Les Nouveaux RS
Les Nouveaux RS
Les Nouveaux RS
Serge Tisseron
Dans Psychotropes 2011/2 (Vol. 17), pages 99 à 118
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1245-2092
ISBN 9782804165253
DOI 10.3917/psyt.172.0099
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 03/03/2024 sur www.cairn.info via Groupe IGS (IP: 86.214.47.65)
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Résumé : Les nouveaux réseaux se nourrissent de désirs qui ont
toujours existé : valoriser ses expériences du monde en les racon-
tant, n’être jamais oublié, ou encore pouvoir se cacher et se mon-
trer à volonté. Mais ils introduisent aussi de nouvelles possibilités :
universalité des messages, immédiateté, association de l’intimité à
une intention plutôt qu’à des espaces, désir d’extimité élargi à la
planète entière. En même temps, le web collaboratif suscite de nou-
velles formes de liens, de réseaux et de communautés. Enfin, dans
ce nouveau paysage, les avatars semblent appelés à jouer un rôle
de plus en plus grand.
Psychotropes – Vol. 17 n° 2 99
Les nouveaux réseaux sociaux sur internet
Les nouveaux réseaux sociaux sur Internet créent une situation radicale-
ment nouvelle, à la fois du point de vue des technologies mises en œuvre
et des possibilités offertes aux usagers. Ils se caractérisent non seulement
par l’extrême variété des messages qui peuvent y être inscrits (comme
des textes, des voix, des photographies, des dessins…) mais également
par la multiplicité des voies d’accès et de consultation : à titre d’exemple,
Twitter peut être consulté et alimenté sur le site web qui lui est dédié,
mais aussi par mail, messagerie instantanée et SMS.
Pourtant, les désirs qui investissent ces nouveaux espaces sont-ils
vraiment nouveaux ? Rien n’est moins sûr. C’est pourquoi nous allons
d’abord parler de ces désirs aussi anciens que la vie sociale elle-même.
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Puis, nous aborderons la nouveauté de la communication sur les réseaux.
Enfin, nous envisagerons la symbiose que l’internaute établit dans cer-
tains espaces de rencontre avec les figurines virtuelles chargées de le
représenter, qu’on appelle des « avatars ».
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à lui de temps en temps.
Mais si le sentiment de solitude peut amener à s’engager sur les
réseaux, cet engagement peut aussi réduire la possibilité d’une rencontre
réelle. Le temps dépensé à y cultiver de nombreux « amis » empêche
d’autant la recherche d’une relation privilégiée dans la réalité.
Mais on peut aussi en souligner les aspects positifs. Cette situation
nouvelle permettrait d’être proche de personnes auxquelles nous accor-
dons de l’attention alors que nous ne sommes pas en mesure de participer
à leur vie autant que nous le souhaiterions. Sans internet, ces personnes
seraient restées de simples connaissances, alors que le réseau permet de
rester en contact avec elles à un niveau de régularité et de proximité qui
n’est certes pas celui des intimes, mais sans pour autant qu’ils soient des
étrangers.
Cette préoccupation peut aussi être altruiste. Donner à d’autres
internautes des informations qu’ils attendent, me rendre utile à eux en
leur donnant des conseils est aussi une manière de faire en sorte d’exister
pour eux. Sur internet, de nouveaux espaces proposent ainsi des échan-
ges de recettes de cuisine (ou la position de radars routiers) et sur Second
life, il ne manque pas d’usagers prêts à expliquer aux nouveaux venus le
fonctionnement de cette grande communauté virtuelle.
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Nous avons désigné sous le nom d’extimité le désir qui nous incite à
montrer certains aspects de notre soi intime pour les faire valider par les
autres, afin qu’ils prennent une valeur plus grande à nos propres yeux. Il
ne s’agit pas d’exhibitionnisme : l’exhibitionniste est un cabotin répétitif
qui se complaît dans un rituel figé (Bonnet, 2005). Au contraire, le désir
d’extimité est inséparable du désir de se rencontrer soi-même à travers
l’autre et une prise de risque dans la relation. Sa mise en jeu relève d’un
désir qui n’est pas forcément conscient, et qui participe à la construction
en parallèle de trois dimensions du self : son intégration (une estime de
soi adaptée se nourrit à la fois de sources internes et de profits relation-
nels), sa cohérence (certaines revendications du sujet peuvent lui être
renvoyées par l’entourage comme ne lui appartenant pas en propre), et
son adaptation aux normes sociales. On a besoin d’intimité pour cons-
truire les fondations de soi, mais la construction complète de celle-ci
passe ensuite par le désir d’extimité. La manifestation du désir d’extimité
est ainsi étroitement tributaire de la satisfaction du désir d’intimité : c’est
parce qu’on sait pouvoir se cacher qu’on désire dévoiler certaines parties
privilégiées de soi.
