HANNA, Christophe. Poésie Action Directe
HANNA, Christophe. Poésie Action Directe
HANNA, Christophe. Poésie Action Directe
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UNICAMP
INSTITUTO OE ESTUDOS DA LINGUAGEM
BIBLIOTECA
uels sont les rnoyens d'action positive auxquels, non
risiblement, la poésie actuelle peut prétendre ? Ou
encore, comrnent, dans la série des langages socialement
efficaces, une certaine technique de la parole, quelque chose qui
soit (auto)déclaré poésie (ou qui semble en gros reconnaissable
comme telle) peut dignernent occuper une place?
Ces questions ont déclenché l'écriture de ce livre. Elles se
posent d'elles-mêmes à tous ceux qui participent aujourd'hui à
l'élaboration d'une poésie pratique,
cherchant l'impact politique. Elles
se posent encare à ceux qui
LA VALEUR D'UN TEXTE trouvent profondément ennuyeuse
CRITIQUE SE MESURE ou assez désespérante l'idée
A U NOMBRE DE TEXTES d'une poésie-parole-désamorcée,
PRÉSENTS QU'IL REND et qui, dés lors, attendent quelques
LISIBLES ET GÉNÉRALEMENT hypothéses crédibles concernant
AU NOMBRE DE TEXTES QU'IL
la maniére dont la poésie peut agir
REND fONCTIONNELS POUR
sur la vie pratique. Formuler ces
LE CAPABLES
hypothéses, en somme, ne revient
D'INfORMER FORTEMENT LE
PRÉSENT. NOUS NE CON- pas à autre chose qu'à circonscrire
NAISSONS PAS D'AUTRES et décrire les moyens (ou procédés
CRITERES SÉRIEUX. déployés dans le cadre des
pratiques poétiques) au regard des
[RENDRE MOINS ILl..ISIBLE fins pragmatiques ambitionnées : il
LE PRÉSENT] s'agit donc de bâtir une poétique
pour certaines ceuvres modernes,
celles qui affichent une intention d'agir, voire programment un
processus d'action.
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On perçoit bien que cette entreprise réclame d'abord capables de rendre compte de la diversité formelle des poésies
d'abandonner tout a priori concernant la fonction esthétique des modernes tant que celle-ci se manifeste dans le cadre d'une
réalisations poétiques. Elle supprime ensuite la possibilité de conception de la poéticité posée a priori et tenue pour un absolu.
s'appuyer sur une définition préétablie de la poéticité, puisque Ajoutons encore, ce qui n'est un secret pour personne, qu'à
celle-ci est au contraire à reconstruire relativement aux l'heure oú j'écris ces lignes, une théorie de la poéticité domine
que les productions affichent : le au point de tenir lieu de véritable paradigme : celle qu'a élaborée
mouvement théorique-analytique des poétiques courantes se Jakobson à partir des années 1920. Son succes s'explique
trouve donc inversé, et les modeles qui en découlent aisément : elle permet de justifier par la linguistique - donc de
circonstanciés et relativisés. formaliser - la notion d'autotélisme, assurément l'une des plus
fédératrices qui soit puisqu'elle définit la spécificité du langage
Certes, si je propose ce renversement méthodique et la poétique non seulement pour les romantiques allemands, mais
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relativisation qui s'ensuit, c'est d'abord parce que je tiens aussi pour Mallarmé, Sartre, Barthes, etc. et encore pour
compte du fait que la notion de poésie persiste non seulement à Philippe Beck et Christophe Tarkos. Désormais, preuve de leur
exister en tant que notion active, mais encore, et ce de toute statut paradigmatique, non seulement les postulats de Jakobson
évidence, à nourrir un imaginaire três spécifique de l'acte sous-tendent la presque totalité des méthodes d'analyse
d'écriture et de sa fonction sociale. La poésie me permet donc présentant quelque gage de scientificité, mais ils réapparaissent
de circonscrire un domaine littéraire oú se déploie une idéologie de-ci de-là le plus souvent sous forme d'arguments passe-
de l'action-par-l'écrit comparable à nulle autre dans la littérature partout propices à nourrir les déclarations banales des poêtes
d'aujourd'hui. Procédant de la sorte, je cherche à gagner consensuels et, d'ailleurs, la plupart des piges chroniquant les
quelques chances de reconstruire une poéticité (une idée du derniêres publications.
poétique) qui posséderait l'avantage de pouvoir servir de base à
une théorie descriptive adéquate à la réalité des Comment se fait-il que la poétique jakobsonienne (et celles
fonctionnements sociaux spécifiques aux poésies actuelles. Car qui en découlent c'est-à-dire quasi toutes) ne nous soit que d'un
il me faut bien l'avouer, lorsque je lis les études concernées par secours três faible ? Parce qu'elle implique, ou présuppose, une
la production poétique moderne, je constate que, incapables de hypothése pragmatique insatisfaisante, dont les modes
penser sérieusement la relation des procédés qu'elles décrivent communicationnels actuels ont avéré l'insuffisance. Voyons cela.
et des intentions pratiques qui en sont la cause, elles installent
l'idée que les reuvres ne sont que collections de bibelots
sonores détachés de toute réalité politique et proposés à notre
lecture sans autre stratégie que de nous rendre sensibles à leurs
systêmes d'échos.
1 - À ce propos: Tzvetan Todorov, «La poétique de Jakobson », dans Théories du
Pourquoi un tel état de fait ? Parce qu'aujourd'hui la quasi- symbole, p. 339 sqq. ; et Jean-Pierre Bobillot, « Y-a-t-il une écriture poétique ?
totalité des théories poétiques sont essentialistes. Elles sont aveuglement de Barthes (&de quelques autres) » dans Bernard Heidsieck poésie
action, p. 27 sqq.
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TROIS PROPOSITIONS DE .JAKOll'ISON ~--=-!Y.m~~llti!!m....~1º!~~iª1~..!!l.-Rº~~la
poésie est « l'organisateur fondamental de l'idéologie >>. En faisant
Bien qu'on ne retienne d'elle, la plupart du temps, que sa saillir la langue dans son aspect substantiel, la poésie modifie notre
définition de la poéticité, la théorie jakobsonienne est en réalité une sensibilité linguistique. Partant, elle transforme nos usages, notre
théorie du fait poétique comme fait social. Elle repose sur trais diction et dane nos maniêres de saisir et d'imaginer le monde. Dês
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propositions três étroitement liées . lors, la poésie « naus protege contre l'automatisation, contre la
rouille qui menace notre formule de l'amour et de la haine, de la
révolte et de la réconciliation, de la foi et de la négation ». Notons
comme « fonction >> propre à l'usage : « la poéticité est un élément bien que la poésie peut assumer ce rôle historique précisément
sui generís [ ... ] Comment la poéticité se manifeste-t-elle ? En ceei parce que son esthétique, ses procédés formeis, ses tournures
que le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut changent sans cesse, se renouvellent pour rester singuliers donc
de l'objet nommé ni comme explosion d'émotion. En ceei que les perceptibles (c'est-à-dire poétiques au sens de Jakobson), alars
mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne que leur effet pragmatique (rendre la langue sensible en tant que
ne sont pas des índices indifférents de la réalité, mais possédent leur telle) demeure immuable.
propre poids et leur propre valeur. » De là découle une définition de
la poésie : la poésie est un usage de la langue ou la poéticité
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domine . Notons au passage le tour de passe-passe essentialiste ~~iº-IU~~!;JY~, de son fonctionnement pragmatique. Éveillant
(un simple décalage) : a) Jakobson soustrait le poétique à quelque lecteur à la sensation de la langue énoncée pour elle-
l'esthétique de la poésie (il n'est plus constitutif de l'essence de la même, une poésie déclenche en lui un processus de
poésie car - Jakobson souligne cette évídence - la poésie change mimétisme : la parole du lecteur tend à se conformer au
sans cesse sa maniêre d'être poétique) ; b) Jakobson extrait le modele poétique qu'il lit5. Lorsqu'il conversera avec ses proches
poétique de l'usage courant et pose donc qu'il est descriptible par la
linguistique. Le poétique apparalt alars comme un élément constitutif
4 - « Le nombre des citoyens de la République tchécoslovaque qui ont lu, par exemple,
de l'essence de la parole (pas d'usage linguistique sans fonction les vers de Nezval, n'est pas trés élevé. Dans la mesure ou il les c:mt lus et
poétique selon Jakobson). Et l'essence de la poésie est d'être un acc:eptés, sans le vouloir, ils vont plaisanter avec un ami, injurier un adversaire,
processus de production verbal en quête de poéticité. exprimer leur émotion, déclarer et vivre leur amour, parler politique d'une maniére un
peu différente [ .. .]. Et par ses admirateurs et ses détracteurs, les motifs de cette poésie
et ses intonations, ses mots et ses relations se répandront de plus en plus et iront
2- Les trois apparaissent dans « Qu'est-ce que la poésie? », article~ paru en 1934, jusqu'à forrner la langue et la maniére d'être des gens qui ne connaitront Nezval que
repris dans Huit questions de poétique, Point / Seuil, p. 31 sqq. C'est cet article que par la chronique quotidienne de Politicka. » Roman Jakobson, op. cit., pp. 47-48.
je cite ici. 5 - Les poésies, qui font percevoir immédiatement La Langue comme étrangére à elle-
3 - « L'ceuvre poétique doit en réalité se définir comme un message verbal dans même, ont la propriété de réaliser dans La Langue et avec elle des « alliances de
leque! la fonction esthétique [= la fonction poétique] est la dominante. » Sachant langues », au sens de Troubetzkoy, c'est-à-dire des emprunts multiples,
que pour les formalistes russes, le concept de « dominante » recouvre « ce qui morphologiques et syntaxiques, favorisés par la c:ontigui"té des usages
spécifie l'ceuvre » ou encore « garanti! la cohésion de sa structure. » « La c:oprésents. Voir : « Le facteur espace », pp. 79-89 des Dialogues de Jakobson et
dominante», op. cit., respectivement pp. 80 et 77. Pomorska, Flammarion, 1980.
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(qui peuvent être non-lecteurs), sa parole transformée par cette vitesse de ses formes et de ses tournures grâce à quoi la poésie
poésie induira dans leurs comportements langagiers le même « déforme >> constamment la langue courante tout en
mimétisme. Et ainsi de proche en proche : des lors, les motifs, les l'employant. C'est une des grandes idées du formalisme russe que
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images, les intonations d'un poête se répandront à grande vitesse, Chklovski, avant Jakobson, avait exprimée . Or nous avons vu que
changeront globalement la langue, partant, organiseront l'idéologie, cette caractéristique est immédiatement impliquée par P2. Donc
réformeront la réalité. Ce processus pragmatique est clairement d'une certaine maniére, P2, qui se présente comrne le constai
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conçu sur le modele d'une épidémie , mais « indirecte n, empirique d'un effet social de la poésie-P (ou peut-être plus
j'entends provoquée par une expérience premiere, troublante, le justement comme le programme politique revendiqué pour elle),
plus souvent délibérément vécue et qu'on est en droit de nommer provoque P1 qui en est linguistique. Jakobson,
« esthétique » : celle d'une singularité formelle de la parole, laquelle cherchant le « príncipe actif » de la littérature en général et de la
suscite l'adhésion, la fascination puis l'imitation. Nous aurons à y poésie en particulierª, a visiblement procédé d'une maniere
revenir bientôt. comparable à celle adoptée en chimie analytique dans le cadre
d'une recherche pharmaceutique : a) on perçoit (ou croit percevoir
Dês maíntenant je nommerai poésie-P toute poésie qui se et parfois même souhaite percevoir) qu'une substance naturelle
conçoit ou s'inscrit dans !'espace théorique défini par les trais ambiante ou un brouet traditionnel (la poésie) posséde un effet
propositions P1, P2, P3. concret indéniable: il soulage ou au contraire tue rapidement ou
encore transforme les sensations et le comportement de qui
Chacun observe que P2 peut se comprendre comme un effet l'absorbe et, par conséquent, modifie la société des hommes qui en
direct de P1. Mais notons bien que, ínversement, il est possible de font usage; b) on présuppose qu'un langage théorique, la chimie,
lire P1 comme l'explication linguistique rationnellement déduite est capable de décrire la maniere dont toutes les substances
d'une caractéristique historique-sociale présentée comme interagissent, et on cherche alors à isoler le príncipe chimique
particuliere à la poésie : la variation continuelle et à grande réellement actif dans ce brouet (pour le brouet-poésie, ce príncipe
isolable, c'est la poéticité) : sa linguistique fut pour Jakobson
l'équivalent d'une chimie ; c) on enquête ensuite sur les causes
6 - Jakobson, qui suit Hopkins et même Baudelaire, insiste fortement sur la notion de thérapeutiques, c'est-à-dire qu'on cherche à observer comment le
«figure grammaticale », c'est-à-dire la poétisation (entendons la symétrisation ou, principe actif agit réellement en milieu organique pour produire son
généralement, la répartition significative dans !'espace du poême) des catégories
effet : l'hypothese pragmatique P3 (la poésie transforme la parole
grammaticales - par exemple, l'opposition singulier/pluriel, la distribution des personnes
verbales, etc. Avant tout, pour Jakobson, la poésie est « poésie de la grammaire », c'est
puis la langue par contagion mimétique) est issue d'une méthode
dire qu'elle intervient sur la syntaxe, QU'ELLE AFFECTE LES PAROLES PUIS LA LANGllE EN
INFECTANT LA ZONE DES COMPÉTENCES GllAMMATICALES : (( Le réseau des catégories
grammaticales détermine toute la tournure d'esprit de notre langage, et les traits 7 - Cf. « L'art comme procédé » in Théorie de la littérature, Point / Seuil, pp. 75-97.
caractêristiques de ce réseau qui restent latents dans notre langage habituei deviennent 8 - À !'origine de toute cette méthodologie se trouve vraisemblablement une
dans la poésie infiniment plus expressifs et plus importants, comme le montre d'ailleurs conception des productions littéraires comme « solutions » plus ou moins diluées
concrêtement le parallélisme grammatical. » Dialogues, op. cit., p. 20. selon les genres ; cette conception est résumable en l'idée valérienne bien
connue : la poésie, c'est «la littérature réduite à l'essentiel de son príncipe actif ».
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heuristique semblable. Les propositions P1, P2 et P3 s'articulent l'RAGMATIQUES
logiquement parce qu'elles sont le résultat final d'un examen
parfaitement cohérent, calqué sur les sciences expérimentales. Or il se trouve qu'en pratique, le processus pragmatique P3 (de
Toutes trois constituent en définitive la base rationnelle d'une vision dispersion par mimétisme) m'apparalt aujourd'hui au moins
typiquement avant-gardiste de la poésie, qui fait de cet art une monstrueusement optimiste. Par exemple, j'aime lire Claude Royet-
pratique immuablement émancipatoire selon un unique protocole Journoud et aussi Rimbaud : ils produisent sur moi un réel effet,
d'émancipation (par imitation ... ). Tellement bien qu'il n'est pas parfois il m'est arrivé, pour me désennuyer, de les pasticher in petto.
exagéré de lire la théorie jakobsonienne comme LA formalisation Pourtant, quand je discute avec mes amis, je prononce calmement
linguistique (délibérée et justificatrice) de CETTE conception des « t'as de beaux yeux tu sais» et des << c'est trop grave cool >l. Et
révolutionnaire de la poésie. C'est pourquoi je suis fortement porté à comme mes amis, du coup, ne perçoivent rien de mes lectures
croire que l'essentialisme de la démarche linguistique adoptée par favorites à l'écoute de mes paroles, ils n'ont aucun scrupule à
Jakobson n'est en réalité qu'une arme rhétorique destinée à asseoir m'encourager sans ironie avec des «que la force soit avec toi >>. Je
une hypothêse ad c'est-à-dire, en l'occurrence, adaptée (et vois donc bien que l'influence mimétique des textes à forte poéticité-
malheureusement trop uniquement adaptée) à l'explication du P1 reste un tant soit peu confinée dans mon domaine privé et surtout
phénomêne futuriste russe dont ce formaliste fut le témoin et qu'elle s'arrête précisément oü commence l'échange courant avec
certainement l'un des plus ardents promoteurs. mes proches. C'est là question de bienséance. D'autre j'observe
Si les caractéristiques linguistiques, sociales et pragmatiques que ma tendance au mimétisme suscitée par la poéticité-P1 des
de la poésie-P sont chez Jakobson à ce point soudées, cela veut poêmes que je lis est à coup sGr contrecarrée par d'autres formes
dire aussi qu'il est inutile d'espérer se servir de l'une d'entre elles puissantes et courantes d'incitation au mimétisme. Celles-ci me
- et en particulier de P1 - si on ne croit pas que les deux autres conduisent à reprendre soit des formulations peu « déformantes »
soient valables. En d'autres termes, la formalisation linguistique (dont la poéticité est assez faible et à mon avis pas du tout perçue)
jakobsonienne n'a d'intérêt pour comprendre les effets mais qui, lorsqu'elles sont prononcées dans tel ou tel contexte social,
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pragmatiques et sociaux de la poésie-P que si on accepte imposent l'autorité ou semblent particuliêrement crédibles ; soit des
d'emblée pour celle-ci un rôle social et des effets perlocutoires du tournures et des expressions dont la phatique sociolectale (la
de ceux envisagés par Jakobson : c'est-à-dire la capacité à signaler, en exhibant sans cesse des signes d'alliance,
désautomatisation des paroles et la réorganisation des idéologies qu'on est un groupe soudé qui s'entend bien) fonctionne à plein
comme effet de la dispersion mimétique des formules poétiques. régime. J'en déduis donc que la poéticité, comprise comme la
9 - Pierre Bourdieu, dans Ce que parler veut díre, prend !'exemple du discours
philosophique stylistiquement marqué comme tel. Dans le même ordre d'idées, on
pourrait penser à toutes les formes de discours apparemment théoriques, quel
qu'en soit le genre, affichant quelques índices, sinon de rationalité, du moins de
« sérieux » afin de produire des effets de vérité (leur paradigme trançais le plus
commun demeurant le discours dissertatif).
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singularité structurale autorévélatrice d'une parole, ne suffit pas pour Je résume en deux courtes phrases : je conteste l'explication
stimuler la reprise de cette parole : encare faut-il que sa forme de P3 (la dispersion mimétique) par P1 (la poéticité). Et j'affirme
possêde dans l'ordre social une valeur symbolique (phatique qu'en tout cas Pi ne suffit pas pour déclencher une P3 à échelle
sociolectale entre autres) reconnue par les usagers. Nous savons suffisante pour entrainer P2 (l'organisation de l'idéologie par la
bien que les causes principales d'imitation et de propagation d'une poésie-P).
expression sont l'effet du crédit particulier (par exemple médiatique)
de qui la profere, et bien sür (ce qui est lié) de la massivité de sa
publication ; autrement dit, ces causes sont des effets de
contexte : de la hiérarchie des valeurs sV1mt1oliia11J1es DES VIRUS ET DES Sl"ll/llS
affecte dans un contexte donné les formes de
leur réeHe J'ajoute enfin que, générale- Maintenant que P1 se trouve séparée des fonctions
ment, on ne mime pas une expression parce qu'elle est perceptible en pragmatique P3 et politique P2 qu'elle est supposée déclencher, à
tant que telle, mais au contraire sans s'en apercevoir, sans être quoi pourrait-elle bien me servir pour mon entreprise de poétique-
sensibilisé à la forme de ce qu'on mime par cette forme elle-même : pragmatique ? Puisque je ne puis pour le moment fournir aucune
c'est le plus souvent quand on est insensibilisé à une forme, quand on réponse à cette question, je déclare P1 insuffisante en tant
ne peut plus la tenir à distance, qu'on commence imperceptiblement à qu'analyse du fait poétique. Et je décide en conséquence de ne plus
la mimer - pensons à la maniêre dont notre parole peut-être la considérer comme une clé de lecture valable, cela jusqu'à nouvel
contaminée par un accent local ou par des toumures médiatiques à la ordre, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'éventuellement P1 puisse
mode que l'on se met à répéter comme un réflexe acquis. apparaitre plausiblement comme la cause d'un fonctionnement
Peut-être, ai-je un moment pensé, que les Russes et les pragmatique nouveau revendiqué par les poésies vivantes qui me
Tcheques, durant les années vingt et trente, répétaient des tournures concernent.
poétiques auxquelles ils étaient sensibles, les intégraient à leur
maniêre propre de parler, que c'était un fait commun et habituei. D'un À partir de maintenant, je vais oublier P1, et mon travai!
autre côté, je me souvenais que Proust (voir par exemple ce que le consistera plutôt à tenter de trouver une autre analyse (que
narrateur Marcel dit de Jupien) tenait cela pour un véritable don j'appellerai P'1) du fait poétique concret contemporain, leque! sera
littéraire, une qualité assez exceptionnelle. Quoi qu'il en soit, il me décrit grâce à l'articulation de P'2 (un type d'effet social
semble possible de dire, étant donné la multiplicité des obstacles éventuellement nouveau) et P'3 (un type d'action pragmàtique dont
sociaux qui s'y opposent, que l'épidémie de mimétisme verbal ne P'1 serait la cause).
représente qu'un faible espoir de voir la poésie assumer un rôle
politique quelconque. Et je conclus : si la poésie a le pouvoir de Je dois avouer que j'ai été encouragé à cet abandon et cette
changer l'idéologie, d'ailleurs n'importe quel pouvoir, ce n'est tentative de substitution par une raison importante : certaines
certainement pas (seulement) parce qu'elle stimule (parfois peut-être poésies, et en particulier certaines poésies actuelles, cherchent
mais si dérisoirement) quelque tendance mimétique. manifestement d'autres processus d'impact social qu'un effet
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du genre de P3, ou, si elles continuent à viser P3 (et P2), c'est ) et celle du « s
grâce à d'autres moyens que P1 seule. Autrement dit, les
poésies qui me concernent me proposent quelques modeles de
PREMIERE l'ROTESTATION
P'3 laissant subodorer l'existence d'une autre idée de la poéticité P'3 [virus] semble au premier [Bordem1x avríl
(une p··1) ; et c'est sürement pour cela qu'elles me concernent. abord s'apparenter nettement au D'aprés 1m professeur de la fac de
processus de la P3 jakobso- Bordeaux. Femme d'e11viro11
Je procéderai empiriquement. Je partirai de ces nienne. On y retrouve la même quara11te-cl11q ans, elle parle asslse
occasionnelles P'3 (mais qui m'apparaissent suffisamment idée d'intrusion d'un corps étranger au fond de la salle d cote d'un
autre professeur femme qui
solides, cohérentes et typiques) pour reconstruire une (ou forme nouvelle) qui se répand manifeste sans rlen díre qu'elle est
circonstancielle mais un tant soit peu englobante P'1. dans la langue (perçue comme un du même avís. Son to11 est assez
systéme cios) pour la transformer. assuré. Elle quitte les lieux avant
Ces poésies que j'ai choisi d'analyser (et quedes maintenant Je releve toutefois d'immédiates la l'in des débats, placídeme1u.
je nomme ne sont pas toutes, historiquement différences fonctionnelles. - D'abord vos poésies désencadrerit la
poésie, 11ísent à effacer toutes les
parlant, d'aujourd'hui. La poéticité-P'1 releve d'une tradition dont Contrairement à la contagion marques et les protocoles qui séparent la
!'origine remonte au moins à la deuxiéme moitié du x1x" siecle. mimétique, un vírus ne se poésie du reste du langage. C'est e11
Mais c'est l'époque actuelle qui s'y montre poétiquement
sensible, j'entends : commence à percevoir dans cette P'1, sinon 1O La littérature comme vírus électronique est une comparaison rendue populaire par
le signe propre de la poésie, du moins celui qui caractérise les William Burroughs (La Révolution électronique). On peut bien sür l'interpréter comme
une mutation pernicieuse de l'effet jakobsonien P3. Je trouve chez Lautréamont ce qui
poésies « nouvelles » ; la tendance-P', en effet, a commencé
rne semble en être l'image ancestrale . la pratique de la poésie comme élevage et
d'être populairement aperçue et même, dans une certaine propagation de poux (Les Chants de Maldoror, li, 9). J'ajoute que Ducasse aussi était à
mesure, considérée pour ce qu'elle est à la findes années 1990. la recherche d'une rhétorique insidieuse, aux effets subliminaux. Le « chant »
maldororien est censé prendre pour cible les zones secretes de l'esprit : « Oú est-il
passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la
Ces poésies-P' actuelles sont parfois appelées poésies
belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colére, dans un moment de
« informationnelles » ou « re-médiées », et on lie leur réflexion ? Oú est passé ce chant. .. On ne sai! pas au juste. Ce ne sont pas les arbres,
émergence au travail de quelques-uns dont Daniel Foucard, ni les vents qui l'ont gardé. Et la morale, qui passai! en cet endroit, ne présageant pas
Anne-James Chaton, Manuel Joseph, Thibaud Baldacci, qu'elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, l'a vu se
diriger, d'un pas ferme et droit, vers les recoins oi>scurs et les fii>res
Christophe Fiat, Olivier Quintyn, Jean-René Etienne, etc. Deux secretes des consciences. » (Chant li, strophe 1.) C'est moí qui souligne.
images sont quelquefois explicitement proposées par certains 11 - Le terme «spin» (de l'anglais spin : « donner de l'effet ») a commencé à
d'entre eux comme symboles synthétiques de leur vision de devenir populaire aux U.SA puis en France aprés la campagne de Clinton. Clinton
l'action poétique. Elles renvoient, il me semble, à deux grands en effet possédait une équipe de «spin doctors », c'est-à-dire de conseillers en
communication dont le travail consistait aussi et avant tout à manipuler l'opinion par
genres d'intentions pragmatiques (deux P'3) conçus le plus
le truchement des médias : « Ces spécialistes du fonctionnement des médias
souvent comme non exclusifs et même, en príncipe, savent comment donner un "effet" (spin) à une information ou une fuite pour qu'elle
complémentaires. Ces images sont celles du vin.1s rebendisse dans l'actualité comme une baile de ping-pong et obtienne la réaction
journalistique escomptée. » Jocelyn Rochat, www.webdo.com.
