Les Mysteres de L Au-Dela 000001168

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COLLECTION" P R É SE N C E D U CATHOLICISME "

Les Mystères de l'Au-delà


Edition refondue des « Fins Dernières »

par

ALBERT MICHEL
Docteur en Théologie
Membre de l'Académie Pontificale de Saint Thomas d'Aquin

PARIS-Vla
LIBRAIRIE P. TÉQUI, ÉDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82

3* édition
http://w w w ,liberius,net

© Bibliothèque Saint Libère 2014,

T oute reproduction à but non lucratif est autorisée.


LES MYSTÈRES DE L’AU-DELA
NIHIL OBSTAT :
Insulis, die 30 martii 1927,
J. B o u c h é .
REIMPEIMATUR :
Argentorati, die 22 ju lii 1932,
É. K re tz ,
v.g.
IMPRIMATUR :
Insulis, die 5 aprilis 1927,
t Hector-Raphael Q u i l l i e t ,
episc. In su lensis.

NIHIL OBSTAT :
Sancti Deodati, die 18 maii 1953,
G. K o p p .
IMPRIMATUR :
Sancti Deodati, die 22 m aii 1953,
A. P i c a r d ,
v. flr.
AVANT-PROPOS

L a prem ière édition de ce volum e était le résu m é


d ’u n cours s u r les F in s dernières, d onné a u x
étu d ia n ts de la F aculté de théologie de L ille. L a
présente édition est p lu tô t la syn th èse d ’u n certain
nom bre d’études, tra va u x d’ensem ble ou articles
de revue, dans lesquels Fauteur a exp rim é sa pensée
su r les vérités concernant la vie de FAu-delà. Cette
vie est p ro fo n d ém en t m ystérieu se et, q u a n d Fesp rit
h u m a in veu t s ’a ven tu rer à en sonder le m ystère, il
risque fo r t de s’égarer dans des im aginations où le
s e n tim e n t personnel p ren d ra it vite fig u re de vérité.
I l fa u t, à to u t p rix, éviter ce dévergondage dange­
re u x pour la fo i et s’efforcer de n ’écarter le voile
d u m ystère que dans la m esure où il a p lu à D ieu,
p ar l’interm édiaire de son Eglise, de n o u s éclairer<
E n seig n em en t a u th e n tiq u e de l’E glise; explica­
tion fondée des m eilleu rs théologiens e t très p a rti­
VI LES MYSTÈRES D E i/A U -D ELA

cu lièrem en t de l’A nge de VEcole, voilà ce q u ’on se


propose de m e ttre ici en relief. E t pas autre chose.
L ’exposé de la doctrine n ’est p lu s to u t à fa it la
m êm e que dans les éditions précédentes. T o u t
d ’abord, les textes scripturaires o n t été revu s avec
soin et la traduction en est prise dans la B ible P iro t-
Clamer. D eux additions im p o rta n tes ont été fa ites :
l’une est relative à Y « option » que certains a u teu rs
placent p o u r tous les h o m m e s à l’heure de la m o r t;
Vautre concerne la com m union des sa in ts chez
les âm es d u P urgatoire (les précédentes éditions
avaient cru devoir réserver ce s u je t à l’a u teu r d u
livre L a C om m union des S aints paru dans la m êm e
Collection). L a preuve scripturaire d u P urgatoire a
été rem aniée, e t quelques indications données à
propos des « apparitions d ’âm es » et d u ju g e m e n t
dernier. L a question des L im b es est renvoyée à
u n ouvrage u ltérieu r, d o n t certaines controverses
ou h yp o th èses contem poraines m o n tre n t l’oppor­
tu n ité, su r les E n fa n ts m o rts san s baptêm e. L ’au­
teu r abandonne les h yp o th èses ém ises su r l’action
d u fe u in fern a l su r les corps ressuscités p o u r s ’en
ten ir p ru d e m m e n t à une suggestion déjà retenue
dans la seconde édition d u m a n u el D octrine et Vie
ch rétien n es (Berche e t Pagis, éditeurs). D ’a u tres
m o d ifica tio n s, m oins im p o rta n tes, m a is to u tes
utiles, co n trib u ero n t, il fa u t l’espérer, à une pré­
sentation, p lu s précise et p lu s nuancée à la fois, de
la doctrine des F in s dern ières.
D epuis vingt-cinq ans, l’auteur n ’a-t-il pas eu bien
des occasions de revoir, de préciser, de renouveler
sa pensée e t de la m e ttre d ’accord avec les m e il­
leu rs résu lta ts des e ffo rts d ’autres théologiens?
C ’est ce q u ’in d iq u era , d a n s la bibliographie annexée
AVANT-PROPOS V II

à chaque chapitre, la liste de ses tra va u x personnels


su r le su je t, Cette liste su ffira à convaincre le lec­
teu r que le p résen t livre est le résu lta t d ’une longue
réflexio n et d ’une étude approfondie des questio n s
abordées. Il sem ble, d ’ailleurs, q u ’on parle m ie u x
de VAu-delà q u a n d on n ’en est p lu s soi-m êm e très
éloigné et q u ’on s ’approche de la bienheureuse
éternité.
SIGLES EMPLOYÉS

A.C. = Ami du clergé, Langres.


C.R. = Corpus reformatorum.
D.A. = Dictionnaire apologétique de la foi
catholique (d’Alès). Beauchesne, Paris.
D.B.Sp. = Dictionnaire de la Bible, Supplément.
Letouzey.
D.-B. = Enchiridion Symbolorum... Denzinger-
Bannwart.
D.P.C.R. = Dictionnaire Pratique des Connaissan­
ces religieuses. Letouzey.
D.T.C. = Dictionnaire de théologie catholique.
Letouzey.
P.L. et P.G. = Patrologie latine, Patrologie grecque,
Migne.
R.A. = Revue Apologétique.
R.C.F. = Revue du clergé français.
R.Ph. = Revue de philosophie.
R.Q.H. = Revue des Questions historiques.
R.Th. = Revue thomiste.
T.D.C.O. = Jugie, Théologia dogmatica christiano-
rum orientalium.
Pour saint Thomas : C.G. = Summa contra Gentiles. —
S.T. = Summa theologica. — S.T. Suppl. = Supplé­
ment de la Somme théologique. — Sent. = Commen­
taire sur le Maître des Sentences.
CHAPITRE PREMIER

Notions préliminaires

L’intelligence de la doctrine catholique sur les fins


dernières de l’homme suppose trois données préalables
touchant le terme imposé p ar la mort à la vie d’épreuve,
la psychologie des âmes séparées et la durée qui mesure
la vie des esprits dans l’au-delà. La psychologie des
âmes nous amènera à formuler quelques réflexions sur
la possibilité d’une dernière option de l’âme au moment
de la mort.

§ I . LA M ORT, TERME DE NOTRE VIE d ’ÉFREUVES.

La voie préparatoire à la vie future ne se continue


pas au delà du terme de la vie présente, et de l’issue
de notre pérégrination terrestre dépend notre état futur
d’immobilité dans le bonheur ou le malheur. L ’E glise
a toujours professé cette vérité explicitement. S’il n’en
existe pas de définition solennelle, la Tradition l’a
toujours enseignée comme une vérité de foi : témoin,
le rejet, comme doctrine hérétique, de l’hypothèse,
attribuée à Origène, de vies nouvelles avec des possi­
10 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

bilités d’épreuves renouvelées et de salut définitif pour


les pécheurs.
1. L’enseignement de l’Ecriture. — La description du
jugement dernier (S. M a t t h i e u , x x v , 31-46) nous fait
entendre que ce jugement aura pour unique objet les
actions de la vie présente et pour issue la double sen­
tence, éternelle récompense ou éternel châtiment. Ce
jugement sera donc suivi d’une félicité ou d’une peine
sans changement possible, puisqu’éternelles.
Même enseignement dans la parabole de Lazare et
du mauvais riche {S. Luc, xvi, 19-31). Tous deux reçoi­
vent la récompense due aux actions de leur vie ter­
restre et leur nouvel état ne comporte plus de change­
ment : € II a été établi, dit Abraham au riche enseveli
dans l’enfer, entre nous et vous un grand abîme, de
sorte que ceux qui voudraient passer d'ici chez vous
ne le pourraient pas, et ceux de là-bas ne passent pas
non plus vers nous. > Etat immuable, définitif, et dont
le damné se rend si bien compte qu’il sait ne pouvoir
lui-même avertir ses, frères (v, 28-29).
Si l’immobilité dans le bonheur ou le malheur n’était
pas un dogme certain, à quoi serviraient les graves
avertissements du Christ : briser toute attache, toute
habitude pouvant être occasion de scandale (M a t t h .,
x v i i i , 8-9; M a r c , i x , 42-47); se renoncer à soi-même et
prendre sa croix (Luc, xiv, 27); veiller et p rier dans
l’attente continuelle du dernier jour (M a t t h ., xxrv, 42-
44), afin de ne pas être surpris « dans les excès de
table, dans l’ivrognerie et dans les soucis de la vie »
(Luc, xxi, 34), Tous ces textes supposent que l’instant
de la mort est décisif et qu’il sera ensuite impossible
à l’homme de m ériter ou de démériter, de faire péni­
tence de ses fautes ou de perdre la grâce divine.
L’apôtre saint Paul n’est pas moins formel. « Il faut
que nous comparaissions tous devant le tribunal du
Christ, pour que chacun reçoive ce qu9{il aura mérité)
dans son corps, suivant ce qu'il aura accompli soit en
bien soit en mal * (II Cor., v, 10). Notre état futur
dérive donc de ce jugement et ce jugement aura pour
objet unique les actions de la vie présente, ce que
chacun aura m érité quand il était encore « dans son
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 11

corps ». Cette pensée fondamentale éclaire d’autres


assertions de l’Apôtre: « Nous moissonnerons au temps
voulu, pourvu que nous ne venions pas à défaillir. Ainsi
donc, pendant qu’il en est temps encore, faisons du bien
à tous, spécialement à nos frères dans la foi » {Gai,, vi,
10). Et encore : « Exhortez-vous mutuellement chaque
jour, tant que dure cet € aujourd’hui'», pour que nul
d’entre vous ne s’endurcisse par la séduction du
péché » (Hébr., n i, 13). Dans ce dernier texte, l’auteur
inspiré prend comme thème de son exhortation les
paroles du psaume XCIV, 8 : « Oh! puissiez-vous, du
moins aujourd’hui, écouter sa voix! » et il adapte le
terme « aujourd’hui » au temps de la vie présente.
« C’est aujourd’hui qu’il faut faire la volonté de Dieu;
demain peut-être il sera trop tard... »
Même doctrine chez saint Jean, qui distingue dans
son évangile (v, 25-29) deux temps où la voix du Fils
de Dieu se fera entendre : Le prem ier temps est le
temps de la vie présente: « L’heure vient, et la voici
déjà arrivée, où les morts entendront la voix du Fils
de Dieu. » Il s’agit des morts spirituels, de ceux qu’a
frappés la m ort du péché; la voix du Fils de Dieu se
fait entendre à eux, afin qu’ils ressuscitent spirituel­
lement, « et ceux qui l’auront entendue vivront » (v,
25). L’autre temps est celui de la consommation des
siècles. De ce temps, il est écrit : « L ’heure vient où
tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa
voix » (v, 28). Il s’agit ici de ceux qui sont morts à la
vie du corps. La voix du Fils se fera entendre; mais
ce ne sera plus pour exciter leur libre arbitre vers le
bien; il s’agira simplement d’appeler au jugement les
hommes ressuscités et de prononcer sur eux la sentence
méritée : « Ils sortiront (des tombeaux), ceux qui
auront fait le bien, pour une résurrection de vie, et
ceux qui auront pratiqué le mal, pour une résurrection
de jugement » (v, 29), et ce jugement, n’étant pas à la
vie, confirmera leur perte éternelle.

2. L’enseignement de la Tradition. — Cet enseignement


apparaît dans la condamnation de Yorigénisme, Parm i
les erreurs connues sous le nom d’origénisme, un cer­
tain nombre doivent être attribuées à Origène. Non
12 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

seulement dans son De Principiis, mais encore dans


plusieurs autres ouvrages, le grand docteur alexandrin
a positivement enseigné, pour les esprits engagés dans
la vie de l’Au-delà, la possibilité d’une conversion du
mal au bien. Au nom du principe de la liberté qui,
selon lui, doit toujours comporter le pouvoir de choisir
entre le bien et le mal, Origène envisage avec complai­
sance une restauration finale (apocatastase) dans le
bien de totfs les êtres intelligents.
Ce rétablissement, cette apocatastase, doit être le but final
et le terme dernier de révolution universelle. Lorsque tous
les ennemis seront soumis au Christ, que le dernier ennemi,
la mort, sera anéanti et que le Christ, à qui tout aura été
soumis, remettra le royaume à son Père, ce sera la fin; et
cette fin nous permet de nous représenter le commence­
ment... D'un commencement identique sont sorties les
variétés et les différences actuelles qui, par la bonté de
Dieu, dans la soumission au ^Christ et l’unité du Saint-
Esprit, seront ramenées à un même dénouement semblable
à l’origine. (De Princ., I, vi, 2.)
M. Bardy, à qui nous empruntons cette traduction
(D.T.C., xi, 1551, art. Origène), rappelle opportunément
que cette théorie de l'universelle restauration « ne
s'accorde pas avec les données les plus certaines de la
révélation » ; et il ajoute : « Il semble qu'Origène
lui-même s'en soit rendu compte et qu’il ne la présente
guère que sous forme d'hypothèse, sans vouloir l’impo­
ser à ses lecteurs » (col. 1553). Quoi qu'il en soit, à
p artir du v* siècle, cette erreur fait des ravages et la
croyance à l’éternité de l'enfer s'en ressent. Saint
Jérôme dénonce le mal. Mais ce n ’est qu’au vie siècle,
sur l’initiative personnelle de l’empereur Justinien, que
le coup de grâce est porté à l’origénisme. Cet empereur-
théologien avait composé un édit contre les doctrines
origénistes. Il fit approuver son édit par un synode de
Gonstantinople, présidé p ar le patriarche Ménas, en
543. Les actes de ce synode, qui p ar lui-même n’avait
pas autorité œcuménique, furent ensuite envoyés à tous
les évêques et archim andrites, qui durent signer l'ana-
thème contre Origène et contre ses erreurs. L’empe­
reur obtint également l’approbation du pape Vigile et
des trois patriarches d’Alexandrie, d’Antioche et (\e
Jérusalem. « Ainsi, écrit Mgr Duchesne, fut portée sur
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 13
les doctrines de l’illustre alexandrin une condamnation
tout à fait officielle, revêtue des sanctions civiles
appropriées à un tel acte » (Vigile et Pétage, dans
R.Q.H., 1884, p. 390). Le neuvième anathème était ainsi
formulé : « Quiconque dit ou pense que la peine des
démons et des impies ne sera pas éternelle, qu’elle aura
une fin et qu’il se produira alors une apocatastase des
démons et des impies, qu’il soit anathème » (D.-Iî.,
p. 211). Origène et les origénistes ont été de nouveau
vraisemblablement condamnés par les évêques réunis
à Constantinople pour le V* Concile général (553), mais
avant l’ouverture de celui-ci (G. F r i t z , art. Origénisme,
xi, 1587).
Ainsi, la mort met vraim ent un terme à la vie pré­
sente. Ici-bas, c’est le temps de l’épreuve, de la lutte,
du choix entre le bien et le mal. A la mort, l'épreuve
sera terminée* le choix sera fait, la détermination
mçrale à laquelle se sera arrêtée l’âme demeurera sans
fin, choix immuable de sa volonté libre.

§ II. DANS L ’AUTRE VIE, IMMUTABILITÉ DE LA VOLONTÉ


DANS LE BIEN ET DANS LE MAL.

Origène avait tort de concevoir la liberté dans l’autre


vie s’exerçant comme pendant la vie d’ici-bas avec la
possibilité de revenir au bien après avoir choisi le
mal. Avant d’aller plus loin dans notre exposé, il
importe de bien préciser sur ce point la vérité. Au
point de vue dogmatique, ce qu’on a dit plus haut pour­
rait suffire; mais si nous voulons avoir l’explication
psychologique du choix immuable qui nous suit dans
l’au-delà, il faut faire appel à quelques principes et à
quelques constatations d’ordre philosophique.
1. Pendant cette vie, la volonté humaine peut varier dans
le choix du bien qu’elle considère comme sa fin dernière. —
Nous le constatons fréquemment p ar la triste expé­
rience que nous faisons de nos faiblesses, de nos fautes,
de nos crimes. L’amour de Dieu fait place à l’amour
du mal, c’est-à-dire, en définitive, à l’amoür du moi.
Et puis, le repentir et la pénitence ayant touché notre
14 LES MYSTÈRES D E l/A U -D ELA

cœur, notre volonté, prévenue d’ailleurs et aidée par


la grâce, se retourne sincèrement vers Dieu et se conver­
tit. Cette mutabilité de notre volonté p ar rapport à la
fin dernière s’explique p ar les conditions de notre vie
psychologique sur la terre. Ici-bas, en effet, notre intel­
ligence et notre volonté ne peuvent exercer leurs opéra­
tions sans le concours du corps auquel l’âme est unie :
non certes parce que le corps fournit un organe à la
pensée ou au vouloir, mais parce que le vouloir est
consécutif à la pensée et que celle-ci en est, sur cette
terre, la condition préalable. Ainsi, dans les conditions
de notre vie psychologique présente, nous ne pouvons
aimer notre fin dernière que sous l’aspect où elle est
conçue p ar notre intelligence, et notre intelligence ne
peut se former une idée du bien suprême que p ar voie
d’abstraction; nous aboutissons ainsi à ce bonum in
commuai qui se trouve être la raison nécessaire de tous
nos vouloirs et de tous nos désirs; raison qui, objecti­
vement, s’identifie avec Dieu, mais que, subjectivement,
nous n’identifions pas toujours avec ce bien suprême
de l’homme. Est-il, en effet, rien de plus muable, de plus
changeant que les impressions, les mouvements, les
connaissances sensibles? Et donc, tant que les condi­
tions psychologiques de la vie présente demeurent,
demeurera en nous la possibilité de changement dans
nos estimations du bien suprême et dans nos choix de
la fin dernière. Tributaire des sens, participant pour
autant de la versatilité propre à la nature corporelle,
toujours en dépendance de l’idée vague et confuse du
bien en général, notre libre arbitre trouve, dans l'indé­
term ination même de ce bien en général, un champ
quasi illimité aux variations possibles de son choix.
Pour fixer ici-bas notre volonté dans un choix déter­
miné, il faudrait
une disposition particulière de la nature, lu i faisant désirer
ceci ou cela comme ayant le caractère de la félicité suprême
et de la fin dernière... Mais nos dispositions sur ce point
sont essentiellement muables, tant que l’âme est unie au
corps. En effet, si nous recherchons quelque chose comme
notre fin dernière, cela vient quelquefois de ce que nous y
sommes disposés par une passion qui passe vite, ce qui fait
que le désir de la fin se détruit facilement... D’autres fois,
<?est une habitude qui nous dispose à désirer comme fin
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 15
un bien ou un m al; et il n'est pas facile de détruire cette
disposition; aussi un tel désir de la fin persévère avec plus
de ténacité..., et cependant cette disposition habituelle peut
encore se détruire pendant la vie. (S. T h o m a s , C.G., iv, 95.)

2. Dans l'autre vie, fa volonté demeure fixée dans son adhé­


sion à la fin dernière, sans possibilité de changement. —
Aussitôt que F âme est séparée du corps, elle reprend
les conditions normales de l'activité propre aux esprits,
activité indépendante de toute opération sensible et
procédant p ar voie, non d’abstraction, mais d’intuition.
Les esprits, en effet, ne connaissent pas le bien in
abstracto; ils ne s’attachent pas au bien suprême à
travers les biens périssables et changeants d'ici-bas; ils
ne choisissent pas leur fin dernière sous l’influence des
passions ou des habitudes; d’un seul acte d'intelligence
et de volonté, qui, du prem ier coup, épuise leur puis­
sance d'activité quant à la fin dernière, ils s’arrêtent
au bien qu'ils conçoivent comme cette fin et s'y fixent
sans changement ultérieur possible. Ce bien, en effet,
est un bien concret et l’amour par lequel ils s’y atta­
chent devient le principe premier de tous leurs désirs,
de tous leurs vouloirs. P ar là même qu'il est choisi
comme aimable par-dessus tous autres biens, on n'aim e
plus, on ne désire plus, on ne recherche plus les autres
biens qu’en vue de ce bien suprême. L'amour accordé
ainsi par l'esprit au bien concret choisi p ar lui comme
fin dernière est un amour de soi irrévocable et définitif.
Il ne pourrait être modifié qu'en raison du bien supé­
rieur, aimé et recherché avec plus d’amour encore. Or,
p ar définition même de la fin dernière, ce bien supé­
rieur, cet amour plus grand sont ici pure contradiction
puisque, la fin dernière étant le bien suprême, l'amour
de cette fin ne laisse place à aucun amour plus fort.
C'est ainsi qu’on peut s’expliquer la chute irrém é­
diable des mauvais anges. Créés dans un état de voie,
les anges, p ar un acte délibéré de leur volonté, s'atta­
chèrent comme à leur fin dernière, les uns à Dieu, les
autres à l’excellence de leur propre moi. Cet acte suffit
à les faire entrer dans l'état de terme et leur gloire
comme leur déchéance fut acquise définitivement. Il en
sera de même pour l’âme après qu’elle aura quitté le
corps, et même après la résurrection générale, parce
10 LES MYSTÈRES DE L’AU-DELA

qu’elle demeurera exempte de toute sujétion à l’égard


du corps. Dans l’au-delà cessera pour elle
toute variation relativement à l’objet qu’elle aura placé
au sommet de ses affections et aimé par-dessus tout. Alors,
l ’amour de cet objet devient l’immuable pivot de son libre
arbitre, et cet objet lui-même, le pôle fixe vers lequel res­
tent désormais tendues toutes les puissances de son vouloir.
De là, le principe énoncé par saint Jean Damascène et passé
depuis axiome de la théologie : Que la m ort est pour
Vhomme ce que le premier acte délibéré a été pour les anges.
(B i l l o t , La Providence de Dieu»., dans Etudes, 1923, p. 402.)

Quel peut être le bien suprême auquel s’attache


définitivement l’âme impie en abandonnant le corps?
Entendons encore ici la leçon du Maître qu’on vient de
citer :
Quand nous disions que l’âme du réprouvé, à -sa sortie
du corps, reste à jam ais immobile dans la disposition de
volonté où la trouve le coup de la mort, assurément il ne
pouvait être question de l’attache aux biens qu’elle convoi­
tait en cette vie mortelle, et dont l’appétit sera passé sans
retour : plaisirs charnels, commodités des richesses, fins
particulières de la luxure, de l’avarice, de l’orgueil mondain
ou de toute autre passion d’autrefois, de quelque nom qu’on
la nomme, et à quelque catégorie qu’elle appartienne. Mais
nous parlions de ce qui était Ta raison et la racine première
de ces attaches au péché. Mais nous parlions de l’adhérence
à la chose aimée par-dessus tout, à la chose dont l’amour
se subordonnait tous les mouvements du cœur et était
comme le pivot sur lequel tournait le libre arbitre en ses
diverses et multiples déterminations. Cette chose, dans le
réprouvé, c’était le m o i ; le moi érigé en fin dernière de
l ’existence; le moi à satisfaire, même au mépris de Dieu,
de sa loi, de ses préceptes, de ses commandements; le moi
constitué maître et seigneur aux lieu et place de Celui qui
nous avait créés pour le louer, le révérer et le servir ; le moi,
enfin, devenant après la mort le m otif exclusif d'une péni­
tence pareille à celle de l’impie Antiochus quand, sous
l ’étreinte du mal terrible dont il allait mourir, il regrettait,
en raison, non de la faute, mais uniquement de la peine,
les monstrueux excès de son règne.
On connaît le mot célèbre de saint Augustin, dans sa Cité
de Dieu (1. XÏV, c. 28) : « Deux amours ont fondé deux cités,
l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu et l’amour de Dieu
jusqu’au mépris de soi. Le premier a fait la cité du mal,
du désordre, de la confusion, de l’infernale Babylone; le
second, celle de l’ordre, de la paix, de l’éternelle Jérusa­
lem. » Voilà les deux amours suprêmes, contrairement oppo­
sés entre eux, auxquels respectivement se subordonnent tous
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 17
les autres. Voilà aussi les deux fins dernières entre les-
uelles nous avons à choisir en la vie présente. D’une part,
S lieu placé dans nos affections au-dessus du moi, et consé-
quemment au-dessus de toutes choses, fin dernière de la
vertu. De l’autre, le moi mis au-dessus de Dieu, idole indû­
ment adorée, indûment ohéie, indûment servie, fin dernière
du vice et du péché. Que maintenant survienne la mort, et
quelle que soit celle des deux fins à laquelle l’âme soit
alors adhérente, elle y reste, disons-nous, fixée, et par la
nature, et par la force même des choses, pour réternité. Et
comme c’est de la fin dernière à laquelle s’ordonnent nos
actions que dépend toute la bonté ou malice de la volonté,
il en résulte, ipso facto, pour les uns, une définitive obsti­
nation dans le m al ou désordre moral, et, pour les autres,
une confirmation, définitive aussi, dans le bien, dans la
beauté de l’ordre, avec l’heureuse im possibilité d’en sortir
jamais. (B il l o t , op. cit„ p. 397.)

§ III. UNE OPTION PO SSIBLE A L ’iM PIE


A l ’h e u r e D E LA M O R T ?

En thèse générale, les théologiens admettent commu­


nément que Dieu accorde au pécheur, jusqu’à l’heure
de sa mort et surtout à ce moment décisif, des grâces
de conversion. A ce moment, en effet, dit, en substance
Suarez, la grâce est plus que jamais nécessaire au
salut et Dieu ne fait pas défaut dans les choses absolu­
ment nécessaires au salut (De gratia, 1. IV, c. 10,
pp. 2-9). Gomment faut-il concevoir ces grâces du der­
nier moment? Nous n’avons, sur ce point, aucune in d i­
cation.
1. L’opinion de Cajétan. — Le grand théologien Gajétan
a proposé sur ce sujet une opinion très personnelle,
d’ailleurs unanimement rejetée par les théologiens. Si
une âme est damnée, c’est en raison* d’un acte de démé­
rite — donc, de résistance à la grâce divine — qu’elle
émettrait au prem ier instant de la séparation, alors
qu’elle est déjà dans l’état de terme et n’est plus dans
l’état de voie (In Iam, q. 64, a. 2, n. 18). Ce serait donc
« l’option » entre le bien et le mal, et de cette option
dépendrait le bonheur ou le malheur éternel de l’âme.
Silvestre de Ferrare fait observer justement qu’une
telle option, m éritoire ou déméritoire, ne peut se pro­
duire au prem ier instant de la séparation de l’âme et
LES M YSTÈRES D E L’AU-DELA 2
18 LES MYSTÈRES DE L*AU-DELA

du corps : le mérite ou le démérite appartiennent à


Vhomme encore « viateur », et le prem ier instant de la
séparation on trouve l’âme déjà obstinée dans le mal
où elle s’était fixée auparavant par un choix qui aurait
pu alors être modifié, mais est devenu immuable par
l’état de terme. Les Carmes de Salamanque voient
dans la thèse de Cajétan une opinion inconciliable
avec les témoignages les plus clairs de l’Ecriture. C’est
avant et non après la mort que l’homme peut m ériter
et démériter.
Le tort de Cajétan, écrit fort pertinemment le P. Gar-
rigou-Lagrange (D.T.C., xv, 959) est d’avoir « perdu de
vue la distance qui sépare de l’ange l’âme humaine ».
Et précisément c’est pour avoir perdu de vue cette
distance que de modernes disciples de Cajétan ont
reproduit son étrange affirmation, et déclarent que « le
choix décisif de l’âme se fait quand s’inaugure pour elle
son état d’âme séparée ». C’est alors, dit-on, et alors
seulement, qu’elle se prononce en connaissance de
cause. Mais, à la différence de Cajétan, on retient l’affir­
mation catholique que le choix définitif de l’âme se
fait in statu viae, à l’heure de la mort. Pour résoudre
la contradiction apparente de la double assertion, il
faudrait concevoir le prem ier instant de l’éviternité,
en laquelle entre l’âme séparée du corps comme une
continuation temporelle de l’instant de la mort, de telle
sorte que le dernier instant de l’existence terrestre
(status viae) s’achèverait pour ainsi dire dans l’instant
marquant le début de l’éviternité (voir § IV, n. 1).
La continuité est concevable — et l’on peut multiplier
les textes de saint Thomas en ce sens — dans le temps
proprem ent dit, numerus motus secundum prius et pos-
terius, en raison du mouvement qui cherche sans cesse
un terme ultérieur, actus entis in potentia prout in
potentia. Mais l’instant de la mort marque l’arrêt du
mouvement sur lequel se mesure le temps de la vie pré­
sente. Cet arrêt une fois réalisé p ar la mort, aussitôt
— mox, disent les documents conciliaires — commence
une autre durée, celle de Tévitemité. Vouloir que le der­
nier instant de l’existence terrestre, coïncidant dans
une continuité de durée avec le prem ier instant de
l’au-delà, puisse encore appartenir à la voie et fournir
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 19
à l’âme la possibilité de faire, en pleine lumière, une
ultime option entre le bien et le mal, c’est être le jouet
d’une illusion : la mort est l’acte qui clôt le temps.
L’âme séparée se trouve immédiatement {mox) dans
une nouvelle durée ne se reliant au temps qui l’a pré­
cédée qu’en raison de la permanence dans l’être de
l’âme immortelle.

2. Disciples modernes. — Option au dernier term e de


l’existence, à l’instant de la mort peut-être, soit; mais
pas au début de l’état d’âme séparée. Cette option pos­
sible est-elle certaine? Se produit-elle sous l’influence
de la grâce pour tout homme, pour tout pécheur? Qui
oserait le dire? On l’a parfois affirmé bien légèrement,
et avec un luxe de précision qui laisse rêveurs les gens
sensés.
Les uns, avec le désir de donner une couleur scien­
tifique à leur opinion, prétendent que, dans les phases
de la mort relative, l’âme se sépare peu à peu du corps
et que, « dans la mesure où elle se sépare du corps
fnatériel, elle devient de plus en plus capable d’exercer
son intelligence et sa liberté ». Ce serait à prouver.
Tant que l’âme reste unie au corps, elle ne peut
connaître et vouloir que selon les conditions de l’union.
Imaginer qu’elle se « sépare peu à peu » du corps, c’est
méconnaître totalement la doctrine thomiste — et
catholique — de la forme, acte simple ne pouvant se
décomposer ni se diviser, et de la matière.
D’autres auteurs sont plus audacieux encore et décri­
vent le processus de l’option :
Il est admis que la vie se prolonge dans les profondeurs
de l’organisme quand toute manifestation extérieure a dis­
paru. Or, ces m ystérieux instants seraient marqués par une
dernière tentative de Dieu auprès de chaque âme. De vives
lumières lui seraient données; une m ise en demeure lui
serait faite : à elle de choisir. Or, son choix ne subissant
plus alors aucune pression étrangère se ferait en toute
liberté; plus de ces préjugés qui trompent, plus de ces
habitudes qui tyrannisent, plus de ce respect humain qui
rend lâche ! En face de la vérité qui lu i découvre à la fois
la délicieuse bonté de son Dieu et les ingratitudes de sa vie,
une âme sincère jettera ce cri de repentir, plein de pur
amour, qui du plus grand pécheur fait subitement un enfant
de Dieu.
20 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

Cette citation, que nous puisons dans 1’ouvrage du


chanoine Baudenom, Méditations affectives et pratiques
sur VEvangile (t. III, p. 150), est présentée comme
l’opinion de Billot. A deux reprises nous avons nous*
même publié un démenti de cette paternité p ar rém i­
nent théologien jésuite (A.C., 1923, p. 725; 1932, p. 133).
Cette hypothèse d’une illumination de l’âme par Dieu
au moment suprême date de loin. Elle prétend s’appuyer
sur l’autorité d’innocent III, de saint Grégoire le Grand,
de sainte Gertrude, de sainte Catherine de Sienne. Nous
avons montré (A.C., 1923, pp. 726-727) la fragilité de
ces références. Noël Alexandre, dans son Histoire
(xiv® siècle, c. 3, a. 21, t. XV, 213 et suiv.) rapporte la
condamnation, p ar l’archevêque Simon Langham de
Cantorbéry, d’une proposition tendant à établir qu’à la
lin de la vie de chaque homme, au moment de la mort,
une claire vision de Dieu lui perm ettrait de choisir
définitivement le bien ou le mal. Sans parler de « claire
vision», un théologien du xix* siècle, Klee, a cru pou­
voir faire appel, pour assurer le salut des enfants morts
sans baptême, à cette option finale de l’âme «libérée
de la loi et des conditions du corps » et s’élevant
« immédiatement et sans interm édiaire, à la manière
des purs esprits, à la pleine intellectualité et à la pleine
liberté » (Katholische Dogmatik, 1835, t. III, p. 121).
Quelle que soit la bonté de Dieu pour les pécheurs,
même et surtout à l’heure de la mort, on doit affirmer
que toutes ces hypothèses, issues du sentiment et de
l’imagination plus que d’une saine théologie, sont dan­
gereuses pour la morale chrétienne. S’il était établi que
chaque mécréant, d’une façon normale et absolue,
reçoit, à l’heure de la mort, une lumière divine le
m ettant pérem ptoirem ent en demeure de choisir, alors
qu’il en est encore temps, entre le ciel et l’enfer, ce
serait la porte fatalement ouverte au dérèglement des
mœurs et à l’abandon des devoirs chrétiens. N’aurait-on
pas toujours et certainement la possibilité de se repen­
tir et s’assurer son salut? Comment, en cette hypothèse,
expliquer les graves avertissements de Notre Seigneur
Jésus Christ : « Veillez donc, car vous ne savez n i le
jour ni Vheure » (M a t t h ., x x v , 13); paroles dont saint
Paul nous donne le commentaire : « Vous savez parfai-
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 21

tement que le jour du Seigneur doit venir comme un


voleur » (/ T h e s s v, 2). Sans doute, il s’agit ici du
dernier avènement du Christ; mais le « jour du Sei­
gneur > n’est-il pas, pour chacun de nous, le jour de
notre mort?
L’autorité ecclésiastique a d’ailleurs manifesté son
sentiment à ce sujet. En 1936, l’ouvrage d’un théolo­
gien espagnol fut mis à l’Index, avec cette note offi­
cieuse :
Dans ledit volume, on défend une étrange théorie qui a
cours, concernant une prétendue illum ination spéciale que
les âmes recevraient de Dieu au moment de leur séparation
du corps, grâce à laquelle elles se convertiraient intimement
et parfaitement au Créateur et seraient ainsi justifiées et
sauvées. Il n’est pas nécessaire, certes, de beaucoup de
paroles pour faire comprendre combien grave est le danger
qui se cache sous ces théories qui, non seulement n’ont
aucun fondement dans la Révélation, mais sont même en
contradiction avec elle et avec le sentiment de l’Eglise.
(Osservatore romano, 6 mars 1936.)
Accordons toujours une place possible à la visite de
Dieu, par la grâce, au moment suprême qui précède
immédiatement la mort, même pour les pécheurs qui
jusque-là n’auraient donné aucun signe de repentir;
mais n’exagérons pas. Même en admettant qu’une sorte
de mise en demeure puisse parfois se produire extra­
ordinairem ent, il serait téméraire de prétendre qu’une
grâce aussi spéciale soit normalement et universelle­
m ent conférée aux pécheurs moribonds.

§ IV. LA DURÉE DANS L ’AU-DELA.

Plusieurs des points touchés précédemment récla­


ment encore quelques éclaircissements. Une notion de
la durée dans l’Au-delà est indispensable. Le lecteur
voudra bien excuser les termes philosophiques quelque
peu abstraits que nous sommes contraints d’employer :
ils sont irremplaçables.
1. L’Eviternité. — Si quelqu’un vient à mourir, nous
disons : « Il est entré dans son éternité. $ Bien que le
mot « éternité » réponde ici en partie à la vérité, il est
plus exact de parler d’éuiternitè.
22 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

L’éternité, dit saint Thomas, étant la mesure de l’être


permanent, moins un être est permanent, moins il est éter­
nel. Or, il est des choses tellement changeantes que leur être
même est un sujet de changement perpétuel ou même
consiste essentiellement en ce changement : la mesure de
tels êtres est le tem ps. Ainsi le temps mesure le mouvement
de tous les êtres corruptibles. D’autres êtres s’éloignent
moins de l’être permanent : ils ne sont essentiellement ni
changement ni sujet & changement; et toutefois, à ce fond
permanent de leur être, peut être joint, soit en acte, soit en
tuissance, certaine variation. Ainsi en est-il... des anges dont
Ï’être est immuable, quoiqu’ils soient changeants dans l ’usage
çpi’ils font de leur liberté aussi bien sous le rapport des
idées, des affections et les lieux. Or, l’être dont l’éternité
est la mesure ne change pas et n’est susceptible d’aucun
changement. Ainsi le temps comporte un « avant » et un
« après » ; l’éviternité n’a, en soi, ni avant, ni après ; mais
cet « avant » et cet « après » peuvent lu i être joints acci­
dentellement ; l’éternité, elle, n a ni « avant », ni « après » ;
elle est même incompatible avec l’un et avec l'autre, (S.7\,
1% q. 10, a. 5.)
La seule raison suffit à nous faire comprendre qu’un
esprit pur est, en son essence, immuable. Sa nature, en
effet, étant acte pur, ne comporte aucune puissance
passive capable d’amener en lui un changement quel­
conque d’ordre substantiel. C’est l’immutabilité com­
plète. Par conséquent, pour la nature spirituelle, pas de
succession possible, pas d’avant ni d’après; dès l’ins­
tant qu’elle est créée, c’est, pour elle, un présent qu’on
pourrait bien qualifier d’éternel. Saint Thomas n’hésite
pas à déclarer que « dans un ange, p ar rapport à son
être absolument considéré, il n’y a pas de différence
entre le passé et l’avenir... Quand nous disons d’un ange
qu’il existe, ou qu’il a existé, ou qu’il existera, notre
intelligence donne à ces expressions des sens divers,
parce que nous ne concevons l’existence des anges
d’autant que nous la comparons aux diverses parties
du temps » (Idr ad 3). D’autre part, la raison autant
que la foi nous font com prendre que cette immutabilité
essentielle n’est pas toute la mesure de la durée des
esprits. Un esprit p u r ne peut tout com prendre d’un
seul acte de son intelligence; il peut recevoir de Dieu
des illuminations successives, des missions diverses,
etc. Nous savons, p ar exemple, que l’ange, si immuable
soit-il en son essence, a pu cependant ou s’attacher
librement à Dieu ou se révolter, entrer dans la béati­
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 23
tude ou être précipité en enfer. Les démêlés de saint
Michel et de l'ange protecteur des Perses (Dan., x,
13-20) manifestent l'existence de volontés successives
chez les purs esprits. L'Annonciation fut aussi un ins­
tant spécial dans l’existence de l’archange Gabriel.
Donc, à côté de l’immutabilité substantielle, il faut
reconnaître, chez les esprits, la coexistence d’actes,
distincts les uns des autres, et par conséquent succes­
sifs, quoiqu’ils ne comportent pas en soi cette succes­
sion continue qui est la marque caractéristique du
temps. S’il s’agit, en effet, d’actes purement spirituels
sans relation aux choses matérielles, on doit recon­
naître que leur succession ne présente aucun lien de
continuité véritable. Aussi les théologiens ont-ils dû
inventer un term e latin pour exprim er cette discon­
tinuité dans la succession d’instants en soi indivisibles,
le tempus discretum.
Saint Thomas définit l’éviternité, mesure des esprits
séparés : La durée d'un être immuable substantielle­
ment et accidentellement soumis à des changements.
Gardons-nous cependant, en parlant d’immutabilité
substantielle, d’entendre que, dans l’éviternité, l’immu­
tabilité ne concerne que la substance de l’esprit, non
ses opérations. Aussi bien, la nature se manifeste par
ses opérations et l’on aurait quelque peine à se figurer
une nature, fixée p ar l’immutabilité de l’être, dans un
éternel présent, et dont toutes les manifestations
seraient soumises au changement ou comporteraient
une succession d’instants réels. Une opération spiri­
tuelle peut donc elle même être substantiellement
immuable et comporter des variations accidentelles.

2. L’ange et Péviternité. — D’après les principes de


l’Angélique Docteur, l'être même de l’ange, bon ou mau­
vais, est mesuré par l’éviternité. Nonobstant son immu­
tabilité substantielle, l’ange possède en certaines de ses
opérations de réels changements. Il y a donc, en lui,
immutabilité substantielle accompagnée de mutabilité
accidentelle, dont la mesure est l’éviternité.
Les opérations de l’esprit n’ont pas une mesure uni­
forme.
24 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

Les unes sont mesurées par l’éternité participée; d’autres


par l’éviternité; d’autres par le temps discontinu (tempus
di&cretum); d’autres enfin par le tem çs continu. Diverses
sont les opérations angéliques; la première et la plus noble
de toutes est la vision béatifique elle-même; la seconde est
l’acte par lequel l’ange se connaît et s’aime lui-même; la
troisième est l’acte par lequel il connaît et aime les choses
extérieures & lui-même; la quatrième enfin est l’action vir­
tuellement transitive qu’il exerce, soit sur l’ordre de Dieu,
soit de sa propre initiative, pour produire un mouvement
local sur les corps ou un effet dans le monde des créatures
visibles. (G o n e t , De angelis, disp. v i , a. 1, p. 1.)

