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L'institution comme système.

Une lecture systémique de


l'institutionnel
Jacques Pain
Dans Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 2013/1
(n° 50), pages 31 à 45
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1372-8202
ISBN 9782804183219
DOI 10.3917/ctf.050.0031
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 03/05/2023 sur www.cairn.info via Université de Bretagne occidentale (IP: 195.83.247.32)

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L’institution comme système
Une lecture systémique de l’institutionnel

Jacques Pain1
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Résumé
La pédagogie et la psychothérapie institutionnelles sont des pratiques que
l’on peut lire comme systémiques. En effet, la structuration qu’elles revendiquent
les situe dans une liaison opératoire de systèmes d’instances, d’activités, et de
sous-systèmes articulant des institutions multiples, plurielles. Cette matrice de pen-
sée qu’est l’Institutionnel a des fonctions génériques qui permettent de « systémi-
ser » et systématiser des pratiques apparemment différentes, scolaires, éducatives,
cliniques, à partir du moment où elles se reconnaissent comme institutionnelles.

Abstract: Institution as system. Systemic reading of the institutional


Pedagogy and psychotherapy are institutional practices that can be read
as systemic. In fact their claimed structure is in a liaison bodies operating sys-
tems, activities, subsystems and linking multiple institutions, plural. This matrix
has thought what the Institutional generic functions that allow “systemizing” and
systematize practices apparently different, school, educational, clinical, from the
moment they recognize themselves as institutional.
Mots-clés
Institution – Pédagogie institutionnelle – Matrice systémique.
Key words
Institution – Institutional pedagogy – Systemic matrix.

L’approche systémique a fait ses preuves. Comme les « pratiques de


l’institutionnel » (pédagogie, psychothérapie, institutionnelles), et parfois
avec elles, elle a permis à des équipes entières de fonctionner à long terme,
avec une formation, un cadrage et une technicité, dans le champ flou et éclaté
du travail social, ou celui, rigide et « structuralisé » de l’école. Nous l’avions
constaté à l’Éducation surveillée, muée Protection judiciaire de la jeunesse.

1 Professeur émérite, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Sciences de l’Édu-


cation.

DOI: 10.3917/ctf.050.0031
32 Jacques Pain

Incontestablement, l’angle de lecture permet la cohérence du travail


et une efficacité apparemment complémentaire entre l’équipe, les familles
et la structure de travail. À chaque fois, que je sache, ces équipes se réglaient
sur une déontologie où jamais le symptôme « familial », ou l’intervention
éducative, voire psycho-éducative diraient les Canadiens, ne venait obturer
le dégagement du « sujet ». Il y allait bien d’une éthique professionnelle et
du Droit. Pourtant, il y a trente ans – et c’est pour cela que je commence
ainsi –, elle suscitait bien des réserves. Certains psychanalystes intégristes y
voyaient même un écrasement politique de « l’âme » ou du sujet.
Nous savons ce qu’est l’approche de système, elle se réfère à Von
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Bertalanffy et aux années 1930. Elle se retrouve dans certaines options de
la thermodynamique de la pensée cybernétique, voire du structuralisme
(Piaget, 1968, avait bien situé le problème), et désormais, elle se remodélise
à partir des concepts de « la toile », et des théories avancées de l’univers.
Il y avait des systèmes ouverts et des systèmes fermés. Watzlawick
et al. (1975) le reprenaient déjà longuement, tout comme des processus
circulaires, ou en boucles. Mais aujourd’hui, on ne pourra pas contourner
Varela & Maturana (1994) : si l’institution est un système, elle est en « auto-
poïèse », autogénérative, ni ouverte ni fermée. Les modélisations sont deve-
nues plus complexes.
La notion de système comporte ses définitions, ses champs d’application,
ses méthodologies dont on ne voit pas ce qui ferait que nous devrions nous en
priver. Sans doute est-ce le fantôme de la totalité qui poursuit ses pérégrinations.
Finies les leçons ! Il est temps de désidéologiser la conceptualisa-
tion des sciences humaines. Et de mesurer l’éthique, non seulement aux
intentions, mais aux dispositifs, aux procédures, et aux choix de conscience.
C’est la fermeture qui, dans tous les cas, reste le danger. Si nous ne devions
retenir de Popper (2011) qu’une seule chose, ce serait la « faillibilité ». Mais
elle n’a jamais empêché de tenter la quadrature du cercle, elle la limite.
Nous allons passer d’un système à l’autre, et jouer de la transversalité
et de la transposition mentales.

La pédagogie institutionnelle, un système « scolaire » ?