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partíe à cela que se résume uotre action comme poétlques des productíons
de destruction de la poésíe. D'autre part. De plus, l'action premiêre du virus dont l'effícacíté concrete, même
développe ni ne se propage grâce à souvent vous faites en sorte que vos
n'est passa propre réduplication mais esthétíque '" est nulle.
l'adhésion (affective) ou l'accord poésíes ressemblent à autre chose qu"á
sa fixation à l'intérieur de la zone- 2 - les poésíes-vírus so11t m1macées
(esthétique) de qui se trouve en de la poésíe ou à de la littérature : mais d'étre digestes, autreme11t dit
du coup vous êtes conduíts à imíter ce cible : le virus présente une structure
contact avec lui. Le virus est lnactíves dmu les co11textes qui
qui précísément s'en distingue trés complémentaire à celle de la cible à absorbent parce que le11r
insidieux, son mode opératoire évídemment : le « reportage ». Dans le laquelle il vient s'adjoindre pour en fonct1011nem1rn pragmatique
présuppose son invisibilité : le virus fond. quelle est la dífférence entre ce que
altérer le fonctionnement. Par camouflé est no11 Des
demeure une forme tr(>M1Pe~us1e vous faítes et la vraíe presse people par
príncipe, donc, un virus ne saurait lors, une poésíe-vírus lnactlve
et/ou camouflée dont on ne fait exemple. car j'ai malheureusement bíen
risque fort de n'être Jamais
l'ímpression à vous entendre que c'est la être une forme autonome-
l'expérience qu'aprês qu'elle a agi, aperçue, de même qu'un vraí vírus
même langue. Et même le « traítement » autosuffisante, autotélique ; le vírus
lorsque se manifeste une anomalie ineffícace qul ne modifle ríen au
que vous prétendez effectuer peut se embraye sur son contexte, il le systeme qu'il infecte. Un vrai
dans le systême infecté. J'insiste là- rattacher. íl me semble, au genre
transforme en s'y adaptant vírus ínefficace n'exíste que pour
dessus : le principe actif d'un virus d'irrnovations formelles courantes du celui quí le crée, tout comme 1111e
« reportage », qui luí aussí ínnove pour structurellement. Fondamentalement
ne saurait consister à mettre poésíe-vírus.
produíre de l'ínfo séduisante ou de l'info l'action d'un virus est une lransformation
l'accent sur sa propre forme, à y 3-Une poésíe-virus ne réclame pas,
quí manifeste aínsi qu'elle est à la poínte par addition. Aucun vírus n'est « un pour exercer son effet pragmatique,
rendre sensible : l'analyse de des techníques ínformatives. et qu'elle calme bloc ici-bas chu », ce qui veut d'effort de lecture partíc111ier, de
P'3 [virus] par P1 semble donc bien est encore plus vraíe.
dire qu'une forme virale est décryptage bref
compromise. On voit du coup que Bref, vous ne faítes pas l'opératíon de menre en reuvre des
encore acceptable. encore litréraíre, qui stratégiquement produite pour
imag1in;:air•e nr:::u~m~T11nu1"'ª de compttences que l'école nous
consiste à íntégrer du non-líttéraíre au s'acclimater : pour transformer, elle se
de presente comme essentíelles à la
líttéraire, mais vous faítes tout pour être transforme dans l'ambiance ; un vírus compréhension particulíere
concevoir un mode d'action íntégré par le non-líttéraíre. pour que poétique apparaí't donc toujours comme qu'exíge la poésie et à la pm:ep-
de votre líttérature soit comme assimilée ou
une nouvelle version optimisée de lui- tion de ses effets esthétíques, la
toute expérience esthétique en tout cas assímilalJle au flux du temps décrits comme
permanent de la communicatíon de même. Les poétiques virales sont donc
préliminaire. L'action virale pourvoyeurs d'une « Jouíssance,..
masse. Et moí ]e ne suís pas slire moins productrices d'objets que de
s'effectue directement dans La poésie-virus 11'0 pas besoin pour
qu"íngérés vous ne soyez pas dígérés. « concepts » (au sens marketing du agir de produíre une jouissance
!'espace de la communication
terme), c'est-à-dire de modeles d'action esthétíque conçue comme unique fin
considéré comme un ensemble 1- Quoí qu'on fosse, on est
concrêtement déclinables, rédupli- poétique. La poésíe-vírus est à effet
composite de sous-systêmes fatalement absorbé par un direct ou subliminal, c'est pourquoi
contexte. Un contexte séparateur, cables en réalísaüons pratiques dont la
symboliques en relation, susceptibles elle est compotíble avec une lecture
comme l'instítution-poésie, le forme est déterminée par la situation.
de devenir des zones-cibles. Chaque automatíque ou réflexe, c'est-à-díre
systeme galeries d'art (séparateur Celles-ci ne sauraient êlre pertinemment une lecture passive, une lecture
zone-cible représente un contexte des qu'íl s' agit de présenter de la analysées comme des objets idiote, ou pas tres compétente,
potentiel dans leque! un langage poésie}, en général le contexte-
linguistiques autonomes, car leur vertu parce que, par príncipe fonctionnel,
virai est immédiatement perior· a rtistíque reste un systeme une poésie-virus est lisíble selon des
absorbant-digérant comme un cardinale est leur complémentarité, leur
matif tel un pur acte illocutoire. codes courants.
autre : íl possede símplement la adaptabilité aux structures du contexte.
portículoríté de faíre percevoír
- 22- -23
Genres - Ajoutons enfin que la P3 jakobsonienne, modele rédupliquant,
permettait de prévoir simplemenl l'orientation du changement
• Les vírus systemes reproduction. (Par exemple : ils s'ínstallent
Ces vírus ne s'attaqnent pas aux fichíers de maniêre pennanente pour un programme opéré sur la langue par la poésie : la langue devient conforme à la
mais placent une copie de leur code dans !e de gestíon du clavier ou un utilitaire réseau.)
• Les vi.rus furtifs
poésie. En revanche, P'3 [vírus], modele adaptatif-modifiant, rend
secteur de dérnarrage. De cette maniere, ils
seront activés lors de chaque session Exécutables ou de démarrage, ils renvoient impossible l'attente d'un résultat social P'2 [virus] précisément
d'inítialisation de votre PC. La localisation une image du systême ressemblant à ce
dans une de ces zones du disque empêche la qu'il était avant l'infection. Ils sont três défini, puisque rien ne permet de prévoir le mode d'évolution de
détection par !'antivírus. En effet, il a déjà difficíles à détecter. différentes structures parasitées par un vírus. Si la relation P3 =?
pris le contrôle de votre ordinateur. • Les vims polymorphes
• Les vírus d'application Les virus polymorphes changent d'aspect P2 est de type révolutionnaire, celle P'3 [virus] =? P'2 [vírus]
Deux types : actíon directe et indirecte. chaque fois qu'ils se reproduisent, leur
signature n'est dane pas la même dans
semble bien l'instauration d'une anarchie.
Les virus à action directe infectent un on
plusieurs progranunes lors de leur exécution chacun des fichiers infectés.
et dísparaissent jusqu' au moment ou ils • Les vírus compagnons
Ces petits vírus sont les plus aisé à P'3 [vir1.11s] est un modele d'acfüm pragmatiq1.11e camouflée
seront réactivés par le lancement d'un autre
programme déjà infecté. détecter. En faít, ils utilisent les priorités par interactions de stmct1.11res logiques fo111ctionnelles que la
Les vírus à action indirecte s'installent de d'exécution que le systeme d'exploitation
façon permanente dans la mémoiré, à partir accorde aux fichiers «COM». Ainsi, en société tient isolées pour leur usage orthodoxe. P'J [vims]
de laquelle ils infectent les programmes créant un fichier « COM » portant !e pour effet de provoquer à l'intérieur de ces stmctures
lancés par la suite. même nom que l'exécutable « EXE »,!e
• Les vi.ms de parlition virus s' acti ve en premier lieu puis donne dysfonctionnement symbolique occasionnant des tensions
La partition d'un disque dur contient le l' acces au fichier exécutable original.
voire des perturbations pragmatiques. IP'3 [vims] n'est donc
premier « programme » chargé lors du • Les vírus
démarrage du systeme. Ce petit Le vírus s'íntéresse cette zone en y rien d'autre qu'un processus de sabotage des systemes
programme de la taille d'un demi-secteur insérant sou code. Chaque démarrage sur
est indlspensable à la reconnaissance de une disquette infectée à ce niveau infiltre le symboliques d'1.11ne société.
votre disque dur. Un virus qui infecte la virns automatiquement sur le disque dur
table de partition s'actíve avant le même si elle n'estpas « systeme ».
chargement du systême d' exploitation • Les vims exécutables
(Dos, Windows) et, de ce faít, devient Les vírus exécutables infectent les fichiers Quels sont les symptômes de P'3 [vírus] ? En quoi implique+
extrêmernent dangereux. li représente le et non une zone de disque. Ils sont les plus
premíer prograrnme chargé sur l'ordinateur répandus mais ils ont du mal à se rendre elle une modification des pratiques ?
et se reproduit rapidement en insérant son actifs sur les nouveaux systemes 32 bits.
Ces virus infectent Ies fichíers dont P'3 [vírus] est en cours, de façon désormais presque
code sur Je secteur de démarrage (Boot) de
toutes les disquettes non protégées et !' extension est « COM» et « EXE » et aussi « classique », quand le poétique est utilisé de maniere
ínsérées dans le lecteur. << BIN >), « SYS »1 ...
• Les vírus résidents • Les vi.rus multíparties conceptuelle. Entendons ce terme au sens qu'il revêt dáns le
Les vírus résídents sont des vírus qui vont Ils infectent eu même temps le secteur de domaine des arts plastiques : lorsque, par des tactiques simples
prendre la maJn sur certaine parties de votre démarrage ou la table de partition du disque
ordinateur afin de contràler, de maniere dur et les fichiers exécutables. Ils sont d'exhibition ou d'étiquetage générique (la mention « poeme » ou
dynamíque, les écritures sur !e disque et extrêmement dangereux et tres difficíles à « poésie » en couverture), de présentation matérielle,
certains « vecteurs » permettant leur éradiquer.
d'occupation des lieux commerciaux ou institutionnels voués à la
An~lyser !e fonctionnement d'un vírus, d'une poésie-virus présuppose de prendre en poésie, se trouvent insérés dans la sphere du poétique des
compte une multiplicité potentielle de relations causales entre unité symbolique objets dont le fonctionnement symbolique apparaí't incompatible
(programme viral) et unité d'effets. Un vírus peut être une unité fragmentaíre totalement
inoffensive et qui ne dévient efficace que si une unité complémentaire vient s'associer à avec cet environnement. L'acte conceptuel consiste à produire
elle. La dispersion d'unités dormantes dans l'attente de leur complémentaire activante est du sens, en stimulant chez le lecteur une auto-lecture ou
une des stratégies les plus courantes de la guérílla virale.
- 24- -25 -
analyse de ses propres réflexes de lecture déçus. Exemples : tant-que-site-informatif alars qu'il n'en est plus un (ne posséde plus la
les poémes d'amour niais que Stéphane Bérard publiait dans la même fonctionnalité en tant qu'outil).
revue DOC(K)S au milieu des années 1990, le « poême »-
enquête Le Commanditaire d'Emmanuel Hocquard, les Poésies 2 - Une occupation des macrostructures orthodoxes, les micro-
d'lsidore Ducasse, les petits poémes et quasi-chansons de structures orthodoxes étant supprimées et remplacées par des
Christophe Fiat sur le 11 septembre dans New York 2001, les microstructures hétérodoxes. Par exemple : je conserve la maquette
lectures-siestes que réalise Daniel Foucard dans certains lieux à et le code typographique d'une page de magazine branché, mais je
vocation poétique (CIPMarsei//e, CEP de l'ENS Lyon), etc. change le texte et les images. Là encare la visibilité de la structure
virussée doit rester suffisante pour produire un « effet d'appel » de
12
lnversement, l'exigence de P'3 [vírus] a fait de la poésie actuelle lecture-réflexe orthodoxe .
un art du détournement et de la guérilla urbaine. P'3 [virus] se trouve Exemples : le « Texte sur l'électricité » de Ponge s'il avait été
partout ou la poésie cherche à naltre et se fondre ou à s'infiltrer dans publié conformément au programme d'autopromotion prévu par
des territoires qui ne sont pas traditionnellement les siens, c'est-à- l'E.D.F., c'est-à-dire en tant que publicité, les « documents » et
13
dire lorsque la poésie sort du livre vendu au rayon poésie de la « dossiers » informatiques diffusés par Olivier Quintyn , le livre-du-film
librairie (voire des galeries d'art ou des institutions ou s'organisent Morteínstinck de Nathalie Quintane qui adapte la logique de production
officiellement les lectures de poésie) pour agir à l'intérieur d'autres du marketing cinéphilique, les pages de quotidiens de Jean-René
systémes symboliques : l'affichage urbain, le site web tendance, le Etienne, le sampling des discours militaires durant la guerre du Golfe
journal, la revue, le CD-rom pédagogique ou encyclopédique, bref mis en scêne par Manuel Joseph dans Heroes are Heroes.
les médias d'information courante. Attention ! ces pratiques n'ont rien
à voir avec l'utilisation de nouveaux supports pour une conception Le « » dans sa définition DEUXIEME PROTESTATION
ancienne du poétique. li ne s'agit pas, par exemple, d'utiliser le web, originelle est un effet rhétorique, en
fait plutôt un protocole d'action [D'apres une co1111ersat1011
les technologies multimédias pour diffuser des poêmes gentillets, ni A11íg11on-Níce, que
de mettre en ligne des cyber-bibelots cliquables à plus-value médiatique-politique, capable
j'eus a11ec P. Noél, píaníste et ami,
spectaculaire. li s'agit de faire du code sémíotique typique du site d'intoxiquer globalement le sys- e11 maí 2002.]
web l'objet d'une transformation poétique efficace (c'est-à-dire téme d'information pour constituer - Ce type de trauaíl nécessite une forte
un contexte favorable à la stratégie d'articulatíon de l'énoncé
permettant la réalisation d'une P'2 [vírus]). On observe au passage
réception (donc à l'action per- poétique et de l'image socíale du poéte.
que le travail poétique, en l'occurrence, consiste la plupart du temps li nécessite la mise en place d'un l:mzz
en deux opérations pratiquement toujours combinées : locutoire) d'un discours de pro- ou d'une comédíe sociale qu'on peut
1 - Une dérivation partielle de macrostructures orthodoxes pagande : justification d'interventions trouver inconvenants à /'acte /ittéraire.
typiques : par exemple (banal), je sélectionne et récupére une forme-
site informative fonctionnelle dont je modifie un aspect structurel 12 - Jean-René Etienne est celui qui élabore la théorie de ce genre de production.
Voir « Écritures de montage / littérature d'interface / Maquettes » sur :
d'une maniére suffisamment légére pour que mon site-vírus passe www.ens-lsh.fr/labo/cep/site/journal/etienne.htm.
encare pour un site informatif, convoque par réflexe une lecture-en- 13 - Publié par exemple dans À que/ titre ?, AI Dante, 2002.
-27 -
-26-
Cela dit. je vois bien que tous les poétes
politiques ou satiriques om joué ce ]eu spectaculaíre par l'obstacle
musclées, interprétations tendan- documents inédits, des tournures dérísoíre qu'est l'exhíbltion d'un
(Hugo par exemple). Mais aujourd"hui ce
cieuses de « J'état des choses », genre de comédíe same d'autant plus aux
imitables, voire des slogans objet esthétíque, il s'agít seulement
même et surtout prophéties relevant yeux que naguére une certaine littérature directement réinsérables dans les d'orienter le l:mzz du spectacle par
apparemment de la plus haute a tablé sur un retrait de I'auteur. sur la colonnes d'un quotidien. La valeur les moyens du spectacle optímisés.
disparítíon i/locutoire du poéte, sur la premiêre des productions-spin
fantaisie, etc.
seule vérité du texte, sur l'horreur de la
Comrne P3, P'3 [spin] cherche à n'est pas la poéticité, mais plutôt la clarté descriptive référentielle
comédie, etc.
modifier rnassivernent et rapidement Mais maíntenant je voís bíen que la associée à la force synthétique nominative, c'est-à-dire la
les paroles et les pensées de tout un plupart des maísons d'édítíon en poínte vraisemblance frappante de vraisemblabilité. Le spin doctor est
ont íntuitívement saísi cette particularité rhéteur et sophiste. Pour lui, la réalité n'est jamais que l'information
chacun : P'3 [spin] comrne P3
sociale-stratégique du faít poétique
cherche à déclencher un processus considérée comme vraie par la majorité. Auprês du journaliste, le
présent Je vois que par exemple sont
d'adhésion et de reprise. Mais la beaucoup publiés des anli-Mauríce pouvoir rhétorique du spin doctor tient surtout au fait qu'il sait faire
comparaison s'arrête là. P'3 [spin] Blancl!ot. des jeunes-sexy-branchés valoir son éthos, sa réputation, car le spin doctor appartient
télégéníques. la culture d'une image officiellement à une équipe politique ; son autorité repose sur le fait
décrit en réalité un fonctionnement
sociale-médíatique fait cl!ez eux partie
pragmatique composé et, plus qu'il est connu pour être un intime des hommes de pouvoir et qu'il
intégrante du geste de compositíon
précisément, une interaction de trois poétique. J'en vois même qui, dispose de moyens d'information supposés plus fiables ou plus
formes de discours dont les statuts uisíblement. cherchent à effectuer leur rapides. Notons-le bien, ce premier aspect du travai! de spin n'est rien
sociaux et épistémologiques transformatíon en ce qui ferait d'eux des d'autre qu'une technique de langage non pas tant « déformante » que
équivalents de stars du rock ou de la
diffêrent. En effet, le travai! tecl!no (probablement dans /e but, entre
« désinformante », c'est-à-dire transformant l'information en un
rhétorique du spin doctor consiste autres. de faire en sorte que leurs énoncés organe de la persuasion, et, de fait, engageant une forme particuliêre
(entre autres) à produire des acquiérent un plus fort pouvoir phatique et simple de P'3 [vírus]. Elle consiste à se servir d'une positiion
formules informatives descriptives socíolectal. comme tu dis). En tout cas, je sociale clé et d'un peu de connaissance en élocution médiatique
n'en connais presque aucun quí ne joue
doublement adaptées. pour orienter ce qui peut tenir lieu de vérité commune sinon
cette carte. Et cela est vraiment facilité
Celles-ci doivent d'abord être par le gros travail de récupération des objective : l'information. Notons ceei : à la différence de la relation
adéquates à la forme de l'infor- langages show-bizz quí est le leur et aussí P1 :::::} P3, le modele P'3 [spin] présuppose qu'on puisse prendre en
mation courante-vraisemblable. Le d'ínfiltration des sites du show. considération, comme paramêtre fondamental du principe actif P'1
spin doctor « fait le travai! du censé l'expliquer, sinon l'image ou le statut social de l'auteur d'une
14
Vísíblement pour les poésíes-spin, il
journaliste » : il lui propose des ne s'agít pas de résister au poésie-spin, du moins la valeur épistémologique de sa parole (telle
spectacle et à l'information qu'elle s'affirme par des procédés d'écriture spécifiques).
