L. Demoulin - Un Jour, Je Serai Une Étoile - Col. (AD)

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Leslie Demoulin

Un jour, je serai une étoile

À Milla, ma fille,
pour que tu ne m’oublies jamais

MICHALON ÉDITEUR
© 2016, Michalon Éditeur
9, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris
www.michalon.fr
EAN Epub : 978-2-34701-592-3
Je suis heureuse et soulagée d’avoir le temps de te dire au revoir, ma
petite Milla, toi qui n’as que 5 ans.
Je voudrais te raconter dans ce livre comment, chaque jour, tu m’as
donné la force d’avancer et de me battre contre ce fichu cancer. Te dire
combien tu es la petite fille que j’ai toujours rêvé d’avoir.
Il y a tellement d’amour pour toi qui coule en moi. La vie ne te fera pas
toujours de cadeaux, mais la force que je pense t’avoir transmise te
rappellera, à toi aussi, qu’il faut se battre, et je sais que tu en es capable.
Mon cœur te demande pardon, Milla, parce que je ne voulais pas
t’abandonner, comme moi je l’ai été.
Savoir que je ne te verrai pas grandir est un supplice de chaque instant,
mais en partageant cette histoire d’amour qui nous lie, j’espère aussi
encourager les autres à lutter, leur faire du bien, et démontrer que même
dans les épreuves, on peut trouver le bonheur.
Avant-propos

Je suis née le 30 août 1981 dans une petite ville de Picardie, non pas sous
X, mais sous Y et, comme ma maman le disait, sous une mauvaise étoile.
Pourtant, je porte un prénom anglophone dérivé du prénom Élisabeth :
Leslie, avec une signification très intéressante : « Dieu est plénitude ».
Bon… pour l’instant, on ne peut pas dire que la vie m’ait fait de cadeaux.
Je suis de taille moyenne, j’ai les cheveux bruns et les yeux marron. Je
ressemble fortement à mon père sicilien, ma mère étant plutôt typée corse :
cheveux châtains et yeux bleu turquoise. J’assume mon corps… pour le
moment. Une taille 40 et un 90D. De quoi réjouir les hommes !
Mon caractère ? Disons que je m’en suis forgé un au fil des épreuves de
la vie. Et il est bien trempé. Avant, j’étais la fille « gentille ». On pouvait
faire ce qu’on voulait de moi. Naïve en quelque sorte. Avec le temps, j’ai
bien changé. Je dis ce que je pense et mes proches me trouvent plutôt cash.
Au premier abord, je ne dois pas attirer la sympathie, mais ça m’amuse.
Ainsi, je tisse des liens uniquement avec ceux qui ont su percer ma carapace
et découvrir l’être drôle, généreux et intense qui se cache derrière. Et je
possède encore bien d’autres qualités, notamment l’optimisme !
Il m’a semblé essentiel de trouver un moyen de me vider la tête après ces
trente premières années très éprouvantes. Pourquoi le sort s’acharne-t-il ?
On dit que la roue tourne, mais quand ? Cela ne m’impressionne pas, je suis
du genre à tout prendre avec le sourire : « En vous remerciant, Madame la
vie ! »
C’est en découvrant mon cancer il y a quelques mois que j’ai commencé
à noircir le papier sur mon lit d’hôpital.
Quand on me demande de résumer toutes mes aventures, je dis toujours :
« J’ai tout vécu, sauf la prison ! », et j’espère que cela n’arrivera pas.
Abandon, adoption, violence conjugale, maladie, en passant par la
liquidation judiciaire de mon entreprise et quelques déceptions amoureuses.
Voici ma folle première vie…
Il est vrai que je ne suis pas une star, mais comme tout être, j’ai besoin
d’affection, j’ai besoin d’exister. Et pourquoi payer un psy puisque certains
« peoples » se mettent à écrire des futilités ou que d’autres encore imberbes,
couverts d’acné et connus grâce à trois pauvres chansons, sortent leur
autobiographie ? À 20 ans ! Mais qu’ont-ils à raconter ? Moi, à cet âge,
j’enterrais mes parents tués par balles. Alors quoi ? Il y a bien plus de
rebondissements dans ma vie ! Allez, c’est décidé, pour la couverture, je me
ferai la fameuse mèche de Justin Bieber ! Mais ça va être compliqué, car la
chimio, ça fait plutôt le look Kojak.
Je crois que ce livre peut être une bonne thérapie pour moi, mais aussi
aider les autres. Ceux qui, comme moi, ont une vie semée d’embûches. Cela
peut paraître étonnant, mais je ne prétends pas avoir mené une existence
horrible, malgré tout. Il faut toujours penser qu’il y a pire, ça fait avancer.
Bon, c’est vrai que j’ai été abandonnée par mon père à la naissance, puis à
10 ans, je me faisais maltraiter par le nouveau. À 20 ans, je me suis
retrouvée orpheline, et mon petit ami de l’époque ne s’est pas gêné pour me
frapper de temps de temps. Après avoir enfin rencontré le vrai grand amour,
j’ai créé mon entreprise. Ouf, une accalmie, mais je suis tombée enceinte
avec un placenta prævia. Puis mon projet de salon de coiffure s’est soldé
par une liquidation judiciaire. Et à 30 ans, on m’a annoncé un cancer
incurable. Alors, oui, la vie ne m’a pas gâtée, mais il y a pire !
Le plus difficile pour moi, c’est de laisser ma fille seule, sans maman, si
je meurs de ce foutu crabe : le corticosurrénalome. Rien qu’à l’écrit, ce
fichu mot prend presque une ligne. Le cancer le plus rare ; tant qu’à faire,
j’obtiens la palme ! Son père me remplacera probablement par une petite
jeunette moins abîmée par les coups de scalpel. C’est donc à ma Milla que
je dédicace ce livre et à tous ceux qui traversent des épreuves. Pour laisser
une trace, pour donner du courage.
Rencontre avec Brutus

J’ai été élevée par ma mère pendant quatre années, aidée par mes grands-
parents maternels, puisque mon père biologique s’est fait la malle à ma
naissance, en bon « super-héros » très ouvert aux femmes qu’il était. Les
rares cadeaux que mon « vrai » père m’ait laissés sont une poupée en
peluche rose que je garde précieusement, ainsi qu’une grande souffrance,
car d’une certaine façon, c’est un peu à cause de lui que ma mère est morte.
Vous me trouvez cruelle ? S’il ne nous avait pas abandonnées, elle n’aurait
pas rencontré mon beau-père et j’aurais une autre vie aujourd’hui aux côtés
de ma mère.
Je n’ai donc jamais connu mes grands-parents paternels. Ma mère
travaillait alors comme vendeuse en prêt-à-porter pour une grande enseigne.
Elle s’assumait et assurait seule, ce qui, dans les années 80, était assez
rarissime. Ma mère était une femme vraiment belle, forte et indépendante.
Je dois tenir d’elle pour le courage. Élevée à la dure avec trois frères et
sœurs, par des parents ayant connu la guerre, j’aime autant vous dire que ça
ne rigolait pas tous les jours pour elle. D’origine corse, avec leur caractère
bien trempé, ils mettaient l’ambiance. Ginette et Fernand ont élevé cette
petite tribu au fond de la Picardie, aux frontières de la Somme, dans une
maison typique du Nord, murs en brique et toit de tuiles rouges. Une
chambre pour les filles et une chambre pour les garçons à l’étage, une autre
pour les parents en bas. Il y avait un grand jardin avec vue sur les pâturages
où, tantôt les chevaux, tantôt les vaches, ratissaient l’herbe trop haute. Tout
autour trônaient de grands noisetiers dans lesquels, enfant, j’aimais grimper
pour surplomber les lieux. Mon grand-père aussi aimait l’escalader entre
deux coups de bêche, mais pour venir me chercher !
Ces moments simples constituent de doux souvenirs de ma jeunesse : une
grand-mère se revêtant chaque jour d’une blouse à l’imprimé vintage qui
ferait fureur aujourd’hui, des toilettes dans un petit cabanon dehors, avec en
guise de chasse d’eau un bon vieux broc. Encore maintenant, je ne suis pas
réfractaire aux arrêts pipi sur le bord de la route, les fesses au vent, une
façon de renouer avec un plaisir d’enfance. Dans le même esprit, j’ai eu
droit au pot avec couvercle dans ma chambre. Mais ça, j’ai laissé tomber. À
cette liste des renoncements, j’ajoute le chant du coq… Être réveillée
chaque matin aux aurores, non merci !
On a beau râler quand on doit passer du temps chez les anciens, il faut
reconnaître que ce sont eux qui nous construisent, eux qui façonnent notre
personnalité. Je garde tant de bons souvenirs de mes grands-parents, de nos
balades en voiture par exemple, dans leur vieille BX couleur bleu de travail
qui se relevait à chaque démarrage, quel plaisir ! Un tour de manège à
chaque coup de clé. Je suis sûre que vous aussi vous aimeriez remonter le
temps et revivre certains moments de votre enfance. Je vous laisse quelques
instants à vos souvenirs…
Quand mes cousines venaient en vacances, nous aimions manger toutes
les fraises du jardin et éclater les tapettes à souris avec des cailloux. Tout
cela faisait enrager ma grand-mère qui nous poursuivait avec son bon vieux
martinet.
Moi, j’ai grandi avec maman dans une petite maison de lotissement plutôt
coquette, avec un petit jardin fleuri et un parc à jeux non loin. J’ai très peu
de souvenirs de cette période, car j’étais trop petite, mais les photos de
famille sont là pour nous dévoiler ce qu’on ignore ou ce qu’on a oublié.
Un peu plus tard, après s’être reconstruite moralement et financièrement,
parce qu’un divorce ça coûte cher, et les dettes de mon père aussi, ma mère
a continué sa vie, avec moi.
Alors que j’avais environ 4 ans, ma mère rencontra celui que j’allais
considérer un temps comme mon « vrai » père, celui que j’appellerai
« Brutus », à une soirée organisée chez une collègue, avec d’autres amis et
de la famille proche, dont ce gendarme… Rencontre fortuite, terrible
coïncidence qui le mit sur notre chemin et provoqua notre malheur, comme
dans les tragédies grecques !
De corpulence moyenne, il avait les cheveux blond foncé, clairsemés,
coiffés en brosse (profession oblige). Il portait barbe et lunettes de vue, look
aviateur, très années 70. Il avait deux styles vestimentaires : uniforme ou
tenue décontractée, avec chemise et jeans, coupe toujours très seventies. Il a
courtisé ma mère et elle a fini par craquer. « Pourquoi ne pas faire un bout
de chemin ensemble ? » se dirent-ils. Ma mère n’avait rien caché à Brutus
de sa première vie, son premier mariage, moi, sa fille. Apparemment, cela
ne le gêna pas puisque quelques mois plus tard, leur mariage fut annoncé.
Le mariage de Brutus, Jacqueline et moi.
Comme à chaque début d’histoire, tout se passa bien. Mais ce père
gendarme, qui avait reçu une éducation militaire, était très rigide. Un
homme irréprochable avec une ligne de conduite, tout comme ses deux
frères policiers. Bref, dans sa famille non plus on ne devait pas rigoler tous
les jours. Et avec un tel bagage, on a du mal à devenir un Bisounours.
Très vite, dans ses yeux, j’ai vu suinter la haine à mon encontre, son
exaspération. De mon côté, la peur s’emparait de moi dès que je le croisais,
dès que j’échangeais quelques mots avec lui… Mais je n’avais pas d’autre
référent, alors je croyais qu’il se comportait comme tous les pères. Et le jour
où j’ai appris qu’il m’avait officiellement adoptée, je fus soulagée. J’ai
souri.
L’enfance

J’ai eu une enfance très difficile, traumatisante même.


Mon nouveau père était intraitable, psychorigide. Les traces de violence,
alors que je n’avais que 5 ans, ont commencé à apparaître sur mon dos.
Lorsqu’une de mes nouvelles tantes, la plus jeune des deux sœurs de mon
père, s’en rendit compte, elle l’interrogea à ce sujet.
Sa réponse : « C’est moi qui ai fait ça ! »
Un véritable choc pour elle. Elle en parla à ma mère immédiatement et
discrètement. Comment pouvait-elle accepter ça ? Je ne saurai jamais, mais
je n’en veux pas à ma mère. Je la connaissais bien. Elle n’était pas
insensible à la violence qu’il me faisait subir, mais les histoires d’adultes
restent un mystère…
J’ai donc reçu une éducation stricte. Je mangeais correctement au
restaurant, me tenais droite et tournais mes spaghettis dans ma cuillère à
soupe comme une grande. De quoi impressionner les voisins de table. Je
goûtais tout. Il me forçait de toute façon si je ne finissais pas mon assiette.
Je ne sortais pas de table en même temps que mes cousins et cousines qui,
eux, s’amusaient. Je prenais une gifle si je ne terminais pas un simple bout
de pain. Souvent, il me tirait les cheveux pour que je maintienne bien ma
tête au-dessus de mon assiette. Et obligation de mettre un tablier.
Quand il m’arrivait d’avoir une angine, petite, et que je ne pouvais plus
avaler, il s’en fichait. Pourtant, ma gorge me brûlait, déglutir était un
supplice. Eh bien, je devais quand même finir mon repas. En pleurant, tant
pis. Il devait croire que je simulais.
Parfois, des coups pleuvaient en douce dès que ma mère partait au travail.
Mais il le faisait aussi en public, sans gêne, dans la rue. Devant la famille,
leurs amis et les miens. Personne n’était d’accord, mais personne ne disait
rien non-plus. Il faisait peur, il était flic, donc chacun ses problèmes et
surtout, il « m’aimait »…
Quelque temps après, mes parents décidèrent de me donner un petit frère.
J’avais 6 ans lorsqu’il arriva dans notre foyer. Je fus déçue, je voulais une
sœur… mais aujourd’hui je ne regrette rien, je l’adore. Il a un physique bien
différent du mien. Il est blond très clair, presque blanc. Les yeux bleu
turquoise de maman et le dur caractère de son père.
Ce père a bien marqué la différence entre lui et moi. Il le laissait
quasiment tout faire. Un jour, des copains m’ont offert un hamster pour
mon anniversaire. Il a fallu que je m’en sépare. Mon frère en a eu toute une
portée. Idem pour les poissons rouges ; pour en avoir un, j’ai dû en offrir un
à mon frère. Quand il a fallu enlever un poisson mort de l’aquarium, c’est
moi qui m’y suis collée. J’étais en pleurs, je ne voulais surtout pas le
toucher. Ce père était à côté de moi et jubilait de me voir en détresse,
l’épuisette à la main. J’avais beau répéter : « S’il te plaît… », rien. Aucune
aide. J’ai dû grandir ainsi, sous cette pression. La boule au ventre en
permanence. Peur des coups, des mots violents. Climat de stress permanent.
Avec le recul, je comprends mieux pourquoi il me détestait tant. Je
ressemble tellement plus à mon vrai père physiquement qu’à ma mère,
comme les photos le prouvent. Pourtant, parfois, il se laissait aller à
quelques accolades, voire des câlins. Un être ingérable.
Je grandissais et devenais une ado avec les soucis qui accompagnent
habituellement cette période. Souvenez-vous de votre acné et de vos
premières peines de cœur, c’est important dans la construction de soi. J’ai
eu un premier petit ami pendant plusieurs mois, mais en cachette. On se
voyait au club de ping-pong où je m’étais inscrite après tant d’années de
judo et une seule année de gymnastique, car mon corps n’avait pas la
souplesse requise. Alors, adieu les barres et la poutre. Mon père était malin,
bien plus que moi de toute façon puisqu’il était adulte et enquêteur. Donc
les cachotteries et les mensonges ne servaient à rien. Et je ne sais pas
mentir, cela se voit illico, mais parfois ça vaut le coup d’essayer. Il fouillait
ma poubelle, lisait mon journal intime. Il savait tout. Du coup, quand je me
suis séparée de ce garçon, il s’est mis à lui parler, comme un ex-beau-père
sympa. Encore une fois, il cherchait à me faire souffrir.
Les amis, je les voyais par la fenêtre le soir. Je leur faisais un petit coucou
en les enviant un peu d’avoir une vie de famille normale avec des parents
attentionnés et aimants.
Le week-end ou pendant les vacances, on pouvait se voir un peu plus et
discuter, sauf quand j’étais envoyée en colo ou en centre aéré. Toutefois, ces
moments m’offraient une échappatoire, et aujourd’hui, je suis contente de
savoir camper et faire mes brochettes de chamallows sur une branche
d’arbuste. Prête pour Koh-Lanta !
Pas le droit de sortir les soirs d’été, pas le droit de recevoir un appel.
J’étais réprimandée pour un rien. Pour son gant de toilette que j’avais fait
tomber une fois par terre, bing ! une gifle. Les disputes éclataient ensuite
entre ma mère et lui. Des tensions permanentes.
Enfant, mon petit frère était pénible. Il abusait de son statut de chouchou.
Mal à l’aise dans cette famille, je m’isolais, aussi souvent que je le pouvais,
dans ma chambre. C’est-à-dire, dès que je rentrais de l’école ou à tout autre
moment. Je ne descendais que pour manger et je remontais aussitôt après,
seule dans ma bulle. Et je les imaginais divorcer ou que lui meure. Tels
étaient mes rêves d’enfant.
Pour échapper un peu à cette torture mentale, j’écrivais des poèmes,
écoutais de la musique, pas trop forte, car la fois où j’ai augmenté le
volume, il est venu chercher le poste, m’a attrapée par les oreilles et les
cheveux et m’a secouée dans tous les sens. Confisquée un mois la musique.
Je me suis inventé un monde féerique avec mes Barbies, alors oui,
j’avoue, j’y ai joué jusqu’à mes 16 ans, à l’âge où je roulais aussi des pelles.
Je refaisais discrètement le scénario d’Hélène et les garçons et, quand
quelqu’un rentrait dans ma chambre d’un coup, sans frapper, je les
planquais vite fait sous le lit. Je pense qu’on m’a surprise plus d’une fois,
car je n’étais pas assez rapide. Ce fut plus facile par la suite, car mes parents
achetèrent une maison à la campagne et, grâce à l’escalier qui grinçait,
j’arrivais à anticiper leurs intrusions.
Il est clair que je voulais être tranquille dans ce lieu, mais mon frère se
chargeait de venir y mettre le souk. Je lui disais de sortir, ce qu’il ne faisait
pas. S’ensuivaient des affrontements. J’étais obligée de le tirer par les pieds
ou les cheveux pour qu’il sorte. Pas si facile parce que le petit malin
s’accrochait, notamment au pied du lit qu’il traînait jusqu’à la porte. Mon
père arrivait en hurlant : « Laisse-le dans ta chambre, il ne fait rien de
mal ! »
Je m’exécutais, appeurée. Il avait encore gagné. Ils ne comprenaient pas,
tous, que je ne voulais pas les voir, sauf maman bien sûr. Je voulais être
tranquille, du moins dans ma chambre, alors j’évitais au maximum les
conflits et les coups. Étais-je née sous une mauvaise étoile ? Je crois que
oui, et aujourd’hui encore, rien ne va mieux.
J’ai grandi à Laon, à la gendarmerie, là où les femmes au foyer guettent
derrière leurs carreaux les faits et gestes de cette communauté. Laon est une
jolie ville historique. Il y a peu, j’y suis retournée après des années sans y
avoir mis les pieds. Les souvenirs m’ont explosé au visage.
La vie, le collège, les garçons, les bêtises… J’ai bien été collée une fois,
mon dieu, j’étais tellement effrayée à l’idée que mon père l’apprenne. Ce
qui arriva, puisque les surveillants se chargeaient d’envoyer un mot chez
nous. J’ai passé un très mauvais quart d’heure, et quand mon père a vu la
lettre, il m’a littéralement défoncé la tête. C’est le mot. Comme à chaque
fois qu’il me frappait, je faisais pipi dans mon pantalon. Je me prenais des
revers en pleine face. Parfois, j’arrivais même au collège le nez en sang.
Mes copines me soutenaient et m’emmenaient voir l’assistante sociale, mais
comme les femmes battues, je préférais laisser couler de peur des
représailles. Je savais qu’en rentrant, ce serait pire. J’ai déjà composé le
numéro SOS enfant battu, j’ai toujours raccroché.
Pour éviter les punitions, sur le cahier de liaison, j’imitais sa signature. Je
me suis fait prendre, j’ai ramassé, mais bon, cette fois, je l’avais cherché.
Mes parents n’avaient pas beaucoup d’amis – Brutus était peu apprécié –,
mais maman parvenait à les voir parce que les gens l’adoraient. Pétillante,
drôle, elle aimait recevoir. Comme on dit chez nous, elle se décarcassait !
Les scandales de Brutus mettaient tout le monde mal à l’aise. Il prenait
plaisir à me critiquer et provoquait ainsi un long blanc (il savait pourtant en
rencontrant ma mère que j’existais). Par exemple, il imaginait pour moi un
avenir doré : « Tu finiras en prison ou pute ! »
Sympa ! Que pouvais-je répondre ?
Heureusement pour moi – même si je ne ferai pas médecine –, je m’en
sortirai bien mieux qu’il ne le pensait. Je me suis accomplie dans la
coiffure, la seule place où je voulais être et où j’ai tout réussi du premier
coup, avec mention. Ça fait toujours plaisir !
Il avait aussi la fâcheuse habitude de se moquer de moi devant les gens,
pour des broutilles, alors que je n’avais que 15 ans ! Les gens étaient plutôt
gênés pour lui, je pouvais lire dans leurs yeux leur soutien.
Bien sûr, mon frère fut collé lui aussi. Plusieurs fois, et bien plus encore,
il a été renvoyé de deux collèges avec avertissements, mais sur ce point-là,
mon père était assez « juste » et mon frère prenait une raclée. Mis à terre, il
était roué de coups de pied. Mais ça devait le ronger de remords après, car
c’était « son » fils.
En faisant des différences entre nous, il voulait, je pense, me blesser
encore plus.
À 14 ans, j’ai eu droit à une claque du revers de la main. Pourquoi ? Juste
pour m’être lavée les cheveux une fois de trop à son goût.
– Tu te laves encore les cheveux ?
– Je les ai lavés il y a deux jours.
Il a attendu que ma mère parte travailler. Vicieux personnage !
– Ne me réponds plus jamais sur ce ton !
Vous imaginez bien que mon intonation était apeurée et non provocante.
Des exemples comme celui-ci, j’en ai à la pelle.
Dans notre nouvelle grande maison de campagne, pleine de charme et
située en bordure de bois, il y avait un gros rhododendron qui trônait au
milieu et servait d’arrière-plan pour toutes les photos souvenirs. Les
anniversaires, les communions, les barbecues. On faisait semblant d’avoir
l’air heureux.
Ma nouvelle chambre était immense, elle faisait tout le dessus du garage.
Une sorte de petit studio. J’allais pouvoir tourner les meubles dans tous les
sens !
C’est vrai que la vie à la campagne isole un peu, on est loin de tout, pas
même une boulangerie dans le village. Alors, comme j’attaquais ma
première année de coiffure, papy et mamie m’offrirent un scooter pour me
rendre jusqu’en ville pour travailler. Ah, la liberté !
Je n’ai pas été une ado sage. J’ai désobéi tellement de fois ! J’ai fait vivre
à mes parents des moments de stress. Était-ce inconsciemment pour me
venger ? Je ne sais pas, car je ne cherchais pas non plus le conflit, mais
toutefois, je méritais certaines punitions. Je n’aimerais pas que Milla fasse
les mêmes bêtises. Quand j’avais l’autorisation de sortie de 21 heures, je ne
rentrais que le lendemain. Sans prévenir évidemment. J’ai fugué, pas
longtemps, car mon frère a révélé ma cachette, mais quelle peur ma mère a
dû avoir. Et je savais que j’allais prendre cher, mais tant pis, je tentais
l’expérience. J’avais repéré quelles marches de l’escalier couinaient et,
quand je rentrais en pleine nuit, je me servais de cette technique pour rester
discrète. Au petit matin, mon père arrivait en furie, ouvrant violemment la
porte. Mon sang ne faisait qu’un tour. Il se glaçait ! Les enfants qui
grandissent dans un contexte de violence comme le mien partent souvent en
vrille. Mes petits copains me disaient de rester encore, je restais. J’étais
tellement naïve et jeune. Je me suis fait larguer de nombreuses fois, les
hommes préfèrent les filles de caractère !
Ma famille n’avait pas une bonne image de moi, car contrairement à mes
cousins et cousines qui fréquentaient depuis des années la même personne,
moi je papillonnais. Pas beaucoup de copines, mais plein de petits copains.
De ce fait, j’ai acquis une expérience non négligeable. Finalement, bonne
trajectoire amoureuse.
La vie a continué ainsi avec son lot de souffrances… Quel autre rêve
pouvais-je avoir que celui du divorce de mes parents ? Celui d’avoir enfin
18 ans.
Mes 18 ans