Sur ce canevas tissé par le savant dominicain, nous


pouvons faire d'utiles et solides applications.
1° La vision béatifique est mesurée p ar une éternité
participée. Elle est tout entière en un acte immuable et,
par conséquent, sa durée ne saurait être celle du temps
qui comporte succession et changement. Mais on ne
saurait non plus avec exactitude affirmer que cette
mesure est l'éviternité, comme le prétend Suarez; car,
dans la vision intuitive, et tout ce qui s’y rapporte, c’est
l’immobilité parfaite, sans mélange de changement
quelconque. Et comme cet acte est transcendant par
rapport à toute nature créée, seule l’éternité peut en
être la mesure, non pas certes l’éternité essentielle à
Dieu, mais une éternité participée, faite d’un éternel
présent, et dépendante de Dieu, comme l’effet de sa
cause.
2° La connaissance que l’ange possède de lui-même
et l’amour qui suit cette connaissance sont constitués
par un acte unique, n’admettant aucune puissance et
partant aucun changement. L’ange est toujours en acte
de se connaître et de s’aimer (S.T., Ia, q. 56, a. 22).
Toutefois, à cette connaissance naturelle sont nécessai­
rement jointes d’autres connaissances du même ordre,
mais sans actualité nécessaire — connaissance des
autres êtres créés p ar le moyen des idées infuses que
l’ange peut considérer ou non); à l’immutabilité
substantielle se trouve donc joint un certain change­
ment accidentel : la mesure d’une telle opération est
rêviternité.
En ce qui concerne la connaissance naturelle et
l’amour naturel de Dieu, il faut raisonner comme pour
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 25
la connaissance et Pamour qu’ont d’elles-mêmes les
substances séparées. C’est p ar son essence que l'ange
connaît Dieu, en tant que cette essence est l’image de
Celui qui Pa faite; c’est en s’aimant soi-même que l’ange
est porté irrésistiblem ent vers Celui qui est la raison
suprême de tout bien et qu’il aime naturellement plus
que lui-même. Et donc, se connaissant et s’aimant
toujours d’une façon actuelle, l’ange connaît et aime
Dieu toujours d’une façon actuelle. Ainsi Pacte de
connaissance et d’amour naturels de Dieu est encore
mesuré p ar l’éviternité.
Ce n’est pas tout. L’immobilité qui affecte ces actes
de connaissance et d’amour affecte aussi les actes par
lesquels l’esprit, dégagé de tout lien du corps, prend
connaissance de sa fin dernière et s’y attache. Cette fin
dernière devrait toujours être Dieu. Mais tous les anges
n ’ont pas choisi Dieu pour leur fin suprême. Elevés à
l’ordre surnaturel, un certain nombre d’entre eux ont
préféré refuser le don de Dieu et trouver en eux-mêmes
toute la raison de leur perfection et de leur bonheur.
Ils se sont donc pratiquem ent substitués à Dieu, fin
surnaturelle qui leur était proposée. L’acte de complai­
sance qui a dicté leur choix, non moins que ce choix
lui-même, appartiennent à cette catégorie d’opérations
irrévocables que seule l’éviternité peut mesurer.
3° Les troisième et quatrième opérations indiquées
p ar Gonet ont moins d’importance pour notre étude de
la vie dans l’Au-delà. Qu’il suffise de préciser que les
actes par lesquels les anges connaissent et aiment les
créatures, par là même qu’ils se succèdent au gré de
l’ange ou au cours des événements, ne sauraient être
mesurés p ar l’éviternité. C’est donc une sorte de temps
(simplement analogue à notre temps) qui les mesure :
temps continu, s’il s’agit d’opérations continues et pro­
longées; temps discontinu, fait d’instants successifs et
non liés entre eux, s’il s’agit, comme c’est presque
toujours lé cas, d’opérations séparées entre elles et sans
lien de continuité. S’il s’agit d’actions virtuellement
transitives, c’est-à-dire produisant un effet réel en
dehors de l’ange, les actions considérées du côté de
l’ange sont mesurées, comme il vient d’être dit, p ar le
temps continu ou discontinu; dans leurs effets exté­
26 LES MYSTÈRES DE l/A U -D ELA

rieurs (obsessions, possessions, apparitions, protection


sensible de l’ange gardien), elles touchent à notre
monde des corps et, p ar là, reçoivent leur mesure de
notre temps.
3. Les âmes séparées et l’éviternité. — C’est par analogie
à ce qui vient d’être dit des anges qu’il convient de
parler de la durée qui mesure l’âme séparée et ses
opérations.
Avant la résurrection des corps, ces âmes sont dans
une situation identique à celle des anges. Sans change­
ment possible dans leur être, leur existence même est
mesurée par l’éviternité. La vision béatifique des âmes
bienheureuses est mesurée p ar l’éternité participée. La
connaissance et l’amour naturels de soi, le choix irré­
vocable de la fin dernière, par l’éviternité; la connais­
sance des choses extérieures, en dehors de la vision
intuitive, par le temps continu ou discontinu, tout
comme chez l’ange.
La résurrection des corps n’apportera aucun chan­
gement à la durée qui mesure la vie des élus et des
damnés. Les corps eux-mêmes partageront alors l’im­
mobilité substantielle de l’âme. Aucun mouvement
d’altération physique ne pourra se produire, dans
l’ordre aussi bien de la connaissance sensible que de
la souffrance ou du plaisir. Tout sera pour ainsi dire
spiritualisé. Et la reprise des corps par les âmes, de
même que l’entrée au paradis des âmes retenues jus­
qu’à ce moment au Purgatoire, ne feront que marquer
deux de ses instants, qui sont joints à l’éviternité sans
la mesurer.
Pour résumer en quelques mots ces considérations
d’outre-tombe, l’éviternité s’emparera d’autant plus des
âmes et des corps ressuscités que ces âmes et ces corps
seront plus près de l’immobilité divine p ar leur per­
fection de gloire. L’éviternité commence à la mort;
mais plus l’âme approche de Dieu et plus elle devient
immobile dans sa perfection. Les âmes des damnés et
à plus forte raison leurs corps verront à leur éviternité
se joindre toute une durée interminable d’instants
continus de souffrances et d’angoisses. Au Purgatoire,
l ’éviternité est accompagnée de la même durée de souf­
NOTIONS PRÉLIM INAIRES 27
france, mais avec la certitude que cette durée continue
prendra fin. Cette tin arrivée, l’éviternitê de ces saintes
âmes sera perfectionnée et consommée par l’éternité
de la vision béatifique.
Mais tout cela ne comporte aucun changement sub­
stantiel dans l’être ou dans l’opération naturelle mesu­
rée par l’éviternité : cette éviternité peut étendre de
plus en plus son domaine dans l’âme ou le corps res­
suscité, mais elle demeure toujours le présent perpétuel
où se trouvent substantiellement plongés les êtres dans
l’Au-delà.

B i b l i o g r a p h i e : H u g o x , O. P., Réponses théologiques à


quelques questions d’actualité... L’état des Ames séparées,
Paris, 1924. — B i l l o t , De Novissimis, Rome, 1903, q . I , De
morte, termino viae; La Providence de Dieu... 1er article,
Etudes, 1923. — Card. L é p i c i e r , Le Monde invisible, Paris,
1931, 2* partie. — Joseph S t à u d i n g e r , L’Homme moderne
devant le problème de VAu-delà, tr. fr., Mulhouse-Paris,
1950, spécialement III : Entre ce monde et l’autre, I et II,
p. 110-136. — S e r t i l l a n g e s , S.T* (Revue des Jeunes), I, p. 355-
357, Le Temps et l’Eternité.
Travaux personnels : D.T.C., Eternité; Volonté (des anges
et applications aux âmes séparées). — A.C., sur Yêviternitè*
1923, 513; sur l’Option finale, 1923, 724, 799; 1932, 130;
1933, 756-760; 1951, 21-23, 702-803.
CHAPITRE II

M ort et Jugement particulier

L’instant de la mort possède une simple priorité de


nature sur celui du jugement particulier. C’est au
moment même où l’âme se sépare du corps qu’a lieu
ce jugement. Bien plus, le fait de la séparation de l’âme
et du corps paraît présenter le meilleur fondement
psychologique à l’explication de la nature même du
jugement.

§ I . LE PROBLÈME D E LA MORT.

Le fait de la mort semble poser une contradiction


entre les données de l’expérience et le dogme catho­
lique. Saint Paul affirme que la mort est la solde du
péché {Rom., vi, 23) et cependant l’homme doit natu­
rellement mourir.
Il n’y a pas contradiction. La difficulté est résolue
en deux mots : la m ort est la solde du péché par rap­
port à la nature historiquement considérée; elle est
naturelle à l’homme, philosophiquement envisagé.

1. L’immortalité due à la nature humaine historiquement


considérée. — Sous cet aspect, la nature humaine doit
MORT ET JUGEMENT PARTICULIER 29
être envisagée telle que Dieu la constitua. Or, il est de
foi divine et catholique que Dieu communiqua au pre­
mier homme, dans l’état d’innocence, le privilège de
Yimmortalité. L’Ancien Testament le laisse entendre :
« Dieu n'a pas fait la m ort.,; c'est par l'envie du diable
que la mort est entrée dans le monde » (Sap., i, 13; n,
24). « C'est par la femme qu'a commencé le péché, et
c'est à cause d'elle que nous mourons tous (Eccli., xxv,
33). Saint Paul est très explicite : « De même que, par
un seul homme, le péché est entré dans le monde et,
avec le péché, la mort, et qu'ainsi la mort a atteint tous
les hommes... (Rom,, v, 12). Et encore : « Par un
homme, (il y a eu) mort.,, (I Cor., xv, 21). Et plus net­
tement : « Votre corps est mort à cause du péché...
(Rom., vm , 10).
Le don d’immortalité, conféré p ar Dieu au prem ier
homme, apparaît dans la menace faite p ar le Créateur
à propos du fruit défendu : « Le jour oà tu en man­
geras, tu mourras certainement. » Si Adam et Eve
n’avaient pas mangé de ce fruit, ils ne seraient donc
pas morts. C’est ce qu’avait bien compris Eve, répon­
dant au tentateur : « Nous mangeons du fruit des arbres
du jardin. Mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du
jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas et vous n 'y
toucherez pas, de peur que vous ne mourriez > (Gen.,
ni, 3).
Lors donc que les Pélagiens, rappelant que la mort
est naturelle à l’homme, en concluaient qu’Adam inno­
cent serait mort, tout comme nous mourons aujourd’hui,
le XVIe Concile de Carthage (Can. I) anathématisa cette
conclusion impie, comme contraire à la révélation :
« Quiconque dit d'Adam qu'il a été créé homme mortel,
en sorte que, pécheur ou non, il serait mort corporelle-
ment, qu'ainsi sa sortie du corps aurait été, non le
salaire du péché, mais une nécessité de la nature, qu’il
soit anathème » (D.-B., 101). Plus tard, au IIe Concile
d’Orange (529), la même doctrine fut derechef pro­
mulguée : « Quiconque affirme que la prévarication
d'Adam n'a nui qu'à lui seul et non à sa descendance,
ou enseigne que seule la mort du corps, qui est la puni­
tion du péché, mais non le péché lui-même, qui est la
m ort de l'âme, a été transmise par un seul homme à
30 LES MYSTÈRES DE L*AU-DELA

tout le genre humain, celui-là... se m et en contradiction


avec VApôtre qui a dit : « Par un seul hom m e, le péché
« est entré dans le monde et, par le péché, la m ort..
« et ainsi la m ort a passé dans tous les hommes, parce
« que tous ont péché » (Rom, v, 12), (Gan. 2; D.-B.,
175). Et le Concile de Trente, une fois de plus canonisa
une doctrine universellement admise dans l’Eglise
catholique :
Si quelqu’un ne confesse pas qu’Adam, le premier homme,
ayant transgressé le commandement de Dieu dans le paradis,
fut déchu de l’état de sainteté et de justice dans lequel il
avait été établi, et, par ce péché de désobéissance et cette
prévarication, a encouru la colère et l’indignation de Dieu,
et, en conséquence, la m ort dont Dieu Vavait auparavant
menacé, et, avec la mort, la captivité sous la puissance du
diable qui depuis a eu l’empire de la mort; et que, par
cette offense et cette prévarication, Adam, selon le corps et
selon l’âme, a été changé en un état pire, qu’il soit ana­
thème. (Sess. V, can. I; D.B., n. 788.)

Plus directement que le Concile d’Orange, le Concile


de Trente affirme que la m ort et la servitude du démon
sont la suite du péché.
Entendons toutefois que l’immortalité conférée par
Dieu à la nature humaine au moment de sa création,
sous la forme d'un don surajouté à cette nature, et pour
ainsi dire inséré en elle, ne doit pas être confondue
avec l’immortalité essentielle de l’esprit, ange ou âme.
Un texte classique de saint Augustin exprime bien la
doctrine de l’Eglise sur ce point :
Selon une double cause qu’on peut envisager, on doit dire
qu’avant le péché, l’homme était mortel et immortel ; mortel
parce qu’il pouvait mourir; immortel parce qu’il pouvait ne
pas mourir. Autre chose est ne pouvoir mourir, autre chose
est pouvoir ne pas mourir. C’est de cette dernière façon que
le premier homme a été créé immortel; l’immortalité ne lui
venant pas de la constitution de sa nature, mais bien de
l’arbre de la vie... Il était donc mortel, eu égard à sa condi­
tion de corps animal, mais immortel par un bienfait de son
créateur. (De Genesi ad litteram , 1. VI, p. 36; P.L., XXXIV,
354.)

A quelles conditions Dieu conférait-il l’immortalité à


l’homme? Tout d ’abord, à la condition morale qu’il ne
péchât point : « Au jour où tu mangeras de ce (fruit),
MORT ET JUGEMENT PARTICULIER 31
tu mourras » (Ge/i., n , 17). Mais il semble bien que
d’autres conditions, d’ordre physique, étaient aussi
requises, particulièrem ent la manducation du fruit de
l’arbre de vie (Gen., m , 22). C’est du moins l’explication
donnée p ar saint Thomas, et la m anière dont il pré­
sente sa pensée jette une certaine lumière sur l’issue
finale de cette immortalité conditionnelle de l’huma­
nité :
La vertu de n’importe quel corps est finie. Il suit que la
vertu de l'arbre de vie n’était pas suffisante pour donner au
corps la possibilité d'une vie sans fin; elle n’avait d’effet
que pour un temps déterminé. Il est en effet m anifeste que
plus une vertu est grande et plus l’effet qu’elle_ imprime est
plus durable. Donc, la vertu de l’arbre de vie étant par
elle-même finie ne pouvait, une fois employée, préserver
le corps d’Adam que pour un temps déterminé : ce temps
révolu, ou bien l’homme aurait été transféré & une vie
purement spirituelle, ou bien il lui aurait fallu recourir de
nouveau à l ’arbre de vie. (S.T., I*, q. 97, a. 4.)

Simple hypothèse sans doute, mais qui ramène à ses


justes proportions l’idée que nous devons nous faire de
l’immortalité conditionnelle du prem ier homme.
Le péché, supprim ant les conditions posées p ar Dieu
à l’immortalité, introduisait en fait la m ort dans
l’humanité : « Le salaire du péché, c’est la mort »
(Rom., vi, 23).

2. La mort, naturelle au composé humain, philosophiquement


considéré. — Qu’est-ce donc que la considération « phi­
losophique > de la nature humaine? C’est la considé­
ration de cette nature dans ses éléments constitutifs
essentiels et abstraction faite de toute élévation à un
ordre supérieur. Or, la nature humaine est composée
d’une âme immortelle substantiellement unie à un
corps mortel. Donc, p ar là même que le corps est
mortel, l’union substantielle de l’âme et du corps doit
un jour se rompre, et chacun des deux éléments suivra
sa destinée propre : la mort dissociera l’un de l’autre
en provoquant la corruption du corps.
Est dit naturel ce qui a sa cause dans les principes de la
nature. Or, les principes essentiels de la nature sont la
forme et la matière. La forme de l’homme est l’âme raison­
32 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

nable, de soi immortelle et, en conséquence, la mort n’est


pas naturelle à l’homme si on ne considère que sa forme
substantielle* Mais la matière de l’homme est le corps,
lequel, composé d’éléments contraires, est par là même, de
toute nécessité, sujet à la corruption. C’est à cet égard que
l a mort est naturelle à l’homme. (S. T h o m a s , S .T ., 11% IIa%
q . 1 6 4 , a . 1» ad. 1 .)

C’est donc à juste titre que l’Eglise a condamné la


soixante-dix-huitième proposition de Baïus : « L’immor­
talité du prem ier homme n’était pas un bienfait de la
grâce, mais une condition naturelle » (D.-B., 1078).
Le texte cité de saint Thomas apporte ici une
nuance nécessaire. La mort, naturelle au composé
humain, si l’on considère les exigences de la matière,
ne correspond pas aux exigences de la forme, l’âme
immortelle. Donc l’état de séparation, sans être
contraire à la nature de l’âme, forme subsistante, lui
est cependant moins naturel :
Toutes choses égales d’ailleurs, écrit encore le Docteur
Angélique, l’état de l’âme est plus parfait dans le corps que
hors du corps, parce qu’elle est partie intégrante d’un tout
et qu’une partie intégrante est faite pour le tout. Ce qui ne
l’empêche pas d’être plus semblable & Dieu, à un certain
point de vue. En effet, absolument parlant, un être res­
semble plus à Dieu, quand il a tout ce qu’exige sa nature,
parce qu’alors il reflete mieux la divine perfection. (S.T.,
SuppL, q. 75, a. 1, ad. 4.)

Toutefois, ce serait aller trop loin que d’appeler l’état


de séparation un état préternaturel ou contre nature.
La vraie formule semble être celle-ci : l’état de sépara­
tion est un état qui, sans être naturel à l’homme, n’est
pas contraire à la nature de son âme spirituelle et sub­
sistante. Quand saint Thomas parle d’état « contre
n atu res (C.G., iv, 81; Compendium theologiae, i, 152),
il a en vue l’état historique de l’humanité, tel que Dieu
avait voulu le réaliser au Paradis terrestre.
Il faudra tenir compte de ces nuances quand sera
exposé l’argument de convenance en faveur de la
résurrection des corps à la fin du monde.
MORT ET JUGEMENT PARTICULIER 33

§ II. l ’i n s t a n t de la m ort
MARQUE L’INSTANT DU JUGEMENT.

Le dogme du jugement particulier peut s’exprim er


ainsi : aussitôt la mort, l’âme humaine est jugée sur
toutes les actions bonnes ou mauvaises de son exis­
tence terrestre. Ce dogme n’a jamais été déûni explici­
tement; mais le Magistère ordinaire de l’Eglise suffit
à déclarer comme appartenant à la foi une vérité que
son enseignement nous dit être révélée par Dieu. Or,
la foi au jugement particulier était déjà explicite au
temps de saint Augustin :
Les âmes, dit ce grand Docteur, sont jugées dès leur sortie
du corps, avant même qu’elles ne comparaissent à cet autre
jugement où il leur faudra de nouveau être jugées avec leurs
corps qu’elles auront repris et après lequel elles seront ou
tourmentées ou glorifiées dans la même chair qu’elles
auront eue en cette vie. {De anima et ejus origine, 1. II, e. 4,
p. 8; P £ ., XLIV, 498.)
Où trouver la révélation de ce dogme?

1. Ecriture. —Quelques théologiens estiment que


l ’existence d’un jugement particulier, immédiatement
consécutif à la mort, est explicitement révélé dans
l’Ecriture. Ils apportent deux textes principaux.
Le prem ier appartient à l’Ancien Testament : « Au
terme de l’homme est la révélation de ses œuvres :
avant la fin n ’estime personne heureux et c’est [à sa
dernière extrémité] qu’un homme sera connu > (Eccli
xi, 27-28). Indication assez vague. Le second texte est
emprunté à YE pitre aux Hébreux, ix, 27 : « Il est arrêté
que les hommes meurent une seule fois, après quoi
vient le jugem ent » Les meilleurs interprètes s’accor­
dent à penser que ce verset vise surtout le jugement
général. C’est d’ailleurs l’exégèse que suggère la suite
du texte, où il est explicitement question de la seconde
venue du Christ.
Il semble donc plus exact d’affirmer avec le plus
grand nombre des théologiens que l’existence d’un juge­
ment particulier est implicitement renfermée dans la
révélation explicite du jugement dernier. Toute l’insis-
LES M YSTÈRES D E l/A V -D E L A 3
34 LES MYSTÈRES DE L’AU-DELA

tance des auteurs inspirés et des discours de Jésus-


Christ dans l’Evangile est portée sur le jugement der­
nier à cause du rôle prépondérant qu’y doit jouer le
Christ lui-même. Tout jugement divin est ainsi projeté
prophétiquement au dernier jour; le sort de chacun des
hommes apparaît comme devant y être manifesté. Et le
jugement de chacun pris en particulier est renfermé
dans le jugement de la collectivité, solennellement pro­
mulgué. Mais des indices non douteux marquent bien
que le sort de chacun est fixé avant le jugement der­
nier et que le règlement de comptes aura lieu immé­
diatement après la mort. Contentons-nous de recueillir,
parm i ces indices, les plus significatifs :
La parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare
montre que le sort de l’un et de l’autre est déjà et à
jamais fixé, et fixé avant le jugement général. Cela res­
sort des discours même adressés p ar le riche à Lazare.
Les paroles du Christ au Bon Larron sont tout aussi
expressives : « Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le
paradis » (Luc, xxm, 43). Le mot : paradis ne peut
signifier ici que les Limbes où les justes devaient jouir
de la vision béatifique après la Descente du Sauveur
aux Enfers jusqu’à l’Ascension. Le sort du Bon Larron
devait donc être fixé immédiatement. Plus expressifs
sont les textes de saint Paul ; « Ayant toujours bon
courage, et sachant qu'en demeurant dans ce corps nous
demeurons loin du Seigneur (car nous marchons dans
la foi et non par la vision), nous avons [dis-je] bon
courage et nous préférons de beaucoup déloger de ce
corps pour élire domicile près du Seigneur... Car il faut
que nous comparaissions tous devant le tribunal du
Christ pour que chacun reçoive ce qu'[il aura mérité]
dans son corps, suivant ce qu'il aura accompli soit en
bien, soit en mal (II Cor., v, 6-8,10). « Dieu ne nous a
pas destinés à la colère, mais à l'acquisition du salut
par Notre-Seigneur Jésus-Christ, lui qui est mort pour
nous, afin que, vivants ou morts, nous vivions ensemble
avec lui » (7 Thess., v, 9-10). Saint Paul affirme ici
nettement que la récompense céleste, avec le Christ,
est accordée aux bons immédiatement après la mort
sans attendre le jugement général : leur sort est donc
déjà fixé. Enfin, saint Jean confirme nos déductions
MORT ET JUGEMENT PARTICULIER 35
dans le récit consolant des visions apocalyptiques :
« J’entendis une voix venant du ciel qui disait :
Ecris : heureux dès maintenant les morts qui meuvent
dans le Seigneur! Oui, dit VEsprit, qu’ils se reposent
de leurs travaux : car leurs œuvres les suivent » (Apoc.,
xiv, 13). Plus loin, Jean, voit « des trônes; des gens s'y
assirent... [Je vis] les âmes de gens décapités, à cause
du témoignage de Jésus et à cause de la parole de
Dieu... Ils vécurent et régnèrent avec le Christ mille
ans... C’est la première résurrection ». Au sens spirituel,
le seul qui soit acceptable ici,
cette vie (avec le Christ) est appelée « première résurrec­
tion ». Elle est partielle et s'oppose à la résurrection géné­
rale, mais, de plus, à une résurrection corporelle. Comme
la première mort, qui est la séparation du corps et de
l’àme, s’oppose à la seconde mort, ou damnation, commencée
par le péché, de même la première résurrection a toutes
chances d’appartenir à l’économie présente, puisqu’elle
s’oppose implicitement à une deuxième résurrection qui
suivra la Parousie, et qui sera corporelle et générale. Or,
nous savons par ailleurs ce qu’est cette première résurrec­
tion. Pour ceux qui sont « morts dans le Seigneur », spécia­
lement pour les martyrs, c’est, comme l’ont vu Bossuet et
nombre d’autre exégètes orthodoxes, leur glorification au
ciel, et les signes de leur gloire qui apparaissent sur la
terre... Quant a la part qu’ont actuellement les vivants à la
résurrection première, elle est encore plus facile à com­
prendre, si nous n’avons pas oublié que la figure de la
résurrection servait continuellement à saint Paul pour signi­
fier la naissance à la vie du Christ, donnée par la foi et
le baptême (cf. JRom., passim; Eph., v, 14; CoL, ni, 1) et que
Jean lui-même dans l’Evangile s’est servi de la même expres­
sion pour signifier la vie de la grâce (v, 25). (B. A llo , VA po­
calypse, Paris, 1921, p. 298.)

L’âme des justes, dans la gloire, aussitôt après la


m ort et sans attendre la résurrection finale et la
parousie, n’est pas une affirmation implicite du juge­
ment divin qui, aussitôt après la mort, a fixé leur sort
bienheureux?

2. Tradition et enseignement de l’Eglise. — Nous ne nous


arrêterons pas à la preuve de Tradition, laquelle exi­
gerait de longs développements et des explications p ar­
fois subtiles. Sans doute, les textes patristiques les plus
explicites pourraient être fournis à p artir du iv® siècle.
36 LES MYSTÈRES DE L5AU-DELA

II importe cependant de préciser le point sur lequel


ils peuvent fournir un appui solide à la croyance au
jugement particulier. Nous avons dit tout à l’heure que
la perspective eschatologique des discours du Sauveur
et des enseignements du Nouveau Testament semble
reporter à la fin des temps tout jugement divin. Ne
discernant pas parfaitem ent les perspectives plus
rapprochées qu’il y fallait découvrir, certains Pères de
l’Eglise, surtout en Orient, en ont conclu que la sen­
tence du Juge, fixant définitivem ent le sort de chacun,
était reportée à la fin des temps. Malgré cette inter­
prétation erronée, tous ou presque tous admettent que
le sort de chacun d’entre nous reçoit une certaine
détermination tout aussitôt après la mort. En apparence
contradictoires, ces deux assertions, dans l’esprit des
Orientaux, s’accordent dans la substance même de la
doctrine : nous le constaterons à propos du Purgatoire.
La seconde cependant — une certaine détermination
tout aussitôt après la mort — témoigne de la solidité
du fondement traditionnel que suppose le dogme du
jugement particulier. Ceux-là mêmes qui sembleraient
devoir nier logiquement ce dogme l’affirment catégori­
quement. Les théologiens de métier pourront, à ce sujet,
consulter la Théologie dogmatique orthodoxe des chré­
tiens d!Orient, p ar le P. M. Jugie, tome IV, pages 16-84.
On ne saurait d’ailleurs concevoir que les âmes bien­
heureuses demeurent dans un état d’expectative complet
jusqu’au jour du jugement dernier. Le pape Benoît XII
(Bulle Benedictus Deus, 1336) a défini que
les âmes de tous les saints qui ont quitté ce monde avant la
passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et de même celles
des saints apôtres, martyrs, confesseurs, vierges et autres
fidèles morts après avoir reçu le saint baptême du Christ,
qui n’ont rien eu à expier à leur mort, ou qui à l’avenir
n’auront rien à expier a leur mort; celles aussi qui ont eu
ou auront à se purifier, lorsqu'après leur mort elles auront
achevé de le faire; ...toutes, aussitôt (mox) après léur mort
et l'expiation susdite pour celles qui avaient besoin de cette
expiation, même avant la résurrection de leur corps et le
jugement, général depuis l’ascension de Jésus-Christ notre
Sauveur, sont et seront au ciel, au royaume des cieux et
au céleste paradis avec le Christ...
Nous définissons encore ce qui suit : d’après la disposition
générale de Dieu, les âmes de ceux qui meurent coupables de
MORT ET JUGEMENT PARTICULIER 37
péché mortel actuel» descendent aussitôt (mox) en enfer pour
y subir les peines infernales; et, néanmoins, au jour du
jugement, tous les hommes comparaîtront avec leurs corps
devant le tribunal du Christ pour rendre compte de leurs
actes personnels, afin que chacun soit récompensé en son
corps suivant qu’il aura fait le bien ou le mal. {DJ},, 530,
531.)

Une affirmation de ce genre se trouve déjà soixante-


dix ans auparavant dans la profession de foi proposée
p ar Clément IV à l’empereur Michel Paléologue et pré­
sentée par celui-ci au Concile de Lyon en 1274. (D.-B.,
464.) On en retrouve l’essentiel dans la Bulle Laetentur
coelis (6 juin 1439), pour le décret d’union des Grecs
à Florence. (D.-B., 693.) La destination immédiate des
âmes au paradis ou à l’enfer suppose leur discrim ina­
tion immédiate p a r un jugement. Il faut donc que
chaque homme, aussitôt le1 cours de sa vie mortelle
achevée, comparaisse au tribunal divin, où son sort
sera fixé pour l’éternité.

§ III. l ’h e u r e : d e la m o r t
MORT RÉELLE ET MORT APPARENTE.

Nous ne concevons même pas qu’une simple attente,


si brève soit-elle, puisse être imposée à l’âme séparée
du corps. L’instant de la mort marque l’instant du
jugement.
Mais connaissons-nous l’instant réel de la mort? Nous
savons que nous m ourrons; nous ne savons pas quand
nous mourrons. Et cette incertitude n’épuise pas encore
tout le mystère de la mort. Les physiologistes actuels
distinguent des étapes dans la mort.
1. Mort apparente. — La mort, d’après les médecins,
peut-être simplement apparente :
La suppression absolue de l’une des trois fonctions essen­
tielles a la vie commune (fonctions du cerveau, du cœur,
des poumons, simultanément nécessaires pour assurer la vie
de l’organisme entier) entraîne promptement l’arrêt des
autres et la mort de l’ensemble. Cette suppression radicale
est parfois remplacée par un simple affaiblissement de
l’une de ces fonctions, qui en rend à nos yeux la persistance
inappréciable. En pareil cas, les autres activités vitales peu­
38 LES MYSTÈRES DE L’AU-DELA

vent continuer à se dérouler et à témoigner par là du main­


tien de la vie; mais, dans certains autres, elles se dépriment
à leur tour sous l’effet neutralisant de la défection précédente
et répandent un silence trompeur sur l’économie tout entière.
C’est la morf apparente (Em. B e r t i n , art. Mort (Physiologie)
dans le Dict. encycl. des sciences médicales, de Dechambre,
t. IX, p. 557.)
Dans ce cas, le cœur n’a pas cessé de battre; mais
ses battements sont devenus pour ainsi dire im per­
ceptibles.

2. Mort relative. — D’autre fois, la mort apparente


devient relative. C’est lorsque le cœ ur a cessé complè­
tement de battre; mais les centres nerveux sont encore
doués de vie. Et tant que ces centres sont doués de vie,
on peut ranim er le sujet à condition de rétablir la
circulation : injection intracardiaque d’adrénaline, mas­
sage du cœur, transfusion de sang frais simultanément
vers l’encéphale et vers le cœur (méthode de Brown-
Séquart). Nous n’avons pas ici à entrer dans le détail
des réanimations. L’im portant, au point de vue théolo­
gique, est de constater que la mort ne survient pas au
moment où le cœur s’arrête. C’est le cas surtout des
morts violentes (morts provoquées par la foudre, p ar
pendaison ou décollation, par un coup d’armes à feu,
par perforation du cœur, par ouverture de gros vais­
seaux, par chute d’un lieu élevé, p ar asphyxie, etc.).
Dans ces cas de morts violentes, on doit admettre le
fait d’une mort relative, même après la cessation des
battements du cœ ur; et cette persistance latente de la
vie existe, semble-t-il, dans la plupart, sinon dans la
totalité des cas. Dans la mort par maladie, on ne
saurait être aussi affirmatif : plus et plus longtemps la
maladie opère ses ravages dans l’organisme entier, et
moins il y a de chance de mort relative, les vies locales
étant supprimées presque aussitôt que la vie générale ;
les morts subites (qui cependant sont des morts provo­
quées par une maladie, un défaut grave de l’organisme)
peuvent cependant être considérées à peu près comme
les morts accidentelles.
3. Mort absolue. — C’est la mort proprem ent dite; c’est
l ’impossibilité de la vie caractérisée p ar la destruction
MORT ET JUGEMENT PARTICULIER 39
autolytique et bactériolytique des cellules, entraînant
des léàions incompatibles avec la vie quand elles sont
généralisées. Il semble que ces lésions se produisent
normalement au moment de l’arrêt du cœur, mais elles
n’envahissent pas brusquement toutes les cellules; c’est
la raison d’être de cette période plus ou moins longue
mais toujours appréciable que nous avons appelé la
mort relative. Il ne peut donc y avoir de délimination
fixe entre la mort relative et la mort absolue. Il existe
de nombreux signes de la mort relative; il n’y a qu’un
signe de la mort absolue; c’est la putréfaction, manifes­
tation évidente de la destruction de l’édifice organique.
(D’Halluin, Le problème de la mort, extrait de la
R. Ph., t. XXIII, pp. 68-69.)
4. Applications religieuses. — L’âme humaine étant le
principe vital, tant que persiste la vie humaine, la pré­
sence de l’âme dans le corps, quelque réduites que
soient ses fonctions, subsiste toujours. Aussi les théo­
logiens récents ont formulé, relativement à l’adminis­
tration des sacrements en cas de m ort apparente ou
relative, des règles prudentes qu’il n’est pas permis de
négliger :
Le prêtre pourra toujours ou presque toujours et même
devra administrer les sacrements à celui qui ne les a pas
reçus, bien qu'il le trouve mort en apparence, pourvu qu'il
ne soit pas entré dans une période de putréfaction. En effet,
s’il s'agit de mort subite, tous conviennent aujourd’hui que
la période de vie latente peut durer des heures et même
des jours entiers; s’il s’agit de longue maladie, étant donné
qu’elle laisse du temps et que l'on voit arriver de loin la
mort, le malade ordinairement aura déjà reçu les sacre­
ments, quand il était certainement vivant; et si, dans quel­
que cas, cela n’a pas eu lieu, le prêtre, arrivé peu de
minutes après que le moribond aura rendu le dernier
soupir, pourra en conséquence lu i conférer les sacrements...
Quand même le prêtre arriverait une ou deux heures après,
il pourrait aussi, généralement parler, les conférer. ( F e r -
r e r e s , La m ort réelle et la m ort apparente et leurs rapports
avec Vadministration des sacrements, tr. fr. de J.-B. G e n i e s s e ,
Paris, 1906, p. 138, 139.)

Bien entendu, les sacrements ainsi conférés le sont


sous condition ; et il convient d’exposer aux fidèles com­
bien leur conduite serait blâmable s’ils attendaient
après le dernier soupir pour appeler le prêtre.
40 LES MYSTÈRES D E l ’AU-DKLA

§ IV. EXPLICATION PSYCHOLOGIQUE DU JUGEMENT.

1. Le jugement, simple illumination mentale. — Le mode


de connaissance de l’âme séparée est Yintuition des
idées directement infusées par Dieu. La séparation
d’avec le corps est la condition immédiatement requise
pour que se produise cette intervention divine. Or, le
jugement' particulier n’est pas autre chose qu’une illu­
mination mentale de la conscience :
A l’instant même où l’âme quitte le corps, en un moment,
en un clin d’œil, s’ouvre le livre de la conscience par l’éveil
d’une connaissance actuelle de tous les actes de la vie. Sous
le regard de l’esprit, le passé apparaît tout illum iné d’un
rayon de la face de Dieu ; c’est-à-dire que, par l’opération de
la vertu divine, l’âme voit intellectuellement, avec une
inévitable clarté, la somme de tout son mérite et démérite.
Le divin juge imprime alors en elle sa sentence, en lui
infusant la connaissance de la récompense ou de la peine
correspondante à son mérite ou démérite, de la même façon
que le divin Législateur avait imprimé dans cette même âme
l a loi m o r a le par l ’é v e il de la c o n s c ie n c e et la connaissance
n a t u r e l l e des premiers principes de l a moralité. (B il l o t , De
Nouissimis, p. 52.)
Lumière purement intellectuelle, révélant l’action de
Dieu, souverain Juge, sur sa créature parvenue à son
term e; infusion des connaissances nécessaires à l’équi­
table appréciation des actions de la vie passée et à
la promulgation, pour ainsi dire automatiquement
réalisée dans l’âme, de la sanction p ar elle méritée :
voilà tout le jugement.
S’il en est ainsi, que penser des descriptions sensibles
relatives au jugement divin? L’âme paraîtrait devant
Dieu, épouvantée de ses fautes, soutenue par les bons
anges, tourmentée p ar les démons. Evidemment, ces
descriptions ne doivent pas être prises à la lettre. Dieu
fait sentir sa présence d’une manière purement intellec­
tuelle; la vision intuitive, de sa nature inamissible, ne
saurait être mise en cause. Les tourments de l’âme, la
discussion de ses actes, la protection des bons anges,
les reproches des démons, ce sont des symboles expri­
mant pour les simples la foi au jugement. Parlant de
Dieu et de ses relations avec nos prem iers parents, la
MORT ET JUGEMENT PARTICULIER 41
Bible use d’anthropomorphismes plus invraisemblables
encore; aussi les Pères de l’Eglise n’ont pas reculé
devant des descriptions pittoresques et frappantes pour
mieux se faire com prendre d’auditoires peu instruits
et plus accessibles aux données sensibles qu’aux raison­
nements purs. Les peintures des catacombes, avec leurs
représentations du ciel sous l’image d’une maison ou
d’un jardin, avec le juge assis et l’âme figurée p ar une
femme debout ou p ar une orante, donnent aussi du
jugement une couleur anthropomorphique éloignée de
la réalité. Et cependant ces peintures symbolisent la
vérité. On pourrait donc facilement trouver très légitime
l’interprétation symbolique des mises en scène que
nous lisons parfois à propos du jugement. Mais sachons
prendre ces descriptions et mises en scènes pour ce
qu’elles sont en réalité : des symboles.
2. L’exécution du jugement et la psychologie de l’Au-delà.
— Nous savons que la fixité de l’âme séparée dans
l’adhésion à sa fin dernière est à la base de toute la
psychologie des élus et des damnés. En réalité, le juge­
ment divin ne fait que constater ce choix irrévocable
auquel l’âme s’est arrêtée au moment de la mort. Toute­
fois l’immobilité de la volonté des âmes justes n’est pas,
du prem ier coup, consommée jusque dans les détails
de son orientation vers la possession du Bien souve­
rain. Cette consommation peut être retardée en cer­
taines âmes qui s’attacheront à Dieu tout d’abord dans
une connaissance et un amour naturel surnaturalisés
par la charité la plus ardente qu’elles puissent expri­
mer avant de s’unir à Dieu d’une façon directe et
immédiate dans la vision et l’amour béatifiants. C’est
le cas des âmes du Purgatoire. Toutefois, selon le senti­
ment de saint Thomas, cette ardente charité, dès le
prem ier instant de la séparation, supprim era le léger
obstacle des fautes vénielles; il ne restera à ces âmes,
avant d’entrer dans la pleine consommation de leur
destinée, qu’à expier pour la peine temporelle qui peut
encore rester due aux péchés passés.
L’exécution du jugement place les âmes soit au
Paradis, soit au Purgatoire, soit en Enfer. Comment
expliquer la nature de leur séjour dans ces demeures
42 LES MYSTÈRES DE i/A U -D E L A

de l’Au-delà? La difficulté réside en ce que les théolo­


giens considèrent communément le Paradis, le Purga­
toire, l’Enfer comme des lieux véritables. On se
demande comment l’âme, substance purement spiri­
tuelle, peut « aller » en un lieu. D’après la philosophie
thomiste, l’esprit n’est pas p ar lui-même en un lieu.
L’ange peut être présent en certains lieux parce qu’il y
exerce une action. Il serait difficile d’affirmer que
l’âme séparée puisse être présente en cette manière;
son action sur les choses extérieures semble, en effet,
nécessiter l’union au corps.
Peut-être est-il suffisant de com prendre cette pré­
sence de l’âme dans des « lieux » de félicité, de purifi­
cation, d’expiation, p ar une détermination d'ordre intel­
lectuel. En vertu d’une disposition divine, l’âme serait
déterminée à connaître en particulier uniquement les
choses qui sont dans le «lieu:» que lui assigne la jus­
tice de Dieu, ou les événements qui s’y passent : ainsi
ce lieu deviendrait pour ainsi dire son séjour spécial
et assigné.
Nous parlons de « lieu x » . Mais ici encore une
sérieuse réserve s’impose. Autant il faut être affirmatif
en ce qui concerne Yètat des âmes, autant on doit se
m ontrer réservé à l’égard du lien où sont fixées ces
âmes avant la résurrection des corps. A considérer
objectivement les choses, la localisation ne s’impose en
effet que par rapport aux corps contenus dans les
dimensions qui les enveloppent. Les esprits purs, les
âmes ne sont pas nécessairement localisés. Saint Tho­
mas n’hésite pas à dire que le corps glorieux de Jésus
ressuscité n’est pas nécessairement localisé, parce qu’il
pourrait être en dehors de la sphère du monde créé :
« Rien n’empêche que le corps du Christ ne soit en
dehors de la sphère des corps célestes et qu’il ne soit
pas dans un lieu qui le contienne « (S.T., IIIft, q. 57,
a. 4). On ne saurait trop méditer la réflexion suivante :
En fait, il ne faut jamais oublier que de la géographie
( de l’Au-delà) nous n’avons ni révélation, ni connaissance
expérimentale. Les théologiens sur ce point ne peuvent
apporter que des déductions fondées, d’une part, sur l’idée
mystérieuse de la localisation des âmes séparées et, d’autre
part, sur le principe de proportionnalité qu’on suppose
exister entre la peine (ou la récompense) et le lieu. Aussi
MORT ET JUGEMENT PARTICULIER 43
l ’e n s e m b le d e s th é o lo g ie n s c o n te m p o r a i n s s o n t - i l s d e p l u s
e n p l u s r é s e r v é s s u r c e tt e q u e s ti o n . (A. G a u d e l , a r t . Limbes,
D.T.C., ix, 771.)

On voit p ar là combien la théologie thomiste nous


incite à nous dépouiller des illusions de l’imagination,
si nous voulons juger sainement des réalités de
l ’Au-delà.

Bibliographie. — Sur la mort : S. T homas, S.T., Ia, q. 97 ;


1% 11% q. 85; De Malo, q. 5, a. 4; Comp. theol., c. 153, 191,
a. 5. — Mort apparente et mort réelle : D’H alluin, La m ort,
cette inconnue, Paris, 1941. — Sur le jugement : J. R ivière ,
D.T.C., art. Jugement. — Billot, De Novissimis, q. 2,
p. 38-45.
Travaux personnels : D.T.C., art. Justice originelle; art.
Mort. — A.C., 1922, p. 366 (Jugement); 1923, p. 800 (id.);
1951, p. 17.
CHAPITRE III

L'Enfer — Certitudes doctrinales

La prudence dans la façon de s’exprim er sur les


mystères de l’Au-delà s’impose très particulièrem ent
quand on aborde la sujet de l’Enfer. Les certitudes doc­
trinales, les explications théologiques, le point de vue
apologétique, telles seront les grandes lignes conduc­
trices des trois chapitres consacrés à l’Enfer.
En ce qui concerne les certitudes — objet de ce cha­
pitre —, la doctrine de l’Eglise comporte trois sortes
de vérités : vérités de foi divine et catholique, que l’on
doit croire sous peine de péché d’hérésie; vérités théo­
logiques certaines, qu’il faut admettre sous peine de
péché grave d’erreur; vérité communément reçue, à
laquelle il faut adhérer sous peine de péché grave de
témérité.

§ I . VÉRITÉS D E F O I DIVINE ET CATHOLIQUE.