Mais ce n'est pas tout ; ces formules-spins ne sont que des
14 - Jacqueline Davis, ex-assistante de George Stephanopoulos, un des spin agents d'ambiance : elles n'ont pour fonction que de créer pour un
doctors de Bill Clinton, a ainsi confié à l'auteur de Spin Contrai John Anthony
Maltese (éd. Chapei Hill) : « J'ai toujours été surprise de voir à quel point nous discours second, via l'information, un contexte de réception
servions d'assistants de recherche aux journalistes, en leur faxant des informations favorable. Ce discours second est l'agent principal de l'effet
ou des documents, et de voir à quelle fréquence ils nous demandaient de trouver P'3 [spin] : c'est lui qui doit entralner l'adhésion publique, modifier le
des informations pour eux. »
-28 - - 29 -
TROISIÉME PROHSTATION
choix des électeurs, justifier ou provoquer l'action politique. Le P'3 [spin] peut nous apparaltre [Pau, avríl 2001]
problême es! que, seul, il ne peut rien, car il n'est censé posséder maintenant comme le résultat d'une D'aprês 1111e étudíante de
opération stratégique assez prérwmmée Phílomé11e, e1111íro11
aucune valeur persuasive intrinsêque et serait reçu telle une opinion
11í11gt a11s, elle pro11011ce ce quí
subjective parmi d'autres. Pourtant, dans l'ambiance spin, le fréquente dans l'hístoire des lettres suít du fo11d de l'amphí, sur 1111
discours second semble pertinent et tellement juste : il dit la vérité mais jamais analysée comme un ton 1111 peu gêné. juste aprês que
que chacun expérimente médiatiquement. Dans la sphêre politique, procédé littéraire à part entiêre : la faí díffusé Ottís scng et falt
P'3 [spin] est une tactique d'objectivation. de théories mon speech sur Ottís loole.
hoc, ou entiêrement bâties pour - Rendez-11ous compte : si tout le
monde se mettaít à faíre de
P'3 [spin] peut donc se définir comme un effet servir un travai! d'écriture qui sans l'informatíon comme uous. plus
contextualisation au sens, doublement activé ici, 1 º de elles demeurerait invisible ou illisible, persorme ne sa11rait ce qui se passe
création d'un contexte au fonctionnement ou encore mal lu. L'étude générale 11raiment dons le monde. parce que
pragmatique d'un type de discours - par exemple la persuasion de l'adhocité comme source d'effets vous avez !mm dlre mais les formes
de discours de vos poésies ne
pour une propagande, 2º de mise en dans ce P'3 [spin] reste à faire. Nous
correspondem pas du tout à celles
contexte, des objets discursifs adaptés, qui dês lors possêdent pouvons déjà constater que, par nous permettent de comprendre ce qui
plus de chances de se révéler efficaces, autant dire d'agir dans un nature, elle caractérise les formes se passe et d'utílíser rapidement
sens prémédité, intentionnel. C'est pourquoi P'3 [spin] semble littéraires menacées par l'illisibílité, l'ínfürmatíon pour par exemple sauoir
entralner une fonction historico-sociale P'2 [spin] d'un type donc les écritures en rupture, les quoi penser, prendre telle ou telle
semblable à P2 : une révolution conforme à un discours. productions avant-gardistes, toutes décisíon co11m~te pour la uie.
sortes d'écrits dont les codes 1- Nos poésíes doi11ent faíre preu11e
esthétiques sont en perpétuelle d'1rne force d'objectí11atlon
mutation, ce qui caractérise, je le suffisante pour stímuler une
P'3 est un modele d'action rappelle, la poésie vivante pour adhésion minímum (des outsíders
faisant intervenir des données non entierement Jakobson. Parmi les grands ou des déçus de l'ínformatíon).
2- Nos poésíes ne mmrríssent pas
réductibles à C'est une usagers de l'adhocité théorique de l'espoír gamin de vouloír se
interacfü:m délibérée et organisée de statuts sociaux ces derniêres années, outre substíWer à l'information mais de
et épistémologiques affectant des formes discursives Jakobson lui-même dont le travai! la dMser autant que faire se peut,
et ph.1s généralement des structures symboliques. ne fut guêre sans impact sur la c'est-à-dire de proposer (de faíre
savoir et 11aloir existe) des
popularité de Khlebnikov entre
príncipes lnformatífs à la fois
récepfü:m de certaines producfü:ms-P' : il s'agit donc autres, il nous faut citer Ponge autres et tenables.
d'une construction de contextes. auteur d'une monographie sur 3- Tena!Jles implique capables
Malherbe (Pour un Malherbe) qu'on d'une vítesse de production et
peut !ire comme la meilleure d'un pouvoír de synthese eles
« préparation » à son propre données comparables à ceux de
l'informatíon courante: nos
- 30- - 31 -
ím1e11te11t de
« systeme de signes » ; chez nos productio11 í111'ormat111e ultra- dans un placebo ou un médicament homéopathique. De même, il
comtemporains, pensons à J.-M. rapíde, e11 dírect ou e11 léger se peut fort bien que le « príncipe actif » de la poésie ne soit pas
Gleize qui, analysant Ponge, díl'féré. Elles demeurent donc entierement réductible à une description en linguistique
Rimbaud, Albiach etc., fournit la completemrn étra11géres à jakobsonienne. Un argument plaide pour cette cause que nous
certaí11es valeurs ídéologíques quí
théorie d'une poésie « réelliste » tirons immédiatement des analyses de P'3 [virus] et P'3 [spin] :
domímmt em:ore l'esprít líttéraíre,
littéraliste et en particulier de la sienne e11 partículíer celle de l'artísa11at plus qu'une parole ou un message verbal, 11.n11e •H'<nll'lluf'O
propre; C. Prigent, E. Hocquard et sa ascttique du style, du peauf111age est
théorie de l'élégie, e. Fiat et celle desa ínfl11í des phrases et des 11ers. comme une di~•P<)Sition 111•n1l'llm~•'I'~ svml!JOllQUE!S·'ll'erb<aux
ritoumelle ... en contexte. Jusqu'à présent, ces actes de disposition en vue
Mais l'effet P'3 [spin] ne se limite bien sur pas à l'adhocité. li de créer des interactions de natures diverses sont demeurés
propose un modele pragmatique qui recouvre certaines inaperçus par les poéticiens d'obédience jakobsonienne.
« mixed » faisant intervenir des textes ou fragments de textes aux Pourquoi ? Pour des raisons de méthode induites par la théorie
statuts épistémologiques hétéroclites en organisant le mélange de elle-même.
documents (attestations administratives, preuves, photos, En effet, sous prétexte d'étudier le poétique dans ses
correspondances, brouillons ... ), de développements théoriques formeis (et non, par exemple, la
dans le style logique, et de textes relevant de la « création ». Ce poéticité du coucher de soleil tel que je le vois, maintenant,
type de formes à effet P'3 [spin], pourtant si banalement modernes répandre son rouge sur le vert des crocodiles gonflables), la
(Ponge, Michaux, Bernard Heidsieck, Emmanuel Hocquard ... ), poétique de Jakobson s'est rapidement dégradée en une
réclament encare leur théorisation générale. poématique : elle s'est restreinte, d'abord délibérément, à l'étude
des procédés inscrits (inscriptibles) dans les poêmes. Jakobson
lui-même a donné abondamment dans l'analyse de poêmes
(Baudelaire, Ou Bellay, Dante ... ) ou la synthêse d'analyses de
DEUXIEME 018.JECTION : MÉTHODIQUIE ; poemes (Khlebnikov, Ma'iakovski). Une fois cette voie tracée, la
SUIVllE D'UlllE REDÉfll\llTION PROVISOIRE DE LA POÉTICITIÉ = P'1 plupart des poéticiens l'ont suivie, soit délibérément, soit par
15
habitude paradigmatique . Ainsi, ils se sont interdit l'observation
Mais peut-être existe-t-il un moyen de conserver P1, à de procédés typiquement poétiques (en tout cas poétiques-P')
condition de faire d'elle non pas un « principe » premier du fait demandant le passage à l'analyse d'unités supérieures au poême
poétique, mais la conséquence d'un éventuel nouveau príncipe au ou la prise en considération d'effets non linguistiques.
pouvoir explicatif supérieur ?
15- Pour le groupe Mu, «la poésie, ce sont (d'abord) les textes qu'on trouve dans les
Je raisonne comme suit. Nous savons par expérience que la revues de poésie, dans le genre d'ouvrages intitulé "anthologie de la poésie", dans des
clíimie ne permet pas d'expliquer l'efficacité de toutes les "Essais de sémiotique poétique" ... » (Rhétorique de la poésie, Point/Seuil, 1990, p. 18.)
substances : elle ne saurait par exemple isoler un principe actif À propos de cette conception du poétique, voir le premier des Entretiens de Francis
Ponge avec Philipe Sol/ers, Point/Seuil, 2001.
-32 - - 33 -
li est évident que cette dérive était en puissance dans la de la guerre des étoiles et de Reagan, vos
sémiotique du « reportage »,
poésíes devierment trés uite incompré-
définition jakobsonnienne de la poéticité, puisque, somme toute, qui pour Mallarmé est hensibles: tiens d'aílleurs vous voyez.
celle-ci était déduite empiriquement de la poésie de son époque et exemplifié par la langue uous deuenez otages de vos référents :
donc tout adaptée à rendre compte de ses caractéristiques journalistique ; uous êtes obligés de nous díre qui était
fondamentales, à savoir : 1 - la ne saurait Kelkal, quelles formes prend le díscours
PROTESTATION historique offlciel qui rapporte ses faits
être évaluée pour sa
et gestes, etc. Et ]e ne parle même pas
a) l'intransitivité ou non [Aix-en-Provence, févríer 19981 nence; des lecteurs futurs quí ignoreront
: faisant valoir D'aprés un ex-bíblíothécaíre
2 - la poe::.11"" fatalement tout ça : ce que uous faites
marseíllais, víngt-cínq/trente
pour elle-même sa substance mation n'ont est donc condamné à dísparaftre, trés
ans. li a l'aír mí-perplexe mi-
propre, un langage poétique jette pas de référent commun ; uite, (aussí uite que vos référents seront
16
désolé, assez énervé aussí,
un voile d'ambigu"lté sur la d'aílleurs, íl n'est pas le seul : ça oubliés). Tout ça n'a aucune chance de
3 - la ne saurait
17
faít une heure que je parle sur un
constituer des reuvres dignes d'être
fonction référentielle , qui du coup i11toxiq1.1er l'information.
ton prétentieux affirmant parfois retenues.
reste secondaire quand elle n'est Nos poésíes ne se donmmt aucune
vraíment n'ímporte quoí.
pas bloquée par l'autotélisme pur. b) : le chance d'être changtes telles qu'en
La poésie se détache radicale- - Mais vous n'avez pas conscíence qu'à langage poétique, n'ayant pas elles-mêmes par l'éterníté. Elles se
ment dans son fonctionnement sont dtlesttes de tout ce quí auraít
nous parler de Kelkal et de Roman, ou d'autre fin que lui-même, tend à
pu faíre d'elles des à-valoír pour
encore de lara Whites et de Tracy lords, produire son propre code le futur : elles sont maníganctes
sémantique autoréférentiel : c'est pour agir víte. Sont éve11tuel-
16 - «La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n'oblitére pas la « fusion du sens et du son ». leme11t jetables aprts coup. La
la référence (la dénotation), mais la rend ambiguê. » R. Jakobson, Essais de Un langage poétique est un code mo11ume11talíté n'est en aucune
linguistique générale 1, Minuit, p. 238. façon leur affaíre.
17 - Jakobson ne fait pas de distinction entre référence et dénotation. Pour lui les
épithétes « dénotative », « référentiel/e » et « cognitive » sont équivalentes (cf. Essais 1,
p. 214). li existe pourtant une différence, soulignée par Thomas Pavel, entre dénotation ----------
(le fait de renvoyer à un objet de la réalité physique) et référence (le fait de renvoyer à 18 - Je choisis de distinguer la non-représentativité (ou ambigu'isation de la
un objet dont la réalité est possible ou vraisemblable au sens large - un objet qui référence/dénotation) de l'autotélisme proprement dit sur le modele de l'opposition
appartient à un monde possible). J'insiste quelque peu pour le bénéfice du propos à frégéenne bien connue Bedeutung (dénotatic:m-référenc::e = ce dont on
venir (la description ci-dessous de P'2 [virus] et [spin]). Par exemple, quand on me parle) vs Sinn (sens = ce qui est dit de ce dc:mt on parle). Les deux
parle de la grâce élastique de Spiderman, on fait un usage référentiel mais non tendances ne se recouvrent pas. La premiére caractérise les poésies qui ont du sens
dénotatif du langage (l'objet Spiderman n'est pas connaissable autrement qu'au travers mais dont le sens référentiel et/ou dénotatif importe peu - exemple d'énoncé poétique
des fictions qui me le représentent). En revanche, quand on me dit « Saddam est en dont De sens dénotatif reste secondaire : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » ;
train de découvrir de nouvelles armes chimiques, il faut l'arrêter en pilonnant Bagdad », exemple d'une poésie ou la référentialité (non dénotative) importe assez
on prétend décrire un fait de réalité brülante, proposer des solutions matérielles peu : « la respiration de king kong / la respiration de king kong aprés que king kong a
lourdement concrétes et sinistrement vérifiables sur le terrain. Donc, si mon discours renifté les gaz / les gaz qui endorment king kong qui respire/ l'émission d'un message
dénote, il référe ; mais il peut référer (à Spiderman, à !'extraterrestre de Roswell) sans télégraphique / king kong qui est endormi par les gaz » (Christophe Fiat). La seconde
dénoter. La distinction entre ces deux usages est question de croyances partagées par concerne les pratiques résistant fortement au décodage et à la paraphrase, de
les protagonistes de la communication, c'est-à-dire qu'elle dépend des contextes Mallarmé à certaines poésies des années 1980 issues de la revue Siec/e à mains et
culturels et sociaux à l'intérieur desquels ont lieu les échanges verbaux. des éditions Orange export: C. Royet-Journoud, Albiach, Giroux, E. Hocquard ...
- 34- -35-
(idéalement) isolé et autoconstitué'". Ce qui permet aujourd'hui à
chacun de prononcer ou d'écrire cette phrase (on la retrouve sous les réside dans leur
plumes les plus divergentes et donc dans la bouche de presque tous po,et1c11te est le résulfat de l'action consiste 1) à
les professeurs) : «la poésie dit ce qu'elle dit en le disant >>. choisir des éléments
certaines
conte:de de maniere
.,,;,..... iifi::•""'I''""" inouies.
-36- - 37 -
projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de Da............ ,.,,. 3:
la combinaison. L'équivalence est promue au rang de procédé Pour construire P'1, j'ai surtout saisi la notion « Acte de parole »
constitutif de la séquence. En poésie, chaque syllabe est mise en et j'ai déplacé l'attention sur le terme « Acte >> alors qu'elle
rapport d'équivalence avec toutes les autres syllabes de la même demeurait focalisée sur « Parole». J'ai ensuite réduit la notion
séquence ; tout accent de mot est censé être égal à tout autre d'acte à celle de fabrication voire de bricolage.
2
accent de mot º ». Autrement dit, la poéticité P1 peut se décrire C'est pourquoi, de même que la poéticité P1 linguis1ique, la
comme l'effet produit sur le discours par une poéticité P'1 dispositale peut sembler indépendante des variations
linéaire établit des de la poésie et des changements de son esthétique. La poéticité
..a•,;... ,,.,,,,,. •.,..,,,,.,,. entre différents segments de ses constituants. La P'1 ne se limite certes pas à la poésie: c'est par exemple le príncipe
poésie-P n'est donc qu'une catégorie ou un genre de la poésie-P'. qui gouverne la fabrication des vrais vírus informatiques (les
interactions signifiantes dans ce cas portent les noms « bugs » ou
D.,,,.,,,,.,,. ..,..,.,.,,. 2 : « Glitz ») ou encore le travai! des vrais spin doctors et de la plupart
La poéticité P'1 suppose une relation de l'écrivain à la langue des professionnels de l'information orientée.
en contradiction totale avec l'ídée d'écriture telle que la définit « L'acte qui consiste à détoumer et redisposer des objets dans le
Barthes. Pour Barthes en effet, l'écriture suppose que l'écrivain but de fabriquer un outil momentanément efficace est constitutif de
s'ébroue dans la langue comme dans une « Nature » qui l'activité sociale humaine [selon Claude Lévi-Strauss, cf : La Pensée
« enferme toute création littéraire à peu pres comme le ciel, le sol » sauvage] », pourrais-je affirmer si je voulais prendre un ton et une
et « dessine pour l'homme un habitat familier ». L'écrivain barthien posture essentialistes et présenter ma poéticité P'1 comme le principe
« n'y puise rien » car pour lui l'écriture n'est pas le lieu d'une action essentiel de la poésie. Je ne le ferai pas, étant bien certain que P'1
« mais seulement d'un réflexe sans choix » (Le Degré zéro de reste restrictive et provisoire, autant que le sera la P"1 qu'induira
/'écriture, p. 11). L'auteur-P', lui, ne vit pas dans UNE langue (ou l'analyse de quelque autre ou future poésie-P" ; étant surtout
une langue unifiée) mais voit ou s'imagine voir déployé devant lui convaincu du charme ad hoc propre à ma posture théorique relativiste.
un monde brisé et constitué de langages multiples, tous artificieis,
dont il expérimente dans sa pratique même l'incommensurabilité
logique. C'est pourquoi l'auteur-P' avant tout provisionne et
déplace. Écrire, pour lui, signifie composer résolument, et LA COlllDITION CONTEXTUIEl.1.E CC-P.
composer signifie : ponctionner {dans un monde
symbolique) + déplacer (dans un autre monde) + li nous reste maintenant à observer quel type d'impact politique P'2
(éventuellement) suturer. peut être spécifiquement associé à la poéticité P'1, ou : de quelle
maniere les poésies-P' [virus] et [spin] comptent transformer le monde.
La poésie-P, nous l'avons dit, accepte pour fonction politique
P2 « l'organisation de l'idéologie » ; en fait : sa réorganisation
permanente. Elle est capable de réaliser cette tâche parce que
20- Essais 1, Minuit, p. 220.
-38 - -39 -
(P1 ), mettant l'accent sur la substance du message et non sur le dans le message), en particulier lorsqu'il s'agit de distinguer
référent, introduit dans l'usage de nouvelles formes fonction poétique et fonction référentielle. Nous l'appellerons
symboliques. S'ensuit une modification générale du code CC-P : condition contextuelle favorable à l'action de la poésie-P.
linguistique, c'est-à-dire des liens unissant signe et concept, Car CC-P, bien sGr, est une condition fondamentale pour que P1
donc une redécoupe du monde en nouvelles unités-vocables ; la puisse espérer provoquer P2.
valeur des connotations associées aux mots change elle aussi :
notre perception est reconstruite. Mais notons pourtant que cette CC-P =
le contexte li et les
réforme n'est possible que sur le fond d'un maintien posé de l'énonciation sont tels que ,._.,,,,.,,._..
orillt=~a1!ln11st·es
comme non problématique : celui de la perception nette et destinateur émet un message, son destinataire
distincte, uniment évidente pour tous, d'une différence entre les
usages poétiques-autotéliques de la langue et ceux qui ne le
sont pas, les « hétérotéliques » de toutes sortes, véhiculaires, facilement un message à
référentiels, ceux qui rapportent ou « reportent » dans des dominante d'un message à dominante
formes linguistiques plus ou moins banalisées les faits d'un référentielle ou dénotative.
monde extérieur au discours. Car si la parole poétique-P peut
toujours effectuer sa réorganisation idéologique, c'est
précisément parce que la poéticité P1, persistant à se Nous voulons maintenant
manifester, se détache facilement des formes discursives reçues montrer que dans le monde
par tous ( « automatiquement ») com me essentiellement actuel existent des sous-
21
référentielles . la révolution P2 s'effectue mondes épistémologiques et
dans le cadre intouchable de ce communicationnels à l'intérieur
à coup sur tout idéologique : il existe et desquels cette condition CC-P
existem toujours un usage de la langue à forte est difficile voire impossible. Ces
tendance référentielle, ou à réfénmce rum sous-mondes sont les contextes
duquel s'écartera, d'une maniere immédiatement d'action des poésies-P' [virus] et opératoire des fronliére du domaine
sensible, l'usage poétique P1, la poésie-P. li s'agit là en [spin]. En toute logique, P'2 se poésies-P' opératoire des poésies P
fait d'une condition contextuelle de réception supposée a priori : déduira une fois que seront Ainsi naus pouyons espérer montrer comment
dans les conditions normales de communication, la sensibilité établies quelques propriétés de les poésies-P' explo1tent certains contextes
des usagers à la dominante (la fonction linguistique qui domine ces contextes. Mon lecteur commun1calionnels, et comment elles les
mod1fient pour changer le monde.
comprend maintenant que je
vais développer une
21 - Les deux fonctions poétique et référentielle sont toujours polairement opposées
par Jakobson ; cf. Essais 1, p. 218 : « Cette fonction [poétique] qui mel en évidence le
conception conditionnaliste de la poésie, dans le sens ou pour
côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des moi l'exploitation des conditions contextuelles de
signes et des objels. »
-40- - 41 -
Contextes de communication vs MATHESIS ou la CRISE DE
LOGIQUE
-42- -43 -
entre un discours légitimement pertinent (celui des sciences) et un sur la définition d'un objet, de décrire un phénoméne impliquant cet
discours par essence impertinent (la poésie). J'ai choisi de faire objet comme succession de causes et d'effets. Seule la logique,
entendre Umberto Eco, qui m'a foumi quelques lignes bien nettes et donc, propose des explications et rend possible l'épreuve de ces
synthétiques dans la droite obédience de cette doxa : explications par l'expérience: la logique {expérimentale) est le moyen
d'ancrer le discours (scientifique) dans la réalité physique objective,
On court toujours grand risque - et Mallarmé n 'avait pas su elle garantit la possibilité de vérifier qu'un énoncé dénote bien ce à
éviter ce risque-là - à considérer la métaphore ou le symbole quoi il réfêre : que ce qu'il décrit existe dans une réalité
poétique, la réalité sonore ou la forme plastique, comme des extralinguistique conformément à la description. On voit donc bien que
instruments de connaissance permettant une meilleure saisie du pour non seuiement il n•existe pas de savoir sans
réel que les procédés logiques. [. .. ] L'art a dé!nc1ta1fü)n, mais encore pas de dénotation efficace du
de connaltre le IG<J"'"'""''~ sans validation exhibition
d'une évidence Et ces quelques lignes alors nous
existent, et possédant une vie, des lois, montrent assez comment l'autotélisme poétique, posé comme allant
Mais si une forme artistique de soi, permet de soutenir une épistémologie ségrégationniste (bien
la connaissance on peut y voir en revanche une académique), réservant exclusivement la connaissance aux langages
métaphore épistémologique : à chaque époque, la maniere dont scientifiques (référentiels-logiques). Ceux-ci possêdent un pouvoir
se stmcturent les diverses fonnes d'arts révele - au sens large, d'action directe concret, légitime et indiscutable: ils peuvent prédire le
par similitude, métaphore, résolution du concept en figure - la devenir de nombreux phénomênes, partant, fonder l'ordre technique
maniere dont la science ou, en tout cas, la culture contemporaine du monde. En revanche, le discours poétique lui n'est socialement
voient la réalité. opérant que par le truchement de l'expérience esthétique et de la
L'CEuvre ouverte, Point/Seuil, p. 28. « jouissance » qu'elle procure : c'est seulement grâce à cette
jouissance premiêre que P2 se réalise et d'ailleurs se justifie.'
Les prétentions cognitives de la poésie sont des abus : sa valeur Le modele d'action P2 reste étroitement lié à cette dichotomie
n'est qu'esthétique. Si la poésie entre en relation avec la série des épistémologique ultrarigide séparant les domaines de la poiesís et
connaissances efficaces, cela n'est que métaphoriquement. La poésie ceux de la mathesís. Et on trouvera normal dês lors que le modele
ne présente donc qu'un inoffensif reflet du savoir vrai des sciences. d'action P'2 des poésies-P' ne soit imaginable que dans un monde
Voilà la position d'Eco. Laquelle s'appuie sur le raisonnement suivant, en crise ou cette idéologie semble en passe d'être ruinée.
três prévisible : la poésie est par définition (paradigmatique-P1) Cette crise, je propose de la décrire comme une crise de la
autotélique (elle produit des «formes autonomes »), elle reste donc dénotation logique. Et je la décrirai comme typique des
un langage possédant « ses lois propres » qui ne sont par croyances sur quoi repose entiêrement l'action poétique P'. Voici:
conséquent pas les lois de la logique. Or, seul un langage
logiquement articulé permet de bâtir une connaissance vraie et Une des caractéristiques idéologiques premiêres des poésies-P'
efficace, parce que seule la cohérence logique permet de s'entendre et des mondes qu'elles affectent est leur conscience de :
-44 - -45-
1) la fin du laissent voir. De plus, une nouvelle théorie ne nous permet de
percevoir des faits nouveaux (ou de voir nouvellement le monde)
26
2) l'effondrement de la méthode .......... .-..,... qu'au prix d'un conditionnement , c'est ainsi qu'elle devient pour
comme fondement d'un discours référentiel modele. nous vraiment dénotative de la réalité. Notre perception ne se
modifie pas fondamentalement par déduction logique : la logique
Les poétes-P', qui ont lu aussi les livres de Paul Feyerabend et de n'est pas l'interprétant universel de la perception, n'a pas prise
Thomas Khun, savent bien qu'aucun énoncé scientifique n'est totale sur la perception.
réductible à une succession de propositions logiques, et que [=? La dénotation ne être ne
nombreux sont les écrits de physique théorique de premiére « saisir le réel », ancrer, donc le connaítre
importance qui regorgent d'obscurités, d'ambigu'ltés et d'hypothéses en ex:p111qt11er les pas
inéprouvrables. Si ces théories dénotent la réalité (pour ceux qui y que l'autotélisme poétiiqu1e.]