Commençons par définir la « classe institutionnalisée », située par


Fernand Oury dès 1960 comme un « atomium ». Je reprends ici une défini-
tion issue de nos cours à Nanterre Université.
L’institution comme système 33

« La classe coopérative “institutionnalisée” est une classe-groupe pen-


sée dans deux grandes dimensions de référence : 1. les Techniques Freinet –
Journal, Correspondance, Texte libre, Métiers, Responsabilités, cadrées par
le conseil ; c’est tout cela à la fois la classe coopérative ; 2. et l’institutionna-
lisation – qui installe la classe dans une socialisation citoyenne, en faisant de
cette classe une démocratie d’apprentissage, titulaire de la loi, de ses règles
et de ses normes. Les savoirs scolaires sont ici intégrés dans une dynamique
de recherche de sens social qui livre la vie quotidienne à l’enquête. En fait,
il s’agit de croiser les Techniques Freinet et les Techniques institutionnelles,
en somme de mettre la classe “nouvelle”, “active”, à l’étude des sciences
humaines. La classe Freinet, multiple, différenciée par les cultures, confron-
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tée à l’analyse interactionnelle permanente de ses travaux, éduque autant
qu’elle instruit. Le maître fait autorité. Mais le conseil est la constituante de
l’autorité. La coopération autorise chaque intelligence à penser, en société ».

Figurons un schéma descriptif de la complexité de la classe coopéra-


tive institutionnalisée :

Les 3 intentions épistémologiques de l’« institutionnel » :

Politique : un collectif de compagnonnage — la socialisation

Analytique : le dispositif « entre en analyse » et en interanalyse

Scientifique : les Sciences humaines sont les « langues » de la pratique

La classe coopérative institutionnalisée : une machine à désir, qui


multiplie les activités, les sollicitations, les rencontres ; et les organise, les
définit, les structure.

Imaginons ce « système » en « 3D », pour mieux le saisir dans ces


déploiements. Chaque sous-système peut fonctionner en autonomie, et/ou
en complémentarité, il en est de même pour l’ensemble des sous-systèmes
du système-classe, qui se configurent à la mesure par exemple du « maître »
qui pense subjectivement sa classe. On peut se sur-centrer sur le Journal
du groupe, et le dupliquer en journaux de bord personnalisés, avec des lec-
tures en cercles de la mémoire communautaire, sur le texte ou l’expression
libre, illustré ou non, écrit en écritures caroline, gothique, cyrillique, en
idéogrammes, peaufiné en objet et en poème de la pensée. Les paradigmes
éclatent la syntaxe institutionnelle en livres, films, de l’institution.

La classe. Le Journal nécessite l’imprimerie, ou l’ordinateur et


Internet, il offre la publication aux textes libres, aux comptes rendus
34 Jacques Pain

d’ateliers ; il est lu par les parents, d’autres classes, envoyé aux corres-
pondants, jusqu’aux Bermudes, parmi des albums, des témoignages, des
reportages ; il peut être relié, on peut en faire un livre ; mais il faut en déci-
der, le préparer en commissions, et régler en collectif la vie de la classe, au
conseil ; les sorties ouvrent l’esprit, du musée à la mairie, à l’entreprise, la
ferme, les voyages reprennent la saga des découvertes et des explorations,
des rencontres ; il faut planifier, réfléchir, lire, écrire, compter, en ateliers ;
tout est occasion de « savoir », d’apprendre, de grandir.
À partir de là, pensons ce système comme socialement généralisable,
dans le respect des identités différentielles des institutions. Nous venons de
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présenter la classe comme une institution, une institution « matrice » d’ins-
titutions, matrice systémique.
Par extension, on peut ainsi penser l’organisation d’une « maison
d’enfants » dans laquelle les enfants vont en classe, mais pas seulement.
Il peut y avoir une dizaine d’activités proposées dans la maison en fin
d’après-midi, en soirée, les mercredis, samedis, dimanches, internes ou ex-
térieures, « en ville ». Il y a un Journal de Maison, envoyé à d’autres « insti-
tutions » – un comité de publication. On découvre des ateliers d’expression
artistiques ou/et cognitifs ; des métiers, des « marchés », sous la direction
de « ceintures », c’est-à-dire les différents niveaux de responsabilités et de
compétences qui nouent la trame institutionnelle. Il y a des contacts privi-
légiés avec des associations d’enfants de plusieurs pays d’Europe. Chaque
semaine, dans les unités, il y a des conseils d’enfants, et des « groupes de
parole » tous les quinze jours. Deux fois l’an, de grandes kermesses de vie
institutionnelle animent des « portes ouvertes ». La classe a muté internat,
foyer, consultation, institution coopérative.
Coopération, réciprocité, responsabilité. De l’institution aux réseaux,
la machine « socialitaire » opère le terrain.

L’institutionnel : une matrice systémique active,


d’enseignement, de formation, de recherche

Qu’entendons-nous par « institution » ?