30 août 1999. J’avais tellement attendu cet instant, depuis tant d’années.
Enfin la liberté ! Symbole d’indépendance ultime à mes yeux, j’étais ravie
de ne pas habiter aux États-Unis où la majorité est à 21 ans.
Pour ce jour si particulier, une fête fut préparée en mon honneur. La
pelouse avait été fraîchement tondue par mon père et un barnum blanc avait
été installé dans le jardin pour l’occasion, le tout accessoirisé avec des
tables rondes et des chaises blanches. Accrochées au plafond de la tente, les
guirlandes lumineuses créaient une atmosphère intime et festive à la fois, et
les reflets des boules à facettes éclataient en mille étincelles sur les murs.
Organiser ses 18 ans, ça demande du travail, quand même, mais je fus bien
aidée par maman. Ensemble, nous installions nappes et bougies sur chaque
table, et papa gonflait les ballons, car j’avais toujours peur qu’ils m’éclatent
au visage.
Toute la famille était là, le garçon que je fréquentais depuis quelques
mois fut même autorisé à venir. À jour exceptionnel, repas exceptionnel.
Pour nous, c’était le couscous. Oui, je sais, rien de très gastronomique, mais
il est présent à chaque célébration. Depuis le mariage de mes parents, le
couscous est notre foie gras, et j’en raffole toujours autant ! Mon père
possédait une sono qu’il installa pour moi sous la tente. Pas d’anniversaire
sans dancefloor. À la fin des années 90, les tubes mettaient le feu et je les ai
d’ailleurs toujours dans mon iPod. Ils me permettent aussi de me rappeler
ce jour.
Tout était bien en place, champagne au frais, petits fours dressés sur les
plateaux. Il était 20 h, les premiers invités arrivèrent.
Nous étions environ 35 personnes pour célébrer ce jour glorieux. Fiers de
me voir si grande déjà, mes parents trinquèrent au temps qui passe si vite.
Le ciel étoilé me rappela que la nuit était déjà bien avancée. L’obscurité
donnait un air plus romantique à mon anniversaire. Avec mon amoureux à
mes côtés, je savourais cette soirée inoubliable en trinquant moi aussi.
L’heure du gâteau arriva, j’avais toujours adoré le bavarois aux
framboises. Il me piqua presque la vedette avec ses bougies feu d’artifice.
Après l’avoir goûté, j’ouvris mes cadeaux. Il était tôt le matin, nous étions
tous épuisés, certains invités dormaient même à la maison. Je me laissai
tomber de tout mon poids sur mon lit. Je n’oublierai jamais mes 18 ans.
Cette soirée fabuleuse, pleine d’émotions et d’amour. Ce rêve que mes
parents m’ont offert est gravé à jamais. Le sommeil me gagna, je
m’endormis…

***
Le lendemain, enfin, quelques heures plus tard… Dring ! Le réveil sonna,
nous étions bien le jour de mes 18 ans et j’ouvris les yeux sur la réalité de
ma vie. Franchement, vous avez vraiment cru que Brutus pouvait être aussi
sympa et aimant ? Non. Ce n’était qu’une illusion.
Cette journée fut plutôt un cauchemar. Mais en attendant, j’essayai de
profiter de ce jour marquant, libre de dire non, libre de décider !
Prête à aller travailler, je descendis, sûre de moi. Je pris rapidement vite
fait mon Nesquik adoré, fidèle compagnon du matin. Ma mère et mon frère
me souhaitèrent un joyeux anniversaire, mais le calme fut de courte durée.
Les vraies festivités commencèrent.
Après une dispute parentale entre deux tartines, ce méchant bonhomme
m’a repris les clés de la maison et m’a foutue dehors. J’ai été éjectée.
Sacrée liberté pour le coup ! Je suis restée comme deux ronds de flan. Le
jour de mon anniversaire ! Pas d’explications, c’était comme ça, on se
débarrassait de l’être de trop. Mais au fond, je crois que cette surprise
matinale m’arrangeait. J’ai pris mon sac à main et toutes mes larmes pour
aller travailler au salon. Arrivée là-bas, j’ai fait bonne figure. Ma patronne
de l’époque, une sorte de mentor pour moi, a vite remarqué que ça n’allait
pas et m’a poussée à me confier. Une longue conversation, elle m’a écoutée,
elle a joué la psy amicale. Je ne savais pas où dormir ce soir-là, mais j’étais
fière, alors j’ai refusé son invitation chez elle. Je pensais que je pourrais me
débrouiller.
J’ai tourné dans la ville, alors que c’était quand même mon anniversaire
ce jour-là, merde ! Quelle journée ! J’appelai donc un de mes meilleurs
amis, Hamid.
J’ai peu d’amies, je me sens bien plus proche des garçons, et ce depuis
toujours. Et l’amitié garçon/fille existe vraiment. De ce côté, j’ai trouvé la
meilleure épaule qui soit : Hamid. Nous nous connaissons depuis que j’ai
16 ans. N’importe où, n’importe quand, il est là pour moi et moi pareil. Je
l’aime et je tiens à lui sans ambiguïté, contrairement à ce que beaucoup ont
imaginé à l’époque. Nous étions en effet toujours ensemble et cela faisait
jaser. À aucun moment de notre relation nous n’avons eu l’envie de franchir
le cap. Jamais. Alors, oui, on peut dormir avec un ami sans qu’il ne se passe
rien, oui, on peut se câliner, se réconforter, sans aller plus loin. Nous avons
vécu tellement de choses inoubliables. Il m’a apporté dans ma fougueuse
jeunesse un recadrage paternel bien plus doux que celui de Brutus. Avant,
j’étais fofolle ! On m’appelait Bohème. Hamid a sept ans de plus que moi,
il était bien plus avancé dans sa vie professionnelle, animateur en centre
social à cette époque. C’est peut-être ça qui l’a attiré chez moi, mon côté
« cas social » ; il voulait me sauver. Quand on se retrouve le soir, autour
d’un repas, le menu est toujours le même : saumon, Sauternes. C’est le côté
fin gourmet de mon Hamid. Toujours la même destination de vacances
aussi : Saint Trop’ ! C’est son côté enfantin qui aime baver devant les
yachts et les cafés à 10 euros. Lui, on l’appelait « Hamid la chance », mon
opposé !
Mais Hamid était en déplacement ce soir-là, je frappai donc à la porte de
Mathieu.
Je l’ai connu dans ce salon où je passais mon brevet professionnel, fidèle
client de mes ciseaux, moi qui le croyais bien casé, il était célibataire. Un
super beau gosse, grand, sportif, brun aux yeux bleus. De coupe de cheveux
en coupe de cheveux, nous avons flirté, une histoire d’amour et surtout
d’amitié est née par la suite. Oui, je me fais jeter souvent, mais je reste
toujours amie avec mes ex.
Les bras ouverts, il m’a accueillie chez lui comme si je lui avais permis
de faire sa bonne action de la journée, il était heureux de pouvoir m’aider. Il
vivait encore chez ses parents, malgré ses 25 ans bien tassés. Mais bon, pas
encore prêt à quitter le nid. Nous étions tous réunis autour de la table pour
déguster un bon repas, alors, mes tensions de la journée s’apaisèrent. J’étais
gênée d’être là à cause d’un schéma de vie si honteux à mes yeux, même si
les gens étaient plutôt attristés pour moi et compatissants. Il m’installa un
couchage supplémentaire dans sa chambre et je m’endormis, ou presque.
J’étais très agitée… puisque le lendemain, je passais mon permis de
conduire.
Comme à chaque examen, j’avais la boule au ventre. Mon tour arriva. Je
m’installai, bouclai ma ceinture et vérifiai les rétros. Hormis un rond-point
pris en troisième, tout se déroula bien ! J’avais une solution d’hébergement
d’urgence pour le soir, et au cas où, ma voiture. Ma petite Corsa noire
m’attendait sagement dans le garage de la maison. Lorsque j’ai obtenu mon
CAP en candidat libre, je me suis acheté cette voiture. Je me la suis offerte
avec mes salaires d’apprentie et après avoir rendu la Panda que des amies
de maman m’avaient prêtée. Mignonne comme tout, mais le klaxon se
déclenchait quand je tournais le volant, (ce qui n’est pas discret dans les
villages), les essuie-glaces ne fonctionnaient pas, et la musique, c’était mon
baladeur laser branché sur les enceintes et posé sur le siège passager.
L’instructeur ne tint pas rigueur de ma faute et j’obtins mon permis, du
premier coup donc ! Il fit tout de même une moue en voyant ma photo
d’identité prise avec des lunettes de soleil sur la tête et me le fit remarquer
d’un ton narquois. Aujourd’hui, je prends encore certains ronds-points en
troisième…
Mathieu me proposa à nouveau son hospitalité pour le soir, il était si
généreux. J’avais pourtant un petit ami officieux à l’époque, une relation
« ensemble, mais pas ensemble », assez compliquée, bref, uniquement
basée sur le sexe. Bien trop honteuse et certainement trop fière, je n’ai pas
osé lui demander de l’aide. La solution voiture existait toujours, bien
d’autres l’ont fait et le font malheureusement chaque jour.
J’appelai maman pour la rassurer et lui annoncer que j’avais obtenu mon
permis de conduire. Heureuse pour moi et soulagée, je la sentis tout de
même triste et désemparée. Nous étions très proches, on s’appelait plusieurs
fois par jour, mais en même temps nous étions très peu démonstratives,
nous ne partagions pas nos émotions, je n’ai pas été éduquée à dire « je
t’aime ». Je suis sûre qu’elle aurait aimé m’entendre le lui dire.
La matinée passa. Je coupai, colorai et frisai les cheveux. J’enchaînai les
clientes quand une bonne fée entra. Grâce à ma patronne, qui lui avait parlé
de mes soucis la veille, elle me proposa un hébergement.
Cette cliente possédait un restaurant à deux pas du boulot et m’offrit une
chambre à l’étage. Elle était si gentille : pas de loyer réclamé, c’était de bon
cœur. Provisoire, certes, mais de bon cœur.
Le début de l’indépendance, la vraie. État des lieux : un clic-clac, un
lavabo et une armoire. Il y avait l’électricité, mais pas l’eau chaude, je me
lavais donc à l’eau glacée, ça raffermit, il paraît. Pas de plaques de cuisson
non plus, je mangeais matin et soir des céréales avec du lait à température
ambiante. Le midi, je m’autorisais un plat plus savoureux au travail. Dures
conditions, mais j’étais libre. Je m’offrais parfois un petit plaisir, une
délicieuse salade du resto d’en bas, et Hamid était toujours là avec son
menu gastro pour me remonter le moral.
Je retournai chez moi le lendemain soir pour aller chercher quelques
affaires, des vêtements, mes cours du CFA et surtout ma musique. Je
chargeai ma voiture devant l’indifférence de mon père et les pleurs de ma
mère. J’avais beau lui expliquer avec douceur que de toute façon, j’aurais
pris mon envol, elle me répondit : « Oh oui, mais pas comme ça. »
C’est vrai que normalement les choses se font par étapes, mais on n’est
pas dans la normalité sous les ordres de Brutus. Mon frère était encore très
jeune, c’est pour cela aussi qu’elle est restée. Une bonne mère. Elle savait
que j’allais m’en sortir, pas d’inquiétude, j’avais un mental d’acier. Elle me
rendit bien sûr des visites le cœur lourd, quand elle voyait mes conditions
de vie sommaires. Mais moi, j’étais bien. En toute tranquillité, et libre
surtout, je pouvais faire la fête à présent. Je devins une vraie clubbeuse à la
longue.
Voilà comment débuta ma deuxième vie. J’avais 18 ans et deux jours et
l’indépendance que j’attendais tant. Merci Brutus.
Mes 20 ans

À part m’éloigner et vivre ma vie, que pouvais-je faire de plus ? Personne


n’avait jamais bougé pour me venir en aide. Une famille choquée et
embarrassée, certes, mais qui n’a rien fait pendant quinze ans. Quinze
années à subir une pression psychologique et physique…
Je ne sais pas comment maman a fait pour le supporter tout ce temps.
Quelle injustice ! Elle ne devait pas être heureuse à ses côtés. J’espère
toutefois qu’elle l’a été un peu, au début.
Que de mauvais souvenirs. Le soir de Noël de l’année 2000, il s’en est
pris à moi parce que mon compte était à découvert, une dispute si violente
que j’ai dû m’enfuir en courant dans les bois – il avait pris mes clefs de
voiture – dans les bois pour lui échapper. Un Noël qui tournait au
cauchemar… Je suis partie me cacher, mon cœur battait si fort, je n’osais
plus bouger. Il m’a suivie, accompagné de son frère, criant mon prénom,
mais je n’ai pas répondu. Une fois hors de ma vue, j’ai téléphoné à Hamid.
Sitôt dit sitôt fait, il est venu me chercher pour fêter Noël entre copains.
Quelques mois après cet épisode, je fêtais mes 20 ans. Déterminée à ne
pas rater cet anniversaire, je décidai d’organiser avec Mathieu un rallye sur
le thème du cochon. Allez savoir pourquoi, je ne sais pas. Les invitations
furent envoyées, la salle du centre social de mon ami Hamid réservée. Sur
notre feuille de route, nous avions inscrit des animations diverses (énigmes,
jeux de société…), agrémentées de caricatures de cochons. J’adore
organiser des soirées, des fêtes, des repas… Je tiens cela de maman. Ce
soir-là, Brutus était de bonne composition, il savait de temps en temps être
généreux et gentil.
Point de départ de cette chasse au trésor : la cathédrale de Laon. Point
d’arrivée : la salle de réception. Les spots et la piste de danse étaient bien
réels cette fois. Mes parents, fraîchement séparés le temps d’un « break »,
comme ils disaient, faisaient équipe séparément. Ma mère était avec sa
meilleure amie et mon père avec mon frère pour un duo de choc. Tous mes
invités étaient là, les élèves de mon groupe de danse rock, devenus des
amis, nous avaient rejoints aussi. Passionnée par cette danse, je l’enseignais
dans une MJC tous les jeudis soirs. J’aime autant vous dire que les jupes ont
tourné à ma soirée d’anniversaire ! Tout le monde dansait, quel que soit
l’âge.
Ce fut une journée vraiment super et ensoleillée. Mathieu et moi avions
assuré. Placer les repères et cacher les trésors nous avaient demandé
plusieurs mois de préparation. Mais en retour, j’avais été bien gâtée, mes
amis m’avaient offert une journée mémorable et une multitude de cadeaux
sur le thème de la mer, mon obsession déco du moment. Je voulais
d’ailleurs partir vivre à Arcachon à l’époque, j’adore cette région et mes
souvenirs laissés sur place. Vivre au bord de la mer a toujours été dans un
coin de ma tête, sur un bateau, ce serait vraiment top !
Entre mes 18 et 20 ans, j’ai quitté ma chambre de bonne et déménagé
quatre fois. Une fois, j’ai été un peu contrainte, car j’avais adopté un chien
et, dans mon contrat de location, c’était interdit. Mais j’en garde un bon
souvenir, Hamid m’a aidée à faire un « déménagement foutoir » : rien
d’emballé, pas de cartons, on a tout mis dans nos coffres de voitures, à
l’arrache, comme si je me cambriolais. On en rit encore.
J’étais plutôt quelqu’un qui ne respectait pas trop les règles, du moins qui
avait du mal avec l’ordre. Je voulais vivre tout à fond, et souvent à contre-
courant. J’aimais faire les choses sur un coup de tête et je n’étais pas un
ange, la liste de mes conneries est longue, mais je l’assume. Ce sont ces
bêtises qui font la personne que je suis aujourd’hui. On grandit de ses
erreurs.
À 20 ans, j’étais donc moins extravertie, je m’assumais, je travaillais et
j’avais même un très grand duplex. Le mercredi, je donnais des cours de
danse supplémentaires aux ados du centre social. Le week-end, j’étais avec
mon vrai petit ami officiel, commercial et stable, enfin, presque stable.
J’ai eu un vrai coup de foudre pour cet homme. Je m’en souviens comme
si c’était hier. Une rencontre à une soirée avec des amis, un grand classique.
Quand j’ai vu Christophe, tout est devenu flou autour de moi. Le coup de
foudre, ça existe vraiment. Je ne voyais que lui, sur l’air de la chanson « Je
te survivrai », et on ne s’est plus quittés pendant cinq ans. Encore un beau
brun, pourtant, j’ai un faible pour les roux et leurs taches de rousseur. Lui
était plus typé méditerranéen, pas très grand, les yeux marron. De
tempérament calme. J’étais pour lui comme un vent de fantaisie. Totalement
l’inverse de son caractère. Son côté un peu ringard m’apaisait, me rassurait.
Les opposés s’attirent. Fils unique, bien sous tous rapports, le chouchou de
sa maman. Attentionné et poli, le gendre idéal. Toutefois, il y avait une
ombre au tableau. Sous toutes ses qualités, se cachait de l’impulsivité.
Lors d’une dispute, il m’envoya un pot de fleurs derrière la tête. Un geste
regretté illico, il se jeta sur moi avant que je ne tombe dans les pommes et
se confondit en excuses. Au vu de l’hématome sur ma nuque et rongé par le
remords, il m’emmena aux urgences. Rien de grave à constater hormis une
bosse.
Les autres coups, parce qu’il y en a eu d’autres, furent espacés de
plusieurs mois. Dans ma vie, j’en ai reçu beaucoup, mais quand ils viennent
de votre amoureux, c’est encore plus douloureux. Comment avait-il pu agir
ainsi alors qu’il savait ce que j’avais vécu ? Bien sûr qu’il regrettait à
chaque fois, versait quelques larmes, mais quand le mal est fait, c’est trop
tard. Une gifle, une morsure, un coup de boule un matin au petit déj, alors
que j’étais encore endormie, la tête dans mon Nesquik, ça réveille ! Nous
avons avancé ainsi pendant cinq années. De Reims, nous avons acheté un
appartement à Laon, où je travaillais depuis peu, débauchée de ma franchise
pour aller rejoindre mes amis d’enfance coiffeurs. Des amis qui
remplacèrent la famille. Je les connais depuis mes débuts dans la coiffure,
rencontrés à la même époque que Hamid, soit presque vingt ans d’amitié
aujourd’hui. Des gens formidables.
La fausse séparation

Avant que mon père n’accepte la rupture « provisoire » dans sa tête, il a


fait vivre à ma mère un enfer. Brutus avait la caboche qui explosait parfois
et il ne valait mieux pas être dans le coin quand cela arrivait. Ma mère m’a
raconté qu’un soir, alors qu’elle sortait de la douche, il l’avait attrapée par
les cheveux et traînée jusqu’au lit. Il l’avait ensuite violée en maintenant un
couteau sous sa gorge et en la menaçant : « Si je veux, je te tue là,
maintenant ! »
Elle avait pleuré, assise sur son lit, attendant un moment d’inattention
pour s’enfuir et était partie se réfugier chez une voisine. Elles avaient
appelé la police qui était arrivée suivie de mon oncle, agent lui aussi. Mais
la conversation n’avait pas porté sur le viol. Un débat s’était installé sur le
port d’armes de mon père et sur celui qui en aurait la garde. Ce fut
finalement mon oncle.
Cette histoire m’avait glacé le sang, je voulais tant qu’elle le quitte,
qu’elle se mette hors de danger. Ce soir-là, ma mère comprit qu’elle ne
serait jamais épaulée par qui que ce soit et décida de prendre un
appartement. Mais mon frère, âgé de 14 ans, choisit, lui, de vivre avec
Brutus pour veiller sur sa personne. Fréquemment, notre père menaçait de
se suicider. Mon frère se levait parfois la nuit à cause de bruits suspects. Il
surprenait notre père une corde à la main. Tout cela était très perturbant,
mon frère ne dormait plus et enchaînait les mauvais résultats à l’école.
Brutus n’acceptait pas la séparation, qu’il appelait un « break » ; il
voulait se faire pardonner et reconquérir ma mère, et pour cela, il l’aida à
aménager son appartement. Le mien était à quelques mètres seulement.
Trop pot de colle au goût de ma mère, qui entendait bien tourner la page,
elle refusa son invitation un soir à dîner, mais accepta la mienne d’aller
jouer au bowling avec mes copains du club de rock. Un peu d’oxygène et
des rires. Je n’imaginais pas le cadeau qui nous attendait en rentrant.
Accompagnée de Mathieu, je déposai maman en bas de chez elle.
Soudain, mon père passa en voiture, il semblait rôder depuis un moment. Il
se gara tout près de nous. Il sentait fort l’alcool. Dans un état second, les
yeux injectés de sang, il insulta ma mère, la traita de menteuse. Ma mère
avait beau essayer de calmer le jeu, elle se prit une gifle. J’attrapai aussitôt
mon téléphone et appelai la police. Ma mère tournait autour de la voiture
pour lui échapper. Je m’apprêtais à descendre du véhicule quand il referma
violemment la portière sur mes jambes. Mathieu essaya de les séparer, mais
Brutus était plus fort que lui. Le tapage avait alerté les voisins. L’image
restera gravée à jamais dans ma tête, ils étaient là, appuyés sur le rebord de
leur fenêtre, à regarder le spectacle sans bouger !
Heureusement, un jeune homme courageux, et moins fluet que Mathieu,
vint à notre secours et se battit contre mon père. Merci à Dieu de nous
l’avoir envoyé. Entendant la police arriver, Brutus se calma et reprit sa
voiture. Ma mère et moi étions apeurées, tremblantes, en larmes et pleines
d’ecchymoses. La police nous emmena à l’hôpital pour constater les coups
et être soignées avant de porter plainte. Porter plainte contre son père !
C’est quand même fou ! Personne ne devrait vivre cela. Un père protège,
aime, soutient. Brutus, c’était l’enfer au quotidien.
Des cheveux arrachés, des hématomes sur le corps et le visage. La liste
était longue pour une seule soirée. Je n’arrêtais pas de pleurer, assise sur les
draps blancs des urgences. Ma mère essayait de me consoler comme elle
pouvait, on se serrait l’une contre l’autre. Les blessures physiques
s’effacèrent avec le temps, mais pas les psychologiques. Mathieu et ses
parents nous offrirent encore une fois leur hospitalité pour la nuit. Il était
tard et il était bien trop risqué de rentrer chez nous. La nuit fut agitée, à
chaque bruit suspect, je sursautais, je l’imaginais errer dehors et nous
traquer encore.
Christophe n’étant pas là au moment du drame, je l’avais informé par
téléphone dès le lendemain. Il vint jouer les gardes du corps au cas où.
Mais je frémissais à chaque fois que mon interphone sonnait et, depuis
mon petit balcon, rasant les murs, j’essayais de voir qui était en bas avant
d’ouvrir. Je dormais d’un œil avec une barre de fer sous l’oreiller et ne
sortais jamais sans un copain à mes côtés.
Ma mère qui essayait d’oublier alla jusqu’à pardonner, pour calmer le jeu,
je pense. Elle me demanda même de retirer ma plainte. Une plainte qu’il
avait fallu saisir deux fois, car la première avait disparu…
Finalement, j’ai accédé à sa demande, pour elle, pour lui faire plaisir et
apporter de l’apaisement dans toute cette histoire. Je dus revoir mon père
venu s’excuser et me remercier d’avoir annulé ma plainte. J’étais
accompagnée de mon petit ami et d’un copain. Je ne voulais pas prendre de
risque. J’étais écœurée, indignée et obligée de l’écouter me faire part de ses
remords dans le creux de mon oreille. Je me disais que jamais je
n’oublierais ce qu’il nous avait fait subir.
A-t-on forcément une responsabilité dans tout ce qui nous arrive ?
Attirais-je les personnes nuisibles ? Je n’en veux plus aujourd’hui à ceux
qui m’ont fait du mal ou m’en font encore, je n’ai plus de colère. Mais le
pardon ne m’empêche pas d’avoir acquis un caractère de guerrière !
Ce soir-là