24
adhérent), c'est autant pour des raisons rhétoriques que logiques .
b) Un même contexte linguistique peut être épistémologiquement
Les poétes-P' savent encore que, quand bien même une hétérogéne, c'est-à-dire de systémes idéologiques-
description s'articulerait en sorte de respecter au mieux les lois de la théoriques incommensurables, lesquels déterminent des formes de
logique, l'idée même qu'elle puisse être adéquate à un fait de réalité perception radicalement différentes. La description du cosmos centré
physique objective ou unanimement observable (transhistorique et sur la terre, qui est celle de l'astronome ptoléméen, n'est pas moins
transculturel) est une chimére car : logique et dénotative (pour les ptoléméens) que celle, héliocentrée,
a) li n'y a pas d'observation pure ou innocente; toute effectuée par Galilée au même moment. Mais toutes deux reposent
observation est déjà théorique, repose sur des préjugés sur des présupposés observationnels (par
25
idéologiques indémontrables et le plus souvent inconscients : exemple le présupposé que le téléscope permet une « meilleure
2
nous ne voyons que ce que notre culture, nos croyances nous observation »que l'ceil nu ").
24 - « Galilée l'emporte grâce à son style, à la subtilité de son art de persuasion, il 26 - « Dês nos premiers jours naus apprenons à réagir à des situations par des
l'emporte parce qu'il écrit en italien et non en latin, enfin parce qu'il attire ceux qui, par
réponses appropriées, linguistiques ou autres. Les méthodes d'enseignement,
tempérament, sont opposés aux idées anciennes et aux principes d'enseignement qui
combinées à un processus de croissance résultant naturellement de l'interaction entre
y sont attachés. » Paul Feyerabend, Contre la méthode, p. 152.
l'organisme et le milieu, à la fois façonnent "l'apparence" ou le "phénomêne", et
25 - Voir Paul Feyerabend, Contre la méthode, pp. 28-29, et surtout 55-70. établissent un lien solide entre eux et les mots, si bien que, pour finir, les phénomênes
« Comme naus le faisons toujours, les physiciens classiques ont décrit notre environnement semblent parler d'eux-mêmes sans secours extérieur ou connaissance étrangêre. »
dans un langage qui néglige la relation entre l'observateur et l'objet observé (naus Feyerabend, Contre la méthode, p. 75.
supposons l'existence de choses stables et invariantes, naus ancrons notre expérience en
27 - Feyerabend, Contre la méthode, pp. 113-118.
elles). Mais la théorie de la relativité et la théorie quantique ont montré que ce langage, ce
28 - Car l'observation de la réalité à l'aide du télescope nouvellement introduit ne se
mode de perception et cette maniêre de réaliser des expériences reposaient sur des
déduit pas de l'observation à l'ceil nu : elle doit s'apprendre sur le tas avec un ma1tre
hypothêses cosmologiques. Ces hypothêses n'étaient pas explicitement fonnulées - c'est
d'observation (en l'occurrence Galilée) qui vous impose dogmatiquement quelle est la
pourquoi naus ne les remarquons pas et naus parfons simplement de faits empiriques -
vision juste. On voit qu'introduire un instrument d'observation vraiment nouveau revient
mais elles sous-tendent tous les phénomênes : les faits apparemment empiriques sont
en somme à se munir, pour étayer une hypothêse descriptive, d'une source d'arguments
théoriques de part en part. » (Feyerabend, Adieu la raison, p. 330.)
-46- -47 -
Les poétes-P' ont assimilé le divorce de la raison scientifique et
du réel. li n'est plus question pour eux de croire aux fondements
métaphysiques sur lesquels repose la dichotomie épistémologique
d'Eco ; aucun d'entre eux ne désirerait prendre une place au côté
des habiles faiseurs de bibelots póur amateurs de maestria artiste.
discours théorie
.] Les auteurs-P' écrivent dans un univers de confusion
épistémologique, ou il est acquis que la valeur dénotative des
e) Ajoutons enfin qu'avec le surcrolt d'abstraction des sciences discours scientifiques n'est pas supérieure à celle des fictions ou
modernes et la complexification des techniques d'expérimentation, des poésies, ou l'on pense
L'auteur-P' est te! u11 cilíe11
les différents objets (ou référents) scientifiques-logiques ont communément que les discours pavlovie11 qul e11 plus serclit
tendance à quitter le domaine du sens commun et de l'expérience des sciences ajoutent des savallt : li sait biim que q1.1a11d
commune. Les phénoménes dénotés par les discours scientifiques mondes, logiquement construits les so1111eríes-logiques se
ne sont plus éprouvables que dans l'ultra-microcosme des experts. mais non pas plus vrais, aux fero11t e11te11dre, le co11te11u de
mondes qui existent déjà, qu'ils la sera vide.
Pour qui n'en est pas, y croire releve de la foi.
Pourta11t, li IJave em:ore, d'1me
participent à une du salive moi11s abo11da11te,
Pour ces raisons, les termes des langages symboliques monde en mondes possibles certes, qu'à l'époque ou à
techniques-scientifiques peuvent être perçus comme détachés de toute équivalents sur le plan cognitif. chaque fois la étaít
réalité. Et il est fréquent de leur voir attribuer une valeur poétique P1 : Cet écrasement de l'ordre remplíe par so11 maftre édu-
30
c'est un signe des temps qu'on peut déplorer mais non nier. épistémologique et logique du cateu r, mais d'une salive
méme.
discours fait de cet univers L'auteur-P' utilise les
d'autorité ad hoc. Cette leçon galiléenne ne doit pas être oubliée parles auteurs-P'. Voir pragmatique une cible pour la í11teractio11s de la poétíque P'I
à ce propos Feyerabend, Contre la méthode, chapitre 1O. Et Thomas Khun, La
Révolution copemicienne, Poche biblio, pp. 301-302 : « Les preuves apportées par la
poésie-P'. Dans ce contexte en pour agíter díverses so1111eríes
lunette de Galilée sont puissantes, mais elles sont aussi élranges. [ ... ] L'univers de effet, la différence majeure entre logiques, déclencher di11ers
Ptolémée ou l'univers de Tycho Brahé avaient assez d'espace pour contenir les étoiles rhétorique poétique et rhétorique réflexes de réceptío11 (dont le
nouvellemenl découvertes ; l'un et l'autre pouvaient êlre modifiés pour permettre des réflexe référentiel logíque).
imperfeclions dans le ciel, et l'existence de salellites liés aux corps célestes. [ ... ] Ainsi la
scientifique est couramment Pour cela, comme il reste
lunette ne prouvait-elle pas la justesse du schéme conceptuel de Copemic ; mais elle fui perçue comme conventionnelle, 1Ja11eur, íl peut bie11 étre à lui-
une arme extrêmement efficace pour la bataille. !Elle n'apportait pas une preuve, institutionnelle : le résultat d'un mtme son propre sujet expéri-
mais c'était un instrument de propagande. » mental. sa propre cíble test
choix politique. Avoir conscience
29 - « L'histoire des sciences montre que la lhéorie de la matiére, depuis Parménide et
de cela ne neutralise pourtant destínée à évaluer l'effícacíté
Démocrite jusqu'à Heisenberg et Schrõdinger, a toujours comporté deux courants, deux de ses effets d'interaction-
paradigmes au sens ou l'entend Kuhn, à savoir la "théorie de la continuité" et la "théorie pas la sensation de vérité ou son11erie: íl se co11stituera
de la discontinuité" [ ... ] » Karl Popper, L'avenir est ouvert, Flammarion, p. 71. de justesse liée à l'usage aí11sí ses propres critêres
30 - Voir à ce propos le livre de Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de des tournures logiques : nous, í11ter11es de réceptibilité aux
l'analogie, Seuil, 1999. formes-1i11gu ístíq ues-son 11eries
qu'íl élabore.
-48 - -49-
protagonistes du contexte-cible, y sommes encore sensibles, même - le détournement d'indices sémiotiques et leur mise en scene
si nous ne croyons plus ni à l'exclusivité ni à la réalité de leur (leur disposition) en tant que stimuli de lecture, ce qui, nous l'avons
pouvoir explicatif. Voilà pourquoi nous sommes visés par les dit, est un geste typique des poésies-virus ;
poésies-virus : elles savent qu'elles peuvent mener sur nous leur
action subliminale en tirant les ficelles de nos habitµdes de - le développement de discours théoriques ad hoc, en apparence
réception invétérées. Certes nous savons bien que nous devons logiquement fondés, ce qui est une opération tactique spin.
l'acquisition de cette réceptibilité réflexe au conditionnement social
et au dressage scolaire, pourtant nous constatons chaque jour que Exemples : Emmanuel Hocquard détourne le procédé
nous sommes encore touchés (voire persuadés) par les tics des wittgensteinien de numérotation analytique des propositions
discours rationnels et techniques. Leur tournure, leurs intonations, « logiques-philosophiques », il l'applique à des phrases narratives
leurs émouvantes inventions de mise en page, le type de photos (Le Commanditaire) ; il fait alors de la logique pour l'oeil ou plutôt il
dont ils se parent, l'apparence kitch ou techno"ide des jaquettes de reconstruit une logique en stimulant un réflexe de lecture logique au
leurs brochures : tout cela demeure pour nous de sensationnels moyen d'un effet a priori purement plastique. Francis Ponge note le
stimuli pour lecture réflexe. Nous sommes donc sensibles à caractere peu novateur de l'imagerie cosmologique (« Texte sur
l'asp,ec:t-lo~1ia11.1e comme nous le sommes (parfois malgré nous) l'électricité ») : il exploitera la figuration scientifique pour bâtir une
aux formes harmoniques et aux lois de la tonalité musicale : nous part de sa propre « cosmogonie » non logique. Jacques Donguy
distinguons automatíquement des accords dissonants parce que récupere les traces imprimées d'algorythmes informatiques (Tag-
nous sommes éduqués aux lois de l'harmonie par notre milieu surfusion) : il les fait résonner en boucle telles des incantations
(l'ambiance sonore pop-commerciale si respectueuse des rêgles électroacoustiques. Damien Hirst (par excellence un artiste-P')
classiques). Nous ne croyons pas ou plus à l'universalité de fétichise les méthodes expérimentales des biologies déréalisées. li
l'harmonie (nous sommes persuadés que l.'AMAZONIEN détourne leur esthétique pour fabriquer ses propres objets
N'ENTEND PAS mais nous constatons qu'elle esthétiques dont l'exposition déjoue grotesquement la totémisation
persiste à provoquer en nous un vivace sentiment de justesse. actuelle des signes de la scientificité.
Nous reviendrons sur le dessein politique qui est à !'origine de
Je résume : les poésies-P' se déploient dans un contexte ou le ces tactiques d'interaction en contexte épistémologique confus.
discours dénotatif des sciences officielles est d'abord perçu pour Mais, pour le moment, nous n'en avons pas encare tout à fait tini
ses caratéristiques structurales, c'est-à-dire sa poéticité P1 ; sa avec la condition CC-P.
référentialité reste fantomatique.
- 50- - 51 -
Je peux facílement ímaginer une
Fin du modele VS LANGUE DES JOURNAUX ou médias, dont le rôle consiste à ínformatíon par liste de constats non
la CRISE DE REPORTAGE rapporter les constatations des dísposés-artículés de maníére explicatíve:
/e commentaíre d'un match de foot par
PROHSTATION reporters sur des sujets d'intérêt exemple. L'explícation est u11 effet de
Abandonnons l'idée de la D'aprts une voísíne de travai! général (Brad Pitt et Gwineth, c'est rapprochement organísé. li est vrai
logique comme fondernent absolu moment(rné, pré11ommée Sophic, pour de bon ? Suis-je à mon qu'une certaíne presse use de ces
de la seule connaissance vraie. erwíron vingt-huit íms, m1cíennc poids-séduction idéal ? Saddam rapprochements disposítaux pour passer
dcrnseuse. Elle íntervíent parce en sous-maín une information explícatíve
Oublions Eco et la dénotation- est-il vraiment méchant ?), qui ne
qu'elle m'entend prommcer à voix qu'elle n'ose assumer, c'est-à-dire
explicative « objectivement » semi-haute une partie des lignes ci- sauraient donc être des objets asserter, articuler. linéaríser. On voit alors
éprouvable. Parlons maintenant contre. Qua11d j'écrís, íl m'arrWe microcosmiques d'experts. Cette que la dífférence entre constat et
d'une référence conventionnelle et souvent de marmorrner ce que dénotation-constative est encore explícatíon, probablement, reléve de la
localement valable. On sait qu'il j'imprime símultantment sur mcm jurídictíon, entre ce qui est susceptíble
celle qu'on utilise dans la d'être attaqué pour diffamation et ce quí
existe des habitudes de langue qui davíer. non pour e11 vérífíer
conversation courante pour parler passera sans heurt dans la masse
l'harmonie mais simplement pour
nous permettent de nous référer à do11ner un peu d'ímpulsion au de la pluie et du beau temps, se médíatique. Un numéro d'un de mes
ce que nous tenons circonstanciel- geste de rie11 qu'une sorte faire passer pour un héros, etc. magazines favorís présentaít une photo de
paparazzo otí l'on voyaít Carolíne
lement pour notre réalité (sans que vocal accompa-
Grimaldí la tête rasée. Sous la piloto. la
cette langue habituelle entretienne g na 11 t la marche écríte. Elle Ne peut-on poser avec légende : « Depuís J./. Jane et le succés de
une adéquation avec la structure m'entend : elle proteste.
Mallarmé, Jakobson et les Demy Moore, la mode d'Hollywood est à
phénoménale de la réalité référée). poêtes-P qu'avec la dénotation- la tonte. » Ce dísposítíf (conventíonnel)
Cette dístinctíon dé11otatíon-explicative / permettaít donc de passer de /'addition de
Cette fonction référentielle est dénotatíon-constative est un peu constative la condition CC-P est constats à l'organísation d'une explícatíon
opératoire pour nous parce que fumeuse, car il n'y a pas loin entre toujours vérifiée, c'est-à-dire que larvée, cela par símple effet de dísposítíon,
nous y avons été formés par connaissance constatíve et connaíssance
la poésie-P peut produire partout suscítant des raccourcís (l'ellípse de
explicatíve logíque. D'aílleurs la
expérience commune, apprentissage son effet en se distinguant quelques enthymémes : « ce quí est à la
conclusíon d'un syllogísme est la somme
de la langue sur le tas. De cela tout mode à Hollywood l'est forcément à
de deux purs constats (tous les hommes évidemment des emplois de Monaco », et « Carolíne suít la mode donc
le monde convient. li s'agit de la sont mortels / Socrate et un homme). langue constatifs de type elle se tond »).
fonction référentielle qui s'illustre - Vraí: mais cette dístínctíon m'a permís
reportage ? Notons que, dans ce - L'ACCÉLÉRATION DES PROCES-
de poínter les vestiges d'objectívísme
particuliêrement dans la langue cas, le domaine opératoire SUS RÉGULANT LA FORMATION
d'Eco et de ceux quí défendent des
du « reportage » ou de l'information spécifique des poésies-P' serait DUSENS;
positíons semblables aux siennes.
J'observe d'autre part que sí ce couple - LA SENSATION D'ÉVIDENCE
journalistique. Cette langue possêde singulierement réduit.
constatíf de prémísses s'entend comme PROVOQUÉE PAR CERTAINS
une certaine valeur cognitive. On MODES DE CORRÉLATION
explícatíon (de la mort de Socrate), c'est
peut dire d'elle qu'elle permet parce qu'i/ est constítué d'éléments Là encore je réponds NON : li STÉRÉOTYPÉS - TOUT COMME LA
de réaliser une dénotation- choísís l'un en fonctíon de l'autre (un est faux de penser que la SENSATION DE VÉRITÉ PRODUITE
constative (moins ambítieuse constat sur l'índívídu puís un constat sur dénotation constative reste PAR L'ASSOCIATION DES
la classe quí le contíent) et dísposés PRÉMISSES-
que l'explicative) typique des globalement intouchée. Dans
contígüment, voíre grammatícalement SONT DES EFFETS D'INTER-
artículés. ACTION DISPOSITALE TYPIQUES
QU'EXPLOITE LA POÉSIE-P'.
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certains contextes de communication et de croyance, elle aussi subit temporel planté dans un espace géographiquement situable : je suis
une déréalisation qui annule quasi la condition CC-P. Les pa1el!;1es un « je » improbable dans un univers intangible et sémiotiquement
P'1 visent donc ces contextes ou une CRISE DE réduit au code de la langue-chat. C'est dire que je demeure avant
REPORTAGIE ; j'ajoute que ceux-ci ne me semblent pas des tout, pour qui converse avec moi, un producteur potentiel de fictions
microcontextes. (d'autofictions surtout). Mon message à référer :
grâce à l'hétérogénéité de la stéréo-réalité, les codes conventionnels
Quels sont-ils dane ? Ce sont les produits d'une transformation de la référence à l'univers actuel U'y suis assis devant mon écran)
contemporaine, affectant à la fois les modes de communication et sont partiellement conservés, et restent en gros fonctionnels dans le
les croyances, liée à deux événements historiques qu'il est devenu monde virtuel U'y suis beau comme Brad Pitt, mais plus gentil,
três courant d'évoquer: fortuné mais bien élevé ; cheveux : blonds ; yeux : gris-vert, taille :
1,85 ; poids : 75 et je vis plein d'aventures réelles). Mais ce que je dis
- l'explosion des télécommunications et en particulier du n'engage à rien car l'univers virtuel est un univers d'invérifiabilité
dialogue à distance et en temps réel ; totale, et les référents de mon message restent en
suspens. Ou coup, ce dont nous parlons perd son intérêt, devient
- l'assimilation de l'information médiatique à la propagande par moments presque indifférent, três vite l'attention se porte tout
politique et publicitaire. autant sur le style de qui m'écrit, ses procédés de raccourci, que je
pourrais même me laisser aller à considérer comme significatifs de
Le développement des communications en « téléprésence » a ce qu'il ou elle est vraiment.
rendu possible l'émergence d'un contexte transitionnel hétérogêne Donc, au cours de cet échange, par un pur effet de
ou réalité actuelle et réalité virtuelle se côtoient pour donner lieu à contexte, d'usage logique, la fonction référentielle (dénotative-
31
une « stéréo-réalité ». Celle-ci favorise le maintien partiel des constative) de notre conversation conventionnellement
structures énonciatives référentielles-constatives habituelles, mais référentielle est sporadiquement (à défaut d'être
leur retire toute pertinence. ambigu·isée ou bloquée comme cela se produit lorsque la fonction
poétique jakobsonienne domine dans la structure du discours), et
Je me permets d'attirer l'attention sur la banale situation de notre intérêt oscille entre ce que nous disons et notre maniére de
communication suivante : lorsque je chate dans un forum de le d ire, la substance de nos propos (leur poéticité-P1) qui nous
discussion web, je ne suis plus un interlocuteur avec un corps semble par moment tellement dénotative de nos êtres respectifs
32
cachés derriére nos écrans . li me semble bien que, dans un tel
31 - « Pour faciliter la perception d'un relief audiovisuel, il faut à tout prix réaliser 32 - Lorsqu'un discours est reçu comme fictif, il attire automatiquement l'attention sur
aujourd'hui la rupture de la réalité premiere en élaborant une stéréo-réalité sa forme : cette relation entre fiction et diction [que Todorov le premier avait notée,
composée, d'une pari, de la réalité actuelle des apparences immédiates et, d'autre tout en renonçant à en expliquer la logique intrinseque (« La notion de littérature »
pari, de la réalité virluelle des trans-apparences médiatiques. » Paul Virilio, La dans La Notion de littérature)] est analysée par Nelson Goodman, dans Langages de
Bombe informatique, Galilée, 1998, p. 25.
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contexte, la condition CC-P est sérieusement mise à mal. On me être même dans aucune forme de vie, virtuelle y compris. Je note
répondra que ce type d'échange est à dominante phatique, ce qui cependant qu'il s'agit encore de langues dont l'usage sollicite un
est faux à mon avis, et ne change rien à la question qui nous vieux réflexe de réception sémiotique (la référence-constative),
intéresse, à savoir : l'extension et la multiplication actuelles des qu'il déçoit de façon plus ou moins évidente. C'est dans de telles
domaines ou la condition CC-P est mise en péril. En effet, ce que langues qu'écrivent des poêtes-P' comme Éric Arlix et Daniel
33
je dis du chat vaut encore pour n'importe quelle information- Foucard .
représentation numérique en provenance du cyber-monde. Voilà
donc un contexte de communication qui n'a rien d'exceptionnel et On interrogeait récemment un vieil homme devant un kiosque à
qui se trouve être de fait particuliêrement investi par les poésies-P' joumaux - dans ses mains, des quotidiens, des magazines, en un
(Olivier Quintyn, Jean-René Etienne), soit qu'elles s'y immiscent, paquet ficelé mêlant presse « sérieuse » et presse people : « Vous
soit qu'elles le recréent en partie, le suscitent en exhibant certains me demandez pourquoi je persiste à acheter ces joumaux ... Ce
de ses signes linguistiques les plus caractéristiques. Ces signes n'est pas que je croie tout ce qu'ils racontent, mais les lire me
existent, car les habitudes communicationnelles modifient permet d'oublier les soucis, tous les tracas de la vie ...
profondément les outils de la communication. Et une langue ou la - Vous voulez dire les inquiétudes causées par la lecture des
référence reste suspendue finit elle-même par produire des joumaux !
termes intrinsêquement pseudo-référentiels (ou à référent vague). - Oh non bien sür, les tracas réels : la maladie, les impôts ... »
C'est ainsi qu'elle s'autonomise et en vient à se distinguer de
l'usage courant. Nul n'ignore qu'il existe des lexiques de bois du Voilà donc - cas peut-être extrême mais certainement pas
cyber-monde et que ces lexiques constituent la matiêre même des singulier - l'information médiatique partiellement détournée de sa
langues bien vivantes que parlent les startupers et les webaddicts. fonction premiêre de médiation crédible des faits pour devenir pur
On ne peut certes pas dire de ces langues qu'elles sont poétiques objet de divertissement fictionnel.