« L’institution est ce fondement de la vie quotidienne qui autorise la
vie sociale et les échanges sociaux. Elle occupe un espace-temps psychique
au cœur même des interactions humaines. Instance et structure de régulation
des rapports sociaux, « l’Institutionnel » est en quelque sorte une matrice
symbolique générique qui articule des paradigmes plus ou moins complexes,
L’institution comme système 35

mais fait appel aux mêmes outils et signifiants. Il ne s’agit pas de s’en tenir
à l’universalité abstraite de l’institution (par exemple « l’école »), mais de
la conjuguer avec la particularité spécifique (l’école primaire en France), et
d’en dresser la singularité locale (l’école primaire mixte publique du quar-
tier). Dès lors, il est question de transposition des concepts, et ceci nécessite
un travail précis et « transversal » de réajustements, de corrections. L’action
sociale efficace se pense par la reprise des sciences humaines dans l’institu-
tionnel, expérimentation dirigée et collective qui « taille » les concepts à la
mesure des situations. »
Nous pouvons dès lors passer de l’école au travail social, dans cet
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exercice abstrait et « matriciel » que nous nommons la transposition. Pour
soutenir la pensée adductive qui lui tient lieu de raisonnement, nous livrons
la systémique institutionnelle à l’imaginaire.

L’individu sociétaire de l’institution

L’institution. C’est toujours un problème, l’institution, certains la re-


vendiquent, d’autres la décrient, parfois on l’ignore. Demandez à un ensei-
gnant si l’école est une institution, il vous répondra oui ; demandez-lui s’il a
des institutions dans sa classe (ajoutez les mots Responsabilités, Réunions,
Règles, Lois), il vous regardera les yeux ronds, bouche cousue ! Le travail-
leur social, lui, jouera l’étonné, décalqué sur son « client ».
L’institution est clivée, au point exact où le sujet lui advient ou lui
revient, à travers la gestion qui est la sienne des individus, en groupe. Car
l’institution est une fabrique de groupe(s), avérée ou clandestine, et elle
tente la plupart du temps de les classer, de les sérier, comme « les décro-
cheurs » par exemple, justement pour se préserver du pire, du collectif et du
sujet, qui ne vont pas l’un sans l’autre en fait. Il vaut mieux le savoir.
Elle bascule quelquefois dans le groupe « sujet », où le désir s’arti-
cule au destin du commun des mortels convoqués là, dans une histoire à
plusieurs, précaire et consistante. Le collectif dès lors éclate le(s) groupe(s).
L’individu se fait sociétaire, partie prenante disait Fernand Oury. Ces flam-
bées de collectif marquent les esprits pour longtemps. Le système a fait son
autopoïèse.
En fait, on y vient à chaque instant à l’institution et à « l’institutionnel »,
référentiel, logiciel du sujet, lieu où se construit le lien social du sujet. L’ins-
titution, ce n’est pas l’organisation, c’est l’acte qui la concentre et la résume,
dans le nœud des relations. De la règle à la loi, de la convention au code, que ce
36 Jacques Pain

soit pour éplucher les pommes de terre, participer à un atelier d’écriture, faire
le marché, aimer ou se battre, il y a toujours de l’institution, de l’institutionnel.
Le Nom ouvre le bal. L’institution est bien ce lieu de fondation entre dire,
interdire, inter(à)dire, interagir, où l’on peut se parler « à propos de » tel ou tel
sujet, c’est même fait pour ça. C’est un « échangeur », nous dit Tosquelles. Elle
permet, elle autorise, elle justifie : « En tant que », j’ai à dire…
L’institution est un milieu intersocial, éducateur, écrit Jacques
Selosse (1966). On y trouve l’homme, ses cultures et ses traces. Et la pé-
dagogie institutionnelle de Fernand Oury pointe le concept « humanité »
comme ce degré zéro de l’institution, prolégomène à toute métaphysique
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future. Attention, être humain, écrit-on pour démarrer le travail. L’humanité
tient du degré zéro, du principe, du nécessaire et suffisant : une loi (inter-
dit) quelques règles, un lieu, un lien, la vie quotidienne, peu de choses après
tout, c’est bien fragile dès lors. Tout s’organise autour des possibilités de la
rencontre, d’une rencontre humaine. C’est en cela qu’essentiellement l’ins-
titution est à faire avec l’autre, qu’elle cadre les objets du sujet ; et qu’au-
delà des arrangements du quotidien, elle est un métacadre symbolique et
cognitif, une réalité psychique et endopsychique de l’individu (Kaës, 2003).
Quatre L y suffisent, y sont nécessaires : Des Lieux ; des Limites ;
des Lois ; c’est dire le fondement d’un Langage commun. Le tour est
presque joué, l’homme et l’institution sont du rendez-vous. On pourrait
même prendre ces quatre L dans l’ordre de la Loi, du Lieu, de la Limite, et
on a le métacadre où s’engage un Langage, porté et inventé par l’angoisse
de la rencontre. C’est ça qui se joue et se rejoue au long cours de l’espèce
humaine, dans l’éducation, la relation, l’organisation de la vie, au cœur de
la pédagogie : l’institution de l’humain. Il y va du sujet mais aussi de l’indi-
viduation, qui passe par là.
Depuis quelques années, des travailleurs sociaux, et en particulier des
responsables, s’inquiètent de l’émiettement des actions éducatives et so-
ciales. Le mythe du « tout individu » n’a pas en effet touché que les usagers,
refermés sur leur angoisse, leurs besoins, leurs biologies quotidiennes. Mais
aussi les travailleurs sociaux, reconstruits sur la maintenance, la relation
professionnelle et la définition libérale. Cette tendance à la libéralisation
professionnelle traverse les secteurs associatifs et publics avec le naturel du
journal télévisé. Nous voyons ainsi éducateurs, assistantes sociales, ensei-
gnants, se périphériser dans leurs institutions, et une bonne partie d’entre
eux ignorer le collectif institutionnel, l’équipe, le cadrage des rôles et des
statuts, la « soutenance » des pratiques. La fuite individualiste l’emporterait
si nous ne réagissions pas.
L’institution comme système 37