Il est de foi que Yenfer existe, châtiment éternel


infligé aux pêcheurs morts impénitents; châtiment qui
comporte, avec la privation de la vision béatifique, une
peine positive crucifiante pour les damnés. Ces trois
L'EN FER — CERTITUDES DOCTRINALES 45

points ont été formellement révélés p ar Dieu et authen­


tiquement proposés par l'Eglise.
1. La révélation de l’existence d’un châtiment étemel. —
L'existence d'un châtiment éternel est nettement pro­
posée dans les écrits du Nouveau Testament.
a) Notre-Seigneur Jésus-Ghrist affirme l'existence
d’un enfer éternel. La sentence du Juge au jugement
dernier, sentence rapportée p ar saint Matthieu (xxv,
31-46), mentionne expressément l'enfer éternel : « Reti­
rez-vous de m oi, maudits, [allez] au feu étem el qui a
été préparé pour le diable et ses anges... Et ceux-là s'en
iront au supplice éternel... ^ (xxv, 41 46). Dans ce texte,
qui rappelle Daniel ( x i i , 2), le mot éternel, qui marque
la durée de la peine infligée, doit être entendu en un
sens littéral. Il ne s’agit pas d’une durée mal définie,
mais d'un durée qui, ayant eu un commencement,
n'aura pas de fin. Dans sa sentence, le Juge établit un
parallèle entre la destinée des élus et celle des réprou­
vés : comme la récompense, la punition sera éternelle.
Saint Augustin faisait déjà observer contre les parti­
sans de l’origénisme que si, p ar un motif de sentiment,
on veut restreindre la portée de la sentence de répro­
bation, il faut logiquement aussi nier la récompense
éternelle (Ad Orosium, 7; P.L., x l i i , 673). D’ailleurs, en
d'autres textes de l'Evangile, Jésus-Christ a trop insisté
sur la durée éternelle de l'enfer pour qu'il puisse y
avoir le m oindre doute à cet égard. Le feu qui ne
s’éteint pas, le ver qui ne meurt pas, telles sont les
expressions employées pour désigner les peines éter­
nelle des damnés. Quoi de plus énergique et de plus
saisissant que cette objurgation du Maître : « Si ta
main est pour toi un sujet de scandale, coupe-la; m ieux
vaut pour toi entrer dans la vie manchot que de t'en
aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu
qui ne s'éteint pas, où. leur ver ne meurt pas » (M arc,
i x , vulg., 42). Et l’objurgation est répétée trois fois de
suite : pourquoi cette insistance sur la durée sans fin
de l'enfer, si la réalité ne correspond pas à la menace?
b) Les Apôtres sont tout aussi explicites. Saint P ierre
rappelle le châtiment infligé par Dieu aux anges rebel­
les : de même les méchants seront punis au jour du
46 LES MYSTÈRES DE L'AU-DELA

jugement : « L e Seigneur réserve les impies jusqu’au


jour du jugement qui les punira (II P e t, n, 9). Dans le
texte grec, le participe est au présent et signifie que,
« torturés dès maintenant, les pécheurs sont réservés
à la fin du monde pour un jugement qui ne term inera
pas leurs supplices, mais les consacrera au contraire et
les rendra comme plus définitivement fixés » (M. R i ­
c h a r d , art. Enfer, D.T.C., v, 46). C’est la fixation défini­
tive dans Téternité malheureuse. Aux impies qui nient
Notre-Seigneur, saint Jude promet les chaînes éternelles
et d’épaisses ténèbres (v, 6). A deux reprises (vv, 7, 13),
il affirme derechef Téternité de leur châtiment. L’enfer
éternel, la réprobation éternelle se retrouvent sous la
plume de saint Paul, comme des menaces aux persé­
cuteurs des chrétiens (II Thess., i, 9); la perte du
royaume de Dieu est le châtiment des pécheurs (/ Cor.,
vi, 9, 10, Gai., v, 19-21; Eph., v, 5). Plus généralement
l’Apôtre proclame l’existence de deux cités, à jamais
irréconciliables (II Cor., vi, 14-16), de deux alterna­
tives éternelles (Rom., n, 2-12); et Tune de ces alter­
natives, c’est le jugement et la réprobation éternelle
(Hébr., vi, 2, 8; ix, 27; x, 27-31). Le R.P. Spicq, de ce
dernier texte, à donné une traduction saisissante :
Si c’est volontairement que nous sommes pécheurs, après
avoir reçu la connaissance de la vérité, pour de tels péchés
il n’y a pas de sacrifice. Il existe, au contraire, une autre
perspective, effroyable, du jugement et un courroux de feu
pour dévorer plus tard les rebelles. Quelqu’un rejette-t-il la
loi de Moïse? Impitoyablement, sur la déposition de deux ou
trois témoins, il doit être mis à mort. De quel pire supplice,
pensez-vous, sera jugé digne celui qui a foulé aux pieds
le Fils de Dieu, et regardé comme vulgaire le sang de
l ’Alliance, dans lequel il a été sanctifié, et qui a outragé
l ’Esprit de la Grâce? Nous connaissons en effet celui qui a
dit : A moi la vengeanceI C’est moi qui rétribuerai! Et
encore : Le Seigneur jugera son peuple. On! Chose effroyable
de tomber aux mains du Dieu vivant. (L’Enfer [en collabora­
tion], Paris, 1950, p. 135-136.)

Les révélations de saint Jean, dans l’Apocalypse, ont


souvent pour objet l’enfer et ses tourm ents; au voyant
de Patmos, ils apparaissent sous des traits matériels
qui font impression. L’enfer se dévoile comme un
gouffre de feu, une fournaise obscurcie par la fumée et
L’ENFER — CERTITUDES DOCTRINALES 47

le soufre. Et la durée éternelle de ces châtiments est


explicitement affirmée : « La fumée de leur supplice
monte aux siècles des siècles » (xiv, 11); « ils seront
tourmentés, jour et nuit, aux siècles des siècles »
(xx, 10).
2. L'enfer éternel, châtiment réservé aux pécheurs morts
impénitents. — D’après la loi portée p ar Dieu, les
pécheurs, surpris par la mort, coupables de faute grave
non pardonnée, seront condamnés à l’enfer éternel.
Dans le texte de saint Marc, rapporté plus haut (et dans
le parallèle de saint Matthieu, xvm, 8-9), Notre-Sei-
gneur nous exhorte à nous préserver des scandales du
monde; si notre main, si notre pied, si notre œil doi­
vent être pour nous occasion de faute, il faut les arra­
cher pour ne pas tomber en enfer. .N’est-ce pas équi-
valemment affirmer que tout péché grave conduit aux
peines éternelles? Non seulement le péché extérieur sera
puni, mais le péché intérieur de désir aura comme
châtiment la géhenne ( M a t t h . , v , 28). Les péchés dont
il sera possible d’obtenir rémission en l’autre vie
( M a t t h . , x i i , 32; M a r c , i i i , 29) ne sont pas des péchés
graves, mais des péchés légers qu’un feu purificateur
effacera (/ Cor., ni, 11-15). D’autre part, il ne faudrait
pas prendre prétexte des paroles du souverain Juge
au dernier jour ( M a t t h . , x x v , 41) pour affirmer que
ceux-là seuls seront damnés, qui n’auront pas pratiqué
les œuvres de miséricorde. C’est à titre d’exemples que
Notre-Seigneur cite les œuvres de miséricorde, ainsi
que l’explique Maldonat dans son commentaire ; ce qui
est vrai d’un péché l’est pareillement de tous sans
exception. Si le moindre doute pouvait encore subsis­
ter sur ce point, deux affirmations de saint Paul suffi­
raient à le dissiper : « Ne savez-vous pas que les
injustes n'hériteront pas le royaume de Dieu? Ne vous
y trompez point : ni les impudiques, ni les idolâtres, ni
les adultères, ni les efféminés, ni ceux qui se livrent à
la sodomie, n i les voleurs, n i les cupides, ni les ivro­
gnes, ni les insulteurs, ni les brigands n'hériteront le
royaume de Dieu » (/ Cor., vi, 9-10). Cette énumération
de crimes et de fautes graves de toute sorte montre
bien qu’ii n’y aura pas d’exception. C’est la même
48 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

vérité qui est prêchée aux Galates (v, 19-21). On trouve


ici une énumération analogue; mais saint Paiil ajoute
une déclaration plus générale encore : « Je vous pré-
viens... que ceux qui les (ces péchés) commettent n ’au­
ront pas de part au royaume de Dieu.
Sans doute, tant qu’il vit encore sur cette terre, le
pécheur peut obtenir de la miséricorde divine le par­
don de ses péchés graves et nous pouvons supposer
que cette miséricorde s’exercera surtout à l’égard des
péchés de faiblesse. Mais la rémission des péchés ne
s’accorde qu’à ceux qui font pénitence : « Si vous ne
faites pas pénitence, vous périrez tous » (Luc, u n , 5).
Chaque fois donc que l’Ecriture insinue l’efflcacité des
œuvres de bienfaisance ou de charité ( T o b i e , i v , 11;
D a n i e l , i v , 24; l Pet., iv, 8 ; J a c ., v, 20), de la condam­
nation mutuelle des fautes (M a t t h ., v i , 12, 14-15; Luc,
xi, 4), pour obtenir de Dieu le pardon de nos péchés
personnels, il faut toujours sous-entendre la condition
d’une pénitence sincère. À plus forte raison devra-t-on
sous-entendre la condition de la pénitence pour donner
une consistance réelle à certaines promesses de salut
attachées aux pratiques pieuses recommandées à la suite
de révélations privées : « Ces promesses doivent être
interprétées d’après l’analogie de la foi et, quelle que
soit l’interprétation donnée au sens de ces révélations,
il restera toujours vrai qu’il ne s’agit pas de certitude
absolue, mais de confiance fondée sur la miséricorde
et la bonté divines et conditionnée p ar l’accomplisse­
ment des devoirs qu’impose le salut » (D.7\C., art. Per­
sévérance, x i i , 1302).
Ainsi donc, le péché grave, non pardonné, conduit en
enfer celui qui s’en est rendu coupable, s’il n’en a pas
demandé pardon et fait pénitence, quelles que soient
les bonnes œuvres qu’il ait pu accomplir pendant sa
vie. Mais Dieu vraisemblablement aura égard à ces
bonnes œuvres pour accorder au pécheur non présomp­
tueux la grâce du repentir et du pardon.

3. La double peine de l’enfer. — Le dogme catholique


s’étend encore à l’existence, en enfer, d’une double
peine, peine du dam, peine du sens. Ce qui trom pe ici
parfois certains auteurs, c’est, pour la peine du sens,
L’ENFER — CERTITUDES DOCTRINALES 49

qu’ils ne savent pas distinguer entre la peine positive


elle-même et la nature de cette peine.
a) La privation de la vision béatifique constitue la
peine du dam, laquelle est essentielle à l’enfer. Affir­
mer que l’existence d’un enfer éternel est révélée par
Dieu, c’est du même coup affirmer la révélation de la
peine du dam. D’ailleurs les textes sacrés en font men­
tion explicite. Le réprouvé est loin du ciel. La sen­
tence du jugement dernier le dit expressément : « Reti­
rez-vous de moi, maudits » (M a t t h ., xxv, 41). Cet
éloignement de Dieu, Notre-Seigneur l’exprime sous
plusieurs formes différentes, dans les paraboles dont il
se sert pour dévoiler aux regards de ses auditeurs les
perspectives éternelles du paradis et de l’enfer. Les
ouvriers d’iniquité seront rejetés p ar le Père de famille,
tandis qu’Abraham, Isaac et Jacob et tous les prophètes
seront accueillis dans le royaume de Dieu; les pécheurs
seront chassés dehors (Luc, xm , 27-28; M a t t h ., v i i , 23;
xxv, 12). Entre les élus et les damnés a été creusé un
abime immense et personne ne peut aller du ciel à
l’enfer et de l’enfer au ciel (Luc, xvi, 25). Le symbole
des ténèbres extérieures marque aussi la peine du dam,
réservée aux convives non revêtus de la robe nuptiale,
c’est-à-dire aux pécheurs privés de la grâce, aux servi­
teurs négligents et inutiles, c’est-à-dire aux chrétiens
infidèles à leur vocation (M a t t h ., x x v , 30), et même aux
enfants du royaume, aux Juifs, appelés les prem iers à
la vie qui conduit à la gloire du ciel, mais que leur
aveuglement en a éloignés à tout jamais (M a t t h .,
v i i i , 12).
Les apôtres tiennent le même langage que le Christ.
Nous avons entendu saint Paul exclure du royaume les
pécheurs de toute catégorie. UApocalypse atteste égale­
ment que les réprouvés sont éternellement séparés de
Dieu. A tous ceux dont les noms ne sont pas inscrits
au livre de vie est réservée la damnation, qui est vrai­
ment une seconde m ort (n, 11; m , 5; xx, 6, 12-15; xxi,
8, 27); cette m ort n’est pas l’anéantissement, mais la
privation de la vie divine (xxi, 8, 27; xxn, 15). A
l’opposé, le ciel est un lieu resplendissant de lumière :
c’est la gloire de Dieu qui Villumine et son flambeau est
VAgneau (xxr, 23); mais il n ’y pénétrera rien d’impur
LES M YSTÈRES D E L'A U -D ELA 4
50 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

ni personne qui pratique Vabomination et le mensonge


(v, 27); dehors les chiens, les magiciens, les impu­
diques, les meurtriers, les idolâtres et tout homme qui
aime et pratique le mensonge (xxn, 15).
b) La plupart des affirmations scripturaires concer­
nant l'enfer contiennent une allusion directe à une
autre peine. Notre-Seigneur et les Apôtres parlent de
feu inextinguible, de ver rongeur, de tourments, de
flammes, de gouffre de feu, de fournaise obscurcie par
la fumée et le soufre, etc. On ne cherche pas ici à
élucider la question thèologique de la nature des peines
ainsi désignées; on affirme simplement chez les damnés,
outre la privation de la béatitude éternelle, Inexistence
d’une autre peine positive et que la tradition a nommée
peine du sens. « Peine du sens » ne signifie pas néces­
sairement peine éprouvée p ar l’organe des sens; les
démons et les âmes séparées n’ont pas de facultés sensi­
tives et cependant la peine du sens existe pour eux.
Cette peine, sous l’aspect dogmatique que nous lui
reconnaissons, est donc simplement un châtim ent posi­
tif, infligé p ar Dieu aux damnés, conjointement avec la
peine du dam, mais à l'aide d’un instrum ent extérieur
que l’Ecriture appelle «f eu». Nous faisons ici abstrac­
tion de la nature de cet instrum ent; l’existence d’une
peine crucifiante distincte de la peine du dam importe
seule à la foi proprem ent .dite.
L’Ancien Testament déjà nous donne, avec Isaïe, une
vision nette de la peine du sens. Ce prophète (nxvi, 24)
a parlé du feu dévorant qui ne s’éteindra pas; expres­
sion que l’on retrouve dans le livre de Judith (xvi, vulg.
21), et qu’indique YEcclésiastique (vu, id., 19). Notre-
Seigneur l’emprunte à Isaïe dans ce passage déjà cité de
l’Evangile où il nous prescrit d’arracher l’œil, la main,
le pied qui scandalisent, plutôt que de tomber dans la
géhenne où le feu ne s’éteint pas. La parabole de l’ivraie
se clôt sur une vision du feu de l’enfer (M a t t h ., x i i i ,
40-42). Le mauvais riche se plaint de brûler dans la
flamme (Luc, xvi, 24). La sentence du jugement dernier
est tout aussi expressive : « Retirez-vous de moi, mau­
dits, au feu éternel » (M a t t h ., xxv, 41). Le même ensei­
gnement sur le feu d’outre-tombe se retrouve chez les
Apôtres : saint Jude (7, 23); saint Pierre (// Pet,, ni, 7);
L’ENFER — CERTITUDES DOCTRINALES 51

saint Jacques (ni, 6); saint Paul (// Thess., i, 8; Hébr.,


x, 27). L'Apocalypse est remplie des descriptions réa­
listes que nous connaissons déjà. Sans doute, le sens
de ces révélations n’est pas tellement clair et explicite
que l’existence d’un feu réel en enfer doive être tenue
comme un dogme; néanmoins, ces affirmations ne lais­
sent aucun doute sur l’existence d’une peine positive,
distincte de la peine du dam.
4. Ces trois vérités proposées à notre foi par l’Eglise.
P ar là, elles se présentent comme des dogmes.
a) On a déjà dit que le terme, imposé p ar la mort
aux variations morales de la volonté, est un dogme reçu
dans l’Eglise. A lui seul, il a suffi à faire rejeter l’héré­
sie contraire de l’origénisme. Or, l'enfer éternel est
nécessairement inclus dans la fixité de la volonté impie
dans le mal. Ainsi l’a compris le neuvième anathème de
Justinien : « Quiconque dit ou pense que la peine des
démons et des impies ne sera pas éternelle, qu’elle
aura une fin et qu’il se produira alors une apocatastase
des démons et des impies, qu’il soit anathème » (D.-B.,
n. 211). Contre cette affirmation, devenue officielle dans
l’Eglise de la façon qui a été dite plus haut, quelques
textes d’un sens douteux ou d’une authenticité contes­
tée, glanés chez saint Ambroise, saint Grégoire de
Nazianze et saint Grégoire de Nysse, ont fort peu de
poids. En d’autres passages de leurs œuvres, en effet,
ces Pères s’expriment trop clairement pour que leur
autorité puisse être sérieusement invoquée contre la
tradition catholique.
b) L’enfer est réservé aux pécheurs im pénitents. Il
s’est produit sur ce deuxième point de la foi un certain
flottement dans la pensée de toute une école au v®siècle.
Les miséricordieux réservaient aux seuls impies, c’est-
à-dire aux infidèles, aux incrédules et aussi aux héré­
tiques obstinés, le châtiment des peines éternelles : les
fidèles, même pécheurs impénitents, obtiendront leur
salut après un temps de pénitence. Il semble que saint
Jérôme se soit rallié à cette opinion; mais l’erreur d’un
docteur n’engage pas l’enseignement authentique de
l’Eglise. La distinction entre « impies » et « fidèles »
n’a aucun écho dans la Tradition, aucune racine dans
52 LES MYSTÈRES DE L’à U-DELA

l'Ecriture. Saint Augustin fut le grand champion de


l’orthodoxie contre cette hérésie et demeure le témoin
fidèle de la pensée de l’Eglise.
Cette pensée, d’ailleurs, a été authentiquement pro­
mulguée au IIe Concile de Lyon (1274); dans la profes­
sion de foi de Michel Paléologue, on lit que « les âmes
de ceux qui meurent en état de péché mortel ou avec
le seul péché originel descendent aussitôt (mox) en
enfer pour y subir des peines différentes » (D.-B., 464).
Le Concile de Florence (1439) reprend cette assertion
(D.-B., 693), en spécifiant qu’il s’agit des pécheurs
décédés en état de péché mortel actuel ou avec le
péché originel. L’adverbe «aussitôt » (/norc), inséré dans
la déclaration de Lyon et dans cette de Florence, pré­
pare et rappelle la définition du pape Benoît XII, déjà
signalée, à propos du jugement particulier. En décla­
rant que les âmes de ceux qui meurent en état de péché
mortel actuel descendent aussitôt (ou immédiatement)
après leur mort en enfer, Benoît XII, non seulement
condamne la dilation des peines, mais promulgue la
doctrine catholique qu’on vient d’exposer.
c) Enfin, de tout temps, l’Eglise a cru à une double
peine (quelle que soit d’ailleurs, redisons-le, la nature
de la peine du sens). L’enseignement de l'Evangile suf­
fisait à régler sa foi. Néanmoins, le pape Innocent III,
dans une lettre à Ymbert, archevêque d’Arles, lettre
insérée au troisième livre des Décrêtales, établit la dis­
tinction des deux peines, privation de la vue de Dieu,
peine du péché originel, et tourm ent de l’enfer éternel,
peine du péché actuel (D.-B., 410). D’ailleurs, tous les
documents ecclésiastiques, en affirmant l’existence des
peines, des châtiments, des tourments de l’enfer, pro­
posent équivalemment à notre croyance la double peine
du dam et du sens, la peine du dam impliquée dans
tout châtiment éternel, la peine du sens désignée
expressément dans les peines, tourments, châtiments.

§ II. VÉRITÉS THÉOLOGIQUEMENT CERTAINES.

On appelle vérité théologiquement certaine une


vérité déduite d’un dogme de la foi par le moyen d’un
raisonnement. On obtient ainsi une certitude, qui n’est
l ’e n f e r — CERTITUDES DOCTRINALES 53

pas celle de la foi, bien qu’elle en dépende. Nier une


telle vérité n’est pas commettre le péché d’hérésie, mais
c’est le péché d’erreur.
Or, concernant l’enfer, deux vérités très certaines
sont déduites du dogme. C’est, en prem ier lieu, la
proportion des peines à la gravité de la faute; c’est,
ensuite et surtout, la fixité des peines essentielles.

1. Proportion des peines à la gravité de la faute. — A tous,


bons et mauvais, déclare saint Paul, il sera rendu selon
leurs œuvres (Rom., n, 6). Cette assertion de la révéla­
tion a été authentiquement expliquée et proposée en
ce qui concerne les élus p ar le Concile de Florence : les
bienheureux, « selon la diversité de leurs mérites, ver­
ront Dieu plus parfaitem ent les uns que les autres »
(Décret pour les Grecs, D.-B., 693). Des peines infer­
nales, le Concile ne définit rien sur ce sujet; mais, par
analogie, et par voie de déduction, on doit affirmer,
chez les damnés, la même justice dans la distribution
des châtiments. L’Ecriture insinue elle-même assez
clairement cette justice distributive (M a tth ., x, 15; xi,
21-24; Luc, x, 12-15; xir, 47-48; A p o c xvm, 6-7). Cette
doctrine, en ce qui concerne les damnés, n’est donc
pas un dogme de la foi, parce qu’il lui manque encore
la proposition authentique du Magistère, mais à tous
elle paraît au moins théologiquement certaine, c’est-
à-dire proche de la foi.

2. Fixité des peines de l'enfer. — L’éternité de l’enfer


implique, par voie de déduction, la fixité des peines.
La mitigation progressive et indéfinie des peines est
une erreur grave à rejeter. Ces deux affirmations m éri­
tent quelque explication.
a) Une certaine mitigation des peines peut être
admise par les catholiques. C’est d’abord, en un sens
assez impropre, la mitigation enseignée p ar saint Tho­
mas d’Aquin et saint François de Sales :
Dans la damnation des réprouvés, la miséricorde appa­
raît, non point par mode de rélaxation totale, mais sous
forme d'allégem ent, en ce sens que la p u n itio n dem eu re en
d eçà de ce qu'on a u ra it m érité . (S. T homas, S.T., 1% q. 21,
a. 4, ad. 1).
54 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELÀ

Ces peines sont toutefois moindres de beaucoup que les


coulpes et crimes pour lesquels elles sont infligées. ( S . F r a n ­
ç o i s d e S a l e s , Traité de YAmour de Dieu, 1, IX, c. 1.)

Saint Thomas pense que Dieu accordera cette dimi­


nution de peine « surtout à ceux qui auront eux-mêmes
fait miséricorde aux autres sur la terre » (S.T. SuppL,
q. 99, a. 5, ad. 1).
b) D’autres théologiens, à la suite de Duns Scot,
affirment que les péchés véniels et les péchés mortels
déjà pavdonnés quant à la coulpe ne seront pas punis
éternellement en enfer, parce qu’ils ne méritent pas par
eux-mêmes une peine éternelle. Il arriverait donc un
moment où, la peine temporelle due à ces péchés étant
accomplie, les damnés éprouveraient une dim inution de
leurs souffrances, proportionnée à l’importance de la
peine temporelle à laquelle, en plus de la peine éter­
nelle immuable, ils étaient soumis. Quelque peu pro­
bable que soit cette opinion au regard de la raison, elle
peut être soutenue sans blesser la foi, car elle n’en­
seigne pas la mitigation des peines dues aux péchés
qui, par eux-mêmes, m éritent un châtiment éternel.
c) Quelques anciens scolastiques, dont les opinions
sont rapportées dans le Supplément de la Somme, sup­
posaient que les peines de l'enfer étaient adoucies p a r
Dieu, eu égard aux suffrages des fidèles en faveur des
damnés. Le fondement de cette opinion est bien fra­
gile : quelques histoires apocryphes, dont un théolo­
gien ne saurait faire cas; des prières insérées subrep­
ticement dans des missels antiques d’églises particu­
lières, fait sans portée doctrinale; l’autorité du
deuxième livre des Machabées (x ii, 40) relatant la
prière faite pour ceux-là mêmes qui étaient morts por­
tant sur eux des objets consacrés au culte idolâtrique
de Jam nia (ce qui n’indique pas nécessairement qu’ils
fussent morts sans se repentir; et la liturgie adopte ce
texte dans l’une des messes de requiem, précisément en
faveur des âmes du Purgatoire, voir plus loin), et enfin
quelques textes discutables de saint Augustin, de saint
Jean Chrysostome et de saint Jean Damascène. La
prière pour les défunts damnés est contraire aux usages
de l’Eglise romaine et réprouvée par l’ensemble des
théologiens. Le continuateur de la Somme qualifie assez
l'en fer — CERTITUDES DOCTRINALES 55

sévèrement la thèse de la mitigation des peines infer­


nales, due aux prières des vivants. C'est, dit-il, une
opinion « présomptueuse, vaine et sans fondement
sérieux et, de plus, inacceptable au point de vue de la
raison » (SuppL, q. 79, a. 5). Il paraît difficile de lui
infliger une note théologique plus sévère, étant donné
que cette théorie ne propose, en définitive, qu'une m iti­
gation restreinte, strictement limitée à la durée de
l'Eglise sur la terre; les prières des fidèles cessant,
cesserait aussi tout allègement aux damnés. Néanmoins,
cette théorie est extrêmement dangereuse, parce qu’elle
attaque le principe même de la fixité substantielle du
châtiment éternel. Elle implique l’hypothèse, admissible
en certains cas exceptionnels, d'une intercession suffi­
sante et suffisamment prolongée pour obtenir de Dieu
la suppression progressive et totale de la peine de cer­
tains réprouvés. Elle aboutit, en fait, à la conception
d'un enfer relativement tolérable, conception totale­
m ent inconnue dans la tradition de l'Eglise et en oppo­
sition avec les principes théologiques les mieux établis.
d) Des auteurs modernes, protestants pour la plu­
part, ont repris la thèse combattue dans le Supplé­
ment de la Somme et lui ont donné un « perfectionne­
ment » nouveau, qui en fait une erreur théologique pro­
prem ent dite. Ils envisagent la possibilité d'une
dim inution progressive dans les souffrances des dam­
nés, selon une loi fixe et universelle. Pour éviter l’héré­
sie origéniste, ils s’appliquent à démontrer que cette
diminution se produira d'une manière indéfinie, sans
aboutir jamais à la suppression totale de la peine, tout
comme la division et subdivision d’une ligne peut théo­
riquement se faire à l’infini sans jamais aboutir à la
négation absolue d’une quantité. Quoi qu’il en soit de
la valeur de cette comparaison, fruit de l’imagination
plus que de la raison, et en ne considérant que les
exigences de la doctrine catholique, il ne faut pas
hésiter à qualifier cette thèse comme téméraire, scan­
daleuse et erronée. Téméraire, elle s’insurge contre la
doctrine communément enseignée et ne repose sur
aucune autorité sérieuse; — scandaleuse, elle ouvre une
perspective inattendue sur une diminution des châti­
ments éternels au point de les rendre supportables et,
56 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELÀ

p a r là, elle favorise les mauvaises passions et énerve la


crainte des jugements divins; — erronée, elle contredit
positivement une conclusion théologiquement certaine.
Du dogme de la vie éternelle, en effet, se déduit logi­
quement que la peine est aux damnés ce que la gloire
est aux élus (M a t t h ., x x v , 46). Les élus, comme les
damnés, sont donc dans un état fixe et immuable quant
à la substance de leur bonheur ou de leur malheur.
S'il en était autrement, la sentence divine ne serait plus
irréform able; l'éternité ne serait plus l’éternité. D’ail­
leurs, la privation de la vue de Dieu, la peine du dam,
la plus terrible des peines de l’enfer, ne saurait admet­
tre de mitigation : elle est ou elle n’est pas. Quant à la
peine du sens, le Christ a solennellement promulgué ce
qu’elle est : un ver qui ne meurt pas, un feu qui ne
sJéteint pas. Dans l’hypothèse d’une mitigation indé­
finie, que serait ce ver, qui ne meurt point, mais qui
s’alanguit sans cesse, ce feu qui ne s’éteint pas, mais
dont l’ardeur se ralentit toujours?
Nous n’entrerons pas dans la discussion de quelques
autorités patristiques, derrière lesquelles les partisans
de la mitigation des peines de l’enfer, notamment le
P. Petau et M. Emery, ainsi que quelques émules plus
récents, ont voulu s’abriter pour défendre tout au moins
la mitigation relative, en raison des suffrages de
l’Eglise. On se référera sur ce point à la bibliographie
de ce chapitre et notamment à l’article Mitigation des
peines, dans le D.P.C., x, 1997-2009.

§ III. VÉRITÉ COMMUNÉMENT ENSEIGNÉE : RÉALITÉ DU FEU .

Une assertion est téméraire quand, sans nier ou révo­


quer en doute une vérité de foi, sans même s’opposer
à une conclusion théologiquement certaine, elle rejette,
sans raison suffisante, la doctrine communément ensei­
gnée par les théologiens sur un point qui, pour n’être
pas révélé, du moins d’une façon certaine, touche
néanmoins aux croyances religieuses ou à la piété.

1. La réalité du feu de l’enfer est une de ces vérités


communément enseignées et qu’il y aurait témérité à
révoquer en doute ou à nier. Toutefois, autre chose est
L 'EN FER ---- CERTITUDES DOCTRINALES 57

parler de la réalité du feu infernal; autre chose en


définir la nature. En déclarant que ce feu est réel, on
ne dit pas pour autant qu’il est corporel ou matériel
comme le feu de la terre. Les choses de l’Au-delà ne
peuvent nous être connues, même avec le secours de
la révélation, que p ar mode d’analogie, nos concepts
n ’exprimant que l’objet propre de notre connaissance,
c’est-à-dire les êtres matériels d’ici-bas. A priori, on
peut donc affirmer que le feu de l’enfer, analogue à
notre feu terrestre, lui ressemble et s’en différencie :
dans quelle mesure exacte, il est impossible de le
déterminer. Nous y reviendrons au chapitre suivant.
La question à résoudre présentement porte, non sur
la nature du feu infernal, mais sur le simple fait de
sa réalité objective. On affirme ici que le feu de l’enfer
est une entité distincte de l’âme damnée ou, plus exac­
tement, qu’il comporte une cause objective réellement
distincte de la peine du sens qui en est l’effet et dont,
p ar rapport à la justice divine, il est l’instrum ent. Ainsi
compris, le feu réel s’oppose au feu métaphorique,
comme une cause objective de souffrance s’oppose à
la simple affection subjective de l’âme.
2. La démonstration théologîque de la réalité du feu infer­
nal s’appuie sur l’Ecriture, la Tradition et l’enseigne­
ment unanime des théologiens.
a) L'Ecriture, on Ta vu dans la prem ière partie
de ce chapitre, en parlant de l’enfer, évoque l’image
du «feu éternel», du «feu inextinguible», de la
« géhenne » (dont le nom seul rappelle le feu allumé
dans la vallée de Géhinnom); d’une «fournaise de
feu », d’une « flamme crucifiante », de la « fumée des
tourments », d’ « un étang de soufre et de feu », etc.
Ces expressions paraissent ne comporter qu’une inter­
prétation réaliste. L’interprétation métaphorique, fai­
sant du feu une simple affection de l’âme, chagrin ou
remords, « un remords, a-t-on dit, porté à son
paroxysme et jamais satisfait», se heurte au sens obvié
des textes rapprochés entre eux et lus à la lumière des
croyances unanimement professées au temps de Jésus.
L’hypothèse, émise jadis p ar M. l’abbé Dubois, d’un feu
« spirituel » x x x i i , p. 282) pourrait, à la rigueur,
58 LES MYSTÈRES DE i/A U -D ELA

se concilier avec les textes de l'Ecriture; mais* à moins


de faire de ce feu un esprit chargé p ar Dieu de tour­
menter les damnés, cette conception est contradictoire
et revient à nier l'objectivité du « feu » :
Nous ne nions pas, disait ce théologien, la réalité d ’une
peine $pirituellet distincte de la peine du dam . Nous croyons
seulement que cette peine spirituelle ne résulte pas de
l ’action d’un agent corporel extérieur, m ais d’une cause
psychologique, l’extinction des organes des sens moralement
nécessaires à la vie spirituelle et la substitution aux opéra­
tions habituelles de l’esprit d’un nouveau mode de connais­
sance, l’intuition. (Loc. cit.)

C'est, en réalité, la négation d’une cause objective


causant cette peine spirituelle, distincte de la peine du
dam. L'auteur est en marge de toute la tradition catho­
lique {D.T.C, art. Feu de Venfer, v, 2220).
b) La tradition patristique offre, dans son ensemble,
un argument de poids. Presque toujours, les Pères par­
lent du feu de l'enfer en des termes qui accentuent
encore le réalisme de l'Ecriture. C'est le feu « dur et
am er», «cruel, inextinguible, insupportable» où le
pécheur brûlera et sera supplicié sans repos pour
toujours. Ils assimilent le feu de l’enfer aux feux ter­
restres ou aux feux allumés par Dieu pour punir les
pécheurs. Minucius Félix et Tertullien comparent les
feux de l'enfer aux volcans et à la foudre. Saint Jean
Chrysostome et saint Augustin en trouvent une image
dans les feux de Sodome et de Gomorrhe. Le qualificatif
de « corporel » est reçu par les Pères à p artir du
V siècle. A l'époque de saint Grégoire le Grand, la
réalité et même la matérialité du feu de l’enfer est
acceptée par tous.
On note cependant, surtout dans les prem iers siècles,
des opinions contradictoires. Origène, très nettement,
a admis le feu simplement métaphorique. Le seul
auteur qui se rallie nettement à la thèse origéniste est
Théopbylacté. Les autres textes apportés en faveur d'un
feu purement métaphorique sont glanés dans les œuvres
de saint Grégoire de Nysse, de Victor d’Antioche, de
saint Jean Damascène, de Lactance et de saint
Amhroise. Ils n'ont pas la signification précise qu'on
leur prête ou sont corrigés par d'autres affirmations.
L'EN FER — CERTITUDES DOCTRINALES 59

La raison profonde de leurs hésitations est simple : la


théologie de Faction du feu de Venfer n’est pas encore
faite à leur époque.
La conception prim itive paraît avoir été fort sim­
pliste : la peine du dam, toute spirituelle, se rapporte­
rait à l’âme; la peine du sens, au corps. On en a la
preuve palpable lorsqu’ils attribuent au péché originel
des peines positives en enfer. Plusieurs d'entre eux
expriment ouvertement cette conception : saint Méthode
soutient la nécessité pour l'âme d'avoir, même avant la
résurrection, un certain corps pour être passible et
souffrir du feu. A l’inverse, saint Grégoire de Nysse
déclare que l’âme humaine, parce qu'elle est spirituelle,
ne pourra jamais être atteinte par le feu. Saint Augus­
tin, rappelant les différents systèmes qui avaient cours
de son temps au sujet du « v e r» et du « fe u » , se
heurte à la difficulté d'expliquer l’action du feu corpo­
rel sur les esprits (De civitate Dei, 1. XX, c. 22; 1, XXI,
c. 9; P.L., XLI, 694, 723). L’hypothèse de la corporéité
des démons rendait l’explication plus facile. L’hypo­
thèse de leur pure spiritualité ram enait au mystère.
De ces remarques découle une conclusion : lorsque
les Pères affirment simplement la croyance tradition­
nelle, ils parlent sans hésiter du feu de l’enfer. Lors­
qu’ils veulent expliquer l'action du feu sur les esprits,
une hésitation se traduit dans leur pensée comme dans
leur expression. Peu de Pères d'ailleurs ont envisagé
directement cet aspect du problème du feu infernal,
aspect qui fera l’objet de discussions théologiques pos­
térieures. Mais ce sont précisément ceux-là — à part
Origène et Théophylate qui ont positivement erré —
dont on objecte l'autorité.
c) Même en acceptant les hésitations d'un certain
nombre de Pères et l'erreur de quelques-uns, il reste
qu’on doive affirmer simplement qu'un progrès s'est
réalisé dans la doctrine de l’Eglise touchant le feu réel
de l'enfer. Aujourd'hui Vunanimitê morale des théolo­
giens est faite. L’opinion du feu métaphorique est
totalement abandonnée. Au XVIe siècle, le dominicain
Ambroise Catharin (qui, d’ailleurs, formule en théolo­
gie plus d’une opinion hasardée) entreprit de la ressus­
citer. Il n'y réussit pas. Dès son apparition, cette thèse
60 LES MYSTÈRES DE L’AU-DELA

fut jugée sévèrement et qualifiée, p ar le plus grand


nombre, de thèse erronée ou à coup sûr téméraire. Elle
a contre elle, en effet, l’autorité de toutes les écoles
catholiques et de tous les grands théologiens. Les doc­
teurs catholiques conçoivent si peu la possibilité d’une
interprétation métaphorique qu’ils préfèrent plutôt
donner le sens réaliste à la glace, à l’eau, au ver ron­
geur, que les textes sacrés accolent parfois au feu dans
leurs descriptions des tourments éternels.
On peut donc s’étonner que l’interprétation métapho­
rique ait été reprise, ou tout au moins indiquée comme
une opinion libre p ar un certain nombre de théolo­
giens, Hettinger, Moehler, Bougaud, Elie Méric, de
Pressy, évêque de Boulogne-sur-Mer, etc. L’autorité
théologique de la plupart d’entre eux n’est pas telle
qu’elle puisse donner droit de cité à cette opinion.
D’ailleurs, en 1890, est intervenue une décision ecclé­
siastique sur ce point. Bien que d’ordre disciplinaire,
elle laisse entrevoir qu’elle est la seule doctrine auto­
risée. Un curé du diocèse de Mantoue avait proposé le
cas suivant à la Sacrée Pénitencerie : « Un pénitent
déclare à son confesseur que, selon lui, les termes « feux
de l’enfer » ne sont qu’une métaphore pour exprim er
les peines intenses des démons. Peut-on laisser les péni­
tents persister dans cette opinion et les absoudre? >
La S.G. de la Pénitencerie répondit : « Il faut les ins­
truire avec soin et ne pas absoudre ceux qui s’obsti­
nent. » Ajoutée au consentement unanime des théolo­
giens, cette décision nous oblige à conclure que la thèse
du feu réel est au moins vérité communément enseignée,
dont il n’est pas permis de s’écarter sans encourir de
faute grave de témérité.

B i b l i o g r a p h i e . — Vérités de foi : P, J a n v i e r , Exposition


de la morale catholique. Le Vice et le Péché, t. I I . — P. B e r ­
n a r d , D.A., art. Enfer. — M. R ic h a r d , D.T.C., art. Enfer. —
O r t o l a n , D.T.C., art. Dam. — J. R i v i è r e , D.P.C.R., art. Enfer.
— P. A n t o i n e , Z).B.Sp., art. Enfer. — J. C h a î n e , D.BJSp., art.
Gehenne. — Gustave B a r d y , Michel C a r r o u g e s , Bernard
D o r i v a l , C. S p ic q , Ch.-V. H è r i s , Jean G u i t t o n , L’Enfer, Paris,
1950.
L'EN FER — CERTITUDES DOCTRINALES 61
Vérités théologiquement certaines : F . T o u r n e b i z e , O pi­
n io n s du jo u r su r les pein es d*o u tre-to m b e (Coll. S. et R.),
Paris, s. d.; R écen ts d é b a ts thêologiqu es en A ngleterre,
Etudes, t. XL; O pinions d u J o u r su r la n a tu re e t fa durée
des c h â tim e n ts a*outre-tombe, U n iversalism e, C o n d itio n s-
lism e, M itigation des p ein es éternelles, i d t. XLII. — D isser­
ta tio n de M. Vabbé E m e r y su r la M itigation de la pein e de s
dam nés, dans M ig n e , Œuvres complètes de J.-C. E m e r y , P a r i s ,
1857 (ou dans Mgr Elie M é r i c , L*A u tre Vie, t . II). — E.
H u g u e n y , O.P., Le scandale é d ifia n t d ’une E x p o sitio n m is ­
sionnaire, Saint-Maximin, (Var), 1933. — Voir aussi les
articles de A n t o i n e et de C h a î n e .
Réalité du feu de Tenter : P a s s a g l ia , De a e te rn ita te p a era -
ru m deque igne in fern i , Rome, 1854. — B i l l o t , De N o v is-
s im is, p. 78-85. — L e n n e r z , De n o v issim is, Rome, 1940,
p. 37-95.
Travaux personnels : V E n f e r e t la règle de la fo i, Paris
(Beauchesne), 1921. — D.T.C., art. M itig ation des p ein es de
la v ie fu tu re. Feu de Venfer. A.C., 1920, p. 662 (Mitigation)
1922, p. 715 (immutabilité de la peine essentielle); 1923,
p. 287 (réalité du feu) ; 1925, p. 64-75 (Un enfer tolérable,
thèse miséricordieuse) ; 1929, p. 532 (certitude de la peine
du sens); 1932, p. 552 (Tenter est-il un lieu?); 1939, p. 110
(le ver qui ne meurt p a s ) .
CHAPITRE IV

L'Enfer — Explications théologiques

L'esprit humain, si curieux de savoir la dernière


raison des choses, ne saurait être complètement satis­
fait par les certitudes doctrinales, dogmatiques et
théologiques. Le mystère des peines infernales pose
quantité de problèmes sur lesquels notre raison, dans
une certaine mesure, peut projeter quelque lumière.
Ici — la chose est évidente —, il n'est plus question
de forcer l'adhésion de l'intelligence; c’est le domaine
de l’opinion libre : domaine néanmoins curieux et
intéressant.
On exposera successivement les meilleures explica­
tions théologiques données : 1° à la peine du dam;
2° à la peine du sens.

§ I . EXPLICATIONS RELATIVES A LA PE IN E DU DAM,

Gomment concevoir la peine du dam elle-même?


