se préoccuper du lendemain. Seules
les céréales étaient stockées, davantage par surproduction que
par nécessité de constituer des réserves. Soudain, en trente ans,
les grands bouleversements climatiques ont remis en cause
l’existence vécue au jour le jour, sans système d’épargne, ni
assurance en tous genres, sans crainte du lendemain.
L’insécurité liée aux moissons aléatoires n’avait pas induit de
nouveaux comportements de prévision et de protection parce
que le phénomène n’était pas nouveau. L’existence a toujours
généré des fluctuations, des incertitudes, des contretemps et
des coups du sort. Le climat n’a pas toujours été serein ni
l’avenir radieux. Mais il était alors encore possible de
composer avec les difficultés et les aléas climatiques. L’esprit
et le corps y étaient préparés. Cependant, après les
décolonisations, les marchés ont reçu de nouveaux produits de
consommation importés. L’achat de ces marchandises a
imposé aux familles une demande croissante de liquidités qui
jusque-là étaient utilisées pour les produits de première
nécessité. Le superflu a mis en péril l’équilibre précaire de leur
budget.
Les jeunes gens adoptent de nouvelles habitudes
alimentaires et vestimentaires bien plus onéreuses. Ils n’ont
plus envie de s’encombrer des rites de leurs ancêtres que les
Vieux peinent à leur transmettre. Les enfants quittent la
concession, vivier irremplaçable de la transmission, attirés par
les nouvelles technologies de diffusion en masse des cultures
étrangères, auxquelles ils ne comprennent rien. Les jeunes
Africains n’ont pas eu le temps de porter un regard critique, de
prendre un recul suffisant pour jauger l’intérêt de ce remue-
ménage. L’argent et la culture « du paraître pour être »
tiennent désormais le haut du pavé et semblent être les seuls
moyens de réalisation personnelle dont ils disposent.

Devant leurs épouses devenues querelleuses et exigeantes,


les maris inactifs préfèrent s’éloigner de la maison et retrouver
leurs compagnons d’infortune, autour du thé, où ils maugréent
contre les décisions des gouvernements, la décomposition de
la structure familiale et leur inactivité responsable de tous les
problèmes.
Le rituel du thé est devenu une institution pour tous les
chômeurs. Il aide à tuer le temps. Il dure deux ou trois heures,
et accompagne agréablement la discussion.

Une personne du groupe se charge de le préparer. Elle


allume un petit brasero et met à bouillir une minuscule théière
contenant de l’eau, du thé en vrac et beaucoup de sucre. On
prélève un peu de liquide avec un petit verre à thé que l’on
transvase dans un autre verre en levant très haut la main pour
faire de la mousse. On répète l’opération aussi longtemps qu’il
est nécessaire pour former jusqu’à la moitié du verre une
collerette de mousse. Puis on remplit un autre verre que l’on
va vider dans un second, plusieurs fois de suite, pour le
refroidir. Ainsi, on offre un verre de thé tiédi portant collerette
décorative. On utilise deux ou trois verres, moins que de
participants, et il faut renouveler l’opération pour chaque
membre présent, en rinçant les verres entre chaque tournée.
Dans le mélange bouillonnant, on rajoute un peu de thé et
beaucoup de sucre. Et on recommence à faire des collerettes, à
faire circuler les verres, à palabrer.
La troisième fois, on rajoute très peu de thé et du sucre.
Beaucoup, beaucoup de sucre. Le mélange est tellement
sirupeux qu’il ressemble à du confit de thé. Il colle les doigts
au verre et la langue au palais. On dit que le premier verre est
amer comme la mort, le deuxième doux comme la vie, et le
troisième sucré comme l’amour.
Bientôt il est l’heure de regagner ses pénates et les
difficultés conjugales. Souvent, après le repas du soir, les
hommes repartiront boire du thé. Ou de l’alcool. Pour cela, pas
de rituel. Mais en pays musulman, mieux vaut se soustraire
aux regards. Les quelques petits débits de boisson de
Popenguine se cachent derrière de hautes palissades de
roseaux.

Les pères de famille ont conscience que leur exemple n’est


guère motivant, mais ils se découragent devant le peu de
solutions qui s’offrent à eux. La nouvelle société de
consommation demande toujours plus de liquidités qu’aucun
travail ne peut leur fournir. Et pourtant, ils ne manquent ni de
bonne volonté ni de courage.
La débrouillardise en sauve quelques-uns. Ils fabriquent des
ustensiles de cuisine tels que des louches ou des écumoires à
partir de métal récupéré sur des boîtes de conserve. En
aplatissant ces boîtes et en les soudant entre elles, ils
fabriquent des petites valises. Les plus doués en tirent des
jouets qu’ils vendent aux touristes. Babacar fait le tour des
concessions pour récupérer les bouteilles en plastique ou en
verre, ainsi que toutes sortes de contenants alimentaires pour
les revendre. Ils seront remplis d’huile de palme venue en vrac
de la Casamance, ou d’arachides grillées, ou encore de
boissons préparées par les femmes avec du bissap ou du bouy.
Il existe toutes sortes de petits métiers. Du traditionnel cireur
de souliers au porteur, en passant par les démarcheurs en tous
genres et vendeurs au détail de bonbons, de cigarettes, de noix
de kola, de mouchoirs, de bâtons spéciaux pour se curer les
dents, d’eau en sachets plastique, de chargeurs de portables,
d’étuis à lunettes, de ventilateurs miniatures, de batteries de
casseroles, d’outillage, d’images pieuses… Les vendeurs
circulent chargés comme des mulets dans les rues encombrées
des villes où ils slaloment entre les voitures à l’arrêt en vantant
leur marchandise. Si la transaction est en bonne voie et que le
feu passe au vert, le camelot trottine à côté de la voiture tout
en négociant le prix. Il ne veut pas perdre le client qui, soit de
guerre lasse, soit pour tuer le temps dans les embouteillages, a
engagé la discussion. Ils ne se soucient pas de leur sécurité.
L’essentiel est d’obtenir quelques CFA. Leurs journées sont
éreintantes. Ils restent des heures sous le soleil, alourdis par
leur marchandise, et parcourent des kilomètres.

Les enfants de la capitale ne manquent pas d’imagination


pour gagner de l’argent. Ils s’arrogent des places de parking
qu’ils indiquent aux automobilistes à grand renfort de
moulinets de bras ou parfois avec un sifflet. Une fois que la
personne s’est garée, ils lui proposent d’astiquer sa voiture. Ils
sont munis d’un seau, contenant une eau déjà sale, et d’un
chiffon. Bien souvent, à la fin de leur intervention, la poussière
de la carrosserie mélangée au peu d’eau utilisée dessine de
grandes arabesques décoratives sur le véhicule. Mais les
enfants ne cessent de l’astiquer, toujours au même endroit,
jusqu’à ce que l’automobiliste regagne sa voiture et constate
que l’enfant est toujours en plein travail. Quand le propriétaire
de la voiture refuse le service d’entretien, l’enfant propose
alors de veiller scrupuleusement sur son bien pour éviter les
vols, mais aussi pour interpeller les conducteurs indélicats qui
fileraient sans laisser d’adresse en cas de froissement de tôle.
Ce qui n’est pas rare vu la façon dont la plupart des Sénégalais
conduisent ! Il faut dire que le permis de conduire s’achète
aussi facilement qu’il s’obtient lors de l’épreuve réglementaire
qui consiste en une marche arrière, un demi-tour et quelques
centaines de mètres parcourus sur une ligne droite.
Les enfants dans les villages offrent également leurs
services pour garder une voiture qui tombe en panne au milieu
de la route. Le propriétaire ne prend pas le risque
d’abandonner sa voiture au pillage tandis qu’il part trouver une
solution de dépannage, et il la confie à un gardien susceptible
de passer la nuit à l’intérieur s’il le faut. Que ce soit en ville ou
à la campagne, si les enfants n’ont pas su convaincre les
propriétaires des voitures de leur faire confiance, certains les
détériorent eux-mêmes, justifiant ainsi la nécessité de faire
appel à eux. Une ruse consiste à boucher le pot d’échappement
avec des chiffons, ce qui empêche le démarrage de la voiture.
Les enfants se mettent alors d’accord avec un garagiste pour
que celui-ci vienne dépanner. Pendant que le garagiste cherche
la panne imaginaire, les enfants retirent discrètement les
chiffons puis ils partagent le prix de la réparation avec le
garagiste. Les enfants exploitent toutes les possibilités pour
contribuer aux recettes de la famille. Ils parcourent les
marchés avec un carton sur la tête et se proposent pour porter
les commissions des femmes. Leurs gains sont maigres, mais
cela vaut mieux que rien.

Le tourisme a engendré une large gamme de petites activités


de service qui ne sont pas toutes honnêtes. Les guides par
exemple, qui vous invitent à découvrir la région qu’ils ne
connaissent pas forcément eux-mêmes. Ce n’est pas un
problème car ils maîtrisent l’art de l’improvisation. Ils
trouveront toujours un habitant sur place qui les tuyautera
moyennant des royalties. Il existe des rabatteurs de tout poil,
les bana-banas ou baolbaol (du nom d’une région du Sénégal
dont sont issus majoritairement les commerçants les plus
doués), qui vendraient de l’air en conserve. Ils n’ont pas leur
pareil pour vous faire miroiter l’affaire la plus mirobolante du
Sénégal au prix le plus extraordinaire qui soit. Ils connaissent
parfaitement leur ville et vous pouvez leur demander
n’importe quel article introuvable. Eux, ils le trouvent… ou ils
le fabriquent en un temps record.
Un jour à Dakar près des échoppes qui proposent des
souvenirs, un bana-bana a vendu à un touriste un margouillat,
gros lézard aux couleurs chatoyantes, qui se dorait au soleil sur
un mur. Quand le touriste, qui venait de payer une belle
somme pour ce magnifique spécimen, demanda à récupérer
son nouvel ami, le vendeur lui dit de le prendre lui-même
puisqu’il lui appartenait. Le margouillat s’échappa et
poursuivit son chemin le long du mur, tandis que le touriste
dépité s’apercevait que le vendeur s’était sauvé et l’avait
planté là.
Ils baragouinent plusieurs langues apprises sur le tas pour
mener à bien leur entreprise de séduction. Ils sont parfois un
peu « collants » et à Dakar particulièrement virulents. Ils
acceptent difficilement d’être rabroués par des touristes que
leur ténacité excèdent. Cela aboutit à des remarques du style :
« Tu es raciste ? Tu ne veux pas parler amicalement avec un
Noir ? »
Dès qu’un bana-bana repère un touriste fraîchement
débarqué, encore très blanc de peau, il le suit de loin pour
savoir ce qui est susceptible de l’intéresser en fonction des
endroits où il s’arrête et de la nature des marchandises qu’il
regarde. Puis il aborde le client, démarche dégingandée,
sourire épanoui, dégaine rasta, l’air de rien mais prêt à tout. Il
est bien rare que vous en réchappiez sans un petit achat.

Les femmes se réservent l’alimentaire. Elles achètent des


fruits et légumes sur les marchés de gros qu’elles revendent
dans les villages ou sur les marchés de détail. Elles empruntent
les transports en commun pour couvrir de grandes distances
entre le lieu de production et le lieu de distribution. Elles
transportent leurs marchandises dans des bassines et des seaux
de plastique recouverts de tissus bariolés. Aux haltes
habituelles, les femmes en boubous multicolores hurlent leurs
ordres aux assistants du chauffeur pour décharger des dizaines
de bassines aux couleurs vives dont elles seules sont en
mesure d’identifier le propriétaire. Les tissus de protection
servent de repères. Mais il est fréquent d’assister à une
altercation et l’événement alimente en commentaires le reste
du voyage.
Les femmes s’approvisionnent en arachides crues qu’elles
grillent dans un petit brasero. Elles mélangent les coques avec
du sable pour éviter de brûler les graines, puis elles les
décortiquent, les salent, et les mettent dans de petits sachets
qu’elles vendent vingt-cinq CFA. D’autres confectionnent des
beignets ou des sandwichs. Elles ont une place attitrée dans la
rue, mais leur activité n’est soumise à aucun contrôle, ni à
aucune taxe. Elles doivent simplement se rendre une fois par
an au service d’hygiène pour dépister une éventuelle
tuberculose, et faire un contrôle succinct de leur état de santé.