Pour autant, le propre d’un système, c’est de ne pas être visible en


entier, en tant que tel, ce qui ne gêne en rien ses effets et incidences spéci-
fiques. Même éclaté, il travaille ses « agents ». Démembré, il subsiste, dans
la nasse du quotidien.

Le retour de l’institution

L’institution est un appareil à vivre la règle et la loi. C’est l’institu-


tion qui tient debout les relations, les nomme, les découpe, les identifie, et
notre petite enfance se socialise à la mesure d’un concept de système qui
articule la famille, ses réseaux, les instances sociales, sportives, culturelles.
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En somme, qui fait apparaître ce tissage précaire où s’assure l’identité – ins-
titutionnelle, on le voit bien - d’une existence. L’institution est ce concept,
porteur depuis Tocqueville de « l’association » humaine, du destin inter-
médiaire mais déjà intime du social. Où apprendre et reprendre, sinon dans
l’institution, l’équilibre de ses pulsions fondamentales ?
D’ailleurs, l’institution est toujours un feed-back où les situations
confrontent les professionnels aux usagers, sur les problèmes qui scandent
leur quotidien. On voit pourquoi les pédagogues de l’institution font l’hypo-
thèse, toujours vérifiée, que le travail de maturation personnelle se fait en
plein dans la réalité sociale de l’institution. Les relations, les attitudes, le
projet, jusqu’à l’organigramme, sont de l’ordre des vases communicants.
Le mental et l’inconscient sont derrière les portes. Une institution, fer-
mée, ouverte, éclatée, ça se soigne ! Au sens banalisé mais contenant du
terme.
Or, les institutions et leurs professionnels aussi sont malades ! À
l’heure de la souffrance en France et du harcèlement moral, les institutions
sont à la question « libérale » ! Elles attachent, elles épuisent, elles dé-
truisent et parfois tuent.

L’institution n’est pas une famille

Il y a quelques années, nous avions fait un sondage auprès de cent cin-


quante structures éducatives d’hébergement de la Protection Judiciaire de la
Jeunesse. Une sur trois ne proposait aucune réunion générale des personnels.
Quatre sur cinq ne proposaient aucune réunion des jeunes concernés, en dé-
pit des directives européennes. La plupart étaient moins que claires sur leur
règlement intérieur, découvraient l’idée d’une charte, alléguaient la loi sans
la différencier de la règle, affichaient un désert d’inactivité institutionnelle.
38 Jacques Pain

On pourrait étendre le constat. N’insistons pas sur l’école, qui reste déses-
pérément retranchée sur sa mythique sacralité, loin de ses échecs.
Et l’on voit des enseignants et des travailleurs sociaux utiliser toute
la violence de l’institution pour tenir en place ; l’exclusion est à la mode de
la crise. Mais les prophéties œdipiennes et familialistes ont fait leur temps.
L’échec est sélectif jusque dans la sélection. Jusque dans les familles la
distinctivité opère, et la famille, comme tout groupe primaire, suscite aussi
des résiliences. Ce ne sont pas des personnalités qui font la pérennité des
institutions, mais des groupes, une histoire, des collectifs. L’institution est
une « personne morale » historique, rappelons-le.
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Les pathologies institutionnelles