Ce processus peut être mis en relation, en psychanalyse, avec la
théorie du self de Kohut (1973) et en sociologie avec la distinction entre
soi public et soi privé (Baumeister, 1986). Kohut met l’accent sur la
nécessité de la construction d’une estime de soi réaliste affranchie des
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ainsi choisir à tout moment de parler ensemble – du jeu ou de la vraie vie
– ou d’agir de concert – par exemple en attaquant une base ennemie. Du
coup, chacun semble pouvoir maîtriser la distance relationnelle.
En fait, les sites d’échange se répartissent entre deux extrêmes : d’un
côté, ceux qui exigent que les noms, statuts et adresses e-mails soient
publics et qui ne laissent donc aucun espace à la dissimulation ; et à
l’opposé, ceux qui imposent l’anonymat et l’utilisation d’un masque
sous la forme de pseudonymes. C’est entre ces deux extrêmes que se
situe l’essentiel de ce qui se passe sur le Net. Autant dire que ceux qui
veulent s’y exhiber peuvent le faire et que ceux qui veulent s’y cacher
peuvent le faire aussi (Cardon, 2008). Le dispositif technique de nom-
breuses plates-formes permet à l’individu de « s’essayer » à diverses
identités qu’il teste avec l’intention d’expérimenter l’effet produit. Le
pseudonyme permet parfois la dissimulation, mais il est d’autres fois un
masque permettant une forme d’authenticité (Klein et al., 2007).
Universalité
Avec internet, tout message peut être adressé au monde entier. Il prend
l’allure d’une multitude de petites bouteilles jetées à la mer contenant
toutes le même message dans l’attente qu’un ou plusieurs interlocuteurs
s’en emparent. Mais ce désir d’élargir ses relations à la planète entière
s’accompagne souvent d’un paradoxe : après être allé explorer le plus
lointain, et le plus différent de soi, l’internaute se retrouve souvent à se rap-
procher finalement de gens qui partagent les mêmes goûts et les mêmes
préoccupations que lui. C’est d’ailleurs un élément important des sites de
rencontres en ligne comme Meetic. Ces espaces sont construits sur l’idée
que le secret d’une bonne entente résiderait dans le fait de se ressembler.
Cette idée n’est pas neuve, mais elle trouve sur ces sites une application
très poussée, chacun devant remplir un questionnaire précis afin qu’un
ordinateur puisse trouver les partenaires avec lesquels la probabilité
d’entente est la plus forte. Le fait que les possibilités soient toujours limi-
tées ferait courir un risque de réification de la subjectivité (Honneth, 2006).
Immédiateté
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Si une préoccupation domine les nouvelles technologies, c’est bien celle
de l’immédiateté. Le téléphone mobile et internet correspondent au désir
de pouvoir joindre nos interlocuteurs et être joint par eux en tous lieux et
à tout moment. Il n’est pas faux de parler d’avidité relationnelle. Beaucoup
de nos contemporains manifestent d’ailleurs des signes d’intolérance à ne
pas pouvoir joindre leur interlocuteur aussi vite qu’ils le voudraient, et
d’autant plus si celui-ci est un proche. Le téléphone fixe nous avait habi-
tués à l’idée du répondeur, le téléphone mobile nous plonge dans un
monde dans lequel chacun est censé être joignable à tout moment, même
dans le train, et bientôt dans l’avion.
dire que l’internet définit une situation nouvelle dans laquelle la présence
du public est bien réelle, mais qu’elle peut être à tout moment ignorée.
Du coup, le risque lié à la présentation de soi peut être ignoré lui aussi,
d’une façon qui ouvre la porte à des excès.