Chacun se débrouille comme il peut et l’absence de


législation stricte favorise l’initiative et la libre entreprise.
N’importe qui peut s’improviser commerçant et trouver les
moyens de gagner sa vie. Ces petits métiers débouchent
parfois sur de véritables créations d’entreprises, stables et
durables. Certains ont débuté comme vendeur à la sauvette.
Puis ils se sont constitué une clientèle fixe et sont devenus des
petits grossistes approvisionnant un réseau de petits
revendeurs qu’ils prennent sous leur protection. De petits
grossistes, ils deviennent grossistes à part entière, et installent
à leur tour leurs protégés en tant que petits grossistes qui se
constituent un aréopage de vendeurs à la sauvette. De fil en
aiguille, et en quelques années, la base de la pyramide faite de
revendeurs permet d’approvisionner une grande quantité de
boutiques de détail et une multitude de vendeurs de rue. C’est
le nombre qui fait la force et l’apport permanent de nouveaux
clients amenés par l’accroissement du nombre de revendeurs.
Pour progresser, il est indispensable de constituer sa propre
équipe de vendeurs et de la soutenir. Ce sont essentiellement
les mourides qui ont développé ce système.
Les mourides sont des musulmans dont le chef spirituel était
cheikh Amadou Bamba, un homme venu au Sénégal au XIXe
siècle et qui créa sa propre confrérie. On trouve le portrait
d’Amadou Bamba dans quasiment toutes les boutiques de
Dakar. Sa bouche est cachée par un pan du turban qu’il porte
sur la tête. Certains disent qu’il avait adopté cette coutume
propre à la Mauritanie qu’il avait traversée, où les hommes
utilisent le turban pour se protéger des vents de sable. Selon la
rumeur colportée par d’autres, ce serait un djinn à la bouche
tordue qui serait revenu d’exil, et non pas Amadou Bamba, et
il se cacherait ainsi pour n’être pas démasqué. Cet homme,
considéré comme un saint par les Sénégalais, a été exilé vingt
ans au Gabon par les administrateurs français qui craignaient
son influence. Il a eu le temps d’écrire de nombreux livres
consacrés à la traduction et à l’exégèse du Coran. La légende
raconte qu’il avait des pouvoirs mystiques puissants mais qu’il
répugnait à en faire usage. Un jour, l’encre noire qu’il utilisait
pour rédiger ses ouvrages se renversa sur le sol de sa prison et
coula dans la terre. Elle serait à l’origine du pétrole qui aurait
dû assurer la richesse du pays, si les compagnies pétrolières
étrangères n’avaient pas fait main basse sur ce trésor.
Cette branche de l’islam prône les vertus du travail et de
l’entraide dont dépend le salut du pratiquant. Le mouridisme
est typiquement sénégalais et les vendeurs de souvenirs
d’Afrique qui arpentent les plages de France l’été, ou ceux qui
investissent les sites touristiques français, proposant des tours
Eiffel en plastique ou des posters des châteaux de la Loire, en
sont issus. Le mouvement baifal est une branche du
mouridisme. Ces hommes sont des mystiques mendiants
habillés de patchwork, portant un gourdin de mortification à la
ceinture, qui sillonnent le pays à pied en chantant à tue-tête.
Pour récolter des fonds, ils secouent en permanence un bol
contenant des pièces de monnaie qui s’entrechoquent rythmant
leurs psalmodies. Ils sont connus pour user du cannabis. Leur
activité au sein du mouvement est brève, une sorte de
parenthèse initiatique, et la plupart d’entre eux reprennent par
la suite le cours normal de leur vie, tout en restant baifal,
fidèle au mouridisme.
16.
Un jour, je suis passée à la petite maternité pour saluer les
sages-femmes que je connaissais. Elles sont secondées par les
matrones, Vieilles Mamans qui ont mis au monde la moitié du
village et pour qui une naissance est un miracle sans cesse
renouvelé.
Dans la petite salle occupée par cinq lits, il y avait, parmi
d’autres femmes dont le travail était déjà commencé, une
jeune accouchée avec un paquet de tissu posé près d’elle.
C’était son fils, un prématuré de sept mois qui tétait dans le
vide, les yeux clos. Il pesait à peine un kilo, avait une épaisse
chevelure noire et ressemblait à un chat écorché. La maman
jeune mère de six enfants, n’avait pas de lait pour le nourrir.
La sage-femme m’expliqua :
«Elle ne se nourrit que de riz cuit à l’eau, et elle dit qu’elle
n’a pas faim.
— Je vais lui apporter des plats avec de la viande, elle
mangera et elle reprendra des forces. En attendant, je vais aller
à la pharmacie pour acheter du lait en poudre », avais-je
décrété.
Je passais chaque jour et je constatais avec joie que la
maman me rendait les assiettes vides et que son bébé était
toujours vivant.
Le bébé semblait bien se porter et il s’accrochait à la vie. Il
était toujours empaqueté dans une superposition de couches de
tissus qui lui servait de couveuse. Après quatre jours, le bébé
eut une éruption de boutons que l’on soigna avec des
antibiotiques. La maman avait enfin du lait et le bébé tétait
goulûment. Au cinquième jour, la femme demanda à quitter le
dispensaire. C’était de la folie pour la survie du bébé. Elle
expliqua que son mari le lui ordonnait. J’ai demandé à Tamsir
d’aller trouver le mari inconscient et de le ramener à la raison.
Je m’étais attachée au bébé. Je pestais contre ces hommes
barbares qui privilégiaient leur intérêt égoïste et ne faisaient
pas cas de leur femme, écrasée par les tâches ménagères. Cette
femme était peule. Ce sont des bergers qui vivent de leur
troupeau. Je l’imaginais tremblante de crainte sous l’autorité
de son mari, obligée de traire les chèvres, à peine relevée de
son accouchement. En fin de compte, c’était elle qui souhaitait
rentrer chez elle, malgré les risques auxquels elle exposait son
nouveau-né. Je lui ai dit :
«Ton fils est le frère de notre propre enfant, il ne manquera
de rien. Tu dois le soigner correctement. »

Elle quitta néanmoins la maternité et, dix jours plus tard,


l’enfant mourut de fièvre. Elle n’avait pas pris la peine de
l’emmener à la consultation pédiatrique.
Devrais-je dire qu’elle l’a laissé mourir ? C’était la seule
solution qu’elle avait trouvée pour soulager le poids de sa
propre existence. Comment comprendre cette femme sans la
juger ? Que savais-je de sa vie avant mon intervention ? Et
d’ailleurs, quelles avaient été les motivations de mon
immixtion ? La pitié, la charité, ou la compassion ? Le souci
de faire juste et bien, ou l’impossibilité viscérale d’accepter
une situation, par essence insupportable, parce qu’elle me
faisait éprouver la peur, celle de la mort, que suscitait mon
impuissance ?

Une autre fois, j’ai rendu visite au prieur de la communauté


Saint-Jean où j’ai rencontré un toubab qui attendait la venue
du père. Il avait l’air irrité. Toujours curieuse de partager
quelques réflexions avec les toubabs, je me suis présentée et
lui ai demandé s’il était satisfait de son séjour au Sénégal. J’ai
appris qu’il était hébergé à la mission catholique, raison de sa
présence ici, et qu’il faisait partie d’une organisation
humanitaire qui avait pour vocation de récupérer du matériel
hospitalier pour l’acheminer ensuite dans des pays sous-
développés. Il tentait désespérément de trouver une solution
pour contourner les procédures sourcilleuses des douanes qui
bloquaient le matériel au port de Dakar. Une fois de plus,
pourquoi empêchait-on l’entrée de ces dons sur le territoire ?
avait-il magouille sous roche pour que les douaniers puissent
détourner à leur profit du matériel à revendre ? Je comprenais
le courroux de ce monsieur qui se donnait beaucoup de mal
pour aider les dispensaires du pays et qui était confronté à
l’inertie et à la corruption des douanes. En poursuivant la
conversation, j’ai appris que sa cargaison comprenait
essentiellement des fauteuils roulants pour handicapés
moteurs, quelques béquilles (de loin le matériel le plus
indispensable) et un appareil de radiographie.
Bien sûr, a priori, l’importance du don ne devait pas
m’échapper. Cependant, je me demandai de quelle utilité
seraient des fauteuils roulants dans le sable et les rues
encombrées et mal entretenues du pays. Au regard des
nécessités, bien peu d’aménagements spécifiques sont prévues
pour les handicapés en France, je vous laisse imaginer en
Afrique… Pourtant ici, malgré le manque de moyens
particuliers, la famille prend en charge la personne invalide.
Un membre de celle-ci porte ou déplace l’infirme, se mettant à
son service. Bien sûr, il est habituel qu’une personne utilise
son infirmité pour mendier dans la rue, mais cela ne signifie
pas qu’elle soit livrée à elle-même, abandonnée par la
communauté. Disons que la communauté tire profit de
l’apitoiement qu’engendre le handicap comme rétribution des
soins qu’elle lui apporte.
Les personnes qui ont eu la poliomyélite en gardent des
séquelles impressionnantes. Au centre de Dakar, près des
grandes banques, elles offrent un spectacle terrifiant, cassées
en deux, les hanches verrouillées, les jambes décharnées. Elles
prennent appui sur leurs mains pour se déplacer et venir
solliciter une aumône. Toujours à ras le sol, elles sont de ce
fait obligées de tenir leur tête en extension pour croiser le
regard. Elles pourraient rester assises par terre, l’air pitoyable,
à attendre une manne divine, mais elles vont au-devant des
passants en se déhanchant et en lançant maladroitement leurs
jambes devant elles, puis elles les apostrophent, souvent avec
humour, pour solliciter leur générosité. Leurs corps sont
tordus, squelettiques, difformes, et pourtant elles restent
souriantes, elles plaisantent, elles draguent aussi les filles qui
passent à portée de leur regard. Elles vivent.

La première fois que j’ai participé à une soirée dansante au


village, j’ai été invitée par un homme que la pénombre
dissimulait à ma vue. J’ai accepté son invitation, et lorsqu’il
s’avança et fut dans la lumière des spots, je m’aperçus qu’il
avait une béquille et qu’une de ses deux jambes, maigre et
tordue, pendait, inerte. Je sentis la confusion m’envahir. J’étais
terriblement mal à l’aise. Lui, il souriait. Il posa sa béquille,
me prit par la taille et se mit à danser. Au bout de quelques
secondes, j’avais oublié son infirmité. Ses bras puissants me
tenaient fermement, il maintenait son équilibre et suivait le
rythme de la musique. Il n’avait pas douté de lui un seul
instant.
Le regard gêné, parfois honteux, souvent indifférent, que les
touristes posent sur leurs difformités peut les humilier, mais
celui dont les gratifient les Sénégalais conforte leur place dans
la communauté, à la mesure des possibilités que Dieu a
données à chacun. Les personnes valides ne perdent pas de vue
que la maladie, l’accident, ou le handicap peuvent les frapper,
sans prévenir, mais que tout être humain garde sa dignité. «
Lâgo du wess » : Nous ne sommes pas à l’abri du handicap.
Les aveugles sont conduits par des enfants tandis que l’infirme
récite des versets du Coran en mendiant. Les lépreux se
postent devant les établissements bancaires et tendent leurs
moignons rongés par la maladie pour demander l’aumône sans
aucune gêne. Aucun d’entre eux n’est chassé des lieux publics.
On comprend que les fauteuils roulants ne soient adaptés ni à
la configuration du terrain, ni à la configuration mentale
africaine.
L’appareil de radiographie serait peut-être plus utile, mais
avait-on prévu d’offrir également les plaques et les films, les
produits de développement, sans parler de manipulateurs
compétents pour faire fonctionner l’appareil dans les villages
de brousse ? Je me souvenais du petit laboratoire d’analyses
médicales du village qui possédait un microscope high-tech,
mais qui n’avait ni plaques de verre, ni réactifs pour lire les
analyses. Je pensais aussi aux écrans d’ordinateurs sans
claviers, ou aux PC sans logiciels qui s’entassaient, inutilisés
car inutilisables dans une pièce du dispensaire. Sans parler de
l’appareil d’échographie tombé en panne, et que personne
n’avait jamais pu réparer. D’ailleurs, la seule personne capable
de l’utiliser était partie en Côte-d’Ivoire.

Je comprends que ce bénévole soit désabusé, mais il le


serait bien davantage encore s’il prenait conscience que l’aide
apportée n’est pas forcément l’aide attendue. Se débarrasser de
nos surplus, de nos excédents ou de nos rebuts, n’est pas un
acte de générosité. L’important n’est pas de donner, mais de
s’interroger sur ce qui est utile, et dans la mesure du possible
de l’offrir.
Il n’est pas du tout certain que les critères pris en
considération pour justifier l’intervention contre la pauvreté
soient les bons. Certes le développement technique de
l’Afrique s’est limité au tam-tam et à la houe, mais c’était un
stade où les populations vivaient une existence harmonieuse,
et c’est pourquoi il n’a pas été dépassé. Vivre au rythme de
l’alternance du jour et de la nuit était suffisant et ne les
contraignait pas à inventer l’électricité pour se sentir mieux.
Les conditions pour vivre heureux étaient réunies, et il était
inutile d’en inventer d’autres.
La pauvreté n’est pas toujours du côté que l’on imagine,
sauf si l’on retient comme seul critère la pauvreté économique,
mise en chiffres et en équations par les penseurs des pays
riches qui ne savent appréhender les choses qu’à l’aune de
leurs certitudes. Pourquoi ne pas mesurer les facteurs de
développement avec d’autres paramètres, tels que le nombre
de divorces, de suicides, d’alcooliques, de drogués, de
personnes dépressives ou dépendantes de psychotropes et
d’anxiolytiques, ou bien le pourcentage de personnes âgées
grabataires finissant leur vie, seules, dans un hôpital, ou
encore le taux de criminalité, les viols, la pédophilie, sans
oublier la qualité de l’air respiré, celle de l’eau et de la
nourriture produite par les géants de l’agroalimentaire. Ces
données concernant la qualité de la vie seraient à mon sens
intéressantes à introduire dans les tableaux comparatifs. Au
nom de prétendus progrès et de hautes valeurs morales, une
partie du monde se permet de donner des leçons à l’autre
partie. L’Afrique nous offre des exemples de tolérance, de
respect, d’humanité, de bonté, de joie de vivre, même si elle
connaît aussi ses heures sombres. L’Afrique n’ose clamer sur
la scène internationale son originalité et sa force. Elle se tait et
se laisse dépouiller non seulement de ses ressources
matérielles mais de ce qu’elle a de plus précieux à offrir, sa
richesse humaine.
Nos talentueux philosophes s’interrogent toujours sur le
sens « d’une vie bonne », mais penser n’est pas une fin en soi,
et le fruit de ces cogitations doit être mis en acte. La vie est
naturellement bonne d’après les Africains. Un Africain
exécute sa vie sans la penser et sans se poser de question à
propos de son évidence.
Lors de nos discussions, Tamsir me regardait d’un air
étonné et, au fil des années, son regard s’est empli de
compassion pour la toubab emberlificotée dans la complexité
de son mental, ne comprenant pas pourquoi je m’embarrassais
de considérations superflues sur le pourquoi de tant de choses
que j’ignorais.
«Tu sais quel est ton problème, sokhnassi ? me demandait-il
gentiment, sans chercher à me faire une leçon de morale.
— Non ! bien sûr que non, mais tu vas me le dire je suppose
?
— Tu prends tout trop au sérieux. La vie, tout ça, c’est
graoul ! »
Merci pour la sentence et je lui demandais :
« Mais cela ne te dérange pas de ne pas savoir quel est le
mystère qui nous fait respirer par exemple ? » Et il me
répondait : « Nous respirons n’est-ce pas ? » Je disais : « Oui
». Et il ajoutait : « Cette réponse me suffit pour vivre et je
continue à respirer jusqu’au jour où cela s’arrêtera, c’est tout.
»

C’est cela une vie bonne : être sûr d’être toujours en


adéquation avec l’instant présent. Être sûr, c’est-à-dire
confiant, ce qui implique que le doute n’a pas de place dans
l’esprit, le corps et le cœur. Les Africains suivent l’intelligence
de leur cœur et la moindre de leurs actions les laisse en paix
avec eux-mêmes.

