Ouvrage TRESSE
Ouvrage TRESSE
Ouvrage TRESSE
2-
La recherche
en travail social & santé
dans les sciences de l’éducation
4-
Table des Matières
Introduction — 9
Sébastien Ponnou et Richard Wittorski
Partie I - Le travail de la relation — 15
Chapitre 1. - La compétence relationnelle : de l’injonction
institutionnelle à l’autonomie professionnelle — 17
Philip Milburn
Chapitre 2. - Le travail de la relation : part cachée de l’activité ?
Enjeux pour la recherche et la formation — 29
Patricia Champy-Remoussnard
Chapitre 3. - Les ajustements dans les métiers adressés à autrui : une
notion clé dans le travail de la relation — 45
Éric Saillot, Andry Rabiaza, Dominique Broussal, Marion
Paggetti, Delphine Guyet, Alexandra Maurine, Thierry Piot
Chapitre 4. - Stratégies cliniques sur le terrain : quelle autonomie -5
pour les équipes et les sujets ? Quel rapport au savoir ? — 57
Françoise Hatchuel, David Faure, Katia François, Magdalena
Kohout-Diaz, Régine Scelles, Stéphane Tregouët
Chapitre 5. - Pratiques d’orientation clinique en travail social — 69
Sébastien Ponnou, Christophe Niewiadomski, Pascal Fugier,
Guy de Villers et Michel Chauvière
Partie II - Évolution des prescriptions institutionnelles et
transformation des contextes d’exercice des métiers dans le
champ du travail social et de la santé — 79
Chapitre 1. - Évolution des prescriptions institutionnelles et
transformations des contextes d’exercice des métiers dans le champ
de la santé et du social : envisager la bifurcation, accompagner la
transition — 81
Dominique Broussal
Chapitre 2. - Le bricolage des professionnels de la rééducation ou
l’effet visible des transformations des contextes d’exercice des
métiers et des évolutions des prescriptions institutionnelles. Un
regard depuis un institut normand de formation en rééducation/
réadaptation — 93
Delphine Guyet
Partie III - Collaboration interprofessionnelle et/ou avec les
personnes concernées... et apprentissages mutuels — 105
Chapitre 1. - Identifier quelques dynamique et conditions des
collaborations vertueuses — 107
Philippe Lyet
Chapitre 2. - La posture professionnelle de l’entre-deux : entrer en
relation avec les parents d’enfants en situation de handicap — 117
Laurence Thouroude
Chapitre 3. - Récit clinique et co-construction de savoirs — 131
Fabien Clouse
Chapitre 4. - Produire des connaissances partagées : l’exemple d’un
partenariat institution-université — 141
6- Sébastien Ponnou, Nadège Bartkowiak, Maryan Lemoine
Chapitre 5. - Former, se former, mettre en œuvre des collaborations
interprofessionnelles et/ou avec les personnes concernées : enjeux,
dispositifs, pratiques — 153
Marie Thérèse Pérez Roux, Éric Maleyrot, Delphine Guyet,
Stéphane Balas, Paul Orly, Gilles Monceau
Partie IV - Exercice et transformation des métiers et des
formations du social et de la santé — 173
Chapitre 1. - Esquisse d’une histoire politique d’un demi-siècle de
travail social – 175
Michel Chauvière
Chapitre 2. - Le processus par étapes visant le développement des
compétences à la relation d’aide : la formation universitaire de
l’Université Sorbonne Paris Nord proposée aux médiateurs de santé
pairs — 187
Olivia Gross
Chapitre 3. - Le défi d’une approche pluraliste de la clinique en formation
des travailleurs sociaux : entre clinique de l’intersubjectivité et clinique
des épreuves de la « puissance de normativité » – 199
Patrick Lechaux
Partie V - Approches internationales — 231
Chapitre 1. - L’arrivée des travailleuses sociales dans les cliniques
médicales du Québec — 233
Yves Couturier, Maude-Émilie Pépin
Chapitre 2. - Internationalisation de l’enseignement supérieur et
formation aux métiers de l’humain — 251
Emmanuelle Annoot, Jean-Marie De Ketele, Diane Bedoin, Philippe
Brun, Lidia Mazzilli, Bérangère Laroudie
Chapitre 3. - Psychanalyse, clinique et travail social à l’université — 267
Entretien avec Marcelo Ricardo Pereira et Sébastien Ponnou
Conclusion — 279
Richard Wittorski, Sébastien Ponnou
-7
Présentation des auteurs — 284
8-
Introduction
Philip Milburn 2
3. Le cadre fixé par les EPM prévoit notamment que les éducateurs doivent in-
tervenir en « binôme » avec les surveillants durant les temps où les mineurs sont
réunis ensemble dans les espaces communs.
fugue d’un foyer) peut en effet contribuer à les « retravailler » avec le
jeune et ainsi les réintroduire dans le parcours pédagogique, en met-
tant à l’épreuve le régime de confiance inhérent à la relation éduca-
tive. Dans cette perspective, les obligations ne sont pas une entrave
mais un atout pour la constitution de la relation éducative. Elles
contribuent toutefois à la mettre en difficulté dès lors que ces élé-
ments du mandat deviennent un cadre restrictif pour l’intervenant,
qui devrait en rendre compte auprès de l’institution de manière sys-
tématisée.
Un processus de ce type a été ébauché dans le cadre des Ser-
vices Pénitentiaire d’Insertion et de Probation au début des années
2010, où leur mission été redessinée par l’administration pour pas-
ser de la notion de réinsertion qui les animait jusqu’alors à celle de
« prévention de la récidive ». Ainsi, l’objectif prioritaire n’est plus de
redonner à la personne placée sous main de justice la possibilité de
retrouver les moyens de vivre dans le respect des lois, mais d’éviter
qu’elle ne commette de nouvelles infractions, cet objectif pouvant
servir d’étalon de mesure de l’activité des services. Ce déplacement
de la mission générale a été accompagnée de tentatives de recalibrage
de l’activité des conseillers de probation (qui ont cessé d’être des - 21
« éducateurs pénitentiaires » depuis 1999). Il s’est traduit notam-
ment par la volonté de classifier les dossiers en fonction du risque de
récidive, en différentes catégories de « suivis différenciés » (Jamet et
Milburn, 2014). Ainsi, les modalités exactes du suivi (fréquence des
rendez-vous, exigences en termes de réalisation des objectifs, etc.)
sont fixées en fonction de la catégorie à laquelle appartient le dossier
de la personne accompagnée.
Cette volonté de cadrage de l’activité a été complétée par le
développement d’outils informatiques à destination des conseillers.
Un premier logiciel (APPI4) s’est imposé à eux, permettant de com-
piler les informations relatives à chaque personne suivie, que ce soit
sur ses caractéristiques personnelles, les motifs de la mesure où les
appréciations portées par le conseiller (de Larminat, 2011). Cette
application informatique permet à tous ceux qui y sont autorisés
d’avoir accès à ces données à tout moment (chef de service, collè-
gues, juge d’application des peines). Surtout, un autre logiciel a été
diffusé dans le service au début de cette période, sous le nom de
Patricia Champy-Remoussenard7
Conclusion
Yves Clot dans Le travail sans l’homme ? paru en 2016,
attire l’attention sur l’importance du travail considéré comme
activité humaine. Nous traversons une période (mais il y en a eu
d’autres : comme celle où l’esclavage était très répandu) où une
lutte permanente se mène pas toujours sur un plan politique ou
syndical, mais le plus souvent dans la discrétion des actes ordinaire
42 - du quotidien au travail pour conserver son caractère humain et sa
dignité à l’activité. Sans doute que dans les activités où comme nous
l’avons vu se jouent la santé physique ou mentale d’autrui, voire sa
survie, son développement personnel ou son éducation, son accès à
l’emploi, cet enjeu est encore plus fort, plus sensible, plus évident.
Mais il est présent aussi dans tous les métiers. En connaissant,
faisant connaître, reconnaissant l’importance de la part relationnelle
du travail, l’importance des dimensions collectives, on va dans le
sens de ce combat contre une déshumanisation du travail. Plus
encore, la part relationnelle, les aspects émotionnels sont au cœur
de l’humanité engagée dans les activités professionnelles adressées à
autrui d’où les enjeux essentiels associés à leur connaissance et à leur
reconnaissance.
Bibliographie
44 -
Chapitre 3.
54 -
Bibliographie
60 - 2) Le sujet-interprète
Magdalena Kohout-Diaz a, de son côté, questionné la notion de
prescription à travers les résultats d’une enquête exploratoire menée
auprès de 38 étudiant.e.s de première année (n=23) et seconde
année (n=15) de la mention Professorat des Écoles du master des
Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation,
qui fréquentaient le séminaire de recherche « Éducation inclusive
et diversités : scolariser les élèves à besoins éducatifs particuliers »
(Kohout-Diaz, 2017). Au travers d’une approche mixte (quantitative
par questionnaires et qualitative par entretiens collectifs), l’enquête
conduit au constat que les incertitudes des métiers de l’enseignement
et de l’éducation concernant le processus inclusif sont en partie
générées par des injonctions paradoxantes (De Gaulejac, 2019) sur
la conduite professionnelle à tenir dans l’interprétation des besoins
éducatifs particuliers. Lorsqu’elle est entendue comme un discours
institutionnel prescriptif, la notion d’école inclusive ne permet pas
le déploiement de pratiques créatives et inédites issues d’une analyse
clinique des situations concrètes, telle qu’on aurait pu la penser
dans une épistémologie fondée sur le care (Molinier et al, 2009). Les
futurs enseignants pris dans un tissu d’injonctions sont au contraire
plutôt conduits à s’orienter suivant des nosographies médicales et
neurobiologiques qui les dépossèdent de leur questionnement propre
en la matière (voir plateforme Cap école inclusive). Magdalena Kohout-
Diaz propose alors le terme de « sujet-interprète » pour définir la
nécessité pour l’enseignant.e d’interpréter ces besoins particuliers,
en construisant son style professionnel propre. Elle fait l’hypothèse
que les séminaires de recherche pour les futurs professionnels de
l’éducation et de l’enseignement sont une voie privilégiée qui permet
de questionner de façon clinique les situations et les pratiques
pédagogiques, à condition de contourner le malentendu qui réduit
la recherche en éducation à venir justifier des pratiques pédagogiques
prescrites, ainsi mises « sous la tutelle » (Clanet, 2009) et pétrifiées.
4) Soutenir Éros
Françoise Hatchuel a ensuite repris la notion qu’elle a théorisée
précédemment en termes de « soutenir Éros » (Hatchuel, 2012) à
partir des travaux de Piera Aulagnier sur l’investissement (Aulagnier,
1982/1986). L’idée centrale sera que la souffrance (physique
ou psychique) nous met dans un désarroi qui nous plonge dans
la position du nourrisson. L’enjeu est d’en sortir. La clinique
n’abrase pas ces éprouvés de désarroi et d’impuissance mais, alliée
à l’anthropologie, elle nous aide à penser et à intérioriser que,
contrairement au nourrisson auquel nous sommes renvoyés, nous
62 - pouvons les traverser et les surmonter, à la fois parce que d’autres
l’ont fait avant nous et parce que chaque sujet sait un peu où trouver
ses ressources propres. Ceci avait conduit Brigitte Cohen-Boulakia,
doctorante malheureusement décédée, à considérer, à partir de son
expérience de cadre de santé en soins palliatifs, que « soutenir Éros
c’est soutenir l’autonomie ». Cette théorisation à laquelle Françoise
Hatchuel adhérait de façon intellectuelle a pris un sens tout à fait
singulier à l’occasion d’un évènement personnel douloureux où, face
à une personne proche très éprouvée par un deuil difficile, dans le
désarroi de l’impuissance à soulager la peine de l’autre, elle a pu se
reconnecter à un éprouvé de bien-être en proposant : « tu veux un
café ? ». Le « micro-évènement » signifiant a alors été que là où elle
pensait « tu veux que je t’apporte un café ? », la personne, jusque-là
prostrée sur son canapé, s’est levée d’un bond en répondant : « tu
as raison, je vais aller m’en faire un ». Tactiques cliniques : non pas
penser, décider, mais adopter (plus ou moins consciemment) la
formulation la plus ouverte possible, alors même que la pensée est,
elle, déjà davantage dans la solution.