(au sens P1 ), elles restent avant tout référentielles, mais sans
référer à rien d'éprouvable dans une vie autre (par exemple celle On me rétorquera que l'effet inverse est plus fréquent : que le
que certains appellent encore la vraie vie ou la vie réelle) et peut- réalisme global et téléprésent des médias « réalise » notre vie
locale immédiate (la vie « réelle » du vieillard) : qu'il suffit de
produire quelque sujet sur l'insécurité pour que la majorité soudain
/'art, d'un point de vue pragmatique : « étiquette et échantillon sont plus étroitement se sente rassurée par une présence policiêre concrête et
apparentés lorsque l'étiquette ne dénote rien ; car la description fictive et la contraignante. li n'en demeure pas moins que, depuis les
représentation fictive se réduisent à une espéce particuliére d'exemplification. années 1990, la communication médiatique, qui n'a pas cessé de
Centaure ou l'image d'un centaure exemplifie le fait d'être une description-de-
s'autodénoncer comme propagandiste, a semble-t-il réussi à
centaure ou une image de centaure, ou plus généralement le fait d'être une étiquette-
de-centaure. » (p. 98.) Autrement dit, lorsqu'il est assuré que ma description ne
posséde aucune pertinence dénotative (qu'elle n'est pas un instrument, un véhicule
d'informations réelles), automatiquement l'attention de qui la perçoit est attirée sur la 33 - D'Éric Arlix, on peut lire Mise à jour (AI Dante, 2002) ; Daniel Foucard a publié
maniére dont elle représente ou le genre de représentation qu'elle met en ceuve. Peuplements (AI Dante, 2000), Container (sens et tonka, 2001 ), Novo (AI Dante, 2002).
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habituer certains d'entre nous à une lecture soupçonneuse . Car le de véritables métastases de la chalne syntaxique . La poésie-P'
commerce actuel est tel qu'il n'est aucun événement de quelque est née précisément à l'intérieur de ce contexte de communication
importance, médiatiquement créé (ou traité), qui ne soit l'objet, par déréalisée : dans la prose cancéreuse du reportage.
.--~~~~~~~~~~~~~~
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Orla poésíe-P· n·est pas réuoltée par
réception des paroles ; il n'est plus /"íllusion grandissante. la poésie-P' n'est manipulations linguistiques telles que la commutation ou la
question d'appliquer le discours à pas un produít du doute systématíque et suppression, ou encare l'insertion d'un terme supplémentaire dans
moins encore de la théorie du complot Elle
une réalité extralinguistique : la une structure phrastique. Celles-ci possêdent une valeur heuristique :
a seulement cessé de se définir par
réalité désormais coincide rapport à /'idée d'une véríté elles révélent des fonctions syntaxiques, manifestent des
avec le sentiment d'une transcendante-immuable, et abandonne particularités structurales de la langue. Ce sont des tests qui ne font
devenue elle-même donc toute posture excentrique. Seules /es nullement appel à une réalité immuable externe : ils restent internes
nur~1mll'~nt sensafü:;mnelle. Ces vérítés contextuelles. plurielles, la car leur critêre discriminant n'est autre qu'un sentiment commun
concernent directement: les vérités
mondes échappent donc à la au groupe des usagers d'une - le sentiment de la
« premíéres » ou uérltés dírectes parce
modalité épistémologique de que répondant à des impressions- langue, cette compétence intuitive de ce qui se dit justement et de ce
l'épreuve par l'expérience (la sensatíons « premíéres '" E/les sont qui ne saurait se dire, la sensation de la réalité du parler.
vérifícation ou falsifícation) puisqu'ils premiéres dans la pra!íque.
ignorent le phénoméne extra- Les poésles-P' s'í11téresse11t aux Les poésies-P' ne rétablissent aucunement un sens disparu,
príncipes producteurs de ces 11érités
linguistique. Les oppositions elles ne réinjectent pas dans un monde en crise le sentiment perdu
« premiers príncipes,.
séculaires réel vs virtuel, vérité vs qu'elles cherchent à du réel, mais elles fournissent la possibilité d'éprouver (de ressentir
fiction, vérifiable vs invérifiable, exploíter (à faíre émerger, à et de mettre à l'épreuve) ou de déjouer les liaisons syntaxiques
objectif vs subjectif sur lesquelles tra1uformer). Ceux-ci sont automatisées, les sélections lexicales obligées, par quoi les réalités
s'appuie encare notre idéologie de effectillemenr « lwrs de díscussíon » contextuelles se constituent. Pour ce faire, les poésies-P' exploitent
(Poésies 1): e11tendo1u non pas
la connaissance n'y ont plus cours. la du monde en sous-mondes théoriques
índiscutables mais hors du
C'est alors que nous comprenons díscours. Car tout díscours est incommensurables ; l'hétérogénéité structurelle des contextes de
quelle peut être l'action politique des contextualísé et reste soumís aux communication leur fournit matiêre à inter-relations-tests :
poésies-P' : elles redéfinissent « premiers pri111:ípes,. quí régíssent complexes de substitutions, commutations trans-contextuelles
localement les conditions et les le contexte à l'íntérieur duquel íl est sensationnelles capables de transformer les systêmes de réalité ou
proféré. li ne peut donc jamais
formes d'un savoir en inventant des de faire percevoir leur systématicité.
prendre ces « premiers príncipes,.
critêres internes pour la cognition, pour objet. li ne peut en parler, il C'est pourquoi je dirai que les pci1ei:>u:~s
fondés non pas sur l'expérience ne peut les saisír. possibilité d'un savoir réflexif m~~tc:1-l<,aia1.11e et méta-
externe d'une réalité transcendante L'exploítation des « premiers symbolique. C'est là leur fonction entendu
mais sur des expériences príncipes,. réclame donc une sortíe que ce savoir reste à valeur locale puisqu'ii est le
du díscours. une trouée des
internes - ceifes, sensationnelles- résultat d'opérations de cognition-P'1, dont le
contextes. C'est précísément ce que
linguistiques, provoquées par les rendent possible les manípulations impressif est tributaire du contexte d'applicafü:m. Les
interférences symboliques de type íntercontextuelles P'l en articulant poésies-P' ne prononcent pas, à partir d'un point d'absoluité, une
P'1. Les opérations dispositales, en dífférents éléments hétérogenes. La vérité dont elles posséderaient la prescience, mais elles peuvent
effet, bien que souvent três poésíe-P' peut donc aussí se disposer ou redisposer des éléments symboliques dans le systême
complexes, s'apparentent aux
comprendre comme une maníere
sensationnel d'un contexte, de maniêre à rendre une visibilité
d'échapper au regne des
« premíers príncipes,. sans
demeurer enfermé dans le silence.
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critique aux supports et aux codes des diverses réalités qui
composent le monde. Le savoir propre aux poésies-P' n'est pas un
contenu discursif, c'est un effet localisé des pratiques-P' : un effet
de visibilité. Cette visibilité expose les réalités à
l'éventualité de leur redéfinition ou de leur révolution.
((
DANS LES CIRCONSTANCES
ACTION CONSISTE À DIVISER LA uc:11:11nir·11:
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onversations avec la lumíere me foumira une premiere
occasion de lecture-dispositale-analytique. L'oeuvre
présente un bon exemple de ces productions rhétoriques
non-discursives, j'entends par là non continüment discursives,
intégrant du texte (des commentaires) et d'autres médias (ici la
photo, imprimée en regard du texte ou projetée pendant sa diction).
Le tout forme un ensemble organisé (une progression) de textes
portant sur des photographies dont ils prétendent foumir « le seul
commentaire esthétique réel », et ce à l'appui d'une these générale
sur l'art de la photographie. Cet ensemble est dane une
démonstration ad hoc en ce premier sens : une description três
spécifique destinée à étayer une position ou une hypothese
premiêre. D'autre part, les « Conversations avec la lumiêre »
admettent plusieurs versions-réalisations. Elles peuvent être :
conférence universitaire, performance audiovisuelle, publication en
tant qu'un chapitre du livre Conversatíons avec /e temps ou « simple
1 2
ponctuation littéraire » dans la monographie Ellipse et laps • Voilà
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3
donc typiquement un dispositif adaptatif en contextes cherchant à
optimiser son effet selon les conditions concrêtes et
momentanées de sa réception, un dispositif ad hoc donc dans ce
sens second : formellement adapté aux conditions de réception.
À partir de cette étude, je vais commencer à analyser les
mécanismes de ces formes théoriques ad hoc, ce qui me conduira
forcément U'indique ici deux orientations que suivra ma réflexion
désormais, et pas du tout la partition de mon discours) :
a) à décrire par quel processus le dispositif ad hoc cherche à
faire apparaltre des preuves qui sans lui ne seraient pas obvies.
Le dispositif donc construit notre regard ou plutôt le convertit :
c'est sa maniêre de nous convaincre ; Cet effet macroscopique, je l'appellerai « effet de
b) à comprendre pourquoi le dispositif est la seule solution ». J'ajoute qu'on peut se le représenter de deux
1s1::11c,,!':it:üon
pour que cette convers,ion ait quelque chance d'être effective, maniêres. Soit par )'exemple de la bobine de Helmotz qui,
AUTREMENT DIT, QUE CES PREUVES APPARAISSENT. li se trouve en effet tournoyant dans un champ magnétique, se trouve traversée de
qu'en situation de crise communicationnelle, le dispositif est courant induit. Soit encore en reprenant la célebre comparaison
envisagé par son auteur comme une sorte de dernier recours ducassienne du « vol des étourneaux » (V, 1) dans leque! chaque
probatif, un moyen de passer outre la saisie rationnelle-discursive oiseau suit une trajectoire circulaire lorsque l'ensemble, « à tout
du savoir en instaurant pour son « lecteur » les conditions d'une instant réordonné et comme aimanté vers un point unique »,
expérience didactique sensationnelle-perceptionnelle. LE fend l'air en un mouvement directionnel et rapide vers le point final
DISIPOSITlf AD HOC CHERCHE À TRANSMETIIU: DIRECTEMENT UNE de la migration. Ces deux images nous renvoient aux deux
CONNA!SSANCE QU'UN l:llSCOURS SERAIT INAl"TE À méthodes d'observation possibles des phénomenes dispositaux,
COMMUNIQUER. lesquelles relevent de deux attitudes analytiques opposées :
Et j'entre dês maintenant dans le vif pour proposer - l'examen des effets d'induction, ou comment les contextes
brutalement une définition hypothétique (j'entends par là de disposition choisis (ou visés) modifient la fonctions des
provisoire) de cette notion encore assez flottante de dispositif éléments particuliers du dispositif (ou simplement les activent) =
symbolique. étude des causes et conditions de mutabilité des poésies virales ;
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aux statuts pragmatiques différents ( descriptions constatives effet de vérité scénique ou encore sensationnel (au sens, entre
d'objets, de phénomênes choisis pour les besoins de la cause + autres, journalistique du terme) ;
théorie explicative de ces descriptions ou corroborée par ces 3. ce qui est présenté comme l'objet du systême de probation
descriptions). La théorisation ad hoc, comme activité déployé ici, sa cible : précisément ce qui est la cause même du
scientifique, comme éntreprise d'objectivation ou de fabrication dispositif, le fonctionnement du discours-à-sujet-unique, et en
de vérités, nécessite donc une analyse pragmatique en termes particulier le fonctionnement pathétique du discours lyrique.
dispositaux, et en particulier une analyse des effets-spin.
Mon étude ici sera tout empirique et restreinte : elle portera Vaiei (opération descriptive ô combien désamorçante) de quoi
sur la version chapitre des « Conversations ». Un projet la se compose le dispositif rochien.
motive : parvenir à quelques éclaircissements concernant le li s'ouvre sur un credo esthétique, courant sur une page. J'en
mode d'action et les ambitions pratiques de productions reproduis certaines assertions en soulignant les termes et notions
dispositales assez typiques à mon avis pour constituer un genre qui vont m'être utiles.
ta cite bien représenté par les « Conversations ». Ce genre,
qu'on voit apparaltre en premier lieu chez lsidore Ducasse et - Je crois à la montée des circonstances;
Rimbaud, releve entiêrement d'une tradition démonstrative-non- - Je crois que la photo est de et que
discursive à visée anti-lyrique et antireligieuse. Cela pour cette profondeur est due à la rencontre du
indiquer d'emblée : - Je crois que l'art photographique consiste à mettre au
jour, au bon moment, la montée des circonstances ;
1. ce que je perçois comme une des origines historiques du Je crois que raconter les circonstances qui précectent
dispositif symbolique : une certaine poésie qui a pu vouloir devenir l' acte photographique est précisément le seul commentaire
« objective » ou « impersonnelle » parce que se défiant des esthétique réel qu' on puisse apporter à l' image.
formes subjectives du discours ou, plutôt, du discours linéaire-
continu comme forme essentiellement subjective, assumée par un Ce préliminaire contient donc deux hypothéses : l'une
sujet, c'est-à-dire, surtout, réguliêrement cohérée par une instance concernant l'esthétique photographique, et l'autre concernant le
pragmatique unifiante ( « je », « Dieu », « la Vérité ») dont la commentaire esthétique. Le « commentaire esthétique réel »,
légitimité se trouve remise en cause ; entendons « ad hoc », capable d'illustrer et d'étayer la thêse
esthétique annoncée, nécessite absolument ce qui va suivre,
2. ce qui s'avérera une fonction rhétorique : la persuasion c'est-à-dire l'agencement des couples photo/narrations
par la probafü:m, mais non pas discursive - par les moyens circonstancielles, seule possibilité formelle adéquate. On perçoit
du dispositif, c'est-à-dire grâce à une re-présentation dês lors la fonction dipositale de ce texte-seuil : il construit ou
interactionnelle d'éléments symboliques (recontextualisation) qui favorise la constitution d'un contexte de réception propre à la
semble les faire parler d'eux-mêmes et d' une seule voix; non pas lecture de cet agencement. Car celui-ci, précisément parce qu'il
dire la vérité, mais la manifester ou l'exemplifier = produire un est purement ad hoc, tombe logiquement sous la menace
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d'illisibilité, et risquerait fort, appareillé plus simplement, de surgir de série, disons même que ce type d'effet a été contrecarré : une
telle une ceinture de plomb dans une tribu touareg, objet sans seule photo par site et par période. A priori, la succession des
pertinence ni usage, sans fonction compréhensible. binômes ne répond à aucune autre cause que démonstrative,
Le credo liminaire tient donc lieu d'étiquette fonctionnelle (on comme cela est d'ailleurs explicité en fin de « 6ª photo » : aucune
retrouvera ce procédé avec Ducasse et Ponge). li prévient logique sous-jacente de type géographique ou chronologique
vaguement : « cette forme qui vous est donnée est d'abord à n'est perceptible dans le légendage. li semble donc bien que nul
vertu didactique, n'allez pas la prendre pour, par exemple, une discours linéaire en creux et à reconstruire en prenant les
fiction pure, un objet de réjouissance esthétique ». Partant se légendes comme suite d'indices ne vienne perturber le
trouve créé, sinon un horizon d'attente (une intention de lecture, fonctionnement probant du dispositif. La machine des
un préréglage lectoral précis), du moins une disposition d'esprit « Conversations avec la lumiêre » semble viser à un effet de
convenante, atténuant la surprise formelle, quelque peu conviction produit selon une logique autre que celle du discours :
désorientante, qu'impose bien souvent la confrontafion brutale à une « logique » dispositale dont le pouvoir n'est dQ qu'aux effets
un dispositif. L'étiquette fonctionnelle est donc cet élément d'interactions entre les constituants dispositaux.
didactique important au bon fonctionnement sémiotique d'un Les récits sont tous structurés en gros de la même maniére. Leur
type de dispositifs que j'appellerai « dispositifs non-brutaux-non- ordre représente narrativement la « montée des circonstances » : ils
discrets » : elle fabrique une ambiance réceptionnelle et favorise démarrent tous sur la saisie de ce qu'on pourrait appeler un intervalle
donc l'effet pragmatique de disposition non discréte, l'induction large - ce qui a eu lieu quelque temps avant la prise de la photo
d'un sens disposital second, l'action directe du dipositif. (quelques mois ou semaines, quelques jours voire quelques heures),
soit dans la vie intime du photographe-narrateur (photo 3), soit dans
Dans l'agencement proprement dit se succédent six binômes la région du lieu ou est prise la photo (photos 1 ; 5 ; 6), soit dans les
(photos + textes narratifs en regard), ou plutôt cinq et demi car la deux (photo 2). Ensuite, ils s'attachent à la description d'un intervalle
sixiême et derniére photo n'est pas montrée, et ce explicitement bref : ce qui se passe dans un espace à peine plus large que
pour les besoins probatifs de la cause. Ce texte nº 6 présente le !'espace photographié, cela quelques instants avant la prise. Enfin,
dispositif comme entiérement construit pour accréditer les ils rendent précisément le moment du déclic (« le bon moment ») :
affirmations du texte déclaratif liminaire : l'ensemble des binômes ce qui apparait dans le champ ou dans le cadre et qui impose la
a donc pour fonction, entre autres, de remplacer un discours prise de la photo. Tous les récits s'arrêtent sur le déclic de l'appareil
démonstratif. aprés ce resserrement spatio-temporel qui, soulignons-le, ne retrace
Tous les textes sont des récits circonstanciels factuels et non aucune logique événementielle ou historique. lls apparaissent sans
des descriptions de photos comme aurait pu le laisser croire leur explication, telles des suites de constats factuels, ordonnés par le
titre: « 1'° photo », « 2ª photo »,etc. jusqu'à « 6ª photo » ; chaque temps, provoqués parle seul désir de l'acte photographique final. Le
photo, qui de toute évidence peut se rattacher au genre « photo sixiéme récit seul échappe à cette régie : ne possédant pas de photo
de voyage »ou plus précisément « photo de couple en voyage », en regard, il contient dans ses derniêres lignes un argument
porte en légende la date et le lieu de la prise. li n'y a aucun effet conclusif (définitif) sur quoi nous aurons à revenir.
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Comprendre la pertinence ad hoc des interactions dispositales sémiotiques de Charles Sanders Peirce : symbole, icône, indice.
signifíe comprendre en quoi elles servent la thêse esthétique de Je rappelle que le symbole est un signe qui fonctionne selon un
Roche, et plus précisément comment l'affirmation premiêre de code arbitraire partagé par tous : par exemple les mots, les
cette thêse (en premiêre position) facilite une lecture dispositale chiffres ; l'icône est en relation d'analogie avec son objet, elle
qui l'étaye. « partage certaines de ses propriétés » (Morris) ; quant à l'indice,
Roche nous dit d'emblée que le « beau >> est ce qui reste, il renvoie à son référent grâce à la perception d'une relation
imprimé sur la photo de «la montée des circonstances ». Une causale et, pour ce qui nous intéresse, physique : la fumée signe
photo est (une) « empreinte de profondeur » parce qu'elle est du feu, la trace signe du pas, la photo d'un objet signe de l'objet
trace de cette « montée ». Premier constai : Roche reprend à la qui a imprimé la pellicule en réfractant la lumiêre. Je choisis de
tradition lyrique certaines de ses notions essentielles - la notion placer le symbole et l'icône d'un côté : du côté des signes dont la
de « circonstances » et surtout les notions rattachées à la motivation est culturelle ; et l'indice de l'autre : sa motivation est
verticalité [à travers celles de « montée » (cf. l'élévation du chant physique. On voit pourquoi : l'art lyrique a tenté d'imposer une
lyrique) et de « profondeur >> (idem)]. Roche se ressaisit de l'idée réception faussée des codes sémiotiques, de faire passer une
d'un rapport entre la circonstance et la profondeur d'une motivation culturelle (iconique, symbolique) pour naturelle,
production artistique comme condition du beau - le chant lyrique indicielle. Je veux dire deux mots de ce gauchissement avant de
est beau parce qu'il est profond : il révêle des vérités enfouies passer à l'analyse du dispositif photo-texte de Roche.
en l'homme, et cela parce qu'il se présente comme
profondément ressenti. Sa capacité de dévoiler ces vérités Reprenons : le lyrisme romantique n'a eu de cesse de
inou"ies fait de lui un art élevé : on sait l'aspiration au sublime construire des représentations narratives (donc essentiellement
d'un Lamartine ou d'un Musset. symboliques) de l'auteur au moment ou il produit son reuvre.
Telle est l'idée sur laquelle un certain lyrisme romantique a Allons jusqu'à dire que le chant lyrique est impensable sinon
fondé tous ses effets, voire toute sa beauté : des « fibres même comme narration des circonstances touchantes qui l'ont
du creur » émane la musique du vers (Lamartine). Mais pourquoi déclenché.
ces fibres cordiales vibrent-elles ? Précisément à cause des Pourquoi donc ? Pour une raison fondamentale qui est de
circonstances qu'invoque le chant lyrique, et qu'il représente produire un mode de réception optimale du verbe lyrique : faire
comme particuliêrement susceptibles de faire vibrer un creur ressentir le verbe lyrique ou, pour mieux dire, faire passer son
parce que tourmentées, dramatiques voire catastrophiques, harmonie pour de la pure trace de sentiment. Cela bien sür dans
spleenétiques, bref touchantes. Et quand on touche le creur du le seul but de donner l'illusion que le verbe lyrique communique ce
génie, cela fait qu'il exprime son tréfonds qui est universel. La qu'a senti l'auteur dans les circonstances qui sont la cause de la
circonstance est donc donnée comme un révélateur. production lyrique.