L’Afrique détient des réponses millénaires, toujours


d’actualité. La Sagesse traverse les âges et les conditions
particulières à chaque société sans prendre une ride. Elle parle
de l’Absolu, quelles que soient les notions que ce mot
recouvre. Les dirigeants africains, honteux d’avoir si peu à
proposer face à la démesure orgueilleuse de l’Occident,
n’osent pas se prévaloir de la plus grande richesse qu’ils
possèdent: des êtres humains vivants, vibrant encore d’une vie
spirituelle intense. Laissons les pays africains prendre leur
destin en main, même si leurs trajectoires diffèrent de celles
que l’Occident a imaginées pour eux. Que restera-t-il dans
cent ans de tous les ajustements économiques et budgétaires
imposés par les puissants? Pourquoi n’y a-t-il pas un dirigeant
africain qui s’affranchisse enfin de la tutelle des pays riches ?
J’ai reçu une réponse un jour de promenade. Nous étions
partis toute la journée avec Tamsir et Mariama sur mon dos
pour une excursion dans la réserve de cailloux de Popenguine.
Nous avions pique-niqué en dégustant les poissons que Tamsir
avait pêchés, puis nous avions repris le chemin du village sous
un soleil encore accablant. En chemin, nous avons croisé des
femmes portant leurs bébés sur le dos et des bassines remplies
de poissons sur la tête. Elles nous saluèrent au passage et
Tamsir prit soin de s’arrêter et de leur demander d’où elles
venaient :
« De Guerrow», répondit l’une d’elles.
La marche était longue en effet depuis le village. Je
m’apprêtais à poursuivre notre chemin sans faire davantage
cas de cette halte, quand Tamsir prit la bouteille d’eau presque
vide et tiède dans notre sac à dos pour la leur donner.
Instinctivement j’ai pensé: « Et nous alors, il ne nous restera
plus rien! ? »
Il nous restait un peu de chemin à parcourir jusqu’au
village, mais il est certain que nous ne serions pas morts de
soif le temps d’y parvenir. Mon premier réflexe avait été de
me recroqueviller sur ma mesquinerie, sans penser une seule
seconde à ces femmes assoiffées.
Elles ont partagé le peu de liquide contenu dans la bouteille,
et ont repris leur route gaiement, nous saluant d’un signe
amical de la main.
J’étais plantée là, les pieds dans la terre rouge et
poussiéreuse, fixant la silhouette de Tamsir qui avait repris sa
marche, abasourdie par la réalité soudain entrevue. Mon cœur
était aussi sec que la poussière rouge sous mes pieds. J’avais
honte. Mais ce mot n’évoque pas le sentiment poignant de
compassion que j’ai éprouvé pour moi-même. Je croyais que
je savais parce que j’avais étudié, que j’avais beaucoup lu, que
j’avais voyagé. Je croyais que j’étais plutôt attentive aux
autres, ou pour le moins que j’évitais de nuire à autrui. Et par
ce geste tout simple, Tamsir m’avait jeté en pleine figure ma
misère. Ma pauvreté de cœur. Ce jour-là, j’ai compris de quel
côté était la misère.
17.
J’ai longtemps conservé mon rythme toubab. Mes gestes
étaient rapides, mon pas alerte, mon corps et mon esprit étaient
toujours en mouvement. Je me déplaçais et je travaillais aux
heures les plus chaudes, malgré la pesanteur de l’air et les
rayons brûlants du soleil.

Le soleil est une bénédiction car il illumine les journées les


plus banales. En revanche, au fil des jours, des mois, des
années, sa régularité métronomique devient lassante. Le
moindre geste demande un effort. Je me surprenais à rêver
d’étendues neigeuses, de froid et de brouillard. La chaleur
permanente et le changement radical de climat étaient une
donnée dont je ne tenais pas compte. Je ne mesurais pas la
contrainte énorme que j’imposais à mon corps. Docilement, il
répondait, en suant. Je pensais: «Je vais m’habituer.»
M’habituer bien sûr, mais cela n’excluait pas un changement
de rythme. Je nommais paresse les longues heures passées à ne
rien faire, assoupie. Il y avait tant à faire pour améliorer les
conditions de vie, l’habitat, la propreté. Comment laisser filer
toutes ces précieuses heures de travail possible? Au lieu de
cela, le village suspendait toutes ses activités durant l’après-
midi. Au fil des mois, je revins sur ce jugement hâtif. Ce que
je qualifiais de paresse était une adaptation à un milieu ingrat,
voire franchement hostile.

Je ralentis moi aussi l’allure et j’adoptai le pas traînant des


Sénégalais, limitant même l’effort de devoir lever les pieds.
Naturellement, mes fesses se mirent à onduler et mes bras à
ballotter le long du corps, marquant le rythme du
déhanchement. Il me fallait désormais prévoir plus de temps
pour me rendre d’un point à un autre. Mon esprit était lui aussi
gagné par la torpeur. Les pensées s’immobilisaient. J’avais
besoin de la plus petite parcelle d’énergie pour être active. Je
n’en gaspillais plus. Durant ces années, j’ai appris à mes
dépens qu’il fallait veiller à rester en bonne santé et que cela
passait par une hygiène de vie simple, mais régulière. J’avais
maltraité mon corps. Je me préoccupais de lui quand il se
déréglait et qu’il me faisait défaut. Je le maudissais presque de
ne pas répondre à mes sollicitations dès que j’en avais besoin.
Je cohabitais avec lui, comme s’il avait été un banal outil à ma
disposition. Le fait de le tenir pour quantité négligeable me
permettait de mieux l’asservir. Je ne le laissais jamais en
repos, de peur d’être submergée par de sourdes angoisses.
Un matin, à nouveau il me fut impossible de me lever. Tout
mon corps était douloureux et mes articulations brûlantes. Ma
tête était prête à éclater et mon estomac se révulsa. Je n’avais
plus de force. Mes jambes se dérobèrent sous moi et je
sombrai dans un état d’hébétude et d’apathie incontrôlables.
Les frissons m’attaquaient en rafales comme des piqûres qui
me transperçaient le corps. Je disparus sous des pulls empilés
et des duvets. J’avais l’impression que rien ne pourrait chasser
le froid qui m’avait envahie malgré les trente degrés ambiants.
Au bout de quelques minutes, j’étouf fais. Mon corps était
brûlant. Le thermomètre affichait quarante et un degrés. Le
diagnostic fut vite posé. Un moustique plus vorace que les
autres avait déjoué les pièges de la moustiquaire, de la
citronnelle et de la quinine et il m’avait transmis son parasite,
joliment appelé plasmodium, plus connu sous le nom de
paludisme. L’attaque avait été violente et, au bout de quelques
heures, j’étais incapable de parler ou de me lever. Je glissai
dans un état léthargique. Après une semaine, la crise n’était
plus qu’un mauvais souvenir, comme l’avait été celle que
j’avais subie durant ma grossesse. Au fil des ans, le paludisme
s’était manifesté de nombreuses fois, de manière sournoise.
Les symptômes étaient moins violents et donc moins
facilement repérables. La fatigue s’installait, mais je n’y
prêtais pas attention. Les jours passaient et mon état
s’aggravait. Le médecin concluait à du « fatiguement ». Je
n’avais plus de fièvre et je ne m’alarmais pas. Je poursuivais
mes activités comme si de rien n’était, entamant chaque jour
un peu plus mes réserves que j’imaginais inépuisables. J’étais
de nouveau alitée.
Une nuit, j’ai déliré, ma conscience se brouilla et j’eus
l’impression que je quittais mon corps. J’ai eu à ce moment-là
la certitude que j’étais en train de mourir. Je me souviens
d’avoir rassemblé mes forces et d’avoir pensé : « Soit. Si le
moment est venu, tu dois le voir en face. Tu auras enfin la
solution à ce grand mystère. » Soudainement, je n’ai plus
éprouvé de peur parce que j’avais accepté de vivre ce moment
intensément. Cette expérience m’a laissé un goût inexplicable
de paix intérieure. Mais mon état de santé devenait
préoccupant.
Les symptômes du paludisme plongent le corps et l’esprit
dans un état étrange, à tel point qu’il n’est pas rare d’entendre
des hommes endurcis, habitués à cette maladie, délirer, hurler,
gémir, sangloter comme des enfants. Je me suis rendormie. Le
matin, on me transporta d’urgence à M’Bour, la ville voisine.
C’était une nouvelle crise de paludisme. Il était devenu
chronique. Le parasite, logé dans le foie, attaquait les globules
rouges qui éclataient. J’étais anémiée, déshydratée, épuisée.
Trois jours sous perfusion me redonnèrent de l’énergie mais le
répit fut de courte durée. Une nuit à nouveau, je reconnus les
symptômes de la crise naissante. Cette fois, je ne perdis pas de
temps et je pris immédiatement le traitement idoine. Mais les
attaques répétées avaient eu raison de mon organisme affaibli.
La convalescence était de plus en plus longue et les rechutes
moins espacées. J’avais traité cette maladie à la légère. Je
croyais être immunisée parce que je vivais ici. Il est admis
qu’il est inutile et risqué de prendre un traitement préventif
systématique lorsque l’on séjourne longtemps dans une zone
impaludée, je ne prenais donc rien.
Pourquoi le paludisme s’acharnait-il ainsi sur moi ? Aurait-
il raison de ma détermination à vivre ici?
Les vitamines, les remontants et les fortifiants que l’on
m’avait prescrits pour m’aider à retrouver mon énergie ne
m’étaient d’aucun secours. C’est pourquoi je me suis décidée à
consulter Mam Aby à N’Diayen.
C’est une vieille femme courbée en deux par le poids de
l’âge, vivant dans une pièce occupée par un lit et un bahut
délabré. Elle vit des donations faites par ses patients et grâce à
la générosité de la concession. Elle intervient après la crise
pour nettoyer l’organisme, remettre en place le corps ébranlé
par les vomissements et éloigner la maladie par le pouvoir de
ses incantations secrètes. Mam Aby tira de dessous le lit une
cuillère et du beurre de karité enveloppé dans un plastique
crasseux. Elle le regarda intensément, à croire qu’elle le voyait
pour la première fois ! Elle mit un temps invraisemblablement
long pour le poser sur le tabouret. Puis elle récita des formules
magiques, tout en crachotant dans ses mains ridées. Ses veines
serpentaient sous une peau noire devenue translucide. Assise
en face d’elle sur un petit tabouret, je me suis abandonnée à
ses mains et à ses bras d’une étonnante vigueur et d’une
grande fermeté. Elle massa longuement mon diaphragme. Puis
elle le prit à pleine main et le pétrit Elle le secoua et elle le
pinça. Ce n’était pas désagréable. Elle me massa les côtes, puis
la gorge, toujours vigoureusement. Elle termina par la remise
en place de la luette avec le beurre de karité et par une dernière
incantation à ses génies protecteurs qui lui ont transmis le don.
Je glissai mon obole dans sa main. Elle contempla longuement
le billet, le porta à sa bouche et à son cœur. Je ne comprenais
pas ses paroles et c’était sans importance.

Toutes les connaissances des Vieux ne suffisent pourtant


plus à éliminer le parasite. La prophylaxie est faite en dépit du
bon sens. Soit les doses ne sont pas respectées, soit elles sont
oubliées. Les gens s’automédicamentent car les comprimés
sont délivrés sans ordonnance et vendus au détail sur les
marchés, sans notice d’emploi. Ces comportements ont induit
des résistances du parasite aux médicaments et il devient de
plus en plus difficile de soigner le paludisme avec les moyens
habituels. Certains malades tardent, faute de moyens, à
consulter ur médecin. Le coût bien que modique du
déplacement en bus, ajouté à celui de l’ordonnance et de la
consultation, les retient de se déplacer. Ils font appel aux
herbes locales, inefficaces, ou au marabout qui
paradoxalement coûte plus cher! Il est fréquent de trouver dans
un village le tradithérapeute spécialiste de cette maladie, aussi
fréquente que le rhume en France, mais qui est mortelle. Le
paludisme devient chronique, faute d’être traité à temps,
épuisant progressivement l’organisme. Il sévit surtout à la
saison des pluies. Les larves de moustiques, appelés
anophèles, affectionnent l’humidité qui leur permet de se
développer. Elles se logent dans les marigots, dans les flaques
d’eau, dans l’eau stagnante contenue dans des récipients
abandonnés. En trois jours, elles éclosent. C’est la piqûre des
femelles qui transmet le parasite. Un million de personnes
meurent chaque année du paludisme dans le monde. Les
malades étant de plus en plus difficiles à traiter, il faut utiliser
des médicaments sophistiqués qui coûtent cher et que de
moins en moins de gens peuvent s’offrir.