Elle a ainsi pu montrer comment l’accueil de la souffrance
d’autrui passait par une empathie à la vulnérabilité de chacun, mais
qui ne réduise pas le sujet à cette souffrance, en redonnant à chacun la
possibilité de retrouver/soutenir son désir face à ce qui l’attaque : les
procédures, la sidération, la souffrance… Ces mouvements à la fois
infimes et fondamentaux passent par des ancrages et des rituels (par
exemple l’habitude du café comme lien), et permettent ainsi de lutter
contre l’hybris et la tentation de l’emprise (« je sais à ta place ce qui va
te faire du bien et je m’en occupe »). Se joue également la question
centrale de la résistance du réel qui tend de plus en plus souvent à
être perçue non pas comme une nécessité à laquelle nous devons
faire face collectivement mais comme une agression personnelle
(Fassin et Rechtman, 2011). Harmut Rosa (2020) souligne ainsi la
difficulté croissante à accepter ce qu’il appelle « l’indisponibilité du
monde ». Dans cette perspective, ce que Françoise Hatchuel appelle
le « risque filicide » – celui de ne pas réussir à faire vivre les nouveau-
nés, si vulnérables du fait de la prématurité qui caractérise l’espèce
humaine - jadis pris en charge par le collectif, tend à se rabattre sur
une culpabilité personnelle (Hatchuel, 2020).
Elle a conclu sur la notion de « bienveillance perverse » – héritée - 63
des conceptions de Paul Fustier – qui souligne que l’autonomie n’est
jamais extérieure au sujet : elle ne peut se penser qu’à partir de là
où chacun en est. Les dispositifs cliniques groupaux de type analyse
Balint des pratiques contribuent ainsi à remettre chacun en lien avec
la diversité de ses éprouvés et à pouvoir mieux les faire cohabiter
grâce à la réverbération du groupe.
5) Accueillir l’étrangeté
Pour finir, Katia François et Stéphane Tregouët ont travaillé
à partir de ce qu’ils comprenaient des enjeux psychiques de deux
professionnelles rencontrées lors d’entretiens.
Pour Katia François, assistante sociale, il s’agit d’un « entretien
social », pratique ordinaire dans son métier, mais dont elle montre
comment sa formation en master puis comme doctorante selon une
approche clinique d’orientation psychanalytique lui a permis de
soutenir une dynamique plus pertinente et de faire émerger un nouveau
savoir accompagnant les turbulences d’un métier de la relation en
pleine mutation. Lorsque Denise23, adjointe administrative de 43
ans, en instance de divorce, la sollicite par mail pour un rendez-vous,
l’objet en lettre capitale indique : « DEMANDE DE RENDEZ-
VOUS URGENTE ». Ce style d’écriture inhabituel se doublera lors
de l’entretien d’une demande de Denise d’être aidée à « retrouver
sa tête », alors que la demande objectivée est celle d’un logement.
Katia François montre alors comment la conduite de l’entretien va
permettre que ce logement se modélise peu à peu dans l’imaginaire
de Denise, dans son éprouvé d’images liées au démembrement-
remembrement où la sensation de perdre des morceaux d’elle-
même vient faire écho à la dispersion des différents membres de
la famille. Dans cet éprouvé de perte et de confusion, l’entretien
social, en proposant des métaphores (« vous êtes en chemin »)
devient un « espace-corps » à investir en tant qu’espace transitionnel
resubjectivant (Lauru, 2013) où Denise pourra mûrir sa demande et
s’autoriser à dire son désir d’un nouvel appartement mais aussi d’une
nouvelle rencontre amoureuse. Écouter et regarder Denise, en étant
animée d’une démarche clinique d’orientation psychanalytique, a
ainsi permis de la laisser déployer son discours et d’aller au-delà de
64 - l’inconfort de l’étrangeté de sa demande. En questionnant l’accueil
d’une demande énigmatique et celle d’une parole en attente d’être
lue, Katia François a pu nous montrer comment avait pu se réaliser
pour elle et donc potentiellement pour d’autres travailleurs sociaux,
cette opération psychique de transformation des demandes dites
étranges en potentiel départ d’un travail de la relation.
Stéphane Tregouët a lui, de son côté, interviewé Clara
pour les besoins de sa recherche. À partir d’un entretien clinique
d’orientation psychanalytique, il a cherché à mettre en évidence
la réalité psychique, et notamment la souffrance et les éléments
désorganisateurs de cette infirmière exerçant en psychiatrie adulte,
confrontée à des changements institutionnels douloureux (Kaës,
1996).
Il montre ainsi les effets psychiques négatifs et/ou toxiques
ressentis par cette infirmière devant les changements progressifs
qui viennent impacter son rapport à la tâche primaire du soin,
mais aussi la relation aux patients accueillis et la fiabilité des liens
avec l’équipe soignante. En effet, les logiques de réorganisation
23. Les prénoms ont été modifiés pour des raisons évidentes de confidentialité.
institutionnelle, sous l’emprise d’un management autoritaire, viennent
modifier les fonctions de contenance de cette infirmière mais aussi
de l’équipe soignante (Mellier, 2018), provoquant notamment un
effet « thanatophore » (perte de la fonction phorique, c’est-à-dire
de la fonction de portage de l’autre, si nécessaire dans les métiers
du soin) tel qu’a pu l’analyser Emmanuel Diet (1996). La crise
institutionnelle contribue alors au désarrimage de ses appartenances
professionnelles entre l’ancienne filiation des soins et la nouvelle
organisation imposée. Dans ce contexte difficile, des éléments des
réaménagements psychiques mis en place par Clara ont pu être
abordés.
Conclusion
Nous avons ainsi pu repérer à la fois ce qui attaque et ce qui répare,
et notamment la possibilité d’apprendre ensemble, pas forcément
comme on le croit et pas forcément ce que l’on croit ou ce qu’il
« faudrait » selon les normes en vigueur. Usagers et professionnels
cherchent, tâtonnent, font face et apprennent peut-être avant tout
à ne pas savoir. Nous avons aussi pu voir la difficulté (mais pas
l’impossibilité) pour ces savoirs issus de la rencontre à se confronter - 65
à d’autres savoirs plus institutionnalisés, en interrogeant les effets
de cette confrontation. Il apparaît alors que la réaffirmation forte
de la pertinence d’une posture clinique, d’accueil de la souffrance
sans désir d’une éradication immédiate, d’acceptation du manque,
le soutien de l’errance du sujet et de ses inquiétudes peuvent aider
à apprendre, penser et agir ensemble et en congruence avec le réel.
Ces compétences cliniques peuvent porter sur la relation, en termes
d’écoute, d’empathie ou de bienveillance, mais il semble qu’elles
portent surtout sur une certaine façon de « donner forme » (y
compris au niveau institutionnel) à l’informe, cet informe de doute,
de peur, de détresse profonde, d’inconnu, dans un premier temps
si difficile à accueillir. Il est probable que dans ces processus, la
question des éprouvés de honte soit cruciale, notamment lorsque le
sujet en souffrance anticipe une norme supposée qui fera obstacle à
l’énonciation de l’éprouvé.
À ce titre, la question des mots s’est avérée prégnante. Comment
les sujets s’accordent-ils sur des termes comme « prescription »,
« bonnes pratiques », etc. ? Il nous a semblé important de soutenir
l’écart entre ce qui peut être prescrit ou défini de l’extérieur
(notamment des objectifs) et ce qui ne peut que rester du ressort
du sujet (le mode de faire dans sa singularité). Ce sont toujours des
sujets engagés qui agissent. Nous avons pu aussi, bien sûr, repérer la
multiplicité des formes de savoir, savoir médical, savoir prescripteur,
savoir d’expérience, non-savoir… La tentation permanente de les
hiérarchiser et la pertinence, au contraire, d’arriver à les soutenir à
égalité de dignité. En la matière, la place d’une démarche de recherche
et de questionnement nous a semblée centrale, nous conduisant à
conclure, en paraphrasant Patrice Ranjard (1984) : « pour la défense
des sujets mais contre leurs défenses ».
Bibliographie
68 -
Chapitre 5.
5) La dissidence psychanalytique
Enfin Guy De Villers vient retracer l’histoire de l’EBM en France
et en Belgique et met en exergue plusieurs écueils liés à cette approche.
Il rappelle la place prépondérante donnée aujourd’hui de l’exigence
d’une fondation de la médecine, et plus généralement de toutes les
pratiques d’intervention sur l’humain, sur des preuves vérifiées. Le
premier constat est simple : le traitement proposé par la méthode
EBM est souvent médicamenteux. Or, dans les secteurs sanitaire
et médico-social, celui-ci a montré toutes ses limites. D’autre part,
l’auteur met en garde contre ce nouveau paradigme qui tend à mettre
de côté les autres modèles thérapeutiques – comme la psychanalyse
– qui s’écarteraient des normes produites par l’EBM. Et de souligner
que ce modèle gagne peu à peu tous les secteurs de l’activité
humaine (santé, enseignement, politique). Or, les alternatives à
l’EBM proposent une autre temporalité : la psychanalyse n’a qu’un
seul médium : la parole de l’analysant, le temps qu’il lui faut pour
la dire et, pour l’analyste, le temps pour l’entendre. Autrement dit, - 75
une temporalité aux antipodes de la vision court-termiste proposée
par l’EBM. Les historiens des sciences croient pouvoir saluer, depuis
les travaux de Archie Cochrane, l’émergence du nouveau paradigme,
l’EBM, parfois appelée « médecine factuelle ». Guy de Villers
interroge cette prétention de l’EBM à la dignité du paradigme en
faisant référence aux travaux d’un pionnier en la matière : Ludwig
Fleck (2008). Après avoir dégagé la rhétorique de la preuve qui sous-
tend la norme de l’EBM en contrepoint de la preuve par la parole,
autre dimension de la relation du médecin et de son patient (Gori
et Del Volgo, 2005), il dénonce les dérives et les impasses de l’EBM,
principalement lorsqu’elle se mue en Marketing-Based Medecine.
Bibliographie
78 -
Partie II
Évolution des prescriptions institutionnelles et
transformation des contextes d’exercice des métiers
- 79
dans le champ du travail social et de la santé
80 -
Chapitre 1.
32. https://www.vie-publique.fr/fiches/21908-quelles-sont-les-principales-inno-
vations-introduites-par-la-lolf
social, se substituera une forme d’accompagnement « morcelé »33.
Les prises en charge individualisées continueront à fragiliser les
collectifs d’appartenance, renforçant le caractère individuel d’une
professionnalisation resserrée sur le développement de compétences,
conduisant à une dilution des cultures et des identités professionnelles,
se manifestant par une hétérogénéité des pratiques d’intervention.
Les logiques gestionnaires et économiques contraindront de plus
en plus le temps de prise en charge des usagers. La dégradation
des conditions de prise en charge qui s’en suivra accentuera les
phénomènes de turn-over, favorisant le développement de l’intérim et
créant paradoxalement les conditions d’une sortie de crise. Jusque-
là considérée comme une solution provisoire ou réservée à un petit
nombre, l’intérim s’imposera progressivement comme un choix
durable pour de nombreux travailleurs qui y trouveront des avantages
en termes de mobilité, d’organisation de leur temps personnel, de
liberté, voire de santé au travail. Un nouveau rapport au travail
s’imposera alors, supposant de nouvelles formes d’implication et
reconfigurant assez profondément l’identité du travailleur social.
Dans le champ de la santé, les débats autour de la logique
88 - gestionnaire et de ses effets délétères demeurent vifs. En dépit des 19
milliards d’euros d’investissement annoncés, des 8 milliards d’euros
consacrés à la revalorisation des métiers et des 15 000 recrutements
promis, le Ségur de la santé n’a pas suffi à assainir une situation
dont la crise sanitaire a accentué la dégradation. Au moment où
nous écrivons ces lignes (27 mai 2022), la Première ministre
Élisabeth Borne a fait de la pénurie annoncée de soignants dans les
établissements de santé l’un des points principaux d’une réunion
de travail qu’elle a animée. Le directeur de l’ARS Occitanie, Didier
Jaffre, indiquait dans le même temps : « Il y a déjà des services dans
la région qui n’ont plus le nombre de soignants nécessaires pour
fonctionner »34. Nous esquissions dans les paragraphes précédents
un futur du travail social privilégiant l’intérim. Faut-il envisager un
futur de la santé où les soignants seraient devenus une espèce en voie
de disparition ? Lancée en 2004, dans le cadre du plan « Hôpital
2007 », la Tarification À l’Activité (T2A) a promu une logique
33. Le terme nous a été proposé par Caroline-Marie Cavard.
34. La Dépêche, vendredi 27 mai 2022, https://www.ladepeche.fr/2022/05/27/
video-gouvernement-borne-lexecutif-preoccupe-par-la-penurie-de-soignants-an-
noncee-pour-cet-ete-10321705.php, accédé le 28 mai 2022.
de mesure de la nature et du volume des activités à rebours du
fonctionnement antérieur fondé sur une autorisation de dépenses.