Comment expliquer l'inégalité de cette peine chez les
damnés? Telles sont les deux questions à résoudre pré­
sentement.
L’ENFER — EXPLICATIONS THÉOLOGIQUES 63

1. Nature île la peine du dam. — On répète à satiété que


la peine du dam est la plus terrible des peines de
l’enfer, non seulement parce que, de sa nature, elle est
éternelle, mais encore parce que, considérée en soi, elle
apporte au damné une souffrance atroce, inexprimable.
Il est moins facile d’expliquer que de formuler cette
assertion.
a) Saint Thomas d’Aquin insiste à plusieurs reprises
sur l’amour de Dieu, Souverain Bien, qui subsiste natu­
rellement ■chez les démons et chez les damnés. On lira
particulièrement, dans la Somme théologique, Ia, q. 64,
a. 2, ad. 4, et Compendium theologiae, c. 174. Dans le
chapitre prem ier, on a vu que les esprits séparés, se
connaissant et s’aimant eux-mêmes d’une connaissance
et d’un amour spontanés et toujours actuels, connais­
sent et aiment Dieu d’une manière également toujours
actuelle. Et, connaissant ainsi Dieu comme le Bien
suprême, ils l’aiment plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes.
Mais cet élan spontané et conforme à la nature demeure
un acte indélibêré de la volonté. La volonté des esprits
purs et des âmes séparées se porte ainsi vers Dieu,
Souverain Bien, parce que la connaissance intuitive que
ces esprits ont d’eux-mêmes et de leurs aspirations les
fixe dans l’amour naturel de Dieu, connu comme leur
souverain Bien. Elle se porte vers ce Bien déterminé,
par une nécessité psychologique, tout comme, sur la
terre, nous ne pouvons rien vouloir et désirer que sous
l ’aspect du bien en général, raison de tout désir et de
tout vouloir. Pour tout dire d’un mot, aimer d’abord
Dieu, auteur et source de tout bien, devient la raison
prem ière et nécessaire de tout autre amour dans l’Au-
delà. Or cet amour naturel et nécessaire subsiste chez
les damnés : il subsiste comme un acte spontané de
leur nature spirituelle; il est la raison toujours actuelle
de leur activité psychologique, quant au vouloir et au
désir. De là résulte dans l’esprit réprouvé comme un
double mouvement contradictoire : d’une part, cet
esprit est irrésistiblem ent porté p ar toutes ses tendances
naturelles vers la béatitude, et, sous cet aspect, il aime
Dieu plus que lui-même d’un amour indélibéré; d’autre
par, son obstination libre et volontaire dans le mal,
choisi comme fin dernière, l’oblige à se détourner de
64 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

ce Dieu qui est Tunique source de béatitude et qui seul


pourrait satisfaire son désir intense de bonheur.
N’oublions pas, en effet, que l'esprit pur, Tâme séparée,
se connaissent directement eux-mêmes p ar une intuition
parfaite. Se connaissant d’une manière parfaite et immé­
diate, ils saisissent d’un seul coup leurs besoins, leurs
aspirations, leur destinée, l’objet vrai de leur béatitude
et aussi les obstacles insurmontables qu’ils apportent
eux-mêmes à l’assouvissement de leur désir de bonheur
et à l’obtention de la vraie félicité. Tout cela est
connu et senti d’une manière aussi intime que l’âme
est intime à elle-même, puisque c’est p ar sa propre
essence que l’âme séparée se connaît. Ainsi donc, par
le fait de la peine du dam, une contradiction substan­
tielle, un déchirement intime et touchant à leur vitalité
essentielle s’établit chez les réprouvés; ils tendent vers
Dieu et ils s’éloignent de lui; ils désirent Dieu et ils le
repoussent. C’est le déchirement le plus atroce qu’on
puisse imaginer, puisque l’esprit s’y oppose à lui-même
dans l’acte qui ferait son bonheur. Déchirement de
l’âme, dont le supplice de l’écartèlement pour le corps
donne une lointaine et très faible image.
b) Evidemment, cette explication suppose que les
damnés auront la connaissance précise du bonheur que
Dieu, fin surnaturelle, leur aurait procuré. Saint Tho­
mas n ’est pas d’un autre avis quand il démontre que
les enfants morts sans baptême ne souffriront pas de la
privation de la vue de Dieu :
Les âmes de ces enfants, écrit-il, ne manquent pas de la
connaissance naturelle due aux âmes séparées selon les
exigences de leur nature; mais elles manqueront de la
connaissance surnaturelle, que nous acquérons ici-bas par
la foi... Or, en raison de la connaissance naturelle, l’âme
sait qu’elle est faite pour la béatitude et que la béatitude
consiste dans la possession du bien souverain. Mais que ce
bien souverain, pour lequel est fait l’homme, soit précisé­
ment la gloire dont jouissent les saints, voilà gui dépasse
la connaissance naturelle... Les âmes des petits enfants,
privées qu’elles sont de la connaissance surnaturelle de la
foi, ignoreront qu’elles sont privées d’un si grand bien;
elles ne pourront donc s’en affliger... (De Halo, q. 5, a. 3,
ad 3).
Les damnés de l’enfer auront donc la connaissance
surnaturelle de ce que devait être, de ce qu’aurait dû
l 'e n f e r — EXPLICATIONS THÉOLOGIQUES 65

être leur vrai bonheur. Ici, la foi achève et parfait le


mouvement spontané et naturel de leur volonté vers le
bien concret suprême qu’est Dieu. Mais nous Talions
voir immédiatement, elle ne Tachève et ne le parfait
chez les damnés que dans Tordre spéculatif, laissant
pratiquement la volonté fixée dans une fin opposée à
la fin véritable. Cette foi leur vient des grâces reçues
en cette vie, grâces plus parcimonieusement distribuées
aux uns, plus abondamment conférées aux autres : il
n’est pas impossible d’ailleurs qu’au moment même de
la séparation de l’âme d’avec le corps, Dieu éclaire plus
puissamment l’intelligence sur le vrai bonheur. Ainsi,
de toutes façons, ceux qui, sur terre, auront été le plus
favorisés de la miséricorde divine, se trouveront dans
l’autre vie les plus dignes de réprobation et leur déchi­
rement intime, provenant d’une connaissance plus p a r­
faite, sera plus atroce.
c) Mais comment admettre qu’en face d’une telle
douleur, d’un déchirement aussi atroce, le damné ne se
ressaisisse pas et ne mette pas son choix de la fin der­
nière d’accord avec la connaissance parfaite qu’il a de
cette fin? La raison fondamentale de ce phénomène a
déjà été présentée : c’est le choix irrévocable et défini­
tif de la fin dernière chez les esprits séparés. Ce choix,
en effet, procède d’une connaissance certaine et non
conjecturale : connaissance certaine et même compré­
hensive en ce qui concerne leur propre excellence;
connaissance certaine de la béatitude surnaturelle en
raison de la révélation divine. La détermination prise
p ar l’esprit réprouvé ne comporte aucun retour possible
vers une autre détermination en sens contraire. Le
rejet de la fin surnaturelle, en effet, s’origine, chez les
réprouvés, à une manque de considération, non du sur­
naturel comme vrai, mais du surnaturel comme bien.
Or, c’est sous la raison de bien que le surnaturel pour­
rait encore mouvoir leur volonté et l’amener à rési­
piscence. Mais, précisément, sous cet aspect, les
réprouvés ont écarté de leur considération la fin sur­
naturelle véritable p o u r s’en tenir à leur excellence
propre et naturelle. Tout en connaissant la vérité du
souverain Bien, ils ont volontairement fermé leurs
regards sur Yattrait que ce bien aurait dû exercer sur
LES M YSTÈRES D E L’AU-DELA 5
66 LES MYSTÈRES DE L’AU-DELA

eux, et cela parce qu’ils n’ont pas voulu s’y attacher :


auerterunt voluntarie suum intellectum, non a consi-
deratione veri, sed ab inspectione boni in quantum est
bonumf quia nolunt illud sequi (S. T h o m a s , Commen­
taire sur le Traité des Noms divins, 1. IV, leçon 19). Or,
pendant l’éternité, l’acte d’exclusion à l’égard du bien
suprême comme fin surnaturelle demeure la règle de
leur conduite morale. Et nous devons nous souvenir
que cet acte, procédant de la conscience certaine, intui­
tive et compréhensive que le réprouvé a de lui-même,
ne comporte ni avant, ni après et demeure toujours
identique à lui-même. Impossible donc de revenir sur
ce choix définitif.
Plongé dans les tourments de l’enfer, le réprouvé
subit le châtiment qu’il n’avait peut-être pas considéré,
avant sa damnation, comme devant le frustrer de sa
béatitude naturelle. La dure réalité lui montre ce qu’il
en est, et désormais il fait la triste et cruelle expérience
de l’impossibilité où il s’est placé lui-même de jouir
de sa propre excellence, comme il l’avait espéré. Mais
son malheur ne change pas pour autant ses dispositions.
Parce que sa volonté est toujours dominée p ar le juge­
ment pratique qu’il s’est formé de sa propre excellence,
à l’exclusion de la béatitude surnaturelle, il veut
toujours, même dans le châtiment, ce qu’il a voulu dès
le prem ier instant de sa révolte contre Dieu. Pour nous
faire com prendre cette psychologie des damnés, saint
Thomas donne l’exemple du criminel qui désire com­
mettre un homicide. On lui en enlève les moyens. Il
souffre de son impuissance, mais il ne change pas pour
autant sa volonté criminelle. Ainsi en est-il des damnés;
ils savent bien m aintenant qu’au lieu de trouver leur
bonheur dans leur acte d ’orgueilleuse indépendance,
ils ont trouvé le malheur; mais ils tiennent toujours à
leur orgueil et à leur indépendance qu’ils aiment p ar­
dessus tout. Ils regrettent seulement et déplorent de n’y
avoir pas rencontré le bonheur qu’ils espéraient. La
douleur où ils sont plongés provoque en eux une tris­
tesse qui va jusqu’au désespoir; mais il ne s’agit pas
pour eux de s’attrister sur le mal moral du péché
commis; ce serait déjà, de leur part, un commencement
de repentir. Us s’attristent seulement de la peine qu’ils
L’ENFER — EXPLICATIONS THÉOLOGIQUES 67

encourent, ou encore de leur péché en tant qu’il leur


vaut un châtiment si terrible» Ils sentent ce châtiment
et s’en attristent; c’est là tout l’effet de la peine qu’ils
endurent, car leur volonté demeure attachée au mal
moral. Ils n’ont, selon l’expression de Billot, qu’une
pénitence «servilement servile».
2. L’inégalité de la peine du dam. — D’après l’opinion
thomiste, la raison de Pinégalité de la peine ressentie
se trouve dans la cause même de cette peine, c’est-à-
dire dans la gravité plus ou moins considérable des
péchés dont le dam est le châtiment. Le pécheur qui a
le plus gravement offensé Dieu subira une peine plus
considérable, et la peine du dam, pour lui, sera en soi
et intrinsèquement plus atroce.
Comment expliquer que la peine du dam, en soi et
intrinsèquement, puisse comporter des degrés? On
observe, en effet, que cette peine, en tant que privation
de la vue de Dieu, ne comporte aucun degré; elle est
absolue et sans variation possible. Mais l'intensité de la
souffrance qu’elle entraîne est, en soi et intrinsèque­
ment, variable selon la gravité des péchés : plus les
péchés commis sont considérables, plus intense est la
souffrance. Toutefois, s’arrêter à cette seule affirmation,
c’est effleurer simplement la difficulté. Il faut chercher
un surcroît d’explication : nous le demanderons à un
profond théologien de l’Ecole carme de Salamanque,
le P. Dominique de Sainte-Thérèse :
Nous pouvons comprendre que la peine du dam s’accroît
en proportion de sa cause, c est-à-dire en proportion des
péchés : plus nombreux et plus graves auront été les péchés
qui Pont précédée, et plus la privation de la vision béati-
nque deviendra, en soi, un mal plus grave et plus intolé­
rable. Au contraire, pour des fautes moins graves et moins
nombreuses, elle sera un mal moindre. Toutefois, nous ne
disons pas que la raison formelle de l’accroissement de
peine est l’accroissement même de malice dans les péchés :
a proprement parler, la peine ne grandit pas parce qu'elle
est infligée pour des fautes plus graves; mais nous disons
que la gravité plus grande des péchés et la raison formelle
de l’accroissement de peine sont corrélatives, de telle manière
que la privation de la vue de Dieu devient à elle-même sa
raison propre et intrinsèque d’accroissement.
Comment expliquer gue, par sa corrélation à des péchés
plus graves, la privation de la vue de Dieu reçoive un
68 LES MYSTÈRES D E l/A U -D ELA

accroissement dans la douleur qui en résulte? Comment la


chose est-elle possible, puisqu’il s’agit d’une privation dans
l’être déjà constitué, supprimant en totalité la forme
opposée?
Pour nous en faire une idée, observons que celui qui est
privé d’une forme est, par le fait même de cette privation,
éloigné et distant de la perfection constituée par cette forme.
Ainsi l’on pourra dire qu’une privation est d’autant plus
grande qu’il en résulte une distance, un éloignement plus
considérable de la perfection à laquelle elle s’oppose. Or
cette distance croît et devient plus considérable dès là que
la forme opposée est rendue plus difficile, que des obstacles
plus sérieux et plus nombreux s’interposent pour en empê­
cher l’obtention. N’est-il pas vrai qu’une perfection est
d’autant plus éloignée d’un sujet que ce sujet rencontre plus
d’obstacles et d’empêchements pour l’acquérir? Or les em­
pêchements et les obstacles, qui s’opposent à ce que le damné
obtienne la vision intuitive, sont précisément ses péchés.
D’où il résulte que plus les péchés sont nombreux et graves,
plus la distance qui sépare de Dieu le damné s’accroît et,
avec elle, la privation de la vue de Dieu.
On peut trouver quelques analogies dans les châtiments
temporels constitués par une privation, par exemple, dans
l ’exil, par lequel quelqu’un est exclu de sa patrie, de sa
ville, de sa maison. Sans doute, quel qu’il soit, l’exil prive
totalement l’exilé de son habitation au pays, et cependant
plus l’exilé est éloigné de son pays, plus la peine d’exil est
grave, parce que le retour au foyer devient plus difficile.
Pareillement, la cécité, quelle qu’elle soit, est la privation
totale de la vue..., et cependant elle est jugée d’autant plus
grave qu’elle est plus incurable... C’est ainsi que le dam
est une peine plus grave, un mal plus considérable dans le
réprouvé qui est privé du bonheur céleste, en raison de
péchés plus nombreux et plus graves, que dans celui qui
est puni pour des fautes moins graves et moins nombreuses...
(Salmanticenses, Cursus theologicus, De vitiis et peccatis,
disp. XVIII, dub. I.)

§ II. EXPLICATIONS RELATIVES A LA PE IN E DU SENS.

Ces explications portent principalem ent sur la nature


et sur Yaction du feu infernal.
1. Nature du feu infernal. — On Ta vu plus haut : on
ne peut, sans offenser la foi, nier la réalité du feu de
Fenfer. Mais autre chose est d’affirmer la réalité de
ce feu, autre chose est de le proclam er identique au
feu matériel que nous connaissons. Les scolastiques et
nombre de théologiens récents considèrent que le feu
infernal et le feu terrestre ne diffèrent pas essentielle­
L ’ENFER — EXPLICATIONS THÉOLOGIQUES 69

ment. C’est une opinion dont le fondement n’est pas


négligeable :
Il n’est pas défini, écrit fort justement à ce propos
M. Brassac, que le feu de l’enfer est matériel... Cependant il
ne faut pas oublier que huit fois au moins dans l ’Evangile,
trente fois dans le Nouveau Testament, le feu de l’enfer est
désigné par le terme de feu ou de flamme. On ne compren­
drait pas ce langage si la peine du feu, la pins terrible de
celles d’ici-bas, n’avait pas une connexion intime avec le
supplice de l’enfer et n’était pas la plus propre à nous
donner une idée de sa rigueur. {Manuel Biblique, éd. 1903,
t. III, p. 590.)

Tout en conservant l’idée de cette connexion intime,


on peut cependant ajouter que le feu infernal ne semble
pas devoir être conçu totalement à l’image du feu ter­
restre. Le feu infernal, en effet, présente, d’après les
données même de TEcriture, des dissemblances frap­
pantes avec notre feu terrestre : le feu terrestre procède
d’actions chimiques, le feu infernal est allumé p ar la
colère divine; — le feu terrestre n’atteint l’âme que
parce qu’il brûle le corps, le feu infernal s’attaque
directement et immédiatement à l’âme; — le feu ter­
restre est un feu qui s’éteint, le feu infernal se s’étein-
d ra jamais; — le feu terrestre engendre la lumière, le
feu infernal est obscurité et ténèbres; — le feu terrestre
brûle et consume, le feu infernal brûle et ne détruit pas
ses victimes.
Nous croyons donc plus conforme à la raison et à la
révélation de ne pas affirmer l’unité spécifique absolue
du feu de l’enfer et du feu terrestre. Rien ne s’oppose
à ce que nous étendions l’analogie jusqu’à la nature
même du feu. C’est là, pensons-nous, la formule qui
ralliera de plus en plus les suffrages des théologiens,
pourvu qu’on conserve la réalité du feu de l’enfer. Déjà
Lactance et saint Jean Damascène avaient explicitement
énoncé cette solution, et saint Thomas, expliquant le
Damascène, n’hésitait pas à écrire : « Il ne nie pas
absolument la matérialité du feu de l’enfer; il affirme
que ce feu n'est pas matériel comme le nôtre » 5.T.,
SuppL, q. 97, a. 3). C’est exactement l’expression du
P. Hugon : « Ce feu n’est point métaphore; il est réel;
nous ne disons pas matériel comme le nôtre » (Réponses
70 LES MYSTÈRES D E L*AU-DELA

théologiques, p. 205). c'est presque l’affirmation de Pas-


saglia : « En proclam ant la réalité du feu de l’enfer,
nous n’affirmons pas qu’il soit le même que notre
feu terrestre » {De aeternitate paenarum deque igne
inferni non metaphorico, Rastibonne, 1854, theor. VIII,
coroll. 2). Aussi souscrivons-nous pleinement à la for­
mule de H urter {TheoL d o g m t. III, p. 799) déclarant
le feu infernal et le feu terrestre différents entre eux
et par la nature et p ar les propriétés natura et indole.

2. L’action du feu de l’enfer. — Cette action peut être


considérée d’abord sur les esprits ou les âmes séparées,
ensuite sur les corps après la résurrection.
a) Sur les esprits et les âmes séparées. — Deux
grands courants d’explication se partagent le monde
théologique. Le prem ier s’origine à saint Augustin et se
rattache au concept d’une action purement objective
ou morale du feu infernal; le second, que saint Tho­
mas a contribué à vulgariser, explique la peine du sens
par une action physique et effective du feu sur l’âme.
Le prem ier courant, on le voit, nie qu’en réalité Vâme
soit atteinte par le feu. Le feu existe, mais il n’agit pas
directement sur l’esprit. L’esprit en souffre, parce qu’il
le voit et qu’il en perçoit la nocivité (S. Albert le
Grand); — ou qu’il en redoute les atteintes (S. Bona-
venture); — qu’il en ressent une douleur subjective,
du fait de sa seule présence (Gilles de Rome); — ou
bien encore parce que la perception du feu absorbe
l’esprit au point d’entraver toute sa liberté et de la fixer
dans un état crucifiant pour sa nature spirituelle et
libre, soit que cette perception soit naturelle à l’esprit
séparé (Richard de Médiavilla, G. Biel, Ockham), soit
que Dieu lui-même, par une intervention surnaturelle,
immobilise les damnés dans la considération crucifiante
du feu (Duns Scot).
Saint Thomas réfute toutes ces explications :
D’autres disent que le feu, à la vérité, ne peut brûler
Tâme, mais que l’âme perçoit ce feu comme lui étant nui­
sible et que cette perception le frappe de crainte et de
douleur. Si le feu n’agissait que par l’idée, son action ne
s’accomplirait pas dans la réalité des choses, mais seule­
ment dans la conception de l ’esprit; car, bien qu’une fausse
L 'EN FER — EXPLICATIONS THÉOLOGIQUES 71

imagination puisse éveiller une douleur véritable, comme le


remarque saint Augustin, l'âme serait tourmentée, non par
le feu, mais par son image. D’ailleurs, la souffrance ainsi
produite différerait plus de la douleur réelle que la souf­
france produite par des visions imaginaires : car la première
est inspirée par de fausses conceptions qui jettent le trouble
dans râme, m ais la dernière l’est par des images véritables
que l’esprit porte en lui-même. Enfin les âmes séparées des
corps, les démons qui ont une si grande pénétration d’esprit,
croiraient-ils que le feu corporel peut leur nuire, s’ils n’en
éprouvaient en réalité aucun dommage? Cela n’est pas
probable. (S.71. Su ppl,, q. 70, a. 3.)
Il faut donc admettre que l'esprit même séparé de la
matière subit physiquement et directement les atteintes
du feu de l'enfer. Si, comme instrum ent de la justice
divine, le feu agit p ar la vertu même de Dieu et peut
exercer son action sur l’esprit, — de la même manière
que les sacrements produisent leur effet dans l’âme en
la sanctifiant, — il faut en conclure qu’il doit avoir
une action pour ainsi dire naturelle sur l’esprit du
réprouvé; en effet, l’instrum ent garde toujours son
action propre, vis-à-vis de laquelle il reste cause p rin ­
cipale, action qui est préalable à son action instru­
mentale et qui en est comme la préparation. L’eau du
baptême lave le corps avant de sanctifier l’âme. Mais
une substance corporelle ne peut agir sur un esprit,
ni lui nuire en quoi que ce soit, ni même l’appesantir,
si cet esprit ne lui est pas uni en quelque manière. Or
l’esprit peut être uni au corps de deux façons : d’abord
comme la forme l’est à la matière pour ne faire qu’un
avec elle, et c’est ainsi que l’âme est unie au corps,
mais cette union ne saurait être celle du feu et de
l’esprit réprouvé; — ensuite, comme le moteur l’est au
mobile, p ar l’application de sa puissance en un tel lieu,
à tel corps et non ailleurs. Mais s’il est naturellement
possible au corps de recevoir ainsi l’application d’une
puissance spirituelle, il ne peut naturellement retenir
cette puissance toujours libre de se retirer et de se
porter ailleurs ou même de ne se porter nulle part. Il
faut donc qu’en plus de sa vertu propre qui est de
recevoir l’application des esprits réprouvés, le feu
infernal reçoive, à titre d’instrument de la vengeance
divine, la vertu de retenir, de renfermer en lui l’esprit,
de 19y m aintenir appliqué et, pour ainsi dire, de l'en­
72 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

chaîner à une barrière infranchissable. Dès lors, le feu


deviendra réellement affiictif pour l’esprit : il lui rend
impossible le libre exercice de sa volonté, l’empêchant
d’agir où il veut et comme il veut. Cette explication ne
supprime pas la peine située dans l’ordre de la connais­
sance, telle que l’a exposée Duns Scot; elle est plus
complète et donne la raison psychologique de la souf­
france des damnés par la théorie de l’enchaînement
physique — ailigatio — des esprits p ar le feu. Qu’on
le remarque bien : il ne s’agit pas ici seulement d’un
enchaînement dans un lieu, enchaînement admis par
tous les théologiens; la doctrine thomiste va plus loin :
il s’agit d’un enchaînement qui saisit les facultés des
damnés p ar quelque chose d’intrinsèque et qui arrête,
dans leur principe même, les opérations. Feu mysté­
rieux que ce feu réel de l’enfer, qui enveloppe ainsi,
pénètre et retient soumises à son action irritante les
puissances spirituelles elles-mêmes 1 C’est bien autre
chose que l’incarcération, qui n’atteint le prisonnier
que par l’extérieur : ce sont les puissances, c’est l’être
même du réprouvé que le feu atteint dans leur vitalité.
Ainsi, même en dehors de l’enfer, les démons portent
avec eux la peine du feu et souffrent tout aussi réelle­
ment que s’ils étaient encore au fond des enfers!
b) Sur les corps. — L’action du feu infernal sur les
corps après la résurrection est peut-être plus mysté­
rieuse encore. Il faut admettre, d’une part, que le feu
brûle les corps sans les consumer; et, d’autre part, il
faut expliquer à la fois l’incorruptibilité du feu et celle
des corps.
Brûler sans consumer 1 Les théologiens scolastiques
n’ont réussi à donner aucune explication satisfaisante
sur ce point. Des théologiens modernes tentent de
résoudre la difficulté en excluant de l’action du feu
infernal toute altération chimique : son action sur
l’organisme se réduirait à des mouvements purem ent
physico-mécaniques. Telle est la solution exposée avec
complaisance p ar le P. Tournebize dans son opuscule
Opinions du jour sur les peines d*outre-tombe. Mais
n’est-ce pas concevoir l’organisme des corps ressus-
cités d’une façon trop univoque avec celui des corps
encore vivants sur terre? Et comment expliquer l’incor-
l ’e n f e r ■
— EXPLICATIONS THÉOLOGIQUES 73

ruptibilitè et du feu qui brûle sans consumer et des


corps qui souffrent sans s’altérer? Nous sommes ici en
face d’un mystère que nos connaissances de la terre
ne nous perm ettent pas d’approfondir. Rappelons sim­
plement que le feu infernal est rinstrum ent de la
puissance divine et l’élévation que lui communique sa
fonction doit rejaillir sur sa nature et ses propriétés :
son incorruptibilité devient une raison de plus de ne
pas le concevoir sur le modèle du feu terrestre.
Un mot de saint Thomas pourrait peut-être fournir
non la solution du mystère, mais une suggestion inté­
ressante. Elle se trouve mêlée à des considérations péri­
mées concernant l’influence des astres sur les corps
corruptibles; mais du moins une idée est à retenir :
Dieu se servirait du feu de l’enfer pour laisser, dans
les corps des damnés après la résurrection, non plus
des impressions matérielles qui entraînent toujours
après elles une certaine altération, mais des impressions
d’ordre intentionnel, ce qu’il appelle « passion de
l’âme » (S , T S u p p L , q. 86, a. 3). Ne pourrait-oa pas
dire tout simplement que, comme la gloire de l’âme
enveloppe et transfigure le corps de l’élu ressuscité,
ainsi la douleur de l’âme (passio animae) pénètre et
crucifie le corps du damné, en rejaillissant sur lui?
Quelle que soit la solution adoptée, il faut toujours
faire la part — inconnue de nous — de l’intervention
divine; et quand même nous n’arriverions jamais à
donner une explication scientifique de l’action du feu
de l’enfer, ce ne serait pas une raison pour nier la pos­
sibilité et la réalité de cette action, que nous atteste la
révélation elle-même.

B i b l i o g r a p h i e . — La plupart des études citées a u chapitre


précédent. — A.CJ., 1893, p. 101, 246; 1896, p. 219; 1900,
p. 1071; 1903, p. 922. Salmanticenses, Cursus, De vitiis et
peccatis, disp. XVIII, dub. I.
Travaux personnels : D.T.C., art. Feu de Venfer; art. Vo­
lonté des anges, XV, 3378-3380 (fixation de la volonté dans
le m al; obstination, peine du dam et du feu). — A.C., 1920,
p. 315; 1925, p. 1 (explication de la peine du dam, cf. 1938,
p. 520), 621 (inégalité de cette peine); 437-444 (persistance
de la révolte malgré le châtiment : la pénitence servilement
servile).
CHAPITRE V

L'Enfer — Positions apologétiques

En regard d’une mauvaise apologétique de l’enfer, où


l’on retrouve les traces des hérésies origénistes ou
miséricordieuses, les théologiens catholiques ont su
poser des principes sauvegardant, en face de l’éternité
des peines infernales, la justice, la bonté et la miséri­
corde divines. Mais seuls les thomistes paraissent avoir
donné la base la plus vraie et la plus solide à l’apolo­
gétique catholique de l’enfer.

§ I . UNE MAUVAISE APOLOGÉTIQUE.

Laissons de côté les formules protestantes de YUni-


versalisme et du Conditionalisme. Les universalistes
pensent que la miséricorde divine et la vertu infinie
du sang rédem pteur non seulement prolongent jus­
qu’aux enfers leurs effets bienfaisants, mais procurent
aux damnés, avec les délais nécessaires, des moyens de
conversion et de libération. Les conditionalistes, tout
en reconnaissant l’impossibilité d’une conversion finale
L’ENFER — PO SITIO N S APOLOGÉTIQUES 75

des damnés, usent d’un biais pour nier l’éternité des


peines. Ils ont sur la nature de l’âme une doctrine qui
est une sorte de transaction avec le matérialisme et le
panthéisme. L’homme serait composé d’un triple élé­
ment : l’âme, l’esprit et le corps. L’âme, comme le
souffle de vie qui anime la brute, périt avec le corps.
Quant à l’esprit, c’est un principe plus noble, mais
impersonnel. La personnalité du pécheur obstiné et
même la conscience individuelle est anéantie. C’est une
sorte de panthéisme.
Parm i les catholiques, nous rencontrons quelques
essais d’apologétique de l’enfer, qu’il faut déclarer fran­
chement mauvais. Quelques auteurs, imbus du senti­
mentalisme du xvm* siècle, adoucissent les peines de
l ’enfer au point de rendre l’existence des damnés p a r­
faitement supportable. Les damnés, d’ailleurs, ne sont
pas devenus tous foncièrement mauvais; toute bonté
morale n’est pas exclue de leurs actes. Finalement leur
déchéance n’est pas aussi profonde qu’on veut bien le
dire et leur état,, en enfer, est encore préférable au
néant. Mivart est peut-être de tous les catholiques celui
qui est allé le plus loin dans cette voie. Voici comment
le P. Tournebize résume la doctrine professée p ar cet
auteur dans ses articles Le Bonheur dans l'Enfer (The
Nineteenth Century, déc. 1892 et févr. 1893).

L’enfer dépeint par M. Mivart diffère peu de celui décrit


par de récents écrivains protestants. Selon lui, il vient un
moment où les tourments des damnés cessent, où ils ne
haïront plus Dieu : leur condition morale s’améliore par
degrés, dans une large mesure; enfin, ils sont heureux,
incomparablement moins, sans doute, que les élus; m ais
d’être exilés loin de Dieu, ils ne s’en soucient pas, soit qu’ils
n’aient point conscience de la perte qu’ils ont faite, soit
qu’ils trouvent dans les personnes et les objets qui les
environnent un m ilieu assorti à leur état. « Car il est bien
possible, dit-il, qu’une commune et réciproque sympathie
suspende pour ainsi dire leurs chaînes, et qu’ils préfèrent à
un idéal plus relevé le cercle vulgaire d’actions et de désirs
où ils seront librement renfermés. » Au séjour si décrié des
damnés, il n’y a que des peines modérées symbolisées par
le feu; nul, même le plus pervers, n’y manque de jouis­
sances. Les plus malheureux souffrent moins que tels m isé­
rables du monde qu’ils ont laissé et préfèrent, en définitive,
leur sort de réprouvés à l’anéantissement. (Opinions du jour
sur les peines d*outre-tombe, p. 8-9.)
76 LES MYSTÈRES DE i/ATJ-DELA

Nous n’entrerons pas dans le détail des « preuves »


que les nouveaux miséricordieux, pour les nommer
ainsi, invoquent en faveur de leur sentiment. Rappelons
simplement que, d’après l’enseignement unanime des
théologiens, lequel s’appuie sur la révélation elle-même,
les peines de l’enfer seront terribles. La peine du dam
apportera à l’âme un déchirement inexprimable. La
peine du sens ne sera pas seulement une incarcération,
mais un enchaînement intérieur de l’esprit et du corps
par le feu. Toute mitigation substantielle de ces peines
est inconcevable. Inconcevable aussi toute bonté morale
chez les damnés : le prem ier principe de leur moralité
est substantiellement vicié par la fixation de leur volonté
dans le mal comme fin dernière. Inconcevable enfin
tout acte qui com porterait pour le damné une jouis­
sance véritable. Les damnés, obstinément fixés dans le
mal, ne sont pas seulement en état d’aversion de Dieu,
fin surnaturelle, ils sont en état de conversion positive
vers une fin autre que Dieu, une fin qui, précisément
parce qu’elle est le mal moral, tend à supprim er Dieu
de leur activité et appelle la peine terrible du dam.
Peine intolérable, nous l’avons vu, puisqu’elle privera
les damnés du seul bien pour lequel ils étaient créés.
Sans doute, l’état des réprouvés n’est pas le mal absolu,
car ce mal serait le néant. Mais tout ce qui leur sera
conservé en enfer de leurs biens naturels, être, intelli­
gence, connaissance, volonté, désir, ne leur sera
conservé que pour servir de base à leur souffrance. La
parabole du mauvais- riche enseveli en enfer ne prouve
rien contre ces assertions. Si le mauvais riche sent et
parle comme le ferait quelqu'un que le châtiment éclaire
sur les conséquences de la faute et qui voudrait y sous­
traire des personnes chères, c’est que Jésus, auteur de
la parabole, prête au riche réprouvé les sentiments les
plus convenables pour inculquer à ses auditeurs la
leçon doctrinale que recouvre la parabole. Il ne faut
pas chercher, en ces sentiments, l’image des désirs, des
préoccupations qui se rencontrent réellement dans
l’âme des damnés.
On objecte que si la peine des damnés était si ter­
rible, elle devrait engendrer une douleur intolérable qui
ne perm ettrait plus aux damnés de déployer leur acti­
l'en fer — PO SITIO N S APOLOGÉTIQUES 77

vité, de porter leur attention sur d’autres objets et, en


particulier, aux démons de nous tenter et aux hommes
réprouvés de penser à ceux qu’ils ont laissés ici-bas.
Saint Thomas donne la solution de cette difficulté dans
son article sur la peine des démons {S.T., la, 72, a. 3).
Le démon endure une véritable souffrance, mais cette
souffrance n ’est pas, comme celle de l’homme composé
d’un corps et d’une âme, une passion au sens propre
du mot, laquelle ne peut exister que dans une faculté
affective sensible, essentiellement jointe à un organe
corporel. La souffrance qui absorbe le patient au point
de lui faire perdre tout autre sentiment ou toute ini­
tiative d'activité, c’est la souffrance sensiôie, dont l’in­
fluence rejaillit sur la partie supérieure de l’être, tout
comme, dans l’ordre moral, les attraits des appétits
inférieurs peuvent avoir une influence néfaste sur les
déterminations de la volonté. Mais dans l’ange p u r
esprit (et il faut en dire autant de l’âme après la mort)
rien de semblable. La douleur ne désigne chez le
démon qu’un acte de la volonté, un effort de la volonté
contre ce qui est ou ce qui n’est pas; contre ce qui est
à l’encontre de cette volonté perverse; contre ce qui
n’est pas et que désire cette volonté dépravée. Réflé­
chissons un instant à ce que désire, dans sa perversion,
la volonté réprouvée. Le péché, c’est, au fond, le natu­
ralisme, la négation de Dieu, auteur et fin de la vie
surnaturelle. Cette négation, le réprouvé, démon ou
homme, l’a voulue au moment de sa dam nation; il la
veut encore; il la veut toujours et p ar tous les moyens
en son pouvoir. Ne pas rechercher cette négation du
domaine souverain de Dieu sur les créatures aptes à
conquérir la béatitude surnaturelle serait pour Satan
et pour ceux qui lui ressemblent une souffrance pire
encore que celle qui résulte de cette volonté pervertie.
Loin donc que la souffrance empêche le démon de
chercher le mal moral des autres, elle l’y incite de
toute la force des ressources extraordinaires que pos­
sède encore, dans sa richesse naturelle, la nature angé­
lique. Toute proportion gardée, il faut en dire autant
de l’âme réprouvée.
Le point initial de la fausse apologétique de l’enfer
est la conception d’un Au-delà imaginé d’après la vie
78 LES MYSTÈRES DE L'AU-DELA

d’ici-bas. Chez les apologistes miséricordieux, la psy­


chologie est fausse, la métaphysique erronée. L’imagi­
nation a pris, chez eux, la place de la raison. Pour
demeurer dans la vérité, il faut s’abstenir de comparer
les peines de l’enfer avec les souffrances de la terre.
Pour qu’une telle comparaison puisse tenir, il faudrait
que ces peines et ces souffrances soient au moins appa­
rentées. Or il n’en est rien. A la volonté mobile de
l’homme dans l’état de voie, succède, dans l’état de
terme, une volonté immuablement fixée dans le bien ou
le mal. La possibilité de la conversion existe toujours
pour le pécheur sur cette terre; dans l’enfer, la volonté
du réprouvé est radicalem ent et définitivement per­
vertie. Tout est là. Et de cette perversion fondamentale
découle l’atrocité des tourments qu’une telle perversion
appelle nécessairement et sans adoucissement possible.
En faisant de l’enfer un tableau d’où l’idée tradition­
nelle de souffrance et de désespoir est exclue, loin de
servir la cause de l’apologétique catholique, on risque
d’induire les fidèles eux-mêmes en erreur et d’ouvrir la
voie à une présomption coupable. Eternellement vraie
restera la parole de l’épître aux Hébreux (X, 31) :
« C'est une chose terrible de tomber dans les mains du
Dieu vivant a. Et la parole que le Christ proférait à
propos de Judas, dégagée des subtilités d’interprétation
qu’on y a, sans fondement aucun, introduites dans le
seul but d’en énerver la signification redoutable, est
vraie de tous les damnés en général et de chacun d’eux
en particulier : « Il vaudrait m ieux pour lui n'être pas
né » (M a t t h ., XXVI, 24).

§ II. l ’a p o l o g é t i q u e c a t h o l iq u e .

L’apologétique catholique s’attache à démontrer la


convenance positive d’une double peine éternelle en
enfer et réfute les objections soulevées au nom de la
bonté, de la justice, de la miséricorde divines.

1. Convenance d’une double peine éternelle. — Le pécheur


ne s’est détourné de Dieu, sa fin surnaturelle, que parce
qu’il s’est attaché à un bien périssable et fini qu’il a
préféré à Dieu. En réalité, en s’attachant à ce bien
l ’e n f e r — PO SITIO N S APOLOGÉTIQUES 79

périssable, c’est lui-même que le pécheur choisissait


comme fin dernière et l’amour-propre se substituait
criminellement à l’amour de Dieu. P ar là même le péché
mortel revêt un double aspect : il est une aversion par
rapport à Dieu : il est une conversion vers la créature,
vers le moi.
Parce qu’il est une aversion de Dieu, le péché mortel,
pour celui qui s’y obstine jusqu’au moment de la mort,
entraîne dans l’autre vie la peine du dam. L’équité veut,
en effet, que celui qui s’est volontairement détourné de
Dieu soit précisém ent puni par la privation de Dieu.
E t comme de sa nature l’aversion de Dieu qu’implique
le péché mortel est irrévocable, la peine du dam qu’elle
entraîne doit être subie sans fin. Même dans cette vie
le pécheur serait dans l’impossibilité absolue de réparer
ses fautes, si la grâce de Dieu n’intervenait pas. Parce
que le péché mortel est une conversion vers le bien
fini et créé, choisi par le pécheur comme fin dernière
au lieu et place de Dieu, Bien souverain, seule fin digne
de nos actes, il doit également, en toute équité, entraî­
ner la peine positive du sens. Cette peine se justifie
doublement. Tout d’abord, la perspective de la peine
du dam n ’aurait peut-être pas sur notre esprit tourné
vers les choses matérielles une efficacité suffisante ;
seule, la crainte d’un châtiment positif dont, p ar ana­
logie aux peines sensibles, nous pouvons dès ici-bas
nous faire quelque idée, est capable de produire une
impression salutaire. Mais, c’est surtout parce que le
châtiment doit être proportionné à la faute qu’est
requise la peine du sens. L’âme pécheresse s’est détour­
née de Dieu pour s’attacher au bien périssable; elle a
fait de l’amour-propre la fin de toutes ses actions; il
est donc équitable, pour reprendre l’expression de
saint Thomas (C.G., III, 144), que cet amour désor­
donné qui incline le pécheur vers les biens créés soit
puni par un châtiment positif, dont une créature sera
l’instrument. Mais qu’on le remarque, de sa nature, la
peine du dam est infinie, non seulement en raison de
sa durée, mais encore, en quelque manière du moins,
en raison du bien infini qu’elle fait perdre. Au con­
traire, de sa nature, la peine du sens est finie, puis­
qu’elle est infligée p ar Dieu pour punir un amour
80 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

désordonné, mais essentiellement fini, de la créature.


Si elle doit durer éternellement en enfer, c’est qu’elle
accompagne nécessairement la peine du dam qui est
éternelle. Si, p ar impossible, la peine du dam venait à
être remise p ar Dieu, ipso facto cesserait la peine éter­
nelle du sens.
2. Réfutation des objections. — Les objections, on le
sait, sont tirées de la bonté infinie, de la justice, de la
miséricorde de Dieu.
a) La bonté infinie de Dieu et Venfer éternel. — On
dit : la bonté infinie de Dieu exigerait, pour des cou­
pables incorrigibles, qu’un adoucissement soit apporté
à leur misère. La bonté divine ne peut supporter que
des malheureux, même coupables, souffrent éternelle­
ment. — Réponse : On Pa fait rem arquer avec beaucoup
d’à-propos, l’argument invoqué ne fait qu’
opérer sur des abstractions et déplacer du tout au tout les
données même du dogme et de la raison. Dieu n’est pas que
bonté, au sens spécial que nous attachons à ce mot; il est
justice et sagesse; il est l'infinie perfection. Or... isoler un
attribut et lui donner à l’exclusion de tout autre la pléni­
tude de son effet, c'est lu i enlever son caractère proprement
divin, sa perfection infinie, puisqu’il est identique, en fait,
aux autres attributs qu’il inclut nécessairement en lui-même ;
c’est donc poser une implicite contradiction; c’est affirmer
l’infini et, du même coup, l’exclure... Il est évident que la
bonté, comme telle, ne punit pas et que l’analyse la plus
pénétrante de la miséricorde et de l’amour en Dieu ne
dégagera jamais, de cette unique considération, la notion de
châtiment éternel ni même de châtiment. (P. B e r n a r d , D.A.,
art. Enfer, I, 1393.)
La sanction, la réparation de l’ordre violé relèvent,
en effet, de la justice et de la justice seule. En analysant
l’idée de la justice, on ne trouve à aucun degré l’élé­
ment du pardon ou l’atténuation de la peine.
Bien plus, l’objection tirée de la bonté divine se
retourne facilement contre les adversaires de l’enfer
éternel. C’est, en effet, l’amour de Dieu pour les
hommes qui destine les pécheurs im pénitents à l’enfer.
La crainte de l’enfer n’est-elle pas, en cette vie, un des
moyens les plus efficaces pour nous éloigner du péché?
Cette seule considération suffirait déjà à m ontrer que
Dieu, qui veut sincèrement le salut de tous les hommes,
l ’ENFER — PO SITIO N S APOLOGÉTIQUES 81

les a beaucoup aimés en créant un moyen terrible, mais


efficace, de leur assurer le salut, en prévenant ou corri­
geant les écarts de la liberté. Que si, nonobstant ce
moyen, un certain nombre d'hommes se damnent en
fait, il n'en restera pas moins vrai qu'en regard du bien
commun, l’enfer éternel est une invention bien digne
de l'amour du Père commun.
Rien ne s’oppose à ce que, en vertu des jugements divins,
quelques-uns doivent être perpétuellement exclus de la
société des bons et punis éternellement, afin que les hommes,
saisis de crainte à la vue d'un châtiment sans terme, cessent
de s'adonner au péché, et que leur séparation rende plus
pure la société des bons. (S. T h o m a s , C.G., III, 144.)
Ce qui est vrai, dès cette vie, en raison de la crainte
salutaire inspirée par l'enfer, reste vrai, dans l'autre
vie, en raison de l'outrage qu’a subi l'am our infini de
Dieu pour les hommes. Comment! Dieu a tout fait pour
assurer le bonheur éternel des humains; il leur a pré­
paré ses grâces; il les leur a offertes; il les leur a
données; et il leur a envoyé son Fils unique qui s’est
sacrifié pour leur rançon; et le mépris de toutes ces
avances de l’amour divin n’aurait qu’un châtiment tem­
poraire? Mais ce serait insulter la sagesse divine, car
ce serait proclam er l'inutilité finale de toutes les m ar­
ques d’amour données aux hommes p ar Dieu. Seul
l’enfer éternel venge l'am our infini méprisé.
Supprimez la peine éternelle, s’écrie éloquemment le
P. Monsabré, vous ne comprendrez plus rien à cette grande
œuvre d'amour divin qu'on appelle la Rédemption... L’amour
divin est sage ainsi que tous les sentiments qu'il inspire;
or un Dieu sacrifiant son propre Fils pour nous épargner
les châtiments qui, tôt ou tard, doivent se terminer par un
éternel bonheur; des martyrs affrontant les plus affreux
tourments pour s’assurer une félicité qui, quoi qu’il arrive,
ne peut pas leur manquer; des apôtres se dévouant jusqu’à
la mort pour arracher les peuples à des erreurs et à des
vices qui ne les empêcheront pas d’être éternellement heu­
reux; ce n’est pas de la sagesse, c’est de l’extravagance I
tExposition du aogme, 96e conférence.)

b) La justice divine et Venfer éternel. — Comment,


dit-on encore, comment Dieu peut-il punir, d'une peine
infinie, le péché qui fut l'égarement d’un instant?
Certes, l’offense faite à Dieu doit être réparée. Mais
LES M YSTÈRES DR L*AU-DELA 6
82 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

quelle réparation apporte un châtiment sans fin, qui


laisse le pécheur im pénitent et ne l’amène pas à réci-
piscence? La peine, infligée au nom de la justice, doit
nécessairement tendre à l’amélioration du coupable et
cette amélioration est rendue impossible p ar l’éternité
des peines de l’au-delà. — Eliminons tout d’abord une
idée fausse. Que toute peine soit édictée en vue de
notre correction, rien n’est plus vrai. Que toute peine
soit nécessairement infligée pour amender le pécheur
et qu’elle ne soit légitime qu’à la condition que se pro­
duise l’amendement, rien n’est plus faux :

11 s’en suivrait, dit avec raison Monsabré, qu’on ne devrait


châtier que les honnêtes criminels qui promettent de
s’amender, et que les scélérats endurcis qui se déclarent
incorrigibles auraient droit à l’immunité absolue; c’est
absurde. Qui ne veut pas se corriger doit subir la sanction
du droit, de la loi, du devoir qu’il méprise. (Loc. cit.)