Pour produire une description du subterfuge inhérent à cette Comme il n'existe aucune musique sentimentale par essence
posture lyrique qui puisse m'aider à analyser le mécanisme du (la musique est un pure code culturel au mieux figuratif, c'est-à-
dispositif de Roche, je vais faire ici appel aux vieilles catégories dire iconique), le lyrisme a eu recours à une stratégie, d'ailleurs
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prévisible, de conditionnement de sa réception, c'est-à-dire qu'il a sorti des plaies pectorales du poête-pélican. lei, donc, le lien entre
fabriqué son propre dispositif pédagogique ad hoc. li s'est le pseudo-índice et son référent se tisse de maniêre univoque : la
longtemps conduit avec son lecteur-auditeur comme Pavlov avec cause (musicale) - et c'est là une ficelle majeure du beau
son chien pour associer indéfectiblement un sens universel à sa transcendant - est représentée comme unique - c'est la nature
musique. Sa tactique a été d'élaborer simultanément ses humaine commune enfin révélée. Un des premiers grands anti-
nouveaux styles et ses images circonstancielles d'auteurs dans la lyriques, Lautréamont, a décelé ce procédé et l'a récusé par
tourmente, pour rendre la musique du verbe indissociable du l'absurde avec toute l'agressivité logique qu'on lui connaí't (Chants
moment dramatique et susciter l'existence d'une relation causale 11, strophe 8 ) : « que les cardes de votre glotte ne laissent
liant le coeur tourmenté et les formes même de l'harmonie échapper aucune intonation ; que votre larynx immobile n'aille pas
poétique. Le but de la manceuvre est de toute évidence une s'efforcer de surpasser le rossignol ; et vous-même n'essayez
supercherie sémiotique (lsidore Ducasse dirait « un sophisme ») : nullement de me faire connaitre votre âme à l'aide du langage ».
transcender ce qui n'est que pur code rythmique-prosodique, le Supposons en effet Ue suis le raisonnement de li, 8) que je sois
naturaliser, faire passer des traits de style (de l'iconique et du né sourd et que mon acquisition du langage ne se fasse que
symbolique, c'est-à-dire du culturel) précisément pour un índice grâce à la reconnaissance muette des graphêmes. Le dispositif ad
des sentiments ou des sensations, dane une trace physiquement hoc de conditionnement lyrique ne saurait agir sur moi puisque je
motivée. Dês lors, le verbe lyrique peut se faire entendre comme n'entends pas ce que je lis. lmaginons maintenant que je mute
la trace sonore des états d'un cceur touché par les circonstances brutalement vers l'entendance en sorte que je puisse reconnaltre
(« le siêcle », la disparition des héros, la mort d'un enfant, d'une les phonêmes, les entendre, les comprendre : alars, il y a de
maltresse, etc.). Tel a été et demeure donc le « truc à effets » du fortes chances pour que les inflexions, les intonations, le rythme
lyrisme : faire passer un code culturel pour de l'indice, de la trace, métré demeurent pour moi un surajout insensé à la signification
donc de la preuve. La preuve de quoi ? La preuve de ce qu'ont fait verbale que véhicule le chant lyrique (une somme de traits
au creur (et parfois à l'esprit) les circonstances simultanément insignifiants, du bruit pur) et qu'ils m'en révêlent brutalement
représentées mais dont l'intérêt passe au second plan, en arriêre- l'odieuse enflure et le mensonge principiei. « Quand une femme, à
plan, et cela parce que l'enjeu esthétique principal, la production la voix de soprano, émet ses notes vibrantes et mélodieuses, à
du beau lyrique, se situe au-delà de la représentation narrative de l'audition de cette harmonie humaine, mes yeux se remplissent
circonstances contingentes et matérielles. Le beau lyrique d'une flamme latente et lancent des étincelles douloureuses tandis
romantique appartient exclusivement à !'espace invisible- que dans mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade. »
improbable du sentiment (profond, c'est dire : profondément Ce n'est pas l'harmonie en soi qui est détestable (« si les accords
humain). li est donc essentiellement produit grâce à la s'envolent des fibres d'un instrument, j'écoute ces notes perlées
manifestation sentimentale que constitue le pseudo-indice lyrique qui s'échappent en cadence de ces andes élastiques »), c'est bien
qu'est la musique verbale entendue comme preuve d'une vérité l'association (conditionnée et donc conditionnelle-contextuelle)
franscendante indicible autrement. Une vérité universelle parce musique verbale / état d'âme ou sentiment signifié (symbolisé).
que viscérale tirée des fibres même du cceur, le sang même droit Car à la sonorité des vers ne saurait être naturellement rattachée
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une signification ou une symbolisation du sentiment comme si elle des agressions contre cette conception lyrique des circonstances :
y était intrinsequement, structurellement liée, à la différence, par à commencer par Edgar Poe qui carrément en récuse l'effet
exemple, de la relation symboles géométriques / sensations comme « ne relevant pas directement de la question poétique ou
géométriques concretes : selon Diderot (Lettre sur /es aveugles), de la nécessité d'ou est née l'intention de composer le poéme »
un aveugle de naissance, débarrassé de son handicap par une (La Genese d'un poeme), puís par Rímbaud et Ducasse qui en
opération chirurgicale, est censé pouvoir reconnaltre du premier détournent systématiquement les représentations.
coup, par exemple, un triangle qu'il connalt uniquement par le J'émets l'hypothese que les « Conversations avec la lumiére »
toucher, rien qu'en le voyant. La prosodie lyrique ne se déduit pas de Rache relevent d'une comparable stratégie de détournement,
des impressions, des humeurs ; en revanche, elle peut être un et que le dispositif rochien vise à rendre effectif un dégagement et
moyen d'en uniformiser la codification et l'expression. un déconditionnement du réflexe lyrique.
Ajoutons que la circonstanciation romantique, qui n'est qu'un En quoi ce dispositif fournit-il les moyens de cette stratégie ?
procédé du beau lyrique, bénéficie, par effet de feed back, d'une Premiérement, Rache inverse le mouvement esthétique : chez
sorte de plus-value esthétique. Ce n'est plus alars la représentation lui, le beau n'est pas un effet transcendant des circonstances
lyrique de la circonstance qui est perçue comme objet esthétique médiatisées par le coeur génial, le beau réside dans le
transcendant mais Jes circonstances matérielles elles-mêmes (ou saisissement photographique d'un moment circonstanciel
leur vestige) en tant qu'historiquement liées à l'émergence du maximal ; les circonstances passent au premier plan,
Beau. J'irai jusqu'à dire que tout ce qui y ressemble de pres ou de littéralement, dans la mesure ou la photo fait le point sur un
loin est susceptible d'être frappé en retour et de produire une moment circonstanciel pris comme objet esthétique premier.
« impression esthétique lyrique ». L'extase romantique devant les Le probléme qui se pose alars est l'inverse de celui qui se
couchers de soleil est un sentiment largement partagé : inutile posait pour les lyriques : le lyrisme, on l'a dit, utilisait la narration
d'avoir lu Maupassant ou Flaubert pour connaltre cette fascination vraisemblable, symbolique des circonstances pour fabriquer à
inquiete qu'exerce le mont Saint-Michel sur ses visiteurs, ou partir d'un code arbitraire ou culturel de fausses preuves
encare ce sentiment d'immensité et de puissance que produit le sentimentales ou faux indices peirciens (la musique verbale
spectacle de la mer. Ceei pour redire combien l'héritage lyrico- prétendue viscéralement motivée). Rache, lui, commence par
romantique a induit une perception réflexe esthétisée de certaines fournir des indices photographiques : la photo est certes un
circonstances concretes : il a réussi à bâtir un mythe de la artefact, mais qui dit une vérité en ce qu'elle est la trace physique
circonstance três efficace, encare actif aujourd'hui et travaillant de ce « moment circonstanciel maximal». Tout le probléme est
grandement nos imaginaires, si j'en juge à la maniere dont la de rendre lisibles ces indices, de faire comprendre de quoi ils
majeure partie de nos représentations courantes (j'entends : sont la trace.
cinéma, photographie populaire, publicité, etc.) cherchent encare à La difficulté réside dans le fait qu'un índice exhibé comme tel (la
produire des effets pathétiques. photo) ne devient un signe compréhensible qu'à partir du moment ou
li faut le dire : si on se retourne dans un geste de rétrospection on est en mesure de le rattacher à son référent : il faut savoir que le
historique, les plus grands actes anti-lyriques ont commencé par feu produit de la fumée pour comprendre que la fumée peut être le
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signe du teu. Certaines traces resteront pour beaucoup Mais alors, quelle est la fonction, dans le dispositif, de la
éternellement muettes : pensons par exemple ... eh bien justement succession des binômes photo-récits, qu'ajoute-t-elle à la
au « mystêre des pyramides » quand il en était encore un, quand les démonstration ?
pyramides étaient le signe même de la trace sans référent : la trace Elle dit d'abord que la relation qui peut s'établir entre l'indice
d'un travai! impossible ou d'un avancement technique impossible. photographique et le code symbolique qui en explicite le référent
L'indice photographique qui forcément dit vrai a l'inconvénient n'est jamais établie d'avance, de façon univoque, qu'aucun réflexe
(parfois) d'expulser le signifié, surtout lorsqu'il ne produit pas de conditionné ou effet de sentiment partagé ne permet de lire
représentation topique ou vraisemblable : si une photo ressemblant directement une preuve : aucune photo n'est lisible selon un
à un tableau est três lisible comme signe, celle qui ne reprend pas processus automatique ; chaque fois, en effet, le mode de
de façon évidente les codes du vraisemblable pose toujours un « montée des circonstances » varie, le trait déterminant le choix
problême de lecture référentielle : quelle vérité dit-elle ? du « bon moment » change. Si c'est toujours le sommet de la
Or s'il existe quelqu'un qui éventuellement connaisse le « montée des circonstances » qui est photographié, le
référent d'une photo, c'est bien le photographe. Le but du recoupement des récits prouve bien que ce qui est appelé
dispositif photo-narration apparait alors : en évitant tout « sommet » ou encore « montée des circonstances » change à
développement discursif, il permet d'apporter directement les chaque fois : ici ce sont des phénomênes de symétrie, des
preuves utiles à sa cause, à la démonstration qu'il se proposait harmoniques, des correspondances qui sont retenus ; ailleurs la
initialement, et ce en faisant parler ces preuves (si on prétere, en saisie des circonstances se fait grâce à la perception avant ou
les faisant converser) grâce à leur disposition même dans la pendant le cadrage de connotations évidemment citationnelles qui
succession photos-récits. surgissent dans le réel, lorsque le réel semble se conformer à du
Comprenons-en d'abord le mécanisme au niveau de l'unité mythe: l'orage et le cataclysme « Sturm und Drang », la Joconde
binaire photo-récit. nue qui apparalt au milieu de la tempête reflétée sur la vitre
Sa fonction est en somme de produire un mouvement d'hôtel, la remise en ordre des lignes pyramidales lorsqu'on quitte
d'encodage inverse de celui que j'ai décrit comme subterfuge l'itinéraire impérial de I'« avenue de l'impératrice ». Là, enfin, c'est
lyrique : Roche inverse donc ou renverse le processus à fabriquer un rapprochement burlesque : le romantique et mystérieux mont
de la transcendance. Partant d'une trace insensée (ou beaucoup Saint-Michel convoqué entre les cabines de bain et des
trop polysémique donc asémique), la photo, il utilise une forme de parallélismes horizontaux.
récit factuel à la premiêre personne comme intermédiaire Cette simple énumération nous conduit à percevoir cependant
sémiotique pour en expliciter le référent, c'est-à-dire les que ces causes variables de déclic entrent dans une classe
circonstances qui conduisirent à la production de cette preuve : le commune. Autrement dit : il existe chez Roche un critere de
référent est rendu communicable par l'encodage symbolique que choix du moment à prendre en photo. Le dispositif exhibe ce
propose le récit. Le récit retrace les causes de la trace, fonctionne critêre. li apparalt en effet que la « montée des circonstances »
comme une pierre de Rosette dont l'élément fixe, le point de est un mode de saisie, parfois délibérément prémédité (cf.
référenciation, demeure le seul sujet photographe-narrateur. Pyramide de Khéops), d'éléments circonstanciels appartenant à la
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tradition de l'art lyrique vertical-transcendant (et, nous l'avons vu, conçues au départ comme universelles, aux fins visiblement
constitutif de cet art) reconnus ou « ressentis » par le photographe démystificatrices.
au creur de sa vie quotidienne. L'art rochien de la photo est un art La « profondeur >> de la photo est alars réduite à cette relation
d'apprivoisement des effets du mythe circonstanciel romantique. directe à chaque fois singuliére qui unit l'indice à son référent,
Par une tactique du côtoiement, de « conversation », il s'agit c'est cet espace instable qui lie deux catégories sémiotiques,
d'arriver à une certaine maltrise du processus de déclenchement !'indiciei photographique et le symbolique narratif, et qui dans ce
du pathos du au surgissement dans l'intimité de ces circonstances dispositif apparalt nettement comme le lieu d'un enjeu idéologique
mythiques (tempête, cataclysme, héro'isme bouffe napoléonien). et esthétique fort. Rempli du code mythologique lyrique donné et
Dans la pratique photographique de Rache, celles-ci se trouvent perçu comme univoque (la trace est trace de sentiments), !'espace
ramenées à la réalité photographiée d'une vie amoureuse. de la profondeur est la porte d'entrée même de la transcendance,
Perdant tout leur sublime lyrique originei, elles proliférent, partant, de la victoire totale du temps. La pseudo-preuve lyrique,
déjouées et quasi banales dans l'intimité d'un voyage en couple : parce quelle est intrinséquement tributaire du récit de sa cause
la photographie de voyage est devenue le moyen d'un art pensé unique-universelle, ne peut pas constituer un point d'arrêt singulier
comme un bovarisme méthodique et iconoclaste. Mais non du temps, elle n'offre forcément de tout effet circonstanciel qu'une
négatif : il n'est pas question en effet de détruire tout élément image vraisemblable. (Ceei est vrai de l'art littéraire lyrique, mais
participant à une vision du monde lyrique mais plutôt, selon une aussi de la photographie lyrique.) Ou coup, la circonstance
méthode moins utopique, de se servir consciemment de ses romantique peut aisément proliférer dans le temps (dans le temps
vestiges ou avatars présents dans le cadre d'une oeuvre intime. bovarien ... ), sous la forme d'avatars qu'on peut juger parfois
On peut donc dire que, pour son usage intime, Rache refait le dégénérés (mais dont l'efficacité pathétique massive en quelque
temps : il le refait pour lui, mais exemplairement, de la même sorte s'impose).
façon que Ponge, suscitant le développement chez chacun d'une En revanche, le dispositif rochien interdit à la photo de
rhétorique personnelle, disait pouvoir refaire la nature (activant du bavarder, de produire du vraisemblable, du récupérable, du
mot son sens courant comme son sens argotique : refaire = valable pour tous en tant que tel. li empêche la photo de valoir
« posséder », « duper »). Roche, lui, refait le temps en suscitant comme fausse preuve d'un indicible/invisible vraisemblable,
en chacun un commerce particulier avec les figures de la quand elle ne peut logiquement pas être autre chose que la
mythologie temporelle, leur fréquentation programmée, preuve lumineuse d'un événement réel ou circonstanciel.
systématique et inscrite dans une stratégie esthétique à la portée C'est la raison pour laquelle la suppre,ssion de la photo finale
du premier touriste venu. peut faire office d'argument dernier pour cette démonstration : la
Le dispositif de conversation nous apparalt donc comme un photo supprimée, le récit flotte, il n'exhibe plus aucune relation
dispositif de conversion : il conduit à la monstration exemplaire sémiotique en ce sens que, n'ayant plus de preuve
d'une conversion des notions esthétiques lyriques encare circonstancielle à faire converser, il est entiêrement happé dans
dominantes, le beau, le profond, dans le champ d'une vie le domaine du vraisemblable narratif; il n'embraye plus sur le
personnelle ; il s'agit d'une récupération jouée de ces notions, temps, n'est plus fixé à rien, ne peut plus posséder d'autre
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profondeur que lyrique, c'est-à-dire transcendante - si l'indice
manque, ce n'est pas par le symbolisme narratif qu'on va
attraper du réel : seuls les lyriques le croient, comme ils croient
au paradis de leur esthétique transcendante ou la photo
rochienne, en tout cas, ne les conduit jamais.
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uand je lis Ponge, je reste frappé du fait que domine chez lui,
quelles que soient les circonstances historiques qu'il traverse
et les variations de stratégies rhétoriques, éditoriales qui
s'ensuivent, une unique conception de l'écriture poétique. Je
résurnerai celle-ci cornrne suit : la poésie est une lutte active (par le
rnoyen d'une action sur la langue) pour le savoir contre le pouvoir,
lequel se détinit avant tout, chez Ponge, comme pouvoir de contrôle
du savoir. « Pouvoir » désigne alors la rnaílrise politique des organes
de la mathesis, donc des rnodes concrets d'apparition du savoir dans
le charnp social et la prescription non seulernent des méthodes
d'acquisition des connaissances mais aussi de leurs formes
discursives autorisées, recevables comme « sérieuses », acceptables
d'un point de vue cognitif qui se voudrait objectif.
Cette conception m'apparaí't profondément informante car elle
dialectise toute la poétique pongienne. La poésie « chosiste » qui
en est le produit ne peut plus s'inscrire dans l'héritage lyrique-
monologique, quelles qu'en soient les formes, car elle ne peut plus
se penser comme expression subjective immédiate, projetée par
une voix unifiée et autonome ; elle se présente au contraire en tant
qu'expression divisée, tendue entre deux exigences antagonistes :
!'une, déontologique, est issue d'une volonté radicale de changer,
subversivement, les objets et les formes discursives du savoir ;
l'autre, stratégique, cherche les moyens de communiquer quand
même et le plus efficacement possible ce savoir non autorisé,
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compte tenu du contexte réceptionnel que le pouvoir impose. La purement internes au champ littéraire (linguistiques, éditoriaux).
premiêre, c'est le « parti pris des choses » proprement dit, entendu Alors qu'un scientifique de formation traditionnelle qui voudrait faire
comme une résolution descriptive qui consisterait à restituer valoir sa théorie contre l'autorité de ses pairs n'aurait guere de
I' « insignifiant » objectal, c'est-à-dire la part du sensible quotidien recours qu'externes au monde des sciences (le battage médiatique
que la multiplicité des disciplines instituées, des cultures, des par exemple), l'action « cosmogonique » révolutionnaire de Ponge
pratiques langagiêres persiste à ignorer (au double sens du terme). consiste, elle, à « s'insérer dans l'information », c'est-à-dire à créer
Prendre le parti des choses signifie donc verbaliser ce qui dans la des formes d'écriture théorique qui soient par elles-mêmes
vie courante n'est affecté par aucun discours, aucun langage, ce politiquement efficaces, immédiatement persuasives, objectivantes,
qui reste littéralement sans signe, in-signifiant. Cette premiere parce que de neutraliser les mécanismes
exigence est par nature intransigeante : elle est incompatible avec
le modele de l'expression comme « transaction » ou compromis savoir hé,té1ro1:10;1<e,
entre une volonté expressive propre et l'ordre régnant des dJU SUlbJE~Ctll~,
discours. Elle récuse ce modele comme elle récuse cet ordre
qu'elle ne peut, alors, que déjouer. C'est là qu'intervient la seconde
exigence que j'appellerai « anticipation pragmatique ». li s'agit,
dans l'écriture même et la composition des ceuvres, de considérer, FAlSlflCATION ! RECTIFICATION
pour la subvertir autant que possible, l'économie du monde lectoral
en tant que reflet et même organe de l'autorité politique, cette Ponge utilise couramment deux termes pour désigner deux des
économie protégeant ce monde de tout type de savoir différent. différents modes de censure sociale : la « falsification » et la
« La société, nous dit Ponge, et son ou ses langages ont mille RECTIFICATION.
2
moyens de se défendre, de se conserver • » lls disposent d'un La « falsification » est une notion qui apparaTt au cours des
véritable systême immunitaire désactivant toute forme entretiens radiodiffusés de 1967 et semble assez nettement
3
d'information irréductible à leur ordre. Cette deuxiême exigence suggérée par Sollers . Elle désigne surtout les déviations,
suppose donc que la production poétique s'effectue tactiquement déformations de la réception qui sont l'effet de manipulations
en prévention des rêgles qui déterminent concrêtement, éditoriales, les confusions provoquées par l'organisation
matériellement la lecture, qu'elle integre une prophylaxie des commerciale du littéraire et le systême de sa médiatisation. La
dévoiements du texte ou de son contenu, j'entends toutes sortes « falsification » est donc le résultat de l'économie matérielle du
de « réceptions-contresens », récupérations ou mises au rebut, texte : tout écrit est trié, filtré, sélectionné selon les critêres du
lesquelles ne sont jamais que des effets du pouvoir. groupe social au pouvoir, la bourgeoisie ; les textes de Ponge le
Ces deux exigences constituent l'activité poétique de Ponge en sont aussi, de façon à ce qu'ils puissent prendre une place
véritable sédition épistémologique. Mais selon des moyens convenable - mais inconvenante pour leur auteur - dans la part du
2- Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sol/ers, Points/Seuil, 2001, p. 15. 3 - e' le premiers des Entretiens.
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marché que leur attribue cette critériologie : ils risquent par m'intéresse parce qu'elle n'entraíne ni une mise au point discursive,
conséquent d'être noyés dans des anthologies poétiques, ou un avertissement « anti-falsification », ni encore une transgression,
encore exhibés sommairement dans des manuels, comme de la un dérangement de la routine éditoriale, mais une tactique purement
poésie au sens bourgeois du terme (« lyrique », « esthétique », formelle, poétique, dont la finalité consiste à annuler l'effet de
« oraculaire »). L'ceuvre entiére est donc menacée de manquer sa certaines causes culturelles à !'origine de la réception falsifiante.
présentation et d'être lue d'une maniére aberrante. li lui sera
impossible alors de jouer le « rôle positif » qui lui est dévolu. À
premiére vue, la « falsification » nous renvoie à un processus de
censure connu ; elle est un avatar de la théorie du complot UNE PANCARTE
marxiste : le groupe bourgeois au pouvoir régente la distribution de
l'information de maniére à empêcher la diversité théorique, À l'orée du « bois de pins » (le texte, donc), il y a une pancarte ;
l'exercice critique et, par conséquent, le progres scientifique et on y trouve inscrit ceei :
social ; possédant le pouvoir éditorial, il maquille (quand il ne
supprime pas) toute forme de savoir incompatible avec RECTIFIA ces arbres
l'organisation du monde qu'il maintient, susceptible d'entralner une
transformation des notions et des valeurs épistémologiques. à fournir du bois mort
Mais Ponge n'en reste pas à cette vision populaire et un peu
simplifiante. li propose dans « Le Camet du bois de pins », avec la qu'on est porté à lire un peu comme un cartel de musée, signalant
RECTIFICATION, une tout autre version, bien plus complexe, du en quelques mots adressés à l'observateur la caractéristique
procês censurant. spéciale de ce qui est donné à voir. Cette pancarte nous dit donc :
voilà ce qu'il faut considérer d'abord dans ce « bois de pins » - le
Le bois de pins, en tant qu'organisme végétal soumis à un cycle príncipe RECTIFIANT qui les unit. D'emblée, donc, le probleme de
biologique et possédant un ordre interne propre, foumit un modele la « conservation » sociale est posé différemment : il ne s'agit plus
expérimental - une sorte de maquette sociale - à partir de quoi d'une « falsification » réalisée intentionnellement par une classe
Ponge construit une description hypothétique (on pourrait aussi bien afin de dominer les autres classes, mais d'une uniformisation de la
d ire « métaphorique ») de cette censure spécifique qu'est la production expressive (le bois est la matiere expressive des
« RECTIFICATION ». J'ajoute qu'en tant que texte, il offre dans sa arbres) présentée comme un processus collectif constitutif du
facture même une solution pour contrecarrer précisément ce groupe. La RECTIFICATION n'est plus un complot
mécanisme censurant ; autrement dit, « Le Camet du bois de pins » intentionnellement fomenté par les membres d'une catégorie
présente !'exemple d'une tactique rhétorique toute particuliêre sociale dominante ; ce qu'elle désigne est une dialectique de la
d'insertion dans !'espace protégé de l'information : il informe sur la socialisation : une autorégulation intrinsêque au principe fédérateur
maniêre dont l'information systématiquement désinforme pour du groupe, conséquence de cela même qui fonde une identité de
s'immuniser. Cette solution à la fois paradoxale et subversive groupe. C'est pourquoi la RECTIFICATION n'est pas cause de
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luttes ; elle est harmonisation, unification, pacification : elle pas avec nos habitudes de lecture linéaire, la pancarte du « bois »,
participe au « plaisir propre des bois de pins ». avec son fléchage un peu didactique, sa disposition tabulaire, naus
Un tel systeme de censure semble alars bien plus insidieux et invite des le départ à effectuer une lecture combinatoire. Celle-ci
difficile à percer que la simple « falsification » car, pour lutter contre la naus permet d'ajouter à la signification issue d'une premiere saisie
simple « falsification », il est possible d'imaginer des stratégies conventionnelle de l'écrit des significations nouvelles issues des
éditoriales transgressives, comme la publication massive de textes à autres lectures non linéaires (verticales, diagonales). Grâce aux
effet contre-falsifiant. Ponge, on le sait, a sérieusement envisagé des associations fléchées, les mêmes éléments deviennent capables
solutions de ce genre, par exemple en projetant une édition Pléiade de produire des effets sémantiques nouveaux. Ce régime lectoral
des reuvres de Malherbe, destinée à changer l'image de Malherbe particulier, à double détente induite par disposition, est
dans l'histoire littéraire et, par contre-coup, pensait-il, à favoriser une caractéristique de ce que j'appelle « dispositif textuel ». Du coup,
meilleure compréhension de l'écriture pongienne elle-même. Mais, de cette pancarte tient lieu de proposition ou d'indication de lecture du
l'intérieur du groupe RECTIFIÉ, un membre ne peut plus même « Carnet » comme dispositif, signalant des l'abord :
produire d'expression non conforme. La RECTIFICATION est une 1) que tout ce qui suit est susceptible de posséder aussi un
interdiction principielle de la différence, un processus global qui rend fonctionnement sémiotique à double détente, compte tenu de la
impossible toute division idéologique interne, sécession, distanciation disposition ;
critique, dane toute solution transgressive simple. li est logiquement 2) et, surtout, que ce fonctionnement disposital est tout
impossible de s'imaginer pouvoir diriger contre elle un discours spécialement lié à la question de la RECTIFICATION.
critique. Décrire la RECTIFICATION n'impose dane pas l'invention
d'un langage atopique (l'atopicité reste une utopie de la neutralité, car Le « Carnet », associé à son « Appendice », présente à mon
tout verbe possêde une provenance plus ou moins simplement sens un « dispositif textuel » exemplairement efficace pour trailer
localisable), mais un traitement du langage capable de désoriginer le le de la RECTIFICATION: j'entends par là à la fois
proces de la signifiance, de le porter au-delà de la communication en dire quelque chose et tenter de le résoudre - décrire le processus
discursive, « hors de discussion », comme dirait Ducasse. RECTIFIANT, mais sur un mode textuel apte à y échapper.
