L. Demoulin - Un Jour, Je Serai Une Étoile - Col. (AD)
L. Demoulin - Un Jour, Je Serai Une Étoile - Col. (AD)
L. Demoulin - Un Jour, Je Serai Une Étoile - Col. (AD)
À Milla, ma fille,
pour que tu ne m’oublies jamais
MICHALON ÉDITEUR
© 2016, Michalon Éditeur
9, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris
www.michalon.fr
EAN Epub : 978-2-34701-592-3
Je suis heureuse et soulagée d’avoir le temps de te dire au revoir, ma
petite Milla, toi qui n’as que 5 ans.
Je voudrais te raconter dans ce livre comment, chaque jour, tu m’as
donné la force d’avancer et de me battre contre ce fichu cancer. Te dire
combien tu es la petite fille que j’ai toujours rêvé d’avoir.
Il y a tellement d’amour pour toi qui coule en moi. La vie ne te fera pas
toujours de cadeaux, mais la force que je pense t’avoir transmise te
rappellera, à toi aussi, qu’il faut se battre, et je sais que tu en es capable.
Mon cœur te demande pardon, Milla, parce que je ne voulais pas
t’abandonner, comme moi je l’ai été.
Savoir que je ne te verrai pas grandir est un supplice de chaque instant,
mais en partageant cette histoire d’amour qui nous lie, j’espère aussi
encourager les autres à lutter, leur faire du bien, et démontrer que même
dans les épreuves, on peut trouver le bonheur.
Avant-propos
Je suis née le 30 août 1981 dans une petite ville de Picardie, non pas sous
X, mais sous Y et, comme ma maman le disait, sous une mauvaise étoile.
Pourtant, je porte un prénom anglophone dérivé du prénom Élisabeth :
Leslie, avec une signification très intéressante : « Dieu est plénitude ».
Bon… pour l’instant, on ne peut pas dire que la vie m’ait fait de cadeaux.
Je suis de taille moyenne, j’ai les cheveux bruns et les yeux marron. Je
ressemble fortement à mon père sicilien, ma mère étant plutôt typée corse :
cheveux châtains et yeux bleu turquoise. J’assume mon corps… pour le
moment. Une taille 40 et un 90D. De quoi réjouir les hommes !
Mon caractère ? Disons que je m’en suis forgé un au fil des épreuves de
la vie. Et il est bien trempé. Avant, j’étais la fille « gentille ». On pouvait
faire ce qu’on voulait de moi. Naïve en quelque sorte. Avec le temps, j’ai
bien changé. Je dis ce que je pense et mes proches me trouvent plutôt cash.
Au premier abord, je ne dois pas attirer la sympathie, mais ça m’amuse.
Ainsi, je tisse des liens uniquement avec ceux qui ont su percer ma carapace
et découvrir l’être drôle, généreux et intense qui se cache derrière. Et je
possède encore bien d’autres qualités, notamment l’optimisme !
Il m’a semblé essentiel de trouver un moyen de me vider la tête après ces
trente premières années très éprouvantes. Pourquoi le sort s’acharne-t-il ?
On dit que la roue tourne, mais quand ? Cela ne m’impressionne pas, je suis
du genre à tout prendre avec le sourire : « En vous remerciant, Madame la
vie ! »
C’est en découvrant mon cancer il y a quelques mois que j’ai commencé
à noircir le papier sur mon lit d’hôpital.
Quand on me demande de résumer toutes mes aventures, je dis toujours :
« J’ai tout vécu, sauf la prison ! », et j’espère que cela n’arrivera pas.
Abandon, adoption, violence conjugale, maladie, en passant par la
liquidation judiciaire de mon entreprise et quelques déceptions amoureuses.
Voici ma folle première vie…
Il est vrai que je ne suis pas une star, mais comme tout être, j’ai besoin
d’affection, j’ai besoin d’exister. Et pourquoi payer un psy puisque certains
« peoples » se mettent à écrire des futilités ou que d’autres encore imberbes,
couverts d’acné et connus grâce à trois pauvres chansons, sortent leur
autobiographie ? À 20 ans ! Mais qu’ont-ils à raconter ? Moi, à cet âge,
j’enterrais mes parents tués par balles. Alors quoi ? Il y a bien plus de
rebondissements dans ma vie ! Allez, c’est décidé, pour la couverture, je me
ferai la fameuse mèche de Justin Bieber ! Mais ça va être compliqué, car la
chimio, ça fait plutôt le look Kojak.
Je crois que ce livre peut être une bonne thérapie pour moi, mais aussi
aider les autres. Ceux qui, comme moi, ont une vie semée d’embûches. Cela
peut paraître étonnant, mais je ne prétends pas avoir mené une existence
horrible, malgré tout. Il faut toujours penser qu’il y a pire, ça fait avancer.
Bon, c’est vrai que j’ai été abandonnée par mon père à la naissance, puis à
10 ans, je me faisais maltraiter par le nouveau. À 20 ans, je me suis
retrouvée orpheline, et mon petit ami de l’époque ne s’est pas gêné pour me
frapper de temps de temps. Après avoir enfin rencontré le vrai grand amour,
j’ai créé mon entreprise. Ouf, une accalmie, mais je suis tombée enceinte
avec un placenta prævia. Puis mon projet de salon de coiffure s’est soldé
par une liquidation judiciaire. Et à 30 ans, on m’a annoncé un cancer
incurable. Alors, oui, la vie ne m’a pas gâtée, mais il y a pire !
Le plus difficile pour moi, c’est de laisser ma fille seule, sans maman, si
je meurs de ce foutu crabe : le corticosurrénalome. Rien qu’à l’écrit, ce
fichu mot prend presque une ligne. Le cancer le plus rare ; tant qu’à faire,
j’obtiens la palme ! Son père me remplacera probablement par une petite
jeunette moins abîmée par les coups de scalpel. C’est donc à ma Milla que
je dédicace ce livre et à tous ceux qui traversent des épreuves. Pour laisser
une trace, pour donner du courage.
Rencontre avec Brutus
J’ai été élevée par ma mère pendant quatre années, aidée par mes grands-
parents maternels, puisque mon père biologique s’est fait la malle à ma
naissance, en bon « super-héros » très ouvert aux femmes qu’il était. Les
rares cadeaux que mon « vrai » père m’ait laissés sont une poupée en
peluche rose que je garde précieusement, ainsi qu’une grande souffrance,
car d’une certaine façon, c’est un peu à cause de lui que ma mère est morte.
Vous me trouvez cruelle ? S’il ne nous avait pas abandonnées, elle n’aurait
pas rencontré mon beau-père et j’aurais une autre vie aujourd’hui aux côtés
de ma mère.
Je n’ai donc jamais connu mes grands-parents paternels. Ma mère
travaillait alors comme vendeuse en prêt-à-porter pour une grande enseigne.
Elle s’assumait et assurait seule, ce qui, dans les années 80, était assez
rarissime. Ma mère était une femme vraiment belle, forte et indépendante.
Je dois tenir d’elle pour le courage. Élevée à la dure avec trois frères et
sœurs, par des parents ayant connu la guerre, j’aime autant vous dire que ça
ne rigolait pas tous les jours pour elle. D’origine corse, avec leur caractère
bien trempé, ils mettaient l’ambiance. Ginette et Fernand ont élevé cette
petite tribu au fond de la Picardie, aux frontières de la Somme, dans une
maison typique du Nord, murs en brique et toit de tuiles rouges. Une
chambre pour les filles et une chambre pour les garçons à l’étage, une autre
pour les parents en bas. Il y avait un grand jardin avec vue sur les pâturages
où, tantôt les chevaux, tantôt les vaches, ratissaient l’herbe trop haute. Tout
autour trônaient de grands noisetiers dans lesquels, enfant, j’aimais grimper
pour surplomber les lieux. Mon grand-père aussi aimait l’escalader entre
deux coups de bêche, mais pour venir me chercher !
Ces moments simples constituent de doux souvenirs de ma jeunesse : une
grand-mère se revêtant chaque jour d’une blouse à l’imprimé vintage qui
ferait fureur aujourd’hui, des toilettes dans un petit cabanon dehors, avec en
guise de chasse d’eau un bon vieux broc. Encore maintenant, je ne suis pas
réfractaire aux arrêts pipi sur le bord de la route, les fesses au vent, une
façon de renouer avec un plaisir d’enfance. Dans le même esprit, j’ai eu
droit au pot avec couvercle dans ma chambre. Mais ça, j’ai laissé tomber. À
cette liste des renoncements, j’ajoute le chant du coq… Être réveillée
chaque matin aux aurores, non merci !
On a beau râler quand on doit passer du temps chez les anciens, il faut
reconnaître que ce sont eux qui nous construisent, eux qui façonnent notre
personnalité. Je garde tant de bons souvenirs de mes grands-parents, de nos
balades en voiture par exemple, dans leur vieille BX couleur bleu de travail
qui se relevait à chaque démarrage, quel plaisir ! Un tour de manège à
chaque coup de clé. Je suis sûre que vous aussi vous aimeriez remonter le
temps et revivre certains moments de votre enfance. Je vous laisse quelques
instants à vos souvenirs…
Quand mes cousines venaient en vacances, nous aimions manger toutes
les fraises du jardin et éclater les tapettes à souris avec des cailloux. Tout
cela faisait enrager ma grand-mère qui nous poursuivait avec son bon vieux
martinet.
Moi, j’ai grandi avec maman dans une petite maison de lotissement plutôt
coquette, avec un petit jardin fleuri et un parc à jeux non loin. J’ai très peu
de souvenirs de cette période, car j’étais trop petite, mais les photos de
famille sont là pour nous dévoiler ce qu’on ignore ou ce qu’on a oublié.
Un peu plus tard, après s’être reconstruite moralement et financièrement,
parce qu’un divorce ça coûte cher, et les dettes de mon père aussi, ma mère
a continué sa vie, avec moi.
Alors que j’avais environ 4 ans, ma mère rencontra celui que j’allais
considérer un temps comme mon « vrai » père, celui que j’appellerai
« Brutus », à une soirée organisée chez une collègue, avec d’autres amis et
de la famille proche, dont ce gendarme… Rencontre fortuite, terrible
coïncidence qui le mit sur notre chemin et provoqua notre malheur, comme
dans les tragédies grecques !
De corpulence moyenne, il avait les cheveux blond foncé, clairsemés,
coiffés en brosse (profession oblige). Il portait barbe et lunettes de vue, look
aviateur, très années 70. Il avait deux styles vestimentaires : uniforme ou
tenue décontractée, avec chemise et jeans, coupe toujours très seventies. Il a
courtisé ma mère et elle a fini par craquer. « Pourquoi ne pas faire un bout
de chemin ensemble ? » se dirent-ils. Ma mère n’avait rien caché à Brutus
de sa première vie, son premier mariage, moi, sa fille. Apparemment, cela
ne le gêna pas puisque quelques mois plus tard, leur mariage fut annoncé.
Le mariage de Brutus, Jacqueline et moi.
Comme à chaque début d’histoire, tout se passa bien. Mais ce père
gendarme, qui avait reçu une éducation militaire, était très rigide. Un
homme irréprochable avec une ligne de conduite, tout comme ses deux
frères policiers. Bref, dans sa famille non plus on ne devait pas rigoler tous
les jours. Et avec un tel bagage, on a du mal à devenir un Bisounours.
Très vite, dans ses yeux, j’ai vu suinter la haine à mon encontre, son
exaspération. De mon côté, la peur s’emparait de moi dès que je le croisais,
dès que j’échangeais quelques mots avec lui… Mais je n’avais pas d’autre
référent, alors je croyais qu’il se comportait comme tous les pères. Et le jour
où j’ai appris qu’il m’avait officiellement adoptée, je fus soulagée. J’ai
souri.
L’enfance
30 août 1999. J’avais tellement attendu cet instant, depuis tant d’années.
Enfin la liberté ! Symbole d’indépendance ultime à mes yeux, j’étais ravie
de ne pas habiter aux États-Unis où la majorité est à 21 ans.
Pour ce jour si particulier, une fête fut préparée en mon honneur. La
pelouse avait été fraîchement tondue par mon père et un barnum blanc avait
été installé dans le jardin pour l’occasion, le tout accessoirisé avec des
tables rondes et des chaises blanches. Accrochées au plafond de la tente, les
guirlandes lumineuses créaient une atmosphère intime et festive à la fois, et
les reflets des boules à facettes éclataient en mille étincelles sur les murs.
Organiser ses 18 ans, ça demande du travail, quand même, mais je fus bien
aidée par maman. Ensemble, nous installions nappes et bougies sur chaque
table, et papa gonflait les ballons, car j’avais toujours peur qu’ils m’éclatent
au visage.
Toute la famille était là, le garçon que je fréquentais depuis quelques
mois fut même autorisé à venir. À jour exceptionnel, repas exceptionnel.
Pour nous, c’était le couscous. Oui, je sais, rien de très gastronomique, mais
il est présent à chaque célébration. Depuis le mariage de mes parents, le
couscous est notre foie gras, et j’en raffole toujours autant ! Mon père
possédait une sono qu’il installa pour moi sous la tente. Pas d’anniversaire
sans dancefloor. À la fin des années 90, les tubes mettaient le feu et je les ai
d’ailleurs toujours dans mon iPod. Ils me permettent aussi de me rappeler
ce jour.
Tout était bien en place, champagne au frais, petits fours dressés sur les
plateaux. Il était 20 h, les premiers invités arrivèrent.
Nous étions environ 35 personnes pour célébrer ce jour glorieux. Fiers de
me voir si grande déjà, mes parents trinquèrent au temps qui passe si vite.
Le ciel étoilé me rappela que la nuit était déjà bien avancée. L’obscurité
donnait un air plus romantique à mon anniversaire. Avec mon amoureux à
mes côtés, je savourais cette soirée inoubliable en trinquant moi aussi.
L’heure du gâteau arriva, j’avais toujours adoré le bavarois aux
framboises. Il me piqua presque la vedette avec ses bougies feu d’artifice.
Après l’avoir goûté, j’ouvris mes cadeaux. Il était tôt le matin, nous étions
tous épuisés, certains invités dormaient même à la maison. Je me laissai
tomber de tout mon poids sur mon lit. Je n’oublierai jamais mes 18 ans.
Cette soirée fabuleuse, pleine d’émotions et d’amour. Ce rêve que mes
parents m’ont offert est gravé à jamais. Le sommeil me gagna, je
m’endormis…
***
Le lendemain, enfin, quelques heures plus tard… Dring ! Le réveil sonna,
nous étions bien le jour de mes 18 ans et j’ouvris les yeux sur la réalité de
ma vie. Franchement, vous avez vraiment cru que Brutus pouvait être aussi
sympa et aimant ? Non. Ce n’était qu’une illusion.
Cette journée fut plutôt un cauchemar. Mais en attendant, j’essayai de
profiter de ce jour marquant, libre de dire non, libre de décider !
Prête à aller travailler, je descendis, sûre de moi. Je pris rapidement vite
fait mon Nesquik adoré, fidèle compagnon du matin. Ma mère et mon frère
me souhaitèrent un joyeux anniversaire, mais le calme fut de courte durée.
Les vraies festivités commencèrent.
Après une dispute parentale entre deux tartines, ce méchant bonhomme
m’a repris les clés de la maison et m’a foutue dehors. J’ai été éjectée.
Sacrée liberté pour le coup ! Je suis restée comme deux ronds de flan. Le
jour de mon anniversaire ! Pas d’explications, c’était comme ça, on se
débarrassait de l’être de trop. Mais au fond, je crois que cette surprise
matinale m’arrangeait. J’ai pris mon sac à main et toutes mes larmes pour
aller travailler au salon. Arrivée là-bas, j’ai fait bonne figure. Ma patronne
de l’époque, une sorte de mentor pour moi, a vite remarqué que ça n’allait
pas et m’a poussée à me confier. Une longue conversation, elle m’a écoutée,
elle a joué la psy amicale. Je ne savais pas où dormir ce soir-là, mais j’étais
fière, alors j’ai refusé son invitation chez elle. Je pensais que je pourrais me
débrouiller.
J’ai tourné dans la ville, alors que c’était quand même mon anniversaire
ce jour-là, merde ! Quelle journée ! J’appelai donc un de mes meilleurs
amis, Hamid.
J’ai peu d’amies, je me sens bien plus proche des garçons, et ce depuis
toujours. Et l’amitié garçon/fille existe vraiment. De ce côté, j’ai trouvé la
meilleure épaule qui soit : Hamid. Nous nous connaissons depuis que j’ai
16 ans. N’importe où, n’importe quand, il est là pour moi et moi pareil. Je
l’aime et je tiens à lui sans ambiguïté, contrairement à ce que beaucoup ont
imaginé à l’époque. Nous étions en effet toujours ensemble et cela faisait
jaser. À aucun moment de notre relation nous n’avons eu l’envie de franchir
le cap. Jamais. Alors, oui, on peut dormir avec un ami sans qu’il ne se passe
rien, oui, on peut se câliner, se réconforter, sans aller plus loin. Nous avons
vécu tellement de choses inoubliables. Il m’a apporté dans ma fougueuse
jeunesse un recadrage paternel bien plus doux que celui de Brutus. Avant,
j’étais fofolle ! On m’appelait Bohème. Hamid a sept ans de plus que moi,
il était bien plus avancé dans sa vie professionnelle, animateur en centre
social à cette époque. C’est peut-être ça qui l’a attiré chez moi, mon côté
« cas social » ; il voulait me sauver. Quand on se retrouve le soir, autour
d’un repas, le menu est toujours le même : saumon, Sauternes. C’est le côté
fin gourmet de mon Hamid. Toujours la même destination de vacances
aussi : Saint Trop’ ! C’est son côté enfantin qui aime baver devant les
yachts et les cafés à 10 euros. Lui, on l’appelait « Hamid la chance », mon
opposé !
Mais Hamid était en déplacement ce soir-là, je frappai donc à la porte de
Mathieu.
Je l’ai connu dans ce salon où je passais mon brevet professionnel, fidèle
client de mes ciseaux, moi qui le croyais bien casé, il était célibataire. Un
super beau gosse, grand, sportif, brun aux yeux bleus. De coupe de cheveux
en coupe de cheveux, nous avons flirté, une histoire d’amour et surtout
d’amitié est née par la suite. Oui, je me fais jeter souvent, mais je reste
toujours amie avec mes ex.
Les bras ouverts, il m’a accueillie chez lui comme si je lui avais permis
de faire sa bonne action de la journée, il était heureux de pouvoir m’aider. Il
vivait encore chez ses parents, malgré ses 25 ans bien tassés. Mais bon, pas
encore prêt à quitter le nid. Nous étions tous réunis autour de la table pour
déguster un bon repas, alors, mes tensions de la journée s’apaisèrent. J’étais
gênée d’être là à cause d’un schéma de vie si honteux à mes yeux, même si
les gens étaient plutôt attristés pour moi et compatissants. Il m’installa un
couchage supplémentaire dans sa chambre et je m’endormis, ou presque.
J’étais très agitée… puisque le lendemain, je passais mon permis de
conduire.
Comme à chaque examen, j’avais la boule au ventre. Mon tour arriva. Je
m’installai, bouclai ma ceinture et vérifiai les rétros. Hormis un rond-point
pris en troisième, tout se déroula bien ! J’avais une solution d’hébergement
d’urgence pour le soir, et au cas où, ma voiture. Ma petite Corsa noire
m’attendait sagement dans le garage de la maison. Lorsque j’ai obtenu mon
CAP en candidat libre, je me suis acheté cette voiture. Je me la suis offerte
avec mes salaires d’apprentie et après avoir rendu la Panda que des amies
de maman m’avaient prêtée. Mignonne comme tout, mais le klaxon se
déclenchait quand je tournais le volant, (ce qui n’est pas discret dans les
villages), les essuie-glaces ne fonctionnaient pas, et la musique, c’était mon
baladeur laser branché sur les enceintes et posé sur le siège passager.
L’instructeur ne tint pas rigueur de ma faute et j’obtins mon permis, du
premier coup donc ! Il fit tout de même une moue en voyant ma photo
d’identité prise avec des lunettes de soleil sur la tête et me le fit remarquer
d’un ton narquois. Aujourd’hui, je prends encore certains ronds-points en
troisième…
Mathieu me proposa à nouveau son hospitalité pour le soir, il était si
généreux. J’avais pourtant un petit ami officieux à l’époque, une relation
« ensemble, mais pas ensemble », assez compliquée, bref, uniquement
basée sur le sexe. Bien trop honteuse et certainement trop fière, je n’ai pas
osé lui demander de l’aide. La solution voiture existait toujours, bien
d’autres l’ont fait et le font malheureusement chaque jour.
J’appelai maman pour la rassurer et lui annoncer que j’avais obtenu mon
permis de conduire. Heureuse pour moi et soulagée, je la sentis tout de
même triste et désemparée. Nous étions très proches, on s’appelait plusieurs
fois par jour, mais en même temps nous étions très peu démonstratives,
nous ne partagions pas nos émotions, je n’ai pas été éduquée à dire « je
t’aime ». Je suis sûre qu’elle aurait aimé m’entendre le lui dire.
La matinée passa. Je coupai, colorai et frisai les cheveux. J’enchaînai les
clientes quand une bonne fée entra. Grâce à ma patronne, qui lui avait parlé
de mes soucis la veille, elle me proposa un hébergement.
Cette cliente possédait un restaurant à deux pas du boulot et m’offrit une
chambre à l’étage. Elle était si gentille : pas de loyer réclamé, c’était de bon
cœur. Provisoire, certes, mais de bon cœur.
Le début de l’indépendance, la vraie. État des lieux : un clic-clac, un
lavabo et une armoire. Il y avait l’électricité, mais pas l’eau chaude, je me
lavais donc à l’eau glacée, ça raffermit, il paraît. Pas de plaques de cuisson
non plus, je mangeais matin et soir des céréales avec du lait à température
ambiante. Le midi, je m’autorisais un plat plus savoureux au travail. Dures
conditions, mais j’étais libre. Je m’offrais parfois un petit plaisir, une
délicieuse salade du resto d’en bas, et Hamid était toujours là avec son
menu gastro pour me remonter le moral.
Je retournai chez moi le lendemain soir pour aller chercher quelques
affaires, des vêtements, mes cours du CFA et surtout ma musique. Je
chargeai ma voiture devant l’indifférence de mon père et les pleurs de ma
mère. J’avais beau lui expliquer avec douceur que de toute façon, j’aurais
pris mon envol, elle me répondit : « Oh oui, mais pas comme ça. »
C’est vrai que normalement les choses se font par étapes, mais on n’est
pas dans la normalité sous les ordres de Brutus. Mon frère était encore très
jeune, c’est pour cela aussi qu’elle est restée. Une bonne mère. Elle savait
que j’allais m’en sortir, pas d’inquiétude, j’avais un mental d’acier. Elle me
rendit bien sûr des visites le cœur lourd, quand elle voyait mes conditions
de vie sommaires. Mais moi, j’étais bien. En toute tranquillité, et libre
surtout, je pouvais faire la fête à présent. Je devins une vraie clubbeuse à la
longue.
Voilà comment débuta ma deuxième vie. J’avais 18 ans et deux jours et
l’indépendance que j’attendais tant. Merci Brutus.
Mes 20 ans
Quand on est petits, on nous demande déjà ce que l’on veut faire plus tard
comme métier. On remplit même parfois des fiches détaillées au collège,
qui n’ont aucun sens. On est très peu à connaître la réponse. Les jeunes
d’aujourd’hui ne savent d’ailleurs plus que faire et vers quoi s’orienter.
Quelques lubies nous passent par la tête puis disparaissent. Moi, j’ai
toujours voulu travailler dans la coiffure. Bon, ok, j’ai aussi pensé à devenir
patineuse artistique ou pilote de rallye. Irréalisable, je ne suis pas assez
souple, quant au rallye, trop dangereux. Alors archéologue ? Pas assez
brillante. Très jeune, j’étais déjà une artiste, je dessinais et j’écrivais des
poèmes. Puis très vite, j’ai été attirée par ce merveilleux métier, dans lequel
je me suis vraiment épanouie et réalisée. Je nattais sans arrêt ma cousine qui
avait des cheveux longs et blonds, je sculptais la chevelure de mes Barbies.
Mais il fallait d’abord aller à l’école. Je n’étais pas bonne élève et j’avais
hâte de rentrer dans la vie professionnelle. On peut être mauvais à l’école,
mais tout dégommer dans la branche qui nous correspond. C’est bien ce qui
m’arriva.
À 15 ans, je quittai donc la 3e en cours d’année et rentrai au Centre de
formation des apprentis. Pas besoin du brevet pour la suite. Je trouvai un
poste de pré-apprentie en alternance avec l’école de coiffure. Une semaine
de salon, une semaine de formation. Je découvris tellement de choses cette
année-là. À la fin de l’année, je devais passer mon CAP. Là, on ne rigolait
plus, j’entrais dans la cour des grands. On devient salarié et on est
rémunéré, pas beaucoup, mais de quoi nous motiver et nous responsabiliser.
L’argent, je m’en fichais, ce que je voulais, c’était évoluer. Mais comme je
ne fais jamais rien à moitié, j’allais tomber sur un tortionnaire du ménage
qui ne me laissa rien faire d’autre que nettoyer ou faire quelques
shampooings. Le diplôme s’obtient en trois années, mais l’académie
autorise de le passer en candidat libre, je comptais bien tenter ma chance et
gagner une année. Mon employeur était bien trop bête pour que je reste une
année de plus, et de toute façon, il ne croyait guère en moi. L’occasion se
présenta de lui prouver qu’il avait tort avec un concours de région. Je
m’entraînais dès que j’avais un moment. Je ne sortais pas le samedi, je
travaillais à la maison. Ma mère, qui était alors encore à mes côtés, me
soutenait dans la démarche. Le jour J arriva : le championnat de Picardie.
Nous étions une centaine. Mes disciplines : le brushing, le brushing de
soirée, le chignon de mariée. J’y allai concentrée, je devais rivaliser avec
tous les niveaux, même des chefs d’entreprise participaient. Les épreuves
terminées, arriva l’heure des résultats. Une multitude de professionnels
inspectèrent nos travaux au peigne fin.
Pour la réalisation du brushing, grande gagnante : moi. Pour la réalisation
du brushing de soirée : moi. Pour le chignon de mariée : encore moi. Je
montai sur scène chercher mes coupes et fis la bise aux jurés. C’était
merveilleux de gagner ! Diplôme de participation, diplôme d’apprentie,
diplôme pour épreuves gagnées… Je repartis chargée de huit coupes et neuf
diplômes ! Et tellement de fierté. Ma mère n’en revenait pas, j’avais battu
tout le monde, j’avais imposé mon style et ça avait marché. Les chefs
d’entreprise étaient bluffés, ils avaient pris une gifle par une simple
apprentie.
Être championne de Picardie 1999 fut un atout non négligeable sur mon
CV. Quand mon idiot de boss l’a appris, il a fait une de ces têtes, lui qui me
disait que j’étais bonne à rien. J’ai continué ma route et j’ai passé mon CAP
en candidat libre au bout de deux ans. Je l’ai bien sûr obtenu et j’ai
économisé une année de souffrance dans ce maudit salon. Il a eu tort de
laisser partir un élément comme moi. C’est là-bas que j’ai connu ma famille
d’adoption, Hugues et Isabelle. Eux aussi ont dû supporter ce patron, mais
on a bien rigolé, on se serrait les coudes.
Puis j’ai passé le brevet professionnel, diplôme non obligatoire, mais si
on veut s’installer, il est exigé. J’aimais me lancer des défis, alors je
travaillais tout en continuant mes études. Le rythme était soutenu,
j’apprenais beaucoup.
Ma vie se construisait petit à petit et, une fois diplômée, je fus embauchée
dans une franchise. J’ai même eu le privilège de coiffer la Miss France de
l’époque, Sylvie Tellier. Je fus débauchée quelques années plus tard pour
aller chez Hugues et Isabelle qui montèrent leur propre salon. Le mot
« artistique » prenait tout son sens, je pouvais laisser s’exprimer mon côté
créatif. L’équipe était formidable, on adorait bosser ensemble. Nous
assistions aux défilés les plus prestigieux (comme pour la haute couture, il y
a la haute coiffure). Il faut sans cesse se remettre en question. C’est un
métier exigeant, nous sommes aussi le deuxième confident après le
médecin. Hélas, la coiffeuse ou l’esthéticienne passe souvent pour une fille
cruche, c’est injuste que ce métier ait mauvaise presse à cause de certains
qui le choisissent par dépit.
Au bout de quelques années, je pris une autre route. J’avais grandi et,
surtout, j’étais amoureuse, alors, je déménageai et j’ouvris mon salon.
Rencontre avec Alex
Histoire d’amour incroyable, celle dont toutes les filles rêvent. Avec
l’homme parfait, le mec romantique.
Un soir, alors que j’étais accompagnée de mon acolyte Caro – toutes les
deux en quête de notre âme sœur –, je suis tombée sur lui : Alex. J’avais eu
à cette période quelques aventures sans lendemain, le fruit de rencontres
virtuelles. Aucun intérêt. C’est dans ce club où nous allions souvent que j’ai
croisé son regard, mais je n’ai pas compris qu’il me dévorait des yeux, je
pensais plutôt qu’il me regardait de travers. Je n’ai donc pas fait attention à
lui durant la soirée. Il continuait pourtant de me fixer, et son copain est
finalement venu m’aborder, technique classique, pour me dire qu’il
souhaitait me parler. Hors de question que je le suive ! Quel âge avait-on ?
Je lui imposai de venir lui-même. Il prit son courage à deux mains et
obtempéra. Je découvris qu’il était mignon et portait un joli pull. Très à la
mode. Mais j’étais plutôt attirée par un autre garçon, alors je ne me suis pas
montrée particulièrement intéressée. On discuta tout de même et on
échangea nos numéros, deux garçons sympas en une soirée, je prends ! Les
jours qui suivirent, mon portable n’arrêta pas de vibrer, les messages
fusaient. Je ne répondis pas jusqu’à un soir, où, n’ayant plus de nouvelles,
je le relançai : « Tu boudes ? »
On a repris contact, et j’ai vite compris qu’il serait l’homme de ma vie.
C’est toujours lorsque l’on s’y attend le moins que cela arrive ! J’aimais
tout chez lui, il avait su me séduire avec ses mots, ses gestes d’attention. Il
était si délicat avec moi qui sortais d’une relation chaotique de cinq ans. Il
était romantique, me berçait de mots doux et de belles paroles. Cela cachait-
il quelque chose ? Il m’annonça qu’il n’était pas célibataire, mais en couple
depuis quatre ans… Bon, pas de panique, il n’y avait pas tromperie
puisqu’il m’avoua le lendemain de notre premier baiser qu’il venait de la
quitter.
Tout était si parfait, je me sentais amoureuse et comme sur un nuage, les
papillons dans le ventre ne me quittaient plus. J’ignorais qu’une telle fusion
pouvait exister. Ses mains, son corps, ses quelques cicatrices, tout me
plaisait. Dieu l’avait créé pour moi. Je souhaite à toutes les femmes de la
terre de vivre ce que j’ai vécu ! Il me rendait si heureuse chaque jour. J’étais
prête à n’importe quoi par amour pour lui. Souvent, il m’offrait des roses,
me laissait des petits mots. Quand venait mon anniversaire, il organisait
avec mes amis une fête surprise, m’indiquant le chemin de la soirée par des
post-it en forme de cœur.
Nous habitions à une heure et demie l’un de l’autre, mais faisions tout le
temps le trajet sans hésiter. Lorsque nous n’avions pas le temps de nous
croiser, avant de quitter l’appart, il mettait notre chanson préférée et laissait
des pétales de rose sur le lit. Moi aussi, je cherchais à lui faire plaisir et lui
concoctais des surprises. Pour notre premier Noël, je lui ai offert un voyage
pour la République dominicaine. Toutes les filles me jalousaient, mon
acolyte encore solo, et d’autres amies déjà dans la routine. Après des années
difficiles, place au bonheur. La roue tournait enfin.
Petit beurre magique !
***
Été 2009, cinq mois de grossesse…
Bientôt l’échographie du sexe. J’étais surexcitée, j’avais hâte de savoir
qui poussait en moi. Fille ou garçon ? FILLE ! Comment ne pas verser sa
petite larme ? Tout ça commençait à devenir plus intense et plus concret.
Être mère me permit de me réaliser enfin. Tu bougeais beaucoup, j’avais
l’impression d’avoir du pop-corn qui éclatait dans mon ventre. Le jour où tu
donnas ton premier coup de pied, oh là là ! Le choc ! Je fis évidemment du
shopping pour toi, tu avais déjà une garde-robe de vraie princesse bien
avant ton arrivée. Petit beurre, tu allais être la plus jolie ! Chambre
préparée, placards remplis, il ne manquait plus que toi !
Je pris quelques jours de vacances à Montpellier, je descendis en train
pour te préserver. Il faisait bien trop chaud, j’avais les doigts et les pieds
gonflés. 38 degrés à l’ombre. Soleil et sieste à la plage. Il fallait profiter de
ces derniers moments en tant que couple, avant d’être parents et d’affronter
les nuits sans sommeil.
Je ne te sentais plus vraiment bouger, mais je sentais comme des bulles
dans mon ventre, ce n’était pas très régulier encore, mais cela arrivait assez
souvent pour me prouver que tu existais bien. Fin des vacances, retour à la
maison, mon anniversaire. Le dernier avant de passer de Leslie à maman.
On le fêta en compagnie de tes futurs grands-parents et de ton arrière-
grand-mère, quelle chance de l’avoir encore. Georgette est une petite mamie
dynamique qui se remue et conduit toujours.
Comme chaque année, je fus bien gâtée par cette famille d’adoption et
par ton père. Un petit-déjeuner au lit le matin, une rose et une lettre
d’amour. Au dîner de famille, d’autres surprises m’attendaient, des cadeaux
spécialement pour les mamans. J’avais tellement hâte de te découvrir, Alex
et moi, on s’aimait terriblement, tu étais vraiment un enfant de l’amour. Il
se montra très présent pendant la grossesse, il choisit les vêtements, les
jouets, le matériel, tous les préparatifs, avec moi. J’y tenais beaucoup, parce
qu’une première grossesse, c’est unique.
Du rêve à la réalité ! Le temps avait filé. Les cours de préparation en
piscine et ceux d’allaitement se terminèrent. Les derniers rendez-vous avec
la sage-femme – une cliente du salon, devenue amie, ce qui était bien
pratique – également. J’avais fait ma valise, visité la maternité, j’étais prête,
enfin, disons qu’il le fallait bien, je n’avais plus le choix, tu devais sortir.
En décembre, il neigea beaucoup. Les routes étaient difficilement
praticables, mais cela ne nous empêcha pas d’aller au rendez-vous
d’acupuncture proposé par la sage-femme (un homme sage-femme plus
exactement). Il paraît que cela déclenche et améliore l’accouchement, car,
d’après mon gynécologue, on pouvait finalement tenter un accouchement
naturel. Il était sûr de lui, il avait fait un scan du bassin. Quelle nouvelle !
Moi qui m’étais fait une raison. J’avais un peu d’appréhension, mais ça en
valait la peine, mon petit beurre. Ton père, toujours à mes côtés,
m’accompagna à chaque rendez-vous. On ne sent pas les aiguilles, c’est
impressionnant mais pas douloureux. Une sensation de chaleur ou comme
une onde électrique qui parcourt les doigts de pieds, les jambes, le ventre et
la main. Le monitoring en place, je me laissai bercer par les battements de
ton cœur.
Séance finie, on rentra et on attendit de voir si tu allais montrer le bout de
ton nez avant de nous coucher.
Mais il faisait particulièrement froid cet hiver-là, tu avais raison de ne pas
sortir. Les journées passaient quand même assez vite, je faisais mon petit
tour au salon de temps en temps. Et surtout, je t’attendais, on t’attendait
tous. J’étais à l’affût du moindre changement, du moindre signal. Noël
arriva, j’étais aux fourneaux. Tu découvriras plus tard que côté cuisine,
j’assure ! J’aime les fêtes de fin d’année. Disons que j’ai repris goût à cela
il y a quelques années, grâce à Alex et sa famille qui fêtaient Noël tous les
ans ensemble. Oncles, tantes, cousins et enfants, nous étions au total 12 à
table. Je suis comme ma mère qui adorait recevoir et cuisiner, ainsi que ma
grand-mère. Je suis si triste que tu ne puisses pas les connaître. J’essaierai
de te transmettre tout ce qu’elles ont pu m’apporter.
Au menu : foie gras, maison bien sûr, dinde aux clémentines rôties et
bûche aux marrons ! Je prends un soin tout particulier aussi à la décoration
de table. Je fabrique à l’avance certaines choses et fais même des répétitions
de table pour être sûre que tout soit parfait, c’est mon côté perfectionniste
ça !
***
Le terme ou plutôt la longue attente toucha à sa fin.
Le rendez-vous déclenchement s’imposait. J+ 4. Chaque action ce jour-là,
avant que tu n’apparaisses, me sembla particulière, un peu définitive.
Lorsque je fermai la porte de l’appartement, je savais que nous serions une
famille quand nous la rouvririons. Tout allait changer, et le bonheur que tu
nous apportais déjà allait laisser la place à de grandes émotions, de grandes
découvertes.
18 h 15. Depuis le temps que je voulais être ici, à la maternité. J’attendis
ma chambre, numéro 10. Tu ne voulais pas sortir, alors, à 5 h 30, le
gynécologue m’annonça qu’il devait pratiquer une césarienne en urgence.
J’étais morte de trouille, mais l’équipe était rassurante.
Je pleurai tout en appelant ton père qui n’était pas encore arrivé, et je lui
mis la pression ! Juste le temps de passer quelques sms à la famille et hop,
pas de douche, direct en salle. Rasage, blouse, charlotte. Mon amie sage-
femme, qui ne travaillait pas ce jour-là, arriva et m’accompagna, elle tenait
tant à être avec moi. C’était rassurant, car le bloc était froid et faisait peur.
Dernier regard profondément amoureux avec Alex, tu connaîtras ça un jour,
mon petit beurre, je te souhaite un homme comme ton père. On me perfusa,
on me mit la péridurale, et cinq minutes plus tard, tu étais là.
Je flottais sur un nuage. J’entendis ton premier cri. Tu étais magnifique !
Un peu bleue, certes. Mon amie sage-femme t’emmena pour les soins, ton
père prit le relais et des tas de photos.
Milla, tu es née le 14 janvier 2010, à 10 h 34, tu pesais 3,860 kg et
mesurais 49 cm.
Cela faisait bizarre de se dire que maintenant, nous étions une famille,
ton père et moi devenus des parents, croulant sous le poids des
responsabilités. Entre l’allaitement, les changes et les visites des
infirmières, les nuits étaient courtes. J’étais si amoureuse de toi. C’est fou
l’amour que j’éprouvais et cet instinct maternel que je découvrais.
J’ignorais avant toute cette aventure ma capacité à aimer, tu m’apportais
déjà tellement. Je ne cessais de te regarder.
Ma cicatrice me rappelle chaque jour que j’ai donné la vie. Tu trouveras
plus tard un journal intime dans lequel j’ai écrit tes premiers pas, tes
premiers mots, tes premiers caprices… Souvenir indestructible de notre
histoire.
Suis-je (au fond ?)
une mauvaise personne ?
***
Bien. Nous y voilà, bureau du Docteur W., 1 h 30 en salle d’attente !
D’ailleurs, à ce sujet, pourquoi pardonne-t-on ces retards des professionnels
de la santé ? Alors que pour d’autres corps de métier, tels la coiffure et
l’esthétique, ce n’est pas acceptable.
Une visite courtoise qui aboutit à une batterie d’examens et
d’ordonnances : bilan sanguin, radio des poumons, médicaments anti-
nausée. Mais aucune place dispo chez les spécialistes avant une semaine, or,
je ne pouvais plus attendre, respirer devenait difficile. Agacé de me voir
dans cet état, mon conjoint m’obligea à aller aux urgences ; pour lui, il était
inconcevable de me voir ainsi couchée une semaine en attendant de pouvoir
faire ces foutus examens. J’étais gênée de déranger le service hospitalier
des urgences où souvent le temps s’arrête et où le mot patience prend tout
son sens. Mais Alex s’énerva : « Il faut que Milla grandisse aux côtés de sa
mère ! » Il menait les opérations et ma belle-mère n’était autre que le sous-
chef de cette mission « Emmener Leslie aux urgences ». Elle m’y conduisit
donc rapidement et me déposa à 20 mètres de l’entrée pour trouver une
place de stationnement. Assise sur le petit muret devant l’hôpital, je repris
des forces avant d’avaler les quelques mètres qui me restaient pour rentrer
dans le bâtiment.
Après un court échange avec la personne de l’accueil sur mon état de
santé et le check-up prescrit par mon médecin le matin même, je lui
expliquai que je ne pouvais pas attendre qu’un spécialiste se libère. Mais à
sa tête, je compris qu’aux urgences on n’avait pas le temps pour ce genre de
compte-rendu… « Si vous avez des ordonnances du médecin, que peut-on
faire de plus ? », telle fut la réponse.
Toutefois, comme les urgentistes ne pouvaient refuser de m’ausculter, je
passai directement en salle de soins. Une prise de sang plus tard, j’eus une
affreuse nausée. Je respirai profondément pour que ça passe, mais rien n’y
fit. J’avais l’impression que mon corps me lâchait et que j’allais tomber
dans les vapes. Je suppliai pour avoir de l’aide. Après une bonne injection
de Primpéran – médicament magique anti-vomissement qui deviendra mon
meilleur allié –, je me sentis un peu mieux. Et les festivités purent
commencer. Je déteste l’hôpital et les aiguilles, comme beaucoup de gens je
suppose. On ne va pas dans ces lieux par plaisir, histoire de vivre de
nouvelles expériences, passer des scanners, se faire poser des cathéters…
On prend sur soi.
Après un échange avec le médecin de garde sur mes symptômes, en avant
pour les examens complémentaires : scanner, radio du thorax, échographie
du ventre et cardiogramme. Mon dieu, tout ça faisait si peur ! Tous ces
gestes que l’on redoute toujours et qui étaient, bien entendu, nouveaux pour
moi. Il fallut enfouir mes larmes au fond de moi et avoir un moral d’acier.
C’est mon cas, malgré tout. Il l’a toujours été avec cette vie pleine de
mauvaises surprises. Je n’avais pas le choix, alors je me laissai faire, docile
et patiente. Revenons au scanner, cet examen que je n’aurais jamais imaginé
faire un jour, moi qui suis claustrophobe. Je fermai les yeux, je me
concentrai sur ma respiration pour oublier où j’étais enfermée.
Heureusement, le personnel hospitalier était très gentil et se montra
impliqué. Les explications étaient assez claires et toujours accompagnées
d’un sourire. On me prévint que l’injection d’iode (produit contrastant sur
le scan) allait être faite, que j’allais ressentir de la chaleur dans tout le corps
et que j’allais avoir l’impression de m’uriner dessus. Après plusieurs allers-
retours sous cet appareil futuriste, la machine s’arrêta. Pour moi, l’iode, ça
m’a fait l’effet d’un verre de digestif, mais c’est personnel. Finalement, je
n’attendis pas tant que ça. Tout s’enchaîna assez vite !
La fameuse question : « Y a-t-il une possibilité de grossesse ? » fut posée.
Il est vrai que les symptômes correspondaient quelque peu, mais a priori
non. Ce bon vieux calendrier de l’amour nous l’aurait dit, dommage.
Misons sur la prise de sang : résultat négatif.
De retour dans une chambre, accompagnée de ma belle-mère, ainsi que
d’Alex, revenu du travail en express, j’attendis le verdict. Le médecin entra.
D’un air grave et attristé, appuyé contre le mur, il laissa passer quelques
secondes de silence qui me parurent être des heures. Il m’annonça que
j’avais une masse de dix centimètres au niveau du rein droit. Une masse, ça
veut dire quoi ? Le temps s’arrêta. Ce moment restera gravé à tout jamais
dans ma mémoire. Comme une photo prise instantanément par mon
cerveau. Le silence imposant qui s’ensuivit et nos larmes qui coulèrent
resteront aussi inscrites à tout jamais. Comment gérer tout cela ? Les
questions se bousculèrent.
Quel traitement ? Vais-je mourir ? Dans combien de temps ?
Le soutien de mon homme ne se fit pas attendre, hors de question de se
laisser abattre, nous allions combattre cette maladie. Le chef des opérations
reprenait du galon et bombait le torse. Voilà la seule bonne décision à
prendre dans cette situation. Le mental, on le sait, – on l’a tous entendu dire
un jour autour de nous, par un proche à qui cela est arrivé – joue un rôle très
important. Il faut rester positif tant bien que mal et avancer contre cette
chose qui vous bouffe votre corps, votre esprit, votre vie.
C’était parti, pour le premier jour du reste de cette nouvelle vie, nous
étions le 27 avril 2012. Plus rien ne serait jamais plus comme avant, encore
une fois, j’allais devoir vivre dans un monde différent et parallèle aux
autres, celui du combat. Mon corps, mon esprit, étaient prêts, enfin, je
l’espérais. Mais comment allions-nous expliquer ça à Milla qui n’avait que
2 ans ?
N’ayant aucun spécialiste sur Charleville capable de gérer ce cas, j’ai été
transférée le lendemain sur Reims à l’hôpital Robert Debré, unité 22,
service du Professeur B. Le meilleur chirurgien cardiologue de l’hôpital. La
nuit allait être longue…
Je décidai alors d’entamer un carnet de bord, une sorte de carnet de
voyage où j’allais relater tous les détails de cette aventure que je n’avais pas
prévue, mais qui allait bouleverser ma vie. Focus sur une plongée en eau
trouble où j’allais rencontrer un drôle de crabe…
28 avril 2012
Le transfert est prévu dans quelques heures. Nous sommes en début
d’après-midi et il est temps que je me trouve une occupation, car les
questionnements mêlés aux larmes ont rempli toute la matinée. J’ai prévenu
quelques proches et de la famille, la « belle-famille ».
On m’installe sur le brancard. Une heure de route. Un voyage en
ambulance, je me sens vraiment dans le monde des malades pour le coup !
Toujours la même équipe à mes trousses, mon chéri et ma belle-mère me
suivent en voiture et de près, la protection rapprochée est là !
Ma belle-mère est pour moi une deuxième maman, très protectrice, une
véritable « mamma italienne ». Son extrême gentillesse la rend parfois
naïve et très drôle. Sans méchanceté aucune, une blonde ! Je crois que c’est
la personne qui m’a fait le plus rire dans ma vie, au point d’avoir envie de
faire pipi dans ma culotte. Merci pour ça.
Service 22, nous voilà. Pour l’instant, à part le plafond et la couleur bleu
clair attribuée à l’étage, je ne vois rien d’étrange. Je suis accueillie par une
horde de médecins, là, je peux vous dire que je n’ai pas attendu une
seconde. Tout s’accélère, comme si mon cas était plus grave que prévu. Je
panique un peu, je vais devoir faire d’autres piqûres et d’autres examens,
mais le pire que j’ai à supporter, c’est les gaz du sang. Ceux et celles qui en
ont eu me comprendront. Il faut s’y reprendre à trois fois. Les deux
premières fois, je suis piquée par une infirmière fabuleuse, tout en douceur,
elle m’accompagne d’ailleurs dans les moments les plus durs. La troisième
fois, par une autre que je surnomme « el diablo ». Complètement insensible
et brusque dans ses soins. Ce fichu prélèvement me fait couler encore des
larmes de douleur et presque déchirer le drap à force de m’y agripper si fort.
L’aiguille est bien enfoncée dans une veine artérielle, au point que j’en
garderai une cicatrice au poignet. Plus jamais, pitié, ça fait trop mal ! Me
voilà vêtue d’une blouse blanche ouverte sur les fesses, parée d’une
perfusion et d’un équipement de contrôle cardiaque avec des fils partout et
de toutes les couleurs, reliés au bureau de contrôle des infirmiers. Je ne sais
pas ce que j’ai, je suis dans l’expectative la plus totale, est-ce malin, bénin,
que m’arrive-t-il ?
Voici le Professeur B., de taille moyenne, très mince, les cheveux
grisonnants et incroyablement glacial et autoritaire avec tout le monde. Un
petit air d’Harrison Ford. Entouré de deux internes, il examine les résultats
et me demande qui est au courant. Question surprenante, voire inquiétante !
Je réponds : « Mon conjoint et mes beaux-parents. »
Il tourne les talons et sort de la chambre. Aucune explication, je reste là
allongée sur le lit assez stupéfaite. Pourquoi sommes-nous toujours les
derniers à être informés de notre état ? On me programme en urgence un
TEP scan (PET scan en anglais). C’est quoi ce truc encore ? Un examen très
long de trois heures, mais ultra décisif pour la suite. Celui-ci révèle toutes
les anomalies cancéreuses à l’aide d’une injection de glucose radioactif.
Injection que je reçois après avoir été perfusée (encore) et allongée pendant
plus d’une heure sans bouger pour faire descendre le sucre déjà présent
dans mon corps. Il s’ensuit une heure d’examens d’imagerie et encore un
long moment d’attente pour les résultats. Autres réjouissances de la
journée : échographie cardiaque et scanner. Mais enfin, dites-moi ce que
j’ai !
Mes proches attendent dans ma chambre, on attend tous des nouvelles.
L’interne chargé de l’annonce entre. Bilan : une tumeur sur la surrénale
droite. Mais c’est quoi une surrénale ? Située au-dessus du rein, cette petite
entreprise à hormones contrôle notamment le stress et l’adrénaline. Elle se
sent tellement bien dans mon corps qu’elle ne mesure plus dix centimètres
comme annoncé la veille, mais a plutôt la circonférence d’un ballon de foot
et englobe mon rein. Ce sacré glucose du PET scan a révélé qu’il y a en moi
un vrai sapin de Noël. On m’explique la procédure à venir pour préparer
une intervention chirurgicale. Toutes les équipes, seulement constituées de
professeurs, doivent se tenir prêtes. Bloc fermé aux étudiants ! La nuit
tombe sur cette affreuse journée. Après le départ de ma belle-famille et
d’Alex, me voilà face à moi-même et à mes interrogations, mes angoisses,
dans cette chambre bleue, mon nouveau chez-moi pour bien longtemps.
29 avril 2012
Dormir n’a pas été chose facile, et de toute façon, on a tellement veillé
sur moi que mes cauchemars ont été entrecoupés de passages d’infirmières
de nuit.
Réveil à 5 h pour une prise de sang. Eh oui, on n’est pas là pour dormir !
Tensiomètre, petit-déjeuner, femme de ménage, internes, voici le ballet de
la matinée, sans oublier les messages de soutien sur mon téléphone. Le seul
que j’attends vraiment est le professeur, le seul en mesure de m’apporter des
informations. D’un ton sec et sans prendre de gants – mais je commence à
le connaître et fais abstraction –, il m’annonce que ma tumeur est rare,
qu’elle appuie sur la veine cave et bouche mon cœur. Chaque jour, une
nouvelle surprise. Voilà pourquoi j’ai tant de mal à respirer. Avec son stylo,
il schématise sans émotion l’incision qu’ils vont me faire, du cou jusqu’au
nombril : une thoracotomie !
Je pense qu’il est presque autant effrayé que moi, car de toute sa carrière,
il n’a jamais vu ce type de cas, contrôlé par une équipe pluridisciplinaire.
En effet, des spécialistes (cardiologue, endocrinologue, gastro, etc.) doivent
se réunir et décider de la marche à suivre en fonction de leurs expériences
sur d’autres cas similaires. Tout cela prend du temps. Ce cancer apporte à
l’hôpital un travail supplémentaire et délicat puisqu’il faut coordonner tous
ces spécialistes de différents domaines.
La tumeur fait pression sur la veine cave inférieure. C’est quoi encore ce
truc ? Veine large importante qui transporte le sang désoxygéné vers
l’oreillette droite du cœur. Ce fameux organe vital qui ne bat plus si bien est
malheureusement bouché lui aussi. J’ai le cœur bouché, bordel ! Ils vont
devoir m’installer une circulation extracorporelle, le cœur branché en
externe.
Aïe, aïe, aïe, je me serais bien passée de ce verdict, moi qui me croyais
juste constipée il y a quelques jours encore. Un conseil précieux : écoutez
toujours votre corps, les signaux sont là. Au bout du téléphone, j’annonce
toutes ces évolutions à mon pilier dans cette tragédie, mon amoureux.
Chaque jour qui passe me rapproche aussi de l’opération prévue le 2 mai.
Tout le personnel de cet étage est touché par ma situation. Dans les
« bonnes » nouvelles de ces derniers jours, on me précise quand même
qu’on tente l’opération parce que je suis jeune, avec un cœur solide, et que
j’ai une petite fille… Quelqu’un de plus âgé devrait attendre la mort
sagement. Pronostic : une chance sur deux. Alors, oui, j’attire la
compassion de tout l’étage, je deviens même la mascotte du service.
Appréciée de tous, j’ai des moments de complicité avec le personnel qui
prend ses pauses repas avec moi. Mon corps est plus que transformé avec
les 2 kg de flotte pris quotidiennement. Partie de 74 kg, j’ai atteint les 98 kg
en quelques jours. Dans mon fauteuil roulant, je me fais balader, à la
cafétéria, ou jusqu’aux bancs extérieurs si toutefois nous en trouvons un
dispo. Je savoure les premiers rayons de soleil du printemps. Avec cette
prise de poids, je peux vous dire que j’ai de vraies belles fesses rebondies,
mais les genoux complétement tendus et gonflés, si bien que je ne peux plus
plier les jambes sans l’aide de quelqu’un. Franchement, je souffre. Je suis
comme une poupée gonflable. Pas facile à plier ça ! Totalement dépendante
de mes proches pour toutes les tâches, mêmes les plus ingrates, comme aller
aux toilettes. Là, adieu l’orgueil. Et être dépendante n’est pas dans mon
tempérament.
Les visiteurs se pressent pour, comment dire, me voir avant la mort. Les
amis, la famille, les petites attentions sont là, et suivant les directives de
mon équipe de protection, ils gardent le sourire et font comme si de rien
n’était, ce qui rend parfois la situation saugrenue, car mettre trop de
distance peut faire penser à du désintérêt. Je ne cherche pas la pitié, mais la
désinvolture, c’est déstabilisant. Grâce à mon beau-frère et à un ami
médecin qui consultent mon dossier, je peux mettre un nom sur cette chose
qui me tue : un corticosurrénalome. « Une tumeur primitive de la surrénale
développée à partir de la couche externe de la glande (le cortex),
responsable de sécrétions d’hormones corticostéroïdes. Le taux de récidive
peut varier de 35 % à 85 %. La survie, tous stades confondus, est comprise
entre 30 % et 40 %. Les surrénales ont pour rôle de réguler notre taux de
sucre et de sodium. Elles nous permettent aussi de réagir aux situations de
stress, accélèrent notre rythme cardiaque. Un cancer du stress… »
Tel est le nom scientifique de cette maladie : le corticosurrénalome. Un
nom barbare qui crée de la distance entre lui et moi, alors, je lui ai trouvé un
diminutif comme on le ferait avec un ami, je l’ai appelé le « cortico mon
sale ami ». On donne souvent un petit nom à son cancer. Après tout, il est
aussi présent qu’un vieux pote qui se serait fait larguer depuis peu et qui
vous collerait aux basques !
On ne choisit évidemment pas de vivre avec un cancer, mais on choisit ou
non de l’accepter et de se battre plus fort contre lui ou d’abandonner. Moi,
je choisis de lui botter les fesses comme il se doit !
On écoute les conseils que les gens se sentent obligés de nous donner en
s’appuyant sur leur vécu. On connaît tous un proche, un collègue, un voisin
ou quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a eu un cancer, mais chacun a sa
propre expérience, sa propre histoire.
Il est souvent question d’un conseil nutritionnel miracle, de philosophie
ou de méditation. Peu importe ce qui nous aide à tenir, ce qui compte, c’est
d’y arriver.
Et je sais que ce pote largué qui vient d’emménager chez moi risque
sûrement de rester pour quelque temps, voire pour toujours.
Je décide donc de faire de ma maladie une partie de moi, c’est « MON »
cortico, mon sale ami !
Parmi les visites journalières avant le grand saut, ma fille. Situation très
douloureuse pour nous deux. Effrayée par tous ces tuyaux, ces bips, ce
fauteuil roulant et cette espèce de machine que je porte sur mes genoux
reliée à une seringue vitale, qui diffuse de l’anticoagulant de secours. Voir
sa maman transformée et l’angoisse qui émane de moi ne font que mettre
une distance entre nous. Tout cela la terrorise. Elle n’ose pas m’approcher et
ça fait encore plus mal que ce foutu cancer. C’est culpabilisant pour un
parent de faire subir cela à un enfant de 2 ans. J’ai besoin qu’elle soit là et
de profiter de chaque moment, chaque minute, de la prendre dans mes bras,
de m’imprégner d’elle, de son odeur, avant le grand départ.
Milla,
Mon amour pour toi est indescriptible, tu es ma vie. Si tu lis cette lettre,
c’est que le pire est arrivé, et malheureusement, tu ne te souviens pas de
moi. Tu as le meilleur des pères qu’on puisse rêver, et je suis sûre qu’il
prend soin de toi, comme il l’a fait pour moi.
Je t’aime tant, Milla.
La vie est parfois injuste, mais la tienne sera merveilleuse, j’en suis
certaine. Sois ce que tu veux être au fond de toi. Malgré la maladie, j’aurai
eu le temps de te concevoir et de vivre ta naissance, le plus beau jour de ma
vie. Tu connaîtras aussi ce sentiment un jour. Pour toi, je suis forte, et de là-
haut, je veille !
Je t’aime, je t’aime.
Maman
Alex,
Un grand merci s’impose pour ces six ans à tes côtés. La vie n’a pas été
rose pour toi depuis que tu me connais. Tu es quelqu’un de bien, je suis
fière de toi et je sais que tu t’en sortiras aisément avec Milla, elle a le
meilleur papa du monde, sois-en sûr, mon amour. Je t’ai vu à l’œuvre, tu es
génial ! Essaie de trouver l’amour une deuxième fois, car c’est quand même
une bonne raison d’être sur terre. Qu’est-ce qui nous fait tenir autre que ce
sentiment ? De là-haut, je veille et je te guiderai afin d’apaiser la suite de
ta vie.
Milla est capable de grandes choses, j’ai confiance en toi pour faire
d’elle une formidable personne. Une enfant si extraordinaire ne peut
devenir qu’une personne extraordinaire.
C’est important pour moi d’être enterrée avec les miens dans ma ville
d’enfance. Je n’impose pas une mise en scène particulière pour mon
enterrement, mais si toutefois tu désires mettre une chanson,
« Wonderwall » me paraît boucler la boucle. Que les gens soient gais
malgré tout.
Si tu savais à quel point je t’aime.
Bats-toi chaque jour pour notre souvenir et pour Milla.
Je t’aime, je t’aime, ne pleure pas, mon amour, tu mérites mieux que la
tristesse.
Leslie
2 mai 2012
5 h du matin. Après un dernier masque censé me faire planer, mon corps
tout entier est encore badigeonné de Bétadine. Recouverte d’une couverture
en plastique, j’attends le départ. Alex a passé cette dernière nuit à mes
côtés, si près de moi. Mon brancard avance doucement vers l’ascenseur, un
« je t’aime » de fin s’impose. Plus de souvenirs, tellement shootée au gaz, je
dis adieu à mon corps.
La réa
« Madame. Ouvrez les yeux s’il vous plaît. » C’est ce que j’essaye de
faire…
Après douze heures d’anesthésie, me voici, enfin. J’ouvre doucement les
yeux sur un monde que je ne reconnais plus. Les visages du passé ont laissé
place à de nouveaux médecins et de nouvelles infirmières qui s’agitent
autour de moi. Sous l’effet encore léger de toutes ces drogues, j’ai
l’impression d’être prisonnière en Afghanistan. Je panique complètement.
Je ne vois que leurs yeux qui me surveillent et j’entends leurs voix quand ils
essayent de me parler. Cachés derrière leurs masques et leurs calots, seule la
couleur de leur peau m’oriente sur leur aspect physique. Je ne reconnais
personne. En tournant la tête de gauche à droite, je me rends compte que
mes poignets sont liés, et cette fois, je m’affole. Mais j’ai beau essayer de
me débattre, c’est peine perdue, ils sont bien fixés. Puis je réalise qu’un
tuyau descend dans ma gorge. Ce qui m’effrayait le plus hier est arrivé.
Tous ces branchements, ces perfusions, c’est bien concret et il est trop tard
pour faire marche arrière. D’ailleurs, m’a-t-on laissé le choix ? Est-ce
qu’une fois on m’a demandé si je voulais me faire opérer ? Non. À part me
dire que je risque de mourir et s’assurer que j’en ai pris conscience… Pour
le reste, cela m’a été imposé, mais est-ce que je veux vraiment vivre ?
J’ai tellement peur, je me crois vraiment enfermée dans un camp, ou au
fond d’une cave. La décoration me rassure quelque peu, pour une caverne,
c’est bien moderne. Je ne peux rien faire pour m’échapper, on me dit de
rester calme. Je mordille le tuyau en regardant d’un air implorant le
médecin près de moi, tout en espérant qu’il comprenne ma question :
« Quand enlève-t-on ce tuyau ? »
Heureusement, il comprend, mes yeux de biche agissent.
« Bientôt » me répond-il.
En voyant mes mains tirant sur les sangles, pour me rassurer, il ajoute :
« C’est pour ne pas tomber du lit que l’on vous attache. »
Je n’y crois guère, c’est surtout pour que je n’enlève pas le tuyau, oui !
Mais je laisse tomber, la partie est perdue d’avance et, entre nous, il a bien
raison, car c’est exactement ce que je ferais. En service de réanimation, il
n’y a jamais de silence, jamais de repos, les machines de surveillance
sonnent sans cesse, de jour comme de nuit. Le personnel médical s’agite
comme dans une vraie fourmilière : vider la sonde urinaire, vider la sonde
gastrique – oui, oui, un trou apparent et accessible relié à un tuyau dans
votre ventre, ce que l’on appelle un drain. Mauvais souvenir. Les
pansements journaliers, les compresses qu’on vous insère dedans, merci
bien. Les prises de sang, les injections de médicaments et les passages de
médecins pour les comptes-rendus quotidiens. Ils sont fiers de voir que
vous êtes vivante et que vous faites des progrès en bougeant un cil de plus
que la veille. J’ai l’impression que mes constantes sont notées quinze fois
par jour. On me surveille.
Une infirmière a fait une thèse un jour sur l’importance d’avoir au réveil
les trois dernières personnes que le cerveau a enregistrées : l’anesthésiste, le
chirurgien et l’infirmière de bloc. Je suis entièrement d’accord avec cette
idée, car pour ma part, je resterai à jamais traumatisée par tous ces visages
inconnus (un banal changement d’équipe), alors que cette situation de stress
aurait pu être évitée.
***
C’est le grand jour, dans quelques instants, on va abréger mes
souffrances, enfin, un peu. Ce fameux tuyau d’intubation va être retiré sous
l’œil de plusieurs spécialistes. On m’explique qu’il faut que je respire
tranquillement. La machine sonne, car je ne respire pas assez : « D’accord,
monsieur, mais avec ce tuyau au fond de la gorge, pas facile ! »
Finalement, après quelques minutes, on y arrive et c’est la libération. JE
RESPIRE !
Pour la première fois depuis des jours, je suis vraiment en vie. J’oublie un
temps tous ces fils qui m’obligent à rester allongée sur le dos, sur ce lit.
Mais une étape vient d’être franchie. Les choses s’accélèrent un peu.
Aujourd’hui, on va m’autoriser à manger un peu et faire ma toilette. Bien
sûr, comme je suis incapable de me lever, tout s’effectue dans mon lit. Les
gestes du quotidien sont à réapprendre. Je penche mon verre à dix
centimètres de ma bouche, pensant qu’il est bien posé sur mes lèvres. La
fourchette aussi est complètement à côté, comme si elle refusait de rentrer
dans ma bouche pour aller dans l’oreille. C’est assez comique finalement,
un coup à droite, un coup à gauche. Non, elle ne veut vraiment pas prendre
la ligne droite. Pareil pour le brossage de dents, je dois tenir la brosse à
deux mains. Notez que l’on m’a enfin libéré les mains, adieu les sangles.
Les constantes sont bonnes, j’ai uriné 700 ml, la respiration se fait
correctement depuis 10 h ce matin, suite à l’extubation. Mais le tuyau a
laissé de grosses séquelles, et c’est avec difficulté que je vais parler dans les
semaines à venir, je suis presque aphone. La nourriture aussi a du mal à
passer, mon œsophage est irrité, et ce n’est pas cette eau gélifiée ni cette
crème protéinée qui vont m’ouvrir l’appétit. On a beau s’activer autour de
moi, le temps est long. Mon corps a changé, je n’ai aucune énergie et
surtout je réalise que je suis marquée. Il me suffit de baisser le menton pour
voir les pansements, sous la blouse. Du cou jusqu’au pubis. La réalité est
bien là, et ça tire. Je découvre une autre tranchée sur le triangle de Scarpa
(entre l’aine et le haut de la cuisse droite), des drains, trois. Mon grand
plaisir, c’est quand les fourmis de nuit viennent me masser le dos, afin
d’éviter les escarres, mini cure de bien-être.
L’infirmier entre dans ma chambre et me signale une visite, youpi !
Attention, une visite en réa, c’est par téléphone, raccordé à une télévision.
Visite virtuelle. À l’écran, apparaît mon homme. Un peu pâlot, le stress de
ces derniers jours a laissé des traces.
Ses yeux restent malgré tout brillants et joyeux de me voir réveillée.
« Coucou my siouk, je suis si fier de toi. Sais-tu quel jour nous
sommes ? »
Question saugrenue, vous vous dites ?
Moi, à fleur de peau, je pleure de le voir enfin, et surtout, j’ai la garantie
d’être bien à l’hôpital et non dans une cave. Il ne me laisserait pas là quand
même !
Je lui réponds avec difficulté : « Non, je ne sais pas. »
Nous sommes le 7 mai 2012, nous avons changé de président.
Je n’y comprend plus rien. Nous ne sommes pas le 3, le lendemain de
l’opération ? Une semaine est passée ? Hélas oui, à mon vrai premier réveil,
j’ai peiné à respirer. On m’a diagnostiqué une embolie pulmonaire. Alex me
raconte tout cela, moi, au bout du fil, je suis stupéfaite. Je n’en ai aucun
souvenir. Quand je suis allée me renseigner auprès des infirmières, elles
m’ont expliqué que je me suis débattue et que les masques antibiotiques, je
les avais envoyés valser. Cas rare encore une fois, je suis devenue
allergique, complètement, à l’héparine, le produit anticoagulant du bloc.
Bonne surprise sur la table d’opération pour l’équipe !
J’ai appris quelques autres détails, mon cœur branché en circulation
extracorporelle (j’espère qu’il n’est pas si brisé que ça et que les dégâts
seront minimes !), une baisse de température extrême et surtout une
semaine de coma ! Ça fait un choc.
C’est donc mon second réveil, ma deuxième intubation. Je comprends
mieux mes difficultés à m’exprimer et pourquoi mon corps est si rouillé. Le
temps de visite autorisé est terminé, de toute façon, je n’ai plus de force.
Grâce à cette déclaration d’amour, ma journée est ensoleillée.
***
Les jours passent et je m’améliore dans mes gestes du quotidien, mais les
nuits sont très perturbées avec tous ces bips qui sonnent. La machine à drain
me donne l’impression de dormir à côté d’un jacuzzi. Aucune différence
d’activité entre le jour et la nuit. Si on n’éteignait pas la lumière, je n’aurais
aucune idée de l’heure. Mon esprit me joue des tours avec toutes ces
perfusions, et la nuit, il me semble entendre à côté de moi mon chirurgien
qui ronchonne. Je suis shootée en somme.
Jour important, mon corps est motivé pour ma première installation dans
un fauteuil. Quitter ce lit quelques heures. Tout en m’accompagnant dans
mes gestes, on me pose délicatement. Distance : cinquante centimètres. Une
sorte de petit slow avec l’aide-soignant. Leurs techniques sont vraiment au
point, que ce soit pour les changements de draps ou pour vous relever,
équipe rodée ! Une fois assise, ma chambre prend une tout autre dimension
à mes yeux. Je peux voir ce qui se passe derrière moi. Je n’en reviens pas !
J’ignorais qu’il y avait tant de machines qui me contrôlaient. Un mur
d’écrans. Je prends conscience de mon état peu à peu. Un cathéter branché
dans ma jugulaire donne naissance à une guirlande où huit boules protègent
les traitements injectés. Des dizaines de tuyaux me relient aux machines et
je n’avais pas vu qu’il y avait une grande baie vitrée donnant sur un jardin.
Lors de la deuxième visite d’Alex, l’anesthésiste en chef, qui nous a pris en
sympathie depuis le début de cette aventure, l’autorise à franchir les portes.
À cas rarissime, autorisation exceptionnelle. Voilà mon bonhomme habillé
en bleu de la tête aux pieds ! Complètement fondu dans le décor. On aurait
dit un Schtroumpf.
C’est avec cette anesthésiste qu’il a échangé sur mon état chaque jour
après l’opération. Elle s’est montrée rassurante quand je suis tombée dans le
coma : « On y croit, disait-elle, courage, on s’accroche. »
Il va me falloir du temps avant de pouvoir reparler et déglutir
convenablement. Je suis autorisée à boire cette fameuse eau gélifiée (au
passage, immonde), mais comme ça ne passe pas, je m’hydrate à la bombe
d’eau minérale. Adieu mon Nesquik, c’est fini pour le moment, puisqu’il
repasse par mes narines, triste nouvelle pour moi. Fidèle consommatrice, les
usines risquent peut-être de fermer, qui sait ?
Je suis lasse de la réa et des bips-bips, je veux remonter en chambre, au
22. Me libérer de tout ça, avancer ma sortie. Je m’ennuie à rester là
allongée, à ne rien faire d’autre que fixer le bout de mon lit et les passages
dans le couloir. Une visite est annoncée, quelle surprise ! Mon Hamid,
toujours là pour moi. J’essaye de lui dire quelques mots, mais
heureusement, mon sourire et mes yeux suffisent. Quelle joie de le voir à
l’écran !
***
Aujourd’hui, le chef est passé, autorisation accordée pour remonter en
cardio. Une nouvelle chambre m’attend, toujours bleue, immatriculée 18. Je
suis accueillie à bras ouverts par toute l’équipe du 22, tellement soulagée de
me voir vivante. Mes infirmières préférées sont là, les larmes aux yeux et à
nouveau à mes petits soins. Une nouvelle étape de franchie. Simple et futile
pour vous peut-être, mais tellement glorieuse à mes yeux. Retour au monde
normal, j’essaye de dire adieu aux fourmis. Pourquoi essayer ? Parce qu’un
séjour en réa laisse des séquelles bien ancrées dans la tête. Les bips
incessants sont toujours présents, impossible de dormir. Je ferme les yeux,
je ne vois que des fourmis vertes et j’entends toujours ces bips si
caractéristiques de ce service.
***
J’ai fait une expérience originale cette nuit. N’arrivant plus à trouver le
sommeil et ayant pitié de moi, l’équipe de nuit m’a donné un tout petit quart
de somnifère. J’étais censée m’endormir rapidement. Mais moi je préfère le
côté Kiss Cool de la chose. Je n’ai connu que ce matin mes exploits de la
nuit, mais vu les traces de sang qu’il reste sur le sol et les murs, j’imagine
bien ce qu’il s’est passé. Après avoir coupé ma perfusion jugulaire et avoir
mis du sang partout, j’ai hurlé et réveillé tout l’étage ! J’ai crié de toutes
mes forces, et ce que je pensais être mon pansement qui coulait ne l’était
pas, je me suis simplement laissée aller…
Au petit-déjeuner, je me suis faite petite quand les pensionnaires ont râlé
et se sont interrogés sur les cris de la veille. Je ne me souviens de rien. Voilà
quand même une belle anecdote humoristique malgré tout. On m’a
confirmé qu’avec ce type de cachet, ça passe ou ça casse. J’avais choisi la
version active.
Quitter le 22
Au service 22, on prend donc soin de moi. Je connais toutes les équipes,
j’ai même une amie d’enfance qui s’y trouve. Je suis chouchoutée, j’ai
même le droit à la réserve de gâteaux ! Quand je demande quelque chose,
sur un ton humoristique, on me répond : « Bien sûr, tu n’as pas vu les
étoiles accrochées sur l’enseigne de l’hôpital ? » Même si je veux partir et
rentrer chez moi, je m’y sens bien. Je vais laisser ici une part de moi, de ma
vie, je ne pourrai jamais oublier.
Programme journalier de miss Leslie : réveil matinal, pas de grasse mat.
Si le professeur arrive, il faut être au garde-à-vous, on ne sait jamais. Son
passage est toujours une surprise, et me rend tendue. Bref, pour passer le
temps, il y a la télé et son programme pourri : série gnangnan ou shopping
TV. Et tout ça, je le rappelle, sans la compagnie de mon Nesquik. Toilette,
médicaments, médecins et ménage. Planning chargé. Le moment le plus
redouté, c’est celui du pansement. Moyennement agréable, je serre les
dents. Voir pour la première fois ses cicatrices est impressionnant ! 40
centimètres de mon ventre refermés par des agrafes. Des fils à l’entre-cuisse
droite et ce fameux trou du drain gastrique ainsi que les deux autres sous
chaque sein, je suis Albator ! Pour info, quand on vous retire un drain, on
vous prévient que la sensation sera d’être comme aspiré de l’intérieur, je
confirme, c’est vrai. Moment très sympathique. Ensuite, à midi : plateau-
repas. Bon, je vais être direct, c’est franchement infect ! S’il y a bien une
chose à changer dans les hôpitaux, c’est cela. Des œufs à la béchamel en
plastique, des pâtes et du riz secs, j’en passe et des meilleurs. Non,
vraiment, on maigrit à l’hôpital.
Maintenant, les visites sont illimitées. Ma fille me manque vraiment.
Tous les jours, on vient me voir. Ma belle-mère satisfait le moindre de mes
caprices culinaires en m’apportant des plats faits maison. Une heure de
route rien que pour moi, mais j’en vaux le coup, non ? On ne peut pas se
passer de moi ! Vêtue du pyjama hospitalier, je l’attends avec impatience.
Après son départ, je me délecte le soir de ce qu’elle m’a apporté. Et devant
un programme TV acceptable, je m’endors. Le lendemain, ça recommence,
même routine.
Voilà maintenant un mois que je suis là. Un changement de service
s’impose. Plus je monte d’étages, plus je me rapproche de la sortie. Ça
devrait être l’inverse logiquement. Nouvelle étape : la chimio. Je ne
m’attendais pas à ça après mon opération. Reprise en main par une
endocrinologue, spécialiste des glandes surrénales, c’est elle qui m’annonce
la nouvelle et me demande si je me suis préparée à une chimio.
Non, absolument pas, et j’ai fondu en larmes. Rien n’est donc fini. Je ne
suis pas complètement réparée après tout ça.
Chimio veut dire cancer ? Pourquoi les mots justes ne sont-ils pas
employés ? Peur de m’effrayer davantage ?
Pourtant, je crois que je peux tout entendre. Une fois l’éventualité de la
mort évoquée, on est prêt à tout. Bref, nous devons donc digérer la pilule,
c’est le cas de le dire. Nous, Alex et moi.
Les questions ont fusé : les nausées, la douleur, la perte des cheveux ?
Ma hargne, mon envie de me battre reprennent le dessus. Une âme de
guerrière s’empare de moi. Mais ce traitement préventif sous comprimés, de
taille inacceptable, pour une prise en moyenne de douze par jour, me reste
en travers de la gorge. J’ai une pensée pour tous mes camarades atteints
d’un cancer et subissant ce protocole. Il va vraiment falloir booster les
laboratoires pharmaceutiques pour qu’ils fassent une composition
différente. C’est une torture à avaler. Que ce soit avec de l’eau, du lait, ou
dans un yaourt, ça ne passe pas, ils sont trop durs, et surtout, interdiction
formelle de les broyer, ils deviendraient toxiques. Alors merci, car en plus
de ceux-là, j’en ai dix de plus à prendre chaque jour pour pallier les autres
carences. Je dois donc prendre plus de 20 cachets par jour.
***
Suite à ce lourd traitement, ma prise de sang est bonne et le taux d’INR
entre 2 et 3, impeccable. Mon flux sanguin est parfaitement régulé, il est
temps de quitter l’unité 22. C’est avec une mélancolie certaine que je fais
ma valise et vide cette chambre qui m’a servi de maison pendant toutes ces
semaines. Une grande parenthèse qui se referme. Direction l’unité 63, celle
de l’endocrinologie. Espérons le même accueil.
Mon dernier plateau-repas au 22 arrive et les infirmières passent une à
une me souhaiter le meilleur. Je sens le pincement qu’elles ont dans le cœur
à me voir partir. Des liens exceptionnels se sont créés. Elles étaient à mon
écoute, chaque jour, parfois à ramasser la merde avec le sourire. On ne les
remercie jamais assez, mais il faut malheureusement connaître ces lieux
pour se rendre compte qu’elles sont formidables.
On toque à la porte, c’est ma préférée : Sandrine. Elle vient me chercher
pour le transfert. Une aide-soignante au cœur gros comme ça ! Une jeune
femme que la vie n’a pas épargnée, mais qui a toujours le mot pour rire et
pour remonter le moral de ses troupes : les patients. La belle est aussi
peinée de me voir m’en aller. J’avance dans le couloir, tout le personnel de
l’étage est présent et semble me guider vers un nouveau monde. Jamais
d’adieu, non jamais. D’ailleurs, quand j’en aurai l’occasion et que je
repasserai par Reims, j’irai leur faire un petit coucou. Je traverse cette haie
d’honneur en me rappelant la difficulté avec laquelle j’ai déjà traversé cet
endroit à mon arrivée. À présent en fauteuil roulant, je ne fais pas d’excès
de vitesse. Je les salue, j’embrasse les infirmières qui ont pris soin de moi,
de mon corps, de ma tête, qui ont changé mes pansements, fait mes piqûres,
mes prises de sang tous les matins à 5 h. Et parfois aussi, je l’avoue, qui
m’ont fait souffrir un peu, involontairement, c’est inévitable à l’hôpital.
Je continue ma traversée tout en faisant des accolades aux filles qui ont
cru me voir mourir il y a quelques jours, celles qui m’ont enduite de
Bétadine ce fameux matin du 2 mai, sans savoir si j’allais revenir. Je crois
que toutes, avec les larmes aux yeux, sont contentes de me voir ainsi partir,
et continuer à essayer de vivre.
Je me rapproche des ascenseurs, avec toujours à mes côtés Sandrine et la
secrétaire du professeur, qui s’est jointe à nous, quand… STOP ! C’est trop
d’émotion, je m’arrête net et pleure. J’ai beau essayer de retenir mes larmes,
les souvenirs me rattrapent. Ici, j’ai failli mourir. Mais je reprends vite le
dessus.
15 h 15, je suis dans l’unité 63 endocrinologie-diabétique. Quatre étages
plus haut. La chimiothérapie va s’imposer ici. Je reste assise sur le fauteuil
de ma nouvelle chambre, identique finalement à l’autre, exceptée la couleur
des murs, jaune au lieu de ce bleu ciel passé. La commande du lit est un peu
plus moderne, mais pour le reste, rien ne change. L’accueil y est différent,
mais la gravité de mon cas me vaut de toute façon une attention
bienveillante.
Je suis pensive à l’idée de découvrir cet autre étage, de voir de nouvelles
têtes. L’arrivée s’est faite en douceur : quelques questions pour le dossier,
un examen rapide du ventre et toutes les autres banalités auxquelles on a
droit chez le généraliste. Les explications sur la chimio et ses effets
secondaires. Alex est là, bien sûr, à mes côtés. Cette autre étape est
importante pour nous, elle annonce aussi une sortie prochaine de l’hôpital et
le retour à la maison pour ce week-end. Facile à retenir, la prise du
traitement commence le jour de l’anniversaire de mon homme.
***
Mon emploi du temps reste le même. Petit-déjeuner au lit, ça, c’est
l’avantage d’être malade, un peu plus tard que d’habitude, ici, il est servi à
8 h 30, alors que c’était 7 h 30 dans l’unité 22. Puis il y a le changement des
draps, la toilette et une longue attente devant les niaiseries de la télévision
du matin. Eh oui, désormais, le monde du shopping télévisuel n’a plus de
secrets pour moi. Midi, le plateau-repas toujours aussi alléchant arrive,
j’appuie alors sur la télécommande pour mettre la 6 où les Desperate
Housewives m’arrachent à l’ennui.
Quand il fait beau et que les soins me le permettent, je descends un peu
dans le jardin avant l’arrivée de la famille. Je réserve un banc, car il faut se
battre pour avoir une place. Allongée, je profite du soleil. Chaque malade
vient prendre l’air, et sûrement, comme moi, attend avec impatience
« l’animation » de la journée. Pour beaucoup, ce sont les visites. Quand on
passe des semaines, voire des mois, à l’hôpital, on réalise alors qu’il
manque de nombreuses choses ici. Cela peut paraître étonnant, mais
franchement, on aimerait que ça ressemble à un grand centre commercial.
Combien de fois j’ai rêvé d’une masseuse, d’une coiffeuse, d’une galerie
digne des aéroports avec des boutiques en enfilade sur plusieurs mètres.
Tout cela pourrait faire passer le temps et oublier les perfusions. Plus d’un
mois ici, c’est long, je veux rentrer à la maison, dire au revoir au « quatre
étoiles ».
Il me faut encore un peu de patience avant d’obtenir l’accord de sortie.
Côté chimio, je dois attendre une stabilisation. D’ailleurs, je n’ai pas trop
d’effets secondaires. Je suis pour l’instant assez chanceuse sur ce point,
contrairement à mes camarades, j’encaisse assez bien le traitement. Chaque
corps réagit à sa façon, on ne peut pas prévoir. D’une séance à l’autre aussi
tout peut changer.
Nous sommes début juin, alléluia, je vais pouvoir rentrer !
Bon, je reviendrai tous les trois mois pour des examens de suivi, avec
scanner, PET scan et prise de sang, afin de surveiller la bête de près.
Valise bouclée, j’attends mon chauffeur.
Le retour à la maison est simple et chaleureux. Quel bonheur d’être chez
soi, enfin, à moitié chez soi. Tous les soucis du cancer et du salon nous ont
fait déménager provisoirement chez mes beaux-parents. Nous sommes donc
en cohabitation. Celle-ci durera un an, des hauts et des bas évidemment,
mais principalement de bons souvenirs et de l’amour. Le soutien familial a
toujours été là. Malgré leurs attentions, je dois m’habituer progressivement
à mon nouveau statut de… rien, ce que je suis devenue aux yeux de la
société. Je reçois toujours des soins journaliers, les agrafes sont encore
présentes, l’infirmier passe tous les jours. Je dois aussi remplir le pilulier,
un peu vieillot, mais pratique ! Une nouvelle vie s’installe doucement dans
ma tête et dans mon corps. Se soigner est une occupation à plein temps.
Comme le corsaire de l’espace, j’affronte les perturbations de la galaxie et
j’en sortirai victorieuse… Que la force soit avec moi…
Albator…
Première vraie chimio
(cisplatine, déticène)
***
Les urgences, la cardio, la réanimation, l’endocrinologie, la gynéco, la
gastro… On peut dire que je pratique, je deviens même une vraie
spécialiste. Mais l’oncologie, c’est une première ! J’arrive dans mon
nouveau lieu de consultation, mon nouvel hôpital, ma nouvelle salle
d’attente. Je ne vous dis pas le temps qu’il m’a fallu avant de trouver le bon
service, sans oublier le passage obligatoire par la case des admissions,
munie d’un numéro, peut-être le gagnant, qui sait ! On en a tous fait
l’expérience au moins une fois. On cherche le service comme une aiguille
dans une botte de foin. Pitié, donnez-nous des plans !
Tout me semble si différent et en même temps si familier. Une sorte de
remake, la même vie, le même suivi, mais le soleil en plus. J’ai enfin
trouvé, ouf. Je suis dans la salle d’attente, étiquettes à la main, encore une
fois, rien de nouveau, et je précise que cela est aussi valable pour les vieux
magazines ! On a tous déjà eu droit aux vieilles revues dans les salles
d’attente, sauf qu’ici, il y a aussi les catalogues de perruques, sympa ! Et ce
n’est pas pour accessoiriser une tenue sexy en latex, mais plutôt pour aller
avec votre pyjama, votre meilleur allié des moments inactifs à la maison !
J’attends donc sans feuilleter de magazines, et j’observe les gens. J’essaye
de lire à travers eux, d’imaginer quelle sorte de cancer ils peuvent bien
avoir. Depuis combien de temps sont-ils malades ? Est-ce grave ? Je pense
qu’eux aussi ont les mêmes interrogations à mon sujet, surtout que dans
cette pièce de 5 m2, treize des quatorze sièges en bois, (idéal pour les fesses
qui supportent les retards des médecins) sont occupés par des plus de 50
ans, je suis la seule trentenaire ! Dans leurs yeux, je peux lire ce qu’ils
pensent. Une belle brune arrive, la quarantaine, grande et mince, perchée
sur des talons. Habillée par le même couturier que tous les autres hôpitaux :
la blouse blanche. Elle passe sa tête par l’encadrement de la porte et
demande prestement : « Madame Demoulin ? »
Ma nouvelle presque meilleure amie, mon oncologue, vient de faire son
entrée.
Son air doux de cocker, accompagné d’un petit sourire quelque peu
artificiel, en dit long sur mon dossier et sur son évolution. Comme elle est
aussi avenante qu’une commerciale, je suis tentée de souscrire au nouveau
protocole qu’elle me propose, heureusement, c’est gratuit ! On est ensuite
entrées dans le vif du sujet, le déroulement de cette fameuse chimio. Rien
de comparable avec la première sous forme de comprimés, non, cette fois,
ça ne rigole pas. J’encaisse toutes ces nouvelles en retenant mes larmes. Je
suis fière ! Elle m’annonce aussi qu’une prochaine étape m’attend avec
l’implantation d’un cathéter à chambre. Une petite canule sous la peau près
de la clavicule et prolongée d’un cathéter d’une vingtaine de centimètres
depuis la veine jugulaire interne ou la veine sous-clavière jusqu’à la veine
cave supérieure. Cool comme programme ! Encore une cicatrice à ajouter à
mon œuvre vivante : mon corps. Peu encline à repasser sur la table
d’opération, je négocie un peu. Comme je suis allergique à l’héparine, oui
je sais, je les cumule, car c’est très rare, je dois me plier avant toute
opération à un programme d’injections sous-cutanées trois fois par jour,
alors, oui, je négocie un peu. Nous allons commencer les cycles par des
perfusions, directement posées dans les veines du bras, pour essayer, et
aussi parce que j’ai bien négocié le prix de la formule !
Trois cycles qui se composent en deux temps : à l’hôpital pour
hydratation et mise en place des poisons sous trois jours, suivi du retour à la
maison, pied à perf’ comme compagnon pendant encore deux jours.
J’essaye d’enregistrer toutes les informations, mais honnêtement, ma tête
va exploser, d’où l’importance d’avoir un soutien à mes côtés, mon Alex.
Deux cerveaux valent mieux qu’un ! Entre les dates de cycles, les effets
secondaires (non négligeables), les ordonnances, j’ai intérêt à venir avec un
carnet de notes la prochaine fois. Enfin, la dernière « bonne » nouvelle
tombe : se préparer à la chute de cheveux. Je vous rappelle que c’est mon
anniversaire, et d’ailleurs, il n’y a que moi qui y pense à ce moment très
précis, et je suis malheureuse, car je me dis que cette année je sais vraiment
ce que je vais demander comme cadeau : une perruque… Dans ma tête,
c’est l’effondrement, et les larmes coulent sur mes joues, adieu fierté.
Je ne suis pas fan des postiches, et face à ce cancer, ma force à moi est
d’assumer pleinement mon futur crâne rasé. Je ne compte pas mettre de
perruques et préfère les bouts de tissus et les bonnets. C’est un choix
personnel, chacun fait comme il préfère. Sans compter que le prix est
complètement excessif pour ces accessoires, et je crains de me sentir
déguisée. J’ai bien trop peur qu’au premier coup de vent elle s’envole.
Cliché ? Pas sûr. Et puis quoi, le soir, au coucher, je la repose sur la table de
chevet ? Si le câlin arrive, dois-je la remettre ? Trop compliqué à gérer.
Nous rejoignons le parking l’air dépité, c’est sûr, mais prêts à affronter la
suite ! Allez, j’ai vu pire. On remonte dans la voiture et on rentre à la
maison raconter cette belle rencontre avec ce nouveau retardateur de la
mort.
Ce soir, nous sommes au resto en famille pour souffler mes 32 bougies.
Devant un délicieux plateau de fruits de mer, je pose tout sourire devant
l’appareil photo pour garder en souvenir ma jolie robe verte à pois blancs
portée par ce corps lacéré et enfermant un cœur brisé. Mais rien ne
transparaît, ma petite tête, avec sa chevelure aux reflets roux qui me donne
encore un air féminin, feint parfaitement la joie. La souffrance de ce jour
d’anniversaire en oncologie me paraît plus douloureuse que de me faire
larguer un jour festif, finalement.
Les effets secondaires de la chimio
***
Nuit calme finalement. Aujourd’hui, journée classique dans un service
hospitalier. Déjeuner, ménage, toilette et médecins. Et enfin les visites, mon
Alex et Milla. Le tendre mari de ma coloc est là lui aussi. Toujours si
prévenant. Au bout de quelques minutes, je me sens mal. Mon estomac me
lâche et j’ai la nausée à en crever. Je bipe au secours. Heureusement que les
perfusions agissent vite. Je fais fuir mon Alex et ma fille pour qu’elle ne
garde pas cette image de sa mère et pour qu’elle ne soit pas choquée. Dur,
dur.
***
Le retour à la maison est arrivé, et on me branche à un pied à perf ‘ et
tout le tralala. Livraison à domicile de médocs. Tout est parfaitement
orchestré. Infirmier, diététicien, pharmacien, la bonne équipe en quelque
sorte. Service étoilé, je ne m’occupe de rien. Bon, se balader avec le pied à
roulettes dans un 50 m2, c’est pas facile, surtout pour accéder aux toilettes,
je fais de sacrées pirouettes pour y arriver, mais j’apprendrai par la suite à
ne plus coincer mes fils dans la poignée de porte. Je deviendrai comme
Luke Skywalker maîtrisant son sabre laser.
Cette chimio est destructrice, trop forte pour mon petit corps. Je fais des
malaises, je vomis, oh là là, je suis vraiment mal. Je suis fatiguée, je n’ai
plus de force et toujours ce goût bizarre dans la bouche. Les sensations
gustatives sont fortement perturbées. Je ne mange pas grand-chose
d’ailleurs. L’eau me paraît sucrée, le pain sans goût, seule la soupe miso me
réconforte ainsi que mon précieux Nesquik. La sensation que mes cheveux
m’abandonnent est là aussi, ça brûle le cuir chevelu. La racine se raidit,
meurt. Je suis comme un hérisson, poser la tête sur l’oreiller est douloureux.