Le dispensaire de Popenguine ne désemplissait pas durant


l’hivernage. Il fallait venir à sept heures du matin pour
s’installer sur les bancs et attendre son tour. Vers neuf heures,
les numéros de passage étaient attribués. Le médecin du
dispensaire arrivait à la consultation après avoir visité les
personnes hospitalisées. Il faisait déjà chaud et certains étaient
couchés par terre. Le terme de « patient » est particulièrement
bien adapté pour définir les malades. L’attente se prolonge
jusqu’à quinze heures pour les derniers venus. Le dispensaire
attire les populations des villages alentour et même celle de la
grande ville la plus proche. Le médecin en poste à Popenguine
bénéficie d’un certain prestige car c’est lui qui est appelé par
la résidence présidentielle en cas d’urgence. La consultation
est toujours saturée. Un local attenant sert d’infirmerie où des
élèves font les pansements et les piqûres. Il y a deux salles
communes, une réservée aux femmes et l’autre aux hommes.
Les lits manquent et les malades dorment par terre sur des
nattes. Les moustiquaires ne remplissent plus leur rôle depuis
longtemps, pas plus que les ventilateurs qui fonctionnent avec
les aléas des coupures de courant. Les sanitaires sont
constitués d’un point d’eau et d’un WC à la turque. En cas de
coupure d’eau, il n’y a aucune réserve. A la sortie des salles
communes, les boubous et les pagnes des malades sèchent au
soleil, accrochés aux arbres ou à même le sol. Les
équipements modernes se résument à des stéthoscopes, des
tensiomètres et des thermomètres. Depuis la découverte du
sida, les seringues et les aiguilles jetables ont fait leur
apparition, mais les conditions d’hygiène restent sommaires.

Le dispensaire s’enorgueillit tout de même d’un petit


laboratoire d’analyses médicales. Les équipements de base ont
été donnés par une dame italienne. Pour le reste c’est le génie
du laborantin, Ousmane Diop, qui fait merveille. Il réutilise du
matériel détérioré, bricole, grappille de droite et de gauche les
éprouvettes et les lames. Il fabrique lui-même les réactifs
nécessaires pour lire les analyses de sang. Ce petit laboratoire
n’existerait pas sans sa ténacité et la haute idée qu’il se fait de
sa fonction. Il s’est mis au service des malades et du médecin
en apportant un éclairage plus précis dans le diagnostic. Il n’a
pas de moyens pour faire fonctionner sa structure mais il se
débrouille sachant l’importance des résultats de ses analyses.
Les patients qui ne peuvent pas payer la facture repartent
néanmoins avec leurs résultats.
Il y a sous le hangar, en cas d’urgence, un véhicule
pompeusement dénommé ambulance. Le plein d’essence n’est
pas toujours assuré et le manque d’amortisseurs et l’inconfort
des sièges sur les routes cahoteuses contribuent à aggraver le
cas du malade. Mais bien souvent, il est déjà trop tard. Les
trois heures de trajet qui séparent Popenguine de Dakar sont
fatales de toute façon. Malgré le manque de moyens, le
dispensaire de Popenguine est un luxe que ne connaissent pas
les autres villages de brousse. Quand la maladie frappe
gravement, les chances de survie sont minces. Le recours aux
plantes locales et aux savoirs des Vieux est suffisant pour les
pathologies bénignes. Mais la dégradation de la qualité de la
vie et de l’alimentation, la montée de l’alcoolisme et du
tabagisme, l’apparition de la pollution et du stress, contribuent
à nuire à la santé et engendrent d’autres troubles inconnus
jusque-là.
Le registre des consultations du dispensaire de Popenguine
tenu par le médecin révèle une augmentation spectaculaire du
nombre de personnes diabétiques, ainsi que de l’hypertension
et du cholestérol. Ne feignons pas l’étonnement quand on sait
les efforts gigantesques (et diaboliques) déployés par les
firmes alimentaires pour vanter les mérites des sodas sucrés
dont l’incontournable Coca-cola, des bonbons et des chewing-
gums notamment Hollywood, vous savez, la fraîcheur de
vivre, des gâteaux doucereux et gras importés de Turquie, des
cubes Maggi gorgés de sel, des matières grasses et
particulièrement le beurre, qui a pu s’implanter grâce à l’essor
des réfrigérateurs, ainsi que des crèmes glacées qui sont
d’autant plus appréciées sous les climats chauds puisqu’elles
offrent, le temps de la dégustation, un semblant de fraîcheur.
Le vin venu d’Espagne, le whisky et autres apéritifs anisés
vendus au même prix que l’eau minérale apportent leur
généreuse contribution à la dégradation de la santé. Signe des
temps, les édulcorants, censés remplacer et diminuer d’autant
les problèmes engendrés par l’excès de sucre, ont fait leur
apparition sur les marchés africains.

Depuis deux mois, la peau des mains et des pieds de Tamsir


partait en lambeaux sanguinolents, et nous nous sommes
rendus dans un hôpital traditionnel, appelé ker Massar. Il avait
consulté le médecin du dispensaire, sans aucun résultat. Il
avait rencontré un marabout qui lui avait prescrit un régime
alimentaire très strict dont le seul résultat avait été son
amaigrissement. Il espérait aujourd’hui trouver une solution
dans cet hôpital un peu particulier. Celui-ci est constitué de
huttes en terre. Il y en a une par ethnie dans laquelle officie un
guérisseur qui parle le dialecte et connaît les us et coutumes de
ce groupe. L’accueil se fait dans une grande case ronde
décorée avec de nombreuses photos montrant la guérison de
malades atteints de graves problèmes dermatologiques, de
brûlures et de la lèpre. On nous dirigea vers la case des
Sérères. Il faisait sombre. Elle était encombrée de récipients en
tous genres, de bouteilles pleines de mixtures, de feuilles, de
racines pendues au toit de la case. L’homme devait avoir une
quarantaine d’années. Il mâchait en permanence un mélange
d’herbes de son cru. Il observa les paumes de Tamsir et ses
doigts tailladés, puis il prit trois bouteilles sur une étagère. Il
lui faudrait boire pendant un mois une gorgée de la première le
matin, une de la deuxième à midi et enfin une de la troisième
le soir. Puis Tamsir devrait revenir. Je n’avais pas encore vu le
contenu des bouteilles. J’avais une mycose des ongles du pied
depuis plusieurs années, assez peu dérangeante du reste, et j’en
avais profité pour les lui montrer. Je repartis également avec
trois bouteilles.
De retour chez nous, j’ai débouché le premier flacon,
contenant anciennement du whisky. L’odeur nauséabonde qui
investit mes narines était insupportable. C’était un mélange
d’eau saumâtre pourrissante et vaseuse à la surface de laquelle
flottaient des filaments non identifiés, qui me soulevèrent le
cœur. Il était hors de question que j’absorbe cette potion
maléfique. Tamsir buvait tranquillement sa première rasade.
Son liquide, contenu dans une vieille bouteille de limonade,
était aussi abject que le mien. Comment pouvait-il ingurgiter
cette boisson infâme ? J’avais remisé les bouteilles,
déterminée à ne pas y goûter. Une semaine plus tard, les mains
de Tamsir étaient cicatrisées. Il les utilisait de nouveau sans
gêne. La guérison était stupéfiante. J’ai donc décidé de tester
moi aussi le breuvage. J’ai bu avec répugnance les premières
gorgées, en évitant de respirer, puis j’ai avalé aussitôt plusieurs
cuillerées de sucre pour atténuer le goût. Après plusieurs jours,
mes ongles avaient retrouvé leur éclat d’origine. Depuis, je
n’hésitais plus à faire appel à la pharmacopée traditionnelle
(bien que son efficacité soit variable en fonction de la maladie
traitée), et ce d’autant plus que mon état de santé le nécessitait
de plus en plus souvent. Hormis les crises de paludisme, je
subissais les assauts répétés des parasites intestinaux car je
négligeais de nettoyer les fruits et les légumes avec un
désinfectant et je dégustais en chemin le kétiah, le poisson
séché, pris directement sur l’étal de Mam Oumy. Sans compter
les infections des petites plaies qui prenaient des proportions
alarmantes sous ces climats. Tamsir m’a initiée aux
connaissances qu’il tient lui-même de sa mère et de sa grand-
mère. Il m’a montré la feuille d’un arbuste assez commun qui
sert à la fois d’antiseptique et d’antibiotique. Il suffit de la
cueillir et de l’appliquer directement sur la plaie en la
maintenant vingt-quatre heures avec une bande. Il faut
renouveler l’opération deux fois. J’ai vérifié à maintes reprises
son efficacité.
Un jour, j’avais eu la malencontreuse idée de croquer dans
la queue de la pomme de cajou qui renferme la noix pensant
me régaler. J’ignorais qu’il fallait la griller longuement avant
de pouvoir l’extraire et la manger. Le jus qui brûla ma bouche
ressemblait à de l’acide chlorhydrique. Tamsir m’a soignée
avec une décoction d’écorce, le nep-nep, très amère mais
radicale. Malheureusement. les gestes qui soignent et les
connaissances ancestrales de l’herboristerie locale sont peu à
peu abandonnés au profit de la science médicale moderne.

Avant, le malade était traité dans sa globalité et il n’était pas


rare que l’on fasse appel au sorcier pour guérir l’esprit en
même temps que le corps. La médecine occidentale persiste à
traiter les conséquences d’une affection et oublie trop souvent
de s’attacher aux causes responsables de cet état et au terrain
qui l’a favorisé, et cette conception de la médecine se répand
dans les petits dispensaires de brousse qui multiplient les
investigations (analyses, radiographies, etc.) et les traitements
médicamenteux coûteux. Il semble que sans cette artillerie
lourde moderne, les médecins africains s’estiment dorénavant
incapables de soigner là où, la plupart du temps, ils
réussissaient. L’abandon, et l’oubli qui s’ensuit, des méthodes
de soins traditionnels grèvent le budget que les familles
réservent à la santé.
Tamsir reste l’une des rares personnes de sa génération au
village à connaître et à utiliser les plantes locales pour soigner
les pathologies courantes. Ce savoir familial ne se transmet
plus, et il est également abandonné par les Vieux. Car il est
plus facile de se rendre à la pharmacie du village pour acheter
une boîte d’aspirine, que de marcher dans la brousse pour
cueillir des feuilles qu’il faudra ensuite préparer.
18.
Les distractions étaient plutôt rares au village : il n’y a pas
de cinéma, ni théâtre, ni musée, pas de salle de spectacle, ni
boutiques, et pourtant on ne s’ennuyait jamais. Les journées
étaient remplies. Les manifestations sportives entraînaient
l’adhésion de la plupart des habitants, mais les temps forts de
la vie du village étaient essentiellement marqués par les fêtes
catholiques ou musulmanes.

Quand approche la fête de la Tabasky, au village, on ne


parle plus que de cela. Elle a lieu deux mois après la fin du
jeûne du ramadan et célèbre le sacrifice d’Abraham qui, au
moment de l’immolation, substitua un mouton à son fils.
Chaque famille tue un mouton, voire plusieurs selon ses
moyens. Parfois, la mère de famille nourrit chez elle sa propre
bête. Elle fait ainsi des économies considérables car les prix
grimpent en flèche à l’approche de la fête. Les cours habituels
triplent ou quadruplent. On voit ces animaux partout durant les
quinze jours qui précèdent la cérémonie. Ils patientent le long
des grands axes routiers, groupés autour d’une mangeoire, en
grands troupeaux, ou par trois ou quatre. Il y a toutes sortes de
bêtes, du vieux mouton fatigué au fringant bélier dodu. La
plupart des grands troupeaux viennent des pays limitrophes.
Les bergers les mènent à pied, à travers le Mali, la Mauritanie
et même le Niger. Quand l’âpre négociation a fait changer les
animaux de propriétaire, ils sont transportés ficelés sur le toit
des cars rapides, bêlant à perdre haleine, ou traînés au bout
d’une corde parcourant un bon nombre de kilomètres à pattes.

Durant cette période, la gendarmerie est débordée par les


plaintes déposées pour vol de moutons. Les bandits n’hésitent
pas à pénétrer dans les concessions en pleine nuit, un coupe-
coupe à la main. Ils font sortir le premier mâle, chef du
troupeau, et toutes les femelles suivent docilement, en silence.
Sinon, ils leur plantent une aiguille dans la langue pour les
empêcher de bêler. Les plus rusés portent leurs chaussures à
l’envers. Les traces de pas qui seront découvertes au matin
dans le sable indiqueront la direction opposée de celle
effectivement empruntée par les voleurs.
On prétend que les plus coutumiers sont les Peuls, ethnie
pastorale par excellence, vivant essentiellement de leurs
troupeaux, et qui sont réputés sanguinaires et très orgueilleux.
Leur rancune est tenace et leur descendance doit venger
l’orgueil bafoué, souvent pour une broutille. Ils n’hésitent pas,
au dire des autres ethnies, à vous débiter en morceaux à coups
de machette qu’ils passent leur temps à aiguiser. Ils sont aussi
très courageux.
On raconte qu’ils reconnaissent le cri du boa qui imite celui
de la chèvre. Lorsqu’ils ont localisé le serpent, ils se laissent
tomber immobile à ses côtés. Puis ils attendent tranquillement
que le boa avale une de leurs jambes, en prenant bien soin de
mettre l’autre hors de la portée de l’animal. Arrivé en haut de
la cuisse, le serpent n’a plus de solution. Il ne sait pas faire
marche arrière et il ne peut plus avancer. Le Peul se saisit de
son coupe-coupe affûté comme un rasoir et découpe le boa de
haut en bas. Il a au bout de la jambe une viande savoureuse
pour plusieurs jours et une splendide peau à vendre. Bien sûr,
il n’est pas donné à tout le monde d’avoir le cran d’offrir sa
jambe en pâture à un énorme reptile, et cette pratique d’un
autre temps disparaît avec ces hommes hors du commun.