Elle a progressivement installé une organisation du système de
santé privilégiant le curatif et la consommation d’actes de soin. Le
temps qui peut être accordé à la relation entre les personnes en soin
et les professionnels, s’il est déterminant dans la qualité du soin,
n’engendre en effet pas de recette pour l’établissement. Il serait
toutefois simpliste d’opposer la logique gestionnaire et la qualité
des soins. Parmi les solutions qui permettraient de concilier ces
deux objectifs, le partenariat de soin avec les patients s’impose. Il
permettrait à la fois d’améliorer l’efficience des prises en soin (qualité
et performance) et de limiter la surconsommation des actes de soin.
Il suppose toutefois une évolution notable des mentalités et de la
façon d’envisager les relations entre système de soin et usagers, et ne
saurait par conséquent se décréter (Maraquin, 2015).
Conclusion
Le parti que nous avons pris dans ce texte a été de considérer
l’évolution des prescriptions institutionnelles observables dans le
champ de la santé et du travail social sous l’angle d’une bifurcation - 89
en cours. Les collectifs de travail ne sont pas des entités figées. Ce
sont des organismes vivants, ils se transforment continûment en
s’inscrivant dans des trajectoires qui offrent à ceux qui s’y inscrivent
des horizons de réalisation possibles. On exerce un métier à la fois
pour les modes de vie qu’il autorise, pour les valeurs qu’il permet
de mettre en œuvre, mais aussi pour les réalisations qu’il permet
d’espérer tout au long de sa carrière. La logique d’inclusion, tout
comme la diffusion du modèle partenarial, constituent à ce titre des
événements qui engagent les métiers du social et de la santé dans
de nouvelles trajectoires, c’est-à-dire dans de nouvelles formes de
réalisation personnelle. La période de transition dans laquelle nous
nous trouvons a ceci d’inconfortable qu’elle laisse encore planer
le doute sur l’orientation qui sera collectivement prise. La crise
sanitaire a permis de constater la toute-puissance du pouvoir médical
et la fragilité de cette toute jeune démocratie en santé35 devant le
35. « La démocratie en santé est une démarche associant l’ensemble des acteurs
du système de santé dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique de
santé, dans un esprit de dialogue et de concertation », https://www.ars.sante.fr/
quest-ce-que-la-democratie-en-sante-3, accédé le 28 mai 2022.
pouvoir des experts. Les discours de certains candidats aux élections
présidentielles ont montré que la société inclusive n’était pas pour
tous une évidence. La nature intergénérationnelle des collectifs met
par ailleurs en présence des personnes qui ne sauraient avoir le même
rapport aux changements en cours. Concluons en rappelant le rôle
que la recherche en sciences de l’éducation et de la formation est
susceptible de jouer en matière d’accompagnement du changement
(Bedin, 2013 ; Broussal et al., 2015). En favorisant les démarches de
type participatif, elles favorisent la conscientisation des changements
en cours et visent l’émancipation des acteurs.
Bibliographie
92 -
Chapitre 2.
Delphine Guyet36
48. Arrêté du 3 février 2022 relatif aux vacations des étudiants en santé pour la
réalisation des activités d’aide-soignant et d’auxiliaire de puériculture ou des actes
et activités d’infirmier, et à l’obtention du diplôme d’État d’aide-soignant par les
étudiants en santé non médicaux et du diplôme d’État d’auxiliaire de puériculture
par les étudiants sage-femmes.
de découvrir le patient d’une autre façon, notamment à travers les
soins de nursing, avec un autre vocabulaire, celui de soignant et non de
rééducateur ; de travailler en interprofessionnalité, gage de meilleure
qualité des soins selon l’OMS49 et de meilleure connaissance des
autres professions de santé. Leur permettre de se connaitre pour
se reconnaitre et apprendre à travailler ensemble (Policard, 2014),
participe au décloisonnement recherché des professions pour
l’amélioration du système de santé en favorisant les parcours de soins
du patient. Les étudiants sensibilisés dès le début de leurs études à
ces nouvelles pratiques seront des professionnels plus enclins à la
collaboration professionnelle ensuite.
La mise en place du service sanitaire50 des étudiants en santé
(SSES), porté conjointement par le ministère des Solidarités et de la
Santé et le ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et
de l’Innovation, va aussi dans ce sens. Il s’adresse à tous les étudiants
du secteur, dans le but de les familiariser aux enjeux de prévention,
de promouvoir les comportements favorables à la santé dont l’impact
sur la qualité de vie, sur la morbidité et sur la mortalité est démontré
– et d’assurer des actions de prévention auprès de publics divers.
Cependant ce service sanitaire a aussi un autre objectif visé, - 101
celui du travail interprofessionnel. Ainsi, en Normandie, compte
tenu de sa situation de sous dotation en professionnels de santé
et de la réunification de deux régions, l’ARS Normandie, en lien
avec le Conseil Régional de Normandie responsable des formations
paramédicales depuis la loi de décentralisation de 2004, a fait
le choix de piloter régionalement ce projet, de manière à faire
collaborer les 24 instituts de formation du territoire. Tous les
étudiants se retrouvent en groupe interprofessionnel d’au moins
trois disciplines (infirmiers, médecins, pharmaciens, maïeuticiens,
masseur-kinésithérapeute) pour la réalisation des actions selon des
thématiques nationales et régionales spécifiques. La richesse de cette
collaboration leur fait entrevoir un possible travail en collaboration
au sein de Communautés Professionnelles Territoriales de Santé
(CPTS), dans un territoire de santé, comme suggéré dans le plan
« ma santé 2022 » (Couturier et Belzile, 2016 ; Mahieu, 2022 ). La
49. World Health Organization (WHO). Framework for action on interprofes-
sional education and collaborative practice. 2010 [cited 2018 May 06]. https://
apps.who.int/iris/handle/10665/70185#sthash.rPdgWrmv.dpuf
50. Arrêté du 12 juin 2018 relatif au service sanitaire pour les étudiants en santé.
territorialisation de la santé via ses organismes de formation initiale
est en cours (Le Bouler et Lenesley, 2021).
Bibliographie
Philippe Lyet51
53. Pour Norbert Elias, la configuration est « la figure globale toujours changeante
que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur
personne, les actions et les relations réciproques. […] Cette configuration forme
un ensemble de tensions » (Elias, 1981, p. 157).
ouverte sur plusieurs réactions » (Rémy, 1988, p. 21). Le concept de
transaction sociale est particulièrement pertinent pour penser des
situations où il s’agit « de trouver des accommodements sur ce qui
n’est pas négociable et d’élaborer des compromis qui, sauf exception,
ne débouchent pas sur un accord complet ou un consensus mais qui
permettent une coopération conflictuelle » (Blanc, 1998, p.224).
Ensuite, mes travaux m’ont conduit à conceptualiser un autre
processus : la succession, au sein d’une configuration, de scènes
d’action dont chacune est polarisée sur un enjeu ou un problème
qui autorise plusieurs logiques d’action à partir desquelles le jeu
des acteurs s’organise (Lyet, 2020). Sur chaque scène, les acteurs
transigent entre ces logiques ou optent pour l’une d’entre elles, en
fonction de la compréhension qu’ils ont de l’enjeu ou du problème
qui caractérise la scène d’action.
Je parlerai d’hybridation sociale à propos du processus social
de développement de configurations où les scènes d’action se
succèdent et où le jeu des acteurs actualise une logique d’action
dans chacune de celles-ci54. La configuration est bien référée à un
mixte de logiques d’action, mais dans une discontinuité des scènes
112 - d’action caractéristique d’un monde microsocial quantique, c’est-
à-dire granulaire, segmenté. D’une scène à une autre, les acteurs
sautent de manière non prévisible d’une logique à une autre comme
les électrons sautent d’une orbite à une autre dans la mécanique
quantique (Rovelli, 2020). Enfin, une dernière approche s’intéresse
à un troisième processus : l’émergence, avec ou malgré ces différences
et ces divergences, d’un « acteur-réseau ». Celui-ci se construit par ce
qui apparait comme un travail pratique du sens car la dynamique du
sens y est convoquée dans une perspective d’action, en s’appuyant
sur la recherche de solutions pratiques favorisant la collaboration
et la mobilisation des acteurs (Callon, 1986). Comprendre ce
travail pratique du sens passe par la reconstitution des débats
54. Le terme d’hybridation, emprunté au vocabulaire biologique, se justifie ici en
ce qu’il rend compte d’un processus qui présente des similarités avec l’hybridation
génétique. Celle-ci se réalise dans chaque paire de chromosomes par un emprunt
aléatoire aux paires équivalentes de chromosomes chez la mère et le père du nouvel
être. De la même manière qu’un être biologique résulte d’un ensemble de chromo-
somes issus d’hybridations spécifiques dont la combinaison crée sa singularité non
reproductible, une configuration sociale résulte de la succession de scènes sociales
où des logiques d’action s’actualisent de manière partiellement aléatoire pour en
faire une réalité singulière non reproductible.
(des « controverses ») qui ont conduit les acteurs à se rassembler
sur une approche commune par des opérations de traduction.
Cette dynamique de traduction repose sur une opération de
problématisation qui permet de construire de manière inédite un
problème qui rassemble différents acteurs qui vont « faire réseau » et
s’allier pour le résoudre. Ce travail de problématisation s’opère grâce
à un ou des traducteurs qui disposent de la légitimité nécessaire pour
endosser le rôle de celui qui problématise.
Les trois processus présentés ici transaction sociale, hybridation
sociale et traduction constituent des dimensions/dynamiques
repérables dans les collaborations qui se développent dans des
espaces sociaux complexes et hétérogènes. Y participer requiert de la
part des « coacteurs » des apprentissages spécifiques, individuels et
collectifs. Construire une collaboration, c’est apprendre ensemble,
selon les cas de figure, à transiger, traduire, problématiser, hybrider,
sauter collectivement d’une scène à une autre dans des schémas
spécifiques qui construisent l’identité singulière du collectif de
« collaborateurs ».
Conclusion
Lorsqu’une collaboration se développe suffisamment, elle fait
de ses partenaires des coauteurs et des coacteurs de la collaboration
dans ce que je propose de comprendre comme une « communauté
de pairs hétérogènes ». Ces collaborateurs sont hétérogènes du fait
de leurs origines, identités et caractéristiques différentes. Ceux-
ci sont des pairs parce qu’ils contribuent paritairement à l’œuvre
collective et parce qu’ils se découvrent comme des pairs originaux,
non parce qu’ils sont semblables mais parce qu’ils contribuent
ensemble à partir de leurs différences à une œuvre qui les rassemble.
114 - C’est la raison pour laquelle on peut parler de communauté, non
pas au sens d’un commun préexistant reposant sur des origines, des
identités et des caractéristiques similaires des membres d’un groupe
déjà constitué ; mais d’une communauté au sens étymologique du
mot communauté (Esposito, 2000), cum munus, qui signifie le fait,
pour des acteurs, de partager ensemble une dette réciproque au
regard d’un service rendu, ce qu’ils s’apportent mutuellement et qui
crée entre eux une dette réciproque et mutuelle – cet objet précieux
qui fonde leur communauté d’action et qui en est sa manifestation
la plus forte, cette dette qui fonde le don-contredon selon Marcel
Mauss (2012).
Une collaboration satisfaisante, vertueuse, apparait ainsi
comme un segment singulier qui s’est construit grâce à la manière
particulière dont ces acteurs ont habité un dispositif pour y faire
société commune. Ce à quoi sont confrontés tous ceux qui cherchent
à collaborer, c’est peut-être simplement la complexité de ce qui
fait société, à travers quelques phénomènes anthropologiques et
sociologiques fondamentaux. Ils font l’expérience que faire société,
c’est combiner des transactions, des convergences de sens, des dons/
contre-dons, des sauts d’une scène à une autre, qui enrôlent dans de
nouveaux rôles.
Faire société dans des collaborations coconstruite où chacun
peut contribuer à la dynamique collective d’une manière qui lui
convient, c’est à la fois faire connaissance et faire reconnaissance,
au sens d’Axel Honneth (2000), c’est-à-dire concilier bienveillance,
valorisation des compétences sociales et promotion identitaire dans
un statut légitime, selon des règles légitimes. Faire société, au fond,
lorsque de tels cercles vertueux se produisent – et c’est loin d’être
toujours le cas – c’est être embarqué dans l’aventure de faire la place
à une éthique de l’altérité selon Levinas (1990), quand chacun
peut échapper au risque de sa « totalité »55 qui enferme sur soi pour
découvrir au contraire l’« infini »56 de la différence de l’autre et
s’ouvrir à de nouveaux possibles.