D’ailleurs la sanction éternelle, même sans l’amende­


ment du coupable, est légitime et nécessaire, si l’on
considère le droit de Dieu, violé directement et grave­
ment par le péché mortel :

La souveraineté de Dieu s’impose, et il ne suffit pas


qu’elle soit, il faut qu’elle paraisse. Un droit souverain qui
ne serait pas effectif et ne s’affirmerait point dans toute la
plénitude de sa raison d’être, dans tout le rayonnement de
sa force morale, ne serait pas un droit parfait comme il
convient au droit divin. Or le caractère du droit divin est
d’être infini. La souveraineté divine doit donc, sous peine
de n’être plus elle-même, s’affirmer et se maintenir contre
tout être qui s’insurge contre elle, qui lu i oppose sa propre
souveraineté et l’annihile ainsi dans sa pensée et son vou­
loir. C’est une nécessité de nature, et cette répression de
l ’offense n’est autre que la sanction, la sanction qui fait
rentrer dans l’ordre la créature et lu i fait ressentir, contre
son gré, les effets de cette même souveraineté qu’elle a
librement répudiée. Par elle se m anifestent la souveraineté,
la sainteté et la justice divines : c’est la glorification de
Dieu par le pécheur lui-même et la réparation de l’ordre.
Ce n’est donc pas sans un but éminemment conforme à sa
sagesse, que Dieu condamne les pécheurs impénitents à
l’enfer éternel : « Dieu, a écrit saint Thomas (foc, cit.),
n’inflige pas les châtiments pour eux-mêmes comme s’il s’y
complaisait; mais il se propose une fin, qui est de sou­
mettre les créatures à 1’orare qui constitue le bien de
l’univers. » (P. B e r n a r d , art, cit., col. 1396.)
L’ENFER — PO SITIO N S APOLOGÉTIQUES 83

Mais, dira-t-on encore, il n’y a pas de proportion


entre la faute, toujours finie puisqu’elle est humaine
et la peine infinie de la damnation. Relevons en cette
instance une grave confusion. Quoiqu’on en dise, la
damnation éternelle n’est pas une peine infinie. Etre
infinie et être infinie en durée ne sont pas synonymes.
Une peine infinie, si tant est qu’elle se puisse concevoir,
ne saurait comporter les divers degrés que l’enseigne­
ment catholique nous oblige à reconnaître dans les
châtiments des damnés, châtiments proportionnés à la
gravité des fautes dont ils sont la juste punition. Nous
avons dit plus haut que la peine du dam était « infinie,
non seulement en raison de sa durée, mais encore, en
quelque manière du moins, en raison du bien infini
qu’elle fait perdre ». Loin de contredire la présente
doctrine, cette affirmation la confirme plutôt. Car, pré­
cisément, en tant qu’elle prive les réprouvés du bien
infini qu’est Dieu, la peine du dam est égale pour tous
et ne comporte pas de degrés. Les différents degrés
de peine, répondant aux degrés de culpabilité, se
trouvent dans les sentiments d’affliction, de tristesse et
de désespoir qui sont le résultat de la privation de
Dieu. Et c’est seulement sous cet aspect que la peine du
dam varie d’intensité selon le nombre et Fénormité des
crimes qu’elle châtie. D’autre part, nous avons dit que
la peine du sens, de soi finie et limitée, d’une gravité
proportionnée à la gravité des fautes, n’est éternelle
que parce qu’elle accompagne nécessairement la peine
du dam.
Il est également faux de prétendre, sans restriction
ni explication, que l’offense faite à Dieu, parce que
provenant d’une créature essentiellement finie et
limitée ne possède elle-même qu’une malice finie
et limitée. Tous les théologiens admettent, en effet, une
certaine malice infinie dans le péché :

Le péché mortel, écrit saint Thomas, possède une malice


en quelque sorte infinie, parce qu'il est commis contre Fin-
finie majesté. Plus élevé en dignité est celui qu'on offense,
plus l’offense est grave... Puisque l'homme est incapable de
supporter une peine infinie d’intensité, il faut bien que le
châtiment du péché soit infini, au moins par la durée.
(S.Z\ Suppl., q. 99, a. 1 ; cf. 111% q. 1, a. 1, ad 2.)
84 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

Quelles que soient d'ailleurs les discussions théolo­


giques possibles sur le caractère infini de l'offense faite
à Dieu, il est une vérité bien certaine, c'est que, même
au cas où cette malice ne serait pas en soi infinie, elle
requerrait encore, de la part de la justice vindicative
de Dieu, un châtiment éternel pour le pécheur. L’of­
fense, avons-nous dit, se mesure à la dignité de la
personne offensée; elle est donc d'autant plus grave
que la personne offensée est plus digne. La réparation,
au contraire, s'évalue en fonction de la dignité de
celui qui répare. Et ainsi, jamais, en aucune hypo­
thèse, la réparation offerte à Dieu pour le péché par
une simple créature ne sera équivalente à l'offense faite
à la divine majesté : -Dieu, qui est l'offensé, sera tou­
jours d’une dignité supérieure à la dignité de la créa­
ture, si parfaite et si élevée en grâce soit-elle. Ce qui est
vrai de la réparation p ar la satisfaction dans l’ordre
de la justice commufative, demeure à plus forte raison
vrai de la réparation p ar le châtiment dans l’ordre de
la justice vindicative. Le châtiment subi p ar la créature,
si intense soit-il, et même d'une durée éternelle, restera
insuffisant pour réparer l’ordre violé par le péché, tout
au moins de la façon stricte dont l'exigerait la justice
à l’égard de l’infinie majesté.
On ne saurait, en dernier lieu, s’arrêter à la forme
populaire que revêt souvent l'objection formulée au
nom de la justice : n'est-il pas injuste que Dieu punisse
d’une éternité de malheur l'oubli d'un instant? — Rai­
sonnons un peu : l’acte matériel du péché, cet acte qui
passe et qui peut être le résultat d’oubli coupable, est
en lui-même peu de chose au point de vue moral. Ce
qui importe, ce qui le rend mauvais moralement, c’est
la volonté perverse dont il procède. Or il faut bien
admettre que notre volonté, par un seul acte de péché
mortel librement consenti, se pervertit d'une façon irré­
médiable. Autant qu'il est en lui, le péché détourne la
volonté humaine de sa fin dernière d'une façon irrépa­
rable. Irréparable en soi est le désordre provoqué par
la destruction totale et complète du principe de l’ordre.
Le principe de l’ordre surnaturel, violé p ar le péché,
c’est la charité. Mais précisément le péché mortel
détruit la charité et le principe de l’ordre surnaturel
L 'E N F E R — POSITIO N S APOLOGÉTIQUES 85

étant totalement détruit p ar le péché mortel, l’homme,


p ar ses seuls moyens, est incapable de l'y replacer (S.T.,
la Ilae, q. 87, a. 3). Il faut, pour cela, l’intervention
divine. Cette intervention divine est toujours possible
en cette vie; mais s’il est démontré que, dans l’autre
vie, elle n'est plus possible et que la volonté pécheresse
demeure éternellement pervertie, ne disons plus que
Dieu punit d'une éternité de malheur l’égarement d’un
instant; en réalité, il punit éternellement une volonté
éternellement perverse.
c) La miséricorde divine et Venfer éternel, — Nous
voici au vif de la difficulté. Dieu ne saurait-il exercer
sa miséricorde à l’égard des pécheurs dans l'autre vie?
Un réprouvé ne pourrait-il se réhabiliter devant Dieu,
p ar la généreuse acceptation de sa peine et la réforme
morale de sa volonté? La grâce divine lui ferait-elle
donc défaut? — Tout cela, en réalité, est illusion et
chimère. Et tout d'abord, puisque le pécheur est mort
impénitent, qui nous affirme que le châtiment de l’au-
delà sera suffisant pour l'amener au repentir? Qui nous
dit que, détestant le châtiment qui le frappe, il détes­
tera aussi le péché, cause de son malheur, d’une détes­
tation qui l’amène au repentir et à la pénitence? Regret
et repentir sont deux sentiments bien différents et le
châtiment le plus dur n’entraîne pas nécessairement le
repentir. Or, nous l’avons déjà vu, rêver la réhabili­
tation des damnés par la pénitence, c’est méconnaître
la nature même de l'état de terme dans lequel la mort
fixe l’homme. D’après la foi catholique, l’homme est
fixé par la mort dans une immobilité morale complète,
et cette situation ne lui laisse aucune possibilité de
mérite ou de démérite, et encore moins de modification
relativement à l’état de grâce et de péché. Tel il se
trouve en mourant, tel il demeurera éternellement. Au
point de vue dogmatique, nous avons fait, au début de
cette étude, la démonstration de cet état de terme. Ici,
au point de vue apologétique, n’en retenons l’idée qu’à
titre d'hypothèse possible. Par là, déjà, l’objection tirée
de la miséricorde divine contre l’éternité de l’enfer
n’est plus décisif. Sans doute, on pourra toujours sup­
poser que Dieu voudrait pardonner; mais si le pardon
n ’est plus possible, à cause de la perversion radicale de
86 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

la volonté, que veut-on que fasse encore la miséricorde


divine pour le salut du damné? Si « arrivé au term e
des évolutions de sa vie terrestre, le pécheur impé­
nitent est lié dans son libre arbitre, p ar son im péni­
tence même, plus fortement et plus étroitement qu’on
ne peut l’être en ce monde par l’excès de la passion,
la folie ou l’idiotisme » ; si « par le dernier refus qui
a décidé de son sort, il a fermé hermétiquement son
âme à toute pénétration de la grâce » (Monsabré), il ne
reste aucune possibilité, je ne dis pas seulement morale,
mais physique, de réhabiliter le réprouvé : « Ce misé­
rable, dit profondément Bossuet, est non dans l’acte ni
dans l’habitude, mais dans l’état du péché; le péché est
humanisé en lui; c’est Vhomme devenu péché ». (Es­
quisse d'un sermon pour Fouverture d'une retraite.)

§ III. l ’a p o l o g é t i q u e t h o m is t e .

Aussi, pour épuiser dans toute sa force la réponse à


l’objection, il faut, semble-t-il, adopter les ultimes posi­
tions de l’apologétique thomiste, celles-là mêmes que
nous avons exposées dans le premier chapitre de cette
étude.
Il ne suffit pas d’affirmer avec tous les théologiens
que l’obstination des réprouvés dans le mal a pour
raison la soustraction de toute grâce tant habituelle
qu’actuelle. Il faut ajouter qu’en définitive, Dieu refuse
sa grâce aux réprouvés, parce qu’ils sont incapables
de la recevoir, obstinés qu’ils sont dans le mal, en
raison même de leur état. L’obstination dans le mal
est donc la cause, non l’effet, de l’absence de toute
miséricorde divine à leur égard :
A u c u n e c a u s e e x t é r i e u r e n e p e u t m o u v o i r l ’a n g e a p r è s s o n
c h o ix l i b r e m e n t f a i t ; p a r c e c h o ix i l s ’e s t p l a c é d a n s l ’é t a t
d e t e r m e ; e t d o n c , d é s o r m a is , l a s a g e s s e d iv i n e n e p e u t p e r ­
m e t t r e u n e c o n c e s s io n d e g râ c e a u x d é m o n s , p o u r le s d é t o u r ­
n e r d u m a l d e l e u r a v e r s i o n p r e m iè r e , e n l a q u e l l e i l s p e r s é ­
v è r e n t d ’u n e f a ç o n im m o b il e . (S . T h o m a s , Ve Malo, q . 16,
a . 5.)

On le voit, le Docteur Angélique fait appel, non à la


volonté, mais à la sagesse divine, pour expliquer la
l 'EN FE R — PO SITIO N S APOLOGÉTIQUES 87

suppression totale de la grâce : cette grâce, en effet,


serait inutile en une volonté irrévocablement fixée dans
son élection mauvaise.
Nous avons formulé plus haut la démonstration psy­
chologique de cette fixité de la volonté des réprouvés
dans le mal; nous avons dit aussi que l’acte par lequel
l’âme se fixe dans sa fin dernière est mesuré par l’évi-
ternité. Ainsi donc, le choix et l’amour de la fin der­
nière, psychologiquement immuable, sera, de plus, un
acte toujours présent, sans que jamais se puisse pré­
senter un instant, dans quelque avenir que ce soit, où
le réprouvé ait la possibilité physique de rétracter son
choix. L’impossibilité physique rejoint ici l’impossibi­
lité psychologique et morale : les volontés des damnés
n’auront plus le « temps » de se ressaisir. Entrée dans
son éternité, l’âme pécheresse, immuablement rivée au
mal, y demeure attachée dans un acte d’un perpétuel
présent.
Cette position des thomistes nous fait voir l’enfer
sous un aspect qu’on aurait tort de négliger. Cet aspect,
d’une part, répond à la nature même des choses et,
d ’autre part, fait mieux com prendre que la raison der­
nière de l’éternité des peines ne doit pas être cherchée
du côté de Dieu, mais du côté de l’obstination de la
volonté réprouvée et de l’impossibilité absolue où elle
se trouve de se dégager du mal. N’est-ce pas là la
réponse pérem ptoire à toutes les objections formulées
au nom de la bonté, de la justice, de la miséricorde
de Dieu?
« Dieu est trop bon pour me damner! » clame-t-on
sous mille formes différentes. Eh! oui, Dieu est trop
bon pour damner les hommes qu’il a créés pour le ciel
et pour le salut desquels, dans un excès d’amour, il a
envoyé son propre Fils sur la terre. Mais quel moyen
de tirer de l’enfer ceux dont l’existence, dont la volonté
sont immobilement fixées dans l’éternel présent du
péché? « La peine des damnés, dit saint Thomas, ne
serait pas éternelle s'il y avait possibilité de tourner
leur volonté vers le bien. Il serait inique de punir per­
pétuellement, là oà il y aurait bonne volonté » (C.G.,
IV, 93). Pesons toute la force du raisonnement : ce
n’est pas seulement parce que leurs volontés sont immo­
88 LES MYSTÈRES DE L ’AU-DELA

biles dans le mal que les damnés seront éternellement


punis, mais c’est parce qu’elles ne peuvent plus être
mobiles vers le bien.
Impossibilité morale et psychologique et, de plus,
impossibilité physique de recevoir une grâce de conver­
sion : voilà le dernier mot de Fenfer éternel.

B i b l i o g r a p h i e . — On consultera avec fruit Jean de Saint-


Thomas, Cursus theologicus , De Angelis, disp. XXIV, a. 2 ; —
parmi les études précédemment citées, B e r n a r d , D.A., art.
E n fe r. — E. H u g u e n y , L'Enfer et la Miséricorde, R.A., 1932,
p. 513.
Travaux personnels : L'E ternité de l'Enfer e t la ra iso n ,
dans R.A. , 1928, janvier et février; A.C., 1925, p. 65-74
(Fenfer tolérable) ; 369-374 (la sagesse et l’amour de Dieu
dans le fait de l’enfer); cf. 1930, p. 104; 1926, p. 403-405
(L’enfer éternel et la justice) ; 1930, p. 805 (Damnation et
néant) ; cf. 1948, p. 441 ; 1933, p. 761 (L’enfer et sa place dans
le plan divin, du P. H u g u e n y ) ; 1934, p. 237, 369 (Rémission
accordée à des damnés (?), selon le P. S e r t i l l a n g e s ) ; 1936,
p. 492 (Explication de la fixité dans le mal) ; 1938, p. 249
(Parabole du mauvais riche; sentiments d’affections impos­
sibles aux damnés) ; cf. 1948, p. 492.
CHAPITRE VI

Le Purgatoire

La doctrine catholique sur le Purgatoire n ’a été


définie qu’assez tardivement. Jusqu’au x n r siècle,
l’Eglise s’en était tenue à l’enseignement de son Magis­
tère ordinaire. Mais la nécessité de fixer les points
dogmatiques contestés par les Orientaux amena le pape
Grégoire X à imposer à l’empereur Michel Paléologue
une formule de foi, préparée d’ailleurs p ar son prédé­
cesseur Clément IV, où le dogme du Purgatoire est
nettement exprimé. Plus tard, lors du décret d’union
des Eglises orientales et de l’Eglise romaine au concile
de Florence (1438), le texte imposé au IIe concile de
Lyon à l’empereur Michel fut repris sous une forme
plus solennelle :
Quant aux fidèles vraiment repentants qui meurent dans
la charité avant d’avoir satisfait par de dignes fruits de
pénitence pour les fautes commises et pour leurs omissions,
leurs âmes sont délivrées de toute souillure, après la mort,
par des peines purificatrices; et, au soulagement de ces
peines servent efficacement les suffrages des fidèles vivants,
à savoir les sacrifices des messes, les prières, les aumônes et
autres œuvres de piété que les fidèles ont coutume d’offrir
pour les autres fidèles suivant les pratiques de l ’Eglise.
(D.-B., 693.)
90 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

Au xvi® siècle, les négations protestantes obligèrent


le concile de Trente à intervenir à deux reprises en
faveur du dogme du purgatoire. Une prem ière fois
(session vi, 13 janv. 1547), le concile porta cet ana-
thème :
Si quelqu'un affirme que, pour tout pécheur repentant,
après qu'il a reçu la grâce de la justification, la faute lui
est si entièrement remise et la condamnation à la peine
éternelle si complètement effacée qu'il ne lui reste plus
aucune dette de peine temporelle à acquitter soit dans ce
siècle, soit dans Vautre au purgatoire, avant que puisse
s'ouvrir à lui l’entrée du ciel, qu’il soit anathème (can. 30;
D.-B., 840).

Une seconde fois, dans la xxv® et dernière session, le


concile rappelle les deux points dogmatiques renfermés
dans la croyance catholique : « Il y a un purgatoire,
et les âmes qui y sont détenues sont secourues p ar les
suffrages des fidèles et surtout par le saint sacrifice
de la messe. » (D.-B., 983.) Il prescrit de plus aux
évêques et aux prêtres de tenir cet enseignement et
cette doctrine : il leur enjoint d’éviter les questions
difficiles et subtiles, où la piété n’a rien à gagner; de
passer sous silence les points incertains ou d’apparence
mensongère; d'interdire sévèrement tout ce qui tou­
cherait à la seule curiosité, à la superstition, à l’esprit
de lucre.
C’est dans cet esprit qu’on exposera ici, successive­
ment, les erreurs des adversaires du dogme du purga­
toire, la doctrine officielle de l’Eglise, les explications
qu’une saine théologie y doit apporter. On term inera
cet exposé par la doctrine de la « communion des
saints » appliquée aux âmes du purgatoire, principa­
lement grâce aux suffrages des fidèles vivants en leur
faveur.

§ I . ERREURS AU SU JET DU PURGATOIRE.

Le purgatoire est nié en fait par les Protestants. Les


Grecs orthodoxes le nient en paroles et présentent à
son sujet une doctrine assez complexe et mêlée
d’erreurs.
LE PURGATOIRE 91

1. Les négations protestantes. — Ce n’est que peu à peu


que Luther découvrit ses vrais sentiments à l’égard du
purgatoire. Tout d’abord, maintenant extérieurement
l’affirmation d’un purgatoire, il s’applique à ridiculiser
et à minimiser cette croyance. Pour lui, « le purga­
toire ne peut se prouver p ar aucun texte de l’Eglise
qui soit canonique » (prop. 37, condamnée p ar Léon X,
Bulle Exsurge Domine, 15 juin 1920; D.-B., 777). C’est,
dit-il, le pape qui a fait du purgatoire un article de foi.
Si, en 1528, il autorise encore les prières pour les morts,
il les réduit déjà à n’être que des pratiques extérieures
sans but bien précis. Enfin, en 1530, il condamne avec
une violence de langage inouïe, le principe même de
la satisfaction pour le péché. C’était là, d’ailleurs,
l’aboutissant logique de sa doctrine sur la justification :
« Le Purgatoire, écrit-il, c’est de l’idolâtrie, un fan­
tôme du diable. C’est tout ce qu’il y a de plus abject,
une vermine, une ordure sortie tout droit de la messe,
cette queue du dragon > (W iderruf vom Fegfeuer, éd.
Weimar, t. xxx, 2* part., p. 367 s.).
Calvin, lui, ne p rit aucun ménagement. Dès le p rin ­
cipe, il entendit abattre croyance et pratiques tra d i­
tionnelles sur ce point. Pour lui, le purgatoire est
« une fiction de Satan » (Institution chrétienne, 1. III,
c. 5, n. 6; CJ?., XXXII, 168).
Si l’on demande aux protestants les raisons de leur
négation, on en trouve deux principales : l’existence du
purgatoire, disent-ils, est étrangère aux livres saints et
Calvin s’applique à détruire la portée des principaux
textes invoqués (II M a c h xn, 39-46; M a t t h . , x i i , 32;
I Cor., n i, 12-15); et, de plus, l’expiation du purgatoire
est contraire à l’idée que nous devons avoir de la justi­
fication : le principe de la justification par la foi seule
indique que c’est faire injure à la réparation offerte
p ar le Christ que supposer encore nécessaire une
satisfaction de notre part (Mélanchthon, Apologie de la
Confession d’Augsbourg, a. 6).
Si le protestantisme libéral admet de nos jours pour
les âmes des défunts un état interm édiaire où elles
achèvent de se purifier, de se développer, de se m ûrir
pour le jugement dernier, il n’accepte pas la purifica­
tion p ar les peines et les souffrances expiatoires, telles
92 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

que les conçoit l’Eglise catholique. C’est l’âme elle-


même, libre p ar nature, qui use de sa liberté dans le
sens de la purification et du développement vers le bien.
2. U position des Orthodoxes. — Elle est beaucoup plus
complexe et difficile à préciser. Dans le D.T.C,, art.
Purgatoire, nous ne lui avons consacré pas moins de
vingt colonnes (1244-1264), en term inant notre exposé
au concile de Florence, et c’est p ar un long article de
vingt-cinq colonnes que le P. Jugie a prolongé cet
exposé de Florence à nos jours (1326-1352). Il ne peut
donc ici être question que d’un résumé succinct et
forcément superficiel.
a) Pour les Grecs, le purgatoire n’existe pas. Enten­
dons ici que le mot « purgatoire » éveille, dans l’esprit
des orthodoxes, l’idée d’un lieu intermédiaire entre le
ciel et l’enfer, et celle d’un feu purificateur agissant
sur les âmes. Ni ce lieu, ni ce feu n’existent. Leur exis.-
tence, disent-ils, n ’est démontrée ni p ar l’Ecriture, ni
par les Pères, ni p ar la raison tbéologique; bien au
contraire, la raison éclairée par la foi démontre l’ina­
nité d’une telle hypothèse. Le texte des Machahées
(II Mach,, xii, 46) promulgue simplement l’utilité et
l ’efficacité des prières pour les défunts : or admettre
cette utilité et cette efficacité n’implique pas la croyance
au purgatoire des Latins. La rémission des péchés dans
l ’autre vie (M a tth ., XII, 32) ne se fait pas nécessai­
rement par une purification p ar le feu; bien plus, la
parabole du mauvais riche est explicite : entre le sein
d ’Abraham et l’enfer, il n’y a pas de lieu interm édiaire,
mais un abîme immense, infranchissable. Le seul texte
utilisé en faveur du purgatoire et où il soit question du
feu est tiré de la ia Cor., III, 11-15 : le pécheur dont
les péchés « légers » seraient symbolisés p ar le foin,
la paille, le bois sera sauvé, mais en passant par le
feu. Or le foin, la paille, le bois symbolisent ici en
réalité les - vices qui ne pourront subir l’épreuve du
jugement. Le pécheur « sera sauvé c’est-à-dire sera
conservé, vivra, mais dans le feu, c’est-à-dire le feu
éternel de l’enfer. Telle est l’interprétation donnée par
saint Jean Chrysostome.
Les Pères ne proposent pas une doctrine plus expli­
LE PURGATOIRE 93
cite. La plupart de leurs textes, dit-on, ne font qu'in­
diquer l'utilité et l'efficacité de la prière pour les
défunts. Encore une fois, cela n'est pas le purgatoire
de l'Eglise latine. Chez les Pères grecs, ceux qui ont
parlé d'un feu purificateur ont enseigné p ar là la déplo­
rable erreur d'Origène. Chez les Latins, ou bien c’est une
opinion personnelle qui n'est l'écho d'aucun ensei­
gnement officiel comme chez saint Grégoire le Grand,
ou bien c'est une formule employée pour indiquer la
possibilité d’une rémission ultra-terrestre de certains
péchés.
Il est, de plus, contradictoire d’affirmer, d'une part,
que l'offense de Dieu est remise p ar la contrition et la
détestation du mal et, d’autre part, qu'il reste encore,
une fois le pardon reçu, une dette de pénalité à expier.
Le baptême remet les péchés, et il enlève du même coup
toute dette de pénalité. Pourquoi affirmer que la péni­
tence laisserait place à une expiation ultérieure?
Des arguments directs proposés contre la doctrine
« latine », nous n ’en retiendrons qu'un, formulé pour
ainsi dire ad hominem contre la position de saint Tho­
mas d’Aquin. L’immutabilité des volontés dans le bien
ou dans le mal exclut, dans l'autre vie, l'hypothèse d'un
châtiment temporaire. Si la peine de l’enfer est éter­
nelle, c’est, dit saint Thomas, en raison de l’immuta­
bilité de la volonté des damnés dans le mal. Si donc,
dans l’autre vie, quelqu'un subissait un châtiment tem­
poraire, c'est que sa volonté ne serait pas encore fixée
ni dans le bien, ni dans le mal. Une telle psychologie
de l'âme séparée étant fausse, il faut bien conclure que
fausse est également la doctrine du purgatoire.
b) Il ne suffit pas de démolir le dogme catholique du
purgatoire; il faut encore reconstruire l'édifice théolo­
gique de la vie future. Assez généralement, les Orien­
taux admettent pour les âmes des défunts la dilationr
jusqu’au jugement dernier, de la récompense ou de la
peine complètes. Après la mort, les âmes ont immédia­
tement une claire connaissance de leur état p ar rap ­
port aux exigences de la vie divine. Mais les justes ne
parviennent pas aussitôt à la condition de bonheur qui
leur est réservée et qu’ils se sont préparés p ar les
bonnes œuvres de cette vie; les méchants, de leur côté,
94 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

ne sont pas immédiatement jetés dans les tourments


éternels qui doivent perpétuellement les crucifier.
Récompenses et châtiments ne seront pleinement attri­
bués qu’au jour du jugement dernier. D’ici là, les âmes
sont dans un état d’attente propre à leur état de per­
fection ou de perversion morale. Les justes sont dans
le ciel, ou encore dans le paradis terrestre; ils sont
dans la joie et le bonheur et jouissent même de la
vision de la gloire de Dieu. Les pécheurs sont déjà
enfermés en enfer, et ils y souffrent d’une angoisse
terrible et d’une inconsolable douleur; ils attendent la
sentence inexorable du juge et se préparent aux tour­
ments qui en seront la suite. Mais, à vrai dire, les justes
ne sont pas encore en possession des biens « que
l’homme n’a pas vus, que son oreille n’a pas entendus,
que son cœur n’a pas compris » (II Cor., n, 9); les
méchants ne sont pas encore dans les tourments éter­
nels et le feu inextinguible. Les uns et les autres, dans
l’attente du jugement qui fixera leur sort définitif, sont
dans une situation d'expectative. Comment donc, en
cette hypothèse, concevoir un état d’interm édiaire, une
purification différente de celle d’ici-bas, une sorte
d’achèvement de. la punition des âmes médiocres, un
feu tem poraire? Tout cela semble impossible, puisque
le châtiment des hommes les plus pervers et les plus
criminels et même des démons est comme suspendu
jusqu’à la fin du monde.
c) Ces affirmations générales subissent, chez les
Grecs, bien des explications confuses, qui témoignent
du grand embarras de l’Eglise orthodoxe en face des
conséquences de sa négation du dogme du purgatoire.
Tous les pécheurs, en effet, ne sont pas ennemis de
Dieu au même titre et au même degré; leur réclusion
dans l’enfer ne saurait donc, à l’égard de tous, avoir la
même portée et la même signification. Marc d’Ephèse,
au concile de Florence, reconnaît explicitement que
certaines âmes quittent cette vie dans la foi et l’amour
de Dieu, mais souillées encore de fautes légères ou de
fautes plus graves, dont elles n’ont pas fait une péni­
tence suffisante. Leur place, tout au moins en ce qui
concerne les plus coupables, est dans l’enfer, tant que
leurs péchés n’obtiendront pas rémission de Dieu en
LE PURGATOIRE 95
raison des prières et des sacrifices offerts pour elles.
Bessarion est plus catégorique encore. Entre les âmes
des élus et les âmes des damnés proprem ent dits, il
existe une catégorie d’âmes, les « âmes moyennes »
qui ne m éritent ni le ciel ni l’enfer éternel. Ces âmes
devront souffrir en attendant la rémission de leurs
fautes. Cette pénitence ultra-terrestre porte sur les
péchés légers dont on n’aura fait aucune pénitence et
sur les péchés graves, dont la pénitence terrestre aura
été insuffisante. Le rôle des souffrances ultra-terrestres,
p ar rapport au péché qu’elles accompagnent, est un
des points les plus obscurs de la théologie orthodoxe.
Leur existence toutefois n ’est niée p ar aucun auteur.
Leur nature est décrite d’une façon prolixe p ar les
théologiens de Ferrare. Proportionnées aux fautes, elles
ne sauraient consister dans un tourment positif, dis­
tinct de l’âme : elles ne sont que le chagrin, le remords,
la honte de la conscience, l’affliction, la réclusion et
l’obscurité, la crainte et l’incertitude de l’avenir, incer­
titude portant non sur le fait, mais sur le jour de la
délivrance, délai dans l’obtention de la vision divine.
Que si l’on veut à tout p rix parler de feu, il faut
entendre cette expression en un sens tout métapho­
rique. Les Pères parlent, non du feu, mais des larmes,
des gémissements, dont les défunts doivent être
délivrés.
Cette délivrance est l’œuvre de Dieu, d’une part; de
nos prières et de nos sacrifices, d’autre part. La
croyance à l’efficacité des prières et du sacrifice de la
messe, offerts à Dieu en vue du soulagement des défunts
est un point capital de la doctrine orthodoxé et, sur
ce point capital, Latins et Grecs sont en parfait accord.
Malgré cet accord, les Orientaux persistent à professer
que le purgatoire, comme lieu moyen entre le ciel et
l’enfer, comme tourm ent dont le feu serait l’instrum ent,
n ’existe pas.
En résumé, pour les Grecs orthodoxes, les âmes, dès
leur arrivée dans l’autre vie, sont justes et pécheresses,
et, par conséquent, destinées au ciel ou à l’enfer. Mais,
parm i les âmes pécheresses, deux catégories sont à dis­
tinguer, non en raison du lieu où elles se trouvent, mais
en raison de leur état moral. Les âmes de ceux qui sont
96 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

morts dans le péché, sans désespérer de la miséricorde


divine, forment la catégorie des âmes « moyennes »
que Dieu, à cause des suffrages des vivants, tirera un
jour de l'enfer pour les placer, avec les élus, dans le
ciel. Ainsi se concilie la négation du purgatoire et
l’affirmation de Fefficacité des prières pour les défunts.

§ I I . LE DOGME CATHOLIQUE DU PURGATOIRE.

Sur la question précise du purgatoire, il serait facile


de faire ressortir la concordance fondamentale de la
croyance catholique et de la pensée orthodoxe. Les
Orientaux refusent d'adm ettre un lieu interm édiaire
entre le ciel et l’enfer; ils rejettent la doctrine d’un
feu réel instrum ent de la purification des âmes. Mais
leurs négations s’arrêtent là. Ils sont d’accord avec les
Latins pour proclam er l’existence d’un état m oyen en
certaines âmes pécheresses, assez coupables pour n’être
point introduites dans le ciel, mais suffisamment éloi­
gnées du désespoir et de l’inimitié de Dieu, pour m éri­
ter encore, après un certain temps d’épreuve et d’at­
tente, le pardon définitif. Là où l’accord des Eglises
s’affirme plus intime encore, c’est dans la croyance à
l’efficacité des prières pour ces « âmes moyennes ». Or,
admettre un état moyen et l’efficacité des suffrages des
vivants, c’est là tout le dogme du purgatoire. Le pape
Eugène IV, bien inspiré, résumait ainsi la pensée
catholique : ... « Ces âmes moyennes sont dans un lieu
de tourments; qu’elles soient tourmentées p ar le feu,
les ténèbres ou la tempête, nous ne voulons pas en
discuter * ( L a b b e , Conciles, IX, 491). Dans son décret
dogmatique, le concile de Florence s’inspire de cette
pensée et évite, on l’a vu plus haut, de définir quoi que
ce soit touchant le lieu précis ou la nature de la peine
purificatrice. On y affirme simplement deux choses :
après cette vie, l’existence d’un état où les âmes achè­
vent de se purifier et, en vue de hâter cette purifica­
tion, l’efficacité de nos suffrages? Il y a, sur ces deux
points, concordance entre Orientaux et nous; aussi
peut-on dire que leur négation du purgatoire est pure­
ment verbale.
LE PURGATOIRE 97
Il reste à dém ontrer « l'existence d’un état où les
âmes achèvent de se purifier après cette vie ». Contre
Luther, l’Eglise affirme cette démonstration possible
p ar l’Ecriture. A l’autorité de l'Ecriture, nous joindrons
celle de la Tradition.

1. Démonstration de l’existence du purgatoire par l’Ecriture.


— Plusieurs textes sont souvent apportés, d’où l’on
pense tirer, tout au moins indirectement, une preuve en
faveur de l’existence du purgatoire. Tels, les textes où
il est question du jeûne et du deuil pour les morts
(I Rois, xxxi, 13; II Rois, i, 12; Tobie, iv, 17); tel aussi
le célèbre passage de saint Paul sur le baptême pour
les morts (I Cor,, xv, 29). Arrêtons-nous aux trois textes
discutés p ar les orthodoxes et p ar Calvin.
a) Le prem ier est tiré du second livre des Macha-
bées, XII, 39-46. Après sa victoire sur Gorgias, Judas
Machabée découvre que des soldats tombés sur le champ
de bataille avaient dérobé et conservé des objets idolâ-
triques provenant du pillage de Jamnia. C’était là une
faute grave devant la Loi mosaïque. Et cependant,
après avpir béni le juste Juge..., ils firent une prière pour
demander que le péché commis fut complètement efface. Le
vaillant Judas exhorta l’armée à éviter le péché... Ayant
fait une collecte d’environ deux m ille drachmes, il l'envoya
à Jérusalem, pour l’employer à un sacrifice expiatoire, agis­
sant très bien et noblement, en pensant à la résurrection.
En effet, s’il n’avait pas cru que ceux qui avaient été tués
ressusciteraient, il eût été superflu et ridicule de prier pour
les morts. Songeant à la grâce magnifique réservée à ceux
qui meurent pieusement — sainte et salutaire pensée — il
fit un sacrifice expiatoire pour les morts, afin qu’ils fussent
absous de leur péché.

De ce texte, il ressort que les morts peuvent, dans


l’autre vie, recevoir la délivrance de leurs péchés. Il y
a donc, entre le ciel et l’enfer, un état interm édiaire
où les âmes ne sont pas encore totalement purifiées et
doivent expier. Bien plus p rier pour elles, afin qu’elles
soient délivrées de leurs péchés, est une « sainte et
salutaire pensée ».
b) Dans saint Matthieu, XII, 32, le Christ parle du
péché qui ne sera remis ni en ce monde ni en l’autre.
D’où il faut conclure, tout au moins indirectement, que
LES M YSTÈRES X>B L ’AU-DELA 7
98 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

dans l’autre vie certains péchés peuvent être remis, ce


qui laisse entendre, pour ces péchés rémissibles dans
l’au-delà, une pénalité encourue et une expiation.
c) Le texte principal, sur lequel s’appuyaient les
Latins à Florence pour prouver l’existence du feu au
purgatoire, est emprunté à la Ia Cor., m , 11. Parlant
du jugement final et du « feu » qui manifestera le jour
du Seigneur en éprouvant les œuvres et les doctrines
de chacun des hommes, saint Paul montre l’édifice de
la doctrine chrétienne commencé p ar lui à Corinthe et
continué p ar ses successeurs. Parlant en termes sym­
boliques, il indique que les « m atériaux » employés
p ar ceux-ci sont de valeurs différentes : or, argent,
pierres précieuses d’une p art; paille, bois, foin, d’autre
p art; c’est-à-dire les enseignements de valeur irrépro­
chable ou d’infime mérite. Le feu éprouvera au jour du
jugement l’œuvre de chacun, il laissera indemnes l’or,
l’argent, les pierres précieuses; mais le bois, la paille,
le foin seront consumés et les ouvriers peu conscien­
cieux qui employaient ces éléments verront leur œuvre
périr : eux-mêmes seront sauvés, mais sauvés comme à
travers le feu. Il est difficile en ce texte de trouver une
allusion directe au purgatoire. C’est le mot « feu » qui
a fait illusion à tant de théologiens. Ce feu est le feu
du jugement qui éprouvera tout homme au dernier
jour. Epreuve suprême, p ar laquelle tous devront pas­
ser, et où ceux-là seuls souffriront quelque dommage
tout en se sauvant, qui auront à offrir au souverain
Juge des œuvres entachées d’imperfection. Mais l’idée
d’une épreuve dans l’au-delà est toujours sous-jacente
au texte inspiré.
Ces textes suffisent à contrebalancer l’audacieuse
assertion de Luther; mais, en réalité, la véritable preuve
scripturaire serait à chercher dans les affirmations
néotestamentaires d’une expiation personnelle néces­
saire en face du mystère de la Rédemption. L’expiation
offerte p ar le Christ ne supprime pas au pécheur rentré
en grâce l’obligation d’une satisfaction personnelle
pour les fautes commises après le baptême et pardon-
nées par la pénitence. Or, il est incontestable que le
Nouveau Testament est émaillé de ces appels à la péni­
tence; et ces appels sont adressés aux hommes pour
LE PURGATOIRE 99
les préparer au jugement que doit prononcer le Messie.
Les exhortations à la vigilance et à la pénitence, sous
la plume et dans la bouche des écrivains inspirés, s’ex­
pliquent dans cette perspective parce que
la parousie, telle qu’elle nous est donnée par la révélation
du Nouveau Testament, se présente à nous sous deux aspects
bien différents qu’il faut avoir constamment sous les yeux...:
premièrement, dans sa réalité future, au jugement général,
et secondement, dans ses anticipations journalières en la
mort de chaque homme en particulier. Ce que saint Jérôme
a très bien exprimé en disant : « Le jour du Seigneur (ou
de la parousie) : entendez par là soit le jour du jugement,
soit le jour de la sortie du corps de chacun d’entre nous,
car ce qui se fera au jour du jugement pour tous les
hommes pris dans leur ensemble s’accomplit au jour de la
mort pour chacun d'eux pris individuellement. » (In Joël,
II, n. 1; P.L., XXV, 965) ( B i l l o t , La Parousie, Paris, 1920,
p. 145.)

Ainsi, les chrétiens de l’âge apostolique croyaient


toucher à la fin des temps; d’où la propension de la
prem ière génération à ne considérer comme temps
propice à l’expiation pour le péché que le temps de la
vie présente, ou, s’il faut rapporter une expiation à la
vie future, le moment suprême du jugement. C’est ce
qui fait que le « feu du jugement », dont saint Paul
parle dans la F® aux Corinthiens, est en réalité, en
raison de l’expiation projetée dans la perspective du
jugement final, une affirmation im plicite de l’expiation
dans l’au-delà, avant ce jugement final.

