LCDD - 079 - 0146 - Dewambrechies Le Rien
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Lacan, le rien
Carole Dewambrechies-La Sagna
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Jacques Lacan est aussi connu pour avoir surpris son auditoire par son manie-
ment de l’art du diagnostic. Or, cette surprise n’est pas moins liée à l’irruption de
l’inconscient qu’à l’art du diagnostic, étant apparue, la surprise – ou s’étant révélée –
inhérente à cet art dans le champ de la psychanalyse.
Le diagnostic d’anorexie mentale et la fonction du rien sont, à cet égard, exem-
plaires.
L’anorexie se définit classiquement par une perte de l’appétit et une perte de poids
corrélative. C’est parce que le sujet ne mange pas qu’il maigrit et présente différents
troubles qui touchent son corps et sa pensée. Des questions se posent alors : pour-
quoi le sujet ne mange-t-il pas ? comment faire pour qu’il mange ? etc. Mais, posées
ainsi, elles demeurent sans réponse – et les thérapeutiques, inefficaces. C’est cette
perspective que Lacan renverse, en faisant tourner toute la problématique autour du
rien – terme dont l’étymologie latine éclaire l’équivoque en français : rien est rem, issu
du res, rei latin, la chose.
Le rien est alors à disjoindre de la négation qui l’accompagne le plus souvent en
français. Et la jeune fille anorexique devient par conséquent celle qui mange rien, qui
mange le rien, comme Lacan le formule : « Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que
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vers Autre chose, une Autre chose qui, une fois atteinte, ne sera pas ça non plus. »3
Le désir court ainsi entre les signifiants et ne se laisse ni satisfaire, ni appréhender.
« Comme Lacan l’avait isolé, le désir est foncièrement dans sa phase la plus profonde
désir de rien […]. Le désir ne se conclut jamais que sur rien. Le rien est, si l’on veut
sa vérité. »4
On peut dire que ce rien n’est rien : il est manque, absence, négation de tout objet
de satisfaction, poursuite infinie d’Autre chose et, en tant que tel, structurant pour
le sujet. Le manque est en effet constitutif du désir, indispensable au sujet donc, car
créateur d’une distance maintenue entre le sujet et sa jouissance – une aération en
quelque sorte.
Le rien de l’anorexie est différent du rien du désir : il est refus du rien du désir.
C’est ce qu’illustre de façon magistrale le cas de l’Homme aux cervelles fraîches,
étudié et commenté par Lacan dès son Séminaire I, puis dans deux textes fonda-
mentaux de ses Écrits 5.
L’analysant est un homme jeune qui craint de plagier ses collègues. Ce symptôme
l’entrave sérieusement dans sa profession, que l’on devine assez proche de la nôtre,
note Lacan6. Petit-fils d’un universitaire brillant, il a un père qui a moins bien réussi
que lui dans ce domaine. Lui-même ne peut publier ses travaux ni faire avancer ses
recherches et sa carrière, car il est gêné par sa compulsion au plagiat.
Sa première analyse avec Melitta Schmideberg, la fille de Mélanie Klein, a produit
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3. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre de l’Université
populaire Jacques Lacan, cours du 10 février 2010, inédit ; le texte de J.-A. Miller publié dans le présent numéro
en fait partie & Vie de Lacan, Paris, Navarin, septembre 2011.
4. Ibid.
5. Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud », Écrits, op. cit., p. 381-399 &
« La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 585-645.
6. Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite… », op. cit., p. 394.
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Manger une cervelle, n’est-ce pas d’ailleurs le meilleur moyen de s’assurer que, de
cette cervelle, ne sortira désormais plus aucune cogitation ? Cette occurrence du rien
est ce qui est fondamental dans l’anorexie. C’est un rien positivé, qui est refus du rien
qui assure la métonymie du désir. C’est un rien qui colle au sujet, le rend inerte,
bouche sa division, le ferme à l’inconscient.
Loin que cette aperception, par Lacan, du mécanisme fondamental de l’anorexie
soit superflue ou inutile, elle constitue un préalable à toute prise en charge de l’ano-
rexie sur le plan clinique, qu’il s’agisse de psychiatrie ou de psychanalyse. Le mécon-
naître est méconnaître la portée de la théorie analytique en ce qu’elle touche
7. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 601.
8. Ibid., p. 600.
9. Ibid., p. 601.
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10. Schneider M., « Que reste-t-il de Jacques Lacan ? », Le Point, no 2031, 18 août 2011, p. 68.
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