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même) afin que les internautes de passage le (la) note de 1 à 10. Beau-
coup d’adolescents qui le font semblent en choisir une qui les désavan-
tage plutôt que le contraire : ils s’attirent ainsi immanquablement un
grand nombre de commentaires ironiques ou acerbes. Mais n’est-ce pas
l’effet recherché ? Être moqué par cent internautes est aujourd’hui pour
certains plus important que d’être gratifié par dix.
Valorisation de l’oralité
En même temps, le style des messages transitant sur les réseaux est de
plus en plus marqué par la phonétique, et donc par le langage oral tel
qu’il se parle. On connaissait déjà les nombreuses abréviations des SMS.
L’utilisation de Twitter qui impose que le message fasse moins de cent
quarante caractères ne peut que renforcer cette tendance à l’abréviation,
et donc à l’« oralisation » de l’écriture. D’autant plus que la plupart des
messages seront de plus en plus appelés à transiter par le canal de la voix.
D’ores et déjà, dans les chats et les jeux en réseau, il n’est plus nécessaire
de dactylographier ses interventions qui peuvent passer par un micro.
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Un bouleversement éducatif : apprendre avec les pairs
Une étude de l’université de Berkeley 1 montre que les jeunes utilisent
principalement les médias en ligne pour se connecter avec leurs amis, et
pas pour rencontrer des étrangers. Par ailleurs, parmi les gens qu’ils con-
naissent et avec lesquels ils se connectent, les jeunes se connectent plus
avec leurs pairs qu’avec les adultes. Enfin, les jeunes qui utilisent les
nouveaux médias sont plus disposés à apprendre de leurs pairs que des
adultes et des enseignants. Mais les adultes peuvent toutefois avoir une
influence importante sur les jeunes en leur fixant des objectifs d’appren-
tissage et de réalisation (sur le modèle des « maîtres » dans les jeux vidéo
en réseau).
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désigne dans la religion hindouiste les diverses incarnations du dieu Vis-
hnou sur terre, sert de terme générique pour les diverses figurines char-
gées de nous représenter sur nos écrans. L’avatar peut être réduit à une
sorte de logo ou enrichi d’un grand nombre de détails personnels, mais,
dans tous les cas, il est aussi indispensable pour entrer et interagir dans
les espaces virtuels que notre carte bancaire pour retirer de l’argent à un
distributeur ! Or les adolescents ne se fabriquent pas un avatar, mais plu-
sieurs, qui leur permettent de faire valoir plusieurs identités. Dans Second
Life, le joueur peut même changer d’apparence à volonté à tout moment.
L’identité sous laquelle un joueur de jeu vidéo en réseau intervient – et
qu’on appelle un avatar – n’est ainsi jamais exclusive d’autres. Chacune
appelle des souvenirs, des projets et des fantasmes différents. Aucune
n’est fausse, mais aucune n’est absolument vraie non plus. Aucune
n’incarne le joueur dans sa totalité, mais chacune figure une partie de ce
qu’il est vraiment. C’est pourquoi, lorsqu’un adulte voit un enfant jouer
à un jeu vidéo avec un certain avatar (par exemple, un chevalier ou un
sorcier, mais tout aussi bien un soldat allemand ou américain), il peut lui
demander s’il a d’autres personnages pour entrer dans le même jeu et
comment il choisit de jouer avec l’un plutôt qu’avec l’autre.
C’est la même chose avec les blogs. Les jeunes ne s’en créent pas
un seul, mais plusieurs en parallèle. L’adolescent qui se sent plusieurs
facettes reste obligé de tenter de les concilier dans la réalité, mais pas
dans les mondes virtuels ! Cette attitude correspond non seulement aux
flottements des identifications à l’adolescence, mais aussi à la logique
des nouvelles technologies numériques.
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L’existence de ces liens nouveaux définit du même coup de nou-
veaux réseaux. Les individus connectés entre eux appartiennent à un
réseau qu’on peut appeler « glocal » parce qu’il est à la fois « global » et
« local ». Il est en effet possible de toucher de la même manière des per-
sonnes géographiquement et socialement lointaines et d’autres géogra-
phiquement ou socialement proches. La distance ne fait pas obstacle au
contact, et inversement entrer en contact ne fait pas obstacle à l’éloigne-
ment.