Les semaines consacrées à la préparation de la Tabasky sont


celles durant lesquelles les vieilles querelles resurgissent. Les
paysans accusent les Peuls de laisser divaguer leurs troupeaux
dans les champs cultivés où les bêtes trouvent leur pâture, et
ils ont beaucoup de griefs contre cette ethnie nomade
insaisissable, qui ne se mélange pas avec les autres. Les
peuples itinérants dérangent. Ils cristallisent la peur de
l’inconnu et de la différence. Un jour ici, le lendemain ailleurs,
les nomades nous renvoient sans doute à nos origines
lointaines, instables, du temps où nous étions toujours en quête
d’un refuge plus propice, traversant des contrées inconnues,
rompant les attaches avec, pour seul bagage, l’insatiable
curiosité et la nécessité absolue de s’établir mieux.

La Tabasky est aussi l’occasion de confectionner des habits


neufs pour toute la famille. C’est la frénésie chez les tailleurs
qui travaillent nuit et jour durant deux semaines. Ils cousent et
brodent sans relâche sur d’antiques machines à pédale. Les
rues sont jonchées de chutes de tissu dont les moutons se
délectent après de longues et pénibles mastications.
Le jour J approche et la fébrilité gagne les pères de famille
qui n’ont pas encore pu acheter l’animal. Trouveront-ils
l’argent nécessaire, qui représente plus d’un mois de salaire ?
Les banques concèdent des prêts spéciaux Tabasky, mais tout
le monde n’a pas accès à ce type de prestations, car il faut être
client de l’établissement, ce qui est une démarche inhabituelle
pour la plupart des Sénégalais. Pour avoir un compte en
banque, encore faut-il disposer d’un revenu régulier et qu’il ne
soit pas englouti, sitôt perçu, en diverses dépenses. Ces
hommes se préparent des nuits blanches, car il est hors de
question de ne pas sacrifier son mouton. Et le miracle est une
fois encore renouvelé. Dieu ne saurait abandonner ses brebis
dans l’affliction.

Le jour tant attendu arrive enfin. A Popenguine, les gamins


conduisent les animaux au bain de mer purificateur. C’est une
cacophonie de bêlements jusqu’à dix heures du matin. L’Imam
du village donne enfin le coup d’envoi du génocide ovin en
tranchant la gorge de son animal. Les pères de famille
immolent alors leur bête et les femmes s’affairent pour la
dépecer. Les côtes seront tout de suite grillées sur le feu tandis
que le reste de la viande sera préparé en ragoût.
A N’Diayen, tout le monde s’activait autour des différentes
phases de préparation. Je me rendais utile en épluchant les
légumes ou en triant du riz, tandis que Mam Oumy dirigeait
les opérations de découpe et de préparation de la viande. Les
frères de Tamsir s’activaient autour des grillades pendant que
lui et son père offraient du thé aux Vieux venus les saluer.
Les hommes entamaient la tournée dans les concessions, se
demandant mutuellement pardon pour les fautes commises
durant l’année. Le défilé était permanent.
« Balma akh ! », ce qui signifie : Pardonne-moi !
« Bàlmalah », Je te pardonne.
« Tiens ! Mais toi tu n’es pas musulman ! » dis-je à Angelo
qui était venu me serrer la main. Il me regarda surpris, comme
si je venais de dire une absurdité. Certes, il était chrétien, mais
cela ne l’empêchait pas de participer à la séance collective de
pardon musulman.
Nous étions installés sur une natte à N’Diayen pour manger
le premier plat servi par la famille. De nombreux bols
parvenaient des autres concessions et nous goûtions un peu de
chacun. L’après-midi était déjà bien avancée et l’abondance
des préparations ne me permettait pas d’honorer tout ce qui
m’était servi. Je savais que je devrais de nouveau manger
partout où je me présenterais et mon estomac n’y résisterait
pas. Quand la fin de l’après-midi approcha, les femmes firent
la vaisselle, balayèrent la cour, et s’apprêtèrent. Quelques
instants plus tôt, leur coiffure était protégée avec un chiffon et
elles portaient un pagne crasseux. Elles s’activaient pour servir
les hommes et les nombreux invités qui défilaient. Et soudain,
elles étaient transfigurées. Elles avaient revêtu leurs habits
neufs, elles étaient maquillées, elles étaient prêtes à leur tour
pour la parade, de concession en concession, exubérantes et
superbes, rivalisant d’élégance. Je les accompagnais, et c’est
ainsi que je fis connaissance au fil des ans de toute la parenté
de mon mari. La fête se poursuivit tard dans la nuit car il
fallait encore accueillir la famille et les amis des villages
environnants venus exprès.

Popenguine vibrait à l’occasion d’une autre fête religieuse :


la Pentecôte catholique.
Les premiers missionnaires débarquèrent en 1840 sur la côte
sénégambienne dans le but d’évangéliser ces « pauvres »
Nègres. Le vicaire Picarda, originaire de Normandie, cherchait
un lieu propice pour installer Notre-Dame de la Délivrande.
Ce culte en l’honneur de Marie, d’origine païenne, protégeait
les marins normands depuis le Ve siècle contre les tempêtes et
les naufrages. La vierge était faite de bois noir. Les falaises du
Safen rappelèrent sans doute au vicaire en exil ses chères
falaises de Douvres, et Mgr Picarda installa donc Notre-Dame
de la Délivrande au cap de Naze entre Popenguine et Guerrow.
Elle devait être « la dame qui délivre » les Nègres de leurs
croyances et de leurs superstitions. Le cap de Naze était à bien
des égards un choix significatif car la montagne est habitée par
un djinn bienfaisant, nommée Cumba Cupam, mariée à
Samba, son mari belliqueux. Elle se transforme en requin pour
guider les pêcheurs, et elle éclaire de sa lanterne les villageois
égarés sur les sentiers de la montagne qui relie les deux
villages. Parfois, elle se transforme en cheval que l’on entend
caracoler la nuit et qui reste invisible aux yeux profanes.
Samba n’aime pas que l’on traverse son territoire, et il peut
rendre aveugle quiconque oserait regarder en face la lumière
sous laquelle il apparaît. Cumba Cupam devait être chassée du
lieu. Monseigneur planta alors sur la falaise une immense
croix, faite de deux troncs de rônier, puis il construisit à
Popenguine une petite chapelle et il entreprit de rendre
malfaisant le génie protecteur, jetant ainsi le doute dans
l’esprit des villageois. La dame de la Délivrande avait aussi
pour mission de débarrasser la région de la terrible maladie du
sommeil transmise par la mouche tsé-tsé et surtout de libérer
ces « pauvres » Nègres de l’égarement spirituel dans lequel ils
se trouvaient. Malgré les efforts assidus de ces bons
missionnaires, Cumba Cupam habite toujours le cap de Naze,
le cœur et l’esprit des habitants de Popenguine. La maladie du
sommeil a en effet été vaincue par… les progrès de la
médecine et le pèlerinage a pris une ampleur inattendue, tant
est grande la ferveur des pratiquants.
L’Eglise et les premiers missionnaires n’avaient pas la tâche
facile. Ils étaient coupés de la réalité africaine, de sa richesse,
de son originalité. Incapables de comprendre, ils imposaient.
Les pères offraient de la nourriture en échange d’un baptême
et ils attiraient les enfants au catéchisme avec des friandises.
Aujourd’hui encore les missions catholiques ont peu appris.
Un atelier de menuiserie, ainsi que l’exploitation d’une
pirogue sont réservés à l’usage des chrétiens. N’ont-ils donc
aucun autre moyen de persuasion ? L’Evangile ne suffit-il pas
? Cela dit, la vie en Afrique n’était pas un paradis terrestre
pour les hommes de foi et l’Eglise fait de réels efforts de
compréhension et d’ouverture. Il suffit d’entendre les messes
célébrées au son des djembés, d’écouter les chants liturgiques
en ouolof et de voir tous les boubous colorés se balancer en
rythme, ou encore les sœurs du Sacré-Cœur de Marie qui
n’hésitent pas à danser. Ces religieuses se vouent à Dieu sans
rien perdre de leur enthousiasme, de leur gaieté, ni du rythme
de la vie profane

Ce fameux pèlerinage marial attire chaque année au village


des milliers de pèlerins venus de tous les horizons. La fête
dure deux jours et requiert une organisation extraordinaire.
L’Eglise, aidée par la communauté de Saint-Jean, a construit
un site spécial sur la falaise pour célébrer la messe en plein air.
Les gradins sont disposés en amphithéâtre. Les arbres plantés
n’ont pas suffisamment de feuillage et toute la cérémonie se
déroule sous le dur soleil du Sénégal. La Croix-Rouge et les
secouristes évacuent plusieurs dizaines de personnes qui
s’écroulent pendant ces deux jours, victimes de malaises.
Beaucoup de pèlerins viennent à pied de tout le pays,
parcourant des centaines de kilomètres. Le manque de repos,
les conditions d’accueil plus que précaires et la chaleur ont
raison de leur motivation et de leur foi, bien que la mission de
la communauté de Saint-Jean ait installé des canalisations
jusqu’au site qui fournissent l’eau. Les pèlerins s’éparpillent
sur toute la zone, jusqu’à la réserve de cailloux, construisant
des abris de fortune. D’autres trouvent refuge au village.

Toutes les concessions s’ouvraient à cette occasion. Notre


terrasse était régulièrement occupée par plusieurs familles qui
préparaient leur repas et dormaient sur le sol. Une année, un
jeune homme s’est présenté en m’appelant par mon prénom.
« Bonjour Marielle ! Tu te souviens de moi ?
— Excuse ma mémoire défaillante, mais non.
— La roue de ta voiture était crevée et… »
Effectivement, la scène me revenait. Trois ans étaient
passés, j’étais sur le bas-côté de la route, fort ennuyée par la
crevaison de la roue, quand ce jeune garçon sur son vélo
m’avait dépannée. Je me souviens qu’il portait une croix
autour du cou, et que je lui avais dit : « J’habite Popenguine,
n’hésite pas à passer à la maison si tu viens au village.
Demande Marielle, n’importe qui t’indiquera le chemin » sans
penser le revoir un jour. Lui, il n’avait pas oublié.

Les catholiques, qui représentent à peine cinq pour cent de


la population sénégalaise, dorment chez les musulmans qui
leur offrent l’hospitalité. Il y a pour l’occasion, à travers le
village, de minuscules échoppes faites de bric et de broc,
tenues indifféremment par des chrétiens ou par des
musulmans, qui vendent de la nourriture et de la boisson. Tous
les marchands ambulants se donnent rendez-vous ici. Ils
proposent des médailles, des images pieuses, des Vierge Marie
sous toutes les formes imaginables, mais également des
calebasses, des tissus, de la quincaillerie. Le pèlerinage vire à
la grande foire annuelle. Les ruelles grouillent de monde
depuis la veille, et il faut s’attendre à une véritable marée
humaine juste avant le début de la messe.
Les représentants ecclésiastiques de tout le pays sont
mobilisés ce jour-là. La messe dure plus de deux heures. Elle
est retransmise par haut-parleurs pour les pèlerins qui ne
peuvent pas approcher de l’amphithéâtre et qui s’agglutinent
autour de l’enceinte sur des centaines de mètres. Les hommes
d’Eglise distribuent vingt mille hosties dans un calme et un
ordre impressionnants.
Après la cérémonie, la majorité des pèlerins se rue sur la
plage. Il est impossible de distinguer alors un grain de sable
tant la foule est dense. Il est interdit de se baigner car on
enregistre chaque année plusieurs noyades. Les courants sont
dangereux pour ceux qui ne les connaissent pas. Et puis
l’alcool, qui coule à flots durant ces jours de ferveur
religieuse, émousse les réflexes et laisse croire à certaines
âmes pieuses qu’elles pourraient renouveler le miracle de
Jésus marchant sur les eaux ! Des gardes à cheval sillonnent la
plage pour rappeler à l’ordre les plus têtus.
Et tout à coup, comme si un quelconque signal de départ
avait été donné, cette foule immense reflue vers le village et
les cars affrétés pour l’occasion. La plage se vide comme une
bouteille renversée. Il ne reste de cette agitation que des tonnes
de détritus. Ensemble, les femmes et les jeunes du village,
toutes religions confondues, nettoient les rues et la plage de
Popenguine.