Le 7 février 2002, je m’apprêtais à partir travailler – j’habitais à Reims et


avais un poste de polyvalente en franchise, sur deux salons du centre-ville –
quand mon téléphone sonna. Il devait être environ 10 h. Mon petit frère
m’informa, très inquiet, que Brutus n’était pas rentré de la nuit. Il avait
essayé de le joindre sur son portable, ainsi que ma mère, mais sans succès.
J’appelai au travail de maman, on me dit qu’elle ne s’était pas présentée le
matin.
Là, je paniquai. Ma mère était une sacrée bosseuse. Il lui fallait au moins
40° de fièvre pour ne pas aller travailler, et encore. Même avec un plâtre
elle bossait, alors, j’étais très inquiète. Ses collègues l’étaient tout autant
que moi. L’une d’entre elles préféra aller vérifier sur place.
L’appartement était à dix minutes à pied de son lieu de travail.
De mon côté, j’appelai Hamid et lui demandai de se rendre sur place
illico, puisqu’il me fallait presque une heure de route pour y aller. Mon
frère, resté à la maison, prit son vélo et fit les quelques kilomètres qui le
séparaient de l’appartement de maman.
Les voitures étaient bien là, garées, en bas. Ouf ! On imagina qu’ils
avaient passé la nuit ensemble et que le réveil n’avait pas sonné. La
collègue de maman, Hamid et mon petit frère sonnèrent à l’interphone.
Personne. Par sécurité, ils appelèrent les pompiers.
Quand j’arrivai sur les lieux, ils étaient en train de briser la vitre du
dernier étage pour entrer, toujours sous le regard curieux de ces maudits
voisins. Je croisai mon frère en bas en état de choc et en larmes. Je ne
comprenais rien, je montai les escaliers à bout de souffle. J’étais comme
dans un film. On me fit asseoir chez la voisine du même étage et j’attendis
les réponses à mes questions. On ne me disait rien. Ils avaient tous des
visages lugubres.
– Mais quoi ? Que se passe-t-il ? Dites-moi !
– C’est fini Leslie.
– Fini quoi ?
– C’est fini. Ils sont morts. Tous les deux. Le sol s’ouvrit sous mes pieds.
– C’est pas vrai ? Comment ?
Défilaient devant mes yeux les pompiers, les gendarmes, les journalistes
et la morgue. Je tournai la tête, je vis passer deux sacs plastique sur deux
brancards. C’est d’ailleurs l’image qui ferait la couverture du journal local.
On nous emmena, mon frère et moi, au poste de police, pour les
dépositions. Comment expliquer ce que j’ai ressenti ? Il n’y a pas de mots.
Je suis morte cent fois cette journée. Je les suivis tel un zombie.
Les faits étaient là : sept balles pour ma mère, la huitième du chargeur
pour la bouche de mon père. Quel massacre ! Et le pauvre officier qui
essayait de nous l’annoncer avec délicatesse. Moi qui n’avais que 20 ans et
mon frère 14. Deux orphelins à présent. La procédure commença, on me
demanda de reconnaître les alliances et l’écriture des lettres laissées par
mon père. Deux missives : une sur les directives à suivre et une autre écrite
entre deux actes pour expliquer son geste. J’acquiesçai par un mouvement
de tête. On me donna un sac plastique avec quelques effets personnels
retrouvés sur les corps. La déposition faite, nous avons été invités à
consulter un médecin au plus vite. Je me laissai guider, sans réaliser ce qu’il
était arrivé. J’allai chez Hamid accompagnée de mon frère et de mon
conjoint. Je laissai les frères de mon père gérer le reste.
Je dus annoncer à mes grands-parents le meurtre et le suicide de Brutus.
Choisir le cercueil et les fleurs. Quand j’arrivai au magasin de pierres
tombales, ce fut horrible. Froid bien sûr. À part prendre la plus belle boîte,
qu’avais-je de mieux à faire ? Décider des chants et des costumes, rien de
plus normal à 20 ans. La séparation des biens et le déménagement des
logements. Dans celui de ma mère, il restait une flaque de sang et des éclats
de cervelle, ma famille dut nettoyer rapidement avant de m’autoriser à
entrer.
Le jour de l’enterrement, il a beaucoup plu. L’église était pleine, jusque
dehors. Dans cette vie de malchance, il a fallu qu’ils inversent la position
des cercueils face aux familles. Du coup, par erreur, j’ai pensé les pires
choses et déversé ma colère sur le cercueil de ma mère, pensant qu’il
s’agissait de Brutus. Regret douloureux. Il m’arrive toujours de ces trucs…
Je ne dis pas grand-chose sur le chemin du retour. Je restai allongée dans
l’obscurité pendant plusieurs jours, mes fidèles amis se relayèrent,
n’hésitèrent pas à faire la route pour me soutenir. Je ne supportais plus la
joie des autres. Avant de reprendre contact avec le monde extérieur, le
chemin fut long. Tant de choses me ramenaient à elle, au quotidien. On a
tous besoin de sa maman, à n’importe quel âge.
Alors que je pensais que rien ne pouvait être pire, je perdis d’autres
proches : ma marraine, mon grand-père puis ma grand-mère morte de
chagrin. Quatre enterrements en trois ans ! Comment se reconstruire après
tout ça ? À 24 ans, j’étais détruite. Mes nuits étaient courtes et stressantes.
Dès que mes yeux se fermaient, des images terribles me hantaient. J’ai beau
être forte, je ne suis pas surhumaine.
Ce soir-là, moi aussi j’aurais pu mourir. Par chance, je n’étais pas là. Un
jour ou un autre, de toute façon, ce serait arrivé, je crois. Mon père, mon
beau-père, Brutus, disait souvent qu’il voulait nous tuer toutes les deux : ma
mère et moi. Il me détestait tellement, depuis toujours… Certains osent dire
qu’ils se disputaient probablement à cause de moi ce jour-là et me tiennent
pour responsable de cette tragique issue. Il faut certainement un coupable,
alors, m’accuser paraît plus simple. C’est sûrement moi qui lui ai donné une
arme aussi et qui lui ai ordonné de tirer…
Je n’arrivai pas à parler à un psy, trop pénible de raconter à un inconnu sa
vie, comme ça, de but en blanc.
De plus, il s’avéra qu’il avait suivi mon père pendant quelques séances,
encore une fois, j’avais bien choisi ! Quand j’y allais, on se regardait et
personne ne parlait. J’avais l’impression de perdre mon temps, mon argent
et lui aussi probablement, enfin, lui, il gagnait de l’argent. Le seul qui me fit
du bien, encore une fois, fut mon ex-petit ami, mon beau roux marié avec
un enfant, celui à qui je ne pouvais résister. Ce n’était pas sérieux, mais plus
fort que nous. Il agissait sur moi comme un aimant. Mais comme la chance
me fuyait toujours, la suspicion ne se fit pas attendre. C’est la facture de
téléphone qui me trahit. Christophe et moi avons alors décidé de nous
séparer. Il a accepté une mutation et ne m’a pas embarquée dans sa valise.
Décidément, j’étais bien seule pour affronter toutes ces épreuves.
Libérée du remords de la tromperie, je continuai ma liaison, mais mon
amant ne pouvait pas tout quitter. Pourtant, il doit être mon âme sœur, car
peu importe le temps qui passe, on se retrouve toujours, mais jamais au bon
moment. Un jour, peut-être…
De nouveau célibataire, j’allais vivre une vie complétement dissolue. Un
lâcher-prise total, une deuxième crise d’adolescence. Je rencontrai Caroline,
une cliente, qui était seule aussi à ce moment-là. Nous étions inséparables.
Quand nous n’étions pas sur le dancefloor à bouger nos fesses, nous étions
attablées à boire du champagne. Pour son anniversaire, décollage pour
Ibiza. Dans cette ville de toutes les tentations, nous nous sommes fait
tatouer et percer, et moi, j’ai même essayé la cocaïne. Quelles vacances !
Sea, sex and sun ! Le Pacha Club n’avait plus de secrets pour nous. Nous
sommes toujours amies aujourd’hui, mais Caro mène une vie épanouie, elle
est mariée et a un enfant. Impossible de zapper nos souvenirs, nous nous les
remémorons souvent autour d’une coupe de champagne !
Voilà comment j’ai vécu après le décès de mes parents. En irresponsable,
et sans me mettre de limites. Vivre au jour le jour, sans penser au
lendemain. Chacun réagit différemment face à un tel drame. On peut
abandonner et se pendre, finir en asile sous cachets, déclarer une maladie ou
alors profiter de la vie à fond, ce que j’ai fait.
La coiffure

Quand on est petits, on nous demande déjà ce que l’on veut faire plus tard
comme métier. On remplit même parfois des fiches détaillées au collège,
qui n’ont aucun sens. On est très peu à connaître la réponse. Les jeunes
d’aujourd’hui ne savent d’ailleurs plus que faire et vers quoi s’orienter.
Quelques lubies nous passent par la tête puis disparaissent. Moi, j’ai
toujours voulu travailler dans la coiffure. Bon, ok, j’ai aussi pensé à devenir
patineuse artistique ou pilote de rallye. Irréalisable, je ne suis pas assez
souple, quant au rallye, trop dangereux. Alors archéologue ? Pas assez
brillante. Très jeune, j’étais déjà une artiste, je dessinais et j’écrivais des
poèmes. Puis très vite, j’ai été attirée par ce merveilleux métier, dans lequel
je me suis vraiment épanouie et réalisée. Je nattais sans arrêt ma cousine qui
avait des cheveux longs et blonds, je sculptais la chevelure de mes Barbies.
Mais il fallait d’abord aller à l’école. Je n’étais pas bonne élève et j’avais
hâte de rentrer dans la vie professionnelle. On peut être mauvais à l’école,
mais tout dégommer dans la branche qui nous correspond. C’est bien ce qui
m’arriva.
À 15 ans, je quittai donc la 3e en cours d’année et rentrai au Centre de
formation des apprentis. Pas besoin du brevet pour la suite. Je trouvai un
poste de pré-apprentie en alternance avec l’école de coiffure. Une semaine
de salon, une semaine de formation. Je découvris tellement de choses cette
année-là. À la fin de l’année, je devais passer mon CAP. Là, on ne rigolait
plus, j’entrais dans la cour des grands. On devient salarié et on est
rémunéré, pas beaucoup, mais de quoi nous motiver et nous responsabiliser.
L’argent, je m’en fichais, ce que je voulais, c’était évoluer. Mais comme je
ne fais jamais rien à moitié, j’allais tomber sur un tortionnaire du ménage
qui ne me laissa rien faire d’autre que nettoyer ou faire quelques
shampooings. Le diplôme s’obtient en trois années, mais l’académie
autorise de le passer en candidat libre, je comptais bien tenter ma chance et
gagner une année. Mon employeur était bien trop bête pour que je reste une
année de plus, et de toute façon, il ne croyait guère en moi. L’occasion se
présenta de lui prouver qu’il avait tort avec un concours de région. Je
m’entraînais dès que j’avais un moment. Je ne sortais pas le samedi, je
travaillais à la maison. Ma mère, qui était alors encore à mes côtés, me
soutenait dans la démarche. Le jour J arriva : le championnat de Picardie.
Nous étions une centaine. Mes disciplines : le brushing, le brushing de
soirée, le chignon de mariée. J’y allai concentrée, je devais rivaliser avec
tous les niveaux, même des chefs d’entreprise participaient. Les épreuves
terminées, arriva l’heure des résultats. Une multitude de professionnels
inspectèrent nos travaux au peigne fin.
Pour la réalisation du brushing, grande gagnante : moi. Pour la réalisation
du brushing de soirée : moi. Pour le chignon de mariée : encore moi. Je
montai sur scène chercher mes coupes et fis la bise aux jurés. C’était
merveilleux de gagner ! Diplôme de participation, diplôme d’apprentie,
diplôme pour épreuves gagnées… Je repartis chargée de huit coupes et neuf
diplômes ! Et tellement de fierté. Ma mère n’en revenait pas, j’avais battu
tout le monde, j’avais imposé mon style et ça avait marché. Les chefs
d’entreprise étaient bluffés, ils avaient pris une gifle par une simple
apprentie.
Être championne de Picardie 1999 fut un atout non négligeable sur mon
CV. Quand mon idiot de boss l’a appris, il a fait une de ces têtes, lui qui me
disait que j’étais bonne à rien. J’ai continué ma route et j’ai passé mon CAP
en candidat libre au bout de deux ans. Je l’ai bien sûr obtenu et j’ai
économisé une année de souffrance dans ce maudit salon. Il a eu tort de
laisser partir un élément comme moi. C’est là-bas que j’ai connu ma famille
d’adoption, Hugues et Isabelle. Eux aussi ont dû supporter ce patron, mais
on a bien rigolé, on se serrait les coudes.
Puis j’ai passé le brevet professionnel, diplôme non obligatoire, mais si
on veut s’installer, il est exigé. J’aimais me lancer des défis, alors je
travaillais tout en continuant mes études. Le rythme était soutenu,
j’apprenais beaucoup.
Ma vie se construisait petit à petit et, une fois diplômée, je fus embauchée
dans une franchise. J’ai même eu le privilège de coiffer la Miss France de
l’époque, Sylvie Tellier. Je fus débauchée quelques années plus tard pour
aller chez Hugues et Isabelle qui montèrent leur propre salon. Le mot
« artistique » prenait tout son sens, je pouvais laisser s’exprimer mon côté
créatif. L’équipe était formidable, on adorait bosser ensemble. Nous
assistions aux défilés les plus prestigieux (comme pour la haute couture, il y
a la haute coiffure). Il faut sans cesse se remettre en question. C’est un
métier exigeant, nous sommes aussi le deuxième confident après le
médecin. Hélas, la coiffeuse ou l’esthéticienne passe souvent pour une fille
cruche, c’est injuste que ce métier ait mauvaise presse à cause de certains
qui le choisissent par dépit.
Au bout de quelques années, je pris une autre route. J’avais grandi et,
surtout, j’étais amoureuse, alors, je déménageai et j’ouvris mon salon.
Rencontre avec Alex

Histoire d’amour incroyable, celle dont toutes les filles rêvent. Avec
l’homme parfait, le mec romantique.
Un soir, alors que j’étais accompagnée de mon acolyte Caro – toutes les
deux en quête de notre âme sœur –, je suis tombée sur lui : Alex. J’avais eu
à cette période quelques aventures sans lendemain, le fruit de rencontres
virtuelles. Aucun intérêt. C’est dans ce club où nous allions souvent que j’ai
croisé son regard, mais je n’ai pas compris qu’il me dévorait des yeux, je
pensais plutôt qu’il me regardait de travers. Je n’ai donc pas fait attention à
lui durant la soirée. Il continuait pourtant de me fixer, et son copain est
finalement venu m’aborder, technique classique, pour me dire qu’il
souhaitait me parler. Hors de question que je le suive ! Quel âge avait-on ?
Je lui imposai de venir lui-même. Il prit son courage à deux mains et
obtempéra. Je découvris qu’il était mignon et portait un joli pull. Très à la
mode. Mais j’étais plutôt attirée par un autre garçon, alors je ne me suis pas
montrée particulièrement intéressée. On discuta tout de même et on
échangea nos numéros, deux garçons sympas en une soirée, je prends ! Les
jours qui suivirent, mon portable n’arrêta pas de vibrer, les messages
fusaient. Je ne répondis pas jusqu’à un soir, où, n’ayant plus de nouvelles,
je le relançai : « Tu boudes ? »
On a repris contact, et j’ai vite compris qu’il serait l’homme de ma vie.
C’est toujours lorsque l’on s’y attend le moins que cela arrive ! J’aimais
tout chez lui, il avait su me séduire avec ses mots, ses gestes d’attention. Il
était si délicat avec moi qui sortais d’une relation chaotique de cinq ans. Il
était romantique, me berçait de mots doux et de belles paroles. Cela cachait-
il quelque chose ? Il m’annonça qu’il n’était pas célibataire, mais en couple
depuis quatre ans… Bon, pas de panique, il n’y avait pas tromperie
puisqu’il m’avoua le lendemain de notre premier baiser qu’il venait de la
quitter.
Tout était si parfait, je me sentais amoureuse et comme sur un nuage, les
papillons dans le ventre ne me quittaient plus. J’ignorais qu’une telle fusion
pouvait exister. Ses mains, son corps, ses quelques cicatrices, tout me
plaisait. Dieu l’avait créé pour moi. Je souhaite à toutes les femmes de la
terre de vivre ce que j’ai vécu ! Il me rendait si heureuse chaque jour. J’étais
prête à n’importe quoi par amour pour lui. Souvent, il m’offrait des roses,
me laissait des petits mots. Quand venait mon anniversaire, il organisait
avec mes amis une fête surprise, m’indiquant le chemin de la soirée par des
post-it en forme de cœur.
Nous habitions à une heure et demie l’un de l’autre, mais faisions tout le
temps le trajet sans hésiter. Lorsque nous n’avions pas le temps de nous
croiser, avant de quitter l’appart, il mettait notre chanson préférée et laissait
des pétales de rose sur le lit. Moi aussi, je cherchais à lui faire plaisir et lui
concoctais des surprises. Pour notre premier Noël, je lui ai offert un voyage
pour la République dominicaine. Toutes les filles me jalousaient, mon
acolyte encore solo, et d’autres amies déjà dans la routine. Après des années
difficiles, place au bonheur. La roue tournait enfin.
Petit beurre magique !

Suite logique de mon histoire d’amour avec Alex : un désir d’enfant.


Quoi de plus beau que de créer un être, un mélange de nous deux ? C’est
bien plus important que le mariage pour moi. Nous nous sommes donc mis
au travail.
Je tombai facilement enceinte, mais hélas, le fœtus ne resta pas accroché.
J’ai fait plusieurs fausses couches. Je désespérais de garder un petit être en
moi pour de bon. Et les curetages à répétition ne sont pas sans
conséquences. Je culpabilisais aussi.
Un dimanche matin, le 3 mai 2009, alors que je faisais un test de
grossesse, je sentis que cette fois, c’était la bonne. Le résultat m’emplit de
joie ! Cependant, je restai prudente, et passai mon premier jour de maman
en tenant ma langue, ce qui fut très difficile.
Le lendemain, par chance, j’avais rendez-vous pour une échographie.
Étant donné que j’étais déréglée depuis ma dernière fausse couche, trois en
tout, mon médecin m’avait prescrit des médicaments et cette écho de
contrôle. J’étais contente, il allait me confirmer que j’étais bien enceinte.
Malheureusement, ce ne fut pas le cas. Le radiologue, qui ne voyait rien
sur son écran, fit le constat d’une grossesse extra-utérine et me laissa partir
ainsi. Pourtant, il me semblait que ce problème était une urgence. Les
larmes aux yeux, je filai au laboratoire un peu plus bas dans la rue faire une
prise de sang à mes frais, puisque le test avait été positif. Il fallait
absolument que je prévienne Alex aussi. Quelle poisse j’avais encore une
fois ! Je l’appelai en pleurs, nous avions le moral dans les baskets.
Je pris un rendez-vous à la maternité pour le soir même, la secrétaire
médicale était stupéfaite que le radiologue m’ait laissée partir.
Mes résultats de prise de sang prouvaient que j’étais bien enceinte.
Accompagnée de ma belle-mère, toujours présente en cas de coup dur, je
me rendis chez mon gynéco. Il me fit une nouvelle échographie : j’étais
bien enceinte !
Ce vieux con de radiologue n’avait rien vu. J’annonçai cette formidable
surprise à Alex, ce retournement de situation, j’étais porteuse d’un « petit
beurre magique » et tout allait bien, date prévue d’accouchement vers le
9 janvier 2010. L’hiver allait être long…
En attendant la vraie première écho des trois mois, je pris soin de moi,
me reposai, j’avalai des compléments pour renforcer ce lien qui nous
unissait désormais.
26 juin 2009 : moment magique, mon haricot ressemblait désormais à un
bébé. Nous le découvrions avec des bras et des jambes, et capable de bien
des pirouettes dans son petit nid, mon ventre. Une agitation probablement
due au concert de rock auquel nous l’avions emmené quand il était
microscopique ! Tout fut passé en revue : le cerveau, le cœur et la nuque,
tout avait l’air bien, ouf ! Mais encore une fois, je ne fis pas comme tout le
monde : on m’annonça que j’avais un placenta prævia.
« C’est quoi ce truc ? »
Nous étions un peu désemparés.
Le placenta est habituellement situé dans la partie supérieure de l’utérus,
donnant suffisamment d’espace au fœtus pour grandir. Dans les cas de
placenta prævia, le placenta se forme dans la portion inférieure de l’utérus
et couvre parfois le col de l’utérus (l’ouverture qui communique avec le
vagin). Cette obstruction empêche l’accouchement par voie basse.
D’ici là : repos au maximum, plus de longs trajets et plus de sexe. Les
semaines passèrent ainsi, je te protégeais le plus possible.
Mais tu ne me ménageais pas pour autant, mon bébé, j’eus droit aux
nausées, tantôt un appétit d’ogre, tantôt tout m’écœurait, un jour envie
d’une purée, le lendemain de tomates bien relevées… Pas question de
fraises ou de chocolat comme dans les films, non, pas pour moi. Je dus
aussi réorganiser mon travail au salon, embaucher quelqu’un et prendre le
plus tard possible mon congé maternité. Les joies d’être patron. Les
vacances d’été arrivèrent et on commença à préparer ta chambre. Avec ce
genre de grossesse à risques, tu pouvais arriver prématurément, alors il
fallait se tenir prêts.
Je rêvais d’accoucher dans l’eau, dans une baignoire. La maternité
pratiquait bien ce type d’accouchement, mais je n’avais pas le choix, la
césarienne était de rigueur. Encore une épreuve à encaisser, pour Alex aussi,
puisqu’il n’allait donc pas pouvoir y assister. J’écoutais souvent ton cœur
avec un petit doppler acheté pour l’occasion, et j’adorais ça.
Je me prenais régulièrement en photo pour voir l’évolution de mon petit
ventre qui s’arrondissait. Totalement impliquée, je fis aussi un joli album en
scrapbooking en souvenir, pour toi et je l’espère tes futurs enfants.

***
Été 2009, cinq mois de grossesse…
Bientôt l’échographie du sexe. J’étais surexcitée, j’avais hâte de savoir
qui poussait en moi. Fille ou garçon ? FILLE ! Comment ne pas verser sa
petite larme ? Tout ça commençait à devenir plus intense et plus concret.
Être mère me permit de me réaliser enfin. Tu bougeais beaucoup, j’avais
l’impression d’avoir du pop-corn qui éclatait dans mon ventre. Le jour où tu
donnas ton premier coup de pied, oh là là ! Le choc ! Je fis évidemment du
shopping pour toi, tu avais déjà une garde-robe de vraie princesse bien
avant ton arrivée. Petit beurre, tu allais être la plus jolie ! Chambre
préparée, placards remplis, il ne manquait plus que toi !
Je pris quelques jours de vacances à Montpellier, je descendis en train
pour te préserver. Il faisait bien trop chaud, j’avais les doigts et les pieds
gonflés. 38 degrés à l’ombre. Soleil et sieste à la plage. Il fallait profiter de
ces derniers moments en tant que couple, avant d’être parents et d’affronter
les nuits sans sommeil.
Je ne te sentais plus vraiment bouger, mais je sentais comme des bulles
dans mon ventre, ce n’était pas très régulier encore, mais cela arrivait assez
souvent pour me prouver que tu existais bien. Fin des vacances, retour à la
maison, mon anniversaire. Le dernier avant de passer de Leslie à maman.
On le fêta en compagnie de tes futurs grands-parents et de ton arrière-
grand-mère, quelle chance de l’avoir encore. Georgette est une petite mamie
dynamique qui se remue et conduit toujours.
Comme chaque année, je fus bien gâtée par cette famille d’adoption et
par ton père. Un petit-déjeuner au lit le matin, une rose et une lettre
d’amour. Au dîner de famille, d’autres surprises m’attendaient, des cadeaux
spécialement pour les mamans. J’avais tellement hâte de te découvrir, Alex
et moi, on s’aimait terriblement, tu étais vraiment un enfant de l’amour. Il
se montra très présent pendant la grossesse, il choisit les vêtements, les
jouets, le matériel, tous les préparatifs, avec moi. J’y tenais beaucoup, parce
qu’une première grossesse, c’est unique.
Du rêve à la réalité ! Le temps avait filé. Les cours de préparation en
piscine et ceux d’allaitement se terminèrent. Les derniers rendez-vous avec
la sage-femme – une cliente du salon, devenue amie, ce qui était bien
pratique – également. J’avais fait ma valise, visité la maternité, j’étais prête,
enfin, disons qu’il le fallait bien, je n’avais plus le choix, tu devais sortir.
En décembre, il neigea beaucoup. Les routes étaient difficilement
praticables, mais cela ne nous empêcha pas d’aller au rendez-vous
d’acupuncture proposé par la sage-femme (un homme sage-femme plus
exactement). Il paraît que cela déclenche et améliore l’accouchement, car,
d’après mon gynécologue, on pouvait finalement tenter un accouchement
naturel. Il était sûr de lui, il avait fait un scan du bassin. Quelle nouvelle !
Moi qui m’étais fait une raison. J’avais un peu d’appréhension, mais ça en
valait la peine, mon petit beurre. Ton père, toujours à mes côtés,
m’accompagna à chaque rendez-vous. On ne sent pas les aiguilles, c’est
impressionnant mais pas douloureux. Une sensation de chaleur ou comme
une onde électrique qui parcourt les doigts de pieds, les jambes, le ventre et
la main. Le monitoring en place, je me laissai bercer par les battements de
ton cœur.
Séance finie, on rentra et on attendit de voir si tu allais montrer le bout de
ton nez avant de nous coucher.
Mais il faisait particulièrement froid cet hiver-là, tu avais raison de ne pas
sortir. Les journées passaient quand même assez vite, je faisais mon petit
tour au salon de temps en temps. Et surtout, je t’attendais, on t’attendait
tous. J’étais à l’affût du moindre changement, du moindre signal. Noël
arriva, j’étais aux fourneaux. Tu découvriras plus tard que côté cuisine,
j’assure ! J’aime les fêtes de fin d’année. Disons que j’ai repris goût à cela
il y a quelques années, grâce à Alex et sa famille qui fêtaient Noël tous les
ans ensemble. Oncles, tantes, cousins et enfants, nous étions au total 12 à
table. Je suis comme ma mère qui adorait recevoir et cuisiner, ainsi que ma
grand-mère. Je suis si triste que tu ne puisses pas les connaître. J’essaierai
de te transmettre tout ce qu’elles ont pu m’apporter.
Au menu : foie gras, maison bien sûr, dinde aux clémentines rôties et
bûche aux marrons ! Je prends un soin tout particulier aussi à la décoration
de table. Je fabrique à l’avance certaines choses et fais même des répétitions
de table pour être sûre que tout soit parfait, c’est mon côté perfectionniste
ça !