Moins l’institution est collective, sensible aux vrais projets de vie,


transparente, plus le travail social incarne tutelle, contrôle, dépendance.
En somme, moins on institutionnalise et moins on systémise les rapports
sociaux, plus on néocolonialise les fonctions et la profession. Pour nous,
institutionnaliser, au cœur des groupes humains, c’est tomber d’accord sur
les minima de la vie sociale. Survivre, vivre, faire vivre. À ce point exact,
on sait comment est une crèche, une école, un centre de loisirs, une as-
sociation, un club. Mais les institutions tombent malades puisqu’elles ne
sont qu’humaines. Elles « névrosent », et s’interrogent sur leur métier, leur
clientèle, la société. Elles psychosent et s’entre-détruisent ou se rongent au
nom des objectifs, des idées, de l’authenticité missionnaire. Il y a bien une
pathologie circonstancielle ou structurelle de l’institution, si elle ne tient pas
ses cadres de vie, avec ses fonctions et ses missions, avec la force d’une vie
quotidienne active, motivante, partagée. Le climat s’en ressent !
« On est dans le gaz », nous disait une responsable sur le pas de la
porte. Et – risquons le jeu de mots – le pire : le gaz de schiste ! Il lui faut la
fracturation du site.

Une pratique de l’institutionnel

En 1979, lorsque je propose le terme d’institutionnel pour résumer et


substantiver ce mouvement pédagogique s’autostructurant autour de la loi
et des règles, de l’acte d’institution, évidemment, j’ai à l’esprit ce que nous
sommes occupés à peaufiner avec Fernand Oury, Daniel David et Christine
Vander Borght, c’est-à-dire transposer la pédagogie institutionnelle ailleurs
qu’à l’école.
L’institution comme système 39

En particulier, nous tentons d’installer la pédagogie institutionnelle


dans des foyers, des internats de l’Éducation surveillée, une maison d’en-
fants, des maisons de jeunes, des centres de loisirs, des hôpitaux, des centres
de formation d’infirmiers, d’éducateurs. C’est ce mouvement qui va nous
occuper jusque dans les années 2000, avant l’ère libérale glaciaire, qui va
nous pousser à désigner par l’Institutionnel le mouvement même de la loi en
situation, la pédagogie de la loi et de la règle en « établissement ».

Ce que Fernand Oury introduit dans la classe Freinet, ce sont les


sciences humaines, et en particulier une série d’outils et de techniques qui
vont s’attacher à l’observation et à la mesure interne et citoyenne des com-
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portements. Les ceintures, héritées des ceintures de judo que Fernand Oury
pratique, les ceintures que nous comprenions aisément puisqu’une partie
de l’état-major de la pédagogie institutionnelle pratiquait les arts martiaux,
les ceintures sont un grade psychologique, social, que l’on se donne à soi-
même, et qui est reconnu par les autres.

Nous avons pu le vérifier dans une maison d’enfants, à travers une en-
quête qui dura deux ans et mobilisa plusieurs dizaines d’enfants autour d’in-
tervenants extérieurs venus tester ces techniques : les ceintures marquent la
progression sociale du groupe, le rapport social des uns et des autres à la
communauté, à la société… et la construction de ce que Jean Oury appelle
un collectif, c’est-à-dire un ensemble organisé et systématique de compé-
tences cognitives et relationnelles tout entier mobilisé en direction du sujet
et des personnes sociétaires.

Il faut tenir les Tables de la loi, et quelques préceptes : « Attention !


être humain ! » Peut-être est-ce le vecteur central d’un collectif. On peut
écrire en gros : « Respect », et tout est dit.

« Attention ! être humain ! ». Nous l’avons retrouvé, dans les maisons


d’enfants, plus tard dans les quartiers, dans les établissements sensibles de
l’Éducation nationale et du travail social, dans les classes difficiles, dans des
lieux de placements immédiats comme on dit aujourd’hui, des structures
rééducatives renforcées.

« Respect ». La loi du collectif peut dès lors s’organiser autour de la


parole, à partir du cadre. C’est ça l’institutionnel. C’est la tentative achar-
née, quotidienne et profondément démocratique de ne pas céder à l’établis-
sement. L’institution est-elle vivante ? On le sait aussitôt poussée la porte,
c’est dans l’air, le « climat ». Système, ou hiérarchie chrestomatique (nom
donné par Bentham en 1816 à son école « panoptique ») ?
40 Jacques Pain

L’institutionnel, pour paraphraser Tosquelles (1986), c’est le mouve-


ment de la loi émergeant de la matière sociale au travail.