Bibliographie
55. Pour reprendre le concept du philosophe nommé dans le titre de son livre
Totalité et infini.
56. Idem.
Habermas, J. (2021). Théorie de l’agir communicationnel. Tome 1, Rationalité de
l’agir et rationalisation de la société. Paris : Fayard.
Hobbes, T. (1999). Léviathan. Paris : Dalloz.
Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance. Paris : Cerf.
Jodelet, D. (1989). Représentations sociales, un domaine en expansion. In
Jodelet, D. (Dir.). Les représentations sociales. Paris : PUF.
Levinas, E. (1990). Totalité et infini. Paris : Le livre de poche.
Loubat, J.-R. (1999). Résoudre les conflits dans les établissements sanitaires et
sociaux : théories, cas, réponses. Paris : Dunod.
Lourau R. (1969). L’analyse institutionnelle. Paris : Éditions de Minuit.
Lyet, P. (2008). L’institution incertaine du partenariat. Paris : L’Harmattan.
Lyet, P. (2020). Prudence et agilité dans les processus d’hybridation de
l’intervention sociale. In Kuehni, M. (Dir.). Le Travail social sous l’œil de la
prudence. Bâle : Schwabe AG.
Machiavel, N. (2012). Le Prince. Paris : Hachette/BNF.
March, J. G. et Simon, H. A. (1964). Les organisations, problèmes
psychosociologiques. Paris : Dunod.
116 - Mauss, M. (2012). Essai sur le don - Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques. Paris : PUF.
Monceau, G. (2015). Transformations sociales et recherche-intervention.
In Marcel, J.F. (Dir.). La recherche-intervention par les sciences de l’éducation.
Dijon : Educagri éditions.
Molina, Y. (2018). La coopération, entre idéal de la complémentarité et
régulation dans le champ professionnel segmenté du travail social. Traverses,
2, 24-32.
Remy, J. (1998). La transaction sociale : forme de sociabilité et posture
méthodologique. In Freynet, M.-F., Blanc, M et Pineau, G. (Dir.). Les
transactions aux frontières du social. Lyon : Chronique sociale.
Rovelli, C. (2020). Helgoland. Le sens de la mécanique quantique. Paris :
Flammarion.
Strauss, A. (1985). La trame de la négociation. Sociologie qualitative et
interactionnisme. Paris : L’Harmattan.
Chapitre 2.
Laurence Thouroude57
2) Méthodologie
Les travaux relatés ici sont le fruit d’une recherche collective
dirigée par Nicolas Guirimand (2012-2016), ayant déjà fait l’objet de
plusieurs publications (Guirimand et Mazereau, 2016 ; Guirimand,
Mazereau et Leplège, 2018 ; Guirimand, Thouroude et Leplège,
2018).
La méthodologie s’est déroulée en trois temps. Dans un premier
temps, nous avons réalisé deux courts-métrages sur le parcours de vie
120 - de Maxence, polyhandicapé (syndrome d’Angelman) âgé de 7 ans,
accueilli en Institut Médico-Pédagogique (IMP). Dans le premier
court-métrage, les professionnels ayant suivi Maxence s’expriment
sur le suivi et l’accompagnement de l’enfant. Dans le second, les
parents expriment leur point de vue. Dans un deuxième temps,
nous avons invité des professionnels de l’éducation et du soin à
visionner les deux courts-métrages, puis à débattre des questions
de coordination médico-sociale entre les différents partenaires,
y compris les parents. Nous avons réuni 67 professionnels des
secteurs médico-social, sanitaire et éducatif, répartis autour de 7
tables rondes. Les débats ont été enregistrés (en audio et en vidéo) et
retranscrits intégralement. Grâce à cette méthodologie innovante,
les professionnels ont pu s’exprimer sur leurs propres pratiques,
sans se sentir trop exposés au regard des autres participants. Nicolas
Guirimand l’a dénommée « l’effet Pomponette » en référence au film
de Marcel Pagnol intitulé « la femme du boulanger », où Raimu,
trompé par son épouse, adresse à sa chatte fugueuse des paroles qui
sont en réalité destinées à sa femme. « De cette façon, le mari parvient
à dire comment il a vécu cette absence sans s’en prendre directement
à son épouse » (Guirimand et Mazereau, 2016, p.97). Ce processus
de contournement a très bien fonctionné : les professionnels se sont
exprimés dans un climat de confiance en se référant chaque fois
qu’ils en ressentaient le besoin, aux propos tenus par les parents et
les professionnels des films. Le troisième temps est celui de l’analyse
des données. Concernant le présent chapitre, nous avons axé nos
analyses sur les propos des professionnels impliquant les parents :
les obstacles à la communication, les moyens de les surmonter, et les
points de rencontre pour créer du lien.
3) Résultats et analyses
3.1) Les voies de l’entre-deux : une attention aux points sensibles
Sous l’appellation « points sensibles », nous regroupons les
thématiques qui s’avèrent particulièrement délicates à aborder avec
les parents dans les pratiques d’accompagnement, en raison du
potentiel de souffrance qu’ils véhiculent. Les points les plus sensibles
identifiés sont : l’annonce du handicap, les temporalités parentales
et professionnelles, les deuils et passages qui jalonnent le parcours
de l’enfant.
L’annonce et le vocabulaire du handicap : les professionnels soulignent - 121
le caractère traumatique de l’annonce pour les parents concernés, ce
qui rend cette tâche particulièrement difficile. Il convient d’ailleurs
d’en parler au pluriel, car l’annonce ne se réduit pas à un moment
ponctuel. Elle se répète au cours des différents passages : du « quatre
pattes » au verticalisateur, de la poussette au fauteuil, mais aussi de
la grande section de maternelle à l’Unité Localisée pour l’Inclusion
Scolaire (ULIS), de l’ULIS à l’Institut Médicoéducatif (IME)…
Une éducatrice évoque la répétition des effets traumatiques de
ces annonces successives, qu’elle qualifie de « petites violences ».
Pour Serge Ebersold (2007), « le handicap se dévoile plus qu’il ne
s’annonce ». Le vécu des annonces est d’autant plus important qu’il
produit des effets à long terme chez les parents concernés, avec
des répercussions importantes sur leurs relations futures avec les
professionnels.
Au cours des annonces successives, se pose la délicate question
du vocabulaire utilisé pour parler du handicap de l’enfant. Pour
les parents, le mot « handicap » fait mal et il est souvent refusé.
Il est pourtant incontournable pour obtenir des aides matérielles
et humaines auprès de la Maison Départementale des Personnes
Handicapées (MDPH). Les professionnels, conscients de la charge
affective véhiculée par le vocabulaire du handicap, adoptent
volontiers une approche moins défectologique que globale et
situationnelle. Une directrice de Service d’Éducation Spéciale et de
Soins à Domicile (SESSAD) pointe la différence entre diagnostic et
handicap. Elle tient à préciser que « pour un même diagnostic, deux
personnes différentes, ça va s’exprimer de manière différente ». Des
professionnels de SESSAD plaident en faveur de l’abolition du terme
de « prise en charge », au profit de celui d’« accompagnement », dans
le souci d’un vocabulaire plus humain et plus positif. Il s’agit bien
de « passer de la prise en charge à la prise en compte », comme le
recommande Charles Gardou dans le rapport Chossy (2011).
Les temporalités parentales et professionnelles : la construction de la
parentalité est un long processus, qui s’élabore au fil du temps. Sur
le plan psychique, c’est une expérience individuelle, traversée par
des enjeux affectifs. Simone Korff-Sausse (2007b) identifie trois
phases de l’expérience de la parentalité lorsque l’enfant présente une
anomalie : la sidération sous le choc de l’annonce ; la reconnaissance
de l’enfant et son inscription dans la filiation ; la prise en compte de
122 - sa différence sur un fond commun de ressemblance, en articulant les
deux aspects. L’aboutissement du processus consiste à reconnaître
l’enfant dans son humanité et sa globalité, par-delà mais aussi avec ses
limitations et besoins spécifiques. Lorsque les professionnels parlent
du « choc de l’annonce », ils sont bien conscients de la phase de
sidération. Mais cette connaissance opère dans un registre davantage
cognitif qu’affectif. Ces décalages leur font courir le risque de « brûler
les étapes ». Par exemple, lorsque les parents n’ont pas encore dépassé
la phase 1 de « sidération », les professionnels se trouvent d’emblée
projetés dans la phase 2, celle de la reconnaissance de l’enfant avec
son handicap, et atteignent rapidement la phase 3. Les parents ont
besoin de davantage de temps, et ils n’atteignent pas toujours la phase
3. Le processus « d’acceptation du handicap » reste relatif et fragile.
Une prise de conscience des décalages de temporalités est nécessaire
pour faire en sorte qu’elles n’entravent pas la communication entre
parents et professionnels.
Deuils et passages : chaque passage est l’occasion de raviver les
angoisses parentales auxquelles les professionnels sont attentifs,
d’autant que dans bien des cas, le handicap grandit avec l’enfant
(a fortiori dans les cas de polyhandicap, mais pas seulement). Les
passages sont des « entre-deux », des épreuves qui demandent à être
accompagnées. Les professionnels s’interrogent : comment aider les
parents à « faire le deuil de l’enfant normal » ? Cette question en
appelle une autre : s’agit-il bien d’un « deuil » ? Pour rendre compte
de la situation, Luc Vanden Driessche (2010) élabore le concept de
« métamorphose de l’enfant imaginaire » comme alternative à celui
de « deuil ». La métamorphose est comme une deuxième naissance :
il s’agit en quelque sorte de réapprendre à vivre. Le travail psychique
consiste à « pouvoir métamorphoser sur ce plan leurs représentations
idéalisées afin de s’ajuster à la personnalité, aux aptitudes et au
devenir de l’enfant réel » (Vanden Driessche, 2010, p.550-551).
Pour les professionnels comme pour les parents, l’enjeu consiste à
faire le deuil des idéaux mythiques pour miser sur les possibles.
3.2) Trouver l’entre-deux dans la relation aux parents : une attention à la place de
chacun
points de rencontre
Conclusion
Les relations parents/professionnels se sont complexifiées dans
le secteur médico-social depuis la loi de 2002, où des nouveaux
pouvoirs accordés aux parents tendent à fragiliser les identités
professionnelles. Face à ces enjeux, les conditions de la rencontre avec
les parents portent sur trois points essentiels : la réduction des écarts - 127
de vocabulaire et de temporalités (pour trouver l’entre-deux dans la
rencontre) ; l’accompagnement des passages (pour aider les parents
à franchir les entre-deux inconfortables) ; la formulation d’attentes
d’implication raisonnée (pour travailler dans l’entre-deux sans être
intrusif ). La posture de l’entre-deux suppose des « mutations »
dans les représentations et les pratiques, pour reprendre la formule
de Gardou (2006) à propos de la scolarisation. Dans le secteur
médico-social, notre recherche suggère une mutation de posture
professionnelle en quatre points : de la « course aux objectifs » au
respect des temporalités parentales pour une relative « acceptation
du handicap » (Korff-Sausse, 2007) ; du « déni du handicap » à la
« métamorphose de l’enfant imaginaire » (Vanden Driessche, 2010) ;
du cloisonnement des savoirs « experts » et « profanes » au partage
des savoirs (Mazereau, 2016) ; des dérives de la toute-puissance/
impuissance (la première nie l’altérité et la seconde paralyse l’action)
à l’accompagnement de « l’énigme d’autrui (Fustier, 2000). Chacun
des partenaires doit se saisir de la possibilité d’occuper une « juste
place », dans « l’entre-deux de la rencontre » (Sibony, 1991). Dans
les espaces formels comme dans les espaces informels, la posture
professionnelle de l’entre-deux offre l’occasion de tisser des liens
avec les parents, afin d’ouvrir vers des possibilités de coopération.
Bibliographie
- 129
130 -
Chapitre 3.
Fabien Clouse58
Bibliographie
146 -
4) « Le Résident : par lui, pour lui, chez lui »
Le partenariat entre l’EPAC et les universités de Limoges et de
Rouen s’est poursuivi à l’appui cette fois d’un dispositif d’interven-
tion-recherche sur la période 2018-2020 en réponse à un appel à
projets sur le thème de la démocratie sanitaire financé par l’ARS
Nouvelle-Aquitaine. À l’appui d’une longue tradition concernant
la consultation et la participation des résidents aux projets et aux
dimensions quotidiennes de la vie institutionnelle, la direction de
l’EPAC a sollicité ses partenaires universitaires afin de coconstruire
un dispositif de recherche-intervention susceptible de répondre aux
enjeux d’innovation et au cahier des charges posé par l’ARS. Ainsi,
le projet « Le résident : par lui, pour lui, chez lui » a été élaboré de
manière à toucher trois objectifs principaux :
- Favoriser l’expression la plus directe et la plus fidèle possible
des résidents.