C'est le mécanisme de ce dispositif que je voudrais maintenant
Outre le fait d'attirer l'attention sur la RECTIFICATION comme décrire.
question premiere du « Carnet », cette pancarte possêde la
fonction « d'étiquette dispositale » : elle introduit le lecteur à une
lecture particuliere. Car, contrairement aux exergues, courantes
4 5
chez Ponge, du genre citation ou « argument » qui ne rompent DISPOSITIF TEXTUEI..
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Ce contexte-cible est un environnement codifié, par exemple sur un autre plan une « signification seconde ». C'est ce que
un livre ou un chapitre ou un appendice, voire une pancarte j'appellerai « l'effet second ». Par exemple: un ensemble de textes
tabulaire à lecture fléchée, un supermarché ou un peep-show : il présentés comme des fragments de lettres choisis et disposés en
peut donc être de formes, natures, genres différents. Un contexte- contexte littéraire-livresque de maniére à induire une narration
cible demeure soumis à deux impératifs primaires : constitue un dispositif classique, le roman épistolaire.
1) il est perceptible com me tel : il apparalt clairement com me
support dont l'usage est réglé par une convention bien connue
- on tourne des pages orientées, on circule entre les rayons avec REMARQUE 1 : Par nature, tout dispositif est producteur
son caddy, on suit les fleches de la pancarte, on met une piece d'une signifiance potentielle qu'un lecteur doit actualiser.
pour ouvrir le rideau, etc. ; Non seulement le dispositif présente un systéme de lecture
2) le contexte-cible d'un dispositif n'est pas le contexte d'origine relâché, parce que discontinu, mais il demande un surcroí't
des éléments qui s'y trouvent. L'hétérogénéité manifeste de ses d'activité de lecture (il réclame d'activer simultanément
cômposants est essentielle au fonctionnement du dispositif. plusieurs codes de lecture et de les relier entre eux, c'est-à-
dire d'être sensible à leur interférence). En revanche, il ne
b) Quelle que soit sa situation dans le contexte-cible, la nature de réclame pas de posséder une compétence spécifique : la
l'élément et son usage pragmatique originei sont rendus perceptibles. connaissance d'un code particulier, d'une logique propre à
Autrement dit, même si l'élément n'est qu'un extrait bref, un fragment, un mode d'expression singulier n'est pas requise. On
le rôle qu'il joue dans son contexte-source reste reconnaissable de mesure donc bien l'intérêt que présente l'usage d'un
prime abord. Saisi isolément, l'élément produit-donc un effet dispositif : il permet de susciter une « signification seconde »
pragmatique attendu: son « effet premier », lequel se trouve lié à la en quelque sorte induite par le dispositif lui-même. Mais
« signification premiere » qu'il réalise dans la logique régissant son cette « signification seconde » n'exige comme compétence
univers de provenance. L'élément exemplifie au moins une que la connaissance des codes les plus élémentaires de la
fonction précise, celle qu'il assume dans son contexte- lecture, seuls vraiment utiles à faire fonctionner la machine
source ; bref, il reste lisible pour ce qu'il parait ; partant, il dispositale, puisqu'ils sont censés suffire, par définition, à lire
renvoie à un mode-logique-source. Par exemple, un extrait de chaque élément, à saisir leur « fonction premiére ». Le
lettre est donné de maniêre à être lu en tant que tel : doivent donc saillir dispositif se présente donc comme un efficace moyen
des signes (dates, signature, formules d'usage, etc.) qui permettent de d'orienter les lectures potentielles de ses éléments. li permet
l'identifier et de le lire dans la logique d'une correspondance. de faire signifier de maniêre nouvelle, sans faire appel à une
maltrise particuliêre, non seulement un ensemble
c) Le dispositif, par « eff.et de disposition », c'est-à-dire en contextualisé de textes dont la « signification premiére »
provoquant une interférence entre le code du contexte-cible et le s'établit couramment, mais aussi, par contre-coup, chaque
code déterminant l'usage originei de chaque élément, confere à élément de l'ensemble dont le sens premier se donne pour
l'ensemble une fonction seconde subsumante. L'agencement induit ainsi dire à réviser à partir de la« signification seconde ».
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AGENCEMEl\IT CARNET DU BOIS » +« CORRESl'ONDANCE -deux lettres de Ponge en réponse à Audisio (16 et 22.03.1941),
qui reformulent cette récusation (« je ne crois pas relever de ta critique
La « Correspondance » placée dans I' « Appendice » au car je ne me veux pas poete ») et en développent les raisons" ;
« Camet » dispose quatre éléments d'une relation épistolaire .
- en épigraphe 'º, un historique narratif ou remise en situation de
-l'extrait d'une lettre de Gabriel Audisio (7.03.1941) qui cette correspondance dont le rôle est assez clair : il contextualise ces
propose une lecture critique du « Camet », reprochant d'abord à éléments épistolaires et fait transparaltre leur fonction pragmatique
Ponge l'objectivisme, voire la scientificité anti-poétique de sa originelle - la correspondance tout entiére peut être lue comme une
démarche". Le « Carnet » y est ensuite présenté comme un sorte de narration épistolaire. Alors les lettres apparaissent comme
témoignage sur la genése d'un poeme'. Cette lettre contient en piéces véridiques rapportées d'une histoire réelle. Par là même leur
outre une proposition de publication du « Carnet » dans une revue est conféré un pouvoir documentaire fortement probatif. Ce dispositif
à venir prenant pour théme : La Naissance du Poemeª ; en effet présente une preuve expérimentale, celle d'un quiproquo de
lecture réelle perpétré par un proche, et d'ailleurs lecteur visiblement
- une lettre de Ponge à Michel Pontremoli (16.03.1941), ou la de bonne volonté. Cela fonde donc l'ensemble des réponses de
précédente lecture se trouve dénoncée comme « contresens » : Ponge sur la révélation concréte et affolante des possibilités de
« Non ! G. A. n'a pas compris (évidemment) qu'il s'agit, au coin de
ce bois, bien moins de la naissance d'un poéme que d'une tentative
9 « Primo: Personnellement, quoi que tu en penses (peut-êlre) et quoi qu'en pensent
(bien loin d'être réussie) d'assassinat d'un poeme par son objet »;
la plupart des gens, je ne crois pas relever de ta critique car je ne me veux pas poéte.
Secundo : Je liens en tout cas que chaque écrivain "digne de ce nem" doit écrire
centre tout ce qui a été écrit jusqu'à lui (doit dans le sens de esl forcé de, est obligé à)
6 - « Je ne peux m'empêcher cependant de déplorer que ton "héro'lsme" devant le - centre toutes les régles existantes notamment. C'est toujours comme cela, d'ailleurs,
probléme de l'expression ait pour résultat de t'amener malgré tout devant une que se sont passées les choses ; je parle des gens à tempérament.
espéce d'impasse. Car l'aboutissement de tes efforts risque trop d'être une Bien entendu, comme tu l'as bien saisi, je suis farouchement imbu de technique. Mais
perfection quasi scientifique qui, à force d'avoir été purifiée, tend à l'assemblage de je suis partisan d'une technique par poéte, et même, à la limite, d'une technique par
matériaux interchangeables. [ ... ] La chimêre, c'est de vouloir restituer intégralement poéme - que déterminerait son objet.
l'objet. Tu n'arriveras jamais qu'à donner une idée, un moment, d'un objet. » Ainsi, pour Le Bois de pins, si je me permets de le présenter ainsi, c'est que le pin
(CEuvres /, Pléiade, 1999, p. 407.) n'est-il pas l'arbre qui fournit (de son vivant) /e p/us de bois mort? ... » (lbid.,
7 - «Naus naus retrouvons ici ! Te rappelles-tu la plaquette Poémes en commun que pp. 409-410.)
je publiai jadis avec C. S. ? C'était déjà un essai de ce genre (mutatis mutandis). J'y Et « ... Qu'entends-tu dane par "métier poétique" ? Pour moi, je suis de plus en plus
faisais allusion à un travai! que je n'ai jamais publié, que j'ai toujours, inédit : Genése convaincu que mon affaire est plus scientifique que poétique. li s'agit d'aboutir à des
d'un Poéme. » (lbid., p. 408.) formules claires, du genre : Une maille rongée emporta tout /'ouvrage. Patience et
8 - « Je crois qu'il y a là deux tentatives parentes ; chacune à sa maniére jette des longueur de temps, etc. » (/bid., p. 411.)
lumiéres étonnantes sur les vaies de l'imagination créatrice. Si l'on pouvait décider 10 - « Le manuscrit du Gamei du bois de pins, abandonné le 9 septembre 1940, fut,
quelque revue à les réunir dans une espéce de numéro spécial qui pourrait s'appeler vers le début de l'année suivante, confié par l'auteur à l'un de ses amis, M. P., habitant
Naissance du Poéme, par exemple, avec une introduction, un "chapeau" (et alars Marseille, qui voulut le taper à la machine à écrire. Une copie en fut bientôt
précisément, ô mystérieuse corrélation, mon article sur l'inspiration mise à poil a pour remise à un autre ami, G. A., lequel, en relations avec les milieux littéraires de la zone
objet de préconiser les examens de ce genre), je crois que ce pourrait être "libre", s'était enquis de la production récente de l'auteur. G. A. ayant lu ce texte, il s'en
extrêmement intéressant. Qu'en penses-tu? » (lbid., p. 408.) ensuivit la correspondance ci-aprés. » (/bid., p. 407.)
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méprise qu'offre son écriture. Les lettres contiennent du coup la REMARQUE 3 : Un dispositif est une forme adaptée à un
légitimation de leur exposition publique : la nécessité de réagir pour problême concret devant être urgemment résolu : en
neutraliser ou anéantir avant même qu'elles n'aient lieu, et l'occurrence, un problême de réception ou de lecture.
précisément par ce dispositif, les potentielles et futures lectures qui On aura bien noté qu'ici le dispositif est fabriqué avec les
commettraient un contresens du type de celui d'Audisio. Le dispositif éléments du problême : le texte qui pose problême, les
fonctionne donc ici à la fois en réponse et en prévention, puisque lettres qui ont actualisé le problême. Le dispositif cherche à
« Le Carnet » n'est publié qu'avec son « Appendice » : il cherche à re-présenter cette actualisation.
éliminer d'emblée un type de réception présentée comme erronée. Ce qui nous conduit à dire que le dispositif est par
excellence l'outil d'une information relativiste : la forme
même de la médiation par dispositif n'est pas issue d'une
méthode formelle ou d'une rhétorique a priori, elle est
REMARQUE 2: Tout dispositif produit comme ici une mise occasionnée par le problême. À propos du dispositif, on
en scéne documentaire, dans la mesure ou tout dispositif pourrait dire qu'il y a une disposition par dispositif et par
exhibe fortement le fonctionnement pragmatique originei de problême, comme il y a une rhétorique par poéme et par
ses éléments (i. e. tout dispositif contextualise ses éléments objet chez Ponge, c'est pourquoi le dispositif est
de maniére à ce qu'ils exemplifient leur fonctionnement typiquement pongien et profondément anticartésien. L'esprit
logique, pragmatique originei: ici l'échange épistolaire). qui construit des dispositifs découvre des méthodes diverses
Le dispositif fait cela pour éviter le discours : le dispositif de médiation chaque fois adaptées aux circonstances de la
ne cherche pas à communiquer du savoir en décrivant des médiation, et l'idée qu'il existe une méthode absolue liée à
faits ou en les analysant, mais en les faisant revivre. En une qualité transcendante de l'esprit est étrangêre au faiseur
plaçant son lecteur devant des fragments factuels concrets de dispositif. (Chez Ponge, Méthodes est au pluriel.)
manifestes, le dispositif cherche à plonger celui-ci dans une
situation pragmatique comparable à celle vécue par son
auteur. Le dispositif est donc un outil de médiation
sensationnelle. Mais il oriente cette sensation, car il oriente
la perception des éléments qu'il présente, ce qui lui permet
de soutenir une position sans discours : le dispositif permet
d'éviter une discussion lorsqu'il y a risque de quiproquo.
Je note d'abord un simple effet de proximité contextuelle qu'on
peut nommer effet métonymique. Le voisinage du « Carnet »
favorise une lecture de l'ensemble [lettre d'Audisio + dénégations
de Ponge] dans le sens de ce que le « Camet » décrit de
façon métaphorique, c'est-à-dire sous l'angle de la question
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politique de l'assujettissement inéluctable et mécanique de REMARQUE : Un dispositif est le seul moyen de
l'individu au groupe. La « Correspondance >> nous apparalt alors confronter des mondes théoriques incommensurables sans
directement concernée par cette question de la RECTIFICATION, réduire la confrontation selon un point de vue et une forme
et lisible même à partir de cette notion : du coup, la méprise discursive particuliére, comme c'est toujours le cas lorsque
d'Audisio se trouve être ré-interprétable comme un symptôme des visions du monde différentes sont rendues ou traduites
révélateur d'un processus général de RECTIFICATION à échelle sous la forme d'un discours linéaire. Car le dispositif articule
humaine. Autrement dit, le de la des fragments théoriques réels et logiquement fonctionnels ;
devient lisible comme il nous confronte à leur étrangeté formelle, à leur diversité
d'une RECTIFICATION humaine idéologique, et il n'oblige pas à traduire et donc à travestir la
vemmt un de humaine : le théorie d'un monde dans le langage théorique d'un autre
texte du « Carnet >>. Cette RECTIFICATION humaine semble d'un monde qui lui serait incommensurable. Le dispositif nous
genre un peu plus sournois que celle des pins : elle n'altêre pas la place dans une situation d'apprentissage sur le tas : il nous
matiêre même de l'expression (Audisio ne cherche pas à censurer pousse à opérer des recoupements de termes, des
ou à corriger l'écrit de Ponge, alors que le pin qui pousse au sein commutations, à naus immerger dans une langue rapportée
du bois s'en trouve matériellement rectifié) mais elle en telle quelle ; le dispositif peut donc être tenu pour une forme
dénature la uniformise la lecture dans un sens particuliêrement adaptée à la médiation d'un savoir dénué
« poétique », et justifierait même la « falsification » éditoriale d'une vision du monde unifiée et maintenant la confrontation
finalement proposée par Audisio (publier le « Carnet » dans de mondes logiques et théoriques divers. C'est pourquoi on
l'anthologie Naissance du Poeme). Et, de même que la peut dire que le dispositif fournit une forme de savoir
RECTIFICATION des pins, la RECTIFICATION d'Audisio peut être compatible avec une épistémologie et une didactique
décrite comme un mécanisme global agissant fatalement sur les anarchistes.
individus d'un groupe sans que ceux-ci en aient conscience.
Le dispositif de la correspondance facilite l'analyse de ce
processus de censure sociale auquel participe aveuglément La poésie, dans le monde théorique d'Audisio, possêde un
Audisio. li souligne en premier lieu que la RECTIFICATION dessein fondamental, essentiel : celui de produire un poême. Le
procede d'un transfert d'objet entre deux mondes théoriques poême est pour Audisio la fin absolue de la poésie. Le poême doit
incompatibles. aussi articuler des unités non « interchangeables », il ne doit pas
En effet, l'exhibition des lettres échangées permet d'opposer être une « marquetterie » : autrement dit, la structure du poême
deux visions du monde irréductibles, qui s'expriment ici au travers doit répondre à une exigence d'absolu. La parole absolue du
de deux visions divergentes de la poésie : une vision essentialiste, poême est aussi une parole absolument et définitivement
celle d'Audisio, et une vision relativiste et anarchiste, celle de subjective puisqu'elle a pour fonction, selon Audisio, d'« éterniser
Ponge. le moment conjoint de la chose et du poête ».
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La poésie, dans le monde théorique de Ponge, ne posséde ni du monde théorique audisien («Naus naus retrouvons ici », « ce que
définition ni valeur absolues : elle n'est soumise à aucun ordre tu as fait, je l'ai fait pour la ballade de Dee-Why », « je crois qu'il y a
posé a priori. C'est cette absence d'ordre qui définit la dynamique deux tentatives parentes »). Cela parce que l'objet poétique issu du
de son évolution · la poésie est « révolution permanente » contre monde théorique de Ponge, le « Carnet », peut recevoir une
elle-même. Partant, « Le Carnet du bois de pins » qui se voudrait selon les ca.f:é11.11orie1s +1"""""'"'''""
« une tentative d'assassinat d'un poême par son objet » releve
bien de l'idée pongienne de poésie. Le « Carnet » est un poéme au
sens de Ponge, mais pas au sens d'Audisio. Enfin, le poême selon
Ponge ne vise pas une subjectivation essentialiste, mais au
contraire une objectivation a-méthodique ou polyméthodique et recouvre absolument la
relativiste : en effet, il s'agit d'une « affaire scientifique » certes, p(J1érne au sens de est lu comme un oc1érne
mais dont la méthode ou la technique n'est pas prédéfinie mais sens d'Audisio. Nofom~ bien cela: à cette ri.,...... .,.,,,.t;.....
« déterminée par l'àbjet ». Bref, le contraire d'une science au sens ""'ª1rlrn!"!t.·;..-.,._ le de ne saurait résister en
cartésien du terme (notons au passage que, de la science, Ponge aucune maniere ; il est entierement RECTIFIABLE dans le
ne retient pas la définition essentialiste, la quête de la vérité, mais monde d'Audisio, qui possede des catégories descriptives
seulement la dimension rhétorique: «la formule claire ».) adéquates pour effectuer cette RECTIFICATION.
Le probléme est que ce monde théorique d'Audisio non
seulement jouxte celui de Ponge, mais est celui sur leque! Ponge
REMARQUE 5 : Le dispositif articule l'opposition des souhaite intervenir par l'écriture ou contre leque! il compte résister
mondes théoriques de maniere à ce qu'elle fasse sens. li - c'est le monde théorique bourgeois. Car les catégories
oriente notre lecture du choc des mondes théoriques, en théoriques d'Audisio n'ont d'autre origine que l'histoire littéraire
suscitant le recoupement des notions ambigues, celles qui académique, doctrine qui domine et même fonde la culture littéraire
apparaissent dans les deux mondes théoriques mais bourgeoise. L'histoire littéraire est le príncipe culturel fédérateur du
renvoient à des référents différents et incompatibles. lei, les groupe lectoral bourgeois, il est pour Ponge (cela ressurgira dans
notions ambigues qui permettent l'interprétation du heurt des le Pour un Ma/herbe) ce qui définit la communauté
mondes sont bien sür celles de« poésie » et de« science ». ( « l'assemblée ») des lecteurs bourgeois, ceux qui lisent sous la
tutelle du pouvoir. Ponge écrit pour un monde qui ne peut recevoir
ses textes qu'en les RECTIFIANT.
Pourtant la lettre d'Audisio prouve aussi qu'un objet poétique Pour bâtir une ceuvre qui fasse faire positivement un pas à
produit dans le monde théorique de Ponge, en l'occurrence « Le l'homme contre l'obscurantisme, il faut donc réussir à écrire contre
Carnet du bois de pins », peut être perçu ou reçu par les membres l'histoire littéraire et les notions qu'elle fait prévaloir, alars même
du monde théorique d'Audisio comme s'il était une pure production (ou en tenant compte précisément du fait) que ces notions fondent
p - 101 -
OE ESTUDOS DA
RIRUOTECA
et légitiment pour la majorité des lecteurs (sinon tous) l'ensemble REMARQUE 6 : L'action pragmatique du dispositif de
des régles de lecture et des clés interprétatives dont ils disposent. Ponge est plus négative que positive. Le dispositif cherche
Car ces clés interprétatives ne valent que pour une lecture moins à imposer un sens, une intention sémiotique, qu'à
RECTIFICATRICE. Elles rendent la lecture possible et en même annuler le processus par quoi le pouvoir ferme le sens, exerce
temps l'uniformisent. Tel est le paradoxe auquel s'est trouvé une oppression réceptionnelle sur les objets de la langue.
confrontée l'entreprise de Ponge, et dont il prend conscience dés
La Rage de /'expression".
« Tout a lieu en lieu obscene », écrit Ponge. Cette affirmation
En à ce para~:1102<e, a dans « Le matérialiste entraí"ne immédiatement un corollaire épistémologique
Camet du bois de », et pour la ~t1rat:lll!a11e anarchiste : aucune forme de pensée, aucun savoir n'est pré-
consiste à munir ses textes d'un dh>Dl)Siitif antidote ordonné, autonome, coupé du monde, autosuffisant. Aucune vérité
coedre la RECTIFICATION. ne saurait être entendue indépendamment des conditíons
Le dispositif permet de neutraliser l'effet de RECTIFICATION politiques concrétes de sa réception. La poétique dispositale
en spectacularisant l'analyse du processus RECTIFIANT. Cela, le réalise une idée protagorassienne de la rhétorique : elle fonde une
dispositif le fait d'une maniére qui n'est pas RECTIFIABLE. expression théorique nécessitée et même déterminée par les
Pourquoi le dispositif n'est-il pas rectifiable ? Parce qu'à la circonstances réelles de la lecture, déduisant de ces circonstances
différence d'un discours, il ne constitue pas une forme descriptible les formes passagéres d'une vérité à la mesure de l'homme.
à partir des catégories littéraires dominantes, il produit du sens par
effet de disposition, donc sans qu'il soit utile de convoquer, pour
élaborer ce sens, aucune catégorie de lecture RECTIFICATRICE.
Le dispositif fait expérimenter ce qu'il démontre, il prouve sans
argumenter. Le dispositif permet donc de contourner l'obstacle
que constitue l'usage d'un mauvais code de lecture, en incitant une
lecture critique (recoupante, combinatoire) apte à saisir la logique
propre du « Carnet ».
-102 - -103-
ou
LE DISCOURS
i la coupe reste historiquement l'acte compositionnel
typique de la poésie-P, les poésies-P' trouvent dans les
déplacements les gestes créateurs qui les caractérisent le
mieux. L'un d'eux, celui qu'on appelle communément
« détournement » et dont nous avons vu un exemple avec Roche,
semble plus banal que les autres et apparemment plus simple.
Détourner, ça n'est jamais que faire un usage délibérément
déplacé - donc inorthodoxe - d'un signe. Et détourner a toujours
une visée active : produire un effet de sens dirigé contre le
systeme de valeurs et les croyances doxales qu'implique
directement l'usage orthodoxe de l'objet détourné - on le vérifie
aisément par !'exemple des avions.