***
Le terme ou plutôt la longue attente toucha à sa fin.
Le rendez-vous déclenchement s’imposait. J+ 4. Chaque action ce jour-là,
avant que tu n’apparaisses, me sembla particulière, un peu définitive.
Lorsque je fermai la porte de l’appartement, je savais que nous serions une
famille quand nous la rouvririons. Tout allait changer, et le bonheur que tu
nous apportais déjà allait laisser la place à de grandes émotions, de grandes
découvertes.
18 h 15. Depuis le temps que je voulais être ici, à la maternité. J’attendis
ma chambre, numéro 10. Tu ne voulais pas sortir, alors, à 5 h 30, le
gynécologue m’annonça qu’il devait pratiquer une césarienne en urgence.
J’étais morte de trouille, mais l’équipe était rassurante.
Je pleurai tout en appelant ton père qui n’était pas encore arrivé, et je lui
mis la pression ! Juste le temps de passer quelques sms à la famille et hop,
pas de douche, direct en salle. Rasage, blouse, charlotte. Mon amie sage-
femme, qui ne travaillait pas ce jour-là, arriva et m’accompagna, elle tenait
tant à être avec moi. C’était rassurant, car le bloc était froid et faisait peur.
Dernier regard profondément amoureux avec Alex, tu connaîtras ça un jour,
mon petit beurre, je te souhaite un homme comme ton père. On me perfusa,
on me mit la péridurale, et cinq minutes plus tard, tu étais là.
Je flottais sur un nuage. J’entendis ton premier cri. Tu étais magnifique !
Un peu bleue, certes. Mon amie sage-femme t’emmena pour les soins, ton
père prit le relais et des tas de photos.
Milla, tu es née le 14 janvier 2010, à 10 h 34, tu pesais 3,860 kg et
mesurais 49 cm.
Cela faisait bizarre de se dire que maintenant, nous étions une famille,
ton père et moi devenus des parents, croulant sous le poids des
responsabilités. Entre l’allaitement, les changes et les visites des
infirmières, les nuits étaient courtes. J’étais si amoureuse de toi. C’est fou
l’amour que j’éprouvais et cet instinct maternel que je découvrais.
J’ignorais avant toute cette aventure ma capacité à aimer, tu m’apportais
déjà tellement. Je ne cessais de te regarder.
Ma cicatrice me rappelle chaque jour que j’ai donné la vie. Tu trouveras
plus tard un journal intime dans lequel j’ai écrit tes premiers pas, tes
premiers mots, tes premiers caprices… Souvenir indestructible de notre
histoire.
Suis-je (au fond ?)
une mauvaise personne ?

Lorsque j’ai rencontré mon Alex, j’étais confortablement installée dans


ma vie. Il ne me manquait que l’amour. J’étais propriétaire de mon
appartement, (enfin, surtout le banquier,) et j’étais en CDI dans un salon
super, avec des patrons super, et un salaire super ! Suite à la rupture avec
Christophe, un an auparavant, j’avais pu racheter sa part pour justement
garder mon havre de paix. J’allais souvent chez Alex, enfin, chez sa mère…
Ma belle-mère était un amour, elle préparait même du pain maison pour le
petit-déjeuner, mais question intimité, c’était pas génial. Alex habitait en
effet chez ses parents temporairement. Comme notre couple fonctionnait,
on s’était mis à chercher une maison à louer avec un petit jardin coquet tout
en gardant mon appartement en attendant. Partageant les mêmes goûts côté
déco, contrairement avec Christophe, nous choisissions tout ensemble et
prenions plaisir à arranger mon appart en attendant de trouver le nôtre. Alex
le décorait même quand je bossais le samedi, en m’attendant. Cet endroit, je
l’adorais, j’avais prévenu ma banquière que si je ne pouvais pas racheter la
part de Christophe pour y vivre, je me pendrais dedans. Situé dans un vieil
immeuble, c’était un appartement de 120 m2 avec une terrasse gigantesque
en teck et une petite piscine. Le deuxième étage n’était jamais habité, alors,
j’étais tranquille. Style ancien avec parquet, cheminée en marbre. J’avais
peint le plafond de la chambre en rose, celui du salon en rouge. De
nombreux changements avaient été faits, j’étais tellement bien dedans. Mais
avoir une piscine attirait les jalousies et les remarques désobligeantes. Un
oncle m’a dit que ma piscine était remplie de sang. Pourquoi ? Parce que
j’avais acheté ce logement grâce à l’héritage de mes parents… Très fin…
Mais cette distance entre mon appart et celui de ses parents était
compliquée à gérer, les mois passaient et la fatigue s’accumulait. Je
commençais à m’endormir au volant. Je retournais même parfois chez moi,
au petit matin, avant d’aller au travail, juste pour quelques minutes de
sommeil supplémentaire. Il a fallu faire un choix.
Lui habitait une petite ville qui ne me plaisait guère, Charleville-
Mézières. J’avais beau m’y rendre régulièrement, elle ne m’inspirait pas et,
surtout, je tenais beaucoup trop à mon appart. Pourtant, je cédai, je mis en
vente, je démissionnai à contrecœur, je fonçai. On loua une maison entre
nos deux boulots. Je savais que je ne retrouverais jamais des employeurs
comme Hugues et Isa, alors je décidai d’ouvrir mon propre salon. Alex
s’occupa des travaux, il était électricien, il installa tout, je lui dois
beaucoup.
Mais être chef d’entreprise, c’est épuisant. On vit à 100 % pour
l’entreprise, jamais de répit. Et l’immobilier étant au plus bas, je demandai
à mon frère une avance sur la revente future de mon appartement, comme
un prêt relais. Il me faisait totalement confiance, donc il accepta. Il
s’agissait d’une somme considérable, un bon apport pour que la banque ne
refuse pas mes crédits. J’aurais vraiment dû me casser une jambe le jour où
j’ai signé avec ces voleurs sans cœur ! Tout va bien quand vous avez de
l’argent, tout le monde vous adore ! Mais a contrario, quand vous êtes en
difficulté, tout le monde vous lâche et les banquiers vous imposent des
clauses complétement aberrantes afin de mieux vous sucer jusqu’à la
moelle. Enfin, pas tous, je suppose.
Faire signer à une jeune fille de 25 ans un si lourd crédit est scandaleux.
Mais je signai, travaux obligent. C’était vraiment injuste, je n’ai pas fait
d’études de droit, moi, et les clauses sont mortelles ! Mal conseillé, on se
retrouve coincé. Les autres commerçants me soutinrent dans cette tempête,
la tempête des huissiers. À la banque, on m’avait simplement tourné les
pages une à une afin que je paraphe et signe. Et moi, je m’étais exécutée.
Les banques ont tellement de mal à accorder des prêts que je me suis dit que
j’avais de la chance. J’ai tenu cinq années. Cinq années à survivre, une balle
dans le pied. J’ai donné tout ce que j’ai pu pour sauver mon salon. Ma vie
tout simplement. Quand on n’a pas le droit au découvert, à un euro près, et
que le banquier refuse les prélèvements, comment fait-on ? J’ai tout de
même connu de grands moments de réussite pendant ces cinq ans. Je ne
compte pas les défilés que j’ai réalisés, je n’oublie pas notre présence dans
les médias, le partenariat avec Miss France et la clientèle fabuleuse à qui je
dis merci pour ça.
Ce fut le début de la fin, la dégringolade. Une échéance de loyer tomba,
comme chaque mois, mais je ne pus pas la régler. Le banquier la refusa et
prit bien sûr au passage des frais, ça, on connaît tous. Mon ancienne
conseillère, plus « humaine », régularisait la situation au fur et à mesure,
mais lui, je ne sais pas ce que je lui avais fait, ma frimousse ne lui revenait
pas. Alors, comme dans mon contrat il était écrit : « À la première échéance
impayée, le remboursement total du prêt sera demandé », voilà ce qui
arriva, je lui envoyai des courriers restés sans réponses, et sous quinze
jours, il fallut tout rendre à la banque !
Facile à faire ça, gros malin ! Je n’étais pas Crésus moi !
Les huissiers vinrent. Mon dieu ! Je dormais déjà si mal, la boule au
ventre. Je ne dis rien à Alex, alors que je m’enlisais. Grossière erreur de
tout cacher à l’autre pour le protéger. Je l’aimais tellement que je ne voulais
pas qu’il souffre. Et ce salon, je m’en occupais seule. Pour être avec lui,
j’avais tout quitté, mais mon appartement avait du mal à se vendre. Il a fini
par être acheté, mais à un prix trop bas, je ne pouvais pas rembourser mon
petit frère. Nos rapports se sont depuis tendus. Je le comprends aisément, il
attendait, attendait, et moi, je me démenais en vain pour tout sauver. Rien.
Les relances et les factures s’accumulèrent. Comment allais-je faire pour
me sortir de là ? Même les crédits à la consommation ne m’étaient pas
autorisés ! Les loyers en retard, les paiements d’assurance voiture… Mon
Alex ne gérait rien, alors, il ne voyait rien ! Mon frère me mettait une
pression d’enfer. Tout cela était invivable. Ma fille était alors âgée de 2 ans.
Après l’avoir déposée à la crèche, j’avais des idées noires, je songeais à
appuyer sur la pédale de l’accélérateur pour en finir. Je fumais clope sur
clope, moi qui ne fumais pas habituellement. J’étais rongée de l’intérieur.
Mourir était la seule solution à mes yeux. Je n’y arrivais plus, mais je ne
pouvais pas faire ça à Milla, moi qui sais ce que c’est de ne plus avoir de
mère. Mon fonds de commerce fut saisi, je fis appel, car c’était une erreur
réparable due à une charge sociale. Pendant ce temps d’attente de
procédure, je continuai à travailler, mais j’y allai à reculons.
Les murs avaient été rachetés par une personne détestable. Pire qu’un
huissier, c’était mon ombre. Elle venait tout le temps me demander quand je
comptais dégager ! Tant que rien n’était prononcé, j’avais le droit d’exercer,
mais elle s’en moquait. Elle voulait me virer au plus vite pour mettre son
amie coiffeuse à ma place. La veille de Noël, Madame Grincheuse vint
encore me menacer, mais Alex et son frère arrivèrent au même moment !
Alex tomba des nues, découvrir toute la vérité aussi violemment fut un choc
pour lui… Chaque 24 décembre, je repense à cette scène, je garde aussi des
séquelles des huissiers et autres officiers de l’État. Je reste marquée,
traumatisée par cette période. Décidément, Noël me porte la poisse. J’ai
raconté à mon Alex ce soir-là toute la mascarade du salon. Je me sentis
soulagée d’un poids. Lui aussi, car il savait bien que quelque chose n’allait
pas. Les jours suivants, je ramenai des affaires du salon à la maison et
laissai tomber l’appel au tribunal pour mon fonds de commerce sur les
conseils de mon avocat.
Finalement, j’étais libérée, avec perte et fracas, mais pas le choix. Un
vendeur de biens est venu lister ce qu’il resterait à prendre. Les sommes des
rachats étaient dérisoires. Il m’avait dit qu’il m’informerait de la date de
vente, il ne l’a pas fait. Alors, quand j’ai voulu retourner au salon chercher
d’autres affaires personnelles, la serrure avait été changée. Madame
Grincheuse en avait décidé autrement et m’a tendu un carton de papiers
désordonnés représentant cinq années de vie ! Elle a gardé tout le reste, tout
ce qui lui convenait. Des choses offertes par mes parents, des cadeaux, des
objets perso. Quelle sans cœur, je ne l’oublierai pas. Grande et dodue,
comme dans les livres monsieur, madame, les cheveux épais qui lui
donnaient un air sévère et qui étaient très mal coiffés, avis d’une experte !
Voilà comment tout a fini. Je me suis donnée corps et âme pour ce salon.
Je me suis battue comme j’ai pu, à vouloir mourir pour ça. On ne m’a pas
mis le couteau sous la gorge, mais quand même, je n’ai pas eu de bol encore
une fois. Je n’ai pas pu rembourser mon frère. Nous nous aimions tellement,
les liens sont désormais rompus. Suis-je pour autant une mauvaise
personne ? Je n’ai pas voulu escroquer qui que ce soit, j’ai voulu le bien, et
la banque un bien.
Vous me découvrez au fur et à mesure de ce livre. Je me fais souvent des
nœuds au cerveau et me crée des boules au ventre à force de me demander
si je mérite cette vie, si je n’ai pas commis des erreurs qui expliqueraient
que le bonheur me soit interdit. Qui étais-je dans une autre vie pour être
autant punie dans celle-ci ?
Quand on me complimente, je suis gênée, mal à l’aise. Forcément, depuis
l’enfance, je ne suis pas habituée à ce que l’on me porte de l’attention, mais
plutôt à ce qu’on me dénigre, alors, comment accepter les louanges ? Par
contre, je suis très susceptible. Comme je suis seule à me « vendre », pas de
maman pour me soutenir, au moindre reproche, je me ferme comme une
huître. J’attends que l’on porte sur moi le regard de la fierté, de la
compassion et du pardon. Mais y ai-je droit ? Dois-je être punie à vie pour
avoir manqué de discernement ? Les erreurs que j’ai faites sont
indépendantes de ma volonté ! Je les regrette sincèrement chaque matin.
Mais il n’y a que ceux qui ne tentent rien qui n’en commettent jamais, et
c’est eux qui se permettent souvent de juger. Et si on n’avait pas fait ça ? Eh
bien, peut-être que d’autres choses seraient arrivées, c’est le destin, on ne
peut pas savoir. La vie bascule si vite parfois. J’aimerais pouvoir remonter
le temps.
Montpellier

Le projet de vivre à Montpellier nous trottait dans la tête depuis un


moment. Direction la ville dynamique et ensoleillée où nous avions
l’habitude de descendre depuis plusieurs années, pour les vacances, suite à
l’emménagement du frère d’Alex. Une nouvelle année commençait, mais
pas de nouvelles résolutions… Les gestes d’affection étaient devenus si
rares que pour lui faire remarquer je tenais un calendrier. Ça, c’était une
résolution ! Un trait pour un baiser, un rond pour un câlin et un X pour…
Mais ça…
Depuis l’autre bout de la France où nous résidions, les rendez-vous furent
pris pour des entretiens à des postes intéressants pour ma carrière. Je
cherchais activement depuis plusieurs semaines. Une nouvelle page
commençait à s’écrire, ici, avec l’espoir que notre prochain aller serait
définitif. Voiture chargée, embrassades à ma fille, confiée à ses grands-
parents pour le week-end.
J’avais un peu mal au ventre, j’étais ballonnée dans la voiture, sûrement à
cause du stress de l’entretien, pensai-je.
Arrivée à Montpellier, je fis du shopping pour me trouver une tenue de
« vraie demandeuse d’emploi », je jetai mon dévolu sur une petite robe
noire plissée, sobre, élégante et une veste pour faire bonne impression. Mais
je ne rentrais dans rien à cause de ce ventre gonflé qui me sapait le moral
dans la cabine d’essayage.
Je suis plutôt ronde, j’ai des formes généreuses, mais je rentre dans un 40
sans problème. Alors, j’étais étonnée et dépitée que même un 42 chez H&M
(qui taille grand) ne m’aille pas ! Je finis par me dégoter quelque chose,
mais Alex s’impatientait et j’eus l’impression de voir dans ses yeux que je
n’étais plus celle qui l’avait séduit six ans plus tôt. Lui qui a un corps svelte
grâce à la course à pied, il peut mettre ce qu’il veut et ne déprime pas dans
les cabines d’essayage à constater les poignées d’amour qui dépassent de
son tee-shirt.
Bref, je me disais que j’allais reprendre mon corps en main quand j’allais
habiter ici. Un nouveau job, une nouvelle vie dans un nouvel appartement et
avec un nouveau corps, parce que dans cette ville, c’était sûr, j’allais faire
du sport. Allez, direction l’appartement de mon beaufrère, qui habitait et
travaillait ici comme biologiste depuis quatre ans. Après avoir déchargé le
coffre, s’être échangé quelques phrases de bienvenue et quelques
plaisanteries, nous avons pris le tramway pour le centre-ville de
Montpellier, moi toujours avec ce ventre gonflé qui freinait mes pas et me
coupait le souffle. Arrêt à la pharmacie. On me donna de quoi aller aux
toilettes, mais vu la taille de mon ventre, je risquais l’occlusion intestinale.
Assise à la terrasse d’un café, au soleil, je pris quand même les cachets.
Rien. On me conseilla de faire quelques pas, mais toujours rien à part cette
lourdeur, ce corps que je traînais et le fait d’être essoufflée. On décida de
rentrer à l’appartement. Ce soir-là, c’était resto avec les copains. Un air de
vacances qui faisait du bien.
Les garçons décidèrent de prolonger la soirée dans un club, nous, les
filles, nous sommes rentrés. Je n’avais guère mangé, pas d’appétit. Moi qui
rêvais de ce restaurant italien, une institution ici, c’était loupé. Le
lendemain, j’accompagnai ma belle-sœur au marché bio. Brune, proche des
30 ans, dynamique, sportive et aussi biologiste. Ce matin, j’étais complexée
de ne pas pouvoir marcher plus vite et de devoir prendre encore le tramway
pour aller dans le centre. Je peinais à la suivre, elle si mince qui avançait
bien plus vite que moi. J’essayais d’assurer pour ne pas creuser la distance
entre nous, mais je redoutais ce qui m’attendait. Les escaliers du Corum.
Trois étages à monter, 111 marches et ce foutu ascenseur qui ne fonctionnait
pas !
En plus de cette gêne gastrique, cela faisait deux mois que j’avais du mal
à respirer quand je montais des marches. J’habitais au deuxième étage et
avais la nausée à chaque fois en rentrant chez moi, alors autant dire que là,
je stressais. Je montais et je m’arrêtais, je montais et je m’arrêtais. À 30 ans,
même avec un peu de surpoids, c’était quand même bizarre. Il fallait que je
consulte mon médecin, je devais vraiment avoir un problème de circulation
sanguine. J’étais comme une femme enceinte de sept mois, mais essayant
de faire bonne figure. De nature challengeuse, je tenais à ne pas perdre la
face. Enfin assise au restaurant, j’inspirai, j’expirai, je contrôlai mon rythme
cardiaque comme je pouvais. Encore une fois, je n’avais pas faim, mais je
craquai quand même pour un naan au fromage. Programme de l’après-
midi : balade au parc !
Mais comment allais-je faire ? Je traînais les pieds, je n’en pouvais plus
et n’avais toujours pas envie d’aller aux toilettes. Vivement qu’on rentre. Je
voulais m’allonger, me poser, dormir. Enfin de retour à l’appartement, je me
laissai tomber de tout mon poids sur le canapé et m’endormis pendant
plusieurs heures. L’heure du repas arriva. Toujours pas d’appétit.
Le lendemain, je devais aller à l’entretien d’embauche. Je rentrai mon
ventre et traînai les pieds dans cette galerie marchande où se trouvait le
salon de coiffure. Aucun médicament n’avait fait son effet de tout le week-
end. Mais je réussis à me vendre et décrochai avec succès un deuxième
entretien. Ce poste de formatrice me plaisait. Un centre d’éducation tout
neuf avec une évolution possible, tous les atouts de la franchise, c’est
exactement ce qu’il me fallait.
Le week-end fut court et, comme prévu, après mon entretien, nous avons
repris la route, direction la maison, pressés de retrouver notre fille. Rien ne
s’arrangeait et je dus faire le chemin du retour en position allongée. J’avais
rendez-vous chez mon médecin le lendemain, tout irait bientôt mieux,
c’était sûr.
Les quelques marches à monter me firent encore vomir. À peine arrivée,
alors que ma fille me tendait les bras, je me précipitai aux toilettes. Mes
proches commençaient à être inquiets. Sans trop attendre, j’allai me
coucher.

***
Bien. Nous y voilà, bureau du Docteur W., 1 h 30 en salle d’attente !
D’ailleurs, à ce sujet, pourquoi pardonne-t-on ces retards des professionnels
de la santé ? Alors que pour d’autres corps de métier, tels la coiffure et
l’esthétique, ce n’est pas acceptable.
Une visite courtoise qui aboutit à une batterie d’examens et
d’ordonnances : bilan sanguin, radio des poumons, médicaments anti-
nausée. Mais aucune place dispo chez les spécialistes avant une semaine, or,
je ne pouvais plus attendre, respirer devenait difficile. Agacé de me voir
dans cet état, mon conjoint m’obligea à aller aux urgences ; pour lui, il était
inconcevable de me voir ainsi couchée une semaine en attendant de pouvoir
faire ces foutus examens. J’étais gênée de déranger le service hospitalier
des urgences où souvent le temps s’arrête et où le mot patience prend tout
son sens. Mais Alex s’énerva : « Il faut que Milla grandisse aux côtés de sa
mère ! » Il menait les opérations et ma belle-mère n’était autre que le sous-
chef de cette mission « Emmener Leslie aux urgences ». Elle m’y conduisit
donc rapidement et me déposa à 20 mètres de l’entrée pour trouver une
place de stationnement. Assise sur le petit muret devant l’hôpital, je repris
des forces avant d’avaler les quelques mètres qui me restaient pour rentrer
dans le bâtiment.
Après un court échange avec la personne de l’accueil sur mon état de
santé et le check-up prescrit par mon médecin le matin même, je lui
expliquai que je ne pouvais pas attendre qu’un spécialiste se libère. Mais à
sa tête, je compris qu’aux urgences on n’avait pas le temps pour ce genre de
compte-rendu… « Si vous avez des ordonnances du médecin, que peut-on
faire de plus ? », telle fut la réponse.
Toutefois, comme les urgentistes ne pouvaient refuser de m’ausculter, je
passai directement en salle de soins. Une prise de sang plus tard, j’eus une
affreuse nausée. Je respirai profondément pour que ça passe, mais rien n’y
fit. J’avais l’impression que mon corps me lâchait et que j’allais tomber
dans les vapes. Je suppliai pour avoir de l’aide. Après une bonne injection
de Primpéran – médicament magique anti-vomissement qui deviendra mon
meilleur allié –, je me sentis un peu mieux. Et les festivités purent
commencer. Je déteste l’hôpital et les aiguilles, comme beaucoup de gens je
suppose. On ne va pas dans ces lieux par plaisir, histoire de vivre de
nouvelles expériences, passer des scanners, se faire poser des cathéters…
On prend sur soi.
Après un échange avec le médecin de garde sur mes symptômes, en avant
pour les examens complémentaires : scanner, radio du thorax, échographie
du ventre et cardiogramme. Mon dieu, tout ça faisait si peur ! Tous ces
gestes que l’on redoute toujours et qui étaient, bien entendu, nouveaux pour
moi. Il fallut enfouir mes larmes au fond de moi et avoir un moral d’acier.
C’est mon cas, malgré tout. Il l’a toujours été avec cette vie pleine de
mauvaises surprises. Je n’avais pas le choix, alors je me laissai faire, docile
et patiente. Revenons au scanner, cet examen que je n’aurais jamais imaginé
faire un jour, moi qui suis claustrophobe. Je fermai les yeux, je me
concentrai sur ma respiration pour oublier où j’étais enfermée.
Heureusement, le personnel hospitalier était très gentil et se montra
impliqué. Les explications étaient assez claires et toujours accompagnées
d’un sourire. On me prévint que l’injection d’iode (produit contrastant sur
le scan) allait être faite, que j’allais ressentir de la chaleur dans tout le corps
et que j’allais avoir l’impression de m’uriner dessus. Après plusieurs allers-
retours sous cet appareil futuriste, la machine s’arrêta. Pour moi, l’iode, ça
m’a fait l’effet d’un verre de digestif, mais c’est personnel. Finalement, je
n’attendis pas tant que ça. Tout s’enchaîna assez vite !
La fameuse question : « Y a-t-il une possibilité de grossesse ? » fut posée.
Il est vrai que les symptômes correspondaient quelque peu, mais a priori
non. Ce bon vieux calendrier de l’amour nous l’aurait dit, dommage.
Misons sur la prise de sang : résultat négatif.
De retour dans une chambre, accompagnée de ma belle-mère, ainsi que
d’Alex, revenu du travail en express, j’attendis le verdict. Le médecin entra.
D’un air grave et attristé, appuyé contre le mur, il laissa passer quelques
secondes de silence qui me parurent être des heures. Il m’annonça que
j’avais une masse de dix centimètres au niveau du rein droit. Une masse, ça
veut dire quoi ? Le temps s’arrêta. Ce moment restera gravé à tout jamais
dans ma mémoire. Comme une photo prise instantanément par mon
cerveau. Le silence imposant qui s’ensuivit et nos larmes qui coulèrent
resteront aussi inscrites à tout jamais. Comment gérer tout cela ? Les
questions se bousculèrent.
Quel traitement ? Vais-je mourir ? Dans combien de temps ?
Le soutien de mon homme ne se fit pas attendre, hors de question de se
laisser abattre, nous allions combattre cette maladie. Le chef des opérations
reprenait du galon et bombait le torse. Voilà la seule bonne décision à
prendre dans cette situation. Le mental, on le sait, – on l’a tous entendu dire
un jour autour de nous, par un proche à qui cela est arrivé – joue un rôle très
important. Il faut rester positif tant bien que mal et avancer contre cette
chose qui vous bouffe votre corps, votre esprit, votre vie.
C’était parti, pour le premier jour du reste de cette nouvelle vie, nous
étions le 27 avril 2012. Plus rien ne serait jamais plus comme avant, encore
une fois, j’allais devoir vivre dans un monde différent et parallèle aux
autres, celui du combat. Mon corps, mon esprit, étaient prêts, enfin, je
l’espérais. Mais comment allions-nous expliquer ça à Milla qui n’avait que
2 ans ?
N’ayant aucun spécialiste sur Charleville capable de gérer ce cas, j’ai été
transférée le lendemain sur Reims à l’hôpital Robert Debré, unité 22,
service du Professeur B. Le meilleur chirurgien cardiologue de l’hôpital. La
nuit allait être longue…
Je décidai alors d’entamer un carnet de bord, une sorte de carnet de
voyage où j’allais relater tous les détails de cette aventure que je n’avais pas
prévue, mais qui allait bouleverser ma vie. Focus sur une plongée en eau
trouble où j’allais rencontrer un drôle de crabe…

28 avril 2012
Le transfert est prévu dans quelques heures. Nous sommes en début
d’après-midi et il est temps que je me trouve une occupation, car les
questionnements mêlés aux larmes ont rempli toute la matinée. J’ai prévenu
quelques proches et de la famille, la « belle-famille ».
On m’installe sur le brancard. Une heure de route. Un voyage en
ambulance, je me sens vraiment dans le monde des malades pour le coup !
Toujours la même équipe à mes trousses, mon chéri et ma belle-mère me
suivent en voiture et de près, la protection rapprochée est là !
Ma belle-mère est pour moi une deuxième maman, très protectrice, une
véritable « mamma italienne ». Son extrême gentillesse la rend parfois
naïve et très drôle. Sans méchanceté aucune, une blonde ! Je crois que c’est
la personne qui m’a fait le plus rire dans ma vie, au point d’avoir envie de
faire pipi dans ma culotte. Merci pour ça.
Service 22, nous voilà. Pour l’instant, à part le plafond et la couleur bleu
clair attribuée à l’étage, je ne vois rien d’étrange. Je suis accueillie par une
horde de médecins, là, je peux vous dire que je n’ai pas attendu une
seconde. Tout s’accélère, comme si mon cas était plus grave que prévu. Je
panique un peu, je vais devoir faire d’autres piqûres et d’autres examens,
mais le pire que j’ai à supporter, c’est les gaz du sang. Ceux et celles qui en
ont eu me comprendront. Il faut s’y reprendre à trois fois. Les deux
premières fois, je suis piquée par une infirmière fabuleuse, tout en douceur,
elle m’accompagne d’ailleurs dans les moments les plus durs. La troisième
fois, par une autre que je surnomme « el diablo ». Complètement insensible
et brusque dans ses soins. Ce fichu prélèvement me fait couler encore des
larmes de douleur et presque déchirer le drap à force de m’y agripper si fort.
L’aiguille est bien enfoncée dans une veine artérielle, au point que j’en
garderai une cicatrice au poignet. Plus jamais, pitié, ça fait trop mal ! Me
voilà vêtue d’une blouse blanche ouverte sur les fesses, parée d’une
perfusion et d’un équipement de contrôle cardiaque avec des fils partout et
de toutes les couleurs, reliés au bureau de contrôle des infirmiers. Je ne sais
pas ce que j’ai, je suis dans l’expectative la plus totale, est-ce malin, bénin,
que m’arrive-t-il ?
Voici le Professeur B., de taille moyenne, très mince, les cheveux
grisonnants et incroyablement glacial et autoritaire avec tout le monde. Un
petit air d’Harrison Ford. Entouré de deux internes, il examine les résultats
et me demande qui est au courant. Question surprenante, voire inquiétante !
Je réponds : « Mon conjoint et mes beaux-parents. »
Il tourne les talons et sort de la chambre. Aucune explication, je reste là
allongée sur le lit assez stupéfaite. Pourquoi sommes-nous toujours les
derniers à être informés de notre état ? On me programme en urgence un
TEP scan (PET scan en anglais). C’est quoi ce truc encore ? Un examen très
long de trois heures, mais ultra décisif pour la suite. Celui-ci révèle toutes
les anomalies cancéreuses à l’aide d’une injection de glucose radioactif.
Injection que je reçois après avoir été perfusée (encore) et allongée pendant
plus d’une heure sans bouger pour faire descendre le sucre déjà présent
dans mon corps. Il s’ensuit une heure d’examens d’imagerie et encore un
long moment d’attente pour les résultats. Autres réjouissances de la
journée : échographie cardiaque et scanner. Mais enfin, dites-moi ce que
j’ai !
Mes proches attendent dans ma chambre, on attend tous des nouvelles.
L’interne chargé de l’annonce entre. Bilan : une tumeur sur la surrénale
droite. Mais c’est quoi une surrénale ? Située au-dessus du rein, cette petite
entreprise à hormones contrôle notamment le stress et l’adrénaline. Elle se
sent tellement bien dans mon corps qu’elle ne mesure plus dix centimètres
comme annoncé la veille, mais a plutôt la circonférence d’un ballon de foot
et englobe mon rein. Ce sacré glucose du PET scan a révélé qu’il y a en moi
un vrai sapin de Noël. On m’explique la procédure à venir pour préparer
une intervention chirurgicale. Toutes les équipes, seulement constituées de
professeurs, doivent se tenir prêtes. Bloc fermé aux étudiants ! La nuit
tombe sur cette affreuse journée. Après le départ de ma belle-famille et
d’Alex, me voilà face à moi-même et à mes interrogations, mes angoisses,
dans cette chambre bleue, mon nouveau chez-moi pour bien longtemps.

29 avril 2012
Dormir n’a pas été chose facile, et de toute façon, on a tellement veillé
sur moi que mes cauchemars ont été entrecoupés de passages d’infirmières
de nuit.
Réveil à 5 h pour une prise de sang. Eh oui, on n’est pas là pour dormir !
Tensiomètre, petit-déjeuner, femme de ménage, internes, voici le ballet de
la matinée, sans oublier les messages de soutien sur mon téléphone. Le seul
que j’attends vraiment est le professeur, le seul en mesure de m’apporter des
informations. D’un ton sec et sans prendre de gants – mais je commence à
le connaître et fais abstraction –, il m’annonce que ma tumeur est rare,
qu’elle appuie sur la veine cave et bouche mon cœur. Chaque jour, une
nouvelle surprise. Voilà pourquoi j’ai tant de mal à respirer. Avec son stylo,
il schématise sans émotion l’incision qu’ils vont me faire, du cou jusqu’au
nombril : une thoracotomie !
Je pense qu’il est presque autant effrayé que moi, car de toute sa carrière,
il n’a jamais vu ce type de cas, contrôlé par une équipe pluridisciplinaire.
En effet, des spécialistes (cardiologue, endocrinologue, gastro, etc.) doivent
se réunir et décider de la marche à suivre en fonction de leurs expériences
sur d’autres cas similaires. Tout cela prend du temps. Ce cancer apporte à
l’hôpital un travail supplémentaire et délicat puisqu’il faut coordonner tous
ces spécialistes de différents domaines.
La tumeur fait pression sur la veine cave inférieure. C’est quoi encore ce
truc ? Veine large importante qui transporte le sang désoxygéné vers
l’oreillette droite du cœur. Ce fameux organe vital qui ne bat plus si bien est
malheureusement bouché lui aussi. J’ai le cœur bouché, bordel ! Ils vont
devoir m’installer une circulation extracorporelle, le cœur branché en
externe.
Aïe, aïe, aïe, je me serais bien passée de ce verdict, moi qui me croyais
juste constipée il y a quelques jours encore. Un conseil précieux : écoutez
toujours votre corps, les signaux sont là. Au bout du téléphone, j’annonce
toutes ces évolutions à mon pilier dans cette tragédie, mon amoureux.
Chaque jour qui passe me rapproche aussi de l’opération prévue le 2 mai.
Tout le personnel de cet étage est touché par ma situation. Dans les
« bonnes » nouvelles de ces derniers jours, on me précise quand même
qu’on tente l’opération parce que je suis jeune, avec un cœur solide, et que
j’ai une petite fille… Quelqu’un de plus âgé devrait attendre la mort
sagement. Pronostic : une chance sur deux. Alors, oui, j’attire la
compassion de tout l’étage, je deviens même la mascotte du service.
Appréciée de tous, j’ai des moments de complicité avec le personnel qui
prend ses pauses repas avec moi. Mon corps est plus que transformé avec
les 2 kg de flotte pris quotidiennement. Partie de 74 kg, j’ai atteint les 98 kg
en quelques jours. Dans mon fauteuil roulant, je me fais balader, à la
cafétéria, ou jusqu’aux bancs extérieurs si toutefois nous en trouvons un
dispo. Je savoure les premiers rayons de soleil du printemps. Avec cette
prise de poids, je peux vous dire que j’ai de vraies belles fesses rebondies,
mais les genoux complétement tendus et gonflés, si bien que je ne peux plus
plier les jambes sans l’aide de quelqu’un. Franchement, je souffre. Je suis
comme une poupée gonflable. Pas facile à plier ça ! Totalement dépendante
de mes proches pour toutes les tâches, mêmes les plus ingrates, comme aller
aux toilettes. Là, adieu l’orgueil. Et être dépendante n’est pas dans mon
tempérament.
Les visiteurs se pressent pour, comment dire, me voir avant la mort. Les
amis, la famille, les petites attentions sont là, et suivant les directives de
mon équipe de protection, ils gardent le sourire et font comme si de rien
n’était, ce qui rend parfois la situation saugrenue, car mettre trop de
distance peut faire penser à du désintérêt. Je ne cherche pas la pitié, mais la
désinvolture, c’est déstabilisant. Grâce à mon beau-frère et à un ami
médecin qui consultent mon dossier, je peux mettre un nom sur cette chose
qui me tue : un corticosurrénalome. « Une tumeur primitive de la surrénale
développée à partir de la couche externe de la glande (le cortex),
responsable de sécrétions d’hormones corticostéroïdes. Le taux de récidive
peut varier de 35 % à 85 %. La survie, tous stades confondus, est comprise
entre 30 % et 40 %. Les surrénales ont pour rôle de réguler notre taux de
sucre et de sodium. Elles nous permettent aussi de réagir aux situations de
stress, accélèrent notre rythme cardiaque. Un cancer du stress… »
Tel est le nom scientifique de cette maladie : le corticosurrénalome. Un
nom barbare qui crée de la distance entre lui et moi, alors, je lui ai trouvé un
diminutif comme on le ferait avec un ami, je l’ai appelé le « cortico mon
sale ami ». On donne souvent un petit nom à son cancer. Après tout, il est
aussi présent qu’un vieux pote qui se serait fait larguer depuis peu et qui
vous collerait aux basques !
On ne choisit évidemment pas de vivre avec un cancer, mais on choisit ou
non de l’accepter et de se battre plus fort contre lui ou d’abandonner. Moi,
je choisis de lui botter les fesses comme il se doit !
On écoute les conseils que les gens se sentent obligés de nous donner en
s’appuyant sur leur vécu. On connaît tous un proche, un collègue, un voisin
ou quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a eu un cancer, mais chacun a sa
propre expérience, sa propre histoire.
Il est souvent question d’un conseil nutritionnel miracle, de philosophie
ou de méditation. Peu importe ce qui nous aide à tenir, ce qui compte, c’est
d’y arriver.
Et je sais que ce pote largué qui vient d’emménager chez moi risque
sûrement de rester pour quelque temps, voire pour toujours.
Je décide donc de faire de ma maladie une partie de moi, c’est « MON »
cortico, mon sale ami !
Parmi les visites journalières avant le grand saut, ma fille. Situation très
douloureuse pour nous deux. Effrayée par tous ces tuyaux, ces bips, ce
fauteuil roulant et cette espèce de machine que je porte sur mes genoux
reliée à une seringue vitale, qui diffuse de l’anticoagulant de secours. Voir
sa maman transformée et l’angoisse qui émane de moi ne font que mettre
une distance entre nous. Tout cela la terrorise. Elle n’ose pas m’approcher et
ça fait encore plus mal que ce foutu cancer. C’est culpabilisant pour un
parent de faire subir cela à un enfant de 2 ans. J’ai besoin qu’elle soit là et
de profiter de chaque moment, chaque minute, de la prendre dans mes bras,
de m’imprégner d’elle, de son odeur, avant le grand départ.

1er mai 2012


Veille de l’opération. Que feriez-vous, si c’était votre dernier jour ? C’est
une question que l’on se pose souvent bien trop tard. Dans mon malheur,
sur ce point, j’ai de l’entraînement. Avec le décès de mes parents, j’ai appris
à vivre en profitant de chaque jour, comme si c’était le dernier. Pas facile à
l’hosto, du moins, j’essaie.
J’ai écrit sur des pages blanches tout ce que mon cœur ressent pour ma
fille que je risque de laisser. J’ai fait de même pour Alex. Ce n’est pas chose
facile. Écrire ses derniers mots. Enregistrer la dernière vidéo sous le masque
à oxygène, mais c’est peut-être la dernière occasion de d’exprimer mes
sentiments.

Milla,
Mon amour pour toi est indescriptible, tu es ma vie. Si tu lis cette lettre,
c’est que le pire est arrivé, et malheureusement, tu ne te souviens pas de
moi. Tu as le meilleur des pères qu’on puisse rêver, et je suis sûre qu’il
prend soin de toi, comme il l’a fait pour moi.
Je t’aime tant, Milla.
La vie est parfois injuste, mais la tienne sera merveilleuse, j’en suis
certaine. Sois ce que tu veux être au fond de toi. Malgré la maladie, j’aurai
eu le temps de te concevoir et de vivre ta naissance, le plus beau jour de ma
vie. Tu connaîtras aussi ce sentiment un jour. Pour toi, je suis forte, et de là-
haut, je veille !
Je t’aime, je t’aime.
Maman

Alex,
Un grand merci s’impose pour ces six ans à tes côtés. La vie n’a pas été
rose pour toi depuis que tu me connais. Tu es quelqu’un de bien, je suis
fière de toi et je sais que tu t’en sortiras aisément avec Milla, elle a le
meilleur papa du monde, sois-en sûr, mon amour. Je t’ai vu à l’œuvre, tu es
génial ! Essaie de trouver l’amour une deuxième fois, car c’est quand même
une bonne raison d’être sur terre. Qu’est-ce qui nous fait tenir autre que ce
sentiment ? De là-haut, je veille et je te guiderai afin d’apaiser la suite de
ta vie.
Milla est capable de grandes choses, j’ai confiance en toi pour faire
d’elle une formidable personne. Une enfant si extraordinaire ne peut
devenir qu’une personne extraordinaire.
C’est important pour moi d’être enterrée avec les miens dans ma ville
d’enfance. Je n’impose pas une mise en scène particulière pour mon
enterrement, mais si toutefois tu désires mettre une chanson,
« Wonderwall » me paraît boucler la boucle. Que les gens soient gais
malgré tout.
Si tu savais à quel point je t’aime.
Bats-toi chaque jour pour notre souvenir et pour Milla.
Je t’aime, je t’aime, ne pleure pas, mon amour, tu mérites mieux que la
tristesse.
Leslie

Alex m’a écrit aussi.


My Siouky,
Je viens de quitter la chambre, il n’y a pas de mots pour décrire ce que je
ressens, personne ne peut le comprendre, sauf toi. Je t’aime, et toi aussi tu
m’aimes, pourtant, on se demande si ce n’est pas la dernière fois que l’on
se voit. C’est humain comme réaction.
Cette idée hante mon esprit, les médecins cardio-vasculaires me l’ont
expliqué : à chaque intervention, il y a un risque. C’est normal, le risque
zéro ne peut pas exister quand il s’agit du cœur. Le cœur le plus généreux
que je connaisse, le meilleur, le plus grand, le tien. Celui qui m’a tant
donné depuis maintenant six ans, qui m’a aidé, épaulé, materné, engueulé
aussi ! Siouk, tu es la personne la plus incroyable que je connaisse malgré
tout ce que tu as vécu, tu es une personne forte, courageuse. Cette semaine,
je me suis inspiré de ces qualités qui te caractérisent parfaitement. J’ai
puisé dans tes yeux cette force et ce courage qui font de toi ce que tu es
aujourd’hui. Je ne pensais pas pouvoir affronter une telle épreuve avec une
telle détermination. C’est grâce à toi et à Milla. Vous m’avez changé, vous
avez fait de moi un homme. Cet homme-là ne peut concevoir d’élever sa
fille sans la femme qu’il aime plus que tout. On a trop de choses à vivre
encore tous les trois.
Je sais que tu t’angoisses, moi aussi Siouky (on n’est pas des machines
non plus). Nous allons sortir de ce combat encore plus solides avec une
autre vision de la vie. Je suis désolé de ne pas t’avoir toujours comprise
pendant toutes ces années, mais je commence à comprendre.
Un nouveau départ nous attend, on prendra le temps qu’il faut, on va
tourner le dos à cette vie de merde et écrire une nouvelle histoire. Milla
nous en sera mille fois reconnaissante quand elle remontera dans les
Ardennes en vacances. La nouvelle page s’écrit dès demain. Je sais que ce
n’est pas évident, mais il faut que tu passes une bonne nuit, de mon côté, je
dormirai bien, car je sais que demain est le point de départ d’une longue et
heureuse vie à trois. Je t’aime à la folie, Milla aussi, accroche-toi et gagne
pour nous !
Alex
***
Je regarde, désemparée, mon dernier repas dans la salle d’attente. Je
l’appelle « le repas du condamné ». Cela ne fait pas rire mes proches ni ma
merveilleuse aide-soignante, ni moi d’ailleurs, mais je suis comme ça,
j’essaie d’être drôle. Je les vois tous retenir leurs larmes. L’anesthésiste en
chef qui veillera sur moi demain vient m’apporter une dernière fois toutes
les réponses aux questions que je me pose. Toujours flippée des perfusions,
quand j’apprends qu’il y en aura sept, je demande qu’un maximum de
branchements soit mis une fois que je serai endormie. Comment vais-je être
endormie ? Combien de temps ? Serai-je mise sous masque, recevrai-je une
injection ? Est-ce que je vais être intubée ? Tout cela tourbillonne dans ma
tête. Avec beaucoup de gentillesse, elle prend ma main et me rassure en me
disant : « Je serai là. »
Tant de temps passé dans ce service, ça crée des liens, je ne suis plus une
patiente, je fais partie de la famille du 22.
L’heure de la pré-opération arrive, rasage complet du corps et douche à la
Bétadine. Le professeur passe me voir en salle de soins, énervé de trouver la
porte fermée à clé par l’infirmière qui ne souhaitait qu’un peu d’intimité
pour moi, allongée sur cette table à me faire déplumer. Il est vrai que de
toute façon, ils vont me voir nue pendant des heures, alors…

2 mai 2012
5 h du matin. Après un dernier masque censé me faire planer, mon corps
tout entier est encore badigeonné de Bétadine. Recouverte d’une couverture
en plastique, j’attends le départ. Alex a passé cette dernière nuit à mes
côtés, si près de moi. Mon brancard avance doucement vers l’ascenseur, un
« je t’aime » de fin s’impose. Plus de souvenirs, tellement shootée au gaz, je
dis adieu à mon corps.
La réa

« Madame. Ouvrez les yeux s’il vous plaît. » C’est ce que j’essaye de
faire…
Après douze heures d’anesthésie, me voici, enfin. J’ouvre doucement les
yeux sur un monde que je ne reconnais plus. Les visages du passé ont laissé
place à de nouveaux médecins et de nouvelles infirmières qui s’agitent
autour de moi. Sous l’effet encore léger de toutes ces drogues, j’ai
l’impression d’être prisonnière en Afghanistan. Je panique complètement.
Je ne vois que leurs yeux qui me surveillent et j’entends leurs voix quand ils
essayent de me parler. Cachés derrière leurs masques et leurs calots, seule la
couleur de leur peau m’oriente sur leur aspect physique. Je ne reconnais
personne. En tournant la tête de gauche à droite, je me rends compte que
mes poignets sont liés, et cette fois, je m’affole. Mais j’ai beau essayer de
me débattre, c’est peine perdue, ils sont bien fixés. Puis je réalise qu’un
tuyau descend dans ma gorge. Ce qui m’effrayait le plus hier est arrivé.
Tous ces branchements, ces perfusions, c’est bien concret et il est trop tard
pour faire marche arrière. D’ailleurs, m’a-t-on laissé le choix ? Est-ce
qu’une fois on m’a demandé si je voulais me faire opérer ? Non. À part me
dire que je risque de mourir et s’assurer que j’en ai pris conscience… Pour
le reste, cela m’a été imposé, mais est-ce que je veux vraiment vivre ?
J’ai tellement peur, je me crois vraiment enfermée dans un camp, ou au
fond d’une cave. La décoration me rassure quelque peu, pour une caverne,
c’est bien moderne. Je ne peux rien faire pour m’échapper, on me dit de
rester calme. Je mordille le tuyau en regardant d’un air implorant le
médecin près de moi, tout en espérant qu’il comprenne ma question :
« Quand enlève-t-on ce tuyau ? »
Heureusement, il comprend, mes yeux de biche agissent.
« Bientôt » me répond-il.
En voyant mes mains tirant sur les sangles, pour me rassurer, il ajoute :
« C’est pour ne pas tomber du lit que l’on vous attache. »
Je n’y crois guère, c’est surtout pour que je n’enlève pas le tuyau, oui !
Mais je laisse tomber, la partie est perdue d’avance et, entre nous, il a bien
raison, car c’est exactement ce que je ferais. En service de réanimation, il
n’y a jamais de silence, jamais de repos, les machines de surveillance
sonnent sans cesse, de jour comme de nuit. Le personnel médical s’agite
comme dans une vraie fourmilière : vider la sonde urinaire, vider la sonde
gastrique – oui, oui, un trou apparent et accessible relié à un tuyau dans
votre ventre, ce que l’on appelle un drain. Mauvais souvenir. Les
pansements journaliers, les compresses qu’on vous insère dedans, merci
bien. Les prises de sang, les injections de médicaments et les passages de
médecins pour les comptes-rendus quotidiens. Ils sont fiers de voir que
vous êtes vivante et que vous faites des progrès en bougeant un cil de plus
que la veille. J’ai l’impression que mes constantes sont notées quinze fois
par jour. On me surveille.
Une infirmière a fait une thèse un jour sur l’importance d’avoir au réveil
les trois dernières personnes que le cerveau a enregistrées : l’anesthésiste, le
chirurgien et l’infirmière de bloc. Je suis entièrement d’accord avec cette
idée, car pour ma part, je resterai à jamais traumatisée par tous ces visages
inconnus (un banal changement d’équipe), alors que cette situation de stress
aurait pu être évitée.