- Amener les professionnels à prendre en considération les élé-
ments exprimés par les résidents dans leurs pratiques, adopter
une démarche réflexive, inventer sans cesse les dispositifs et les
pratiques innovantes susceptibles de soutenir et d’améliorer
la participation de chacun dans les différents aspects de la vie - 147
sociale et institutionnelle.
- Respecter le lieu de vie comme domicile et accepter que le
résident puisse le modeler et l’envisager à sa manière.
Chacun de ces axes a fait l’objet de démarches spécifiques, com-
prenant des temps d’observation et d’intervention sur site, des es-
paces de formation, d’analyse de la pratique, d’animation de groupes
de paroles, d’atelier d’appropriation ou de réinterprétation de la
charte des résidents, ou de mise à disposition de moyens financiers à
l’usage des résidents pour l’organisation de leurs vacances… Plus
largement, ce projet a visé à développer la culture de la participation
des résidents, la culture du prendre soin et du respect de la place
de chacun dans le système que représente l’institution. À l’instar
des précédentes interventions, il s’est couplé à des dispositifs de re-
cherche et de formation susceptibles de concourir à la promotion de
la démocratie sanitaire et des paradigmes associés.
Le travail sur les données issues des différents dispositifs d’in-
tervention-recherche a permis un certain rééquilibrage de la relation
professionnel/résident. La parole des résidents a été mise au travail
« comptant » : dans cette perspective, ce n’est plus le savoir du pro-
fessionnel soignant ou éducateur qui sert de porte d’entrée, mais les
choix, la position et le discours du résident considéré comme sujet,
dans sa globalité, dont il faut favoriser et valoriser la parole.
Bibliographie
- 151
152 -
Chapitre 5.
72. Arrêté du 12 juin 2018 relatif au service sanitaire pour les étudiants en santé.
https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000037051110/
73. Ibidem.
pédagogiques (Guelle et Guyet, 2019 ; Broussal et Saint Jean, 2019)
dans ces territoires habituellement occupés par les professionnels de
santé.
De même, au niveau de la formation en travail social, la der-
nière réforme des diplômes de 2018 a prévu un socle commun réu-
nissant les futurs Éducateurs de Jeunes Enfants (EJE), les Assistants
de Service Social (ASS), les Conseillers en Économie Sociale Fami-
liale (CESF) et les Éducateurs Spécialisés (ES). De ce fait, les établis-
sements de formation sont invités à organiser de nombreux cours
en transversalité, à destination des étudiants des différentes filières,
ce qui peut modifier l’activité des formateurs et l’interconnaissance
entre filières. Un domaine de certification (domaine 4) intitulé « Dy-
namiques interinstitutionnelles, partenariats et réseaux » invite les
futurs professionnels et leurs formateurs à travailler sur ou à partir
de formes d’interprofessionnalités. Celles-ci interrogent l’intra-
professionnalité, c’est-à-dire ce qui fonde l’essence même du métier
mais aussi les atouts/limites du « spécifique » et du « partageable »,
lorsqu’il s’agit de mieux comprendre la complexité des situations et
les logiques des acteurs qui les font vivre.
156 - Au-delà de la transversalité de certains contenus, pensés pour
soutenir ou favoriser l’interprofessionnalité, la collaboration atten-
due avec les personnes concernées (usagers/bénéficiaires, patients,
etc.) modifie les places/rôles de chacun et le sens du travail (Du-
bar, 2000). Ces problématiques apparaissent par exemple dans le
monde de la petite enfance, où les professionnels (enseignants, EJE,
puéricultrices, etc.) sont amenés à travailler conjointement, y com-
pris avec les familles et les structures éducatives, sans que les enjeux
sous-jacents et les conditions de réussite ne soient réellement étudiés
(Torterat et Azaoui, 2020).
Par ailleurs, dans le champ du travail social, un important tra-
vail en équipe pluridisciplinaire peut exister, notamment au niveau
des conseils départementaux, qui organisent l’action sociale : protec-
tion de l’enfance, protection maternelle et infantile, protection des
majeurs vulnérables, accès et maintien dans le logement des publics
défavorisés etc. (Fourdrignier, 2016). Ainsi, ASS, ES, CESF, puéri-
cultrices, infirmiers, médecins vont travailler ensemble dans le cadre
de leurs missions communes. Mais entre les intentions et la réalisa-
tion, il y a l’action et les conditions de sa mise en œuvre, notamment
du fait de l’injonction à « faire avec » les bénéficiaires, les usagers, les
patients, etc.
Or, agir collectivement avec des étudiants, patients, profes-
sionnels provenant d’autres secteurs, est une action qui néces-
site réflexion, volonté et ouverture. Les équipes pédagogiques se
confrontent, se rapprochent, non sans difficultés. Même animés par
la volonté de réussir, des « mondes » qui n’ont jusque-là jamais eu à
prendre en compte l’autre, doivent travailler – et faire travailler les
étudiants – ensemble (Perez-Roux, 2021).
Ce chapitre s’intéresse plus particulièrement à l’activité de soin
et à l’intervention sociale envisagées dans une dimension collective
et interprofessionnelle avec différents publics : étudiants, patients,
usagers/bénéficiaires, formateurs ou professionnels sur le terrain. Il
s’agissait d’interroger les enjeux des dispositifs « collaboratifs » mis
en place, leurs effets sur la pratique professionnelle et/ou de forma-
tion, tout en considérant les situations de travail vécues par les pro-
fessionnels, dans leurs dimensions sociales, relationnelles, éthiques,
afin de penser les dispositifs de formation dans ces métiers de façon
plus éclairée.
- 157
À ce titre, revenons sur les six propositions mises en discussion
au sein du symposium. Les trois premières présentent deux dispositifs
de formation relevant de l’interprofessionnalité dans le champ de la
santé.
74. À partir de la rentrée universitaire 2019, le SSES est étendu à toutes les for-
mations de santé (formations en ergothérapie, en orthophonie, etc.), soit environ
50 000 étudiants par an.
prioritaires de la santé publique (promotion de l’activité physique,
information sur la contraception, lutte contre les addictions – tabac,
alcool, drogues, ...).
Dans l’IFMK étudié depuis septembre 2019, des séances réu-
nissant des étudiants en masso-kinésithérapie et en soins infirmiers
ont été mises en place. Il s’agissait pour eux de co-construire un
support (poster, vidéo ou autre) servant d’appui pour une action
de prévention auprès de publics cibles sur un thème prioritaire en
santé publique. Ces séances étaient co-animées par un formateur de
l’IFMK et un formateur d’un Institut de Formation en Soins Infir-
miers (IFSI).
La recherche s’intéresse à « ce qui se joue » dans la mise en place
de ces dispositifs en termes de professionnalisation (Bourdoncle,
2000), à la fois du point de vue des directions, des formateurs en
charge de leur mise en œuvre et des étudiants. La contribution se
centre plus particulièrement sur les formateurs en articulant, sur le
plan théorique, plusieurs entrées : a) par les dispositifs, envisagés
à trois niveaux : idéel-fonctionnel-vécu (Albero, 2010) ; b) par les
acteurs dont les professionnalités sont « bousculées » par ces chan-
160 - gements (Jorro et De Ketele, 2011 ; Perez-Roux, 2012) ; c) par les
valeurs et les représentations sociales et professionnelles des deux
mondes (IFSI et IFMK) qui ont à travailler ensemble.
Des entretiens ont été conduits avec l’équipe de direction de
l’IFMK et avec les formateurs impliqués dans le dispositif. Les trois
entretiens avec la responsable du dispositif dans l’IFMK (septembre
2019, novembre 2019 et mars 2020) permettent de saisir la dyna-
mique de l’expérimentation, c’est-à-dire ce qui se transforme entre
l’intention initiale et la réalité des mises en œuvre sur le terrain. Les
entretiens réalisés avec les formateurs des trois IFSI concernés par
le projet donnent à comprendre les leviers et les obstacles pour faire
fonctionner un tel dispositif.
Les résultats (Perez-Roux, 2021) rendent compte de tensions :
a) entre la traduction de la prescription par l’équipe de direction en
fonction des opportunités et des contraintes locales, les représenta-
tions des formateurs et les attentes des étudiants ; b) entre les acteurs
de l’IFMK et ceux des différents IFSI concernés par l’expérimen-
tation. Ils mettent l’accent sur les transformations du projet au fil
du temps, notamment en raison de la crise sanitaire de 2020 et sur
les changements repérés chez les formateurs à travers cette nouvelle
forme de collaboration. Ils éclairent les conditions de réussite de tels
dispositifs, en interrogeant le sens de ce travail, dans une période
fortement bousculée par les évolutions liées à l’universitarisation des
cursus de formation médicale et para médicale en France.
Conclusion
Bibliographie
75. L’empowerment est entendu comme une dynamique individuelle d’estime de soi,
de développement de ses compétences supposant un engagement collectif et une
action sociale transformative.
Bessaoud Alonso, P. & Monceau, G. Des professionnels qui doivent
faire avec les contradictions institutionnelles des politiques publiques.
Connexions, 112, 31-43.
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172 -
Partie IV
- 173
Exercice et transformation des métiers
du social et de la santé
174 -
Chapitre 1.
Michel Chauvière77
76. Ce texte a d’abord été prononcé lors d’une conférence au Musée Social du
Conservatoire National des Archives et de l’Histoire de l’Éduction Spécialisée et
de l’Action Sociale (CNAHES – https://www.cnahes.org/).
77. Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre d’Études et de Recherches
de Sciences Administratives et Politiques – CERSA, UMR 7106 – CNRS/Uni-
versité Panthéon-Assas.
également en 2022. J’ajoute la supplication de Jean-François Go-
mez : Délivrez-vous du management ! Monde d’avant et monde d’après dans
les métiers de l’humain, Éditions Libre et solidaire, encore en 2022, etc.
Comment l’expliquer ? Je pense que le manque d’attractivité, la dé-
saffection, le désamour vis-à-vis des métiers du travail social est lié à
un faisceau de raisons, internes ou endogènes mais aussi externes ou
exogènes, qui aujourd’hui font confluence, dans les représentations
sociales du champ et dans les actes – à commencer par Parcours sup
qui formalise les métiers à l’excès.
Examinons d’abord une explication endogène souvent utilisée.
Le déficit d’attractivité des métiers du social serait explicable par
certaines caractéristiques supposées de la culture des jeunes généra-
tions, à savoir la perte de sens du travail, à quoi il faudrait ajouter
le recul de la distinction entre public et privé, entre non-lucratif et
lucratif (les youtubeurs font de l’agent en partant de rien et ce mo-
dèle perfuse chez les followers), mais aussi l’éco-anxiété qui fait passer
les préoccupations sociales au deuxième rang derrière le réchauffe-
ment climatique, sans oublier les effets psychologiques durables de
la pandémie.
176 -
Tout cela est sans doute un peu vrai mais encore insuffisant et
difficile à prouver. D’autant que la perte de sens du travail, c’est-à-
dire d’utilité pour soi et pour les autres, serait un phénomène plus
général qui toucherait tous les métiers (Coutrot et Pérez, Libération
du 22 septembre 2022). Il n’est donc pas spécifique aux seuls métiers
de l’humain, comme l’est le travail social. C’est une autre limite à ce
type d’explication.
D’où mes questions, comment en est-on arrivés-là dans le sec-
teur social salarié et professionnel, proprement dit ? Comment com-
prendre rétrospectivement ce qui s’est passé ?
Conclusion
En d’autres termes, pour comprendre la situation actuelle, il
convient donc d’essayer de comprendre comment s’est progressive-
ment construit cette abusivement dite « rénovation » et plus précisé-
ment encore comment et pourquoi le domaine du « social en actes »
s’est laissé envahir et instrumentalisé par le management, au risque de
perdre sa singularité, son génie, par suite de différentes décisions
politiques et productions normatives le plus souvent hors-champ et
délétères.
C’est donc, à mes yeux, la succession de ces actions délibéré-
ment déconstructives, qui après s’être progressivement et finalement
diffusées dans tous les domaines de pratique des travailleurs sociaux,
est à l’origine de ce qui s’exprime aujourd’hui comme une perte
de sens, c’est-à-dire une perte d’intérêt et une désaffection pour de
telles carrières professionnelles, pourtant riches en enjeux et en res-
ponsabilités mais devenues pauvres en reconnaissance et en légitimi-
té. Désarmées et lâchées par les autorités publiques, pour faire court.