Je mets des bonnets pour essayer de tout maintenir en place, sinon il y en a
partout. Le moment du rasage de crâne est arrivé, inutile de lutter contre
l’inévitable image que le miroir va me renvoyer dans un futur proche de
tout façon. Pour que le changement passe mieux auprès de ma fille, on la
fait participer. Elle me tond, tout sourire, un vrai jeu. Alex s’improvise
coiffeur et reprend mon job. Le méchant miroir n’est pas celui de Blanche-
Neige, non pas du tout, car face à lui, je ne suis pas la plus belle. Mon état
me saute aux yeux, brutale prise de conscience… Je pleure. Là, je fais
vraiment malade !
Hydratation par perfusion et anti-nauséeux en abondance…
Seconde chimio
Le soutien d’un proche ou de la famille prend tout son sens lorsque l’on
est atteint d’un cancer. Malheureusement, après un accident de la vie, nous
faisons aussi le tri dans nos amis, et cela à chaque fois que nos chemins sont
semés d’embûches. On en rencontre de nouveaux aussi. Accompagner un
malade est une tâche difficile, du moins, je le pense, car comme je l’ai déjà
dit, on ne sait jamais comment on va réagir à l’avance. On a tous déjà eu
affaire au cancer, de près comme de loin. Les médias en parlent et nous
sommes beaucoup plus sollicités pour venir en aide aux associations de
lutte contre le cancer. J’ai toujours su que je mourrais d’un cancer, trop de
stress, trop de mauvaises chutes. C’est pourquoi j’ai toujours imaginé ce
que serait ma vie avec ce crabe, dans mes rêves, voilà avec quoi je
m’endormais le soir. J’aime anticiper, ou peut-être que la vie et les épreuves
m’ont forgée comme cela. Pour me protéger, j’imagine souvent le pire et la
mort des gens que j’aime, pour être prête.
Croyez-moi, on est souvent déçu à imaginer ce que l’on aimerait recevoir
comme attention lorsque l’on est malade. Je pensais dans ma petite tête de
linotte que je serais la reine du bal, mais non… Il ne faut pas oublier que le
monde continue de tourner, et chacun vaque à ses occupations. C’est sûr
que quand il arrive vraiment quelque chose de grave, les proches
s’inquiètent quand même, mais oubliez vos rêves de service « all inclusif »,
car le service n’est pas 24h/24.
Moi, je rêvais de quelqu’un qui me cuisinerait de bons plats ou qui me
ferait des petits cadeaux, qui m’apporterait de l’attention et me câlinerait.
La réalité est bien différente ! Heureusement, le personnel soignant se met
en quatre pour répondre à mes demandes. Alors, oui, ce n’est pas du service
continu, parce que l’être humain n’est pas programmé pour cela, mais dans
les yeux de la personne, on peut parfois lire une attention unique, qu’elle est
vraiment là pour nous à ce moment-là, et ça fait du bien.
Carboplatine /5FU
***
On ne peut pas dire que la chimiothérapie ne fonctionne pas, mais pas sur
toutes les métastases, il y en a des vilaines qui résistent. On leur fera la peau
à l’aide d’un autre traitement, je ne suis plus à ça près.
L’écriture, ma psychothérapie
J’ai sûrement mal géré ma vie jusqu’à présent, sans le vouloir, mais si je
peux être fière aujourd’hui, c’est de ma fille, Milla, 5 ans. Là, en tant que
parent, j’assure ! Je n’abandonne pas et je me bats à chaque instant pour
elle. Il y a quelques jours, elle m’a dit que j’étais « une super maman qui
déchire et fait plein de choses avec [sa] fille ». Je ne pensais même pas que
ce serait aussi facile.
On a tous tendance à dire que nos enfants sont fabuleux, merveilleux,
mais Milla l’est vraiment. Elle est capable de dépasser les difficultés, les
contraintes que la maladie impose. Alors oui, je ne joue pas à courir après
ma fille, car je n’ai pas la force. Parfois même, j’en ai si peu que je reste
allongée toute la journée, même le mercredi, censé être divertissant pour
elle. Dans ces moments-là, c’est elle qui entre en scène et qui s’occupe de
moi. Habituée depuis ses 2 ans à vivre à ce rythme, c’est sûrement plus
facile que lorsqu’on l’encaisse à un âge plus avancé. Je le vois à force
d’arpenter les couloirs et les chambres, les enfants plus âgés font des
blocages et ne veulent même plus toucher leurs parents malades.
Les nausées, les piqûres, c’est facile pour elle. Quand il faut me raser, on
en joue, elle s’y colle tout sourire. Je suis comme Raiponce à ses yeux, cette
princesse aux cheveux magiques. Selon Milla, on coupe les cheveux pour se
soigner, et quand ils repoussent, c’est que l’on est guéri. Pouvoir magique ?
Les mots gentils sont importants. Ne pas mentir. Dire simplement et
honnêtement ce que vous faites, où vous allez. Le personnel hospitalier
s’accorde avec vous pour faire de tout cela un jeu.
On en fera peut-être un docteur plus tard ! Qui sait !
Moi, je peux me vanter d’avoir une petite infirmière à la maison. Elle
m’apporte le plaid, de l’eau et des baisers. Elle sait se faire ses tartines seule
au goûter. Les placards ne sont pas toujours faciles d’accès, mais elle prend
la chaise pour y accéder. Qui à 5 ans fait ça ? Je me félicite de l’avoir
responsabilisée tôt. C’est pour moi un bon chemin de vie.
Quand ma chimio est sous diffuseur, elle vérifie le niveau du ballon qui
contient le poison. Assistante parfaite. Dans le cas où je suis en
hospitalisation et que je l’appelle, elle me demande ce qu’a dit mon
oncologue en l’appelant bien par son nom de famille. Trop drôle ! N’y
voyez pas une trop grosse pression pour son âge, vraiment, tout est fluide et
naturel pour elle. Il ne faut pas cacher, se cacher. Pour elle, tout cela est
normal, cela ne la perturbe pas, en tout cas pour le moment.
La mort aussi fait partie des sujets évoqués avec ma fille. D’après ses
dires, il fait d’ailleurs plus chaud au Paradis qu’à Montpellier ! C’est pas
mignon cette interprétation ? Et moi, bientôt, je serai une étoile et je la
verrai de là-haut. C’est évident, mon ange, je veillerai sur toi.
On s’endort déjà souvent main dans la main. Une réciprocité de
protection s’est mise en place. Il n’est pas rare que lors d’une sieste je sente
un bisou tout doux sur mon front.
Voici son interview :
Elle a quoi maman ?
Ma maman a une grosse maladie, pour guérir il faut bien manger et bien
boire de l’eau. Les médicaments ça fait tomber les cheveux et j’aime bien
quand maman a les cheveux longs, pas les bonnets.
Est-ce que maman va guérir ?
Oui, parce que les cheveux, ça repousse.
Comment tu l’aimes ta maman ?
Plus qu’une étoile, et j’aime quand elle me fait des bisous et câlins.
Comment on fait quand sa maman est malade ?
Faut aider sa maman et prendre une chaise pour faire son goûter tout
seule et chercher de l’eau pour s’occuper de sa maman.
Maman ira où si elle meurt ?
Au ciel et au cimetière.
Est-ce que maman va mourir ?
Moi, j’aimerais pas qu’elle meure si je suis une enfant, mais si elle meurt,
je voudrais faire un gros bouquet.
Ils sont où les bobos de maman ?
À la tête [en montrant le ventre] et au ventre [en montrant la tête], j’ai
une maman malade, mais c’est pas grave.
Elle vivra certainement une chute libre un jour, la même que j’ai vécue
auparavant avec le décès de ma maman. Pour le moment, on avance main
dans la main, regards complices et franches rigolades. La vie peut encore
nous faire des cadeaux et des surprises, il faut y croire.
Toc toc…
10 octobre 2014
– Toc, toc…
– Vous êtes ?
– Un petit mal de tête.
– Ok, mais je suis du genre dure à cuire et j’aime faire des bras de fer
avec la douleur, alors vas-y, je suis prête à me battre contre toi.
Nous sommes prêts à partir en vacances chez mes beaux-parents. Retour
aux sources, une semaine dans les Ardennes. Ma fille et moi avons hâte de
revoir les amies et de faire un peu la fête, mais mon Alex, devant faire des
travaux là-bas (la salle de bains complète de ses parents), y va à reculons, et
il n’aime pas trop revenir dans cette région au climat bien moins clément
que celui du Sud et où il a de mauvais souvenirs. Nous sommes donc partis
en train et avons été réceptionnés à Paris par mes beaux-parents, pour faire
les deux heures restantes en voiture jusqu’à leur maison, en bonne
compagnie et surtout avec des sandwichs, il est tard et j’ai faim !
Une fois nos valises posées, c’est parti pour une semaine de festivités
bien chargée, à nous les kilos « bonne bouffe » !
11 octobre 2014
– Boum boum !
– Vous êtes ?
– Le grand chef des migraines : M. Céphalée.
– Ok, alors, adieu, grâce au Paracétamol, mais merci d’être passé !
L’avantage d’être en vacances, c’est qu’on peut faire la grasse matinée.
Enfin, j’ai essayé, car j’ai ouvert les yeux tôt à cause d’un mal de tête,
encore un, grrr ! Sitôt levée, moi qui suis fan du Nesquik, j’ai été obligée de
commencer la journée avec un comprimé effervescent. Voilà quatre jours
que je me lève avec un mal de tête, et je ne l’ai pas laissé à Montpellier,
non, je l’ai mis par erreur dans ma valise.
Les jours passent et les soirées entre amis aussi. Il est vrai que j’aime
boire un verre de vin rouge, mais il faut vraiment que je pense à arrêter, ça
ferait peut-être disparaître mes migraines. J’ai une belle brochette d’amis
ici, j’ai de la chance, ils travaillent tous dans le domaine médical :
généralistes, pharmaciennes et biologistes. Toujours présents depuis le
début de mon cancer, c’est une véritable équipe qui me bichonne. C’est
assez pratique mine de rien, car au lieu d’attendre des heures en salle
d’attente ou de ne jamais oser téléphoner, moi je me permets d’envoyer des
messages ou de poser des questions lorsque l’on dîne ensemble.
Je demande lors de la soirée croque-monsieur et vin à mon ami
généraliste ce qu’il pense de mes symptômes. À part de la tension et un peu
de fièvre, rien de particulier. Il me conseille tout de même de consulter mon
oncologue pour faire un scan, car rien de mieux que l’imagerie pour voir
d’où viennent les problèmes. Bon, je vais voir ça en rentrant.
Retour aux festivités… Mon verre de vin est vide. D’un regard un peu
inquiet, ma meilleure amie veille au grain. Je l’ai rencontrée en même
temps qu’Alex, et depuis, Pépette et moi ne nous sommes plus quittées.
Nous sommes hélas bien loin l’une de l’autre désormais, mais quand nous
nous retrouvons, c’est en larmes que nous nous prenons dans les bras. Je
t’aime ma Pépette.
12 octobre 2014
– Boum boum, boum boum …
– Vous faites de l’acharnement cette fois ?
– Je ne peux plus partir.
– Je note votre ténacité Monsieur, car vous êtes en mode meurtrier, et
pour faire plus spectaculaire, vous m’imposez des crises d’angoisse ! Les
nuits passent et les maux de tête s’enchaînent, de plus en plus rapprochés.
Ils sont vicieux et résistent au Paracétamol.
La semaine s’achève, retour à la maison. On repart au soleil, avec un peu
de fatigue en plus due aux nuits tourmentées par la douleur.
18 octobre 2014
Je suis couchée, ne pouvant plus bouger d’un centimètre ma tête. Une
sensation revient toutes les quinze minutes. Mon sang se glace, la nausée
arrive et je sens comme une odeur d’huître dans mon nez. Je respire, je
respire, en essayant de chasser cette sensation.
Le grand chef des migraines a fait très fort, il m’a donné des crises
d’épilepsie. J’ai beau souffrir, car oui, c’est de la souffrance, je n’ose
toujours pas déranger mon médecin. Je me dis qu’il y a toujours pire et je
ne veux pas prendre la place de quelqu’un d’autre ou déranger pour rien.
Bien qu’avec le temps, j’ai appris qu’il faut écouter son corps et que les
signaux sont là pour une bonne raison, mais je suis comme ça.
***
Vous avez gagné…
Trop dur, je pleure, je n’en peux plus. Alex m’emmène à l’hôpital, me
voir comme ça l’énerve. Il ne comprend pas mon attente à chaque fois.
Les médecins de mon service oncologie me prennent en main. Ils
connaissent bien le dossier, ce qui est très pratique, car répéter à chaque fois
son histoire à un inconnu, c’est assez casse-pieds. Je suis arrivée en fauteuil
roulant, car la douleur m’empêche de tenir debout. Après les explications de
mes symptômes, j’attends pour partir au scan, dans la nuit. Sous perfusion
de petits combattants contre le grand chef Céphalée, je me sens beaucoup
mieux. Quelqu’un a réussi à le faire taire !
Les brancardiers arrivent, direction le scan.
Une injection d’iode se fait toujours au scan afin de faire apparaître les
dysfonctionnements, sauf pour certains cas bien sûr.
Une fois parée d’une blouse blanche à l’odeur si caractéristique des
hôpitaux, on me met la deuxième perfusion, même pas mal d’ailleurs, puis
on m’injecte le produit. Aïe, aïe, aïe, ça me fait horriblement mal ! Oui,
avec un cancer on souffre, mais on a l’habitude, alors notre seuil de douleur
évolue. Un peu chochotte avant, maintenant je suis une dure, alors quand je
dis que j’ai mal, c’est que c’est vraiment douloureux. La veine s’est rompue
et l’iode est passé à côté. Mon bras a doublé de volume et ça me brûle. Il
faut que je sois forte, le temps que ça passe. Quelques compresses d’alcool
plus tard… ça ava un peu mieux.
Allongée sur le brancard dans un coin, j’attends mon retour en chambre,
il est tard, le service ferme.
Retour en chambre double, mais seule, car on a voulu me laisser me
reposer, c’est adorable. Le médecin arrive accompagné de l’infirmière. Les
résultats sont là : tumeur au cerveau.
Six masses apparaissent déjà, malgré le fait que le scan soit flou avec
l’iode inefficace. Quelle annonce ! Tout s’explique aussi, les maux de tête
affreux, les crises d’épilepsie et les nausées. On dirait l’annonce d’une mort
prochaine. Une fois les médecins partis de la chambre, j’appelle Alex et ma
belle-mère pour les informer. Je suis une dure et je ne pleure pas devant les
médecins, peut-être par fierté, je ne sais pas, cela me gêne de les mettre
dans l’embarras. Une fois seule, c’est différent, plus de complexes. Je
m’écroule. Au téléphone, il n’y a que moi qui pleure.
Mes proches sont plus forts pour moi.
C’est un choc pour tout le monde, car ce fichu Cortico est balaise, mais je
ne m’attendais pas à ce qu’il soit si confortablement logé dans ma tête. Il est
si imprévisible !
Mon ami avait raison, rien de tel que l’imagerie. Armée d’une
ordonnance de deux pages, j’ai le droit de rentrer chez moi. Pour la suite, ce
sera traitement par radiothérapie, encore.
Exactement ce que je ne voulais pas : être accrochée à une table par la
tête sous un masque rigide. Ami claustro, bonjour.