Une année, Noël a eu lieu pendant le ramadan. Par respect


et par solidarité avec leurs amis musulmans, les jeunes
chrétiens se sont abstenus de faire la fête. Les chrétiens
accompagnent leurs amis à la mosquée et les musulmans vont
à l’église. Tous sont profondément animistes. C’est ce qui les
rassemble. Les religions révélées ne sont qu’un moyen de se
souvenir de la présence du Créateur, chacun à leur manière.
Popenguine témoigne de la possibilité de parvenir à
l’harmonie dans le respect des valeurs de l’autre. Au village,
cent mètres séparent la mosquée de la basilique et l’appel du
muezzin chevauche parfois le son des cloches.
Tous les hommes partagent avec la nature le même espace,
le même souffle vital. Cette certitude rassemble les Sénégalais.
Elle s’exprime par l’hospitalité, la tolérance, le respect de
l’autre. Mais pour combien de temps encore ?
19
Mes amis restés en France m’interrogeaient :
« Mais que fais-tu de tes journées ?
— Rien de spécial. Je ne sais pas, comme vous. Je vis.
Enfin non, moi, je vis », précisais-je.
En contemplant la ligne d’horizon, loin sur la mer, je
réfléchissais à mon quotidien. Je ne faisais rien
d’extraordinaire, je ne prenais pas d’importantes décisions
dont dépendait l’avenir du monde, je ne faisais aucune
découverte scientifique majeure, je ne contribuais pas non plus
par mon talent artistique à l’émotion des esthètes, j’étais une
simple mortelle qui apprenait à vivre et à être plus digne de
son humanité.
Les événements que j’avais vécus au cœur du village
avaient été les instants les plus précieux de mon existence.
Mon quotidien était simple, riche de moments d’une densité
incroyable. Popenguine m’a ouvert les yeux sur des évidences
qui m’échappaient, je me suis mise à l’écoute de chaque
moment vécu et j’ai retrouvé, tapies en moi, des sensations
naturelles, bien vivaces.
La lenteur des gestes des Africains, de leurs démarches, de
leurs prises de décision, de leurs réflexions, tout imprégnées
de cette indispensable attention à ce que l’on fait,
m’horripilait. Mais la nouveauté des situations, la perte de mes
repères ont pris de court mes habitudes, me contraignant moi
aussi à la vigilance, m’obligeant à être présente dans mes
gestes quotidiens, attentive, et non plus emportée par la
répétition d’actions devenues sans intérêt, parce que trop
mécaniques. A Popenguine, j’ai redécouvert le plaisir d’une
vie simple. « Si ton œil est simple, tout ton corps est dans la
lumière. » Maintenant, je suis forte d’une nouvelle certitude :
je n’en ai plus. Elles ont été pulvérisées par les réalités locales.
Je me suis laissée porter par le changement, l’inconnu, le
dérangeant, l’inacceptable même, et cela m’a libérée.
Popenguine a guéri mon cœur des blessures causées par le
doute, par l’angoisse des questions sans réponse, et par le
manque d’amour.

Le toubab maîtrise la pointe de la technologie. Sa volonté


d’action lui laisse croire qu’il peut infléchir le monde et son
destin. Cette idée pernicieuse pénètre peu à peu l’esprit
africain. Mais il reste toujours une limite, ou plutôt une mesure
qui ne nous appartient pas, et qui ne nous appartiendra jamais.
Que faisons-nous d’autre que d’aménager l’espace du
monde pour nous sentir en sécurité, plus à l’aise, endiguant un
fléau tandis qu’un autre, souvent issu du premier, se profile à
l’horizon ? L’expérience des générations précédentes ne nous
enseigne rien et pourtant, nous sommes le produit de ce qu’ils
ont vécu. Nous voulons faire l’expérience personnelle de notre
toute-puissance sur le monde. Nos petites victoires, au regard
de l’infini cosmos éternel, nous aveuglent et nous laissent
penser que notre action influence le cours des événements.

La société occidentale ne nous enseigne plus comment être


bien ensemble, mais elle nous apprend plutôt à partager, et à
gérer du mieux possible le mal-être ensemble. Les médias
agissent à l’échelle collective comme une caisse de résonance,
amplifiant les difficultés et les craintes individuelles, générant
davantage de stress pour tous Le monde occidental est
infantile et infantilisant parce que les adultes qui le composent
ne parviennent pas à maturité. On accélère les étapes de la
croissance des enfants comme celle des fruits et légumes pour
les faire pousser plus vite. Parfois les graines clonées ou
traitées pour être exemptes de maladie ne connaissent même
plus la terre. Le résultat obtenu donne des produits tous bien
calibrés pour être présentables aux étals, qui n’ont aucune
saveur, ni aucune odeur. Ils poussent vite, trop vite, sans être
parvenus à maturation. Puis la vieillesse et la mort tant
redoutées les rattrapent, même si c’est de plus en plus tard,
sans qu’ils aient eu le loisir de goûter leur vie.
Les progrès dans les domaines des sciences, de la santé, du
droit des personnes, la Déclaration de 1789 nous ont fait croire
que la souffrance, l’inégalité, le malheur pourraient être à
jamais bannis de nos sociétés. On a rêvé un monde égalitaire,
aseptisé, rassurant, excluant la misère, la maladie, la vieillesse,
la laideur et la mort. Pure chimère. C’est pourquoi l’entraide,
la solidarité, le partage, la compassion sont les seules solutions
dont l’homme dispose pour se tirer d’affaire. A Popenguine,
on sait encore cela, et on le vit au quotidien, mais pour
combien de temps ?
Les Sénégalais puisent leur courage et leur force dans
l’évidence sécurisante qu’ils ne peuvent rien, que quelque
chose de plus grand et de mystérieux les dépasse et les
protège. Ils ne sont pas assujettis à la tyrannie d’un implacable
destin comme on pourrait le croire à tort. Ils se soumettent et
acceptent les lois d’une Nature dont ils sont un simple maillon.
Simple, mais pas simpliste. Les religions révélées, implantées
depuis peu en Afrique, sèment la confusion dans des esprits
clairs. Elles mettent en mots et en gestes l’indicible,
l’inexplicable, ce qui ne doit même pas être compris, et de ce
fait, elles l’abîment et le falsifient. Comment notre esprit étroit
et limité, malgré les apparences, peut-il embrasser
l’incommensurable ? Et pourquoi cette incapacité doit-elle
absolument nous terrifier, au point de compliquer ce qui est
merveilleusement simple ?
L’Afrique peut nous offrir une redécouverte de nous-
mêmes. Elle nous tend un miroir dans lequel nous pouvons
voir ce que nous avons simplement oublié, c’est-à-dire ce qu’il
nous a fallu être pour devenir ce que nous sommes
aujourd’hui. L’Afrique est encore capable de simplicité, de
cette magique simplicité qui nous fait tant défaut et qui semble
tellement nous effrayer, comme si simple signifiait être
primitif.
Les thèses « scientifiques » qui ont prévalu durant des
siècles quant à l’infériorité des Nègres, si elles ont perdu de
leur actualité et de leur virulence, ont sans doute laissé des
traces profondes dans la conscience collective toubab. N’est-
ce pas M. Pierre Larousse, celui qui semait à tous les vents,
qui disait dans l’article Nègre » de son dictionnaire universel
du XIXe siècle : « Leur cerveau, celui des Africains, est plus
rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce
blanche, et comme dans toute la série animale, l’intelligence
est en raison directe des dimensions du cerveau, du nombre et
de la profondeur des circonvolu. tions. » Il se fondait sur les
développements de la phrénologie et les recherches de
l’Allemand Franz Josef Gall au début du XIXe siècle, qui
démontrait que la taille de la tête et du cerveau des Africains
était moins importante que celle des Européens, pour affirmer
que « le Nègre est inférieur à l’Européen pour les facultés
intellectuelles ». Et que penser de la mode des exhibitions à
grands spectacles d’êtres humains, dits exotiques, qui ont vu le
jour, toujours au XIXe siècle, à travers l’Europe et les Etats-
Unis ? La vie quotidienne de certaines tribus nègres (mais pas
seulement) était présentée avec des personnes réelles,
arrachées à leur milieu d’origine, enfermées dans des enclos
au milieu des jardins d’acclimatation, appelés pompeusement
zoos ethnographiques, à côté des cages abritant les animaux
sauvages et des serres regroupant des végétaux exotiques. Ces
exhibitions aberrantes étaient de surcroît fantaisistes, dénuées
de tout souci de véracité. Elles abusaient des caricatures du
sauvage anthropophage et sanguinaire qui se livrait à des rites
obscurantistes et barbares, et dressèrent des barrières
infranchissables entre les peuples. Un homme du nom de
Henry Moss, Nègre albinos, dont la peau se dépigmentait, était
exhibé durant les tournées à travers les Etats-Unis, comme le
chaînon manquant dans l’évolution du Noir au Blanc, du singe
à l’homme, guérissant spontanément de sa noirceur sous l’effet
de la civilisation, comme on guérit d’une maladie. L’humour
de Pierre Dac aurait été de bon aloi à cette époque, lui qui
disait : «Le chaînon manquant entre l’homme et le singe, c’est
nous ! »
Après avoir considéré les populations « exotiques » comme
les vestiges des premiers états de l’humanité, l’Occident s’est
fixé pour mission de transformer le sauvage en indigène
apprivoisable, domesticable, et utilisable. Ainsi seraient
gommées les traces visibles insupportables d’un passé
commun lointain révolu. Un peu comme un assassin effacerait
les preuves de son crime.
Les grands bouleversements que la société occidentale a
connus au XIXe et au XXe siècle expliquent, mais ne justifient
pas, les égarements de sa recherche d’identité et de sa quête du
sens susceptibles de faire barrage à l’angoisse provoquée par
tous ces chambardements qui laissaient le psychisme des
hommes d’alors pantelant. La tentation était grande de se
forger une identité au détriment des peuplades lointaines et
inconnues, de préférence à peau noire car l’écart est d’autant
plus remarquable et significatif, en mettant en scène leur
prétendue infériorité à travers les zoos humains et les
exhibitions spectaculaires comme celles de M. Barnum, et plus
près de nous avec les revues nègres ou les expositions
coloniales, et en induisant de ce fait l’évidence de la
supériorité de la race blanche. Celle-ci tenant enfin sa raison
d’être, elle pouvait s’investir dans une vaste mission de
civilisation salvatrice. Ces spectacles devenus populaires
fabriquaient la justification du colonialisme. Le colonialisme
devenait une conséquence logique de la volonté d’uniformiser,
de remodeler le monde à son image, de faire disparaître le «
sauvage » parce qu’il ne cadrait pas avec celle-ci, comme l’on
avait déjà escamoté le fou, le handicapé, le « monstre ». Le
regard que cette société portait sur le « sauvage », et la mise en
scène que l’on faisait de lui, le rendait effectivement sauvage
aux yeux de ceux qui l’observaient et même à ses propres
yeux. La démarche scientifique balbutiante cautionnait par ses
travaux la hiérarchisation des races, et permettait
l’interventionnisme de la race blanche, avec de surcroît la
bénédiction populaire. Comment de telles affirmations, et plus
graves, de telles certitudes, ne continueraient-elles pas à guider
plus ou moins consciemment la pensée et les agissements des
toubabs, et à entretenir leurs doux rêves de supériorité ?
Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose !
Les effets de la colonisation ne sont pas un lointain
souvenir, pas plus dans l’esprit des toubabs que dans la
mémoire des Africains qui en portent des cicatrices bien
visibles. La preuve m’en a encore été donnée lors de la
cérémonie commémorant le jour de l’Indépendance du
Sénégal, le 4 avril, sur la place de Popenguine.

Des chaises étaient disposées dans une tribune dressée au


milieu du village. Les personnalités du village, toutes vêtues
de splendides boubous, avaient pris place au second rang. Je
m’étonnais de voir que la plupart des places du premier rang
étaient restées vides. Les invités d’honneur n’étaient pas
encore arrivés. J’avais reçu une invitation dans une enveloppe
à mon nom. Il était fréquent que je sois sollicitée par le biais
de ces enveloppes pour soutenir une manifestation sportive ou
culturelle. En général, il fallait y glisser un billet que l’on
remettait à l’entrée.
Lorsque je suis arrivée sur la place, un des responsables de
la cérémonie me désigna une des chaises du premier rang. J’ai
refusé poliment de m’asseoir et je me suis mêlée aux habitants
serrés près de la tribune. A ma grande stupéfaction, les autres
toubabs du village invités pour la circonstance y prirent place.
Le Sénégal fêtait le jour qui lui avait rendu son indépendance,
et une partie des invités d’honneur était toubab ! Cela aurait pu
être un pied de nez moqueur et vengeur à la colonisation ou la
traduction de l’inégalable hospitalité africaine en toutes
circonstances, si l’attitude de ces toubabs n’avait été aussi
arrogante. Ils trônaient, imbus de l’importance qu’on leur
témoignait, fiers d’être ainsi mis en avant, ne comprenant
décidément rien. La modestie n’était pas de mise, la pudeur
encore moins. L’hymne sénégalais résonnait et le drapeau
flottait en haut du mât, tandis que bouffis de vanité, les
toubabs restaient assis. En cet instant, j’avais honte d’être
française.

Une autre fois, j’étais assise au milieu des femmes du


village réunies pour la distribution des cadeaux de fin d’année
aux enfants de la « case des tout petits », la halte-garderie
locale, et la ministre des Affaires sociales du Sénégal devait
intervenir. La personne chargée de filmer l’événement m’ayant
soudain aperçue, et je précise qu’elle ne me connaissait pas,
me proposa gentiment de me joindre aux personnalités invitées
dans la tribune d’honneur. Ayant refusé sa proposition, que
diable en effet aurais-je été faire dans cette tribune où je
n’avais aucune place et aucun rôle à jouer, il demanda à mon
amie sénégalaise de faire la traduction, pensant certainement
que je n’avais pas compris.
« Je ne suis pas toubab, je suis sérère safen ! » lui ai-je
répliqué en riant. Merci de votre offre, mais je reste là. »
Il voulait m’honorer bien sûr. Mais à quel titre ? Qui étais-je
donc pour mériter pareil respect ? Faisais-je simplement bien
dans le tableau ou étais-je une personnalité par ma seule
qualité de toubab ?