2. La Tradition catholique. — Ce texte de saint Paul


nous permet aie rattacher, sans solution de continuité,
la Tradition à l’Ecriture. La forme prem ière de la
croyance catholique au purgatoire a été, nous en
sommes convaincu, la croyance au feu du jugement.
On trouve cette croyance exprimée principalem ent par
saint Maxime, saint Cyrille de Jérusalem, saint Basile,
saint Justin et Origène, chez les écrivains grecs; par
saint Ambroise, saint Hilaire, saint Paulin de Noie et
probablement saint Jérôme, chez les Latins. Or le feu
du jugement prend, chez les auteurs qui en parlent,
tous les caractères d’un feu purificateur. Même en
adm ettant que ce feu soit l’instrum ent du jugement, la
100 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

croyance en son existence et en son action témoigne­


ra it encore indirectem ent en faveur du dogme du pur­
gatoire, tout comme elle en témoignait dans la prem ière
génération chrétienne à l'âge apostolique.
Et la raison qu’on peut apporter est précisément la
même qu’à l’âge apostolique. Les Pères qui ont soutenu
l’existence du feu du jugement ont été, eux aussi, vic­
times de la même erreur de perspective. On sait (et les
Orientaux acceptent encore aujourd’hui cette idée) que
la croyance quasi unanime des cinq prem iers siècles
reculait jusqu’après le jugement dernier l’entrée des
justes au paradis et celle des méchants dans l’enfer.
S’il en est ainsi, la doctrine d’un feu purificateur,
antérieur à l’admission des âmes au paradis, devait,
elle aussi, refléter l’éloignement de perspective géné­
rale; dans la mentalité des anciens, l’action de ce feu
ne pouvait se concevoir qu’au moment même du juge­
ment. Ainsi donc, la doctrine prim itive du feu du
jugement, si conforme à l’affirmation de saint Paul,
serait la prem ière forme de la croyance au purgatoire.
Sur ce point, on voudra bien consulter notre étude sur
le Feu du Jugement (D.T.C., v, 2239-2246).
Quant aux peines purificatrices d’outre-tomhe, elles
sont expressément mentionnées p ar Tertullien, saint
Gyprien, saint Augustin. Mais déjà le même Tertullien
parle des offrandes faites pour les défunts au jour
anniversaire de leur mort : pratique ancienne, solide­
ment enracinée p ar l’usage et conservée p ar la foi.
D’ailleurs, la prière, les oblations pour les morts,
l’offrande du sacrifice de la messe, usages traditionnels,
aussi anciens que l’Eglise elle-même, sont mentionnés
p ar l’unanimité des Pères. Si l’accord n’existe pas entre
eux sur la nature des peines subies au purgatoire, tous,
unanimement, p ar leur témoignage relatif aux suffrages
pour les défunts, attestent la croyance de l’Eglise en
une expiation future dans l’autre vie, expiation que la
prière des vivants peut abréger.
Nous ne pouvons songer à multiplier les témoignages
sur ce point. Entendons seulement la grande voix de
saint Jean Chrysostome exhortant son peuple à p rie r
pour les pécheurs qui ont quitté cette vie :
LE PURGATOIRE 101
II faut, dit-il, autant qu’on le peut, leur porter secours,
non par des larmes, mais par des prières, des supplications,
des aumônes, des oraisons. Car ce n’est pas en vain que
ces pratiques ont été instituées, et ce n’est pas en vain que,
dans nos saints mystères, nous faisons mémoire de ceux
qui ne sont plus. (In Iam ad C o r hom. 42, n. 4; P.G.,
LXI, 361.)
Nous citons de préférence saint Chrysostome : ne
l’a-t-on pas, à propos de textes analogues à celui qu’on
vient de lire, accusé d’avoir enseigné l’efficacité de nos
prières pour les damnés? Comme si les pécheurs, même
morts sans donner de signes extérieurs de pénitence,
devaient être considérés comme nécessairement dam­
nés! L’on saura se mettre en garde contre des inter­
prétations tendancieuses, quelle que soit l’autorité du
critique qui les propage.
Toute la Tradition sur le purgatoire se trouve résu­
mée dans les diverses liturgies, dans le Memento des
morts : Souvenez-vous aussi, Seigneur, de vos serviteurs
et de vos servantes. A eux et à tous ceux qui reposent
dans le Christ, que le lieu du rafraîchissement, de la
lumière et de la paix soit concédé par votre indulgence.
Nous vous en supplions par le Christ Notre-Seigneur.
§ III. QUELQUES POINTS DE L ’ENSEIGNEMENT THÉOLOGIQUE.
Fidèle à l’esprit du décret du concile de Trente, le
théologien catholique doit s’abstenir des spéculations
de pure curiosité et n’envisager, en dehors du dogme
proprem ent dit, que les vérités théologiques capables
de stimuler la piété et la dévotion des fidèles.
Les points qui nous paraissent les plus intéressants
dans la théologie du purgatoire concernent les peines
et les joies qu’éprouvent les saintes âmes encore dans
l’attente de la vision bienheureuse.
1. Les peines du purgatoire. — Rien n’est certain,
avons-nous dit, quant à leur nature. Sur leur intensité,
on ne possède que des indications vagues et générales.
Et quant à leur durée, la théologie en est réduite à des
conjectures. Et cependant ces trois aspects des peines
purificatrices com portent quelques points utiles et
intéressants.
a) Faut-il concevoir la peine du purgatoire à la façon
102 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

de la double peine de l’enfer, dam et feu? Beaucoup


de théologiens établissent cette analogie et la prédi­
cation populaire représente souvent le purgatoire
comme un enfer d’où l’espérance et la certitude du
salut ne seraient pas exclues. Saint John Fisher, com­
battant le protestantisme naissant, estimait que le point
de départ des erreurs de Luther sur le purgatoire est
précisément la fausse conception d’un purgatoire qui
serait une sorte d’enfer, moins l’éternité. L’analogie du
purgatoire avec l’enfer est, en effet, très lointaine.
D’une part, le seul fait de l’espérance et de la certitude
du salut enlève à la privation tem poraire, de la vue
de Dieu le caractère d’une véritable damnation. D’autre
part, s’il est certain que les saintes âmes du purgatoire
souffrent quelque tourm ent positif, nous ne pouvons
affirmer rien de précis sur la nature même de ce
tourment. L’Eglise n’a vu dans la doctrine du feu réel
du purgatoire qu’une opinion, respectable sans doute,
mais qu’il est loisible de ne point accepter sans blesser
la foi.
Sans s’attarder à cette question accessoire, on fera
mieux de considérer combien le châtiment du purga­
toire diffère, dans sa nature même, du châtiment de
l’enfer. Celui-ci est purem ent pénal; celui-là est essen­
tiellement expiatoire et purificateur. Ce serait une
erreur de se figurer la souffrance tem poraire de l’autre
vie comme une simple peine, sous le coup de laquelle
les âmes demeurent purem ent passives, attendant l’ins­
tant de leur entrée au ciel. La peine existe, sans doute,
mais c’est une peine d’expiation salutaire qui provoque,
chez les âmes non encore complètement purifiées des
sentiments d’humilité, des élans de désir, des actes
d’amour p ar lesquels elles deviennent de moins en
moins indignes de Dieu. Dans son Sermon sur la néces­
sité des souffrances (3* point), Bossuet, avec cette net­
teté d’expression qui caractérise sa belle et profonde
théologie, établit ainsi la comparaison de l’enfer et du
purgatoire :
Le caractère propre de l’enfer, ce n’est pas seulement la
peine, mais la peine sans la pénitence; car Je remarque
deux sortes de feux dans les Ecritures divines. Il y a un feu
qui purge et un feu qui consume et qui dévore : unusquisque
LE PURGATOIRE 103

opus probabit ignis (I Cor., III, 13)... Cum igne dévorante


(Is., XXXIII, 14). Ce dernier est appelé dans l ’Evangile :
« Un feu qui ne s’éteint pas », ignis non extinguitnr ( M a r c ,
IX, 47), pour le distinguer de ce feu qui s’allume pour
nous épurer et qui ne manque jamais de s’éteindre quand
il a fait cet office. La peine accompagnée de la pénitence,
c’est un feu qui nous purifie. La peine sans la pénitence,
c’est un feu qui nous dévore et qui nous consume, et tel
est proprement le feu de l’enfer. (Ed. L e b a r q , t. IV, p. 72.)

Mgr d’Hulst, dans ses Lettres de direction (cvn) pré­


cise, à la suite de sainte Catherine de Gênes, que la
souffrance purificatrice du purgatoire est faite d’hum i­
lité, de désir, de charité. Les flammes du purgatoire,
c’est, avant tout, « le feu de l’amour jaloux. L’amour
jaloux se venge comme il convient à l’amour; sa ven­
geance détruit, non l’objet aimé, qui a été infidèle,
mais son infidélité même, et ainsi, en le punissant, elle
le purifie et le fait digne de l’amour ».
b) « A celui qui sera sauvé p ar le feu, écrit saint
Augustin, la peine du feu sera plus considérable que
tout ce que l’homme peut souffrir en cette vie. » (In p s.
XXXV//, P.L., XXXVI, 397.) Dans le SuppL de la S.T.,
(appendice, q.2, a. 1), saint Thomas reprend cette même
doctrine :
La moindre peine du purgatoire l’emporte sur la plus
grande peine de cette vie. Car plus on désire une chose
et plus son absence cause de peine. Et comme le sentiment
qui porte au regret du bien suprême est, après cette vie,
très ardent dans ces saintes âmes..., il s’ensuit qu’elles
souffrent beaucoup de ce retard. De même... parce que toute
la sensibilité du corps vient de l’âme, si quelque chose de
douloureux atteint l’âme elle-même, il en résulte nécessai­
rement une affliction plus vive...

Saint Bonaventure essaie de tem pérer ce qui peut


paraître trop rigoureux dans l’affirmation de saint
Augustin et de saint Thomas. Après avoir posé en
principe qu’il faut adm ettre « selon les assertions
indiscutables du Maître des Sentences et des saints
Docteurs, même si nous n’en apercevons pas la raison,
que la peine du purgatoire est plus grave que toute
peine temporelle supportée p ar l’âme dans le temps de
son union avec le corps », le Docteur séraphique
concède néanmoins qu’il ne faut pas faire la compa­
104 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

raison sans tenir compte de la gravité respective des


péchés pour lesquels elles sont infligées; il s’agit donc
des peines dues au même péché et, p ar conséquent, se
comparant entre elles dans le même genre. Pour le
même péché, la plus petite peine du purgatoire sera
supérieure à la plus grave punition terrestre corres­
pondante. Et cette opinion paraît à beaucoup plus
admissible, parce que plus équitable, que l’opinion de
saint Augustin et de saint Thomas d’Àquin. La rigueur
plus grande des peines du purgatoire, relativement aux
peines terrestres correspondantes, se justifie p ar le
mérite m oindre des souffrances d’outre-tombe. La vie
future est le temps du jugement, de la récompense ou
de la punition; la vie présente est le temps de la misé­
ricorde et du pardon. La peine supportée librement et
volontairement dans cette vie (satisfaction) a bien plus
d’efficacité expiatoire que la peine subie dans le pur­
gatoire par nécessité (satispassion).
Considération extrêmement opportune et féconde et
qui doit inciter les chrétiens à faire pénitence dès ici-
bas pour ne pas se trouver en face d’un compte trop
lourd dans l’autre vie!
c) Avec la fin du monde finira le purgatoire. Quelle
en sera la durée pour chacune des âmes qui y devront
passer? Les élus devront-ils y séjourner, du moins pour
la plupart d’entre eux, avant d’entrer dans la vision
béatifique?
Questions pour ainsi dire insolubles!
Toutefois, il semble que ce n’est pas chimère d’ad­
mettre non seulement la possibilité, mais le fait même
de l'entrée immédiate d’une âme sainte dans le paradis
sans passer par le purgatoire. A quoi, en effet, répon­
draient les définitions expresses faites relativement à
cette entrée directe et immédiate dans le ciel p ar le
W concile œcuménique de Lyon dans la profession de
foi de l’empereur Michel, par le pape Benoît XII dans
sa constitution. Benedictus Deus, p ar le concile de Flo­
rence dans le décret d’union? Dans ces documents
vénérables, on parle de « ceux qui meurent sans avoir
encouru, après le baptême, aucune souillure du péché »
ou bien qui, après avoir encouru cette souillure, « s’en
sont purifiés même dans le temps où leurs âmes étaient
LE PURGATOIRE 105
encore unies à leurs corps », Et, de ces fidèles servi­
teurs de Dieu, on affirme qu’ils entrent immédiatement
(mox), aussitôt, dans le ciel et y sont mis en possession
de la béatitude. Franchem ent, il y a dans ces textes
plus que l’affirmation d’une possibilité; on y énonce
un fait qui se produit certainement. Dans un beau livre,
dont on ne saurait trop recommander la lecture, le
P. Martin Jugie, rappelant la doctrine du purgatoire,
nous enseigne pratiquem ent « les moyens de l’éviter »
et d’avoir ainsi « le ciel tout de suite après la mort ».
Toutefois, — et précisément parce qu’on ne suit pas
les conseils de cet excellent théologien, — le fait doit
se produire assez rapidement. Nos fautes peuvent être
et sont fréquemment pardonnées sans que soit remise
la dette de la peine dans son intégralité, dans la justi­
fication aussi bien sacramentelle qu’extra-sacramen-
telle. C’est la doctrine qui ressort nettement du décret
dogmatique du concile de Trente (sess. xiv, c. 8;
904) : « La sainte assemblée déclare fausse et en oppo­
sition avec les enseignements du Verbe de Dieu la doc­
trine de ceux qui prétendent qu’une faute n’est jamais
remise sans que soit remise, en même temps, la peine
qui y est attachée ». Sans doute, la rémission totale du
péché, coulpe et peine, est fort possible; mais, en ce
monde, étant donné l’imperfection de notre nature et
sa faiblesse, nous ne saurons jamais si nos actes
d’amour de Dieu auront été assez parfaits pour nous
obtenir la rémission de toutes les peines dues aux
péchés. Il est à craindre que, malgré nos efforts, quelque
reste d’affection au péché, quelque négligence dans la
réparation due à Dieu ne nous suive encore dans
l’autre vie et ne nous rende tributaires de la divine
justice. Les plus grands saints, comme sainte Thérèse,
craignaient d’aller au purgatoire et le saint curé d’Ars,
prêchant sur ce sujet, déclarait : « Ah! mes amis, qu’il
en faut peu pour aller dans les feux du purgatoire! »
Conscients de leur indignité personnelle en face de la
sainteté divine et convaincus de la nécessité oit ils
étaient d’expier leurs moindres fautes, les saints pen­
saient au purgatoire. Imitons-les, nous qui n’avons pas
leur sainteté!
Se demander combien de € temps » les âmes demeu­
106 LES MYSTÈRES D E L.’AU-DELA

rent au purgatoire est une question parfaitem ent


oiseuse. Tout d’abord, comment évaluer une durée qui
n ’est plus le temps? Quelques théologiens ont avancé
sur ce sujet des opinions bien risquées. L’Eglise per­
met, sans aucune limite, d’offrir le saint sacrifice de la
messe pour le repos de l’âme de ceux qui nous ont
quittés. Elle ne fait d’exception que pour les saints
canonisés. Imitons sa sagesse et persuadons-nous que
ce serait présomption et folie d’accepter un purgatoire
abrégé, si nous n’avons rien fait sur terre pour
l’obtenir.
Ce que nous savons, c’est que la durée du purgatoire
sera diminuée en raison des suffrages offerts p ar les
vivants pour les défunts. Et nous pouvons bien sup­
poser aussi que l’intensité des peines ira en décrois­
sance progressive, à mesure que l’intervention des
vivants pour les morts se fera sentir auprès de Dieu.
Sainte Catherine de Gênes ne parle-t-elle pas du conten­
tement des âmes du purgatoire, « contentement qui
grandit chaque jour, à mesure que Dieu pénètre dans
les âmes; et il y pénètre à mesure que les obstacles qui
s’y opposaient s’évanouissent » (Traité du purgatoire,
c. 6).
2. Les joîes du purgatoire. — On vient de lire le mot
« contentement ». C’est qu’au purgatoire, à côté d’une
indicible peine, se rencontre, dans les saintes âmes,
une indicible joie.
Joie de la certitude du saîuL Les âmes « dorment
dans le sommeil de la paix », dit la liturgie de la
messe. L’attente qu’elles devront subir n’est mélangée
d’aucune incertitude, d’aucune crainte. Léon X a con­
damné, de Luther, l’assertion suivante : « Les âmes du
purgatoire ne sont pas toutes certaines de leur salut »
(prop. 38; D.-B., 778).
Joie de Yimpeccabilitê. Désormais les saintes âmes
adhèrent, avec la fixité propre à la psychologie de
l’au-delà à leur fin dernière, Dieu. Dieu est le seul objet
de leurs désirs, de leurs aspirations. Elles y sont telle­
ment attachées, que ce qui pourrait les en détacher,
leur- devient un objet d’horreur; que tout ce qui doit
les conduire à le connaître et à l’aimer plus parfaite­
LE PURGATOIRE 107
ment leur devient un besoin et une nécessité. Aussi,
sachant que leurs souffrances les purifient pour leur
obtenir l'accès près de Dieu, elles recherchent ces
souffrances et s'y complaisent amoureusement. De
Luther encore, Léon X a condamné la proposition sui­
vante : « Les âmes, au purgatoire, pèchent sans inter­
ruption, parce qu'elles cherchent le repos et ont hor­
reur de leurs souffrances » (prop. 39, D.-B., 779).
La source des joies du purgatoire est l'amour divin
qui dévore les saintes âmes. Dès leur entrée au purga­
toire, elles sont embrasées d'un amour tel que, selon
l'opinion de saint Thomas, tout péché véniel leur est
instantanément effacé.
Je ne crois pas, écrit encore sainte Catherine de Gênes
(ïoe. cit.) qu’on puisse trouver un contentement égal à celui
des âmes du purgatoire, à moins que ce ne soit le conten­
tement des bienheureux dans le ciel... L’amour (de Dieu)
donne à l’âme un contentement qui ne peut s’exprimer.
Toutefois, il n’enlève pas un iota à la souffrance; loin de
là, car c’est le retard qu’éprouve l’amour avant d’entrer en
possession de l’objet aime qui cause cette souffrance et la
souffrance est proportionnée à la perfection de l’amour de
Dieu dont Dieu a rendu l’âme capable. C’est pourquoi l’âme
éprouve dans le purgatoire la plus grande joie et la plus
grande douleur, sans qu’aucun de ces deux sentiments affai­
blisse l’autre.

Est-il nécessaire de relever ici le sophisme de Marc


d’Ephèse et Bessarion contre le purgatoire? sophisme
formulé au nom de l’immobilité des volontés dans l'au-
delà? Nous avons déjà dit que l'éviternité n'est pas
l’immobilité absolue : immobilité substantielle, accom­
pagnée de mutations accidentelles. L'immobilité sub­
stantielle de l'âme dans l'amour divin est déjà acquise
au purgatoire. Mais ce n'est pas encore l'immobilité
éternelle de l'âme fixée dans la vision intuitive de Dieu.
Ce n'en est que le principe et, pour ainsi dire, le pro­
drome. Un instant se produira dans l'existence ultra-
terrestre de l’âme, instant où à l'acte immobile de
l'intelligence et de la volonté unies à Dieu par la foi,
se substituera, en le perfectionnant, l'acte éternellement
immobile de l'intelligence et de la volonté unies à Dieu
par la vision faciale. A l'éviternité succédera l’éternité
participée.
108 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

g IV. SAINTS DU CIEL, FIDÈLES D E LA TERRE.


ET AMES DU PURGATOIRE : SUFFRAGES ET RELATIONS.

Le corps mystique, dont Jésus-Christ est le Chef et


le principe de vie, implique un lien très réel, dans le
Christ et par Marie, entre tous les membres vivants qui
en font partie, les saints du ciel, les saints du purga­
toire et les fidèles de la terre. C'est au dogme de la
communion des saints que les théologiens rattachent,
avec toute la tradition, Pefficacité des suffrages pour
les morts.
L'action mutuelle des membres du corps mystique
répond à la déclaration de saint Paul : « Ce qui manque
aux tribulations du Christ, je Vachève dans ma chair,
en faveur de soit corps qui est VEglise {Col., I, 24). Non
que la passion du Christ présente quelque insuffisance;
mais il s’agit ici de la participation que le corps mys­
tique lui-même doit avoir à l’œuvre rédem ptrice du
Sauveur. Or les théologiens sont unanimes à enseigner
que cette participation revêt une triple forme : prière,
mérite, satisfaction. C’est sous cette triple forme, ou
l’une de ces trois formes tout au moins, que s’affirment
les relations du ciel, de la terre au purgatoire.

1. Les saints du ciel et les âmes du purgatoire. — L’inter­


vention des saints du ciel en faveur des âmes du pur­
gatoire ne saurait être mise en doute. La deuxième
collecte de la messe quotidienne pro defunctis le dit
expressément : « O Dieu,... nous supplions votre misé­
ricorde, afin que, par Vintercession de la bienheureuse
Marie toujours Vierge et de tous vos saints, vous accor­
diez à tous nos frères... sortis de ce monde, de parvenir
à la possession de la béatitude éternelle ». Le sort des
âmes du purgatoire ne peut laisser indifférents les
saints du ciel; ceux d’entre eux qui sont* passés p ar
cette purification pénible sont instruits p ar l’expérience
du soulagement utile à donner aux âmes souffrantes.
Mais les saints sont dans l’impossibilité de m ériter et
d’offrir à Dieu des satisfactions présentes; mais ils
offrent à Dieu les satisfactions passées de Jésus-Ghrist
LE PURGATOIRE 109
et leurs propres satisfactions acquises pendant leur vie
terrestre; ils demandent à Dieu d'inspirer aux vivants
la pratique de satisfactions en faveur des âmes du pur­
gatoire et peut-être, au cas où certains suffrages offerts
pour des âmes déterminées ne pourraient leur être
appliqués (soit parce qu'elles sont déjà au ciel ou
qu'elles sont damnées), la Vierge et les saints désignent-
ils à Dieu, p ar leur intercession, les âmes auxquelles
pourraient être transm is le bénéfice des suffrages
inutilisables.

2. Les suffrages des fidèles de la terre. — a) La prière. —■


Réduite à sa seule valeur impétratoire, il est peu pro­
bable que la prière des vivants puisse obtenir de Dieu
la rémission des peines endurées p ar les âmes au pur­
gatoire. En effet, personne ne peut obtenir pour soi-
même, indépendamment de toute satisfaction, et p ar le
mérite unique de ses propres prières, la rémission de
la peine encourue pour ses infidélités. Ce qu'on ne peut
faire pour soi-mème on peut moins encore le faire en
faveur d'autres. Cependant nos prières peuvent indi­
rectement obtenir cette rémission en demandant à Dieu,
comme le font les saints du ciel, d'appliquer aux âmes
souffrantes les satisfactions de Jésus-Christ, de la
Sainte Vierge et des saints et surtout d’inspirer aux
fidèles de l’Eglise militante la pieuse pensée et la cha­
ritable résolution d'offrir des satisfactions pour les
âmes en faveur desquelles sont faites ces prières. —
b) Le mérife. — P ar lui-même, le mérite offert pour
autrui étant un simple m érite de convenance, les mé­
rites des vivants offerts à Dieu pour les morts auront
une efficacité de convenance. Eu égard à ces mérites,
il est convenable que Dieu, sans accorder aux âmes du
purgatoire directement la rémission de leurs peines
(quoiqu'il le puisse, s’il le veut) provoque chez les
fidèles de la terre l'inspiration et la volonté d’offrir des
satisfactions pour les morts. D’ailleurs, il n'est aucune
œuvre méritoire qui ne soit, sous quelque aspect, éga­
lement satisfactoire. — c) La satisfaction. — C'est donc
principalem ent p ar la satisfaction que les fidèles
vivants pourront secourir les âmes souffrantes. La satis­
faction est une compensation véritable pour la peine
110 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

temporelle due au péché, pardonné; cette compensa­


tion, on peut Toffrir pour soi-même, on peut l'offrir
pour autrui. Un homme, dit le théologien Billuart, par
amour pour autrui, peut acquitter les dettes de son
prochain envers les hommes; à plus forte raison, un
chrétien pourra le faire à l’égard des jugements divins
(De paenitentia, diss. ix, a. 5). La satisfaction peut
revêtir des formes multiples, qu’il suffît ici d’énoncer :
actes de piété, jeûnes, aumônes, épreuves chrétienne­
ment supportées, mortifications volontaires, y compris
les indulgences appliquées aux défunts. Par-dessus tout,
le sacrifice de la messe, dont la valeur propitiatoire et
satisfactoire est, en soi, infinie. Le concile de Trente,
sur ce dernier point, a fixé la doctrine catholique d’une
manière authentique :
Conformément à la tradition des Apôtres, elle (l’oblation
non sanglante de la messe) est offerte non seulement pour
les péchés, les peines, les satisfactions et autres nécessités
des fidèles vivants, mais encore pou r ceux q u i s o n t m o r ts
dan s le C h rist e t n e s o n t pas encore e n tiè re m e n t p u r ifié s .
Si quelqu’un dit que le sacrifice de la messe est seulement
(un sacrifice) de louange et d’actions de grâces ou une simple
commémoraison du sacrifice accompli sur la croix, et non
pas un sacrifice propitiatoire; ou bien qu’il ne profite qu’au
seul prêtre communiant et qu’il ne doit pas être offert pour
les vivants e t p o u r les m o r ts , pour les péchés, les peines,
les satisfactions et toutes les autres nécessités, qu’il soit
anathème. (Sess. XXII, ch. 2 et can. 3; D.-B., 940, 950.)

Ces moyens toutefois, d’après la doctrine communé­


ment admise n’ont, à l’égard des âmes du purgatoire,
d'autre efficacité que celle que Dieu veut bien, eu égard
aux dispositions passées de ces âmes, leur reconnaître.
C’est donc toujours par manière de suffrages que nous
pouvons les offrir à Dieu.
Parce que les défunts ne sont plus soumis à la juridiction
du pape, représentant visible de Jésus-Christ sur cette terre,
ils ne sauraient être l’objet d’une sentence de sa part. Le
rôle de l’Eglise consiste donc uniquement à présenter à Dieu
les satisfactions destinées à payer leur dette; et ce principe
vaut pour tout ordre de satisfaction, y compris la sainte
messe, avec son fruit de propitiation et de satisfaction. Les
fidèles vivants gagnent des indulgences, accomplissent des
œuvres satisfactoires, offrent ou font offrir le sacrifice eucha­
ristique et en transfèrent la valeur expiatoire aux âmes
LE PURGATOIRE 111
souffrantes. Lorsque ce transfert est opéré par l’autorité de
l’Eglise, cette affectation officielle donne aux pieux suf­
frages des fidèles une valeur plus particulière, un crédit
j>lus pressant auprès de Dieu... (D.T.C*, art. Suffrage,
Faut-il ajouter' que, selon une opinion très acceptable et
que Mgr Chollet a mis en relief dans Nos m orts (Paris, 1908),
nos suffrages en faveur des défunts peuvent avoir un effet
rétroactif, Dieu connaît d’avance nos interventions et il
peut en tenir compte pour accorder & des mourants des
grâces de conversion que nous lui demanderons postérieu­
rement. La passion du Christ a eu l’effet rétroactif d’offrir
le moyen du salut aux hommes qui ont vécu avant notre
ère chrétienne. Pourquoi n’en serait-il pas de même de nos
prières, d’avance connues par le Père des miséricordes?
La communion des saints nous fait un devoir, à nous
fidèles encore vivants sur la terre, de secourir les âmes
du purgatoire. Ces membres souffrants du corps mys­
tique nous sont unis tout au moins par les liens de la
charité chrétienne; un certain nombre d’entre eux le
sont peut-être p ar les liens de l’amitié ou même du
sang; enfin, certains d’entre eux expient peut-être des
fautes que nous leur avons fait commettre. C’est donc
un devoir de charité, souvent de reconnaissance, p a r­
fois de justice de venir au secours des âmes du
purgatoire.

3. Les âmes du purgatoire et les fidèles de la terre. —


a) S’il est difficile de concevoir que les âmes du pur­
gatoire puissent encore p rier pour elles-mêmes (il ne
convient pas, en effet, que les âmes souffrantes qui
acceptent pleinement l’œuvre de justice qui s’accom­
plit en elles, interviennent pour adoucir ou abréger
cette œuvre), on peut envisager qu’elles peuvent p rier
pour nous. Saint Thomas, qui semble d’abord répondre
négativement, reconnaît cependant que
lés âmes des morts peuvent s’occuper des intérêts des vivants
sans connaître leur état, comme nous nous occupons des
morts en leur appliquant nos suffrages, bien que nous ne
sachions pas quelle est leur destinée. Elles peuvent aussi
connaître les actions des vivants, non par elles-mêmes, mais
par les âmes de ceux qui vont de cette vie dans l’autre, ou
par les anges et les démons, ou par l’esprit de Dieu qui le
leur révèle. {S.T*, I*, q. 89, a. 8, ad 1.)
L’argument invoqué en la matière est toujours le
112 LES MYSTÈRES DE L ’AU-DELA

dogme de la communion des saints. 11 y a comme un


flux et un reflux dans les communications des Eglises
triomphante, souffrante, militante. Et en quoi ces com­
munications des ^défunts aux vivants peuvent-elles
consister sinon précisément dans les prières que ces
saintes âmes peuvent offrir à Dieu pour nous? Et cette
raison, remarque à bon droit Billot (De nouissimis,
p. 127) est universelle, et le lien de la charité qui unit
l’Eglise souffrante à l’Eglise militante tombe sous cette
loi.
Cependant la prière que nous pouvons adresser aux
âmes du purgatoire en vue de leur intercession doit
rester quelque chose de très accessoire. La vraie dévo­
tion envers les âmes du purgatoire est de prier pour
elles. Leur état est trop pitoyable pour que nous son­
gions d’abord à nous-mêmes ou que nous y songions
sur un pied d’égalité. C’est le cas de redire avec saint
Thomas : Non sunt in statu orandi, sed magis ut oretur
pro eis (loc, cit., a. 11, ad. 3).
b) S’il faut n’attacher qu’une importance très secon­
daire à l’intercession des âmes du purgatoire; il faut
n’en attacher pratiquem ent aucune aux récits d’appa­
ritions p ar lesquelles ces âmes se*mettraient en com­
munication avec les vivants? Aucune communication
naturelle n’est possible entre les défunts et nous; de
telles apparitions ne seraient possibles que p ar un
miracle (S.T., Ia, q. 89, a. 8, ad. 2). Quoi qu’il en soit,
voici des règles très sages qu’il convient de ne pas
perdre de vue.
l’Eglise les tient : 1° pour possibles, puisqu’elle ne les écarte
pas à priori quand il y a lieu d’en soumettre à son juge­
ment; 2° pour réelles, en certains cas, puisqu’elle a auto­
risé, approuvé même plusieurs, soit par des sentences
permissives ou laudatives, soit par la canonisation de saints
personnages auxquels elles avaient été faites, soit par l’ap­
probation ou l’établissement de fêtes liturgiques basées sur
elles; 3° pour relativement rares, puisqu’elles les examine
toujours, sinon avec une méfiance positive, du moins avec
une extrême circonspection; 4° pour nécessairement subor­
données à la révélation publique, et même pour justifiables
de la théologie, qui est toujours appelée a les juger à la
lumière de la foi catholique; 5° pour étrangères au dépôt
de la révélation générale et universellement obligatoire,
puisqu’elle ne considère jam ais comme hérétiques ceux qui
LE PURGATOIRE 113

r e f u s e n t d e le s a d m e t tr e , e n c o r e q u ’i ls p u i s s e n t q u e lq u e f o is
ê tr e , e n c e la , i m p r u d e n t s e t t é m é r a i r e s . (J. D i d i o t , D.A.,
a r t . Révélation, l v , 1008.)

On voit p ar là quelle circonspection s’impose quand


il s’agit d’accueillir les révélations privées touchant le
purgatoire. Sainte Brigitte, sainte Mechtilde ont fourni
quelques assertions intéressantes; mais les révélations
privées qu’on peut accueillir avec le plus de faveur
sont à coup sûr celles de sainte Catherine de Gênes. Au
cours du procès de canonisation de cette sainte, la
doctrine de ce traité a été pleinement approuvée p ar le
P. Martin d’Esparza. Or les « révélations % de sainte
Catherine sont bien éloignées des matérialisations que
certains prédicateurs apportent sur le purgatoire; elles
ne tentent pas de pénétrer les secrets de l’au-delà. En
dehors de ce petit traité qui a reçu une sorte de laisser-
passer officiel de la part de l’Eglise, on ne connaît
guère de révélations privées sur le purgatoire qui puisse
être de quelque utilité à la théologie.
Il faut donc accueillir avec beaucoup de réserves les
précisions apportées, dans des révélations privées (ou
prétendues telles) à la durée, à la gravité des peines
du purgatoire. L’Eglise n’ayant sur ces deux points
aucun enseignement ferme, il convient de demeurer
prudent avec l’Eglise.

B i b l i o g r a p h i e . — L e Q u ie n , Damascenica, dissert. V, dans


P.G., XGIV. — Perpétuité de la Foi de l’Eglise catholique
(éd. Migne, t. III, col. 657-1160). — Valentin L o c h , Das dogma
der griechischen Kirche vom Purgatorium, Rastibonne, 1842.
— B e l l a r m i n , Controversiae, De purgatorio. — Mgr C h o l l e t ,
La Psychologie du Purgatoire, Paris, 1924. —- P. B e r n a r d ,
D.A., art. Purgatoire. — J . R i v i è r e , D.P.C.R., art. Purgatoire.
— D ’A lè s , La Question du Purgatoire au Concile de Florence
en i&28, dans Gregorianum, 1922. — M. J u g ie , D.A., art.
Eglise grecque; D.T.C., art. Purgatoire dans VEglise gréco-
russe après le Concile de Florence, XIII, 1326 s.; Purgatoire
chez les Nestoriens et les Monophysites, 1352 s.; cf. T.D.C.O.,
t. IV, p. 36-78; La Peine temporelle due au péché d'après les
théologiens orthodoxes, dans Echos d'Orient, 1906; Le Pur­
gatoire et les moyens de l'éviter ou le Ciel tout de suite
après la m ort, Paris, 1941.
L ES M YSTÈRES DB L ’AU-DELA 8
114 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

Travaux personnels : D.T.C., art. Feu du ju g e m e n t; Feu


d u P u rg a to ire ; P urgatoire. — L a Q uestion du P u rga to ire
chez les Grecs, R.A. ( l re série), t. XXXII. — D.T.C., art. S u f­
frage, XIV, 2736 s.
Dans A.C. : 1951, p. 107 (le dogme) ; — 1923, p. 222 ; 1933,
p. 438; 1935, p. 314; 1938, pp. 102, 245 (les peines); — 1926,
p. 355; 1939, p. 515 (le démon y concourt-il?); — 1939,
p. 514 (doctrine de S. Léonard de Port-Maurice sur le Purga­
toire) ; — 1926, p. 407 (mitigation des peines) ; — 1923,
p. 428; 1938, p. 245 (gravité comparative); — 1929, p. 526;
1937, pp. 278, 453; 1938, p. 102 (durée); — 1937, p. 456; cf.
1922, p. 665 (immobilité, même dans le degré de charité) ;
— 1932, p. 552 (localisation) ; — 1926, p. 353 (messe appli­
quée aux âmes) ; — 1924, p. 207 (effet rétroactif des prières) ;
— 1923, p. 704; 1924, pp. 9, 78, 765; 1928, p. 9; 1933, p. 438;
1935, p. 385; 1947, p. 234 (dévotion aux âmes du Purgatoire;
peuvent-elles connaître nos besoins et prier nous nous?); —
1930, p. 420; 1938, p. 102 (révélations privées et appari­
tions) ; 1932, p. 141 ; 1948, p. 440 (prières des saints pour les
âmes du Purgatoire); — 1938, p. 245; 1952, p. 408 (prédica­
tion sur le Purgatoire).
CHAPITRE V II

Le Paradis

La vision (1e Dieu, face à face, éternellement! Voilà


le paradis, la béatitude, la gloire. C’est là l’ineffable
mystère que pendant cette vie mortelle l’œil de l’homme
ne peut voir, son oreille entendre, son cœur compren­
dre. Mais la certitude de ce bonheur réservé aux élus
nous est donnée par l’Ecriture et garantie p ar l’ensei­
gnement authentique de l’Eglise. Notre faible raison,
aidée des lumières de la foi, peut se former quelque
idée lointaine de la béatitude céleste d’où résulte pour
l’âme une double gloire : gloire essentielle qui ne peut
jamais s’accroître; gloire accidentelle, qui peut tou­
jours recevoir quelque accroissement jusqu’au moment
où la gloire sera consommée; gloire proportionnée aux
mérites de chacun, et dont le rayonnement sur tous les
bienheureux donnera au corps mystique du Christ dans
le ciel cette harmonieuse variété dont parle le psal-
miste ( x l i v , 10) : Sponsa R e g is c ir c u m d a ta varietate.

§ I . QUELLE IDÉE SE FA IRE D E LA BÉATITUDE CÉLESTE?

1. La Sainte Ecriture. — En maints endroits la vie


éternelle est représentée comme la récompense, la béati­
116 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

tude vers laquelle il faut tendre. Cette béatitude est la


gloire même qui rend Dieu infiniment heureux, mani­
festée dans les élus élevés à la vision de la clarté que
le Père communique au Fils. Telle est la doctrine de
saint Jean, XVII, 22, 24; de saint Pierre, I Petr., V, 4;
de saint Paul, Rom., V, 2; VIII, 18; II Cor., IV, 17;
C o l, III, 4.
a) Doctrine de saint P aul — Cette doctrine générale
reçoit de saint Paul une explication remarquable
relativement au moyen par lequel sera réalisée la pos­
session de Dieu, la participation à la divine gloire,
essence de notre future béatitude :
La charité ne succombera jamais. Qu’il s’agisse, au
contraire, de prophéties, elles seront abolies; qu’il s’agisse
des langues, elles cesseront ; qu’il s’agisse de la science, elle
sera abolie. Car c’est partiellement que nous connaissons et
partiellement que nous prophétisons. Mais quand sera arrivé
ce qui est pariait, ce qui est partiel sera aboli... Présente­
ment, nous regardons dans un miroir, confusément; mais
alors [ce sera] face à face. Maintenant, je connais partielle­
ment; alors je connaîtrai de la même manière que je suis
connu... (/, Cor., xni, 8-12.)

Le sens de ces versets est clair. Saint Paul exalte la


charité par-dessus toute autre communication de l’Es-
prit-Saint, et surtout il en marque la pérennité. Les
dons ou charismes temporaires ne dureront que ce
qui est nécessaire pour Futilité ou Fédification du
corps mystique du Christ. Ici-bas, c’est la foi, non la
claire vue qui nous guide. A cette foi se rattachent,
comme un complément, la science, par laquelle Fhomme
devient apte à la prédication de l’Evangile, parce qu’il
saisit les mystères de la foi et peut les exposer effica­
cement aux autres, et la prophétie par laquelle Fhomme,
éclairé de FEsprit-Saint, acquiert une intelligence plus
élevée des mystères de la foi et révèle les choses
cachées aux autres hommes, et principalem ent aux
fidèles, pour leur édification, leur exhortation et leur
consolation. Toute cette connaissance est encore im par­
faite; elle doit disparaître et faire place à la connais­
sance parfaite lorsque l’état parfait sera atteint. La
différence entre la connaissance im parfaite et la con­
naissance parfaite, l’Apôtre nous la fait saisir p ar des
LE PARADIS 117
comparaisons. L’état présent, im parfait, est l’état de
l’enfance; la vie future est l’état d’âge m ûr; la connais­
sance « dans le m iroir », « confuse » indique, dans la
vie présente, la connaissance médiate et obscure des
choses divines. A cette connaissance médiate et obscure,
Paul oppose la connaissance par laquelle, dans l’autre
vie, nous verrons Dieu « face à face ». Cet hébraïsme,
précisé p ar le verbe voir, regarder, signifie l’intuition
immédiate d’une personne. L’opposition qu’on a
signalée entre la connaissance d’ici-bas et celle de la
vie future renforce encore cette signification. Dans saint
Paul, l’expression « voir Dieu face à face » signifie
nettement la vision intuitive de l’essence divine, en
raison non seulement de l’opposition avec la connais­
sance im parfaite d’ici-bas, mais encore à cause des
précisions que saint Paul donne sur la nature de cette
vision, qu’on ne peut exprimer en langage humain
(II Cor., x ii , 2, 4); par laquelle l’homme connaîtra
comme il est connu lui-même (I Cor., xm, 12); et qui
dépasse tout ce que l’œil peut voir, l’oreille entendre
et le cœur désirer (II Cor., n, 9).
La même doctrine est reprise dans U Cor., v, 6-8 :
Ayons bon courage et sachant qu’en demeurant dans ce
corps nous demeurons loin du Seigneur, — car nous mar­
chons dans la foi et non par la vision, — nous avons
(dis-je) bon courage et nous préférons de beaucoup déloger
de ce corps pour élire domicile près du Seigneur.

Ici, la pensée de saint Paul se réfère immédiatement


au 'Christ (le Seigneur ) dont, enfermés en nos corps
mortels, nous ne pouvons ici-bas voir la gloire, ce p ri­
vilège étant réservé à ceux qui, dans l’autre vie,
habitent près du Seigneur. Toutefois cette vision de la
gloire du Christ nous amène à conclure, pour ceux qui
en jouiront, à la vision intuitive de Dieu : car ceux qui
jouiront de la vue de la gloire du Christ, jouiront de
la vue des biens dont le Christ jouit lui-même, y com­
pris la vision immédiate de Dieu.
b) Doctrine de saint Jean. — L’enseignement de
saint Jean sur la vision béatifique se trouve condensé
dans la prem ière Epître, III, 1-2. L’apôtre rappelle
d ’abord « de quel amour le Père nous a gratifiés pour
118 LES MYSTÈRES DE L'AU-DELA

que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le


sommes ». Cette filiation divine, affirmée à plusieurs
reprises p ar l’Ecriture, ne se conçoit que dans la société
de Jésus, c’est-à-dire p ar une participation de sa filia­
tion et de son droit à l’héritage du Père. En quoi con­
sistera cet héritage auquel donne droit la filiation
divine adoptive? « Bien-aimés, continue saint Jean, dès
maintenant nous sommes enfants de Dieu, et encore, il
n ’a pas été manifesté ce que nous serons. Nous savons
que lorsque s’en fera la manifestation, nous Lui serons
semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est ».
C’est donc dans la vision de Dieu, tel qu’il est, que se
manifestera notre filiation divine et la participation de
la nature divine dont la grâce est dès ici-bas le p rin ­
cipe. Sans doute, il s’agit de la vision de Jésus-Christ;
mais précisément, la preuve que nous cherchons en ce
texte en faveur de l’existence de la vision intuitive de
Dieu s’en trouve renforcée; l’opposition que saint Jean
exprime touchant l’état de la vie présente et celui de la
vie future p ar rapport à la connaissance que nous
avons de l’Homme-Dieu marque bien que la supériorité
de l’autre vie se manifestera dans un état glorieux,
analogue à celui du Christ glorieux : nous serons sem­
blables à Lui. Et cette similitude nous perm ettra d’at­
teindre Jésus dans le plus intime de sa réalité divine.
N’est-ce pas précisément dans l’Evangile de saint Jean
(XVII, 3) que Jésus a déclaré lui-même que la vie
éternelle consiste dans la connaissance du vrai Dieu
et de celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ? Et encore, ne
promet-il pas, à ceux qui l’aiment, qu’ils seront aimés
du Père et de lui-même et que lui-même se manifestera
à eux? (XIV, 24) : car qui voit le Fils, voit aussi le
Père (XIV, 6-9).

2. Le Magistère de l'Eglise. — L’Eglise a précisé et


promulgué cette doctrine. Dans la constitution Bene-
dictus Deus, acte du magistère infaillible (1336),
Benoît XII a résumé l’enseignement scripturaire et tra­
ditionnel concernant le bonheur dés élus :
b Ils voient ou verront la divine essence d’une vision intui­
tive et même faciale, sans aucune créature dont la vue s’in­
LE PARADIS 119
terpose, mais immédiatement, grâce à la divine essence, qui
se manifeste elle-même à nu, clairement et ouvertement. Èn
outre, par le fait même de cette vision, les âmes de ceux qui
sont déjà morts jouissent de la divine essence et, par le fait
même de cette vision et de cette jouissance, elles sont vrai­
ment bienheureuses et possèdent la vie et le repos éternels.
(D .B ., 530.)