Nombreuses sont les opérations de décontextualisation, re-
médiation, cut up qui peuvent être décrites comme des
détournements car nombreuses sont les compositions-P' prévues
pour être des objets paradoxaux : vírus ou parasites des systemes
symboliques à fort contenu idéologique ou machines heuristiques
conçues pour être des outils de dislocation des nappes discursives
propagandistes.
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poésie mais aussi les signes par quoi une écriture peut nous trace structurelle perceptible au cceur du fonctionnement
apparaltre poétique. sémantique disposital. J'observerai donc comment le dispositif
Je veux, de cette strophe, proposer une lecture dispositale, trahit sa cause doublement : par les effets de sens qu'il induit,
c'est-à-dire une lecture présente le détoumernent pour ce qu'il d'une part, et dans sa maniere spécifique de les induire, de l'autre.
est : un acte générique constitutif de la poétique des dispositifs Autrement dit, je serai conduit à tenir compte des dimensions
symboliques ; une de ses opérations primordiales, mais non pour méta-dispositales du dispositif.
autant une opération premiere. Mon but est de faire apparaítre le Si dispositif symbolíque il y a, c'est probablement parce que sa
détournement comme nécessité s'impose pour une cause communicationnelle : une
élémentaires. À partir de quoi je pourrai entrevoir l'esquisse lacune affectant les formes habituelles, lisses, continument
d'une sorte de grammaire du dispositif comme combinaisons articulées du discours écrit. C'est la nature de cette lacune qu'il
d'actions élémentaires variées (on verra qu'elles n'excedent pas le faudra découvrir.
nombre de trois), de la même maniere que le récit linéaire a pu être
analysé comme une succession de transformations (par Vladimir Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n 'a
Propp puis Tzvetan Todorov par exemple). pas le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au
Si j'ai choisi d'analyser le processus d'un détournement, ce moins singulieres. Ce que tu dis là, homme respectable, est la
n'est pas seulement pour affiner ma définition structurelle du vérité ; mais une vérité partia/e. Or, quelle source abondante
dispositif et la description de son fonctionnement sémantico- d'erreurs et de méprises n'est pas toute vérité partiale ! Les
syntaxique. C'est aussi pour historiciser quelque peu cette bandes d'étourneaux ont une maniere de valer qui leur est
définition, la rattacher à des enjeux poétiques circonstanciés. En propre, et semble soumise à une tactique uniforme et réguliere,
effet, puisqu'un détournement est toujours un détournement telle que serait une troupe disciplinée, obéissant avec précision
« contre » ou « vers », un acte idéologiquement significatif dans à la voix d'un seul chef C'est à la voix de l'instinct que les
son fonctionnement sémiotique même, sa lecture me conduira à étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher
reconnaltre un imaginaire lié à l'émergence des poétiques toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol
dispositales, aux causes de leur élaboration. Je serai donc amené les emporte sans cesse au-delà ; en sorte que cette multitude
à proposer une réponse à la question : pour quelles raisons un jour d' oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même
se met-on à construire des dispositifs, pourquoi ne persévere-t-on point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se
pas à employer des formes qui n'en sont pas, c'est-à-dire des croisant en tous sens, forme une espece de tourbillon fort agité,
formes discursives linéaires homogenes ? Quel bénéfice dont la masse entiere, sans suivre de direction bien certaine,
symbolique ou pragmatique imagine-t-on tirer de l'hétérogénéité parait avoir un mouvement général d'évolution sur elle-même,
manifeste des constructions dispositales ? résultant des mouvements particuliers de circulation propres à
chacune de ses parties, et dans lequel le centre, tendant
Cette réponse, je vais la chercher dans le dispositif détournant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé,
lui-même, comme thême ou objet représentationnel et comme repoussé par l 'effort contraire des lignes environnantes qui
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pesent sur lui, est constamment plus serré qu'aucune de ces directement désignée : c'est la non-pertinence, appliquée aux
lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d'autant plus, qu 'elles Chants, d'un habitus de lecture et d'une grille interprétative-
sont plus voisines du centre. Malgré cette singuliere maniere de évaluative que chacun aura reconnus comme issus de la
tourbillonner, les étourneaux n 'en f endent pas moins, ave e une dichotomie essentialiste : « le fond » (l'idée, le contenu) vs « la
vitesse rare, l'air ambiant, et gagnent sensiblement; à chaque forme » (ici la « prose»). li s'agit là, comme on sait, d'un des
seconde, un terrain précieux pour le terme de leurs fatigues et le príncipes premiers de l'idéologie classique de l'écriture. Le texte
but de leur pelerinage. Toi, de même, ne fais pas attention à la refuse donc d'abord d'être lu comme s'il relevait d'une écriture
maniere bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, instrumentale et décorative, comme s'il était le véhicule déplaisant
sois persuadé que les accents fondamentaux de la poésie n 'en d'idées « singuliéres » qu'on pourrait à la limite récrire en une
conservent pas moins leur intrinseque droit sur mon paraphrase claire. Mais son refus ne s'arrête pas là puisque bientôt,
intelligence. Ne généralisons pas des faits exceptionnels, je ne proscrivant ainsi sa lecture en tant qu'une forme-sens significative
demande pas mieux: cependant mon caractere est dans l'ordre en soi, isolément, le voici qui affirme que sa compréhension (« son
eles choses possibles. intelligence ») n'est pas à attendre d'un surcroit d'« attention » porté
Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant V, strophe 1. sur sa matiere signifiante («la maniere bizarre de chanter »). li
produira sbn effet autrement. La dichotomie fond/forme n'est donc
pas seule à être rejetée comme une vision obsolete ou inadaptée,
puisque ensuite se trouve récusée l'idée même que la saisie de la
signifiance textuelle réside dans le décodage d'une relation
signifiant verbal / signifié fixée et unifiée par une SINGULARITÉ :
DE MON DIRE. » sinon un sujet (discursif) stable, du moins une intention (sémiotique
Comme le Chant l et le Chant VI, le Chant V s'ouvre sur et esthétique) manifeste ou reconstituable, n'importe quelles traces
l'apparence toute rhétorique d'un dialogue : il s'adresse au cohérentes d'une instance (auctoriale) organisatrice en amont (un
« lecteur ». Mais il s'agit moins ici d'avertir ce dernier sur ce qu'il « caractere » ). Les Chants interdisent dês lors toute lecture
risque de trouver dans la suite du livre que de discuter sa lecture a stylistique (postulant une cohérence, une unité des effets) et ce,
priori, c'est-à-dire de commencer par la récuser en la présentant d'ailleurs, au moment même ou cette lecture, se substituant peu à
d'emblée comme un mésusage, une saisie réduite, « partiale » du peu à la lecture bourgeoise, est sur le point de devenir La Lecture.
potentiel signifiant de cette « prose». Dans l'imaginaire de la réception qu'ils développent a disparu tout
Ces quelques lignes instaurent donc immédiatement un type lieu intangible du sens, toute réserve de «la vérité ». Le monde
três particulier de relation discursive : elles énoncent un lectoral apparalt alors tel un espace éclaté et composite sans
métadiscours paradoxal car celui-ci, n'étant jamais lui-même qu'une mode hégémonique de réception. li n'y a plus Un lecteur aux
« prose » maldororienne, demeure encore susceptible d'être frappé réactions prévisibles, partenaire d'une discussion vraisemblable.
par ce qu'il affirme, donc d'être compris partialement ou en partie « Le lecteur » se retrouve « partialisé », ne représente jamais
fautivement. Cette mauvaise lecture a sa cause premiere assez qu'une partie du monde, un parti pris interprétatif. « Le lecteur »
- 11 o - - 111 -
incarne de multiples processus d'activation sémiotique de la Reste à savoir maintenant comment la poétique ducassienne
forme : il représente une PLURALITÉ. La notion même de réalise effectivement ce compte tenu pragmatique.
compréhension sémantique est donc relativisée à l'extrême.
Cela est d'une incidence cruciale sur la poétique maldororienne : : ce introductif tient lieu >i;1n;:ucJ11u@:;:ue
dês lors que le monde de la réception n'est plus envisagé comme dans la mesure ou il effectue les fonctions
un espace hiérarchisé dans leque! régnent les lois fixes de codes suivantes
de lectures communs à tous, la production poétique ne peut plus
se penser comme un partage (de sens, de valeurs esthétiques), A) li instaure un cadre c'est-à-dire
une communication, c'est-à-dire comme une expression compte un type de communication caractérisée par une forme
tenu de ces codes. L'objet poétique doit désormais se concevoir a illocutoire et un théme. lei, nous l'avons dit, la
priori comme signe fatalement instable, symbole erratique et sans communication est du genre discours métacritique (un
caution de sens. « je » s'adresse à un « tu-lecteur » à propos de la prose
LA maldororienne). Dans notre cas précis, qui en cela
'VÉIRIS>ÉE PAR LA s'apparente au dispositif rochien précédent, le cadre
DES LECTURES ATTENDUES ; LOR.S SE TROU'VE pragmatique est aussi prétexte à un encadrement
TOUTE POSSIBILITE D'UNE DE cotextuel, l'ouverture d'une zone d'écrit dont le régime
communicationnel reste celuí des premiéres lignes.
Ou coup, logiquement, le lieu du poétique se déplace. Puisque
la forme tombe inéluctablement dans la confusion lectorale, la B) H annonce une crise du discours. L'étiquette
poésie affectera maintenant cette part de la signifiance par quoi le rattache ce cadre communicationnel à un contexte de
texte se trouve être significatif sans se réduire à une structure réception problématique : il existerait une dysharmonie
signifiante préfixée par un sujet producteur. Cette part dynamique entre les modes de signifiance du texte et les modes
- de la parole, donc, qui produit du sens tout en n'étant pas à de lecture (et d'évaluation esthétique) courants, c'est-à-
proprement parler sémantique -, ce ne peut être que la part dire relatifs aux lecteurs de l'époque : toute lecture-
pragmatique de l'écrit : sa dimension situationnelle ou contextuelle. décodage formelle subjectivante reste insuffisante.
Donc cette communication discursive, cette «prose»,
sous cette forme et dans le contexte pragmatique ·qui
est le sien, risque d'être méconnue, de voir sa fonction
ON PASSE D'UNE POÉTIQUE DE LA FOR.ME
gauchie. li n'y a donc logiquement pas d'autre solution
AUTONOME À UNE POÉTIQUE DE LA
que de passer par un autre moyen de signification qui
CONTEXTUALISATION.
DÉSORMAIS, POÉSIE :::: COMPOSITION DES court-circuite la relation discursive (la « discussion ») et
INTERACTIONS FORMES I CONTEXTES. le mode d'interprétation qui lui est naturel, la synthése
de l'expression en « idées ».
- 112 - - 113 -
C) La création d'un horizon de lecture dis- Une fois cette étiquette lue et le cadre communicationnel posé, le
po,siital1e. La lecture formelle subjectivante est la cause décrochement disposital peut avoir lieu. li se manifeste íci par une
du probléme communicationnel : le dispositif est donc rupture stylistique brutale, mais qui n'est pas du tout accusée
attendu comme la fabrication ad hoc, destinée typographiquement. Au contraire, la typographie affecte la continuité.
spécifiquement à résoudre ce probléme. L'annoncer Cependant, il apparalt avec évidence qu'on sort du métadiscours
(l'étiqueter) est la maniére d'enclencher un mode de préliminaire (les índices d'interlocution disparaissent tout à coup)
compréhension autre, adéquat à cette écriture pour entrer dans une autre zone, purement et zoologiquement
« bizarre » : une compréhension qui ne se focalise plus descriptive : la longue description du vol des étourneaux, minutieuse,
sur le seul aspect de la matiére-maniére du texte. un peu laborieuse même de minutie. Cette zone descriptive est
strictement limitée et délimitée : les índices d'interlocution, en
RNEMENT : est introduit dans le cadre véritables marques frontaliéres, la circonscrivent absolument. Quand
communicationnel m1E!!t:'llc,ritin1111oll!_ semii-d1isc:ré~tem~e11·t, le lecteur la termine, il replonge dans l'environnement métadiscursif
droit sorti du Dr Chenu - chacun s'en initialement posé. Nous nous sommes donc trouvés face à quelque
chose qui ressemble à un insert semi-discret, j'entends camouflé et
motivé : camouflé parce que sa place est motivée dans l'ordre du
Le préliminaire-étiquette est donc placardé là pour avertir ou du discours. En effet, l'inscription de la zone zoologique dans le cadre
moins laisser entendre discursivement que quelque chose de non textuel métadiscursif est non seulement maquillée
discursif va se produire. Ce qui me permet de noter d'emblée cette typographiquement mais aussi légitimée rhétoriquement, justifiée
caractéristique essentielle des dispositifs textuels - la tension qu'ils aprés coup (« toi de même ... ») comme relevant d'une logique
instaurent fatalement entre deux régimes de lecture : bénigne : celle de la comparaison à valeur explicative métatextuelle
1) un premier régime élémentaire, en l'occurrence linéaire et (le comparé est le régime poétique même du texte). Pourtant, ce
continu, dans leque! l'ordre discursif importe (il est nécessaire ici que détournement produit un effet de tension
l'étiquette soit lue d'abord pour qu'elle en soit une, et le moyen utilisé Même s'il peut fonctionner linéairement-discursivement, c'est-à-dire
pour qu'elle soit lue en premier est de la mettre au début - ce qui s'articuler continüment comme l'un des membres de la comparaison,
n'est qu'un moyen parmi d'autres) ; il ne saurait entiérement être lu comme tel. li est trop stylistiquement
outré, trop connoté pour se réduire à cette simple fonction
2) un régime disposital à proprement parler, ou la signifiance se comparante, être totalement résorbé en simple figure du
réalise en fonction des modes d'interaction des différentes zones métadiscours. Ce fragment zoologique, par sa facture, sa
textuelles coprésentes, et donc des différents cadres communi- « maniére », exemplifie si fortement son origine scientifique que,
cationnels et contextes pragmatiques qu'elle convoque. MAIS LA immédiatement, il conduit son lecteur à penser : « voilà un pastiche
SIGNIFIANCE DISPOSITALE SE DÉTACHE DE LA LECTURE d'article scientifique de l'époque » ; ou encore et à juste titre : « voilà
LINÉAIRE. LA LOGIQUE LINÉAIRE LUI SERT DE SUPPORT, DE un extrait textuellement recopié dans une encylcopédie de
SOCLE OU D'ARRIÉRE-PLAN. l'époque » (en l'occurrence une partie de la page 179 de
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l'Encyc/opédíe d'hístoíre nature/le du Dr Chenu, chapitre « oiseaux », C) d'une induction sémantique par effet de disposition :
édition Marescq et Cie, publiée entre 1850 et 1861 ). l'intégration ou suture est insuffisante et l'usage premier,
Non seulement ce fragrnent descriptif désigne son contexte scientifique du fragment est du coup convoqué à la lecture en sorte
originei, son univers logique premier, mais il le fait d'une maniere que soit provoquée une interférence pragmatique frappante. Cet
parfaitement obvie (assez en tout cas pour qu'un universitaire effet alors comme le même du contrôle
songe à retrouver la source du plagiat et y parvienne). effectué par le sur la
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CoMMENT DANS 1, CES DÉPLACEMENTS décrire métaphoriquement le fonctionnement du texte. La
CONTEXTUELS ll\ll:IU!SENT·ILS UNE SIGl\llflCATION ? recontextualisation semi-discrete est donc là pour
provoquer de maniere sensible à la lecture la
L'étiquette oriente largement leur sémantisation. Dans le commutation du statut d'un
contexte métadiscursif, on l'a dit, se trouvent remises en cause les
lectures fondées sur l'idée d'une relation binaire fixée : forme/ fond
ou structure forme-sens. Ce cadre donne un sens critique précis
au geste de détournement, lui confere une fonction démonstrative.
En effet, ce détournement nous fait expérimenter à la lecture :
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l.ECTUllU!!. Ce qu'il prouve, en définitive, par simple effet de de propos. La conséquence de cette crise est l'annulation même
disposition, ponction-recontextualisation, c'est que le fond, le sens, de l'idée que lire équivaut à « comprendre » (des « idées »), que
les idées d'un texte ne sont à pas à chercher, bille en tête, dans le lecture égale décodage d'un sens « vrai », pré-inscrit (« rien n'est
texte, dans sa maniêre d'être écrit (« chanté » ), que leur cause faux qui soit vrai ; rien n'est vrai qui soit faux », Poésies li). Puisque
premiére, donc, n'est pas structurelle : le sens, les idées sont avant aucun code ne permet plus une compréhension du discours qu'on
tout des effets d'usage en situation ; ils sont le produit de logiques puisse référer à un point fixe, unique, objectif, il faut donc inventer
contextuelles. Ainsi Les Chants prouvent-ils ce qu'ils affirment des formes qui dans les faits (pragmatiques) court-circuitent le
initialement. Mais ils prouvent par des faits de lecture (« il est proces de cette compréhension. Le ducassien est
préférable de prouver par des faits ce qu'on avance » VI, 1) et la forme élaborée pour à ce besoin. On voit
sans sans du que, somme son rôle consiste à résoudre un
moment même ou ils décrêtent da•ut:e11J1s11:~. nr1fllhllÃ........ d'interiace ou
toute communication discursive («Une logique existe des codes entre émetteur et re1ceot1~u1r.
pour la poésie. Ce n'est pas la même que celle de la d'incommensurabilité
philosophie. » Poésies li). La forme de la probation dispositale est surgíiss;a111t entre les actants de la communication.
l'épreuve lectorale dont le dispositif organise et contrôle La mécanique maldororienne fonctionne quand elle réussit à
l'interprétation. Le dispositif révêle donc une vérité qui semble entrainer une délocalisation du sens : de la singularité formelle
surgir et s'imposer lors de la pratique de lecture, une « vérité du discours vers la pluralité des lecteurs empiriques, ou, plus
pratique » et directement efficace. précisément, vers la multiplicité de leurs lectures rendues
perceptibles en tant qu'ensemble d'actions-réflexes significatives
La poétique du dispositif dans les Chants de Maldoror en soi. Le dispositif, en définitive, officie tel un révélateur de ce
posséde sa cause circonstancielle affirmée (et reprise mainte fois qui en régime « lecture normale » demeure pour le lecteur
dans Poésies) : une crise de la communication littéraire due à la l'invisibilité même : ses réflexes de décodage du texte. Ceux-ci
division de la réception en différentes modalités lectorales, toutes constituent dês lors la matiêre signifiante, la seule digne
déclarées inadéquates (inadéquates précisément parce que d'interprétation et d'évaluation.
diverses, donc relatives, forcément « partiales »).
Les lectures classique mais aussi romantique ou
ON PASSE D'UNE POÉSllE CONÇUE COMMIE
expressionniste ont perdu tout crédit : le lecteur ne saurait POURVOYEUSE D'OBJETS ESTHÉTIQUES SUSCEP-
accéder à ce qui lie une « maniêre » d'écrire à une « intelligence » TllBLES DE RECEVOIR UN JUGIEMENT DE GOOT À UNE
cohératrice. li ne peut plus lire en présupposant (ou en POÉSIE POSITIVE CONÇUE TRES CONCRETEMIENT
reconstruisant) au fondement de l'écrit une instance discursive COMME UN EXERCICE DU LANGAGE À IFINAUTÉ
fédératrice prédéfinie : sujet, auteur, « caractere » ; ceux-ci HEURISTIQUE.
resteront - c'est annoncé - indéfiniment virtuels (« dans l'ordre
des choses possibles »), indifférents et d'ailleurs littéralement hors
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Vous vous trouvez dans la situation difficile suivante : avec Un dispositif est un appareil sensationnel destiné au contrôle
vos interlocuteurs vous ne pouvez parler, disons, qu'en espagnol. de la communication : il cherche à déclencher des interférences
Mais ceux-ci ont appris l'espagnol dans une trés mauvaise de réflexes pragmatiques. Pour ce faire, il convoque dans un
école : ils reconnaissent tous les mots que vous utilisez alors que contexte spécifique d'autres contextes communicationnels en
leur lexique est pipé ; ils s'imaginent saisir le sens des phrases disposant des fragments qui les exemplifient. Un dispositif est
que vous prononcez quand les termes qu'ils utilisent dans des donc toujours le produit d'une combinaison de détournements. Et
constructions syntaxiques en gros acceptables ne renvoient pas le détournement lui-même est un complexe de trais opérations
aux mêmes réalités que vous. Leur discours n'adhére pas au portant sur les trais éléments nécessaires à détourner : le
même monde, cependant il posséde la même apparence et la contexte-source, le contexte-cible, l'élément ponctionné. Ces trais
même organisation que le vôtre. Au cours de la conversation opérations effectuent des déplacements pragmatiques qui
(grâce, par exemple, à certains objets du contexte qu'ils trouvent dans les trais tropes élémentaires (synecdoque,
désignent en termes inattendus), vous vous rendez compte que métaphore, métonymie) quelque chose comme leurs équivalents.
quelque chose cloche, que vos interlocuteurs comprennent mal Un effet de disposition est le résultat de ces trais figures
voire pas du tout ce que vous leur dites. li peut arriver même que dispositales élémentaires, c'est-à-dire, dans la pratique, de leurs
vous soupçonniez la cause de ce quiproquo. Cependant il est combinaisons multiples.
bien sür impossible et inutile d'essayer de le leur signifier en
espagnol, car les termes dont vous disposez pour cela ont toutes a) ou ponction d'un élément dans le contexte-
les chances d'être entendus dans un sens qui n'est pas le vôtre ; source de maniére à ce que cet élément puisse efficacement
et plus vous paraphrasez les termes douteux, plus vous exemplifier son contexte, soit lisible selon les lois du contexte,
introduisez dans votre explication de nouveaux termes douteux, non seulement le connote mais le convoque à la lecture. Notons
la difficulté est donc insurmontable si vous persistez à rester dans qu'un élément peut aussi bien être sélectionné pour ses facultés
le (méta)discours. Pour contrôler au minimum l'échange à s'adapter (à se mouler) dans le contexte-cible sans s'y fondre
d'informations, il faut trouver une solution pratique non discursive car, dans tous les cas, l'élément doit pouvoir représenter son
faisant appel à un lieu commun, des compétences minimales contexte-source ou, plus précisément, faire office de stimulus
partagées par tous. Produisez, par exemple, un spectacle pour lecture-réflexe dans la logique de son contexte-source. La
terrifiant élémentaire. Éteignez la lumiére, hurlez telle une armée réduction est double : non seulement une partie (un fragment
de chats écorchés, battez vos ailes de chauves-souris et textuel zoologique) renvoie (stimule) la saisie d'un tout (le
écoutez-les formular en leur langage l'équivalent de votre « j'ai contexte pragmatique zoologique-encyclopédique), mais cette
peur », confrontez-le publiquement avec le vôtre : ce sera le partie voit son potentiel sémantique momentanément réduit à
début d'une clarification linguistique. Lorsque l'efficacité cette fonction exemplificatrice.
pragmatique du discours orthodoxe commence à être l'objet de
soupçon, il est légitime d'avoir recours à un dispositif sémio- b) Métaphore ou transfert de l'élément du contexte-source vers
contextuel de ce type ou d'un autre. le contexte-cible. Cette métaphore est une opération nécessaire à
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la création d'interférences pragmatiques mais, seule, elle est
insuffisante à en décrire la cause.
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TABLE
CüLLECTION CD :
TRAVERSES: