Mulvey VF
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Mulvey VF
Publié en 1975 dans le n° 16 de la revue britannique Screen, "Visual pleasure and narrative cinema" est considéré comme
un article fondateur des études féministes du cinéma. Largement commenté (Carol J. Clover, Tania Modleski,...), et amendé
par Laura Mulvey elle-même, il a été l’un des premiers à analyser la manière dont la forme des films était structurée par
l’inconscient de la société patriarcale. Laura Mulvey, s’appuyant sur les travaux de Freud et Lacan, définit l’origine et la
nature du plaisir pris par le spectateur au cinéma, ainsi que la manière dont la figure féminine, dans les films narratifs
"classiques", est construite pour satisfaire les pulsions voyeuristes du spectateur. Laura Mulvey poursuit son analyse de la
manière dont la figure féminine est construite pour les regards des personnages et des spectateurs masculins, en prenant
comme exemple quelques cinéastes "classiques" (Hitchcock, Von Sternberg, Hawks, Preminger). Sont notamment développés
les rapports du corps sexué à l’espace, ainsi que ses fonctions dans la narration.
I] INTRODUCTION
A) Un usage politique de la psychanalyse
Cet article entend faire usage de la psychanalyse pour démontrer comment et jusqu’où la fascination pour les films peut être
renforcée par des modèles pré-existants de fascination déjà à l’oeuvre à l’intérieur même du sujet, ainsi que par certains
modèles sociaux [social formations]. Commençons par le fait que le film reflète, révèle et joue même avec l’interprétation
commune et socialement établie de la différence sexuelle, qui contrôle les images, l’érotisation du regard [erotic ways of
looking] et le spectacle. Il est utile de se rappeler ce que le cinéma fut, comment sa magie a pu opérer, en même temps que
l’on s’efforcera d’élaborer une théorie qui défie ce cinéma du passé. La théorie psychanalytique est donc tout à fait
appropriée ici en tant qu’arme politique, permettant de démontrer la façon dont la société patriarcale a structuré la forme du
film de cinéma.
Le paradoxe du phallocentrisme dans toutes ses manifestations est qu’il dépend de l’image de la femme castrée pour donner
ordre et sens à son monde. La représentation communément admise de la femme fait d’elle la cible des attaques du système :
son absence de pénis fait du phallus une présence symbolique, c’est son désir de compenser le manque que signifie le
phallus. L’article récent dans Screen évoquant la psychanalyse et le cinéma n’a pas suffisamment pointé l’importance de la
représentation de la forme féminine [female form] dans l’ordre symbolique, dans lequel il ne signifie, en dernier ressort, rien
d’autre que la castration. Pour résumer brièvement : la fonction de la femme dans l’élaboration de l’inconscient patriarcal a
deux objets : elle symbolise d’abord la peur de la castration par son absence réelle de pénis, ce qui, par là même, l’amène à
élever son enfant conformément à cette symbolique. Cette fonction remplie, elle n’en a plus d’autre, elle n’a plus de fonction
dans le monde des lois et du langage sauf en tant que souvenir, qui oscille entre le souvenir de l’accomplissement maternel
[maternal plenitude] et le souvenir du manque. Les deux se basent sur la nature (ou sur l’anatomie selon la célèbre phrase de
Freud). Le désir de la femme est assujetti à son image de porteuse de la blessure, elle ne peut exister qu’en relation à la
castration sans pouvoir la transcender. Elle transforme son enfant en signifiant de son propre désir de posséder un pénis (la
seule condition, pense-t-elle, qui lui permettrait d’entrer dans l’ordre symbolique). Soit elle doit se soumettre de bonne grâce
à l’ordre du monde, le Nom du Père et de la Loi, soit se battre pour garder son enfant ne serait-ce que dans la pénombre de
l’imaginaire. La femme se positionne dans la culture patriarcale comme un signifiant pour le mâle, liée par un ordre
symbolique dans lequel l’homme peut donner libre cours à ses phantasmes et obsessions à travers le langage, en les imposant
à l’image silencieuse de la femme encore et toujours enferrée dans sa place de porteuse de sens, et non de créatrice de sens.
Cette analyse revêt un intérêt évident pour les féministes, une forme de beauté dans sa restitution de l’expérience de la
frustration dans l’ordre phallocentrique. Cela nous permet d’approcher les racines de notre oppression, cela nous amène au
nœud du problème et nous confronte au défi ultime : comment combattre l’inconscient constitué de façon décisive à l’arrivée
même du langage, tout en étant soumis au langage du patriarcat. Il nous est impossible de produire une alternative venant de
nulle part, mais nous pouvons commencer à instituer une rupture en analysant le patriarcat avec les outils qu’il fournit, parmi
lesquels la psychanalyse qui, si elle n’est pas le seul, n’en demeure pas moins un des plus importants. Il reste d’importants
problèmes non résolus de l’inconscient féminin, qui sont à peine pertinents dans la théorie phallocentrique : la sexualisation
de la petite fille et son lien au symbolique, la femme ne souhaitant pas devenir mère, la maternité en dehors de la
signification du phallus, le vagin. Mais, malgré tout, la théorie psychanalytique peut au moins faire avancer notre
compréhension du statu quo, de l’ordre patriarcal dans lequel nous sommes enfermées.
B. La destruction du plaisir comme arme radicale
En tant que représentation avancée du système, le cinéma pose la question de la façon dont l’inconscient (modelé par l’ordre
dominant) structure les façons de voir et le plaisir de voir. Le cinéma a changé depuis les dernières décennies. Ce n’est plus
le système monolithique basé sur un grand investissement d’argent symbolisé par le Hollywood des années 30, 40 et 50. Les
avancées technologiques (16 mm, etc) ont transformé les conditions économiques de la production cinématographique, qui
peut désormais être artisanale ou capitaliste. De ce fait, un cinéma alternatif a pu se développer. Peu importe la façon dont
Hollywood a pu se montrer conscient et ironique, il s’est toujours restreint à n’être qu’une mise en scène formelle, reflet du
concept idéologique dominant du cinéma. Le cinéma alternatif fournit un espace pour un cinéma à naître, qui est radical à la
fois sur le plan politique et esthétique, et qui défie les suppositions des films grand-public. Ce n’est pas pour rejeter ces
derniers sur le plan moral mais pour mettre en lumière le fait que dans leurs préoccupations formelles, ils reflètent les
obsessions psychologiques de la société qui les ont produits, et même, pour mettre en évidence que le cinéma alternatif doit
commencer spécifiquement par réagir contre ces obsessions et suppositions. Une avant-garde politique et esthétique est
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désormais possible, mais ne peut plus exister uniquement comme contrepoint.
La magie du style hollywoodien à son meilleur (et du cinéma tombant sous sa sphère d’influence) a surgi, pour une part
importante, de ses manipulations habiles et plaisantes du plaisir visuel. Sans concurrent, les films grand public ont codé
l’érotisme selon le langage de l’ordre patriarcal dominant. Dans le cinéma hautement développé d’Hollywood, c’était
seulement à travers ces codes que le sujet aliéné, écartelé dans son imaginaire par un sentiment de perte, par la terreur
fantasmatique d’un éventuel manque, pouvait obtenir un peu de satisfaction : à travers la beauté formelle de ce cinéma et sa
façon de jouer avec ses propres obsessions formatrices.
Cet article traitera de l’entrelacement [interweaving] de ce plaisir érotique dans le film, de son sens, et en particulier de la
place centrale de l’image de la femme. On dit souvent qu’analyser le plaisir ou la beauté, les détruisent. C’est le but de cet
article. La satisfaction et le renforcement de l’ego qui représentent le propos essentiel de l’histoire du cinéma doivent être
attaqués. Non pas pour reconstruire un nouveau plaisir, qui ne peut pas exister de façon abstraite, ni pour un déplaisir
intellectualisé, mais pour faire place à une négation totale du confort et de la plénitude de la narration du film de fiction
narrative. L’alternative est le frisson qui parcourt le corps quand on laisse le passé derrière soi sans le rejeter, en transcendant
des formes dépassées ou oppressantes, ou en osant rompre avec les attentes normales et confortables dans le but de concevoir
un nouveau langage du désir.