***
C’est le grand jour, dans quelques instants, on va abréger mes
souffrances, enfin, un peu. Ce fameux tuyau d’intubation va être retiré sous
l’œil de plusieurs spécialistes. On m’explique qu’il faut que je respire
tranquillement. La machine sonne, car je ne respire pas assez : « D’accord,
monsieur, mais avec ce tuyau au fond de la gorge, pas facile ! »
Finalement, après quelques minutes, on y arrive et c’est la libération. JE
RESPIRE !
Pour la première fois depuis des jours, je suis vraiment en vie. J’oublie un
temps tous ces fils qui m’obligent à rester allongée sur le dos, sur ce lit.
Mais une étape vient d’être franchie. Les choses s’accélèrent un peu.
Aujourd’hui, on va m’autoriser à manger un peu et faire ma toilette. Bien
sûr, comme je suis incapable de me lever, tout s’effectue dans mon lit. Les
gestes du quotidien sont à réapprendre. Je penche mon verre à dix
centimètres de ma bouche, pensant qu’il est bien posé sur mes lèvres. La
fourchette aussi est complètement à côté, comme si elle refusait de rentrer
dans ma bouche pour aller dans l’oreille. C’est assez comique finalement,
un coup à droite, un coup à gauche. Non, elle ne veut vraiment pas prendre
la ligne droite. Pareil pour le brossage de dents, je dois tenir la brosse à
deux mains. Notez que l’on m’a enfin libéré les mains, adieu les sangles.
Les constantes sont bonnes, j’ai uriné 700 ml, la respiration se fait
correctement depuis 10 h ce matin, suite à l’extubation. Mais le tuyau a
laissé de grosses séquelles, et c’est avec difficulté que je vais parler dans les
semaines à venir, je suis presque aphone. La nourriture aussi a du mal à
passer, mon œsophage est irrité, et ce n’est pas cette eau gélifiée ni cette
crème protéinée qui vont m’ouvrir l’appétit. On a beau s’activer autour de
moi, le temps est long. Mon corps a changé, je n’ai aucune énergie et
surtout je réalise que je suis marquée. Il me suffit de baisser le menton pour
voir les pansements, sous la blouse. Du cou jusqu’au pubis. La réalité est
bien là, et ça tire. Je découvre une autre tranchée sur le triangle de Scarpa
(entre l’aine et le haut de la cuisse droite), des drains, trois. Mon grand
plaisir, c’est quand les fourmis de nuit viennent me masser le dos, afin
d’éviter les escarres, mini cure de bien-être.
L’infirmier entre dans ma chambre et me signale une visite, youpi !
Attention, une visite en réa, c’est par téléphone, raccordé à une télévision.
Visite virtuelle. À l’écran, apparaît mon homme. Un peu pâlot, le stress de
ces derniers jours a laissé des traces.
Ses yeux restent malgré tout brillants et joyeux de me voir réveillée.
« Coucou my siouk, je suis si fier de toi. Sais-tu quel jour nous
sommes ? »
Question saugrenue, vous vous dites ?
Moi, à fleur de peau, je pleure de le voir enfin, et surtout, j’ai la garantie
d’être bien à l’hôpital et non dans une cave. Il ne me laisserait pas là quand
même !
Je lui réponds avec difficulté : « Non, je ne sais pas. »
Nous sommes le 7 mai 2012, nous avons changé de président.
Je n’y comprend plus rien. Nous ne sommes pas le 3, le lendemain de
l’opération ? Une semaine est passée ? Hélas oui, à mon vrai premier réveil,
j’ai peiné à respirer. On m’a diagnostiqué une embolie pulmonaire. Alex me
raconte tout cela, moi, au bout du fil, je suis stupéfaite. Je n’en ai aucun
souvenir. Quand je suis allée me renseigner auprès des infirmières, elles
m’ont expliqué que je me suis débattue et que les masques antibiotiques, je
les avais envoyés valser. Cas rare encore une fois, je suis devenue
allergique, complètement, à l’héparine, le produit anticoagulant du bloc.
Bonne surprise sur la table d’opération pour l’équipe !
J’ai appris quelques autres détails, mon cœur branché en circulation
extracorporelle (j’espère qu’il n’est pas si brisé que ça et que les dégâts
seront minimes !), une baisse de température extrême et surtout une
semaine de coma ! Ça fait un choc.
C’est donc mon second réveil, ma deuxième intubation. Je comprends
mieux mes difficultés à m’exprimer et pourquoi mon corps est si rouillé. Le
temps de visite autorisé est terminé, de toute façon, je n’ai plus de force.
Grâce à cette déclaration d’amour, ma journée est ensoleillée.

***
Les jours passent et je m’améliore dans mes gestes du quotidien, mais les
nuits sont très perturbées avec tous ces bips qui sonnent. La machine à drain
me donne l’impression de dormir à côté d’un jacuzzi. Aucune différence
d’activité entre le jour et la nuit. Si on n’éteignait pas la lumière, je n’aurais
aucune idée de l’heure. Mon esprit me joue des tours avec toutes ces
perfusions, et la nuit, il me semble entendre à côté de moi mon chirurgien
qui ronchonne. Je suis shootée en somme.
Jour important, mon corps est motivé pour ma première installation dans
un fauteuil. Quitter ce lit quelques heures. Tout en m’accompagnant dans
mes gestes, on me pose délicatement. Distance : cinquante centimètres. Une
sorte de petit slow avec l’aide-soignant. Leurs techniques sont vraiment au
point, que ce soit pour les changements de draps ou pour vous relever,
équipe rodée ! Une fois assise, ma chambre prend une tout autre dimension
à mes yeux. Je peux voir ce qui se passe derrière moi. Je n’en reviens pas !
J’ignorais qu’il y avait tant de machines qui me contrôlaient. Un mur
d’écrans. Je prends conscience de mon état peu à peu. Un cathéter branché
dans ma jugulaire donne naissance à une guirlande où huit boules protègent
les traitements injectés. Des dizaines de tuyaux me relient aux machines et
je n’avais pas vu qu’il y avait une grande baie vitrée donnant sur un jardin.
Lors de la deuxième visite d’Alex, l’anesthésiste en chef, qui nous a pris en
sympathie depuis le début de cette aventure, l’autorise à franchir les portes.
À cas rarissime, autorisation exceptionnelle. Voilà mon bonhomme habillé
en bleu de la tête aux pieds ! Complètement fondu dans le décor. On aurait
dit un Schtroumpf.
C’est avec cette anesthésiste qu’il a échangé sur mon état chaque jour
après l’opération. Elle s’est montrée rassurante quand je suis tombée dans le
coma : « On y croit, disait-elle, courage, on s’accroche. »
Il va me falloir du temps avant de pouvoir reparler et déglutir
convenablement. Je suis autorisée à boire cette fameuse eau gélifiée (au
passage, immonde), mais comme ça ne passe pas, je m’hydrate à la bombe
d’eau minérale. Adieu mon Nesquik, c’est fini pour le moment, puisqu’il
repasse par mes narines, triste nouvelle pour moi. Fidèle consommatrice, les
usines risquent peut-être de fermer, qui sait ?
Je suis lasse de la réa et des bips-bips, je veux remonter en chambre, au
22. Me libérer de tout ça, avancer ma sortie. Je m’ennuie à rester là
allongée, à ne rien faire d’autre que fixer le bout de mon lit et les passages
dans le couloir. Une visite est annoncée, quelle surprise ! Mon Hamid,
toujours là pour moi. J’essaye de lui dire quelques mots, mais
heureusement, mon sourire et mes yeux suffisent. Quelle joie de le voir à
l’écran !

***
Aujourd’hui, le chef est passé, autorisation accordée pour remonter en
cardio. Une nouvelle chambre m’attend, toujours bleue, immatriculée 18. Je
suis accueillie à bras ouverts par toute l’équipe du 22, tellement soulagée de
me voir vivante. Mes infirmières préférées sont là, les larmes aux yeux et à
nouveau à mes petits soins. Une nouvelle étape de franchie. Simple et futile
pour vous peut-être, mais tellement glorieuse à mes yeux. Retour au monde
normal, j’essaye de dire adieu aux fourmis. Pourquoi essayer ? Parce qu’un
séjour en réa laisse des séquelles bien ancrées dans la tête. Les bips
incessants sont toujours présents, impossible de dormir. Je ferme les yeux,
je ne vois que des fourmis vertes et j’entends toujours ces bips si
caractéristiques de ce service.

***
J’ai fait une expérience originale cette nuit. N’arrivant plus à trouver le
sommeil et ayant pitié de moi, l’équipe de nuit m’a donné un tout petit quart
de somnifère. J’étais censée m’endormir rapidement. Mais moi je préfère le
côté Kiss Cool de la chose. Je n’ai connu que ce matin mes exploits de la
nuit, mais vu les traces de sang qu’il reste sur le sol et les murs, j’imagine
bien ce qu’il s’est passé. Après avoir coupé ma perfusion jugulaire et avoir
mis du sang partout, j’ai hurlé et réveillé tout l’étage ! J’ai crié de toutes
mes forces, et ce que je pensais être mon pansement qui coulait ne l’était
pas, je me suis simplement laissée aller…
Au petit-déjeuner, je me suis faite petite quand les pensionnaires ont râlé
et se sont interrogés sur les cris de la veille. Je ne me souviens de rien. Voilà
quand même une belle anecdote humoristique malgré tout. On m’a
confirmé qu’avec ce type de cachet, ça passe ou ça casse. J’avais choisi la
version active.
Quitter le 22

Au service 22, on prend donc soin de moi. Je connais toutes les équipes,
j’ai même une amie d’enfance qui s’y trouve. Je suis chouchoutée, j’ai
même le droit à la réserve de gâteaux ! Quand je demande quelque chose,
sur un ton humoristique, on me répond : « Bien sûr, tu n’as pas vu les
étoiles accrochées sur l’enseigne de l’hôpital ? » Même si je veux partir et
rentrer chez moi, je m’y sens bien. Je vais laisser ici une part de moi, de ma
vie, je ne pourrai jamais oublier.
Programme journalier de miss Leslie : réveil matinal, pas de grasse mat.
Si le professeur arrive, il faut être au garde-à-vous, on ne sait jamais. Son
passage est toujours une surprise, et me rend tendue. Bref, pour passer le
temps, il y a la télé et son programme pourri : série gnangnan ou shopping
TV. Et tout ça, je le rappelle, sans la compagnie de mon Nesquik. Toilette,
médicaments, médecins et ménage. Planning chargé. Le moment le plus
redouté, c’est celui du pansement. Moyennement agréable, je serre les
dents. Voir pour la première fois ses cicatrices est impressionnant ! 40
centimètres de mon ventre refermés par des agrafes. Des fils à l’entre-cuisse
droite et ce fameux trou du drain gastrique ainsi que les deux autres sous
chaque sein, je suis Albator ! Pour info, quand on vous retire un drain, on
vous prévient que la sensation sera d’être comme aspiré de l’intérieur, je
confirme, c’est vrai. Moment très sympathique. Ensuite, à midi : plateau-
repas. Bon, je vais être direct, c’est franchement infect ! S’il y a bien une
chose à changer dans les hôpitaux, c’est cela. Des œufs à la béchamel en
plastique, des pâtes et du riz secs, j’en passe et des meilleurs. Non,
vraiment, on maigrit à l’hôpital.
Maintenant, les visites sont illimitées. Ma fille me manque vraiment.
Tous les jours, on vient me voir. Ma belle-mère satisfait le moindre de mes
caprices culinaires en m’apportant des plats faits maison. Une heure de
route rien que pour moi, mais j’en vaux le coup, non ? On ne peut pas se
passer de moi ! Vêtue du pyjama hospitalier, je l’attends avec impatience.
Après son départ, je me délecte le soir de ce qu’elle m’a apporté. Et devant
un programme TV acceptable, je m’endors. Le lendemain, ça recommence,
même routine.
Voilà maintenant un mois que je suis là. Un changement de service
s’impose. Plus je monte d’étages, plus je me rapproche de la sortie. Ça
devrait être l’inverse logiquement. Nouvelle étape : la chimio. Je ne
m’attendais pas à ça après mon opération. Reprise en main par une
endocrinologue, spécialiste des glandes surrénales, c’est elle qui m’annonce
la nouvelle et me demande si je me suis préparée à une chimio.
Non, absolument pas, et j’ai fondu en larmes. Rien n’est donc fini. Je ne
suis pas complètement réparée après tout ça.
Chimio veut dire cancer ? Pourquoi les mots justes ne sont-ils pas
employés ? Peur de m’effrayer davantage ?
Pourtant, je crois que je peux tout entendre. Une fois l’éventualité de la
mort évoquée, on est prêt à tout. Bref, nous devons donc digérer la pilule,
c’est le cas de le dire. Nous, Alex et moi.
Les questions ont fusé : les nausées, la douleur, la perte des cheveux ?
Ma hargne, mon envie de me battre reprennent le dessus. Une âme de
guerrière s’empare de moi. Mais ce traitement préventif sous comprimés, de
taille inacceptable, pour une prise en moyenne de douze par jour, me reste
en travers de la gorge. J’ai une pensée pour tous mes camarades atteints
d’un cancer et subissant ce protocole. Il va vraiment falloir booster les
laboratoires pharmaceutiques pour qu’ils fassent une composition
différente. C’est une torture à avaler. Que ce soit avec de l’eau, du lait, ou
dans un yaourt, ça ne passe pas, ils sont trop durs, et surtout, interdiction
formelle de les broyer, ils deviendraient toxiques. Alors merci, car en plus
de ceux-là, j’en ai dix de plus à prendre chaque jour pour pallier les autres
carences. Je dois donc prendre plus de 20 cachets par jour.

***
Suite à ce lourd traitement, ma prise de sang est bonne et le taux d’INR
entre 2 et 3, impeccable. Mon flux sanguin est parfaitement régulé, il est
temps de quitter l’unité 22. C’est avec une mélancolie certaine que je fais
ma valise et vide cette chambre qui m’a servi de maison pendant toutes ces
semaines. Une grande parenthèse qui se referme. Direction l’unité 63, celle
de l’endocrinologie. Espérons le même accueil.
Mon dernier plateau-repas au 22 arrive et les infirmières passent une à
une me souhaiter le meilleur. Je sens le pincement qu’elles ont dans le cœur
à me voir partir. Des liens exceptionnels se sont créés. Elles étaient à mon
écoute, chaque jour, parfois à ramasser la merde avec le sourire. On ne les
remercie jamais assez, mais il faut malheureusement connaître ces lieux
pour se rendre compte qu’elles sont formidables.
On toque à la porte, c’est ma préférée : Sandrine. Elle vient me chercher
pour le transfert. Une aide-soignante au cœur gros comme ça ! Une jeune
femme que la vie n’a pas épargnée, mais qui a toujours le mot pour rire et
pour remonter le moral de ses troupes : les patients. La belle est aussi
peinée de me voir m’en aller. J’avance dans le couloir, tout le personnel de
l’étage est présent et semble me guider vers un nouveau monde. Jamais
d’adieu, non jamais. D’ailleurs, quand j’en aurai l’occasion et que je
repasserai par Reims, j’irai leur faire un petit coucou. Je traverse cette haie
d’honneur en me rappelant la difficulté avec laquelle j’ai déjà traversé cet
endroit à mon arrivée. À présent en fauteuil roulant, je ne fais pas d’excès
de vitesse. Je les salue, j’embrasse les infirmières qui ont pris soin de moi,
de mon corps, de ma tête, qui ont changé mes pansements, fait mes piqûres,
mes prises de sang tous les matins à 5 h. Et parfois aussi, je l’avoue, qui
m’ont fait souffrir un peu, involontairement, c’est inévitable à l’hôpital.
Je continue ma traversée tout en faisant des accolades aux filles qui ont
cru me voir mourir il y a quelques jours, celles qui m’ont enduite de
Bétadine ce fameux matin du 2 mai, sans savoir si j’allais revenir. Je crois
que toutes, avec les larmes aux yeux, sont contentes de me voir ainsi partir,
et continuer à essayer de vivre.
Je me rapproche des ascenseurs, avec toujours à mes côtés Sandrine et la
secrétaire du professeur, qui s’est jointe à nous, quand… STOP ! C’est trop
d’émotion, je m’arrête net et pleure. J’ai beau essayer de retenir mes larmes,
les souvenirs me rattrapent. Ici, j’ai failli mourir. Mais je reprends vite le
dessus.
15 h 15, je suis dans l’unité 63 endocrinologie-diabétique. Quatre étages
plus haut. La chimiothérapie va s’imposer ici. Je reste assise sur le fauteuil
de ma nouvelle chambre, identique finalement à l’autre, exceptée la couleur
des murs, jaune au lieu de ce bleu ciel passé. La commande du lit est un peu
plus moderne, mais pour le reste, rien ne change. L’accueil y est différent,
mais la gravité de mon cas me vaut de toute façon une attention
bienveillante.
Je suis pensive à l’idée de découvrir cet autre étage, de voir de nouvelles
têtes. L’arrivée s’est faite en douceur : quelques questions pour le dossier,
un examen rapide du ventre et toutes les autres banalités auxquelles on a
droit chez le généraliste. Les explications sur la chimio et ses effets
secondaires. Alex est là, bien sûr, à mes côtés. Cette autre étape est
importante pour nous, elle annonce aussi une sortie prochaine de l’hôpital et
le retour à la maison pour ce week-end. Facile à retenir, la prise du
traitement commence le jour de l’anniversaire de mon homme.

***
Mon emploi du temps reste le même. Petit-déjeuner au lit, ça, c’est
l’avantage d’être malade, un peu plus tard que d’habitude, ici, il est servi à
8 h 30, alors que c’était 7 h 30 dans l’unité 22. Puis il y a le changement des
draps, la toilette et une longue attente devant les niaiseries de la télévision
du matin. Eh oui, désormais, le monde du shopping télévisuel n’a plus de
secrets pour moi. Midi, le plateau-repas toujours aussi alléchant arrive,
j’appuie alors sur la télécommande pour mettre la 6 où les Desperate
Housewives m’arrachent à l’ennui.
Quand il fait beau et que les soins me le permettent, je descends un peu
dans le jardin avant l’arrivée de la famille. Je réserve un banc, car il faut se
battre pour avoir une place. Allongée, je profite du soleil. Chaque malade
vient prendre l’air, et sûrement, comme moi, attend avec impatience
« l’animation » de la journée. Pour beaucoup, ce sont les visites. Quand on
passe des semaines, voire des mois, à l’hôpital, on réalise alors qu’il
manque de nombreuses choses ici. Cela peut paraître étonnant, mais
franchement, on aimerait que ça ressemble à un grand centre commercial.
Combien de fois j’ai rêvé d’une masseuse, d’une coiffeuse, d’une galerie
digne des aéroports avec des boutiques en enfilade sur plusieurs mètres.
Tout cela pourrait faire passer le temps et oublier les perfusions. Plus d’un
mois ici, c’est long, je veux rentrer à la maison, dire au revoir au « quatre
étoiles ».
Il me faut encore un peu de patience avant d’obtenir l’accord de sortie.
Côté chimio, je dois attendre une stabilisation. D’ailleurs, je n’ai pas trop
d’effets secondaires. Je suis pour l’instant assez chanceuse sur ce point,
contrairement à mes camarades, j’encaisse assez bien le traitement. Chaque
corps réagit à sa façon, on ne peut pas prévoir. D’une séance à l’autre aussi
tout peut changer.
Nous sommes début juin, alléluia, je vais pouvoir rentrer !
Bon, je reviendrai tous les trois mois pour des examens de suivi, avec
scanner, PET scan et prise de sang, afin de surveiller la bête de près.
Valise bouclée, j’attends mon chauffeur.
Le retour à la maison est simple et chaleureux. Quel bonheur d’être chez
soi, enfin, à moitié chez soi. Tous les soucis du cancer et du salon nous ont
fait déménager provisoirement chez mes beaux-parents. Nous sommes donc
en cohabitation. Celle-ci durera un an, des hauts et des bas évidemment,
mais principalement de bons souvenirs et de l’amour. Le soutien familial a
toujours été là. Malgré leurs attentions, je dois m’habituer progressivement
à mon nouveau statut de… rien, ce que je suis devenue aux yeux de la
société. Je reçois toujours des soins journaliers, les agrafes sont encore
présentes, l’infirmier passe tous les jours. Je dois aussi remplir le pilulier,
un peu vieillot, mais pratique ! Une nouvelle vie s’installe doucement dans
ma tête et dans mon corps. Se soigner est une occupation à plein temps.
Comme le corsaire de l’espace, j’affronte les perturbations de la galaxie et
j’en sortirai victorieuse… Que la force soit avec moi…
Albator…
Première vraie chimio
(cisplatine, déticène)

Voilà un mois que nous avons emménagé à Montpellier. Après quelques


mois de repos suite à l’opération, notre nouveau nid est prêt. Coquet, pas
très grand, mais juste ce qu’il nous faut. Ici, la donne change, pour le prix
d’une maison dans le Nord, nous avons un deux-pièces, mais peu importe,
c’est un compromis qui me convient, qui nous convient. Doté d’une terrasse
aussi grande que sa superficie, cet appartement me parait être un
merveilleux cadeau pour notre fille et idéal pour prendre des apéritifs de
saison. Sitôt les cartons déballés et presque rangés, les festivités reprennent.
Eh oui, il n’y a pas de trêve dans la guerre contre le cancer, il ne me lâche
pas les basques ! Et après un mois d’arrêt de chimio, c’est l’heure d’y
retourner. Pour bien faire les choses, j’ai été reprise en main par une
nouvelle équipe médicale. Une endocrinologue, une oncologue et un
médecin généraliste que je ne connais pas. Tout change.
Et comme si c’était fait exprès, parce que je suis plutôt du genre
chanceuse, vous l’aurez compris, ce jour-là c’est mon anniversaire, j’ai 32
ans et mon premier rendez-vous avec l’oncologue. Décidément, la vie aime
me jouer des tours, la coquine, quoi de mieux pour son anniversaire que
d’être en consultation à l’hôpital ? Ça ne peut pas être pire que de se faire
larguer ce jour-là, quoique… Déjà vécu aussi…

***
Les urgences, la cardio, la réanimation, l’endocrinologie, la gynéco, la
gastro… On peut dire que je pratique, je deviens même une vraie
spécialiste. Mais l’oncologie, c’est une première ! J’arrive dans mon
nouveau lieu de consultation, mon nouvel hôpital, ma nouvelle salle
d’attente. Je ne vous dis pas le temps qu’il m’a fallu avant de trouver le bon
service, sans oublier le passage obligatoire par la case des admissions,
munie d’un numéro, peut-être le gagnant, qui sait ! On en a tous fait
l’expérience au moins une fois. On cherche le service comme une aiguille
dans une botte de foin. Pitié, donnez-nous des plans !
Tout me semble si différent et en même temps si familier. Une sorte de
remake, la même vie, le même suivi, mais le soleil en plus. J’ai enfin
trouvé, ouf. Je suis dans la salle d’attente, étiquettes à la main, encore une
fois, rien de nouveau, et je précise que cela est aussi valable pour les vieux
magazines ! On a tous déjà eu droit aux vieilles revues dans les salles
d’attente, sauf qu’ici, il y a aussi les catalogues de perruques, sympa ! Et ce
n’est pas pour accessoiriser une tenue sexy en latex, mais plutôt pour aller
avec votre pyjama, votre meilleur allié des moments inactifs à la maison !
J’attends donc sans feuilleter de magazines, et j’observe les gens. J’essaye
de lire à travers eux, d’imaginer quelle sorte de cancer ils peuvent bien
avoir. Depuis combien de temps sont-ils malades ? Est-ce grave ? Je pense
qu’eux aussi ont les mêmes interrogations à mon sujet, surtout que dans
cette pièce de 5 m2, treize des quatorze sièges en bois, (idéal pour les fesses
qui supportent les retards des médecins) sont occupés par des plus de 50
ans, je suis la seule trentenaire ! Dans leurs yeux, je peux lire ce qu’ils
pensent. Une belle brune arrive, la quarantaine, grande et mince, perchée
sur des talons. Habillée par le même couturier que tous les autres hôpitaux :
la blouse blanche. Elle passe sa tête par l’encadrement de la porte et
demande prestement : « Madame Demoulin ? »
Ma nouvelle presque meilleure amie, mon oncologue, vient de faire son
entrée.
Son air doux de cocker, accompagné d’un petit sourire quelque peu
artificiel, en dit long sur mon dossier et sur son évolution. Comme elle est
aussi avenante qu’une commerciale, je suis tentée de souscrire au nouveau
protocole qu’elle me propose, heureusement, c’est gratuit ! On est ensuite
entrées dans le vif du sujet, le déroulement de cette fameuse chimio. Rien
de comparable avec la première sous forme de comprimés, non, cette fois,
ça ne rigole pas. J’encaisse toutes ces nouvelles en retenant mes larmes. Je
suis fière ! Elle m’annonce aussi qu’une prochaine étape m’attend avec
l’implantation d’un cathéter à chambre. Une petite canule sous la peau près
de la clavicule et prolongée d’un cathéter d’une vingtaine de centimètres
depuis la veine jugulaire interne ou la veine sous-clavière jusqu’à la veine
cave supérieure. Cool comme programme ! Encore une cicatrice à ajouter à
mon œuvre vivante : mon corps. Peu encline à repasser sur la table
d’opération, je négocie un peu. Comme je suis allergique à l’héparine, oui
je sais, je les cumule, car c’est très rare, je dois me plier avant toute
opération à un programme d’injections sous-cutanées trois fois par jour,
alors, oui, je négocie un peu. Nous allons commencer les cycles par des
perfusions, directement posées dans les veines du bras, pour essayer, et
aussi parce que j’ai bien négocié le prix de la formule !
Trois cycles qui se composent en deux temps : à l’hôpital pour
hydratation et mise en place des poisons sous trois jours, suivi du retour à la
maison, pied à perf’ comme compagnon pendant encore deux jours.
J’essaye d’enregistrer toutes les informations, mais honnêtement, ma tête
va exploser, d’où l’importance d’avoir un soutien à mes côtés, mon Alex.
Deux cerveaux valent mieux qu’un ! Entre les dates de cycles, les effets
secondaires (non négligeables), les ordonnances, j’ai intérêt à venir avec un
carnet de notes la prochaine fois. Enfin, la dernière « bonne » nouvelle
tombe : se préparer à la chute de cheveux. Je vous rappelle que c’est mon
anniversaire, et d’ailleurs, il n’y a que moi qui y pense à ce moment très
précis, et je suis malheureuse, car je me dis que cette année je sais vraiment
ce que je vais demander comme cadeau : une perruque… Dans ma tête,
c’est l’effondrement, et les larmes coulent sur mes joues, adieu fierté.
Je ne suis pas fan des postiches, et face à ce cancer, ma force à moi est
d’assumer pleinement mon futur crâne rasé. Je ne compte pas mettre de
perruques et préfère les bouts de tissus et les bonnets. C’est un choix
personnel, chacun fait comme il préfère. Sans compter que le prix est
complètement excessif pour ces accessoires, et je crains de me sentir
déguisée. J’ai bien trop peur qu’au premier coup de vent elle s’envole.
Cliché ? Pas sûr. Et puis quoi, le soir, au coucher, je la repose sur la table de
chevet ? Si le câlin arrive, dois-je la remettre ? Trop compliqué à gérer.
Nous rejoignons le parking l’air dépité, c’est sûr, mais prêts à affronter la
suite ! Allez, j’ai vu pire. On remonte dans la voiture et on rentre à la
maison raconter cette belle rencontre avec ce nouveau retardateur de la
mort.
Ce soir, nous sommes au resto en famille pour souffler mes 32 bougies.
Devant un délicieux plateau de fruits de mer, je pose tout sourire devant
l’appareil photo pour garder en souvenir ma jolie robe verte à pois blancs
portée par ce corps lacéré et enfermant un cœur brisé. Mais rien ne
transparaît, ma petite tête, avec sa chevelure aux reflets roux qui me donne
encore un air féminin, feint parfaitement la joie. La souffrance de ce jour
d’anniversaire en oncologie me paraît plus douloureuse que de me faire
larguer un jour festif, finalement.
Les effets secondaires de la chimio

Tout un programme cette chimiothérapie ! Hospitalisation sur plusieurs


jours. Chambre quelconque à partager avec une jeune femme qui, comme
moi, s’est fait avoir par la vendeuse de poison. Chacune accompagnée de
nos conjoints respectifs, nous faisons discrètement connaissance. Nous
avons le même âge, ce qui nous rapproche, on se soutient mutuellement,
c’est notre première cure. Pas le même crabe, mais le même poissonnier…
Son mari est si tendre, attentionné au possible. Ce grand romantique lui a
offert par exemple, pour son séjour, un carnet où il a noté tous les projets
qu’il souhaite réaliser avec elle. Trop mignon. Pourquoi le mien ne pense-t-
il pas à faire des trucs comme ça ?
Nous sommes allongées sur nos lits et on attend. Quand les infirmières
arrivent, tout prend une tournure cérémonieuse. Il y a un silence dans la
chambre, on observe tous les gestes. Comme dans une danse,
synchronisation parfaite entre la pose de ses poches et des miennes. Je sens
les larmes monter face à cette nouvelle épreuve que j’appréhende. Je vois le
poison et la chimio qui, lentement, coulent dans mes veines. Tuant les
mauvaises, mais aussi les bonnes cellules. Si elle pouvait effacer le passé au
passage… La première nuit arrive et on redoute des effets secondaires.

***
Nuit calme finalement. Aujourd’hui, journée classique dans un service
hospitalier. Déjeuner, ménage, toilette et médecins. Et enfin les visites, mon
Alex et Milla. Le tendre mari de ma coloc est là lui aussi. Toujours si
prévenant. Au bout de quelques minutes, je me sens mal. Mon estomac me
lâche et j’ai la nausée à en crever. Je bipe au secours. Heureusement que les
perfusions agissent vite. Je fais fuir mon Alex et ma fille pour qu’elle ne
garde pas cette image de sa mère et pour qu’elle ne soit pas choquée. Dur,
dur.
***
Le retour à la maison est arrivé, et on me branche à un pied à perf ‘ et
tout le tralala. Livraison à domicile de médocs. Tout est parfaitement
orchestré. Infirmier, diététicien, pharmacien, la bonne équipe en quelque
sorte. Service étoilé, je ne m’occupe de rien. Bon, se balader avec le pied à
roulettes dans un 50 m2, c’est pas facile, surtout pour accéder aux toilettes,
je fais de sacrées pirouettes pour y arriver, mais j’apprendrai par la suite à
ne plus coincer mes fils dans la poignée de porte. Je deviendrai comme
Luke Skywalker maîtrisant son sabre laser.
Cette chimio est destructrice, trop forte pour mon petit corps. Je fais des
malaises, je vomis, oh là là, je suis vraiment mal. Je suis fatiguée, je n’ai
plus de force et toujours ce goût bizarre dans la bouche. Les sensations
gustatives sont fortement perturbées. Je ne mange pas grand-chose
d’ailleurs. L’eau me paraît sucrée, le pain sans goût, seule la soupe miso me
réconforte ainsi que mon précieux Nesquik. La sensation que mes cheveux
m’abandonnent est là aussi, ça brûle le cuir chevelu. La racine se raidit,
meurt. Je suis comme un hérisson, poser la tête sur l’oreiller est douloureux.
Je mets des bonnets pour essayer de tout maintenir en place, sinon il y en a
partout. Le moment du rasage de crâne est arrivé, inutile de lutter contre
l’inévitable image que le miroir va me renvoyer dans un futur proche de
tout façon. Pour que le changement passe mieux auprès de ma fille, on la
fait participer. Elle me tond, tout sourire, un vrai jeu. Alex s’improvise
coiffeur et reprend mon job. Le méchant miroir n’est pas celui de Blanche-
Neige, non pas du tout, car face à lui, je ne suis pas la plus belle. Mon état
me saute aux yeux, brutale prise de conscience… Je pleure. Là, je fais
vraiment malade !
Hydratation par perfusion et anti-nauséeux en abondance…
Seconde chimio

Avons-nous pris la bonne décision, fait le bon choix ? Nous n’arrêtons


pas de nous interroger ces derniers temps puisque lors de ma dernière
consultation chez mon oncologue, la question de reprendre la chimio a été
mise sur le tapis. J’ai eu du mal à encaisser le protocole précédent, qui m’a
mise dans des états pitoyables. Les effets secondaires ont été bien trop
violents. Nausées, malaises. Autre effet rarissime, encore une fois, ce
traitement m’a rendue un peu sourde et m’impose désormais des
acouphènes à vie. L’idée de retourner à l’hôpital m’est insupportable : les
odeurs tenaces, le fait d’être enchaînée à des tuyaux… Alors, oui, quand la
question de mes prochains cycles a été posée, j’ai fait la grimace. Venir en
hôpital de jour une fois par semaine ? Non merci, ça, c’est toujours de
l’hôpital.
Bon, d’accord, j’en demande beaucoup : un traitement efficace et à
domicile ! Mais tout de même, cela se pratique dans d’autres pays, alors,
pourquoi pas ici ? En tout cas, il va falloir y penser. J’ai eu bien trop de mal
à supporter la première vraie chimio. On me propose donc une solution par
cachets, deux comprimés par jour pendant dix jours, ensuite, repos une
semaine et encore dix jours de cure. C’est histoire de prendre un peu de
vacances ! Avec l’accord de mon oncologue, on choisit cette solution. Un
peu moins efficace, mais elle marche tout de même. On verra ça au PET
scan…
Je sors du bureau avec une lettre d’autorisation pour prendre la chimio
chez moi, sans odeur ! Une sorte de laissez-passer. J’appréhende quand
même un peu les effets secondaires sans infirmière à mes côtés. L’accueil
de cette nouvelle par mon entourage n’est pas très chaleureux. On me
reproche d’avoir choisi le confort plutôt que l’efficacité, mais qui peut me
juger ? Est-ce qu’il ne vaut mieux pas que je puisse vivre à la maison
tranquille en famille plutôt que d’avoir une chimio qui me rende malade et
qui m’oblige à rester allongée durant des semaines ? Pour une même fin, je
vous le rappelle ! Cela se discute, je l’entends, mais qui peut me juger,
encore une fois, à part « mon sale ami » et ceux qui subissent une chimio ?
– (bien que les protocoles et les effets secondaires soient différents pour
chacun).
Du médecin à la famille, en passant par les amis et le conjoint, les points
de vue divergent. Mais je reste la seule arbitre. Au moins, j’ai fait un choix.
Celui de pouvoir profiter de ma fille, de l’emmener à l’école et à ses
activités, tout ce qui m’était interdit avant. Sortir du canapé et continuer de
vivre.
Soutien

Le soutien d’un proche ou de la famille prend tout son sens lorsque l’on
est atteint d’un cancer. Malheureusement, après un accident de la vie, nous
faisons aussi le tri dans nos amis, et cela à chaque fois que nos chemins sont
semés d’embûches. On en rencontre de nouveaux aussi. Accompagner un
malade est une tâche difficile, du moins, je le pense, car comme je l’ai déjà
dit, on ne sait jamais comment on va réagir à l’avance. On a tous déjà eu
affaire au cancer, de près comme de loin. Les médias en parlent et nous
sommes beaucoup plus sollicités pour venir en aide aux associations de
lutte contre le cancer. J’ai toujours su que je mourrais d’un cancer, trop de
stress, trop de mauvaises chutes. C’est pourquoi j’ai toujours imaginé ce
que serait ma vie avec ce crabe, dans mes rêves, voilà avec quoi je
m’endormais le soir. J’aime anticiper, ou peut-être que la vie et les épreuves
m’ont forgée comme cela. Pour me protéger, j’imagine souvent le pire et la
mort des gens que j’aime, pour être prête.
Croyez-moi, on est souvent déçu à imaginer ce que l’on aimerait recevoir
comme attention lorsque l’on est malade. Je pensais dans ma petite tête de
linotte que je serais la reine du bal, mais non… Il ne faut pas oublier que le
monde continue de tourner, et chacun vaque à ses occupations. C’est sûr
que quand il arrive vraiment quelque chose de grave, les proches
s’inquiètent quand même, mais oubliez vos rêves de service « all inclusif »,
car le service n’est pas 24h/24.
Moi, je rêvais de quelqu’un qui me cuisinerait de bons plats ou qui me
ferait des petits cadeaux, qui m’apporterait de l’attention et me câlinerait.
La réalité est bien différente ! Heureusement, le personnel soignant se met
en quatre pour répondre à mes demandes. Alors, oui, ce n’est pas du service
continu, parce que l’être humain n’est pas programmé pour cela, mais dans
les yeux de la personne, on peut parfois lire une attention unique, qu’elle est
vraiment là pour nous à ce moment-là, et ça fait du bien.
Carboplatine /5FU

Chambre 4. Je ne sais pas si ça porte bonheur, c’est juste ma chambre


pour le retour de la chimio. Encore et encore. Les cachets n’ont pas
fonctionné. Jusqu’à quand tout cela va-t-il durer ? J’ai dû supplier pour
qu’on mette en place un nouveau protocole, une nouvelle torture moins
agressive. Peu importe, c’est le poison qui gagne. Il file dans mes veines
lentement et me bouffe le cœur et le cerveau. À travers ce fil plastique, les
bulles remontent jusqu’à mon cœur, jusqu’à mon Port-a-Cath. Les poches
se vident et me font de vilains clins d’œil au passage. Allongée sur mon lit,
que puis-je faire ? Je le laisse m’infiltrer pendant des heures. Parfois, j’ai
froid et je sens le produit passer. Les gouttes tombent au rythme des
secondes. Seule avec toute cette peine, mes amies sont là, voilà l’antidote
que je prend chaque jour : l’amour et le soutien ! Je n’embête pas trop ma
fille avec tout cela, mais je lui explique toujours où je vais et ce que je fais.
Pour la chimio, ce sont des médicaments pour enlever les bobos et pour les
examens type scan, je lui dis que l’on fait des photos du corps de maman.
Les effets secondaires de ce traitement sont une mycose, qui m’embrase
la bouche, puis qui se fait un malin plaisir de descendre lentement, là où on
n’en veut pas… mais aussi les nausées, la fatigue extrême. Vous allez me
dire que c’est le jeu de la chimio, ma pauvre Lucette. Je sais que je ne suis
pas la seule à être punie. Tout cela me bouffe de l’intérieur et m’attaque le
moral. Ah ça, il faut être fort ! Eh bien, venez essayer la montagne russe des
traumatismes !
Je me retrouve donc seule dans cette chambre. J’ai de la chance, car il y a
très peu de chambres individuelles. Tout se passe toujours de la même
façon. On s’assied dans la salle d’attente, chacun guette son tour.
– Mademoiselle Demoulin ?
– Oui ! C’est moi.
– On y va.
Ouf ! Parce que j’ai pour seul magazine, sur la table, le numéro « spécial
cheveux », merci !
Prise de tension : ça fait mal et ça serre, dans ces moment-là, je mettrais
bien un coup de poing sur la table ! Température et prise de poids, et on y
va, on m’installe au paradis de la chimio. La chambre sent fort le détergent.
Dedans, il y a un lit, une table à roulettes et un vieux fauteuil très moche
assorti aux murs et à la porte. Bienvenue en oncologie de jour. Visite du
doc, pour valider et autoriser les protocoles. L’infirmière, maîtresse de ma
journée, injecte le poison dans mes veines.
Avoir le droit de faire le bien par le mal. Prémédication ensuite, histoire
de ne pas trop en chier. Pose de la chimio. Attente, longue attente. On
s’occupe comme on veut, comme on peut. Moi, j’écris, et parfois je divague
même, c’est l’effet Kiss Cool. Je prie pour des jours meilleurs, les larmes
ruisselant sur mes joues.
Les prières peuvent-elles avoir une incidence sur ma vie ? La force n’est-
elle pas la seule requête, la seule supplication que je peux attendre
vraiment ?
C’est un autre sujet…
Quand tout est fini, je rentre à la maison, accompagnée de l’autre poison
qui va rester sous diffuseur pendant plusieurs jours. Sous surveillance de
mon pote infirmier, on prend les constantes journalières. Ma fille est là pour
vérifier tout ça avec son œil d’enfant et me protéger. Cela nous fait bien
rire. Allez, à dans trois semaines ! Il y a toujours trois cycles et un PET
scan. Stabilisation demandée, mais évolution incertaine, surprise…

***
On ne peut pas dire que la chimiothérapie ne fonctionne pas, mais pas sur
toutes les métastases, il y en a des vilaines qui résistent. On leur fera la peau
à l’aide d’un autre traitement, je ne suis plus à ça près.
L’écriture, ma psychothérapie

Il y a des jours où je me couperais bien les veines. Aujourd’hui est une de


ces journées moroses…
Il fait pourtant beau, mais le moral n’y est pas. Je digère seulement le
résultat de mes examens et, finalement, l’unique décision qu’il me reste. On
me propose une radiofréquence, une opération ou retourner en chimio.
Après plusieurs examens complémentaires, suivis d’une réunion nationale
animée par différents chefs de service en France, le verdict tombe : pas
d’opération possible. Je me retrouve donc à retourner en chimio, ce qui
règle déjà le problème du choix. C’est ça ou rien, et apparemment, personne
ne veut me laisser tranquille. Arrêter de me soigner, même un court
moment, ne m’est pas possible. Les dommages collatéraux vont être
irréversibles. La mort imminente.
Si vous saviez ce que le couple peut traverser avec le cancer. Il faut avoir
des liens solides, et même avec ça, c’est très dur. Tout change. Votre vision
de l’avenir, vos projets, quand vous savez que la personne que vous aimez
va mourir… Au niveau des finances, ça devient compliqué, car vous ne
pouvez plus travailler, donc une mince pension des services sociaux (que je
remercie) vous est allouée. Bien sûr, quand vous ne travaillez plus, votre
estime de soi, vos ambitions, tout cela, vous oubliez. J’en profite aussi pour
vous dire que les malades ne doivent pas être réduits à ce seul état ! Ne
nous identifiez pas à la maladie. Tout ce que j’ai pu faire avant est oublié. Je
ne suis plus une talentueuse coiffeuse, je suis malade. Je ne suis plus un
ancien chef d’entreprise avec du caractère, non, je suis malade. Le pire,
c’est qu’on vous fait bien sentir que vous ne travaillez pas, on vous
culpabilise. Les gens autour de moi n’ont jamais le temps, et dans leur
réponse lors de nos échanges, je sens bien qu’ils sous-entendent que moi
j’ai le temps. Or, être malade est un job à plein temps, croyez-moi. Entre les
rendez-vous, les examens, le classement des comptes-rendus et des
résultats… Quelle paperasse ! C’est moins speed que la coiffure, mais
quand même !
Alors, oui, j’ai des heures libres, mais passées à trop penser, à
m’inquiéter et me demander comment occuper ce temps, alors, j’écris.
Le cancer change tout. Votre conjoint change…
Le mien a choisi la formule de : « Je vis comme si tu étais morte, je me
détache et je m’organise », sympa !
Mais c’est une réaction courante et compréhensible, d’après les
psychologues. Et puis ma fille est là, et se battre pour elle, n’est-ce pas la
meilleure décision, même quand tout va mal ?
On a tellement besoin d’amour et de soutien, alors, l’ignorance et le
manque d’affection, c’est dur. J’ai peur que de reprendre la chimio remette
encore de l’huile sur le feu dans notre couple.
Être nauséeuse et perdre ses cheveux, je ne suis pas sûre que ça aide à
être aimée.
N’ayant pas les moyens de faire une psychanalyse, mais ayant le besoin
de réfléchir, de comprendre, de transmettre aussi, celle que je suis, celle que
j’étais, j’écris.
Un jour comme celui-ci où le moral est en baisse, je me couperais bien
les veines, mais, à la place, je décide de continuer à écrire.
4e chimio (Déticène/5FU)

Quatrième chimio avec le protocole Déticène et 5FU… Va-t-elle


fonctionner ? Surprise au prochain PET scan, trois cycles et des effets
secondaires plus tard. D’après mon oncologue, elle est très bien supportée
et ne cause pratiquement aucune nausée. Au bout du 1er cycle, on a bien ri
avec l’infirmière à l’énumération de mes symptômes désagréables. Déjà, ce
protocole qui ne devait durer qu’une heure en hospitalisation de jour s’est
transformé en trois heures sur deux jours. Malheureusement, je suis la
première à subir cette chimio dans ce service de l’hôpital, donc l’infirmière
ne connaît pas trop les effets et la marche précise à suivre. C’est dur, un peu
moins que Cisplatine et Étoposide avec lesquels les effets secondaires sont
affreux. Je dois supporter la perte de mes cheveux, les trois jours en
hospitalisation complète, les nausées et le retour à la maison branchée avec
le pied à perfusion qui peine à se faire un chemin jusqu’aux toilettes, la
nuit, dans le couloir de l’appart mal adapté. Oui, je suis devenue une
championne de pilotage de pied à perfusion !
Quel confort de chimio faut-il ? Laquelle on préfère ? Celle qui est
douce, légère et qui ne fonctionne pas ? Ou celle qui est un enfer et qui
fonctionne ? Vous vous dites bien sûr la seconde solution, mais croyez-moi,
c’est dur… Parfois, on suit des protocoles qui nous font vivre avec de la
souffrance et qui ne donnent rien. Là, c’est l’horreur, retour à la case
départ !
Bref, je me retrouve donc comme à chaque fois dans le bureau de mon
oncologue à choisir sur un catalogue de poisons les chimios possibles que je
n’ai pas encore faites. Je ris un peu jaune quand même, quand on finit par
dire ensemble : « Ok, essayons celle-ci, on ne l’a jamais faite ! »
Donc voilà, je repars avec ce nouveau cocktail. Tous les quinze jours,
deux jours de perfusion à l’hôpital et deux jours à la maison avec un
diffuseur rempli de poison, bien rangé dans une banane couleur « vieux
bleu ». Messieurs-dames les fabricants, n’usez pas trop de fantaisie et de
couleurs gaies, histoire qu’on reste dans la morosité…
« Ça va ? »

« Ça va ? » Le nombre de personnes qui posent cette question ! Au détour


d’un rayon de supermarché, dans une rue du centre-ville ou à la sortie d’un
magasin. La plupart du temps, je réponds : « Oui, ça va. » Alors qu’au fond,
ça ne va pas bien du tout. Je cache toujours mes émotions et je réponds
toujours positivement, je ne vais pas étaler ma vie privée devant une
personne que je croise une fois de temps en temps et qui au fond s’en fout
royalement et préférerait parler d’elle-même et de ses petits soucis. Parce
que oui, soyons honnêtes, nos problèmes sont toujours plus graves que ceux
des autres.
Malgré toutes les mauvaises surprises que la vie m’a faites, c’est avec
beaucoup d’humanité et de courage, je trouve, que je ne m’apitoie pas sur
mon sort et que lorsque l’on me pose cette question de politesse, dans ma
tête, je me dis qu’il y a toujours plus grave, que les enfants qui meurent de
faim ou qui sont abandonnés sont bien plus malheureux que moi.
Je prends toujours sur moi. Lorsque les gens parlent de leurs parents, de
leurs beaux-parents, j’écoute. Les souvenirs se bousculent dans ma tête,
mais je ne dis rien. Je n’aime pas mettre mal à l’aise les autres. Quoi dire ?
« Excusez-moi, mais je n’ai plus mes parents, ils sont décédés, alors merci
de ne pas en parler. » Vous imaginez l’ambiance après une telle annonce ? Il
vaut mieux que je souffre intérieurement, plutôt que de mettre dans
l’embarras toute une assemblée. C’est ainsi que se passe ma vie et les
soirées avec les copains où chacun raconte sans faire exprès ses petits
souvenirs d’enfance agaçants. Moi, j’écoute, mais ça m’embête. Qu’est-ce
que je pourrais leur raconter en retour ? « Moi, mon père me battait et je
n’avais pas le droit de sortir, de voir des amis, bref, de vivre. » Cela me
semble déplacé. Aussi, dois-je leur raconter combien de fois j’ai vomi dans
la journée ? Quand on demande si ça va, je devrais répondre : « Oh, à part
le cancer incurable, oui ! Ça va. »
À la recherche du père inconnu