Il n’y a pas un modèle de vie unique, valable pour tous les


êtres humains, à toutes les époques. La diversité a rendu
possible l’évolution de l’humanité. Chaque culture, chaque
civilisation a proposé des solutions, certaines meilleures que
d’autres, parfois excessives, mais a-t-on déjà été si loin dans
l’outrance et la démesure ?
20.
C’est une fois encore aux femmes que je me suis adressée
en ce jour de février 2001.
Nous sommes assises avec Mam Oumy et Maryem dans la
petite chambre qu’elles occupent depuis quatre mois, depuis le
décès de leur mari Mam Armand. Elles portent les mêmes
vêtements, elles ne sortent pas, et ne participent pas à la vie de
la maison. Elles sont en deuil. Ce temps-là est nécessaire pour
expurger la peine, pour pleurer et se lamenter. Après, elles
reprendront le fil de l’existence. La page sera tournée.

Je n’ai pas envie de partir. Dans la concession, je suis chez


moi.
Bien sûr, je ne suis pas une Sérère, et je ne le serai jamais,
mais je suis dans mon élément ici. Je pense à tous ces
moments passés, adossée contre le mur des chambres, assise
sur le banc de ciment, à côté de Mam Armand. Je ne
comprenais pas la moitié des mots français qu’il utilisait mais
nous nous efforcions de partager un peu de nous-mêmes. Il
avait toujours le sourire et hochait la tête en signe
d’approbation permanente : oui, oui, toujours oui. En opinant
du chef, il avait l’air de dire : « Eh ! eh ! On ne me la fait plus
! » Lorsque je rentrais dans sa chambre et que je le surprenais,
il cachait sa cigarette prestement, comme un enfant pris en
faute. Je m’asseyais sur le lit de bois et nous passions quelques
minutes l’un près de l’autre, sans parler.
Le Vieux a empêché que son fils épouse des Africaines,
alors pourquoi m’a-t-il acceptée, moi la toubab, avec autant de
gentillesse ? Nous vivions hors des liens sacrés du mariage
musulman, ce qui aurait dû être rédhibitoire, et rien ne laissait
supposer que je resterais vivre au village. Malgré cela, il me
confia son fils. Peut-être a-t-il ressenti ma sincérité lors de nos
côte à côte silencieux ?
Le Vieux est mort.
Il a dit à son fils aîné : « Je ne me sens pas très bien ce
matin. » Puis il s’est tourné sur son lit et Tamsir est sorti
quelques minutes. Quand il est rentré de nouveau dans la
chambre, le Vieux était mort. Il a quitté son corps
paisiblement, comme il avait vécu sa vie.
Les Africains n’opposent pas la vie à la mort. Ils disent la
naissance et la mort. La vie est le courant ininterrompu qui
passe entre ces deux pôles.
Birago Diop exprime dans son poème « Souf fles » ce que
j’ai compris de cette étape décisive de l’existence et du
devenir de l’essence vitale de l’homme quand son enveloppe
charnelle s’en est désolidarisée. Toute la Sagesse de l’Afrique
y est contenue •

Ecoute plus souvent


Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau
Ecoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :
C’est le souffle des ancêtres.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Et dans l’Ombre qui s’épaissit
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l’Eau qui coule,
Ils sont dans l’Eau qui dort,
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
Les Morts ne sont pas morts.
Ecoute plus souvent
Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Ecoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :
C’est le Souffle des Ancêtres morts,
Qui ne sont pas partis
Qui ne sont pas sous la Terre
Qui ne sont pas morts.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans le Sein de la Femme
Ils sont dans l’Enfant qui vagit
Et dans le Tison qui s’enflamme.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans le Feu qui s’éteint
Ils sont dans les Herbes qui pleurent,
Ils sont dans le Rocher qui geint,
Ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure,
Les Morts ne sont pas morts.
Ecoute plus souvent
Les Choses que les Êtres,
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau
Ecoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des Ancêtres.
Il redit chaque jour le Pacte,
Le grand Pacte qui lie
Qui lie à la Loi notre Sort,
Aux actes des Souffles plus forts
Le Sort de nos Morts qui ne sont pas morts,
Le lourd Pacte qui nous lie à la vie,
La lourde Loi qui nous lie aux Actes
Des Souffles qui se meurent
Dans le lit et sur les rives du Fleuve,
Des Souffles qui se meuvent
Dans le Rocher qui geint et dans l’Herbe qui pleure.
Des Souffles qui demeurent
Dans l’Ombre qui s’éclaire et s’épaissit,
Dans l’Arbre qui frémit, dans le Bois qui gémit
Et dans l’Eau qui coule et dans l’Eau qui dort,
Des Souffles plus forts qui ont pris
Le Souffle des Morts qui ne sont pas morts,
Des Morts qui ne sont pas partis,
Des Morts qui ne sont pas sous la Terre.
Ecoute plus souvent
Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s’entend
Entends la Voix de l’Eau
Ecoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des Ancêtres.
Il fait sombre. La lumière pénètre chichement par la porte
ouverte cachée derrière un rideau. Cela fait plusieurs heures
que je suis là. Les deux femmes reçoivent les visites des
voisins venus les saluer. Le silence devient pesant.

La semaine dernière, j’ai passé trois jours dans le cabinet du


docteur Sow à M’Bour. Le paludisme, une fois encore. Je suis
enceinte de notre deuxième enfant et je crains pour ma vie et
pour celle de notre bébé. Je suis étendue sur le lit, une
perfusion dans le bras, la tête cotonneuse et l’esprit paresseux,
et je demande soudainement à Tamsir s’il serait d’accord pour
m’accompagner en France. Il me répond sans hésiter.
D’ailleurs a-t-il jamais hésité ?
Non, je n’ai pas envie de partir et de quitter ceux et celles
qui m’ont tant donné. Et pourtant il me semble que c’est la
meilleure solution pour l’instant. Je vais mettre
temporairement mon existence africaine entre parenthèses,
mais je ne suis pas triste. Une nouvelle expérience se dessine
dont Tamsir sera le héros. Puisse-t-elle lui offrir autant que ce
que j’ai reçu ici ! Ensemble, nous nous fortifions au contact de
nos cultures respectives pour poursuivre l’aventure. Nos
enfants n’en seront que plus libres. Je ne suis pas triste parce
que je suis confiante.

J’attends le moment propice pour faire part de notre


décision à la famille. Je regarde les murs lépreux de la pièce et
les nattes au sol. Je fixe les deux femmes tendrement. Savent-
elles combien je les aime ? Mon cœur se serre.
«Mam Oumy, Maryem, nous rentrons en France avec
Tamsir et Mariama. Je suis trop souvent malade, je ne peux
pas rester plus longtemps. » Elles ont les larmes aux yeux.
Nous allons partir, et je sais combien cette annonce est dure.
Le fils aîné, le premier enfant de Mam Oumy, le chef de leur
famille à présent, les quitte pour une terre lointaine. Dieu sait
comment il s’en sortira. Elles prient. Au bout d’un moment,
elles ont retrouvé le sourire.
Mam Oumy nous donne sa bénédiction :
« Tu seras sa famille là-bas, et ses amis. Toi, tu connais ce
pays. Nous te le confions. Tu as une lourde tâche pour
t’occuper de la famille, mais Dieu t’aidera, Inch Allah ! Tu es
forte, tout ira bien. Amin ! »
Je me penche vers elle et je la prends dans mes bras. Je ne
peux plus contenir les larmes qui me submergent.
« Mam Oumy, on reviendra ! On reviendra ! »
21.
Je ne souhaitais pas particulièrement être une épouse et je
n’avais jamais songé à me marier avec Tamsir. Le mariage
avait toujours été pour moi une simple formalité
administrative, validant le fait de vivre ensemble sous le même
toit. D’ailleurs, pressentant mon peu d’intérêt pour le sujet, il
ne l’évoquait que subrepticement :
« Dans notre tradition, disait-il, feignant de me dépeindre
objectivement une coutume de son pays, seul un homme marié
peut prétendre gérer des affaires pour le village et participer
aux décisions. »
D’autre fois il précisait qu’il était rare que les frères se
marient avant que l’aîné de la famille ne le soit. Je l’écoutais,
sans relever qu’il pouvait faire allusion à sa propre situation.
Quelques jours avant notre départ, j’ai pris conscience de
l’importance des symboles et des valeurs qui sont attachés au
mariage coutumier, et au réveil, un matin, j’ai dit à Tamsir :
« Tamsir, est-ce que tu crois que l’imam pourrait nous
marier aujourd’hui ?
— Je vais lui demander », me répondit-il sans plus de
formalité.
Pendant ce temps, j’ai demandé à Mariettou :
« Dis-moi, serais-tu capable de préparer le “couscous de la
Mosquée pour ce soir ?
— Ya ! ya ! ya! s’esclaffa-t-elle tout excitée en exécutant
quelques pas de danse. Amoul solo ! Pas de problème !
— C’est un secret. Il ne faut pas en parler, je ne veux pas
que tout le village soit sur la terrasse ce soir. D’accord ?
— Tu ne peux pas faire ça ! Mam Oumy sera très
mécontente… précisa-t-elle.
— Je sais. Tamsir lui expliquera. »
Nous avons dressé la liste des ingrédients nécessaires à la
préparation du coucous au poulet prévu pour une centaine de
personnes et nous sommes aussitôt parties à M’Bour faire les
achats. Au village, Mariettou donna des ordres aux filles de sa
concession pour qu’elles apportent du bois à la maison, ainsi
que d’immenses marmites, des dizaines de grands bols, des
nattes et pour qu’elles se tiennent prêtes à venir nous aider à
éplucher des dizaines de kilos de légumes.
Tamsir revint me dire que nous pourrions nous marier
pendant la prière du soir, puis il retourna prévenir son oncle.
Celui-ci rencontra le mien pour lui demander son
consentement. Nos deux familles n’eurent pas à palabrer
pendant des heures pour fixer le montant de la dot, argent qui
dédommage les parents de la mariée de la perte de leur
précieuse fille, ni à se mettre d’accord sur le montant des
dépenses engagées pour les cérémonies, car nous les prenions
au dépourvu.
Dans l’après-midi, après avoir pris un bain purificateur, je
me suis convertie à la religion musulmane.
Après la prière du soir à la mosquée, je suis devenue
Sokhnassi Madjigen, l’épouse de Tamsir, « suma nidiaye », ce
qui signifie : mon oncle. C’est de cette manière respectueuse
que je l’appelle désormais.
Ce jour-là, Tamsir, l’aîné des garçons, a pris sa place de chef
de la famille et moi, celle qui me revenait au sein de la
concession. Je suis désormais la seconde femme par ordre
d’importance, juste après sa mère, la matriarche. Le rôle que je
devrai tenir au décès de celle-ci. Je suis susceptible dans ma
position de donner des ordres et des conseils aux autres
femmes et de prendre toutes les décisions utiles pour gérer
l’aspect féminin de la concession : la cuisine, l’éducation des
enfants, l’organisation de la maison et, bien sûr, celle des
mariages.

Le lendemain matin, une petite cérémonie a eu lieu à


N’Diayen. Une mère de substitution choisie dans la concession
a dirigé le rituel. J’ai pilé du mil avec les femmes qui se
relayaient pour saisir le pilon et l’abattre dans le mortier avec
un grand éclat de rire. Je m’appliquais à faire comme elles,
mais j’étais maladroite et le pilon manquait une fois sur deux
de renverser le mortier et son contenu. Au fur et à mesure que
nous pilions, le mortier s’enfonçait dans le sol sablonneux de
la cour. Les femmes recueillaient à tour de rôle un peu de
poudre dans la main pour juger de l’état de la farine obtenue.
Puis on mélangea la farine avec du lait et du sucre pour en
faire des boulettes qui furent distribuées à toutes les
participantes. Après avoir mangé, elles se rincèrent la bouche
puis elles crachèrent dans une calebasse dont le contenu serait
utilisé plus tard. Je me suis déshabillée et on m’a recouverte
du tissu écru qui avait servi la veille au soir. Je fus enduite de
pâte de mil : sous les seins, entre les orteils, les doigts, derrière
les oreilles, sur le ventre. Le sucre ne tarda pas à attirer sur
moi toutes les mouches du village ! Le matin Tamsir et un ami
avaient creusé un trou dans la cour au-dessus duquel je me suis
accroupie. Une femme prit la calebasse et la vida sur ma tête.
Ensuite, elle me rinça à nouveau. Enfin, elle versa dans le trou
l’eau qui avait servi à nettoyer les ustensiles et le reste de la
pâte de mil, puis elle reboucha le trou. L’eau et la terre ont
englouti mes impuretés et ma vie passée. Le mil, le lait et le
sucre assureront ma fécondité et ma prospérité.
Je suis entrée dans la communauté des femmes de
Popenguine, à l’égal d’elles toutes. Nos filles pourront être
fières de leur mère et tancer leurs camarades dans le village en
disant : « Tu n’es pas meilleure que moi ! Ma mère a reçu la
même chose que la tienne et elle a fait comme elle ! »
Personne ne pourra se permettre de les appeler « toubabs ».