Le concile de Florence, dans le décret d’union, rap­


pelle cette doctrine en modifiant la formule de
Benoît XII : « Les élus verront clairement Dieu lui-
même, dans son unité et sa trinitê, tel qu’il est »
(D.-B., 693).

3. La théologie s’empare de ces données et explique


comment la vision intuitive confère à l’âme le bonheur
suprême.
Naturellement, l’âme humaine est incapable de s’éle­
ver jusqu’à la vision de Dieu. Mais Dieu peut l’y élever,
en infusant à son intelligence le don de la lumière de
gloire. La lumière de gloire confère à l’intelligence
créée un surcroît de force et de vertu et réalise son
union avec la lumière incréée, Dieu. Nous n ’entrerons
pas ici dans le détail des explications fournies p ar les
théologiens pour expliquer la possibilité d’une telle
élévation et le rôle qu’y jouent, d'une part, l’essence
divine et, d’autre part, la lumième de gloire. Il suffira
de retenir l’enseignement commun de l’Eglise. P ar la
vision intuitive, l’âme est unie à Dieu dans l’ordre de
la connaissance aussi intimement qu’il est possible. Et
puisque se connaître soi-même et, p ar voie de consé­
quence, s’aimer est l’acte propre de la vie divine, l’âme
humaine, sans cependant être absorbée en Dieu et gar­
dant son individualité, connaît et aime Dieu dans un
acte qui est une réelle participation de la vie divine
elle-même. Or Dieu est infiniment heureux en se con­
naissant et en s’aimant, puisque la connaissance et
l’amour sont en lui la plénitude de l’être dans la réali­
sation de l’ineffable Trinité. Quel sera donc le bonheur
participé, apanage de l’âme béatifiée, déifiée I
Voir Dieu comme il est, c’est saisir Dieu en lu i; posséder
la pleine idée de Dieu, c’est posséder Dieu lui-même. Et
alors il y a entre Dieu et nous l ’union très haute, très
120 LES MYSTÈRES DE L’AU-DELA

étroite et très intime qu’il y a entre une idée certaine,


lumineuse et l’esprit qui l’a conçue. Mais cette union ne se
produit pas entre l’esprit qui est la partie la plus intime
de l’âme, sans que l’âme soit toute pénétrée de la divinité.
L’âme n’est point pénétrée dans ces noces de lumière, sans
être imprégnée et débordée de perfection, sans être ravie
dans l’amour, sans être enivrée dans la joie, sans devenir
semblable à Dieu même, gardant sa nature comme le fer
rouge garde la sienne, mais rayonnant de splendeur, d’amour,
de béatitude divine, comme le fer revêt les propriétés du
feu qui l’a embrasé. De sorte qu’avant tout, la béatitude,
c’est connaître, c’est voir, c’est vivre par l’extase de la
science et de la lumière : Haec est vita aeiem a, u t cognoscant
te solum Deum verum. ( J a n v i e r , Carême, 1903, p . 122.)

§ I I . LA GLOIRE ESSENTIELLE DES ÉLUS.

La vision intuitive est dite la gloire des élus, parce


que la gloire de Dieu, connu dans cette vision et aimé
pour sa propre excellence, rejaillit sur les élus, mani­
festant leur dignité, leur sainteté, leurs mérites. Elle est
dite gloire essentielle, pour la distinguer de la gloire
accidentelle que les saints possèdent en dehors de la
vision bienheureuse.
1. Rôle primordial de la vision de l’essence divine dans la
gloire essentielle des élus. — L’objet principal de la vision
intuitive est Dieu lui-même. C’est donc dans la vue
de Dieu que résidera, prim ordialement et avant tout,
la gloire des bienheureux au ciel. Plus les élus connaî­
tront Dieu et l’aimeront, et plus la gloire divine rejail­
lira sur eux, augmentant leur bonheur. Or, d’une part,
il est certain qu’atteignant par la vision intuitive l’es­
sence divine telle qu'elle est en elle-même, les élus ne
peuvent pas ne pas en connaître et les attributs et les
relations subsistantes, qui s’identifient, dans la réalité,
avec cette essence. Les élus ne contempleront pas Dieu
à demi et par fragments; ils le verront tout entier, dans
toutes ses perfections essentielles et dans son adorable
trinité. C’est à dessein que le concile de Florence a
défini que Dieu serait vu, dans son unité et sa trinité,
tel qu’il est.
Mais, d’autre part, Dieu est infiniment connaissable
et seule l’intelligence peut se connaître d’une manière
LE PARADIS 121

compréhensive. Une créature, si parfaite soit-elle, l’Âme


du Christ elle-même, ne saurait voir Dieu d’une façon
aussi claire et aussi intense que Dieu se voit lui-même.
Les théologiens résolvent communément cette apparente
antinomie en disant que Dieu est vu par les élus tout
entier, mais non totalem ent Dieu est vu tout entier, si
on considère la connaissance qu’en ont les bienheureux
se terminant à Dieu, tel qu’il est en lui-même, être infi­
niment simple et qu’on ne peut voir sans le voir tout
entier. Mais il n’est pas vu entièrement, si on considère
le principe d’où émane l’acte de vision intuitive. €e
principe, l’intelligence créée, et élevée par la lumière
de gloire, si parfait qu’on le suppose, est cependant
infiniment distant de la perfection de l’essence divine
dans l’ordre de l’intelligibilité. Il y a disproportion
entre l’objet, infiniment Intelligible, et le sujet, d’une
intelligence nécessairement finie : « Dieu est dit incom­
préhensible, dit saint Thomas, non parce qu’il y a quel­
que chose en lui qui n’est point vue, mais parce qu’il
n’est pas aussi parfaitem ent vue qu’il est visible » (S.T.,
Ia, q.12, a. 7, ad 2). Connaître Dieu tout entier, mais non
totalement, c’est donc affirmer que tout en connaissant
Dieu comme l’être infini (ceci est l’aspect de Vobjet
de la vision béatiflque), notre mode de connaissance
reste fini (ceci est l’aspect du sujet connaissant). C’est
ainsi, remarque encore saint Thomas, apportant un
exemple bien capable de faire entendre cette doctrine
délicate, que quelqu’un peut savoir qu’une proposition
est démontrable et ne pas savoir lui-même la démontrer.
Il connaît dans sa totalité le mode d’être de cette pro­
position, mais son mode de connaître n’est pas adéquat
au mode d’être de la proposition. De même, les élus
connaîtront l’Infini; ils connaîtront qu’il est infini, sans
pourtant le connaître d’une manière infinie. Us verront
l’infini, un peu comme sur terre un objet vu à distance
ou vu avec des moyens trop faibles, sans être vu aussi
parfaitem ent que s’il était à meilleure portée ou si le
regard était plus perçant.

2. Rôle subsidiaire de la vision des créatures en Dieu. — A


la connaissance que les élus auront de Dieu, il faut
joindre, à titre secondaire, mais appartenant encore à
122 LES MYSTÈRES DE l ’à U-DELA

leur gloire essentielle, la connaissance qu’ils auront des


créatures en Dieu. L’essence divine en effet, peut être
le moyen dans lequel Dieu fait connaître aux élus cer­
taines vérités concernant les créatures. L’essence divine
n’est-elle pas pour Dieu lui-même le moyen dans lequel
les créatures sont connues? Dieu, cause transcendante
de toutes choses, à cause même de sa transcendance,
contient en lui la représentation de toutes choses dis­
tinctes de lui, même de l’ordre des simples possibles,
selon leurs derniers éléments génériques, différentiels,
spécifiques et individuels. Aussi peut-on dire que, dans
le ciel, l’ordre de notre connaissance sera très heureu­
sement renversé. Ici, nous voyons les perfections infi­
nies de Dieu p ar l’intelligence que nous en donnent ses
œuvres visibles, rem ontant des créatures au Créateur.
Mais,
sortis de la terre d'exil et citoyens des cieux, nous n’aurons
plus besoin de cette échelle... La créature céleste a devant
elle, à sa portée, ce par quoi elle contemple les choses
divines. Elle voit le Verbe et, dans le Verbe, ce qui a été
fait par le Verbe. Plus d’obligation pour elle de mendier
auprès des œuvres la connaissance de l'ouvrier. Bien plus,
même pour connaître ces œuvres, elle ne descend pas jusqu’à
elles ; car elle les voit sous un jour incomparablement plus
lumineux qu’en elles-mêmes. (S . B e r n a r d , De considéra-
tione, 1. V, ch. i, p. 1 ; P.L., c l x x x i i , 7.)

Aussi est-il indubitable que les élus contempleront,


dans l’essence divine, les choses existantes qui peuvent
les intéresser, tout ce qu’ils pourront légitimement
désirer connaître. C’est là l’enseignement d’un ancien
concile de Paris (1528), déclarant qu’ « aux bienheu­
reux est ouvert uniformément le divin m iroir, dans
lequel resplendit tout ce qui les intéresse » (can. 13;
Mansi, ConciL, x x x ii , 1174),
En tant qu’appelés à la vie de la grâce, les élus
devront connaître les mystères de la foi, qu’ils ont cru
en cette vie. La vision ne peut être inférieure à la foi.
Ainsi tout ce qui concerne l’Eglise comme société sur­
naturelle, l’économie et l’efficacité des sacrements, la
présence réelle de Jésus dans l’eucharistie, les voies
admirables de la Providence par rapport à leur propre
salut ou au salut des êtres qui leur sont chers, tout cela
LE PARADIS 123

sera connu d’eux dans la vision de Dieu. En tant qu’ils


font partie du monde créé, les élus connaîtront des
merveilles de ce monde ce qui leur sera utile pour
accroître leur amour et leur reconnaissance envers le
Créateur. Il est difficile de dire jusqu’où s’étendra cette
connaissance ; jusqu’à satiété du désir naturel, pou­
vons-nous répondre avec saint Thomas (S.T., Ia, q. 12,
a. 8, ad 4). En tant qu’individus particuliers, les élus
connaîtront, soit dans la vision intuitive, soit p ar des
révélations particulières, tout ce qui peut les inté­
resser dans leur propre personne ou dans leurs affec­
tions ou dans leurs œuvres. Beau thème de consolation
pour ceux qui pleurent des personnes chères :
Mourant dans la paix du Seigneur, écrit le P. Terrien, elles
nous quittent pour un temps ; mais grâce à l’éternelle extase
où les jette la vue toujours présente de leur Dieu, nous ne
sommes pas absents de leur pensée, puisque suivant la
mesure que le demandent et notre propre intérêt et le plein
rassasiement de leurs désirs, elles nous voient dans le
miroir infiniment clair de la lumière divine. (La Grâce et la
Gloires 1. IX, ch. iv, p. 178.)

C’est aussi en vertu de la règle que rien de ce qui les


intéresse personnellement n’échappera aux élus, que
saint Thomas assure que les saints du ciel ont en Dieu
l’intuition immédiate des prières que nous faisons
monter vers eux, comme aussi des honneurs que nous
rendons à leurs glorieux mérites. En vertu du même
principe, les théologiens accordent aux bienheureux
une connaissance spéciale relative aux œuvres aux­
quelles ils se sont intéressés sur terre.
3. Les inégalités dans la gloire essentielle. — a) Le Dogme.
— Les bienheureux, déclare le concile de Florence,
selon la diversité de leurs mérites, verront Dieu plus
parfaitement les uns que les autres. (D.-B., 693). — Est-il
une vérité plus clairement affirmée dans l’Evangile?
Jésus-Christ n ’a-t-il pas dit : « Dans la maison de m on
Père, il g a beaucoup de demeures? » (Jean, xiv, 2).
Cette inégalité est enseignée chaque fois qu’il est ques­
tion de « rendre à chacun selon ses œuvres (Matth.,
xvi, 27; I, Cor., ni, 8; II, Cor., ix, 6). La gloire du ciel
est, en effet, un véritable salaire (Matth., v, 12; x, 42;
124 LES MYSTÈRES D E l/A U -D ELA

xix, 17; xx, 8; II, Tim., iv, 8; II, Jean, 8; A p o c xxn,


12). De multiples paraboles im pliquent cet enseigne­
ment.
Toutefois certains hérétiques, et notamment les Pro­
testants, s’appuient sur la parabole des ouvriers venus
travailler aux différentes heures de la journée dans la
vigne du père de famille pour affirmer l’égalité de la
récompense pour tous les élus (Matth., xx, 1-16). On
n’a pas à faire ici l’exégèse de cette parabole : il suffit
d’expliquer le sens allégorique du denier, salaire de
tous les ouvriers sans exception. Le denier, que tous
les ouvriers, même ceux qui sont venus à la dernière
heure, reçoivent indistinctement, représente la béati­
tude objective, égale pour tous, et non la béatitude
subjective, formelle et relative, dans laquelle seule les
inégalités peuvent se produire. D’ailleurs, dans une
parabole, il n’est pas nécessaire que chacune des
phrases trouve son application particulière; il suffit
qu’un enseignement général soit donné. Or, dans la
parabole des ouvriers, il n’entre pas dans la pensée de
Jésus d’enseigner la répartition des récompenses pro­
portionnellement aux mérites de chacun, mais de rap­
peler que la récompense céleste ne se mesure pas à l’an­
cienneté de la vocation, ni à la durée du travail, mais
à la fidélité à cette vocation et à la ferveur avec laquelle
on remplit son devoir. Les murmures des ouvriers, la
réponse du père de famille, expliquant l’égalité du
salaire p ar son seul bon plaisir, ne s’opposent pas à
cette interprétation générale du denier et n’ont été
introduits que pour amener la leçon finale : « beaucoup
d’appelés, peu d’élus », les Juifs ayant été appelés dès
la prem ière heure, mais, par suite de leur résislance à
la vocation chrétienne, n’ayant que peu d’élus.
b) L*explication théologique. — Si les degrés diffé­
rents de gloire récompensent des mérites plus ou moins
élevés, il va sans dire que la gloire répond à l’intensité
de la charité qui anime l’âme bienheureuse et que la
lumière de gloire, principe immédiat de la vision,
répond aux exigences de cette charité :
Si la béatitude est inégale pour les enfants du Père céleste,
la vision cpi’ils ont de ses beautés infinies doit avoir des
degrés. D’ou peut venir cette différence, puisque la même
LE PARADIS 125
essence s’assim ile leurs esprits comme forme intelligible»
puisque la même vérité souverainement une s’offre comme
objet à leur intuition? Assurément, ce n’est pas l’intelligence
elle-même. La Reine du ciel, considérée dans ses facultés
naturelles, quelques perfections que lui reconnaisse notre
amour, n’est pas comparable aux esprits angéliques. Et pour­
tant, qui oserait dire ou penser qu’un ange, fût-il le plus
sublime des séraphins, plonge au sein de Dieu un regard
aussi ferme, aussi pénétrant, aussi large que cette glorieuse
Mère du Sauveur? Le génie n’est ni le titre à la récompense
éternelle, ni la mesure à laquelle cette récompense est
proportionnée.
Les visions chez les bienheureux sont inégales, parce que
tous ne participent pas de la même manière à l’infinie per­
fection de l’intelligence divine; en d’autres termes, parce
que la lumière de gloire, ce principe prochain de l’intuition
de Dieu, ne leur est pas infusé au même degré. Or, ajoute
saint Thomas d’Aquin (ST., Ia, q. 12, a. 6; C.G., m, 58), la
mesure de cette lumière ne sera pas la plus ou moins grande
vertu de la nature, mais la charité; car « là où il y a plus
de charité, il y a plus de désir, et c’est de la véhémence du
désir que vient raptitude à recevoir le bien poursuivi ».
( T e r r i e n , op. cit., 1, IX, ch. iv , t. ii, p. 173.)

c) A quoi serviront les efforts naturels de Vintelli­


gence? — Est-ce à dire que l’étude des sciences sacrées
ne soit pas sans effet sur la vision dont nous jouirons
plus tard en Dieu? Sans doute, tous les élus en général
connaîtront par la vision les mystères de la foi. Mais
il est évident que ceux dont le regard, dans cette vie,
s’est plus particulièrem ent fixé dans l’étude de ces mys­
tères, seront récompensés p ar une vue plus parfaite de
la vérité qu’ils ont étudiée et aimée. Comme l’expli­
quent les théologiens, l’essence divine est un «m iroir
volontaire», parce que, selon le bon plaisir de Dieu,
elle représente à l’esprit créé qui la contemple les
vérités que Dieu veut qu’elle représente plus particu­
lièrement. Et ces diversités dans la connaissance des
élus, Dieu les produit selon les exigences de la lumière
de gloire propre à chacun d’eux, c’est-à-dire, ainsi
qu’on l’a expliqué, à leur charité tout d’abord, mais
aussi aux situations diverses dans lesquelles les élus
ont manifesté leur charité et acquis des mérites pour
le ciel. Les théologiens seront récompensés en théolo­
giens : ce qui ne signifie pas que leur récompense
sera supérieure à celle des autres qui les auront égalés
en sainteté : diversité dans la vision n’implique pas
126 LES MYSTÈRES DE L ’AU-DELA

nécessairement inégalité. Nous revenons ici à la doc­


trine formulée plus haut : les saints auront en Dieu la
satisfaction de tous leurs désirs.

§ III. GLOIRE ACCIDENTELLE DES ÉLUS.

Il semble que, pour distinguer la gloire essentielle


des élus de leur gloire accidentelle, on doive considérer
le moyen de connaissance, plutôt que l'objet connu.
Suarez, s’attachant à ce point de vue qui n'est pas celui
de tous les théologiens qui l’ont précédé, a fort exac­
tement défini la gloire accidentelle des élus : toute
perfection qui se rencontre en dehors de Yobjet pre­
m ier et essentiel de la béatitude, qui est Dieu clairement
connu dans la vision bienheureuse {De ultimo fine
hom inis, disp, XI, sect. I, n. 9).
1, Gloire accidentelle particulière à certains élus. — C’est
l’auréole qui sera le partage des vierges, des m artyrs,
des docteurs. Sans que la foi, de près ou de loin, soit
ici en jeu, il est bien perm is de voir, dans cette gloire
particulière appelée l’auréole, une récompense spéciale
accordée, en dehors de la vision intuitive, aux saints
qui auront mérité, p ar une pratique héroïque des vertus,
une récompense particulière. Toutes les victoires
héroïques se ramènent à trois espèces différentes,
comme tous les combats que l’homme est appelé à
livrer en cette vie. Il doit lutter contre lui-même, c’est-
à-dire contre sa chair; contre le monde et contre le
démon. Or, le chrétien est complètement vainqueur de
sa chair p ar la pratique d’une perpétuelle virginité;
il est complètement vainqueur du monde, lorsqu’il
donne à Dieu, en témoignage de sa foi, sa propre vie,
la mort étant le plus grand mal que le monde puisse
infliger; il est complètement vainqueur du démon, lors­
que, par ses écrits et sa prédication, il force Satan, le
prince des ténèbres, à fuir devant la pleine lumière de
la vérité. Que cette classification soit quelque peu
conventionnelle, il faut en convenir; mais l’idée d’une
auréole spéciale réservée aux vierges, aux m artyrs et
docteurs est tellement acceptée dans l’Eglise, qu’il était
impossible de la passer sous silence.
LE PARADIS 127
Avec plus de vérité peut-être on peut affirmer que le
caractère sacramentel, restant imprimé dans l’âme élue,
sera pour elle une cause de gloire accidentelle, puis­
qu’il témoignera, d’une façon indélébile, de sa fidélité.
2. La gloire accidentelle commune à tous les élus. — Bien
que l’on soit réduit ici à n’avoir pour guide que des
opinions théologiques, il semble bien que la gloire
accidentelle apporte dans le ciel perfection et jouis­
sance, tant à Yâme dans son intelligence et sa volonté
qu’au corps glorieusement ressuscité; et l’aimable
société des élus couronne cette perfection et cette
jouissance.
a) La gloire accidentelle et les biens de Vintelligence,
— Nous avons déjà laissé entendre que, pour satisfaire
les légitimes curiosités des élus, à défaut de la vision
intuitive, interviendraient une connaissance infuse ou
des révélations particulières. En effet, la vision intui­
tive ne procurant pas l’omniscience et n’existant, d’ail­
leurs, quant à son intensité et à son extension, qu’en
proportion de la grâce et des mérites de chaque élu, il
faut supposer que, le cas échéant, Dieu suppléerait à
l’insuffisance des connaissances propres à la gloire
essentielle p ar une révélation nouvelle, appartenant
p ar là même à la gloire accidentelle. Tel est l’avis de
Suarez. Il semble même qu’un certain nombre de
choses ou d’événements ou d’actions ne doivent être
connus des saints que p ar une science distincte de la
vision intuitive et se rapportant, p ar conséquent, à la
gloire accidentelle. La vision intuitive, en effet, com­
porte une connaissance toujours actuelle de son objet,
tant prim aire que secondaire, et cette connaissance,
parce que toujours en acte, est immuable et éternelle.
Or, il est peu vraisemblable que des actes comme les
prières, les voeux, les fêtes, les honneurs rendus et
autres semblables concernant les élus, soient connus
d’eux p ar la vision intuitive au même titre que
l ’essence divine elle-même. En comparaison de la gloire
essentielle, ce sont événements de peu d’importance,
surtout s’ils sont déjà passés. D’ailleurs, il n’est point
dans l’ordre d’avoir constamment l’attention fixée sur
les honneurs et les hommages reçus. Et il faut ranger
128 LES MYSTÈRES DE L*AU-DELA

aussi, au nombre des objets d’une science distincte de


]a vision intuitive, les soucis de la prospérité des
œuvres fondées, les préoccupations matérielles, etc.
En dehors de cette science nouvellement acquise par
révélation spéciale, il faut admettre que l’âme séparée
garde les idées élaborées ici-bas : le souvenir des événe­
ments, des personnes, des affections, des luttes de la
terre suivra les âmes dans la gloire et sera pour elles
un sujet de gloire complémentaire, si tout cela a été
une occasion de mérite sur terre.
Enfin, ne semble-t-il pas nécessaire que les intelli­
gences qui n’ont pas reçu ici-bas la perfection qu’elles
auraient naturellement comportée l’obtiennent de Dieu
dès le prem ier instant de la béatitude? Sans cette cor­
rection nécessaire, il manquerait, semble-t-il, un élé­
ment im portant du bonheur des petits enfants morts
avant l’âge de raison et les adultes qui leur doivent
être assimilés.
b) La gloire accidentelle dans les biens de la volonté.
— Les perfections de l’intelligence entraînent celles de
la volonté dans la béatitude accidentelle comme dans
la béatitude essentielle. Il suffira donc, d’une manière
générale, de dire que la connaissance, dans l’une et
l’autre gloire, se complète par l’amour et la jouissance.
Saint Augustin résume bien cette doctrine en quelques
mots : Omnes beati habent quod volant (De Trinitate,
1. XIII, c. 6; P.L., XLII, 1020).
Nulle contrariété dans la volonté, dans la possession
et la jouissance des objets qu’elle peut désirer; nulle
tristesse possible. Avant la résurrection, l’âme n’éprouve
aucune peine de n’être pas réunie à son corps. Ayant
tout ce qu’elle peut désirer, elle est satisfaite, quoiqu’elle
ne possède pas encore la gloire de toutes les façons
dont il lui serait possible de la posséder; elle attend
donc qu’un nouvel état lui permette de faire participer
son corps à sa béatitude; mais elle ne souffre pas de
cette attente, ayant tout ce qu’elle peut désirer dans
son état présent. Et puis, parler ici d’attente, c’est mal
s’exprimer. La gloire de l’âme est éternelle, tout en
acte. Le temps n’existe plus et c’est notre imagination
qui nous trompe quand nous nous figurons l’âme
attendant la résurrection.
LE PAHÀDIS 129

L'âme ne souffrira pas d'être moins glorifiée que


d’autres âmes plus parfaites; elle ne regrettera pas
l’absence éternelle des êtres chers» damnés à cause de
leurs péchés. La vision intuitive, faisant connaître aux
élus la souveraine vérité et le souverain bien, toute
connaissance, même reçue en dehors de la vision, par
révélation particulière ou par science infuse, sera
nécessairement accueillie conformément aux exigences
de la souveraine vérité et du bien suprême. C’est sous
l’angle de la justice, de la miséricorde, de la bonté et
des autres perfections divines que les élus apprendront,
sauront» jugeront, apprécieront toutes choses. Il n’y
aura donc pas à craindre de jalousie ou de tristesse,
parce qu’il y aura beaucoup de demeures dans la mai­
son du Père; aucune peine, aucun regret, parce qu’il y
aura des manquants à l’appel de Dieu, ou parce que ces
manquants souffriront ou expieront :
Rien ne viendra troubler cette douce et pacifique intim ité;
ni le regret des éternels absents, ni la compassion de notre
amour dont ils se sont rendus indignes en outrageant, par
un volontaire renoncement, le Dieu qui a fait de nos pensées
et de nos sentiments les pieux esclaves de ses sages desseins
et de ses justes volontés. (M o n s a b ré , 110* Conférence.)

c) La gloire accidentelle dans la société des élus. —


P ar contre, quelle joie pour les élus de se retrouver et
de se reconnaître dans le ciel, non seulement dans la
vision intuitive, mais encore dans les communications
directes qu’ils pourront avoir entre eux! Nier qu’ils
puissent communiquer directement entre eux serait leur
enlever un exercice légitime de leurs facultés, ce qui est
contre le concept même de la gloire, puisqu’elle doit
être le comble de tous les biens et le rassasiement de
tous les désirs. Les élus s’aimeront au ciel
par l’effet de la vertu de charité infuse qui demeurera eu
nous à un degré de suprême perfection, de l’amour le plus
tendre et le plus ardent, qui sera encore nourri et constam­
ment accru par la connaissance toujours plus parfaite que
nous aurons de leurs perfections naturelles et surnaturelles,
bien supérieures à tout ce que nous pouvons rencontrer ici-
bas de plus ravissant parmi nos semblables et sans aucun
mélange d’imperfection positive déplaisante. (De Smet, Notre
Vie surnaturelle, Bruxelles, 1910, t. II, p. 303.)
LES M YSTÈRES D E L’AU -D ELA 9
130 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELÀ

d) La gloire accidentelle dans le corps ressuscité.


— La gloire de l’âme rejaillira sur le corps après la
résurrection : de cette gloire du corps ressuscité, on
dira quelques mots dans le chapitre suivant de la Résur­
rection de la chair. Notons simplement ici que la
réunion de l’âme au corps reconstituera les facultés
organiques qui, dans l’âme séparée, ne subsistent qu’à
l’état virtuel. La gloire accidentelle trouvera-t-elle un
nouvel aliment dans l’exercice de ces facultés sensibles?
Le P. De Smet a résumé brièvement la doctrine de saint
Thomas et de Lessius sur ce point. Il montre que, si
les jouissances propres aux trois sens plus matériels de
la nature animale : goût, odorat, toucher, devraient être
spiritualisées pour concourir à la gloire accidentelle
des élus, la chose est plus facilement explicable pour la
vue et l’ouïe. La musique qui ravira les oreilles des
saints, après la résurrection, sera, non seulement men­
tale, mais vocale. La principale gloire des yeux sera
de contempler le corps glorieux de Jésus-Ghrist.

§ IV. GLOIRE CONSOMMÉE ET ACCROISSEMENT D E GLOIRE.

La gloire ou béatitude consommée trouvera son


épanouissement dans la nature humaine totalement
reconstituée. Elle n’existera donc qu’après la résur­
rection.
Quelques Pères et écrivains ecclésiastiques, surtout
dans les cinq prem iers siècles de l’Eglise, jugeant que
le corps doit être réuni à l’âme pour que celle-ci puisse
jouir de la gloire, avaient reculé la vision héatifique
elle-même jusqu’après la résurrection. Cette erreur,
partagée jusqu’au x u r siècle par certains théologiens et
qui avait même trouvé un défenseur dans le pape
Jean XXII, comme docteur privé, fut condamnée solen­
nellement par le successeur de ce pape, Benoît XII, dont
la bulle Benedictus Deus reprend et canonise les for-
mules proposées p ar Jean XXII lui-même avant sa mort.
On a lu le texte de la définition pontificale au cha­
pitre II, page 36. Toutefois, il faut convenir que la
gloire consommée ajoute quelque chose à la gloire
essentielle, procurée p ar la vision intuitive. Quelques
LE PARADIS 131

explications brèves sont donc utiles pour éclairer ce


sujet délicat.

1. Aucun accroissement possible dans la gloire essentielle.


— D’un mot, saint Thomas rappelle le caractère de la
vision intuitive quant à la durée : « Cette opération est
unique et éternelle » (Ia, IIa% q. 3, a. 2, ad. 4). De même
que la vision de Dieu est une participation de la vie
divine elle-même, vie qui est l'éternité, ainsi sa mesure
sera une participation de l'éternité. La vision intuitive,
gloire essentielle des élus, est donc bien « la vie éter­
nelle». De quelque côté qu'on regarde cet acte de vie,
soit qu’on le considère en lui-même, soit qu'on en
examine le principe et l'objet, on ne trouve rien qui
donne l'idée de succession, rien même qui rappelle la
possibilité du changement. Dans son traité sur la T ri­
nité, saint Augustin parle admirablement de « cette
félicité immuable où nos pensées ne voltigeront plus,
passant d'un objet à un autre, et revenant sur ce qu’elles
ont quitté; un seul coup d'œil embrassera toute notre
science» (1. XV, c. 16; P.L., XLII, 1079). Mais préci­
sément, si l'acte de vision est, comme le dit saint Tho­
mas (C.G., ni, 62), « un instant qui ne passe ni s'écoule »,
cet acte demeure identique à lui-même et ne comporte,
à proprem ent parler, aucun progrès, aucun accroisse­
ment dans la connaissance des perfections divines et,
partant, dans la gloire. C'est là une vérité sur laquelle
il est bon d’insister en face de certaines descriptions
du bonheur éternel où l’imagination a plus de part que
la raison théologique :
S’il faut en croire certains auteurs, écrit le P. Terrien,
Dieu ne s’arrêtera pas dans la manifestation qu’il fait de
lui-même à ses élus. Contemplant sa face adorable, ils ne
cesseront d’y découvrir d e s perfections nouvelles ; et, leur
amour croissant à proportion de la connaissance, ce sera le
progrès continu, le progrès indéfini dans la béatitude, sans
autres lim ites que celles de l’éternité. Deux considérations,
l’une tirée de la nature de Dieu, l’autre de celle de la nature
intelligente, leur paraissent décisives en faveur de cette opi­
nion. Dieu ne serait pas le souverain bien, s’il ne tendait à
se répandre... D’autre part, la nature créée ne peut se conten­
ter d’une félicité qui serait toujours la même. Une vie sans
progrès et comme immobilisée ne peut être la vie parfaite;
car la vie, c’est le mouvement.
132 LES MYSTÈRES D E L ’AU-DELA

Ces raisons, pouvons-nous affirmer avec Terrien, sont


loin d’être concluantes ;
Au ciel, c’est l’état de l ’homme parfait... Dès le premier
abord, le voyant a mis dans son regard toute l'énergie, toute
l’ampleur dont le jugement de Dieu l’a rendu capable. Pour
étendre le champ de la vision, il faudrait un accroissement
de grâce sanctifiante, un perfectionnement dans la lumière
de gloire : car l'acte est adéquat à son principe. La flèche
est entrée dans l’océan de lumière aussi loin que la portait
la poussée de l’amour, et cet amour lui-même n’augmente
pas, puisque les élus sont arrivés au terme. Du reste, les
prodigalités de Dieu, loin de s’arrêter, continuent plus que
jamais à couler à flots; car cette splendeur de gloire, il la
conserve; cette perfection suprême de la connaisssance, elle
est constamment de lui... Vainement, nous objectez-vous
encore qu’une vie sans mouvement n’est pas une vie. Je
l’avoue, pas de vie sans mouvement; mais, avouez, à votre
tour, que le mouvement qui fait la vie parfaite n’emporte
avec lui ni changement, ni succession, ni progrès, puisque
tout cela n’est autre chose que le passage de la puissance
à l’acte et suppose l’imperfection même de la vie. S’il y a
une vie souverainement pleine et souverainement parfaite,
c’st bien la vie' divine. Dieu lui-même étant sa propre vie.
Mouvement infiniment parfait, puisque c’est un acte infini­
ment pur; mouvement infiniment immobile, puisqni’il est
l’éternel et l’immuable par excellence. L'immobilité du
cadavre, c’est la totale privation de la vie ; l’immobilité
dans la contemplation de la beauté suprême en est la pos­
session la plus complète. Donc, pour conclure, la vie des
élus sera d’autant plus parfaite gu’elle sera moins mobile,
moins changeante, moins progressive. (La Grâce et la Gloire,
I, pp. 188-192.)

En conséquence de ce principe, il ne peut y avoir


d ’accroissement dans la gloire essentielle. Cet accrois­
sement ne pourrait provenir que d’un accroissement
de lumière de gloire; mais l’âme arrivée à son terme
ne peut plus m ériter ni p ar conséquent accroître la
grâce qui est en elle et la lumière de gloire propor­
tionnée à cette grâce.
2. Dans l’âme séparée du corps, accroissement possible de
gloire accidentelle. — Dans son Commentaire sur les Sen­
tences (1. IV, dist. 12, q. 1, a. 2, sol. 2), saint Thomas
prend occasion de la collecte de la messe de saint Léon-
pape : Annue, quaesumus, ut onimae famuli tui Leonis
haec prosit oblatio... {la collecte n’existe plus dans le
missel revu par S. Pie V), pour expliquer comment nos
LE PARADIS 133

prières, nos sacrifices, nos hommages peuvent concou­


rir à la gloire des saints :
La gloire, dit-il, c’est la récompense- des saints ; or, cette
récompense est double : c’est d’abord la joie essentielle
qu’ils reçoivent de la divinité; c’est ensuite une joie a cci­
dentelle qu’ils reçoivent de n’importe quel bien créé. Quant
à la joie essentielle, selon l’opinion la plus probable, ils
ne peuvent recevoir d’accroissement; quant à la joie acci­
dentelle, cela leur est possible, du moins jusqu’au jour du
jugement. Comment, s’il n’en était pas ainsi, leur joie s’ac­
croîtrait-elle de la gloire de leur corps? Aussi leur gloire
s’accroît par tous les bienfaits qu’ils nous procurent, les
anges du ciel se réjouissant eux-mêmes de la pénitence d’un
seul pécheur (Luc, xv, 10) ; et ainsi les saints se réjouissent
de tout ce qui se fait en l’honneur de Dieu, et surtout de
tout ce par quoi nous rendons grâces à Dieu de leur gloïre.

Le saint Docteur conclut qu’il ne peut s’agir, quand


on parle de l’accroissement de la gloire des élus, que
d ’un accroissement de gloire accidentelle.
La raison théologique montre la possibilité d’un tel
accroissement. La gloire a son principe formel dans la
connaissance, clara cum laude notifia. Or, l’intelligence
de l’âme séparée garde, même concomitamment avec la
vision béatifïque, ses opérations propres. D’une part,
tant de sujets de gloire, en dehors de Dieu, subsistent
sur lesquels l’intelligence pourra s’arrêter. Ces sujets
sont multiples et beaucoup, nous l’avons vu, seront
connus par des révélations successives. La gloire acci­
dentelle de l’âme croîtra donc en proportion de ces
révélations. Elle croîtra surtout en raison des joies
que lui apportera la société des élus. D’autre part,
l’éternité participée, qui est celle des saints, si elle
exclut la multiplicité de la succession des opérations
de la béatitude essentielle, n’exclut pas la multiplicité
et la succession des opérations naturelles, qui appar­
tiennent à la béatitude accidentelle.

3. L’accroissement de gloire accidentelle n’ajoute rien for­


mellement à la gloire essentielle. — Tous les biens créés qui
peuvent être un sujet de gloire accidentelle pour les
élus sont renfermés éminemment en Dieu, source de
tous les biens; ils n’ont de valeur aux yeux des élus
que par ce qu’ils valent en Dieu et, de même que Dieu
134 LES MYSTÈRES D E i/A U -D ELA

n’ajoute rien à sa gloire et à sa béatitude en donnant


Fêtre aux créatures qui le glorifient, de même Félu
n ’ajoutera rien à l’élément formel de sa gloire essen­
tielle, c’est-à-dire à la vision et à l’amour béatifiques,
p ar l’accroissement de la gloire accidentelle :
Puisque la béatitude n’est pas autre cbose que la posses­
sion du bien souverain, tout autre bien possédé en surcroît
de la vision ou de la jouissance de Dieu ne pourra rendre
Pâme plus heureuse; autrement Dieu lui-même ajouterait
à sa béatitude en donnant Fêtre aux créatures. (S. T h o m a s ,
De Malo, p. 5, a. 1, ad. 4.)
Et ailleurs (Sent, 1. IV, dist. 45, q. 2, a. 2, sol. 4,
ad. 3), le même Docteur explique que les saints du ciel,
tout en se réjouissant de tous nos biens, ne trouveront
cependant pas dans nos joies un accroissement formel
de leur propre bonheur; l’accroissement sera tout
matériel. Il n’y aura pas plus de joie; il y aura plus
de sujets de joie. L’accroissement de gloire accidentelle
ne fera donc qu’augmenter les motifs de gloire, mais
non la gloire elle-même. C’est là ce que veulent dire les
théologiens en affirmant que l’accroissement de gloire
accidentelle est purement matériel, par rapport à la
gloire essentielle.
4. L’accroissement de gloire, résultant de la réunion de
l’âme au corps, sera un accroissement de gloire purement
accidentelle. — Quelles qu’aient pu être les opinions de
certains anciens sur ce point, il est communément
admis aujourd’hui que la gloire des élus demeure
essentiellement la même, avant comme après la résur­
rection des corps. Sans doute, avant la résurrection,
l’âme a le désir que la plénitude de gloire dont elle
jouit rejaillisse, quand la chose sera possible, sur son
corps. Mais, nous le savons, ce désir ne traduit pas pour
elle une privation. L’âme, jouissant pleinement de Dieu,
possède tout le bonheur dont elle est capable. Quand
le corps ressuscitera, la gloire de l’âme rejaillira sur
le corps; il y aura accroissement de gloire, en exten-,
sion, mais non en intensité. La résurrection glorieuse
n’apportera donc à l’âme qu’une gloire accidentelle.
Nous arrivons ainsi à cette conclusion que la gloire
consommée est substantiellement la même que la gloire
LE PARADIS 135
essentielle. Sans doute, elle y ajoute quelque chose de
très réel, à savoir la gloire accidentelle des corps glo­
rifiés; mais cette addition est d’ordre purem ent maté­
riel; c’est un objet de plus auquel le même élément
formel, toujours identique à lui-même, de la gloire
essentielle, c’est-à-dire la vision béatifique, apporte son
rayonnement et sa splendeur.
La vision intuitive, étant réglée par l’éternité,
confirme l’âme dans l’adhésion fixe et immuable qu’elle
possède naturellement, parvenue à l’état de terme, à
l’égard de la fin dernière qu’elle a librement choisie.
Attachée indéfectiblement au Bien souverain, l’âme
devient impeccable et possède sa gloire d’une façon
inamissible. Qu’elle sécurité pour elle! Et comme son
bonheur en sera affermi! Ainsi le ciel, réglé tout entier
par la vision intuitive, principe d’impeccabilité et de
définitive adhésion à Dieu, sera vraiment la réalisation
parfaite de la paix, la tranquillité dans l’ordre :
Caelestis Urbs Jérusalem, beata pacis visio...

B i b l i o g r a p h i e . — P. G a r d e i l , B.T.C., art. B é a titu d e . — P.


B e r n a r d , Id., art. C iel . — P. J a n v i e r , E x p o sitio n de la m o rale
, :
c a th oliq u e t. I La B éa titu de. — T e r r i e n , La Grâce et la
G loire , t. II, 1. IX, et appendices VU et IX. — E. H u g u e n y ,
A qu e l bonheur so m m es-n o u s destin és? dans R .T h ., janv. et
mars 1905. — Mgr C h o l l e t ^ L a P sych ologie des élus, Paris,
1905. — G. d e B r o g l i e , De fin e u ltim o h u m an ae vitae, Paris,
1948.
Travaux personnels : D.T.C., art. G lo ire ; — In tu itiv e
(vision ); — Vie é te rn e lle ; — Elus (nom bre des). — A.C.,
1923, p. 107; 1925, pp. 444, 591; 1927, p. 444; 1930, p. 7;
1933, p. 343 (gloire et science des élus) ; — 1928, pp. 17-22
(vision intuitive); — 1930, pp. 294-99; 1929, p. 379 (récom­
penses proportionnées au mérite) ; — 1935, p. 488 (l’attente
de la résurrection et la béatitude) ; — 1931, p. 47 (pas de
tristesse) ; — 1935, pp. 378, 729 (pourquoi vouloir accroître
notre gloire future); — 1924, pp. 73-77; 1931, p. 779 (nombre
des élus) ; — 1932, p. 553 (localisation des élus) ; — 1929.
p. 379 (salut des enfants).
CHAPITRE V III

La Résurrection de la chair et le Jugement général

La Résurrection de la chair est un dogme de la foi,


explicitement proposé dans les divers symboles. D’ail­
leurs cette vérité est si souvent rappelée dans l’Ecriture,
surtout p ar saint Paul (Jean, v, 28; vi, 39, 40, 44, 55;
M arc, x ii, 26; 2?om., vr, 5; / Cor,, v en entier; PhiL, m ,
11; I T h e s s iv, 15; II Tim,, ii, 16; Hébr., xi, 35, etc.),
qu’il est inutile d’en entreprendre la démonstration
scripturaire. De plus, d’innombrables documents du
Magistère fixent sur ce point la croyance catholique.
H suffira de citer la déclaration dogmatique du
IV* Concile du Latran. C’est une profession de foi au
jugement général et à la résurrection de la chair :
(Le Christ) reviendra & la fin du monde, jugera les vivants
et les morts, et rendra à chacun selon ses oeuvres, aux
réprouvés comme aux élus : et tous ressusciteront avec les
propres corps qu’ils auront eus en cette vie, afin d’être rétri­
bués selon leurs œuvres, bonnes ou mauvaises ; ceux-là par
une peine éternelle en compagnie du démon; ceux-ci par la
gloire sans fin avec le Christ. (D.B., 429.)
LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR 137

Laissant à dessein de côté certaines questions subsi­


diaires relatives aux « vivants et aux morts > que vien­
dra juger le Christ, on rappellera simplement : 1° le
dogme de la résurrection commune à tous les hommes;
2° le dogme de la résurrection glorieuse propre aux
élus; 3° le dogme du jugement général.

§ 1 . LA RÉSURRECTION COMMUNE A TOUS LES HOMMES.