Sur Facebook, la création de ces nouveaux liens amène à une nou-
velle définition de l’amitié : le friendling. Il s’agit du lien entre deux pro-
fils de telle façon que les friends sont des gens dont le profil m’intéresse
mais qui ne sont pas forcément mes amis. Je peux avoir envie de télé-
charger leur fichier MP3, de lire leur billet de blog, de voir leur photo…
Le friendling est un acte déclaratif qui permet l’échange d’informations.
Il n’a donc rien à voir avec l’amitié qui est un lien entre deux personnes
qui se définit par le fait d’avoir du plaisir à être et à échanger ensemble
et qui naît de l’habitude et de la fréquentation pour constituer une forme
de relation forte. Dans les nouveaux réseaux sociaux, l’important n’est
pas d’avoir de très nombreux amis, mais plutôt des contacts susceptibles
d’être facilement « activés » en cas de nécessité. Le nombre de tels con-
tacts est en fait peu élevé, moins de dix en moyenne (Cardon D.)
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Une nouvelle définition des identités
Le Web 2.0, encore appelé web collaboratif, a accentué cette tendance
aux identités multiples. Dans la sociabilité traditionnelle, l’identité de
chacun est le résultat d’une construction individuelle dans laquelle cha-
cun exprime ce qu’il pense ou veut être. C’est ce que le sociologue Erving
Goffman appelait la « mise en scène de soi » (1959). Au contraire, sur
internet, et notamment dans des espaces comme Facebook, l’identité de
chacun est le résultat d’une activité collective : ce sont les échanges per-
manents de chacun avec tous les autres qui construisent les diverses iden-
tités. Et celles-ci ne s’organisent pas seulement autour des informations
déposées par chacun sur son actualité, ou bien par d’autres à son sujet ;
elles s’organisent aussi autour des éléments du passé individuel et collec-
tif de chacun, et également des projets d’avenir argumentés au carrefour
des diverses interactions.
Il en résulte une différence majeure entre l’identité dans la sociabi-
lité traditionnelle et celle qui se construit dans le web collaboratif : dans
la sociabilité traditionnelle, en cas d’identités multiples, l’une est censée
être authentique, tandis que les autres sont considérées comme des
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ses propres actions. Les rôles dévolus aux avatars sont pratiquement infi-
nis. Le petit théâtre familial de chacun s’y trouve ressuscité à volonté,
mais aussi celui des revenants et des fantômes.
croise. Bref, l’avatar, peu à peu, m’impose sa propre logique. Il n’est plus
moi, qui suis dans ma chambre ou mon bureau ; c’est moi qui suis lui, là
où il se trouve, au combat ou en amour. Et nous n’en sommes qu’au
début de ces formes de téléprésence.
Un fragment de soi
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Parfois, l’avatar est fabriqué sur mesure pour redonner vie à ce que nous
avons été. Un enfant malmené, dans les Sim’s par exemple. Mais le plus
souvent, il incarne une facette imaginaire de soi. Il réalise mes rêveries
glorieuses, triomphe des monstres, fait fortune, dirige un empire, tout à
la fois César, Alexandre le Grand et Ulysse. Mais à d’autres moments, il
accueille ma part sombre, ce que la saga de la Guerre des étoiles appelle
le « côté obscur de la force ». Bien des joueurs prennent plaisir à tuer,
étriper, torturer des personnages générés par l’ordinateur…
une réalité invisible dans le réel. Mais souvent, les choses ne sont pas
aussi évidentes ! D’ailleurs, Valérie Morignat eut un jour la surprise
qu’un proche qui la connaissait bien ajoute une seconde interprétation à
celle qu’elle avait donnée de son avatar. Cette femme noire qui la repré-
sente sur SL a les cheveux bleus, et elle appelait sa grand-mère canaque
« Mamy Blue » ! Comme quoi la façon dont nous personnalisons ces
marionnettes chargées de nous représenter en révèle beaucoup plus sur
nous que nous ne le croyons…
Un fantôme
Beaucoup d’enfants n’ont pas reçu de la part des adultes qui les entourent
les mots pour penser les désastres vécus par leurs ancêtres. Ils vivent
avec des angoisses qui ne sont pas les leurs : celles de guerres civiles ou
familiales, de maladies gardées secrètes, d’avortement, d’abandon ou de
trahison. Quand leurs questions restent sans réponse – ou qu’ils renon-
cent à les poser par crainte de provoquer la colère ou le désespoir de leurs
parents –, il arrive qu’ils mettent en scène dans la réalité des événements
familiaux problématiques dont ils n’ont entendu parler que par ouï-dire.