Beaucoup pensent qu’ils ont mieux à faire et à gagner, au niveau des
revenus, que de se fourvoyer dans un travail social où toute trace
d’autonomie relative des métiers est en train de disparaître, entraî-
nant l’imagination, l’innovation et l’engagement dans les métiers de
l’humain, auxquels appartient ce travail social.
Tous ces éléments, qui détruisent les métiers, ont fini par se
savoir plus largement, par infuser, dans tout le corps social. Ils sont
aujourd’hui bien intégrés de façon tout à fait anhistorique et acri-
tique par les nouvelles générations. Ceci explique sans doute une
partie significative de cela.
184 -
Bibliographie
- 185
186 -
Chapitre 2.
Olivia Gross78
d’aide
Conclusion
S’agissant d’articuler un respect pour la vulnérabilité d’autrui,
sans pour autant le réduire à cette vulnérabilité, indépendamment
de ses sympathies personnelles et sans tomber dans le contrôle social,
la relation d’aide reste un exercice difficile. Des difficultés supplé-
mentaires traversent la fonction des MSP auxquelles leur formation
vise à pallier. De plus, par souci de cohérence pédagogique, leur pro-
jet étant de contribuer au développement du pouvoir d’agir des per-
sonnes, leur formation poursuit le même objectif les concernant. Il
leur revient de se positionner sur les pratiques professionnelles qu’ils
veulent promouvoir et l’ensemble de leur formation vise leur autono-
mie professionnelle. Les différentes promotions de MSP, soutenues
par les orientations pédagogiques choisies sont parvenues à stabiliser
un corpus de postures et de valeurs : écouter, viser l’identification
réciproque, se centrer sur les ressources des personnes plutôt que
sur leurs besoins, témoigner d’une proximité expérientielle et rela-
tionnelle, soutenir le développement du VCP plutôt que poursuivre
des objectifs prédéterminés, entretenir leurs spécificités, connaître
leurs forces et leurs limites, rester vigilant vis-à-vis des écueils liés à
la relation d’aide.
Bibliographie
Patrick Lechaux79
86. Il a, dix ans plus tôt, importé en France le modèle québécois du métier et de
sa supervision qui va faire référence en France.
cohérente » 87 entre l’école et les terrains professionnels dans le cadre
d’une « pédagogie clinique du jeune inadapté » 88.
On n’est pas sans penser à la formule de Philippe Naville qui
constitue la meilleure définition possible du modèle professionnaliste :
« L’école n’est pas seulement la préface au métier, car le métier est
aussi une école. Nous avons donc à faire à une continuité éducative. »
(1948, p.31). On peut également parler d’une « socialisation de
conversion » (Darmon, 2007) au regard de l’ambition affichée par
cette clinique en formation de chercher à transformer la personnalité
de l’apprenant en une personnalité professionnelle de métier aux
« dispositions irréversibles » (Darmon, 2007).
On a là les principes fondateurs de cette « forme »89 de
professionnalisation-formation clinique qui caractérise, de mon
point de vue, le modèle professionnaliste (centré sur le métier) de la
formation des travailleurs sociaux qui est à son acmé dans les années
1970-1980.
2) De la socialisation clinique à la clinique des épreuves d’un métier sous
l’emprise de l’incertitude
206 - 2.1) Le modèle professionnaliste de socialisation clinique à l’épreuve :
extension et dénaturation depuis le tournant des années 2000
96. Sans parler des étudiants vivant directement l’expérience des discriminations
sociales de par leur origine ethnique, leur orientation sexuelle, …
depuis cette expérience personnelle de « personne concernée » par
le travail social, expérience intime difficilement exposable dans les
espaces collectifs d’analyse des pratiques.
La seconde rupture concerne les « terrains de stage » et le
modèle dit de « l’alternance intégrative » que Lemay et Lelièvre
ont formalisé en termes de « continuité éducative » dans les années
1960. Cette socialisation clinique sous la conduite du « maître »,
un pair expérimenté, sinon expert du métier, s’est reconfigurée
au début des années 2000 avec l’institutionnalisation des « sites
qualifiants » qui dépossédait ce maître du pilotage du stage pour
le confier à un responsable de l’institution et qui démultipliait les
espaces du stage (plusieurs services, une institution partenaire…).
Plus récemment, une nouvelle configuration, d’une alternance
plus aléatoire qu’intégrative, semble s’imposer : sous l’effet d’une
pénurie croissante de travailleurs sociaux et du recrutement de
professionnels sans qualification de métier du travail social, de plus
en plus d’étudiants effectuent leurs stages sous la responsabilité d’un
autre professionnel de métier, voire sans encadrement rapproché
conséquent. Leurs apprentissages relèvent alors pour l’essentiel de
ce que j’ai appelé leur « activité de reliance » (Lechaux, 2016), c’est- - 217
à-dire de leur propre capacité à transformer cette expérience vécue
du travail plus ou moins accompagnée en une professionnalité de
métier.
Ces transformations majeures mettent les écoles de travail
social dans l’obligation de relever le défi de retravailler le dispositif
de formation comme dispositif d’organisation de la traversée des
épreuves de la transition. On peut l’assimiler à une expérience de
l’entre-deux ou de la liminarité que Van Gennep (1910) a caractérisé
comme un des rites de passage entre celui de la séparation de son
milieu de vie habituel et celui de l’incorporation dans une nouvelle
communauté avec une place et un statut reconnus. Traversée au sens
de la traversée d’un fleuve, pour reprendre la métaphore de Michel
Serres dans Le Tiers instruit (1992), qui est une expérience de cette
zone intermédiaire (que les géographes qualifient de frontiérité ou
de lisiérité) où l’on n’a plus pied, ayant perdu les repères de la rive
quittée sans pour autant partager à ce stade ceux de la rive à atteindre.
C’est là que se loge à son acmé l’expérience de la vulnérabilité
du sujet en formation, vulnérabilité au carré puisqu’elle est aussi
l’expérience de celle du professionnel sous l’emprise des situations
problématiques de l’exercice du travail social, voire vulnérabilité au
cube si elle se croise avec cette expérience de « personne concernée »
précédemment évoquée pour un nombre croissant d’étudiants.
Comment, dès lors, réinvestir la clinique en formation en
vue d’accompagner la mobilisation en actes de cette puissance de
normativité du vivant aux prises avec ce défi de devoir, pour reprendre
les formules de Canguilhem, « instituer des normes nouvelles dans
des situations nouvelles » et de « s’instituer un milieu propre » dans
la traversée des épreuves de l’apprentissage du métier ?
3.2) Un double déplacement de la clinique en formation : travail
99. On pourrait faire le lien avec ce que Rosa (2018 ; 2020) appelle « l’indisponibi-
lité du monde » qui fait de la vie une « expérience de la vitalité et de la rencontre »
à travers des relations de « résonance » entre l’individu et son environnement.
moitié du XXe siècle. Si l’étymologie du vulnérable souligne la
sensibilité aux agressions de l’environnement, en conséquence la
fragilité de l’objet ou de l’organisme, et la blessure qui en résulte,
soit « une potentialité à être blessé » selon Soulet (2005), les usages
ultérieurs ont associé le terme à la résilience, ainsi qu’on l’observe
en physique lorsque l’on parle d’un matériau vulnérable ou résilient
au sens où il possède une capacité à absorber les chocs et à résister
en se déformant, soit une plasticité qui transforme la vulnérabilité
en puissance de ressaisissement. Ce qui, selon Genard, permet aux
humains d’être tout à la fois incapables et capables, « vulnérables,
mais disposant pourtant toujours aussi de ressources mobilisables » ;
« potentiellement fragiles, susceptibles de verser dans l’hétéronomie
[…] Mais toujours aussi susceptibles de se reprendre, de se ressaisir,
disposant toujours de capacités minimales sur lesquelles s’appuyer
pour retrouver davantage d’autonomie » (2014, p.42 et 44).
Cette double face vulnérabilité-puissance de normativité
invite dès lors à distinguer trois moments dans les épreuves de
professionnalité :
- Celui de l’éprouvé en termes d’affectation de l’agir
professionnel par l’embarras et le trouble des situations - 221
problématiques, voire indécidables, moment de l’expérience
d’une forme d’impuissance à agir qui laisse place aux affects
en présence de cette obligation « d’encaisser » ce qui vient
toucher et malmener le sentiment de compétence et l’estime
de soi professionnelle.
- Celui de la normativité enquêtrice au sens de Dewey qui
vise à « reconstruire » le milieu, à élaborer un auto-mandat
le plus juste possible au regard de l’analyse de la situation et
des valeurs du métier : elle repose sur un « débat de normes »
de type dialogique (Bakhtine, 1984), sur une conception
heuristique et perspectiviste de l’action qui vise à penser les
effets des façons de faire expérimentées au trébuchet des ends
in view (Dewey) constitutifs du métier (les valeurs qui portent
sa mise en actes) (Mezzena, 2019).
- Celui de la délibération dans le cadre du collectif de travail qui
suppose la suspension de l’action lorsque cela est possible ou
qui se déploie dans les interstices de l’intervention. Plusieurs
contributions de l’ouvrage de Kuehni (2020) mettent en
évidence l’importance de ces « débats de normes » organisés,
de type dialogal cette fois, en particulier en présence de
situations quasi indécidables au regard des dilemmes
éthiques qu’elles présentent ou de divergences entre les
membres du collectif de travail. Il s’agit là de la forme la plus
élaborée de la puissance de normativité en termes d’auto-
mandat puisqu’elle peut aller jusqu’à, si nécessaire, assumer
de s’affranchir de certaines normes de l’environnement de
travail ou de règles habituelles du métier.
Autant cette dernière forme d’épreuves de professionnalité n’est
pas la plus courante pour des professionnels expérimentés, mais
constitue cependant probablement l’objet prioritaire de l’analyse des
pratiques pour ceux-ci, autant l’organisation du débat de normes
de type dialogique (la normativité enquêtrice) devient centrale en
formation initiale car s’y joue l’apprentissage de la mise en actes des
perspectives du métier. En ce sens, la typologie que je propose me
paraît devoir orienter l’approche clinique de l’activité en formation
initiale en donnant toute son importance à chacune des trois
formes repérées, sans pour autant les opposer, voire les disjoindre,
l’affectation en termes d’envahissement par les affects et d’épreuve
222 - « douloureuse » de l’impuissance à agir n’étant jamais en réalité
dissociée de tentatives de ressaisissement par des pratiques visant à
faire au mieux avec ces situations. Mais donner toute sa place à cette
expérience de l’affectation n’a de sens, dans la conception clinique
ici défendue, que si elle porte sur l’activité réelle du sujet dans ces
situations de travail et non sur les seules résonances psycho-affectives
ou investissements psychiques du sujet comme on peut l’observer
pour nombre d’approches d’analyse des pratiques d’orientation
psychanalytique.
Cette construction de la professionnalité de métier en
formation initiale est dès lors orientée par deux principes clés : une
professionnalité « situationniste » d’un métier sous l’emprise des
situations qui doit être appréhendé comme expérience conjointe
de la vulnérabilité et de la puissance de normativité en situations
d’incertitude quasi permanente ; une professionnalité autant
collective qu’individuelle au regard de l’importance des collectifs
de travail comme espaces soutenants dans les épreuves traversées et
la capacité à s’autoriser à déployer un auto-mandatement dans le
traitement des situations.
On a, dans une contribution antérieure (Lechaux, 2016), mis en
avant l’enjeu de la dimension collective du processus d’apprentissage
de la puissance de normativité du métier. En effet, ce que j’ai appelé
« le travail silencieux de l’activité de reliance des alternants » est en
premier lieu de type individuel, ancré dans des expériences singulières
– donc limitées – au gré des contextes situés des institutions d’accueil
en stages, de leurs environnements de travail et des activités confiées
aux stagiaires ou apprentis. L’enjeu de la formation initiale est dès lors
de permettre à ces expériences singulières de facettes particulières et
partielles du métier de se transformer en un potentiel de normativité
multi-facettes permettant de faire face à l’extrême diversité des
conditions d’exercice du métier. De ce point de vue, les groupes
d’analyse des pratiques peuvent constituer un « environnement
énactant » (Durand, 2009) s’ils viennent en appui à l’expérience
événementielle et personnelle de la variabilité et imprévisibilité des
situations de travail lors des stages, et cherchent à dégager des formes
d’invariants du métier appelés à orienter la puissance de normativité
de ce dernier.