Le dogme de la résurrection commune à tous les


hommes est bien vite exposé : tous les hommes ressus­
citeront au dernier jour, et ils ressusciteront avec les
mêmes corps qu’ils auront eux en cette vie. L’âme ne
se réunira donc pas à n’importe quel corps humain;
mais elle reprendra le corps qui aura été son compa­
gnon d’existence ici-bas. Il est équitable qu’il en soit
ainsi : le corps n’a-t-il pas eu sa p art dans la plupart
des actions bonnes ou mauvaises que le jugement divin
doit récompenser ou punir? Il faut donc qu’il ait sa
part de récompense ou de punition.
Tout cela est extrêmement simple, et il est inutile d’y
insister.
Trois points plus obscurs retiendront utilement notre
attention. Les théologiens, s’em parant de quelques
expressions de saint Thomas, montrent en prem ier lieu
comment la résurrection, tout en dépendant de la libre
volonté de Dieu, dont elle est un effet miraculeux,
répond cependant à une convenance naturelle. En
second lieu, la raison humaine s’efforce d’expliquer le
comment de la résurrection et demande à la philoso­
phie thomiste une solution plausible. En troisième lieu,
la théologie affirme, pour les corps, après la résurrec­
tion, un principe intérieur d’incorruptibilité.
1. En quel sens la résurrection est naturelle à l’homme, tout
en restant miraculeuse? — En parlant de la mort, on a dit
que cette séparation des deux éléments constitutifs du
composé humain ne correspond pas aux exigences de
la forme, l’âme immortelle. L’état de séparation, disions-
nous, sans être contraire à la nature de l’âme, qui peut
subsister p ar elle-même, lui est cependant moins natu­
rel. Et l’union naturelle de l’âme et du corps n’appelle-
138 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

t-elle pas leur «réunion » naturelle? Toujours ordonnée


au corps, Pâme n’aspire-t-elle pas à reprendre son
compagnon d’existence? Saint Thomas semble vouloir
dém ontrer la résurrection p ar des arguments de ce
genre (C.G., iv, 79). Mais ces arguments, les théologiens
Pont dit et redit, sont des arguments, non de démons­
tration proprem ent dite, mais de persuasion, de conve­
nance. Et quand saint Thomas affirme que, pour
démontrer la résurrection future, la raison humaine
peut apporter son suffrage évident {ad ostendendum
etiam resurrectionem carnis futuram evidens ratio
suffragatur), il ne peut être question que d’un suffrage
de persuasion. Sans doute, si l’on considère le terme de
la résurrection, c’est-à-dire la reconstitution de l’indi­
vidu humain dans son être intégral, on doit dire que
la résurrection est naturelle à l’homme. Mais elle ne
lui est pas due parce que le principe de cette recons­
titution de l’homme intégral n ’est pas naturel. En effet,
le principe naturel du composé humain est la géné­
ration. En dehors de cette voie naturelle, toute produc­
tion d’un homme doit être dite miraculeuse. L’union
de Pâme et du corps du Christ était, certes, du côté du
terme, naturelle; mais qui osera dire que, dans son
principe, elle l’ait été? Elle fut miraculeuse, parce que
miraculeuse a été la conception virginale du Christ
dans le sein de la Vierge-Mère. L’union de Pâme et du
corps d’Adam et d’Eve était, certes, du côté de son
terme, naturelle; mais elle ne le fut point dans son
principe, parce que nos prem iers parents furent créés
et non pas engendrés. De même, à la fin du monde, la
nature ne pourra fournir aucun principe actif de la
« réunion » de Pâme au corps. L’âme appelle le corps
à elle : soit. Mais encore faut-il éviter ici une équi­
voque facile. Il n’y a, dans Pâme, ni appétit élicite, ni
appétit inné vis-à-vis du corps. Si le corps est res­
titué à Pâme, Pâme reform era naturellement son corps,
son propre corps; mais encore faut-il que ce corps lui
soit restitué. Et le corps, réduit en poussière, disparu
peut-être dans les mille transform ations des éléments
dont il était constitué jadis, ne possède p ar lui-même
aucune disposition naturelle qui le soumette à ce que
la théologie appelle « l’information s> de Pâme. Il faut
LA RÉSURRECTION D E LA CHAIR 139

donc qu’intervienne ici une cause étrangère, supérieure


à la nature, supérieure aux anges, dont la puissance est
incapable de donner à la matière les dispositions
requises pour la vie humaine. Il faut, en fin de compte,
que Dieu lui-même intervienne, et son intervention, si
elle ne peut pas être dite, dans le cas de la résurrection
commune à tous les hommes, strictement surnaturelle
(le surnaturel implique, en effet, ordre à la vie éter­
nelle bienheureuse), elle doit, en toute hypothèse, être
qualifiée de miraculeuse.
Aucun document explicite ne définit directement le
caractère miraculeux de la résurrection des corps,
considérée dans sa substance, et commune à tous les
hommes. Mais cette conclusion théologique doit être
fermement tenue pour vraie, ne serait-ce qu’en raison
de l’enseignement unanime des théologiens. La révo­
quer en doute, la nier, serait une faute de témérité.
2. Le « comment » de la résurrection. — La raison
humaine demeure quelque peu déconcertée devant
l’affirmation dogmatique : « Ils ressusciteront avec les
mêmes corps qu’ils auront eus en cette vie. » Et il
s’agit, ne l’oublions pas, d’une identité numérique.
Immédiatement se posent une multitude de questions
qui, toutes et chacune, sont faites pour dérouter l’esprit.
Si l’âme doit reprendre son propre corps, comment
la chose sera-t-elle possible, puisque, dans le cours
même de la vie, le corps change sans cesse et ses
éléments sont en perpétuelle transform ation? De plus,
la difficulté croît lorsqu’on considère le sort des élé­
ments du corps après la mort. Sans parler des anthro­
pophages qui alimentent leurs corps avec la chair
humaine, ou des cadavres dévorés par des animaux
dont la chair servira ensuite de nourriture à l’homme,
les corps confiés à la terre ne se décomposent-ils pas?
Leurs éléments ne se transforment-ils pas en végétaux
propres à notre alimentation? etc. Que deviennent, dans
ce tourbillon des choses, les éléments dont sont consti­
tués les corps humains et comment, au jour de la résur­
rection, retrouver tous ces éléments?
L’imagination ici nous trompe et c’est la raison seule
qui doit envisager le problème. Et, quoiqu’il en soit,
140 LES MYSTÈRES DE i/A U -D ELA

sur ce point, de la solution donnée p ar saint Thomas,


c’est son système du composé humain qui fournit la
meilleure réponse. L’homme y apparaît composé de
deux éléments : l’élément formel, l’âme; l’élément maté­
riel, le corps. Or, l’âme, forme unique, est le principe
qui donne à la m atière d’être une substance vivante,
sensitive, intelligente et de se m aintenir identique à
elle-même, malgré les fluctuations de ses éléments.
Saint Thomas n’a pas méconnu les difficultés tirées du
va-et-vient des éléments dont se compose le corps
humain; mais, nonobstant ce va-et-vient continuel, il
entend, grâce à la forme, m aintenir l’identité perma­
nente du composé. Dans son langage concis et précis
à la fois, il déclare sans ambages que : secimdam mate-
riam partes fluant et refluunt; mais, à la forme, il rat­
tache l’unité numérique : non semper sunt eaedem
partes secundum materiam, sed solum secundum spe-
ciem (De spiritualibus creaturis, a. 3). Donc — c’est
notre conclusion — l’identité matérielle des éléments,
identité impossible à m aintenir, n’est pas requise pour
expliquer la résurrection des corps. Le dogme de la
résurrection est totalement sauvegardé et lumineuse­
ment exposé si l’on maintient au moins Videntitê for­
melle du composé humain. On vient de le rappeler :
dans la théorie thomiste qui considère l’âme comme
la forme unique substantielle du corps humain, cette
identité formelle subsiste malgré les changements et les
variations apportés à la matière de ce corps. Si l'âme
est forme unique; si, en même temps qurelle est intel-
lective, elle est aussi forme sentivite et vègêtatitive et,
qui plus est, forme corporelle; si, en un mot, elle dorme
au corps d'être, non seulement humain, mais animal,
mais vivant, mais substance et être, elle lui rendra, à
la résurrection, identiquement ce qu'elle lui avait une
première fois conféré. Dans cette hypothèse, point n’est
nécessaire de se préoccuper des éléments résultant de la
décomposition des corps. Quelle que soit la m atière sur
laquelle la puissance divine appellera derechef l’âme
à exercer son emprise, cette matière redeviendra le
corps même que posséda l’âme en cette vie; et ainsi,
comme l’explique fort opportunément Billot (De Novis-
simis, p. 136) : « Dieu pourrait faire qu’un mort ressus­
LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR 141

cite, ne possédant pas un seul atome de la matière dont


son corps, avant la mort, était constitué. » Et, de même,
qu’il plaise à Dieu de faire ressusciter un enfant à l’âge
adulte, un vieillard avec les signes de la jeunesse, qu’im ­
porte! Toutes ces hypothèses, envisagées p ar les théolo­
giens, sont parfaitem ent secondaires, pour ne pas dire
indifférentes au dogme de la résurrection, expliqué avec
la doctrine thomiste de la forme substantielle.
Qu’on ne dise point qu’une telle conception minimise
le culte des reliques et diminue la valeur des hommages
rendus aux cendres des défunts. Ce culte, ces hom­
mages sont purem ent relatifs, et vont à la personne
dont le souvenir est rappelé p ar les reliques ou par
les ossements. Et si l’Eglise interdit l’incinération des
cadavres, ce n’est pas qu’elle considère la crémation
comme un obstacle à la résurrection. Mais le fait de
confier à la terre les restes de nos défunts renferm e un
symbolisme puissant pour entretenir la foi des fidèles
en la résurrection future.
3. La résurrection dépose dans les corps un principe intérieur
d’incorruptibilité. — Autre chose pouvoir ne pas m ourir,
autre chose ne pas pouvoir mourir. La prem ière immor­
talité appartenait à Adam dans l’état d’innocence (voir
chapitre II, p. 30); la seconde est le propre des sub­
stances spirituelles, anges et âmes. Elle deviendra
l’apanage des corps ressuscités. En ce qui concerne les
élus, nous avons, de cette vérité, un témoignage expli­
cite de saint Luc : « € eu x qui auront été jugés dignes
de parvenir au siècle futur et à la résurrection des
morts n'épousent pas et ne sont pas épousés; car ils ne
peuvent plus mourir : ils sont, en effet, comme des
anges... » (xx, 35, 36). Pour les damnés, il faut a pari
admettre un principe intérieur d’incorruptibilité, tel
que l’exige l’état des corps ressuscités pour l’éternité.
Observons toutefois que cette immortalité des damnés
sera pour leur châtiment et ne comportera aucune des
qualités qui peuvent rendre heureuse l’existence. Mais
comme les Ecritures parlent toujours de l’immortalité
en bonne part, rien d’étonnant que le texte de saint
Luc ne mentionne que l’incorruptibilité des élus.
L’immortalité, commune à tous les hommes ressus-
142 LES MYSTÈRES D E L'AU-DELA

cités, habitants du ciel, de l’enfer et des limbes, com­


porte la cessation de toutes les fonctions nutritives et
génératrices. Les organes propres à ces fonctions
demeureront, car le corps doit être reconstitué dans
son intégrité; mais aucune passion, aucun mouvement
de concupiscence ou de sensualité ne se produira à leur
occasion. L’âme dominera le corps et ne sera plus par
lui asservie.

§ II. LA RÉSURRECTION GLORIEUSE.

L’immortalité bienheureuse ajoutera aux corps des


élus certaines qualités qui demeureront absentes des
corps des réprouvés. On énumère quatre qualités des
corps glorieux : l’impassibilité, la subtilité, l’agilité, la
clarté.
Uimpassibilité est la propriété p ar laquelle les corps
glorieux seront soustraits à toute influence rfocive et
corruptrice. Avec les corps des damnés ils auront un
principe intérieur commun d’incorruptibilité; l’impas­
sibilité glorieuse ajoute à cette incorruptibilité l’absence
de toute douleur, de toute passion afflictive. C’est à cette
prérogative de l’impassibilité qu’on rapporte générale­
ment le texte de saint Paul : (Le corps) est semé dans
la corruption; il se relève dans Vincorruptibilité ^
(/ Cor., xv, 42).
La subtilité n’est pas, comme certains théologiens
l’ont pensé, une sorte de spiritualisation des corps, au
point qu’ils puissent se compénétrer mutuellement. Les
corps glorieux seront subtils, parce qu’ils seront com­
plètement sous la puissance de l’âme qui y laissera
paraître son reflet et en affinera tous les plaisirs et
toutes les sensations. La subtilité des corps consistera
donc dans leur peu de dépendance de la matière. C’est
ce qu’exprime l’Apôtre : « 17 est semé corps animal, il
se relève corps spirituel » Cïd ., v, 44).
Uagilité perm ettra au corps d’obéir à l’âme sans
résistance : « Il est semé dans la faiblesse, il se relève
dans la puissance » (Id.f v, 43). A cause de cette agilité,
tout le monde corporel sera pour ainsi dire à la dispo­
sition des élus. N’est-ce pas à l’intention de l’homme
que tout l’univers a été créé? L’immensité du monde
LA RÉSURRECTION DR LA CHAIR 143

sera sous la domination des bienheureux et c’est dans


les espaces infinis que les élus, selon l’expression du
Sage, se répandront « comme les étincelles dans le
chaume > (Sag., ni, 7). Si rapide toutefois que soit le
mouvement du corps glorieux à travers les espaces, la
mesure de ce mouvement sera toujours le temps, aussi
court qu’on puisse l’imaginer, temps réel malgré sa
brièveté.
Enfin, la gloire de l’âme rejaillissant sur le corps le
fera resplendir de clarté. Ainsi s’est manifesté le Christ
sur le mont Thabor au jour de la Transfiguration :
« (Le corps) est semé dans le déshonneur, il se relève
dans la gloire » (Id., v, 43).
D’ailleurs, que pouvons-nous dire, nous qui sommes
encore sur cette terre, soumis aux caprices du corps
animal; que pouvons-nous dire de l’état futur de notre
gloire? Ne vaut-il pas mieux s’abstenir de précisions
trop grandes sur des réalités qui nous échappent et
nous en rem ettre à la bienheureuse expérience que nous
espérons faire plus tard de la gloire céleste?

§ III. LE JUGEMENT GÉNÉRAL.

1. Le dogme du Jugement général. — C’est un de ceux


sur lesquels l’E criture a le plus insisté.
Jésus s’attribue la qualité de juge du monde à la fin
des temps. Dans les Evangiles synoptiques, le Christ
affirme explicitement qu’il exercera ce jugement; il ne
sera pas seulement témoin au jugement de Dieu; il
rendra lui-même la sentence en qualité de juge (Ma r c ,
x i i i , 34-37; M a t t h ., x i i i , 37-42; xxiv, 48-51; Luc, x i i ,
36-38, 45-48; x x i, 34-36; et très explicitement Ma t t h .,
vu, 22, 23; xvi, 27; xxiv, 30, 31). On connaît la scène
grandiose du jugement dernier, rapportée p ar saint
Matthieu (xxv, 31-46) :
Lors donc que le Fils de l’homme reviendra dans sa gloire,
escorté de tous ses anges, alors il s’assiéra sur son trône de
gloire, et tous les peuples se réuniront en sa présence, et
il les séparera les uns des autres, comme le berger sépare
les brebis et les boucs, et il placera les brebis & sa droite
et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux de droite :
Venez, les bénis de mon Père, entrez en possession du
144 LES MYSTÈRES D E L’AU-DELA

royaume qui vous est préparé depuis la création du monde...


Il dira & ceux de gauche : Retirez-vous de moi, maudits,
(allez) au feu éternel qui a été préparé pour le diable et
ses anges... Et ceux-là s’en iront au supplice éternel et les
justes à la vie étem elle.

Les Epîtres de saint Paul sont tout aussi explicites.


Leur enseignement touchant le jugement dernier n’est
que le développement de la doctrine évangélique, pro­
clamant Jésus « juge des vivants et des morts » (A ct,
x, 42; I l T i m iv, 1). Dans saint Paul, comme dans
l’Evangile, « le jugement est si intimement lié à la
Parousie (c’est-à-dire au dernier avènement de Jésus-
Christ) qu’il est impossible de séparer les deux scènes
d’un même drame réunies p ar l’Eglise sous un même
article du symbole * (F. P r a t , La Théologie de saint
Paul, Paris, 1912, II, p. 512). Le jugement général, pour
saint Paul, est avant tout le « jour du Seigneur », c’est-
à-dire le jour où éclatera la gloire de Jésus et où s’éta­
blira son règne triom phal (II Thess., i, 10; I Cor., xv,
25). Ce jugement sera, dans son objet, une œuvre de
justice, la suprême réalisation de l’ordre moral :
Chacun y « devra rendre compte pour lui-même » (Rom.,
xiv, 12), et s’y présentera avec tout ce qu’il a fait en sa vie,
soit de bien, soit de mal (// Cor., v, 10). Une implacable
lumière éclairera nos actes les plus cachés (Rom., ii, 16), et
jusqu’aux secrètes intentions des cœurs (/ Cor., iV, 5). A cette
enquête rigoureuse correspondra une sentence proportionnée.
Comme Jésus, l’Apôtre reprend l’antique formule de la jus­
tice intégrale : « Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres »
(Rom., ii, 6; cf. Cor., xx, 15; II Tim., iv, 14; I Cor., m, 8).
Et de même qu’il n’y a pas « acception de personnes » dans
la distribution des dons divins (A c t x, 34), il n’y en aura
pas non plus dans la rétribution (Rom., ii, 11, et Col., m,
25). Le mal n’y sera pas oublié (id.), mais pas davantage le
bien (Eph., vx, 8), de sorte que chacun recevra selon ce qu’il
a fait... (J. Rivière, D.T.C., art. Jugement, col. 1758.)

Enfin, d’après saint Paul, le jugement sera vraiment


universel. Tous les hommes com paraîtront devant le
tribunal divin. Les Grecs y figureront comme les Juifs
et même, d’une certaine manière, les anges y compa­
raîtront (i?ozn., xiv, 10; i i , 12-16; I Cor., vi, 3).
Les autres écrits néo-testamentaires, bien que remplis
de la pensée du jugement dernier, n’offrent guère d’élé­
LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR 145

ments nouveaux. Toutefois YApocaîgpse est le livre


eschatologique p ar excellence; mais son sens est diffi­
cile à interpréter. Le jugement final y est clairement
annoncé :
Ce jugement eschatologique, écrit encore J. Rivière, est
annoncé une première fois lorsque les vingt-quatre vieillards,
prosternés devant l’Eternel, saluent par avance son règne
glorieux. « Elle est venue, ta colère, et le moment pour les
morts d’être jugés, et de récompenser tes serviteurs les pro­
phètes, les saints, (tous) ceux qui craignent ton nom, petits
et grands, et de détruire ceux qui détruisaient la terre »
(xi, 18). ...Le prophète termine son livre par un tableau de
la scène elle-même... : « Le mystérieux règne m illénaire est
fini; Satan et ses suppôts sont dévorés par le feu du ciel.
Puis voici que « sur son grand trône blanc » siège « Celui
devant la face duquel s’enfuient le ciel et la terre ». Tous les
morts ressuscitent, « les grands et les petits », pour compa­
raître devant le trône et « des livres sont ouverts » sur le
contenu desquels les morts sont jugés. La sentence reçoit
aussitôt son exécution : ceux qui sont enregistrés « sur le
livre de v ie » entrent dans la céleste Jérusalem; les autres,
avec la mort et l’Hadès, sont précipités « dans l’étang de
fe u » (xx, 7-15; xxi, 1-5). (Art. cit., col. 1763.)

2. La théologie du jugement. — Recevant de l’Ecriture


et du Magistère le dogme du jugement général, le théo­
logien s’efforce d’en étudier les divers éléments. Et,
pour serrer de plus près la vérité, il est obligé de
séparer le certain de l’incertain.
Deux points sont proposés, avec la certitude de la
foi, par la théologie catholique : Yexistence du juge­
ment général et la personne même du juge, Jésus-Christ,
glorieux en son second avènement : iterum venturus
cum gloria judicare vivos et mortuos. A ces deux points
de foi catholique, la théologie apporte des raisons de
convenance. Dans son existence même, le jugement
général est nécessaire pour « réaliser dans le monde
l’ordre moral que Dieu y avait prim itivem ent voulu,
mais que les anomalies du péché ont, depuis, tant
contribué à obscurcir » :
Si, en effet, le jugement particulier a pour but de redres­
ser les situations individuelles, n’en faut-il pas un antre
pour rétablir comme il convient ce qu’on peut bien appeler
la situation d’ensemble?... (La) justice idéale, que postule
la notion chrétienne de Dieu, ne peut trouver son épanouis­
sement complet avant la fin des temps. Jusque-la, toutes
LES M YSTÈRES D E L*AU-DELA 10
146 LES MYSTÈRES DE L’AU-DELÀ

sortes de raisons subsistent qui en entravent le cours et lais­


sent en suspens le plus clair de nos responsabilités indivi­
duelles. Saint Thomas le fait observer très justement :
« Bien que, par la mort, la vie temporelle de l’homme soit
terminée, si on la considère en soi, elle demeure cependant
d’une certaine manière en dépendance de l’avenir » (S.T.,
111% q. 59, a. 5). Et le Docteur angélique d’analyser avec une
minutieuse précision ces diverses formes de « dépendance »
où s’affirme en ce monde la répercussion indéfiniment com­
plexe des actes humains. C’est la réputation, qui est si
rarement conforme aux mérites de chacun; la fam ille, qui
ne répond pas toujours à la valeur morale du père; la
suite de nos œuvres, qui se prolonge sans fin, de telle sorte
que le monde souffre encore de l’hérésie d’Arius ou bénéficie
de la foi des Apôtres; le corps, qui tantôt reçoit une sépul­
ture honorable, tantôt gît dans l’abandon; ce sont les objets
divers de notre activité, dont les uns passent vite et les
autres durent plus longtemps, alors qu’ils constituent devant
Dieu une réalité perpétuelle qui attend son verdict. « Or,
tout cela, conclut saint Thomas, est soumis & l’appréciation
du jugement de Dieu. Et voilà pourquoi l’on ne peut, sur
toutes ces choses, porter de jugement décisif et manifeste
tant que le cours de ce temps se poursuit. 11 suit de là qu’un
jugement final est nécessaire : tout ce qui appartient à
chaque homme, en quelque manière que ce soit, sera alors
jugé d’une façon définitive et manifeste » (Id., ibid.).
( R i v i è r e , a rt. cit., col. 1815.)

En ce qui concerne la personne du juge, c’est une


certitude de foi que le Christ en personne jugera «les
vivants et les morts >. Mais le Christ reviendra alors
glorieusement en ce monde, où il était venu jadis dans
la souffrance et l’humiliation. En théorie, on pourrait
concevoir que le Christ exerce son pouvoir judiciaire
sans quitter le ciel; mais pour que la revanche du Sau­
veur sur la mort soit complète, il faut, de toute conve­
nance, qu’un second avènement du Christ se produise,
dans lequel il exercera sa puissance judiciaire.
Telles sont les certitudes retenues p ar la théologie.
Les autres détails concernant les circonstances, les
signes précurseurs, le lieu, l’heure et le jour du juge­
ment, l’appareil de gloire dans lequel paraîtra le Christ,
la séparation à droite et à gauche des bons et des
méchants, ne se présentent à l’esprit du théologien avec
la même certitude. On aurait tort cependant de les
négliger. Une vérité générale s’en dégage, que l’article
Jugement du Supplément du Dictionnaire de la Bible
a bien mis en relief, c’est la victoire définitive et univer­
LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR 147

selle de Dieu p ar la défaite de Satan et de toutes les


forces mauvaises; c’est aussi la victoire du Christ éta­
blissant définitivement et aux yeux de tous le royaume
éternel dont il a posé le fondement dans l’Evangile;
c ’est enfin l’œuvre de purification annoncée dans
maintes paraboles évangéliques et que la séparation
définitive des bons et des méchants manifestera comme
le triom phe du Rédempteur, jadis méconnu et bafoué
au Calvaire, désormais roi glorieux d’un univers pleine­
m ent soumis à sa puissance. En toutes ces descriptions,
il s’agit, comme l’écrit le P. Lagrange, de fortes images
pour m ontrer que c’est Dieu lui-même qui entre en
scène. Et il est toujours loisible de penser avec saint
Thomas que le jugement général, comme le jugement
particulier, se fera mentalement. Accusation et discus­
sion doivent être comprises comme on l’a expliqué au
chapitre II.
3. jugement de discussion et jugement de rétribution. -—
Saint Thomas distingue deux aspects du jugement, la
discussion des mérites et des démérites, et la rétribu­
tion des récompenses et des châtiments. Tous les hom­
mes doivent être admis au ciel ou en être exclus. Le
jugement de rétribution apportera à tous sans excep­
tion la sentence de salut ou de damnation. Et, pour
dissiper toute équivoque, il faut comprendre, parm i
ceux que frappe la sentence de damnation, ceux-là
mêmes qui, sans être condamnés à l’enfer, sont cepen­
dant rejetés du ciel et placés dans les limbes. Quant
au jugement de discussion, ceux-là seuls y seront
appelés dont les œuvres présenteront un mélange de
bien et de mal, nécessitant, de la part du juge, la dis­
cussion de leurs mérites et démérites. Il s’en faut toute­
fois que cette « discussion » remette en question quoi
que ce soit :
La discussion des mérites dans les élus n’aura pas pour
effet de détruire la certitude de la béatitude dans le cœur
de ceux qui doivent être jugés, mais de montrer à tous d’une
manière m anifeste que le bien l’a emporté en eux sur le mal
et de faire valoir ainsi la justice de Dieu... (De même),
quoique ceux qui meurent en état de pécbé mortel soient
certainement damnés, cependant comme ils ont des bonnes
œuvres annexées à leurs fautes, il faut, pour la manifesta­
148 LES MYSTÈRES D E l/A U -D E L A

t i o n d e l a j u s t i c e d iv in e , q u e l a d is c u s s io n d e l e u r s m é r i t e s
a i t l i e u e t q u ’o n d é m o n t r e a i n s i q u ’i l s s o n t e x c lu s j u s t e m e n t
d e l a c ité d e s s a in t s ... (S. T h o m a s , S.T. SuppL, q . 89, a . 6,
a d . 2 ; a . 7, a d . 1.)

Quelques remarques au sujet de l'application faite


par saint Thomas de ce principe général : a) aux
enfants morts avant l'âge de raison; b) aux adultes.
a) Les petits enfants, morts avant l’âge de la raison,
ne devront pas subir le jugement de discussion. Cepen­
dant, sans être jugés de la sorte, ils seront soumis à un
certain jugement de rétribution :
L e s e n f a n t s n e s e r o n t p a s j u g é s s u r le s a c ti o n s q u ’i l s
a u r o n t a c c o m p lie s eux-mêmes p e n d a n t l e u r v ie , m a i s s u r
c e lle s q u ’i l s a u r o n t a c c o m p lie s p a r d ’a u t r e s , c’e s t - à - d i r e e n
t a n t q u e , p a r d ’a u t r e s , i l s a u r o n t é té fid è le s o u in f id è le s ,
b a p t i s e s o u n o n b a p t i s é s , o u b ie n e n c o r e o n p e u t d i r e q u ’i l s
s e r o n t d a m n é s p o u r le p é c h é d u p r e m i e r p è r e . (S. T h o m a s ,
In //a m ad Corinthios , c. 5, le c t. 1.)

En réalité, le jugement des enfants ne peut porter le


nom de jugement que d'une manière très analogique.
Ce n'est pas,.en effet, p ar mode de rétribution ou de
récompense que le ciel est accordé aux petits enfants
baptisés, mais par mode d’héritage* De même la priva­
tion de la vision béatifique chez les petits morts sans
baptême n’a pas, pour leur âme, un caractère vraiment
pénal, c'est-à-dire affiictif. Elle est plutôt comme une
suite de l’état de nature déchue, tout comme le bonheur
du ciel est la suite de l’état de nature réparée. C’est
sans doute pour ce motif que saint Thomas hésite (dans
le Commentaire sur les Sentences que reproduit le Sup­
plément) à parler de jugement pour les enfants et qu'il
écrit simplement « qu’ils com paraîtront au jugement,
non pour être jugés, mais pour voir la gloire du juge »
(q. 89, a. 5, ad. 3).
b) Les adultes. — Les adultes infidèles semblent
exclus p ar saint Thomas de tout jugement de discus­
sion. Ils seront, dit-il, « condamnés comme sont
condamnés des ennemis qu’on exécute sans que leurs
mérites soient même discutés » (a. 7). D’autre part, les
adultes élus, parfaitement justes, dont les actions ne
présenteront aucun mélange de mal et de bien, « seront
sauvés sans être jugés » (a. 6).
LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR 149
Cet enseignement, au prem ier abord, semble en
marge de la doctrine ordinaire de l’Eglise; c’est cepen­
dant l’enseignement commun des docteurs du Moyen
Age; il reproduit la doctrine de bon nombre de Pères
latins. C’est par suite d’une interprétation trop litté­
rale de Jean (m, 18) : « Celui qui ne croit pas est déjà
jugé » et surtout du psaume I (p. 5) : « Non résurgent
im pii in judicio », que ces Pères ont établi, pour les
damnés, deux catégories : celle des fidèles qui seront
jugés, celle des infidèles dont le jugement est acquis
d’avance. Ce qui est vrai des damnés l ’est aussi des
élus, Il faut établir parm i eux deux catégories : celle
des élus dont les actions devront être discutées et
soumises au jugement, celle des élus dont la sainteté
est si évidente qu’elle ne donne prise à aucune dis­
cussion.
Observons toutefois que l’enseignement des Pères a
une portée toute morale. Sans doute, ils interprètent
la parole du psalmiste en un sens étroit qu’elle ne
comporte pas; mais il est profondément vrai, au point
de vue moral, que l’impie, l’infidèle surtout ne seront
pas capables de supporter le jugement divin; d’avance
et sans atténuation possible, ils portent en eux leur
sentence de damnation et, selon la forte, mais vraie
parole de saint Jean, leur jugement est acquis, jam
judicatus e s t Et de même, à l’inverse, le fidèle qui toute
sa vie se sera attaché à Jésus, celui qui aura vécu ici-
bas de la vie parfaite de la foi, celui-là est sauvé
d ’avance; son entrée au ciel ne saurait être remise en
doute. Tel est le sens moral de la distinction établie
p ar les Pères et reprise par les scolastiques sous les
formules de « jugement de discussion » et de « juge­
ment de rétribution ».
Mais, ce sens moral mis à part, il demeure vrai que
tout homme paraîtra au jugement, afin que soit établie
sa responsabilité. Comme le remarque Suarez — qui a
traité toute cette question du jugement avec une maî­
trise incomparable (In IIIam p a rt S . Thomae, disp. LVII,
sect. 5-7) —, pourquoi admettre une discussion des
mérites et démérites pour les fidèles et ne pas l’ad­
mettre pour les infidèles? Ne faut-il pas que soient
manifestés tous les péchés qui causent la damnation et
150 LES MYSTÈRES DE L*AU-DELA

cela aussi bien pour les infidèles que pour les fidèles?
C’est de tous, sans exception, que saint Paul a écrit :
« Il faut que nous comparaissions tous devant le tribu­
nal du Christ, pour que chacun reçoive ce qu’(ïl aura
mérité) dans son corps, suivant ce qu'il aura accompli,
soit en bien soit en mal > (// Cor., v, 10). D’autre part»
quel est le juste qui ne pèche pas? Qui peut se flatter,
hormis le cas du privilège très spécial prévu p ar le
Concile de Trente (sess. VI, De justificatione, can. 23;
D.-B., 833), de pouvoir éviter tout péché véniel pendant
sa vie terrestre? Saint Thomas, sans doute, déclare
exempts du jugement de discussion certains élus que
leur vie parfaite et toute adonnée aux choses spiri­
tuelles aura rendus dignes de siéger près de Jésus-
Christ et de promulguer avec lui la sentence des der­
niers jugements. Aux Apôtres n’a-t-il pas été dit : « Vous
siégerez, vous aussi» sur douze trônes pour juger les
douze tribus d’Israël » (M a t t h ., xrx, 28)? Mais ce sont
aussi ceux qui ont méprisé les choses de ce monde pour
s’attacher aux seuls vrais biens de l’ordre spirituel; ce
sont surtout les pauvres en esprit, auxquels est prom is
le royaume des cieux (M a t t h ., v , 3). Telle est l’opinion
exposée par saint Thomas (S.T., SuppL, q. 89, a. 1 et 2).
Mais, remarque Suarez, il est bien évident que
si la discussion ne signifie que l’examen et restim ation des
actions, bonnes ou mauvaises, tous les saints, qui auront
commis quelque péché devront subir un certain jugement de
discussion. Toutefois, cette discussion sera minime pour ceux
qui n'auront péché que véniellement en comparaison de ceux
qui auront commis des péchés mortels et surtout des crimes.
C’est donc, en réalité, parce que le jugement est d’im­
portance très minime qu’on peut le considérer comme
inexistant pour les saints très parfaits.
4. Le jugement général et les péchés pardonnés. — On se
demande parfois si les péchés graves, secrètement com­
mis et remis sur terre p ar la contrition parfaite ou le
sacrement de pénitence, seront dévoilés au jugement
dernier. Ne serait-il pas déshonorant pour un élu de
voir ses fautes passées étalées, pour ainsi dire, au grand
jour? Certains auteurs ont pensé que seuls les mérites
des justes seraient dévoilés au public dans le jugement
LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR 151
dernier. Mais il est plus probable que les anciens péchés
des justes, tout occultes qu’ils aient été pendant leur
vie, seront divulgués au jour du jugement universel.
C’est l’opinion de saint Thomas, de saint Bonaventure
et de la plupart des théologiens. Pour être universel, en
effet, le jugement doit atteindre, non seulement toutes
les personnes, mais encore toutes leurs actions. Et le
Christ ne semble pas excepter de cette universalité
même une parole oiseuse : « Je vous le dis, toute parole
oiseuse qu’on aura dite, il faudra en rendre compte au
jour du jugement » (Ma t t h ., x iï, 36). Les Pères ensei­
gnent qu’ici l’exemple d’un péché très léger a été
apporté par le Sauveur, précisément dans le but de
faire comprendre qu’au jugement il faudra, à plus forte
raison, rendre compte d’autres péchés plus im portants.
L’auteur de VEcclêsiaste clôt son livre par ces paroles :
« Crains Dieu et observe ses commandements (car c’est
là le tout de Vhomme). Car toutes les œuvres, Dieu les
appellera en jugement (portant) sur tous les secrets,
bien et mal » (x ii, 14). Et c’est aussi l’enseignement
de saint Paul : « Il faut que nous comparaissions tous
devant le tribunal du Christ, pour que chacun reçoive
ce qiï(il aura mérité) dans son corps, suivant ce qu’il
aura accompli, soit en bien, soit en mal » (// Cor,, v,
10); — ou encore : « Ne jugez pas avant le temps, jus­
qu’à ce que vienne le Seigneur qui éclairera ce qui est
caché dans les ténèbres et rendra manifestes les des­
seins des cœurs » (/ Cor,, iv, 5).
Ce n’est pas seulement la sainte Ecriture, c’est aussi
la raison qui suggère l’opinion plus probable. La per­
fection et l’intégrité du jugement dernier requièrent
cette divulgation des péchés pardonnés : pour manifes­
ter la justice de la sentence du Christ récompensant les
saints, il ne suffît pas que ceux-ci aient eu des mérites;
il faut encore m ontrer que ces mérites sont demeurés
vivants, que les obstacles à leur récompense ont été
enlevés, que tous les péchés, même chez les justes, ont
été miséricordieusement remis à cause du Christ ou
vengés et purifiés d’une manière complète. Ainsi
l’œuvre de la grâce et la gloire même du Christ deman­
dent qu’au jugement même les péchés pardonnés des
justes soient manifestés. Pareillement, les fautes des
152 LES MYSTÈRES DE L’AU-DELA

réprouvés, effacées p ar la pénitence, seront manifes­


tées et témoigneront à leur façon de la bonté et de la
miséricorde divines dont les pécbeurs morts im péni­
tents auront abusé.
Le souvenir des fautes pardonnées n’apportera aux
élus aucune honte, aucune tristesse. Les sentiments
qu’ils en éprouvent dans la gloire dont ils jouissent
déjà au ciel, qu’ils en éprouveront lors du jugement
universel, sont ou seront éprouvés en fonction du vrai
bien et du vrai mal. Le vrai bien, en l’espèce, c’est la
gloire, la bonté, la miséricorde divines manifestées dans
le pardon des péchés; c’est aussi le m érite de leur
repentir et de leur conversion. La manifestation des
péchés pardonnés n ’apportera ainsi que joie aux élus.
Nous avons dès maintenant un frappant exemple de
cette vérité. La liturgie de l’Eglise ne rappelle-t-elle
pas les fautes de saint Pierre, de saint Paul, de saint
Augustin, de sainte Marie-Madeleine? La publication de
ces fautes apporte-t-elle la moindre diminution de gloire
et de félicité à ces élus, qui savent cependant au ciel
que nous connaissons leurs fautes et en rappelons sans
cesse le souvenir? Concluez donc que la situation de
l’élu, voyant ses péchés cachés découverts au jour du
jugement, ne s’en trouvera ni amoindrie, ni attristée.
(Voir, sur ce point, S uarez , In IIIam part. S, S. Thomae,
disp. LVII, n. 4-6.)
*
**

Ces leçons sur les « Fins dernières de l’homme »


doivent nous faire ressouvenir que la vie de la terre
n’est qu’un temps d’épreuve que Dieu nous accorde pour
nous perm ettre de préparer notre vie de bonheur dans
l’éternité de la vie future. Saint Cyprien en a laissé sur
ce sujet une pensée bien susceptible de nous encoura­
ger et qui sera la conclusion utile de cet ouvrage.
« Nous sommes ici-bas en passant comme étrangers et
voyageurs. Aimons le jour qui établira chacun dans sa
véritable demeure, le jour qui, nous ayant retirés de
cette terre et arrachés aux pièges de ce siècle, nous
réintégrera dans le paradis et le royaume des cieux.
Quel homme, se trouvant à l’étranger, n’aurait hâte
LA RÉSURRECTION DB LA CHAIR 153
de revenir dans sa patrie? Quel homme, se jetant sur
un vaisseau pour aller revoir les siens, ne souhaiterait
un vent favorable afin de pouvoir embrasser bientôt
ceux qu'il aime? Nous regardons le ciel comme notre
patrie; nous y avons déjà nos pères, les patriarches;
pourquoi ne pas nous élancer et courir afin de voir
notre patrie, afin de pouvoir saluer nos pères? Nous
y sommes désirés p ar la foule considérable et pressée
de nos pères et de nos mères, de nos frères, de nos
enfants, qui, assurés de leur immortalité bienheureuse,
ne sont plus en peine que de notre salut. Quelle joie,
et pour eux et pour nous tout ensemble, quand il nous
sera enfin perm is de les voir et de les embrasser dans
ce céleste royaume, sans craindre de mourir, assuré
qu'on est de vivre toujours. » (Sur la mortalité.)

B i b l i o g r a p h i e . — D ’A l è s , D.A., art. Résurrection (critique


intéressante de l’opinion thomiste ici défendue). — Fr.
S e g a r r a , S .J ., De identitate corporis m ortalis et corporis
resurgentis, Madrid, 1929 (critique encore plus vive). — Mgr
C h o l l e t , D.T.C., art. Corps glorieux. — J. R i v i è r e , D.T.C. et
D.P.C.R., art. Jugement.
Travaux personnels : D.T.C., art. Résurrection des m orts.
— A.C., 1922, p. 701, 1923, p. 626 (résurrection « naturelle »;
— 1926, p. 611; 1929, pp. 227, 581, 811 (identité des corps;
critique de l’opinion de Segarra); — 1923, p. 447; 1937,
p. 608; 1951, p. 105 (corps glorieux); — 1938, p. 309; 1951,
p. 702 (résurrections évangéliques et résurrection générale) ;
— 1931, p. 385 (les « vivants et les morts ») ; — 1930, p. 196;
1938, p. 28 (le jugement et les péchés pardonnés) ; — 1925,
p. 717; 1926, p. 59 (sur Fart. Jugement de J. Rivière).
TABLE DES MATIÈRES

Pages
A vant- p r o p o s v

CHAPITRE PREMIER
N o t io n s p r é l im in a ir e s 9
I. La mort, terme de notre vie d’épreuves, p. 19.
— II. Dans l’autre vie, immutabilité de la volonté
dans le bien et dans le mal, p. 13. — III. Une
option possible à l’heure de la mort, p. 15. — IV. La
durée dans l’au-delà, p. 21.

CHAPITRE II
Mort et J ugem ent p a r t i c u l i e r .............. 28
I. Le problème de la mort, p. 28. — II. L’instant
de la mort marque l’instant du jugement, p. 33.
— III. L’heure de la mort : mort apparente et
mort réelle, p. 37. — IV. Explication psychologique
du jugement, p. 40.

CHAPITRE III
L ’E n f e r : c e r t it u d e s d o c t r i n a l e s ____ 44
I. Vérités de foi divine et catholique, p. 44. —
II. Vérités théologiquement certaines, p. 52. —
III. Vérité communément admise : réalité du
feu, p. 56.
156 LES MYSTÈRES D E i/A U -D ELA

CHAPITRE IV
E x p l i c a t i o n s t h é o l o g i q u e s ..................................................................... 62
I. Explications relatives h la peine du dam, p. 62,
— IL Explications relatives à la peine du
sens, p. 68.

CHAPITRE V
P o s i t i o n s a p o l o g é t i q u e s ............................................................................. 74
I. Une mauvaise apologétique, p. 74. — II. L’apo-
logétique catholique, p. 78. — III. L’apologétique
thomiste, p. 86.

CHAPITRE VI
Le P v r g a t o i r e ............................................................................ 89
I. Erreurs au sujet du purgatoire, p. 90, — II. Le
dogme catholique du purgatoire, p, 96. — III. Quel­
ques points de l’enseignement théologique, p. 101.
— IV. Saints du ciel, fidèles de la terre et âmes du
purgatoire : suffrages et relations, p. 108.

CHAPITRE VII
Le P ......................................................................................
a r a d is 115
I. Quelle idée se faire de la béatitude céleste, p. 115.
— II. La gloire essentielle des élus, p. 120. — III.
Gloire accidentelle, p. 126. — IV, Gloire consommée
et accroissement de gloire, p. 130.

CHAPITRE VIII
L a R é s u rre c tio n d e l a c h a ir e t l e Ju g e m e n t g é n é ra l. 136
I. La Résurrection commune & tous les hommes,
p. 137. — II. La Résurrection glorieuse, p. 142. —
III. Le Jugement général, p. 143.

Im prim erie P. TEQUI, 82, rue Bonaparte, Paris (6*).


Dépôt légal : 2" trimestre 1953; éditeur, n° 67; imprimeur, n® 30.
Im primé en France.

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