La cortisone
Comme si vous partiez pour un long vol, le cancer vous réserve des zones
de turbulence.
Votre valise est faite et votre cœur prêt pour le grand amour, le grand
voyage. Bienvenue à bord. Les nuages sont légers et l’air est doux, vous
tombez amoureuse. L’avion décolle. Les attentions, les câlins, les baisers,
tout y est pour que le périple se passe dans de bonnes conditions. Main dans
la main, vous affrontez quelques tempêtes. Les heures défilent. Un jour, une
sorte d’hôtesse en blouse blanche vous annonce que votre voyage est
perturbé et qu’une autre direction est à prendre, celle de la maladie : le
cancer.
Toujours là, mais franchement moins présente, la main de l’autre vous
lâche. Votre main essaye de la rattraper, mais quand les métastases sont là,
l’homme prend son parachute. Il saute en plein vol.
La compagnie « Crabe air line » assure bien ces turbulences, comme
prévu. L’avion va s’écraser et vous avec. Vous cherchez vous aussi le
parachute pour sauver votre vie, mais il ne vous reste que le masque à
oxygène et le gilet gonflable pour reprendre vos esprits et envisager une
autre solution. Il va falloir être fort et s’accrocher au siège…
Cette métaphore est le reflet de ce que mon couple traverse depuis que je
sais que j’ai un cancer. Moi, quand j’aime, peu importe les changements
physiques de l’autre, mes sentiments sont toujours là. Beaucoup de femmes
sont ainsi et soutiennent, comme une maman, les hommes fragilisés par la
vie. Pas à l’abri d’un accident, un homme peut se retrouver sans cheveux lui
aussi, sans bras, sans jambes… Moi, je suis prête à l’aimer aussi comme ça.
Je comprends que le physique puisse avoir une importance, mais l’âme et
le cœur n’ont-ils pas plus d’importance finalement ? Notre physique change
avec le temps, les rides et les cheveux blancs s’installent. Les petits kilos de
grossesse aussi, qui nous servent de bonne excuse.
Faut-il abandonner à chaque cicatrice ?
Dans mon couple, je ressens qu’une distance s’installe jour après jour. Le
fossé se creuse et j’ai le sentiment de me battre seule.
Sans le cancer, m’aurait-il quittée parce que j’aurais vieilli ?
Tellement de couples se séparent à cause de la maladie. Ce n’est pas
censé être pour le meilleur comme pour le pire ? Belle parole.
Voilà pourquoi le mariage ne représente rien à mes yeux. Mariée ou pas,
on me lâchera en plein vol de toute façon. De ce que j’ai pu constater,
l’engagement ne représente plus grand-chose. On abandonne si facilement.
Tout le monde veut être heureux et ne pas s’encombrer du moindre défaut
de l’autre, mais l’être humain n’est pas parfait. L’amour, ça se soigne,
s’entretient. On baisse bien trop facilement les bras à notre époque, et c’est
dommage. Moi, je suis peut-être dans une sorte d’utopie romantique, mais
j’aime croire que le vrai grand amour existe, que l’âme sœur est là quelque
part et pour tous. Je ne peux pas forcer un homme à m’aimer ainsi, alors
que le ras-le-bol est là. Alex et moi nous séparons. Fin de neuf ans
d’illusion cosmique où finalement on a tenu notre amour à bout de bras
malgré la « liste de mes ennuis »…
Machine de guerre en panne
***
J’ai fini par trouver que la présence d’Alex était toxique pour moi. Nous
sommes liés par notre fille, c’est sûr, mais il va me falloir plus de temps
pour l’encaisser. Je suis là, comme internée, je vais rester quelque temps
hospitalisée, ne serait-ce que pour soulager la douleur, mais aussi pour la
« dette de sommeil » que j’ai accumulée à cause de notre rupture. Au
moins, à l’hôpital, on s’occupe de moi, ce qui représente de l’amour en
quelque sorte.
Je repars avec un nouveau protocole de chimio et de radiothérapie.
Pour que le moral revienne, seuls le temps, l’apaisement et les nouvelles
rencontres feront leur effet.
Pour écrire ces quelques lignes, je suis sortie aérer un peu ma carcasse.
J’ai savouré la brise qui passait. Peut-être qu’une pomme de pin allait me
tomber sur la tête et me sortir de ce cauchemar…
En attendant, je peux compter sur mes amis du Nord pour me remonter le
moral. Mon officieux est toujours là et il ensoleille mes journées, un petit
coup de téléphone, un message, il sait tellement me faire rire ! À l’hôpital,
c’est mon nouveau meilleur ami infirmier, Aziz, qui prend le relais, un
soutien presque parental. Mon Hamid du Nord en somme.
La machine de guerre est en panne, bouge-toi les fesses, Leslie !
La rupture positive
***
J’ai dû chercher activement un appartement tout en laissant la chimio
couler dans mes veines et faire son effet, moi qui étais en pleine cure, et en
m’appuyant sur le soutien sans faille de mes amis et de mon oncologue.
C’est un médecin formidable : Docteur Delphine T. Trois années que nous
sommes soudées dans ce combat. Elle est toujours là pour moi, n’importe
quand. Elle ne compte pas son temps pour les patients. Ma situation la
désespère quand même, l’attriste. 50 % des couples touchés par le cancer se
séparent.
Je ne pouvais pas forcer Alex à rester par pitié. Je veux que l’on m’aime,
c’est vital, comme de l’oxygène. Je ne peux pas vivre en croisant un regard
mort. Alors, oui, quitter une femme malade, ce n’est pas glorieux, mais
personne ne peut juger la situation tant qu’on ne l’a pas vécue. C’est sûr que
la distance qu’il a mise entre nous m’a blessée, il agissait déjà avec une telle
liberté. Parfois, il était un peu trop dur avec moi et mes émotions. Je le
trouvais injuste et surtout très égoïste. C’est moi qui perdais tout. J’ai dû
changer de logement, courir après les aides possibles, engager des frais de
rééquipement de matériel, alors que je n’avais rien pour assurer tout cela.
J’ai passé mon temps au téléphone à patienter en entendant des musiques
déprimantes entrecoupées de phrases de courtoisie à répétition. J’ai organisé
un déménagement pour le Nord, je suis allée chercher mes affaires qui
restaient chez ma belle-famille. Tout cela lui a échappé. Hormis la garde
alternée et souple que nous voulons, il est bien dans ses baskets. Il n’a pas
eu à changer d’appartement, il a gardé la vue boisée sur le parc. Pendant
que moi, j’aurai les immeubles, lui, il aura les grillons. Son frère habite
dans le coin, il a son boulot, sa voiture, ses parents encore en vie. Et moi ?
Je suis seule.
J’ai bataillé avec l’agence immobilière pour acquérir un logement à
seulement vingt mètres de celui actuel. Idéal pour Milla, tout reste en place
ou presque. Les exigences de nos jours sont aberrantes pour louer quelque
chose, et mon profil de femme handicapée n’arrange pas les choses, au
contraire, mais appuyée d’un ami, mon infirmier, mon pilier ici, je suis
arrivée à mes fins. Alors, oui, j’ai ressenti de la colère. Les larmes
remballées dans un carton, j’ai déménagé. On me demande tellement de fois
comment je fais pour être aussi forte… Je pense avoir trouvé la réponse : je
ne suis pas seule dans ma tête. D’après ma psy, j’ai un imaginaire très
présent. Un imaginaire qui bloque aussi certaines relations. C’est après cette
analyse que j’ai prêté attention à mes pensées. J’entends quelqu’un dans ma
tête. Oh là là, stop. Je ne suis pas folle, rassurez-vous, c’est juste ma
conscience de guerrière qui est là et me dicte les choses, à moins que les
tumeurs cérébrales me fassent déraper. Voilà la raison de ma force. Cette
voix est très réactive face à mon état émotionnel et s’empare vite du mal-
être pour me faire avancer. Vierge ascendant Vierge, je suis moitié sage,
moitie folle.
***
Je reprends le dessus. Je suis presque pressée d’être libre. On me dit
souvent de me reposer, de prendre mon temps, mais moi, du temps, j’en ai
pas ! Alors, vite, je me redécouvre. J’étais enfouie quelque part et cette
séparation n’est que positive, révèle tout mon être et certaines sensations
que je croyais disparues. La vie peut finalement prendre un sens grâce à la
douleur et la détresse. Aujourd’hui, ce n’est plus du sang, mais de l’air qui
coule dans mes veines.
À ce jour, je continue mon combat contre tout. Sur la liste de mes ennuis,
restent trois petits points : la mort…
Où sont passées mes folles furieuses ?
J’ai la tête en vrac en ce moment. Je ne suis même pas sûre que ce soit le
bon terme. Se retrouver seule me paraît parfois insurmontable. Je continue à
croire que la mort serait plus apaisante. En tout cas pour moi. Pour les
autres, ceux qui ont des sentiments pour moi, ils s’en sortiront, avec le
temps, la douleur s’efface, les souvenirs restent. On a beau essayer de me
remonter le moral, il est toujours en berne, et les deux folles que j’avais
dans la tête, ma bonne conscience et ma mauvaise conscience, qui me
parlaient, sont sûrement parties en vacances. Elles ont dû sauter, elles aussi,
le jour du crash avec « crabe air line ». Une remplaçante, la dépression, a
repris le poste et elle n’est pas toujours sympa avec moi, voire destructrice.
Pas toujours aimable, elle me fait sortir de mes gonds. Je voudrais tant
retrouver mes folles furieuses pétillantes qui vivaient en moi. Elles ont
vieilli c’est sûr, ont avancé dans le temps à mes côtés et ont finalement dû
faire un burn out cette fois. Mais me retrouver en permanence seule, vide ou
accompagnée de la méchante remplaçante, ce n’est vraiment pas facile. Je
regrette presque celle qui parfois me minait le moral, mais jamais de
manière aussi destructrice. On avait une bonne cohabitation il me semble.
Sauf que depuis l’enfance, la liste de mes ennuis ne cesse de s’allonger,
d’où le ras-le-bol !
Me quitter devient de la survie, c’est bien là le malheureux constat que je
dois faire. Pour pallier le manque de ma sublime pétillante, on m’a offert
des petites pilules, qui redonnent à mon moral un petit coup de pied au
derrière !
Une histoire d’éléphant rose il paraît… Dose pédiatrique certes, mais je
préfère combattre la méchante, je n’ai pas envie de devenir addict. Elle se
joue de moi chaque jour, je pleure vite et longtemps, ne vois que l’aspect
négatif des choses.
Me voici donc cloîtrée ici dans ce labyrinthe noir d’où j’aimerais sortir. Il
y a des gens qui m’aident sincèrement pour cela. Parfois, on m’apporte des
bonnes surprises, des bonnes nouvelles, et je me sens tout de suite
pardonnée par ma folle furieuse pétillante, trop attachée à mon être. C’est
dans ces moments très précis que j’essaie de m’en sortir, que je fais de la
« mémoire temporifique », je flashe l’instant et me dis :
« Quand rien n’ira plus et que tout sombrera, pense à ce moment
précieux, que personne ne peut t’enlever. »
La liberté de penser, quelqu’un l’a chantée, non ?
Je retrouve des solutions pour renouer avec la gaieté et la folie. Quand
ma tête est remplie de confettis, je danse et j’envoie vite fait ma secrétaire
pessimiste en congés déjà bien payés…
Pourquoi continuer à vivre ?
29 juillet 2015
Un scanner de repérage est au rendez-vous, pour entreprendre un
nouveau programme de radiothérapie, encore un oui !
C’est reparti pour les tatouages, piqûres et séances journalières. Les
métastases du foie ont repris le dessus. Je vais encore au combat, mais
pourquoi ? Pour gagner du temps ? Merci bien ! Je savais en décembre que
je quittais les lasers, mais que j’y reviendrais. Jamais deux sans trois ! On a
fait les poumons, le cerveau, au tour du foie.
J’arrive à saturation…
Je n’ai rien à gagner à continuer à vivre dans cet état, à me fatiguer et
fatiguer sûrement les autres aussi.
Il fut un temps où je me serais traitée de lâcheuse, je l’ai d’ailleurs écrit
dans un chapitre précédent, pour cette même récidive du foie, elle continue
la garce !
C’est le moment de reprendre les choses en main justement. Qui décide,
moi ou le cancer ?
***
Depuis fin juillet, j’ai enchaîné les chimios, les cachets, encaissé une
découverte de fistules à opérer, une rupture. Tout continue de me pourrir,
même le foie se nécrose. Je me suis dit :
« Stop… Ok, personne ne veut de moi, j’ai bien compris. »
Mais comment mourir ? Les veines, les cachets ? Moi, je ne possède pas
d’arme à feu ! On s’organise comment ?
Ne rien oublier, sans rire, après c’est trop tard, c’est mort si je puis dire.
Il faut déjà que je pense à laisser un mot peut-être, par politesse.
Expliquer mon geste, c’est vrai que cela peut être utile pour les autres.
Encore une fois, penser aux autres…
Pour ma fille, je me dois bien de le faire.
Mais le livre est là aussi, bien plus complet qu’un simple mot laissé en
guise d’adieu.
Je me suis dit : « À ceux qui veulent comprendre… Lisez. »
Faut-il se préparer physiquement ou on y va directement, comme ça, dans
sa tenue de désespoir ?
Est-ce utile que je me maquille ? Autant partir avec des beaux yeux.
C’est sûrement ce qu’on dira devant ma tombe : « Elle avait encore un si
beau regard ! »
Rien ne m’empêche de prendre une cuite avant en tout cas ! Demain, il
n’y a pas d’analyses, donc ce n’est pas grave, sauf que je n’ai qu’une bière
au frigo, et un rosé pamplemousse. Avec ça, ce n’est pas gagné.
J’ai bien eu autrefois une caisse de Châteauneuf-du-Pape. Là, ça aurait
été classe !
Je vais partir sur le rosé et les somnifères, la douceur, c’est bien. Partir en
dormant, c’est cool, mais ce qui provoque encore plus l’extase, c’est de
mettre un bon son dans les oreilles.
Les douleurs physiques, j’ai donné, ils vont de toute façon me faire subir
une autopsie ou un truc de ce genre.
Le don d’organes est important, mais les pauvres, ils n’auront pas grand-
chose à en tirer ! Je ne peux même pas faire une bonne action.
Depuis le temps que je veux de vraies vacances. Ma fille m’a dit qu’au
paradis il y fait plus chaud qu’à Montpellier, c’est le moment, ne plus rien
foutre et se reposer. Ça aussi, on n’arrête pas de me le dire : « Repose-toi. »
J’ai bien compris le message, je vais me reposer.
Mais du coup, quelle est la bonne dose de médicaments pour se suicider ?
Je ne veux pas me louper, sinon je vais vraiment souffrir. Une plaquette,
deux, trois ? J’en sais rien moi, en stock je n’ai que deux boîtes. Je peux y
ajouter celle qui m’avait fait couper les cathéters la nuit, souvenez-vous, à
l’hôpital, en sortant de la réa.
C’est une bonne idée, je vais ajouter ça au cocktail. Il faut que je
m’allonge, au cas où, histoire de ne pas me cogner la tête par terre.
Lecteur, adieu. Un jour, on se croisera là-haut, vous me direz : « Hey ! Tu
es la fille qui a la poisse toi, avec la liste d’ennuis la plus longue que je
connaisse ! »
Oui, ce sera moi, et j’aurai sûrement des ennuis là-haut…
L’été 2015
Z-Access
https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi
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