« En faisant du groupe-classe le laboratoire du métier
pensé selon une approche polyédrique et en travaillant - 223
avec les apprentis la mise en lien des expériences
singulières et fragmentaires de chacun avec celles
des autres acteurs de la situation, nous proposons
de favoriser la construction progressive d’une vision
hologrammatique du métier », (Lechaux, 2016, p. 46).
On peut ainsi faire le lien avec la distinction qu’opère Clot
(2008) entre le « genre professionnel » et le « style professionnel » : le
genre professionnel se définit par les valeurs, les règles, et les principes
d’action partagés par le groupe professionnel, ce que l’on pourrait
qualifier de « perspective de métier » depuis le standpoint (Haraway)
du groupe professionnel ; le style professionnel relève de la façon
dont chaque travailleur singulier habite le genre professionnel, le
fait sien en fonction de sa trajectoire sociale et de son expérience
personnelle du métier. Si la professionnalité s’apparente pleinement
au style professionnel d’un travailleur singulier, elle ne peut se
construire que dans le cadre d’un ancrage au genre professionnel à
travers les espaces de formation dédiés à cet effet comme les groupes
d’analyse des pratiques, pour autant toutefois que ceux-ci soient
conçus comme des espaces de travail collectif du genre professionnel
à travers les expérimentations individuelles du style de chaque
apprenant. Ce couplage genre-style permet d’attirer l’attention sur
une dimension de l’activité en situation qui a été volontairement
reléguée ici en arrière-plan mais qui est pourtant fortement
structurante des situations de travail : la dimension institutionnelle
et organisationnelle. On renvoie aux travaux de la sociologie clinique
et à l’importance qu’elle accorde au « travail de la négativité et de
l’intranquillité » (Herreros, 2012) au sein des groupes en invitant les
professionnels à « emprunter un regard réflexif non pas uniquement
sur eux-mêmes et leurs pratiques professionnelles, mais aussi sur les
conditions organisationnelles et institutionnelles dans lesquelles ils
exercent leur métier » (Fugier, 2020, p.196).
2) Méthodologie
Cette recherche s’est déroulée en GMF. Le devis de recherche
comprenait trois collectes de données qualitatives, soit une analyse
documentaire (Poupart et al., 1997) des textes cadrant la pratique
au niveau local (n=54), des observations directes non participantes
(Arborio et Fournier, 2005) (n=64 jours) et des entretiens compré-
hensifs de la pratique (Blanchet et Gotman, 1992), auprès de 16
travailleuses sociales dans autant de GMF, et de six partenaires cli-
niques comme les responsables cliniques des travailleuses sociales
en GMF ou des chefs de programme des services psycho-sociaux
généraux en CISSS. La collecte de données a été réalisée en 2019,
avec une entrevue de relance en 2021. Au total, 37 entretiens ont été
réalisés. De plus, à la fin de chaque jour d’observation, une courte
103. Stratégie ministérielle favorisant une prise en charge globale des personnes
vivants avec un trouble neurocognitif majeur en soins primaires (MSSS, 2014).
entrevue de 15 minutes a été réalisées. Les entretiens ont été enre-
gistrés, anonymisés, puis retranscrits. Pour les observations directes,
un journal de bord a été complété par les deux observatrices pendant
et à la suite de chaque séance d’observation. L’analyse thématique
s’est faite selon les étapes du processus inductif qualitatif (Paillé et
Muchielli, 2008). Chaque document, entretien et observation a été
codé à l’aide du logiciel N’Vivo 10 à partir d’une matrice catégorielle
des thèmes émergeants et d’un référentiel de compétences à la colla-
boration interprofessionnelle (CIP, 2010).
3) Le travail social en GMF
L’arrivée des travailleuses sociales en GMF apparaît comme une
mesure emblématique de la volonté ministérielle de moderniser les
services médicaux de proximité. Le nouveau programme cadre des
GMF (MSSS, 2016) donne à ces organisations des outils supplé-
mentaires et jusque-là manquants pour se constituer en organisa-
tions de soins primaires capables d’intervenir globalement sur la
santé de la population en générale et sur les personnes ayant des
conditions chroniques en particulier. Le postulat de ce programme
238 - de rehaussement de la capacité des GMF est qu’une intervention de
travail social permet d’agir en amont de la détérioration des aspects
psycho-sociaux de la santé des usagers. Cette capacité accrue devrait
en principe permettre d’étendre les continuums de services pour
des clientèles vulnérables (par exemple les personnes vivant avec un
trouble neurocognitif ), en facilitant la coordination des interven-
tions entre les GMF (soins primaires) et les CISSS (soins spécialisés)
dès que leur situation se dégrade. En principe, l’augmentation de la
capacité d’intervention psycho-sociale dans ce contexte facilite une
intervention davantage holistique, les travailleuses sociales propo-
sant une modalité d’intervention ayant plus de temps pour l’usager
que ce que peuvent donner leurs collègues médecins ou infirmières,
dont l’horaire de travail est souvent plus strictement minuté.
Le premier résultat fort que nous avons obtenu est remarquable
à nombre d’égards, alors même que tout le système de santé et de
services sociaux est sous forte pression depuis des décennies. Alors
que l’épuisement professionnel est très fréquent, nous avons observé,
globalement, un état de bonheur rare : les usagers n’en reviennent
pas d’avoir accès dans « leur clinique » à une travailleuses sociales
dans les 24 ou 48 heures ; les médecins sont surpris de pouvoir ré-
férer un patient vers ‘leur’ travailleuses sociales aussi rapidement,
et heureux de ne plus avoir affaire avec le CISSS qui, de leur point
de vue, constitue une bureaucratie lourde et inefficace ; et les tra-
vailleuses sociales expriment un grand bonheur de s’émanciper elles
aussi des inerties structurelles de ces grandes organisations…Tant de
satisfaction est plus que rare dans les études sur les services de santé
et sociaux en ce moment.
« J’aime ça ! Je trouve ça stimulant. C’est une façon où
je peux exprimer aussi mon engagement par rapport aux
gens que je rencontre puis à mes collègues. Le fait d’être
disponible aussi. Je pense que les gens apprécient quand
on est disponible, quand on est investi... Je pense qu’on
est des modèles. J’ai appris à connaître le monde médical.
Tu sais, où est-ce que, ‘Go, ça roule !’ », (TS, 13).
« Ici, les médecins, puis tout le monde, me font
confiance. Je sens en tout cas qu’ils me font confiance
à 100 % par rapport à mon rôle, mes interventions,
mes approches, ma façon de travailler. Il n’y a personne
qui me dit quoi faire ou ne pas faire. […] Au début,
j’entendais beaucoup de gens me dire : « Ah, tu vas voir, - 239
les médecins...! Ils vont nous prescrire des services. Ils
vont nous obliger, ils vont nous mettre de la pression,
etc. ». Tu sais, tout ce discours-là qui était donc
apeurant… Moi, ici, je ne le vis pas. Ce n’est pas du
tout comme ça... », (TS, 12).
« Je pense que les médecins apprécient beaucoup notre
travail ! Je pense qu’ils sont contents qu’on soit là pour
faire tout ce volet. Quand ça touche la santé mentale
ou le domaine émotif, ils sont bien contents de référer
à la TS. Ils sont bien contents que la TS soit dans la
place, parce qu’ils nous connaissent. […] Les médecins,
on les a à côté de nous. Alors, c’est plus facile d’entrer
en contact avec eux. Quand j’étais au CISSS, on avait
toujours peur de déranger les médecins. Alors on n’osait
pas les appeler. Je pense que je ne suis pas toute seule
comme ça. Maintenant, j’ai des médecins ici qui me
disent : « On n’est jamais au courant de rien, le CISSS
ne nous informes pas ! ». Alors oui, cette collaboration là
avec les médecins est vraiment intéressante ! », (TS, 9).
L’éloignement de la très grande organisation qu’est le CISSS
(souvent plus de 15 000 employés) et la grande liberté au travail
des assistantes sociales en GMF, tant qu’elles respectent le code des
niveaux de priorités médicales, ouvre un espace d’autonomie profes-
sionnelle qui permet à la quasi-totalité de nos répondantes d’utiliser
une approche d’intervention sociale classique de type case work, plus
souvent lus dans (d’anciens) livres que pratiqués dans les CISSS,
où l’intervention est très structurée. Cette possibilité de case work
est accrue par le fait que les personnes qui sont référées aux travail-
leuses sociales en GMF sont dans des situations en général moins
détériorées que celles qui accèdent aux services des CISSS, le plus
souvent après des mois d’attentes souvent délétères à leur situation.
Les travailleuses sociales en GMF semblent donc travailler davantage
en amont de la crise psychosociale, avant que la lourdeur clinique
s’installe durablement, ce qui, d’un point de vue des politiques pu-
bliques, est un succès.
Pour les travailleuses sociales, cette arrivée en GMF a été néan-
moins synonyme de nombreux défis quotidiens tels que l’accueil
reçu en GMF, qui a souvent été déficient en termes d’orientation
240 - de la tâche attendue, parfois marqué par une profonde incompré-
hension de leur rôle, à laquelle se sont ajoutés la gestion difficile des
espaces de travail, leur isolement professionnel, le peu d’utilité d’un
guide de pratique pourtant dédié à faciliter leur insertion organisa-
tionnelle (Gouvernement du Québec, 2019).
Nous avons questionné les travailleuses sociales sur les raisons
les ayant menées à travailler en GMF et sur la transition de leur
ancien milieu de travail. En ce qui concerne leurs expériences anté-
rieures, la majorité d’entre elles sont issues des services sociaux géné-
raux des CISSS, soit des services non spécialisés (par comparaisons
par exemple à la protection de la jeunesse), et des postes à l’accueil
des services de crise. Selon nos observations, les travailleuses sociales
n’ayant pas bénéficié de ces expériences de travail antérieures ont eu
davantage de difficultés à s’adapter dans le cadre généraliste qu’est le
GMF. Ces postes de travail en CISSS les ont exposées à des collabo-
rations directes ou indirectes avec le monde médical.
La qualité du soutien clinique au moment de la transition et
à plus long terme était très variable selon les CISSS, qui ont cette
responsabilité, mais une connaissance très faible du contexte concret
des GMF. Même si la collecte de données s’est déroulée dans la se-
conde année de l’implantation à grande échelle du travail social en
GMF, les liens fonctionnels entre les travailleuses sociales en GMF et
leurs superviseurs en CISSS était encore en définition pour nombre
de cas. L’inefficacité des liens GMF-CISSS est exacerbée par le fait
que les premières organisations sont des milieux particulièrement
« personne-dépendants », en fonction du style de chacun des méde-
cins responsables qui les gèrent. Chaque GMF constitue une sorte
de petite entreprise privée qui est gérée par un ou plusieurs médecins
entrepreneurs, sans compter la diversité organisationnelle des types
de GMF que nous ne présentons pas ici en raison de la complexité
de l’objet (pour information : Wankah et al., 2020). Il suffit de sou-
ligner que chaque médecin a la capacité d’influencer de manière fon-
damentale la manière dont le GMF fonctionne à l’interne, quoiqu’il
en soit de la gestion dite matricielle (gestion clinique médicale en
GMF et gestion administrative en CISSS) qui encadre doublement
ces travailleuses sociales, et malgré l’accroissement des normes mi-
nistérielles concernant ces organisations, justement en raison de
leur importance stratégique pour l’ensemble du système de santé.
Empiriquement cependant, la gestion clinique médicale est la plus - 241
structurante des deux sources de pouvoir, ce qui induit donc une im-
portante dose de variation quant aux rôles attendus des travailleuses
sociales d’une clinique à l’autre.
« Nos travailleurs sociaux doivent être autonomes.
Comme ils sont plus isolés, ça devient un peu comme
des travailleurs autonomes dans un milieu privé, parce
que les GMF sont privés. Donc, on leur demande d’être
présents dans un milieu privé, géré par des médecins.
Les travailleurs sociaux en GMF doivent travailler
avec des médecins qui gèrent une entreprise privée en
plus d’être disponibles pour faire du suivi alors qu’ils
n’ont pas accès à toutes sortes de ressources. Donc
l’autonomie pour moi, c’est fondamental », (Chef de
TS en GMF).