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Heureusement, la mise en scène du drame secret vécu par un parent
ne se fait pas toujours « pour de vrai ». Les enfants explorent parfois ces
opacités familiales à travers leurs jeux.
Gaspard, par exemple, joue sans cesse à World of Warcraft. Mais à
la différence de beaucoup d’autres joueurs, il a donné à son avatar un
nom qui n’évoque ni la puissance, ni la gloire, mais une simple famille
écossaise : « Mac Gregor ». À ma question sur ce nom, il me répond
d’abord qu’il l’a choisi au hasard et que cela n’a pas d’importance. Mais
la fois suivante, il m’explique avoir soudain réalisé que ce nom est en
réalité très important pour lui ! « Mac » signifie « fils de », et son père
s’est toujours plaint de ne pas connaître l’identité de son géniteur ! Gas-
pard avait donc donné ce patronyme à son avatar comme il aurait aimé
pouvoir rendre à son père sa filiation en l’appelant « fils de… ». Son
choix lui permettait, comme dans un rêve, que son père connaisse enfin
ses origines, et d’être lui-même l’acteur de cette révélation 4.
4. Pour d’autres exemples de telles situations, on peut consulter Tisseron (S.), Virtuel
mon amour, penser, aimer et souffrir à l’ère des nouvelles technologies, Paris,
Albin Michel, 2008.
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en est que la victime en parla aussitôt à l’internaute indélicat qui s’était
amusé avec son avatar à ses dépens. Prétendre – ou seulement laisser
entendre – qu’un traumatisme d’images puisse être comparé à une agres-
sion physique relève de la confusion.
Mais ce n’est pas parce que l’avatar représente son utilisateur que
celui-ci ressent ce qui arrive à son avatar comme s’il le vivait lui-même.
En réalité, ce que ressent l’internaute n’est pas de l’ordre d’une souf-
france perçue en première personne, mais comparable à celle qu’on peut
éprouver par empathie pour quelqu’un d’extrêmement proche et qui se
plaint. En fait, à ce moment-là, tout se passait comme si l’avatar était
l’enfant de l’internaute.
L’avatar chargé de nous représenter dans les espaces virtuels a en
effet cette double polarité. Lorsque nous le dirigeons et agissons à travers
lui, il nous incarne. Mais quand il est en situation d’éprouver des sensa-
tions, il devient notre enfant. C’est de cette façon qu’il faut comprendre les
propos de la jeune femme au jacousi virtuel. Quand elle y plongeait son
avatar, les picotements qu’elle ressentait étaient bien de l’ordre d’une sen-
sation physique, mais cette sensation n’était pas directe comme lorsqu’on
se trouve soi-même dans cette situation. Elle était indirecte, et comparable
à ce que peut éprouver une mère quand elle met son bébé dans son bain et
5. Ibid.
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dépassé ce traumatisme. Le propre des images qui réveillent une situa-
tion traumatique réellement vécue est en effet de plonger brutalement le
spectateur dans son passé et de bloquer ses processus de pensée. Les sen-
sations et les émotions enfouies au moment de la situation traumatique
sont réveillées et occupent le devant de la scène psychique. La confusion
est totale entre le présent et le passé.
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Le jeu structurant fait alterner ces deux types d’interactions, alors
que le jeu pathologique ne fait intervenir que les interactions sensori-
motrices. C’est pourquoi, quand un joueur veut fuir une situation angois-
sante ou douloureuse, la meilleure façon d’y parvenir est de privilégier
les interactions sensori-motrices. Il peut s’agir d’une souffrance psychi-
que liée à la vie personnelle (un deuil, une rupture sentimentale, une vio-
lence scolaire, etc.) ou familiale (divorce des parents, dépression de l’un
des parents, etc.), mais aussi d’une souffrance psychique d’origine interne
comme un défaut d’estime de soi ou une dépression. Dans tous les cas, le
jeu n’est plus l’occasion d’une recherche de plaisir, mais d’évitement du
déplaisir.