« Survivre, vivre, faire vivre »

C’est encore une expression de Fernand Oury. On voit bien à quel


point la psychothérapie et la pédagogie institutionnelles ont non seulement
le même destin, mais la même préoccupation. Le départ des deux mouve-
ments, psychothérapie institutionnelle et pédagogie institutionnelle, c’est
l’intention de vivre autrement les institutions, de les aménager, de transfor-
mer l’établissement – psychiatrique, éducatif, scolaire –, donc de s’attacher
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avant tout aux conditions de vie du sujet, à son accueil, à son intégration,
à sa place. On voit bien pourquoi Jean Oury, Fernand Oury et François
Tosquelles y ont insisté avec détermination. Avant même de spécifier le tra-
vail qui est le nôtre à l’école, dans une institution éducative, dans un hôpital
d’enfants, il faut s’organiser et organiser les groupes humains en fonction
de l’institution, et organiser l’institution en fonction des groupes humains
qui y travaillent. Cette évidence, que l’on voudrait ne pas répéter, il faut la
rappeler. C’est ce qui explique le mot de Fernand Oury : « Survivre, vivre,
faire vivre ».
On ne peut pas « faire vivre » si on n’est pas dans la vie soi-même, si
on est enfermé dans la survie. L’état mental des institutions, du quotidien,
de tout un chacun et en particulier des soignants à l’hôpital, des enseignants
à l’école, des éducateurs dans les institutions éducatives, va être détermi-
nant. On retrouve ici cette idée élémentaire qui fait l’hypothèse que l’état
des lieux dans l’institution est en étroite dépendance, en étroite articulation
avec l’état des lieux mentaux des soignants, des enseignants, des éducateurs,
des adultes. En référence au principe des vases communicants, s’opère la
circulation de l’angoisse et la déstructuration, la désorganisation, la désaf-
filiation, la violence, dans la mesure exacte où l’institution s’établit sur ses
propres ruptures, ses défaillances, et lève le siège, abandonnant l’institution
au hasard des relations humaines, en particulier des conflits, des intérêts des
uns ou des autres, des rivalités. À chaque fois que l’institution rate l’accueil,
l’être humain est en danger et la violence est à la porte. La violence, c’est
la perte de l’étayage institutionnel, du cadre, des rapports humains, non
pas de la relation humaine, mais des rapports symboliques qui fondent une
société. La violence, c’est ce que la psychothérapie et la pédagogie institu-
tionnelles systémiques combattent avant tout, cette subtile désorganisation
du monde humain qu’une mauvaise politique des rapports institutionnels et
des rapports sociaux engage si l’on n’y prête garde. Jean Oury a ce mot : La
L’institution comme système 41

psychothérapie institutionnelle, c’est une technique d’ambiance, qui vise à


maîtriser la pathoplastie du milieu.
La violence c’est une rupture de système, une corde qui lâche.

Trois institutions en une : se former

Nous avons repris en France et en Belgique, pour la formation – au


sens large – des éducateurs, des enseignants, les leçons de l’institutionnel
ainsi « systémisé ». Le stage – ai-je écrit en 1979 –, c’est une vie ; la vie
est un stage. Le travail en institution est un stage : qui a compris ça s’en
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sort mieux. Ce que ces stages – cette grille de stages qui est une grille de
vie – nous ont appris, c’est qu’il y a, du point de vue d’une topographie
descriptive, trois types d’institutions, trois cercles de formation, qui s’en-
globent mutuellement.
Il faut commencer par repérer les métiers qui sont les nôtres, et s’y
former : praticiens hospitaliers, aides-soignants, éducateurs en maison d’en-
fants, éducateurs spécialisés, éducateurs de rue, enseignants, enseignants
spécialisés, animateurs, animateurs socioculturels, formateurs d’une façon
ou d’une autre, aussi bien formateurs d’enseignants que de thérapeutes.
Nous avons ce premier niveau de l’institution, qui tourne autour de
cette notion chère à Freinet et que l’on peut reprendre intégralement : le
métier. Les métiers permettent des techniques, des savoir-faire. Donc il faut
partir des métiers, des métiers professionnels, mais aussi des métiers qui
sont les savoirs « secrets » des uns et des autres, et qui leur permettent de
vivre : bricoleurs, champions de hip-hop, mécaniciens, collectionneurs. Ces
métiers, ces savoirs, organisent des techniques et des technicités qui, un peu
partout où l’on se trouve, dans quelque institution que l’on soit, dans tout
établissement, sont une richesse pour le milieu, pour la vie en commun,
pour les autres, autant que pour les personnes qui les détiennent.
C’est un premier niveau de formation : apprendre des techniques,
des métiers, à utiliser des supports, à se débrouiller en milieu « anaéro-
bie » – comme disait Fernand Oury –, en milieu où la respiration n’est pas
facile. Il faut s’organiser pour pouvoir à la fois se laver les mains, faire de la
grammaire ou la cuisine, parler avec quelqu’un, lire tranquille quelques mi-
nutes, et se réunir pour décider. On peut distinguer les savoirs « savants » des
savoirs « profanes », comme le font certains universitaires, mais notre pro-
pos n’est pas là. Tous les savoirs sont des savoirs de « savants », des savoirs
nés de la pratique, des pratiques de savoirs, et c’est à partir de là qu’on peut
42 Jacques Pain

dépister le rapport aux savoirs qui va structurer l’entrée à Polytechnique ou


l’accès à la responsabilité d’un garage de motos. C’est le premier niveau de
l’institution : l’institution des techniques, des techniques de vie – comme di-
sait Freinet. Ces techniques de vie sont des métiers, démultiplient les métiers
et permettent au groupe de s’organiser sur cette infrastructure d’usages et
d’échanges coopératifs que nous évoquions, à l’intérieur même de la classe
ou du groupe de vie. On va organiser le milieu, changer le milieu, comme
disait Makarenko repris par Fernand Oury. En changeant le milieu on va se
former, se mettre en situation, le rendre actif par des techniques, des métiers,
des activités, des projets, des supports, des visées, des objectifs.
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Le deuxième niveau de travail, c’est le groupe. Le groupe-classe,