Le mariage coutumier n’était pas valide pour


l’administration française et nous devions nous marier
civilement pour que Tamsir ait une chance d’obtenir son visa
pour aller en France.
L’organisme omnipotent en la matière est le consulat de
France à Dakar qui se trouve au cœur de la capitale, entouré
d’un luxueux jardin. L’air y est climatisé, et une foule de
femmes de service astique en permanence les sols de
carrelage. Nous sommes dans une enclave de la France, et cela
se voit. Rien de comparable avec la réalité qui s’étale à
quelques mètres de là. L’administration consulaire est une
mécanique admirable, reproduction fidèle des administrations
de la métropole, la chaleur et la dolence en plus peut-être.
Le temps nous manquait. Nous devions en premier lieu
convoler en justes noces devant les autorités sénégalaises.
Ensuite, les bans de publication du mariage devaient restés
affichés en France durant un mois pour que les formalités
auprès du consulat puissent commencer. Tamsir n’avait pas de
passeport, et Dieu seul savait combien de temps serait
nécessaire pour l’obtenir. J’étais malade, affaiblie, enceinte, et
pressée. Les difficultés à résoudre en l’espace d’un mois
s’accumulaient.

Nous nous sommes rendus à la sous-préfecture la plus


proche pour prendre les renseignements sur les documents
nécessaires à fournir pour nous marier au Sénégal.
Nous sommes arrivés au milieu de la matinée dans une salle
bien laide et bien triste où nous attendait un officier de l’état
civil. Nous lui avons exposé le but de notre visite et il nous
répondit que si nous avions nos cartes d’identité, quatre
témoins, et de quoi acheter des boissons gazeuses, nous
pouvions nous marier sur-le-champ. Je portais mon pagne
habituel, j’étais chaussée d’une paire de tongs déjà
vieillissantes et mes cheveux étaient livrés à eux-mêmes. Ce
n’était pas la tenue idéale pour prononcer des vœux de
mariage et le cadre n’était pas très romantique non plus, mais
le temps nous pressait. Mon oncle et un ami de Tamsir qui
nous avait accompagnés furent les premiers témoins. Nous
avons demandé au chauffeur de la voiture d’être le troisième,
et nous avions convié le jeune homme qui tenait le télécentre
de l’autre côté de la route de se joindre à cette cérémonie peu
orthodoxe.
Le problème qui semblait assombrir l’humeur de l’homme
chargé d’officier était l’absence de livret de famille vierge
dans les tiroirs de son bureau. Il convoqua un garçon qui se
trouvait là, et l’envoya chercher un exemplaire neuf dans ses
affaires personnelles au village. Une heure passa durant
laquelle nous avons commencé à remplir les pages du registre.
Nous étions les premiers à nous marier ici. Je comprenais
mieux les raisons du manque de documents officiels. Il faut
dire que rares sont les Sénégalais qui légitiment leur union
devant les autorités civiles. L’autorité religieuse et le mariage
coutumier sont les seuls valables à leurs yeux. J’ai dû remplir
moi-même les quatre pages du registre car la première
transcription comportait des erreurs importantes. L’officier
invoqua l’oubli de ses lunettes pour se justifier… Je fis
remarquer que la date de notre mariage coïncidait à quelques
jours près avec celle de ma naissance, et l’attentionné officier
me proposa de postdater notre mariage pour faire d’une pierre
deux coups. Nous avons décliné son offre, préférant rester
dans la légalité compte tenu de l’enjeu.
Le jeune homme nous apporta un livret de famille dont les
pages translucides étaient jaunies par l’humidité. Quelle
importance de toute façon. L’officier demanda à Tamsir de
choisir entre la polygamie ou la monogamie. Il ignorait qu’en
cette matière je ne laissais aucun choix possible à mon futur
mari. Le fait de vivre au Sénégal n’avait pas entamé ma
détermination sur ce sujet : je ne partage pas. Du moins, pas
volontairement ! Il a également inscrit le montant de la dot que
nous avons fixé à l’équivalent de quarante euros. Certains
pourraient penser que ce n’était pas très cher payé pour
épouser une toubab ! Mais le prix que Tamsir allait avoir à
payer pour vivre à mes côtés en France était incalculable.
Nous avons terminé la cérémonie en décapsulant des sodas
à l’orange et en grignotant de mauvais gâteaux fourrés à la
crème chimique. Nous étions mari et femme, et nous n’avions
même pas échangé nos consentements. Je n’avais pas eu à
prononcer le traditionnel « oui ». Cette formalité signée sur un
coin de table poussiéreuse reste le plus bel instant de ma vie
tant il est le reflet de la manière dont je vivais en Afrique :
simple, simple, simple.

Tamsir eut fort à faire pour déposer sa demande de


passeport. La dame qui l’avait reçu ne semblait pas pressée
d’enregistrer sa demande. Elle lui fit comprendre que son
dossier pourrait éventuellement être placé sur le dessus de la
pile en échange de quelques faveurs, financières cela s’entend.
Tamsir avait eu la malencontreuse idée de faire intervenir une
vague connaissance censée accélérer la procédure, qui se
révéla être plutôt un frein, car elle heurtait la susceptibilité de
la dame Toutes ces démarches consommaient un temps et une
énergie considérables.
Je ne pouvais pas attendre davantage. Mon état de santé se
dégradait, et je redoutais d’affronter seule la succession de
démarches que je devrais accomplir pour m’installer à
nouveau en France. J’ai pris l’avion sans savoir si mon mari
me rejoindrait car aucun de ses papiers n’était encore en règle.
Il lui restait une semaine pour boucler les formalités. Inch
Allah !
22.
Il est neuf heures et demie du matin. Nous attendons avec
Mariama devant les portes en verre coulissantes de l’aéroport
de Lyon l’arrivée des passagers en provenance de Dakar
Nous n’avons rien en France, ni appartement, ni travail,
aucun meuble, presque aucun effet personnel, et une garde-
robe composée exclusivement de vêtements d’été. Nous avons
débarqué à la fin de l’hiver, dans la grisaille et l’humidité, la
température avoisinant régulièrement zéro degré. Les
magasins de prêt-à-porter proposaient déjà les nouvelles
collections de printemps-été, couleurs acidulées et tissus
fluides peu adaptés au climat qui régnait alors. Cela faisait un
effet curieux d’être en situation décalée dans mon pays
d’origine. Depuis le premier jour de notre retour, ma
préoccupation principale était d’ordre vestimentaire. Je veillais
à nous protéger, Mariama et moi, du froid et de la pluie, mais
surtout je devais mettre mon mari à l’abri des intempéries, de
toutes les intempéries.
Les passagers, presque tous des toubabs hâlés par le soleil
des vacances, sortaient par grappes de la salle de
débarquement. Ils avaient récupéré leurs bagages alourdis par
les souvenirs parfois bien encombrants. Je repérais facilement
les sacs en tissu molletonné, imprimé de silhouettes de
danseurs africains qui protégeaient un djembé. Je me
demandais combien de temps durerait la motivation des
touristes pour s’exercer dans leurs appartements à l’art bruyant
et difficile de la rythmique africaine. A moins que l’instrument
serve de décoration, de table basse, ou de témoignage d’une
incursion en terre africaine ?

Planche était menuisier à Popenguine, ce qui explique son


surnom, mais il ne gagnait pas suffisamment sa vie en
travaillant honnêtement. Durant la saison touristique, il vendait
aux touristes de passage sur la plage des souvenirs et des gris-
gris. Après avoir déballé les pacotilles d’usage, il prenait un
air de mystère et chuchotait qu’il détenait des trésors, les
véritables gris-gris qui avaient protégé les tirailleurs
sénégalais. Il narrait les souvenirs et les anecdotes de la
guerre, à laquelle il n’avait bien sûr pas participé étant donné
son âge, et il valorisait ses chroniques en montrant les
amulettes qui avaient permis les exploits relatés. A la fin de
l’histoire, les touristes sous le charme de ses récits
extraordinaires se pressaient pour acheter une part de la
légende contée. Planche se faisait prier, il tergiversait,
expliquant avec force qu’il ne pouvait pas céder ainsi un bien
si précieux, magique. Il remballait ses gris-gris en hochant la
tête, l’air de penser : « Mais comment peuvent-ils imaginer
que l’on peut vendre un morceau d’histoire ? »
Les touristes, piqués au vif, insistaient et le suppliaient de
leur vendre ces porte-chance dont ils avaient tant besoin.
Planche prenait alors l’air compassé, il réfléchissait. Pouvait-il
laisser ces pauvres toubabs dans la détresse ? Il acceptait de
sortir à nouveau ses trésors du sac fait d’une peau de chèvre
entière. Ce sac était impressionnant car on voyait les pattes et
les sabots de la bête, ce qui ajoutait au mystère et à l’étrangeté
de la situation. Il regardait longuement les amulettes comme
s’il ne pouvait se résoudre à s’en séparer. Il feignait de les
mettre à nouveau au fond du sac-chèvre tout en dodelinant de
la tête. Les toubabs étaient sur des charbons ardents, craignant
de voir s’échapper leur planche de salut. Finalement, après
deux heures de palabres, Planche acceptait la transaction, non
sans avoir recommandé plusieurs fois avec insistance de ne
pas ébruiter cette affaire et de garder le gri-gri secret. Il ne
devait pas tomber dans les mains de n’importe qui. Il disait :
« En devenant le possesseur de ce puissant gri-gri, tu
endosses une grande responsabilité et tu dois en être digne. Je
te fais confiance, parce que j’ai senti immédiatement que toi,
tu étais différent des autres toubabs. »
Les toubabs, flattés de cette considération, déboursaient une
coquette somme pour acquérir une amulette fabriquée la veille
par les soins de Planche. Les touristes, certes bernés,
possédaient néanmoins un morceau du mystère des protections
magiques de l’Afrique, comme d’autres collectionnent les
mèches de cheveux ou les costumes de scène de leur idole,
qu’ils garderont précieusement et qu’ils utiliseront peut-être
pour une occasion spéciale. Il ressortait de cette aventure
qu’ils avaient vraiment vécu quelque chose de spécial et
d’intense lors de leur séjour, et la légende se transmettrait
ainsi.

La plupart des voyageurs avaient repris leur tenue


vestimentaire de rigueur, quand d’autres tentaient de prolonger
leurs vacances en restant vêtus à la mode africaine. Les
hommes portaient le large pantalon de coton aux motifs
géométriques typiquement sénégalais, les chaussures
artisanales nu-pieds en cuir, parfois même le chapeau conique
en cuir et paille des bergers peuls. Les femmes arboraient des
tresses africaines, garnies de perles multicolores, ainsi que de
longues rangées de breloques et de bijoux locaux autour des
bras, des doigts et des chevilles. Je n’étais pas la seule à être
décalée. J’observais tous ces visages pour tenter de percer ce
qui se cachait dans les esprits. Quels souvenirs ces touristes
garderaient-ils du Sénégal ?
Mariama soupirait. J’avais épuisé toutes les distractions
pour détourner l’ennui provoqué par l’attente. Son père
n’arrivait pas. Avait-il raté l’avion ? Les Sénégalais ne sont
jamais pressés et les salamalecs d’au revoir peuvent
s’éterniser. Il avait dû prendre un taxi pour se rendre à
l’aéroport de Dakar, et toutes les suppositions étaient
possibles. Soit le réservoir de la voiture était vide parce que le
chauffeur n’avait pas eu assez d’argent liquide pour le remplir,
soit la voiture était en panne, soit l’heure était passée sans que
personne y prenne garde, soit les formalités de douane ou de
police avaient retenu Tamsir. Bien sûr, comme de coutume
dans ces cas-là au Sénégal, personne ne se serait donné la
peine de m’avertir. Il avait certes déjà pris l’avion du temps où
il servait dans l’armée de son pays. Le Sénégal avait engagé
des troupes dans la force FINUL dont il faisait partie en tant
que responsable d’un char d’assaut. Ces troupes sous l’autorité
de l’ONU s’interposaient pacifiquement entre les belligérants
au Liban ou en Israël. Les voyages aériens lui étaient
familiers, néanmoins celui-ci était particulier. Il avait disposé
d’un mois, un seul, pour faire ses bagages, se préparer à quitter
son village, sa famille, ses amis, la pêche et l’océan, tout ce
qui faisait son existence depuis quarante-cinq ans. Il partait
pour une durée indéterminée, un avenir incertain, un objectif
encore flou.

« Papa ! s’exclama Mariama en apercevant son père.


— Sois le bienvenu en France, nidiaye », lui dis-je.

Nous avons pris l’autoroute qui nous conduisait vers la


ville. Le temps était très maussade. J’avais imaginé un accueil
plus chaleureux pour Tamsir. Je l’avais entraîné dans une drôle
d’aventure, et je souhaitais de toutes mes forces qu’il en sorte
indemne. Il était habitué aux grands espaces, à l’air marin
vivifiant, à la liberté d’être son propre patron, son seul maître à
bord. Il avait toujours été soutenu par la communauté familiale
et villageoise et, brutalement, il allait être confronté à la
société toubab, à ses bons côtés mais surtout à son
individualisme forcené. Il devrait se battre sur tous les fronts,
se protéger des attaques invisibles mais bien réelles qui
déstabiliseraient et rongeraient sa volonté de rester lui-même.
Le froid, le bruit, le stress, la vitesse, l’indifférence collective,
tout contribuerait à ébranler son optimisme et sa foi.

Tamsir sait que cette expérience est un passage obligé dans


sa destinée, qu’il doit la vivre. D’autres avant lui ont vécu
cette aventure, et il puise son courage dans la force que les
ancêtres lui ont léguée et qu’à son tour il transmet.
Ici plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi pas, puisqu’il préserve sa
dignité et peut laisser mûrir les fruits de la sagesse.

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