Inversement, la préoccupation des avatars invite le joueur à sortir
d’une façon de jouer compulsive et stéréotypée pour entrer dans une
autre plus narrative. C’est pourquoi il est bon que les parents, les éduca-
teurs, les enseignants et les thérapeutes, invitent, chacun à leur façon, les
enfants à raconter ce qu’ils font dans leurs jeux. Ceux-ci apprendront à
intégrer leurs expériences ludiques dans leur discours, et ils échapperont
au risque d’un jeu compulsif, stéréotypé et dissocié, celui-là même qu’on
appelle parfois « dépendance », bien que ce terme soit totalement ina-
dapté à la situation de l’adolescent chez lequel rien n’est fixé et tout est
en construction.
Conclusion
Nous voyons que les nouveaux espaces de rencontre ne créent pas seule-
ment des dynamiques relationnelles différentes, mais aussi de nouvelles
économies de l’estime de soi qui les rendent particulièrement attractifs.
Pourtant, une menace les guette. Dans ces nouveaux espaces de commu-
nication ouverts sur internet, rien n’est jamais effacé et tout se diffuse
très vite, parfois à l’insu des usagers eux-mêmes ! Certains découvrent,
par exemple, que ce qu’ils inscrivent sur leur « fiche perso » est utilisé
par des moteurs de recherche pour leur fournir des publicités ciblées. Par
ailleurs, les informations données à un seul ami peuvent parvenir de pro-
che en proche à une personne mal intentionnée. Ainsi de la photographie
d’un jeune homme qui a un peu trop bu, mise sur internet par un cama-
rade de boisson, et qui se retrouve un an plus tard chez l’employeur du
garçon…
Bref, on s’aperçoit avec ces nouveaux réseaux que le danger d’inter-
net n’est pas seulement le contrôle de chacun par un pouvoir centralisé,
mais aussi le contrôle de chaque citoyen par des sociétés privées, à des
fins de protection ou de commerce… voire de chacun par tous les autres :
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surveillance des enfants par leurs parents, des employés par leur patron,
des maris ou femmes suspects d’infidélité par leur conjoint, etc.
C’est pourquoi il est essentiel que chaque usager des nouveaux
réseaux prenne conscience de ces problèmes et réfléchisse bien à ce qu’il
désire livrer d’informations personnelles. Pour l’y aider, chaque ordina-
teur devrait porter cette inscription : « Attention : tout ce que vous met-
tez ici peut tomber dans le domaine public ! » D’ailleurs, la possibilité
pour chacun d’effacer des informations qu’il a déposées sur internet
n’est pas seulement un problème de liberté publique, c’est aussi la con-
dition de la survie du système. En effet, la satisfaction du désir d’extimité
suppose que le désir d’intimité soit satisfait. On peut dire les choses
autrement : pour que les gens aient envie de se montrer, il faut qu’ils
puissent se cacher aussi souvent qu’ils en ont envie. C’est ce droit qu’il
faut mettre en place. Des internautes de plus en plus nombreux en ressen-
tent le besoin. Face aux logiciels qui menacent les libertés, il est essentiel
d’en concevoir qui les protègent.
De façon générale, le problème des nouvelles technologies n’est
plus aujourd’hui celui d’une fracture sociale, ni même d’une fracture
générationnelle. C’est celui d’une fracture d’usage entre d’un côté des
usagers qui sont capables de prendre du recul par rapport à ces nouvelles
technologies, et d’un autre côté des usagers qui en sont incapables. Du
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Enfin, les structures éducatives doivent aussi, en lien avec les collec-
tivités publiques, valoriser les productions d’images des jeunes et faciliter
les échanges intergénérationnels autour d’elles. Cela peut se faire notam-
ment par la création de festivals de films faits au téléphone mobile ou par
capture dans des espaces virtuels (qu’on appelle Machinima) à l’échelle
des établissements scolaires, des villes et des départements. La recon-
naissance et la valorisation des productions d’images des jeunes sont
aujourd’hui un levier essentiel de la lutte contre le risque de fracture
d’usage, autant social que générationnel, autour des nouvelles techno-
logies.
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technologies, Paris : Albin Michel.
http://digitalyouth.ischool.berkeley.edu/report. Final report