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comme disent les Américains depuis longtemps ; la « classe-groupe », on
peut le faire à l’envers ; le groupe des enfants dans une unité de vie, une
institution éducative ; le groupe des adolescents dans un lycée profession-
nel, dans une classe des « métiers (de vie) de l’immobilier » ; le groupe
des patients dans les structures de soins. Ces groupes ont des caractéris-
tiques, des relations, et ces relations peuvent être le support d’un rapport
positif aux savoirs, mais aussi peuvent gripper le fonctionnement du groupe
dans sa relation à l’adulte responsable, à l’enseignant, à l’éducateur, au
chef de groupe. On sait la complexité que, par exemple, les psychanalystes
de groupe ont pu mettre en avant pour ne pas négliger ces dimensions. Le
groupe est à la fois un apport et un problème pour la construction d’un col-
lectif. Le groupe peut rendre opaque l’approche du sujet. Il peut au contraire
dynamiser puissamment un projet. Donc il est évident que le responsable,
le formateur agissant en direction d’un groupe, devra s’emparer de cette
dimension. Il faut apprendre à vivre en groupe. Il faut apprendre à struc-
turer les groupes, à faire que les groupes (se) parlent. On pourrait penser
à « l’heure de vie » (une heure pour réfléchir, parler, faire le point) dans la
classe, que l’école, l’Éducation nationale, découvraient avec ravissement et
effroi il y a peu de temps, avant de vite la supprimer par impuissance : on ne
gère pas les groupes comme on enseigne. C’est une autre manière de faire.
C’est quelque chose qui doit s’apprendre en plus, et en pratique.
Dans ce deuxième temps, on va faire très attention au groupe, aux
sous-groupes qui se forment, comme dans toute vie quotidienne ; à faire
qu’ils ne s’ankylosent pas, qu’ils ne s’enkystent pas, qu’ils ne se replient
pas sur des schémas de difficultés, d’exclusion, de rejet, de fermeture.
Le troisième niveau, c’est ce lieu du sujet, cette formation qui passe
par la personne, on pourrait dire l’individu à la rigueur. Mais l’individu,
qu’est-il, y compris dans ses compétences, sinon ce lien à plusieurs qui,
L’institution comme système 43

socialement, désigne l’un ou l’autre d’entre nous ? C’est par exemple à La


Neuville, un internat d’exception, David le nageur, ou David l’endurant. À
La Neuville, ils institutionnalisent jusqu’à cette petite dimension qui permet,
comme le dit Jean Oury, la distinction, la distinctivité : David, le nageur, ce
n’est pas David l’endurant ! Mohamed l’ancien, ce n’est pas Mohamed le
jeune. Pourquoi l’un le nageur et pourquoi l’autre l’endurant ? On va redis-
cuter à chaque moment de l’identité de tout un chacun. On touche à ce troi-
sième niveau où l’institution se fait plus fine, où elle se fait à la fois support,
tuteur, dans le sens étymologique d’institution, de l’identité. Il est question
du sujet. C’est une grande loi de cette pédagogie. Et au troisième degré de
l’institution, le sujet prendra sa place. En effet, l’ensemble étant organisé
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comme un collectif, le sujet pourra à loisir prendre sa place, puisque, à tout
moment, parole lui est laissée, lui est donnée. Il peut la prendre, s’en empa-
rer. Le collectif a prévu ce temps et ce lieu où chacun a la possibilité de dire.
On voit la technicité que tout cela implique. Dans un système insti-
tutionnalisé, ces trois degrés, vivre en groupes, socialisés, en tant que sujet
et en personne propre, se tiennent et interagissent. C’est ce que, jour après
jour, ces classes, ces écoles, ces lieux d’accueil, ces « établissements », es-
saient de réaliser.