Malgré le sentiment d’être allégé du système normatif très
lourd des CISSS, toutes les travailleuses sociales estiment que les
valeurs et les principes disciplinaires relatifs à l’exercice du travail
social restent les mêmes en contexte de GMF, malgré la forte tona-
lité médicale prévalant dans ce nouveau milieu pour elles. Dans ce
contexte, toutes les travailleuses sociales ont dû investir beaucoup
d’efforts dans la présentation aux médecins de leur domaine de pra-
tique. Une fois l’étendue de ce domaine comprise par les médecins,
les demandes de services ont affluées. En général, dès que le médecin
observe un besoin psycho-social, quel qu’il soit, il fait une référence
interne à la travailleuses sociales en inscrivant un code simple de
priorité (à cinq niveaux). Le médecin s’attend à une prise en charge
quasi immédiate pour les priorités 1, mais n’exprime aucune attente
spécifique quant aux stratégies d’intervention à utiliser par la tra-
vailleuse sociale, cela relevant, de point de vue de l’ethos médical, de
l’autonomie professionnelle de leurs collègues travailleuses sociales.
Le médecin a pour principale attente que la travailleuse sociale saura
identifier les meilleures pistes d’intervention, et que son action aura
un effet sur la situation de son usager. Ici, se voit le pragmatisme mé-
dical. Le médecin sera satisfait d’une pratique si elle s’avère effective
cliniquement, et sans conséquence indirecte sur sa charge de travail.
D’une certaine manière, ce pragmatisme explique en grande partie
le triple bonheur évoqué plus haut, car il redouble celui de l’usager
et celui des travailleuses sociales ; tous trois veulent des situations cli-
242 - niques qui s’améliorent. En creux, cela élucide un enjeu qui leur est
commun, à savoir que les grandes organisations que sont les CISSS
sont peu sensibles au pragmatisme clinique, préférant plutôt le res-
pect des normes procédurales.
En ce qui concerne la collaboration interprofessionnelle, elle
passe pour le moment essentiellement par l’usage du dossier médical
électronique (DMÉ) du GMF. Il peut y avoir, dans certains milieux,
une culture de collaboration plus directement relationnelle (réunions
d’équipe, discussions, etc.), mais, dans la majorité des cas, les liens
avec les autres membres de l’équipe se font surtout via cet outil tech-
nologique. Le succès de la collaboration est surtout apprécié par le
médecin via la vitesse de prise en charge de sa requête et le respect de
ses codes de priorité que permet de monitorer le médiateur DMÉ, et
pour la travailleuse sociale par l’autonomie professionnelle qu’elle a
dans la réponse au niveau de priorité identifié par le médecin.
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250 -
Chapitre 2.
5) Perspectives transversales
Il s’agit à présent de voir quelles réponses ont apporté ces diffé-
rentes contributions à notre question initiale. Le mouvement d’in-
ternationalisation de l’enseignement supérieur contribue-t-il pro-
gressivement à construire une conception davantage partagée des
missions de l’université ?
- 259
5.1) Une conception partagée des missions de l’université pour « aller
Conclusion
En sciences de l’éducation, le champ de recherches sur la forma-
tion des adultes et celui de la pédagogie universitaire se sont dévelop-
pés notamment dans le monde de la francophonie (De Ketele, 2010,
p.5). Le mouvement d’internationalisation contribue-t-il progressi-
vement à construire une conception davantage partagée des missions
de l’université et des savoirs produits par les sciences de l’éducation
pour former aux métiers de la relation ?
262 -
Des points de convergence pour définir une formation uni-
versitaire professionnelle entre les recherches en pédagogie univer-
sitaire ou en formation des adultes ont été identifiés dans différents
contextes ou pays :
- Une approche systémique et des composantes interreliées.
- Des opportunités présentes dans l’environnement : une
approche constructiviste de formations universitaires dans
leurs dimensions pédagogiques et didactiques inspirées des
travaux français et anglo-saxons.
- Une ouverture à l’interdisciplinarité pour comprendre les
phénomènes d’enseignement et d’apprentissage dans le su-
périeur et en formation des adultes : aux sciences de l’in-
formation et de la communication (médiation humaine de
la médiatisation technique) ; aux sciences politiques (orien-
tations des politiques publiques) ; à l’histoire et à l’épisté-
mologie (disciplines universitaires) ; à la psychologie (moda-
lités d’apprentissage, gestion des émotions, développement
à travers les âges) ; à la sociologie (matrices disciplinaires,
réussites étudiantes, métier d’enseignant-chercheur, rapports
à la société) ; aux sciences du langage (littératie, langue des
signes) ; à la psychologie (gestion des émotions) ; etc.
- Une réflexion commune sur les activités pédagogiques qui
misent sur l’activité des étudiants et des enseignants en for-
mation à l’ère de la professionnalisation et de l’internationa-
lisation de la formation : alternance, accompagnement des
stages, pédagogie du projet, hybridation des formations, au-
toformation accompagnée.
Certes, un champ de recherche en enseignement supérieur est
intégré dans un ensemble plus vaste que sont les recherches en édu-
cation et formation qui, elles-mêmes, n’appartiennent pas exclusi-
vement au domaine des sciences de l’éducation et de la formation.
Toutefois, une particularité de ce champ de recherche sur l’enseigne-
ment supérieur en sciences de l’éducation et de la formation est le
statut du chercheur multifonctions (enseignant, chercheur, expert)
dans une université qui devient université de service.
- 263
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266 -
Chapitre 3.
1) Un impératif de résistance
Sébastien Ponnou : Cher Marcelo Pereira, une première ques-
tion : psychanalyse et travail social au XXIe siècle… Quelles sont
les problématiques contemporaines du travail social au Brésil, et en
quoi les approches psychanalytiques peuvent-elles constituer une ré-
ponse à ces enjeux dans les domaines du soin et de l’intervention
sociale ?
Marcelo Ricardo Pereira : Le travail social au Brésil est de-
venu un sujet palpitant depuis la re-démocratisation du pays au dé-
but des années 1980, en particulier avec la nouvelle Constitution
de 1988 traditionnellement considérée comme la « constitution ci-
toyenne ». Dès lors, les actions gouvernementales et non gouverne-
mentales se sont multipliées afin de lutter contre les discriminations,
la ségrégation, le malaise et les souffrances de ceux qui sont en marge
de la société. Ces interventions se sont encore intensifiées au fil des
« gouvernements populaires » de la première décennie du XXIe
siècle, lorsque les universités brésiliennes, dans tous les domaines
de la connaissance, disposaient de conditions politiques, écono-
miques et d’infrastructures de qualité pour développer des projets
de recherche et de vulgarisation axés sur le travail social. Mais au-
jourd’hui, cette dynamique s’est essoufflée en raison de la montée
des « gouvernements conservateurs » – y compris de l’extrême droite
actuelle (2019-2022) – qui ont démantelé les acquis sociaux récents.
Dans une grande partie du monde occidental, il y a un revers catas-
trophique en termes de politiques sociales, culturelles et artistiques.
Mais dans les pays émergents comme le Brésil, avec un taux de pau-
vreté élevé, ce phénomène prend des contours pervers dans la me-
sure où il maintient la grande majorité de sa population exploitée et
marginalisée. Dans notre pays, c’est un problème endémique.
Par conséquent, résister n’est pas une question de choix : c’est
impératif ! Et à propos de résistance, la psychanalyse a toujours
quelque chose de fertile à dire. Freud considérait que la psycha-
nalyse avait accompli son « destin d’être en opposition » et d’être
placée « sous l’anathème de la majorité compacte », disposant ainsi
« d’une certaine indépendance de jugement » (1925a, p.19). C’est
précisément cet esprit d’opposition et d’indépendance des théories
freudiennes et psychanalytiques que nous menons dans nos travaux - 269
cliniques d’orientation sociale à l’université.
Depuis près de deux décennies, nous pratiquons à l’université
de Belo Horizonte ce que nous appelons la « Recherche-Intervention
d’Orientation Clinique » (Pereira, 2011 ; Pereira, 2016) étendue à
des projets destinés à l’accompagnement d’enfants présentant des
troubles mentaux, d’adolescents en situation de vulnérabilité so-
ciale et en conflit avec la loi, et d’enseignants, de pédagogues, de
soignants ou d’intervenants sociaux en souffrance dans leur travail.
C’est la méthode clinique inventée par Freud, développée et appli-
quée aux phénomènes sociaux de notre temps. Parce que la psycha-
nalyse est née sous la condition juive, dans un état de ghetto, elle
possède un savoir-faire sur la déviance, la marginalité et la ségréga-
tion. Freud nous a offert une boîte à outils cohérente pour traiter des
sujets dans les domaines du soin, de l’éducation et du travail social,
et sur un autre registre, pour traiter des politiques publiques visant
ces sujets. Notre plus grand défi, qui constitue l’éthique même de la
psychanalyse, consiste à réaliser les subjectivités dans des conditions
politiques contraintes. C’était un rêve de Freud, il est aussi devenu
le nôtre !
2) La recherche-Intervention d’Orientation Clinique
Sébastien Ponnou : Quels sont vos principaux terrains de pra-
tique et d’investigation ? En cabinet, en institution, dans la cité ?
Pour quels types d’interventions et pour quels effets ?
Marcelo Ricardo Pereira : Au cours des dernières années,
nous avons développé des interventions dans des établissements
d’enseignement tels que les écoles, les universités, et des établisse-
ments socio-éducatifs tels que les centres d’accueil pour adolescents
délinquants qui adressent différents types de demandes au LEPSI
– le plus grand laboratoire brésilien de psychanalyse et d’éducation
regroupant quatre des principales universités du pays. Ce sont des ins-
titutions qui cherchent des solutions à leurs impasses quotidiennes :
débordements de violence, conflits intergénérationnels, malaise ou
maladie chez les enseignants, les enfants ou les adolescents. Nous
sommes attentifs au registre de la demande, ce qui nous permet
d’engager des partenariats avec les équipes de direction et les profes-
sionnels qui sollicitent le laboratoire pour se former et ouvrent ainsi
la possibilité de mettre en œuvre des espaces de parole collectifs avec
les sujets concernés. De tels « espaces de parole », selon les mots de
270 - Maud Mannoni (1973, p.189), sont des moments « de libération
et de droit de parole ». Chaque sujet a désormais l’opportunité de
s’exposer franchement et librement sur ce qui l’affecte et sur son
environnement.
Dans cet esprit de « pensée clinique » (Green, 2004) ou de
« conduite clinique » (Cifali, 2001), nous réalisons également ce que
nous appelons des « entretiens d’orientation clinique » qui nous per-
mettent de mieux révéler le « lieu subjectif », soit la façon dont cha-
cun se constitue dans la scène qu’il raconte. Il est important de sou-
ligner, dit Jacques-Alain Miller, que « localiser le sujet ne consiste pas
à évaluer sa position, [...] ce n’est pas une enquête mais un processus
qui engage un changement efficace de position [...], une rectification
des relations du sujet avec le réel » (1997, p.250). Nous visons en
effet à déplacer, à déverrouiller le sujet de ses positions fixes, des dis-
cours cristallisés, des modes de jouissance qui le conduisent au pire.
À plusieurs reprises, nous avons également réalisé des « observations
de singularité » qui, dans le même esprit, accompagnent un sujet ou
un groupe de sujets au sein d’une institution, dans l’exercice de leurs
activités, afin de décanter quelque chose d’unique sur la pratique et
la subjectivité. Ce n’est pas une observation de l’ensemble comme
peuvent en effectuer nos collègues sociologues, mais une observation
du singulier, quelque chose de réservé à la psychanalyse. Nous avons
utilisé les « journaux cliniques » de Ferenczi (1932) et les « Espaces
de parole de l’équipe LEPSI » pour qu’après chaque intervention,
« ce qui ne fonctionne pas » puisse être analysé, à la manière d’un
symptôme : ce qui ne fonctionne pas, mais qui garantit à chaque
sujet ou à chaque institution un moyen de satisfaction très authen-
tique – d’où sa fixité discursive (Lacan, 1974). L’« analyse du dis-
cours clinique » est l’outil avec lequel nous examinons tous les récits
et les observations recueillies lors de nos interventions. Et le retour
aux sujets qui participent à ces dispositifs a lieu dans de nouveaux
« espaces de parole dévolutifs » afin de les aider à gérer leur malaise,
à renouer leurs liens éducatifs et sociaux, à débloquer leurs symp-
tômes, à élaborer subjectivement et à politiser collectivement leurs
interventions.
Ainsi, la « Recherche-Intervention d’Orientation Clinique » consiste
dans l’extension de la méthode psychanalytique aux domaines éduca-
tif et social. Nous suivons Helio Pellegrino quand il dit que « le psy-
chanalyste écoute le désir penché sur le cœur sauvage de la vie » (1997, - 271
p.44), que ce désir se présente en cabinet, dans les institutions ou
dans la ville – l’essentiel étant que l’analyste puisse y déployer son
savoir-y-faire.
- 277
278 -
Conclusion
du social
- 283
Présentation des auteurs
292 -
- 293
Mise en page et suivi de fabrication
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