Entendre Marx

François Tosquelles, Jean Oury, Félix Guattari, d’autres encore, et je


me compte partie prenante de cette armée progressiste, reviennent inces-
samment, au fil du temps et en dépit des modes, sur le fait de tenir compte
des sciences humaines. C’est en particulier, pour le spécifier, entendre Freud
bien sûr, mais entendre encore et toujours Marx. On ne peut pas comprendre
l’économie d’une classe ou d’une unité de vie institutionnalisée sans reve-
nir sur l’économie telle que la présentent Karl Marx et Friedrich Engels.
En particulier dans toutes les dimensions qui touchent à la problématique
de l’aliénation, de la jouissance, à la question de l’argent et du marché. La
crise est un cours par défaut des prolégomènes marxiens. La jouissance et
le narcissisme sans loi du « marché » creusent la tombe des sociétés. Les
coopérateurs n’ont plus leur place à la Bourse.
On sait que dans les classes de pédagogie institutionnelle, on a une
monnaie intérieure, on utilise une monnaie, tout comme dans les maisons
d’enfants, où là c’est en grandeur réelle, puisqu’il y a le « pécule », l’argent
de poche. C’est une économie de l’usage et de l’échange, qui renvoie à
une société marchande socialement « corrigée », sommée par l’urgence au
44 Jacques Pain

quotidien, par la réalité de tous les jours : l’organisation des repas, la cui-
sine, sur et à partir du collectif et de son économie politique, permet à tout
un chacun de réguler des échanges et de développer une existence socia-
lement utile. L’argent, ça s’apprend, aussi ! Il n’y a pas qu’une économie
marchande, les modèles sont multiples. C’est cette dimension soulignée par
les ténors de la partie : pour marcher, il faut marcher sur deux jambes ! Marx
et Freud. Pour penser tout autant. C’est toujours d’actualité !

Faire de la pédagogie institutionnelle, ce n’est pas nécessairement


appartenir à un mouvement, une école, un groupe. Mais il vaut mieux ne
pas rester seul, disait Fernand Oury. La question de fond, c’est de faire sa
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révolution économique et politique, de faire de l’économie politique inter-
subjective et libidinale au jour le jour, avec la collectivité dans laquelle on
se trouve. Retrouver le sens du moindre geste, le sens de l’épicerie d’insti-
tution, du menu, des courses, du quotidien, de l’accueil, du petit-déjeuner,
des anniversaires, des rituels festifs et des cérémonies. On voit maintenant
des établissements difficiles revenir à cet accueil, par ce petit-déjeuner, ces
repas en commun. Réinventer la société institution au jour le jour. Com-
bien d’enseignants gagneraient pour eux-mêmes, y compris pour leur santé
mentale, à consacrer, de temps à autre, pas toujours bien sûr quelques
heures à une économie des échanges qui passerait par la table, le réfec-
toire qu’on pourrait appeler définitivement « restaurant », s’il se tient, qu’on
pourrait aménager d’autres façons, et la parole en commun, le partage. Le
partage des préoccupations d’un adulte, d’un adolescent, d’un enfant, dans
le monde d’aujourd’hui.

« On en parle mercredi à midi, d’accord ? »

« Que pensez-vous de la mort ? » demande-t-on dans les ateliers de


philosophie à de tout jeunes enfants. Et on est étonné, sidéré, de la puissance
avec laquelle ils abordent la question.

En France, la tendance est de croire que l’enfant, jusqu’à un âge


avancé, doit être maintenu sous la dépendance d’adultes puisque l’école ne
s’arrête – et encore – qu’après vingt ans, voire vingt-cinq, donc que l’en-
fant, l’adolescent, le jeune mineur, le jeune majeur, ne sont pas mûrs, pas
matures. L’adulte a une difficulté notoire, quasi républicaine, à dépasser les
positions de son statut, partout où il se trouve, dans les institutions où il se
trouve.

Et pourtant, ce ne sont pas tant les adultes qui éduquent, que les atti-
tudes symboliques qui sont les leurs, au sein des collectifs humains auxquels
L’institution comme système 45

ils adhèrent, ainsi que les institutions qu’ils mettent en place et qui leur per-
durent. L’institution s’inscrit ou non dans le psychisme et l’histoire sociale.
Un plus un égale trois, l’institution toujours ajoute le lien.
Le premier chiffre social, c’est bien trois.

Références
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teur.org.
KAËS R. (2003) : L’institution et les institutions, Paris, Dunod.
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tutionnelle, Paris, Maspéro, réédition Matrice, Nîmes, Champ social.
OURY J. (1999) : Le collectif, Paris, Scarabée 1986, réédition Nîmes, Champ
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Micropolis, 1982. Thèse de 3e cycle soutenue en 1979 à Paris X. Rééditée et
actualisée sous le titre La formation par la pratique, la pédagogie institution-
nelle des Groupes d’Éducation Thérapeutique de Fernand Oury et Aïda Vas-
quez, Vigneux, Matrice, 1998.
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VARELA F. & MATURANA H. (1994) : L’arbre de la connaissance, racines bio-
logique de la compréhension humaine. Addison-Wesley France, Paris.
WATZLAWICK P., WEAKLAND J. & FISCH R. (1975) : Changements, para-
doxes et psychothérapie, Paris, Seuil.

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