Lors d’une chimio, vu que j’avais du temps, je me suis lancée à la


recherche de mon vrai père. Je rectifie. Comme j’étais sous chimio et que
j’avais du temps, j’allais exploser si je ne retrouvais pas mon père
biologique !
De celui-ci, je ne sais que ce qu’on m’a dit, j’ai des photos et des lettres
retrouvées pour le divorce ainsi que les preuves écrites de batailles pour les
pensions alimentaires. Comment peut-on s’aimer et se déchirer autant
ensuite ? Je ne le comprendrai jamais. Apparemment, je lui ressemble
beaucoup, tant physiquement que mentalement, ce qui ne me paraît pas être
une mauvaise critique. Enfin, je crois !
D’après ma mère, cet homme était plutôt charmeur et beau parleur. Le
type qui séduit les femmes avec ses belles paroles et son physique à la
« Magnum », avec sa belle moustache et sa chevelure ondulée, brune et
épaisse. Un physique digne d’un roman à l’eau de rose.
Profession : coiffeur. C’est là que nous nous ressemblons à mon avis le
plus, vu mon choix de carrière. Il a laissé quelques dettes à ma mère et son
associé du salon, lorsque lâchement il nous abandonna maman et moi,
quelques jours avant ma naissance, pour partir au bras d’une danseuse de
cabaret en tenue légère. Lui qui était si jaloux…
Lors de son temps libre, mon père s’adonne à ses deux passions : la
chanson et le foot. Un peu cliché peut-être à notre époque, mais sur les
photos des années 70, retrouvées en vrac dans un carton lors de l’héritage
familial, je l’ai trouvé plutôt séduisant. Je l’ai découvert, assis sur son
tabouret, le micro à la main, costume noir bien taillé, une chemise blanche
au grand col ouvert, laissant apparaître les chaînes en or et son torse un peu
poilu. Sa moustache était bien taillée et il portait des mocassins blancs. En
regardant la photo, je me suis dit que cet homme-là, c’était mon père.
Il avait déjà le sac à dos bien chargé d’un passé de coureur de jupons
avec un premier mariage raté et un premier enfant, mais ma mère a quand
même dit oui devant l’autel le 22 septembre 1976, en croyant à toutes ses
belles paroles, le genre de phrases que les hommes essaient de nous faire
avaler encore aujourd’hui, à nous les femmes. Comment ne pas craquer ?
Je ne sais pas vraiment si la paternité est faite pour tout le monde, en tout
cas moi, à sa place, je ne pourrais pas me regarder tous les matins dans la
glace en sachant que quelque part vit mon enfant que je ne connais pas. Je
ne pourrais pas, j’aurais besoin de savoir.
J’ai découvert par la suite bien des choses à son sujet, en fouillant sur le
net. Quitter ce monde sans l’avoir vu au moins une fois, je ne peux m’y
résoudre.
À 32 ans, mon cancer évolue furtivement et il est en train de me faire la
peau. J’ai mené alors ma grande enquête et je me suis découvert un talent
de vrai détective. Bon, d’accord, facile avec les supports actuels, mais tout
de même. J’y ai mis toute mon énergie, toutes mes pensées et toutes mes
nuits blanches. Peu importe la suite des événements, le voir physiquement,
rien qu’une fois, sans rien dire peut-être, caché derrière un mur, me ferait le
plus grand bien, je dirais même que c’est vital pour moi. Hors de question
de mourir sans l’avoir vu.
Comme d’habitude, pour faire simple dans ma vie, la recherche a été
pittoresque. Imaginez-vous que j’ai la copie de sa carte d’identité, son livret
de famille, toutes ses anciennes adresses et anciennes lettres, mais surtout
son ancienne carte de sécu. Alors ? Facile, n’est-ce pas ? Beaucoup rêvent
de retrouver un proche, mais combien ont des renseignements aussi riches
en leur possession pour y arriver ? Parfois, j’ai presque de la chance !
Après de nombreux coups de fil, j’ai retrouvé un homme avec la même
date de naissance, la même ville de naissance, le même numéro
d’immatriculation à la Sécurité sociale et la même identité… à un détail
près : le nom de famille. Mystère ! Avec l’aide très secrète d’un contact de
l’organisme de notre couverture santé, que je remercie du fond du cœur
pour son implication dans mes recherches, je me suis bien gratté la tête et
on a fait fumer notre caboche pour comprendre le pourquoi du comment.
Comment un homme peut-il avoir le numéro de Sécu d’un autre ? Encore
une fois, impossible.
Finalement, j’ai réussi à contacter son ex-femme au bout de maints
essais, et celle-ci, sympathique, lui a fait part de ma recherche et de mon
état de santé. Ce qui a porté ses fruits, car un jour, alors que j’étais bien
installée à mon bureau, mon alerte mail sonne. En ouvrant ma boîte, je n’en
ai pas cru mes yeux, car le voici, le voilà : mon père. Je l’ai retrouvé !
Des larmes de joie ont coulé sur mon visage en lisant son mail. Je
n’aurais jamais cru, un jour, avoir la surprise d’avoir de ses nouvelles. Un
mail plein de tendresse, d’émotion et bien sûr d’étonnement. Non seulement
surpris que je le contacte, à sa grande joie, mais aussi à cause de mon état
de santé. Il était bien peiné. Nous avons échangé de longs mails pour enfin
se contacter par téléphone. Croyez-moi, avoir son père inconnu au
téléphone au bout de 30 ans, ça fait vraiment bizarre ! Et ces retrouvailles
sont tombées pile à la même date que leur divorce : même jour, même mois,
une coïncidence incroyable !
J’ai reçu une vague d’affection qui m’a enlevé un poids énorme, toutes
ces années à souffrir, à avoir un manque affectif important, ne pas
comprendre et être bancale toute ma vie… J’ai ressenti comme un vent
d’amour qui m’aurait remise droite dans mon corps et dans ma tête.
Je souhaite que chacune des personnes cherchant quelqu’un vive la même
expérience que moi. Car souvent, on est mal accepté. Venir bouleverser une
autre vie construite depuis tant de temps, c’est difficile, mais ça vaut le coût
d’essayer pour avoir une vraie réponse. Oublier la mauvaise image et les
mauvais échos reçus pendant l’enfance, se faire sa propre opinion et surtout
avoir deux versions pour juger par soi-même. Le grand mystère de l’homme
à la même identité a été résolu. Il s’avère que c’était bien mon père, mais,
au cours de sa vie tout aussi trépidante que le mienne, il a été adopté et a
donc juste changé de nom de famille. Voilà pourquoi il avait un double
presque identique. Dossier clos.
Quelques semaines ont passé, on a échangé des photos, on s’est appelés,
je me suis sentie tellement bien. Puis il est parti une semaine en vacances à
l’étranger. Un retour bien silencieux. Pas de nouvelles. J’ai attendu. Je ne
voulais pas mettre de pression. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un
mail, enfin, c’est lui qui m’écrivait. Distant, froid, complètement
transformé. La semaine de congés a dû le faire réfléchir et lui faire prendre
du recul. Du moins, sa femme a dû le pousser à mettre de la distance. J’ai
tout à fait conscience que le fait de se découvrir père au bout de tant de
temps est un bouleversement, et pour tout le monde. Mais comment peut-on
être si différent en quelques jours ? La chute a été raide ! Plus de coups de
fil, plus de photos ou de messages, mais de simples mails presque courtois
envoyés assez régulièrement en fonction de son humeur. Moi qui croyais à
une sorte de père Noël, je me suis retrouvée de nouveau bancale, l’esprit
torturé.
La relation continue toujours, seulement par mail. Parfois, elle grandit,
parfois, elle ralentit, mais les ponts ne sont jamais coupés. Ma santé
l’inquiète, et sur ce point il prend toujours des nouvelles de mes constantes.
J’ai souvent envie d’envoyer tout balader et de rompre le lien. Je n’aime pas
les faux-semblants. J’aime tellement les relations sincères. Je suis une
femme qui fonctionne à l’affectif, les sentiments comptent beaucoup pour
moi, je me nourris de cela. J’ai un fichu caractère dans ces moments-là,
mais je me contrôle et pense à un lendemain meilleur. Au jour où il voudra
me rencontrer. Cela fait un an, et toujours rien…
L’enfant dans tout ça

J’ai sûrement mal géré ma vie jusqu’à présent, sans le vouloir, mais si je
peux être fière aujourd’hui, c’est de ma fille, Milla, 5 ans. Là, en tant que
parent, j’assure ! Je n’abandonne pas et je me bats à chaque instant pour
elle. Il y a quelques jours, elle m’a dit que j’étais « une super maman qui
déchire et fait plein de choses avec [sa] fille ». Je ne pensais même pas que
ce serait aussi facile.
On a tous tendance à dire que nos enfants sont fabuleux, merveilleux,
mais Milla l’est vraiment. Elle est capable de dépasser les difficultés, les
contraintes que la maladie impose. Alors oui, je ne joue pas à courir après
ma fille, car je n’ai pas la force. Parfois même, j’en ai si peu que je reste
allongée toute la journée, même le mercredi, censé être divertissant pour
elle. Dans ces moments-là, c’est elle qui entre en scène et qui s’occupe de
moi. Habituée depuis ses 2 ans à vivre à ce rythme, c’est sûrement plus
facile que lorsqu’on l’encaisse à un âge plus avancé. Je le vois à force
d’arpenter les couloirs et les chambres, les enfants plus âgés font des
blocages et ne veulent même plus toucher leurs parents malades.
Les nausées, les piqûres, c’est facile pour elle. Quand il faut me raser, on
en joue, elle s’y colle tout sourire. Je suis comme Raiponce à ses yeux, cette
princesse aux cheveux magiques. Selon Milla, on coupe les cheveux pour se
soigner, et quand ils repoussent, c’est que l’on est guéri. Pouvoir magique ?
Les mots gentils sont importants. Ne pas mentir. Dire simplement et
honnêtement ce que vous faites, où vous allez. Le personnel hospitalier
s’accorde avec vous pour faire de tout cela un jeu.
On en fera peut-être un docteur plus tard ! Qui sait !
Moi, je peux me vanter d’avoir une petite infirmière à la maison. Elle
m’apporte le plaid, de l’eau et des baisers. Elle sait se faire ses tartines seule
au goûter. Les placards ne sont pas toujours faciles d’accès, mais elle prend
la chaise pour y accéder. Qui à 5 ans fait ça ? Je me félicite de l’avoir
responsabilisée tôt. C’est pour moi un bon chemin de vie.
Quand ma chimio est sous diffuseur, elle vérifie le niveau du ballon qui
contient le poison. Assistante parfaite. Dans le cas où je suis en
hospitalisation et que je l’appelle, elle me demande ce qu’a dit mon
oncologue en l’appelant bien par son nom de famille. Trop drôle ! N’y
voyez pas une trop grosse pression pour son âge, vraiment, tout est fluide et
naturel pour elle. Il ne faut pas cacher, se cacher. Pour elle, tout cela est
normal, cela ne la perturbe pas, en tout cas pour le moment.
La mort aussi fait partie des sujets évoqués avec ma fille. D’après ses
dires, il fait d’ailleurs plus chaud au Paradis qu’à Montpellier ! C’est pas
mignon cette interprétation ? Et moi, bientôt, je serai une étoile et je la
verrai de là-haut. C’est évident, mon ange, je veillerai sur toi.
On s’endort déjà souvent main dans la main. Une réciprocité de
protection s’est mise en place. Il n’est pas rare que lors d’une sieste je sente
un bisou tout doux sur mon front.
Voici son interview :
Elle a quoi maman ?
Ma maman a une grosse maladie, pour guérir il faut bien manger et bien
boire de l’eau. Les médicaments ça fait tomber les cheveux et j’aime bien
quand maman a les cheveux longs, pas les bonnets.
Est-ce que maman va guérir ?
Oui, parce que les cheveux, ça repousse.
Comment tu l’aimes ta maman ?
Plus qu’une étoile, et j’aime quand elle me fait des bisous et câlins.
Comment on fait quand sa maman est malade ?
Faut aider sa maman et prendre une chaise pour faire son goûter tout
seule et chercher de l’eau pour s’occuper de sa maman.
Maman ira où si elle meurt ?
Au ciel et au cimetière.
Est-ce que maman va mourir ?
Moi, j’aimerais pas qu’elle meure si je suis une enfant, mais si elle meurt,
je voudrais faire un gros bouquet.
Ils sont où les bobos de maman ?
À la tête [en montrant le ventre] et au ventre [en montrant la tête], j’ai
une maman malade, mais c’est pas grave.
Elle vivra certainement une chute libre un jour, la même que j’ai vécue
auparavant avec le décès de ma maman. Pour le moment, on avance main
dans la main, regards complices et franches rigolades. La vie peut encore
nous faire des cadeaux et des surprises, il faut y croire.
Toc toc…

10 octobre 2014
– Toc, toc…
– Vous êtes ?
– Un petit mal de tête.
– Ok, mais je suis du genre dure à cuire et j’aime faire des bras de fer
avec la douleur, alors vas-y, je suis prête à me battre contre toi.
Nous sommes prêts à partir en vacances chez mes beaux-parents. Retour
aux sources, une semaine dans les Ardennes. Ma fille et moi avons hâte de
revoir les amies et de faire un peu la fête, mais mon Alex, devant faire des
travaux là-bas (la salle de bains complète de ses parents), y va à reculons, et
il n’aime pas trop revenir dans cette région au climat bien moins clément
que celui du Sud et où il a de mauvais souvenirs. Nous sommes donc partis
en train et avons été réceptionnés à Paris par mes beaux-parents, pour faire
les deux heures restantes en voiture jusqu’à leur maison, en bonne
compagnie et surtout avec des sandwichs, il est tard et j’ai faim !
Une fois nos valises posées, c’est parti pour une semaine de festivités
bien chargée, à nous les kilos « bonne bouffe » !

11 octobre 2014
– Boum boum !
– Vous êtes ?
– Le grand chef des migraines : M. Céphalée.
– Ok, alors, adieu, grâce au Paracétamol, mais merci d’être passé !
L’avantage d’être en vacances, c’est qu’on peut faire la grasse matinée.
Enfin, j’ai essayé, car j’ai ouvert les yeux tôt à cause d’un mal de tête,
encore un, grrr ! Sitôt levée, moi qui suis fan du Nesquik, j’ai été obligée de
commencer la journée avec un comprimé effervescent. Voilà quatre jours
que je me lève avec un mal de tête, et je ne l’ai pas laissé à Montpellier,
non, je l’ai mis par erreur dans ma valise.
Les jours passent et les soirées entre amis aussi. Il est vrai que j’aime
boire un verre de vin rouge, mais il faut vraiment que je pense à arrêter, ça
ferait peut-être disparaître mes migraines. J’ai une belle brochette d’amis
ici, j’ai de la chance, ils travaillent tous dans le domaine médical :
généralistes, pharmaciennes et biologistes. Toujours présents depuis le
début de mon cancer, c’est une véritable équipe qui me bichonne. C’est
assez pratique mine de rien, car au lieu d’attendre des heures en salle
d’attente ou de ne jamais oser téléphoner, moi je me permets d’envoyer des
messages ou de poser des questions lorsque l’on dîne ensemble.
Je demande lors de la soirée croque-monsieur et vin à mon ami
généraliste ce qu’il pense de mes symptômes. À part de la tension et un peu
de fièvre, rien de particulier. Il me conseille tout de même de consulter mon
oncologue pour faire un scan, car rien de mieux que l’imagerie pour voir
d’où viennent les problèmes. Bon, je vais voir ça en rentrant.
Retour aux festivités… Mon verre de vin est vide. D’un regard un peu
inquiet, ma meilleure amie veille au grain. Je l’ai rencontrée en même
temps qu’Alex, et depuis, Pépette et moi ne nous sommes plus quittées.
Nous sommes hélas bien loin l’une de l’autre désormais, mais quand nous
nous retrouvons, c’est en larmes que nous nous prenons dans les bras. Je
t’aime ma Pépette.

12 octobre 2014
– Boum boum, boum boum …
– Vous faites de l’acharnement cette fois ?
– Je ne peux plus partir.
– Je note votre ténacité Monsieur, car vous êtes en mode meurtrier, et
pour faire plus spectaculaire, vous m’imposez des crises d’angoisse ! Les
nuits passent et les maux de tête s’enchaînent, de plus en plus rapprochés.
Ils sont vicieux et résistent au Paracétamol.
La semaine s’achève, retour à la maison. On repart au soleil, avec un peu
de fatigue en plus due aux nuits tourmentées par la douleur.
18 octobre 2014
Je suis couchée, ne pouvant plus bouger d’un centimètre ma tête. Une
sensation revient toutes les quinze minutes. Mon sang se glace, la nausée
arrive et je sens comme une odeur d’huître dans mon nez. Je respire, je
respire, en essayant de chasser cette sensation.
Le grand chef des migraines a fait très fort, il m’a donné des crises
d’épilepsie. J’ai beau souffrir, car oui, c’est de la souffrance, je n’ose
toujours pas déranger mon médecin. Je me dis qu’il y a toujours pire et je
ne veux pas prendre la place de quelqu’un d’autre ou déranger pour rien.
Bien qu’avec le temps, j’ai appris qu’il faut écouter son corps et que les
signaux sont là pour une bonne raison, mais je suis comme ça.

***
Vous avez gagné…
Trop dur, je pleure, je n’en peux plus. Alex m’emmène à l’hôpital, me
voir comme ça l’énerve. Il ne comprend pas mon attente à chaque fois.
Les médecins de mon service oncologie me prennent en main. Ils
connaissent bien le dossier, ce qui est très pratique, car répéter à chaque fois
son histoire à un inconnu, c’est assez casse-pieds. Je suis arrivée en fauteuil
roulant, car la douleur m’empêche de tenir debout. Après les explications de
mes symptômes, j’attends pour partir au scan, dans la nuit. Sous perfusion
de petits combattants contre le grand chef Céphalée, je me sens beaucoup
mieux. Quelqu’un a réussi à le faire taire !
Les brancardiers arrivent, direction le scan.
Une injection d’iode se fait toujours au scan afin de faire apparaître les
dysfonctionnements, sauf pour certains cas bien sûr.
Une fois parée d’une blouse blanche à l’odeur si caractéristique des
hôpitaux, on me met la deuxième perfusion, même pas mal d’ailleurs, puis
on m’injecte le produit. Aïe, aïe, aïe, ça me fait horriblement mal ! Oui,
avec un cancer on souffre, mais on a l’habitude, alors notre seuil de douleur
évolue. Un peu chochotte avant, maintenant je suis une dure, alors quand je
dis que j’ai mal, c’est que c’est vraiment douloureux. La veine s’est rompue
et l’iode est passé à côté. Mon bras a doublé de volume et ça me brûle. Il
faut que je sois forte, le temps que ça passe. Quelques compresses d’alcool
plus tard… ça ava un peu mieux.
Allongée sur le brancard dans un coin, j’attends mon retour en chambre,
il est tard, le service ferme.
Retour en chambre double, mais seule, car on a voulu me laisser me
reposer, c’est adorable. Le médecin arrive accompagné de l’infirmière. Les
résultats sont là : tumeur au cerveau.
Six masses apparaissent déjà, malgré le fait que le scan soit flou avec
l’iode inefficace. Quelle annonce ! Tout s’explique aussi, les maux de tête
affreux, les crises d’épilepsie et les nausées. On dirait l’annonce d’une mort
prochaine. Une fois les médecins partis de la chambre, j’appelle Alex et ma
belle-mère pour les informer. Je suis une dure et je ne pleure pas devant les
médecins, peut-être par fierté, je ne sais pas, cela me gêne de les mettre
dans l’embarras. Une fois seule, c’est différent, plus de complexes. Je
m’écroule. Au téléphone, il n’y a que moi qui pleure.
Mes proches sont plus forts pour moi.
C’est un choc pour tout le monde, car ce fichu Cortico est balaise, mais je
ne m’attendais pas à ce qu’il soit si confortablement logé dans ma tête. Il est
si imprévisible !
Mon ami avait raison, rien de tel que l’imagerie. Armée d’une
ordonnance de deux pages, j’ai le droit de rentrer chez moi. Pour la suite, ce
sera traitement par radiothérapie, encore.
Exactement ce que je ne voulais pas : être accrochée à une table par la
tête sous un masque rigide. Ami claustro, bonjour.
La cortisone

La cortisone. Tout le monde connaît ce nom. Moi, je le vois comme un


médicament vicieux censé vous aider et vous soigner, alors qu’en réalité, il
vous détruit plus qu’il ne vous aide. Prescrit parce que j’en ai besoin pour
tenir, les effets secondaires ne m’ont pas été énoncés. D’ailleurs, si vous
remarquez bien, le nom de mon cancer et du médicament commencent
pareil. Les deux se sont alliés contre moi pour me faire du mal. La bonne
équipe.
Tout commence avec la radiothérapie pour ma tumeur au cerveau. Afin
de ne pas être fatiguée, et contre les douleurs, la cortisone ainsi que de
nombreux autres médicaments me sont donnés. Il va bientôt falloir que
j’investisse dans une armoire équivalente à un petit dressing, je pourrai
ouvrir une vraie pharmacie ! Sans compter que parfois, avec toutes ces
ordonnances, je m’y perds. À renouveler, valable un mois, trois mois,
consulter après fin du traitement, augmenter si besoin…
Autre problème aussi : les dosages. Parfois, on me dit de prendre deux
comprimés, et finalement, au bout de quelque temps, on me dit par
téléphone d’en prendre trois. Au bout d’un certain temps de traitement, je
me retrouve à court de comprimés et le pharmacien ne veut pas me donner
du rabe, car ce n’est pas précisé sur l’ordonnance. Alors, je bataille. Je
négocie ou alors le pharmacien demande des fax d’urgence. Bref, il faudrait
dans mon cas penser à embaucher une secrétaire d’armoire à pharmacie.
Me voilà donc bien équipée en… anti-tout. Cette cortisone est à prendre
tous les jours pendant le traitement de la radiothérapie et à baisser ensuite
après toutes les séances. Sauf que la dose est à son maximum. Six
comprimés. Je fais ce qu’on me dit, j’avale ça avec tous les autres chaque
jour, ces drogues dont je me passerais bien. Avant d’être malade, rien que
pour avaler ma pilule, il me fallait un demi-litre d’eau. Maintenant, c’est
comme pour la douleur, je suis une guerrière et j’en mets même plusieurs
d’un coup dans ma bouche !
La cortisone est un excellent booster. Avec la dose que je prends, au
mieux, mes nuits s’arrêtent à 5 h du matin ! Et je tourne et me retourne,
mais rien n’y fait, ma nuit est finie. Ça, c’est un effet, mais il y en a un autre
qui n’est pas mal non plus, côté patience, eh bien… vous n’en avez plus !
J’ai plutôt envie de frapper tout le monde. La cortisone a tendance à vous
énerver bien comme il faut. C’est à ce moment très précis du traitement
qu’il ne faut pas me chercher !
Je ne suis pas très sympa avec mon entourage sous cet effet, j’en suis
désolée.
Pour remédier à cela, on me prescrit un autre médicament pour dormir et
être plus détendue. Je réussis à dormir jusqu’à 7 h.
La cortisone a encore bien d’autres cordes à son arc, mais encore une
fois, on ne m’a pas prévenue. La nuit, vers 5 h, je suis réveillée par
d’atroces douleurs aux genoux, comme si on me les écrabouillait. En pleurs,
ne pouvant plus marcher, ni bouger, je me vois bientôt en fauteuil roulant.
Vite, de la morphine, j’ai ça en stock !
Cette pourriture de poison fait fondre mes muscles, risquant d’entraîner
de l’ostéoporose. Difficile de monter les marches et de me relever quand je
suis accroupie. Encore bien des joies ! À celles-ci, on peut ajouter les
crampes, de jour comme de nuit. Sans rien demander, sans rien faire, ça se
coince. Les doigts, les orteils, le cou. Essayez de manger quand vos doigts
tentent de s’entremêler…
Je vous ai gardé le meilleur effet secondaire pour la fin. La prise de poids.
C’est pas un mythe, et d’ailleurs, les gens connaissent principalement cet
effet secondaire, qu’ils redoutent particulièrement. Progressivement, la
cortisone me change. Un peu comme la pub pour « Perle de lait », mon
visage s’est transformé ! Mais pas comme le mannequin de la pub, non, ma
tête ressemble plus à un ballon gonflable. Cette saloperie cible le visage, le
ventre, les seins et crée une bosse dans votre dos. Merci le double menton !
Tout est censé disparaître à la fin du traitement, alors, j’ai hâte de voir ça,
parce ma glace et moi, on ne se supporte plus. De plus, je suis sans
cheveux, alors, pas franchement bandante.
Pas d’affolement, les corticoïdes réduisent inexorablement le désir. Déjà
que mon homme ne me trouve plus très sexy, le problème est réglé. La liste
des effets secondaires, que ce soit pour la cortisone ou pour tous les autres
traitements de mon cancer, est difficile à encaisser parce que, comme je le
dis souvent avec une sorte d’humour noir, je n’ai même pas choisi un
cancer qui rend mince ! Non, moi j’ai pris celui qui fait grossir, grrr !
Le poids, l’humeur, la dépression et la peau comme celle d’un adolescent,
pleine d’acné. Les os et les muscles qui ne font plus bon ménage.
Les yeux qui tirent au point de voir trouble en fin de journée. Le cœur qui
bat au point de l’entendre pratiquement, ainsi que tous les autres effets…
J’ai touché le jackpot et je souffre de tout cela.
Cortisone, j’ai tellement besoin de toi.
Des anges passent…

J’imagine que comme beaucoup de mes compagnons souffrant d’une


maladie rare, les informations sur leur maladie sont difficiles à trouver, top
secrètes, ainsi que la possibilité d’échanger avec d’autres malades. Secret
médical oblige, ne comptons pas sur les médecins pour nous mettre en
relation avec les autres patients. Internet et les réseaux sociaux permettent
quand même de fouiller un peu et de trouver des renseignements, ainsi que
des ami(e) s. J’ai ainsi pu faire la connaissance des anges, des guerrières.
Je rencontre aussi des gens formidables dans mon parcours hospitalier et
beaucoup sont devenus des amis. Le cancer, ce petit crabe, impose des
épreuves douloureuses, mais quand on est bien accompagné, la pilule passe
mieux. J’aimerais ne pas oublier de citer certaines personnes, chères à mon
cœur, mais si c’est le cas, veuillez m’excuser d’avance. Ce n’est pas que
certains m’aient marquée moins que d’autres, mais les traitements
détruisent un peu les neurones et la mémoire, donc je préfère donner cette
excuse pardonnable, au cas où. Le poison injecté détruit aussi les bonnes
cases.
Je voulais commencer par Isabelle, une Canadienne, rencontrée sur un
réseau social comme beaucoup d’autres, puisque nous sommes carrément
un groupe, une famille. Voilà un an que je la connais et je mets à l’honneur
cette amie, son courage, sa force et cet enthousiasme permanent qui nous a
donné à toutes une sacrée leçon. Ce n’est pas du sang, mais du soleil qui
coulait dans ses veines. Elle souffrait de la même pathologie que moi. Un
corticosurrénalome malin. Nos 15 ans d’écart étaient notre seule différence
sur ce point, sinon, nos métastases, nos récidives et nos traitements étaient
semblables. Elle s’est battue contre son « Randall », comme elle le
nommait, mais il a été bien fort. Elle n’a pas pu faire le poids longtemps et
a dû admettre, toujours avec le sourire, son KO. Elle a rejoint le paradis il y
a peu, au cours de l’écriture de ce livre. Ma petite Isa, tu es un nouvel ange
qui veille sur nous tous, et je suis sûre que c’est grâce à toi que bientôt la
planète se réchauffera encore plus.
C’est très important d’avoir des gens qui vous comprennent, car le
ressenti de chacun, patients, médecins et proches est totalement différent.
Chacun a sa propre attitude face à la maladie.
Comment ne pas remercier Julie, ma « Jule », l’impératrice de cette
démarche exceptionnelle, la créatrice de ce groupe, qui réunit tous les
malades touchés par des défaillances surrénaliennes. Grâce à elle, nous
pouvons nous appuyer les uns sur les autres et, quand on a envie de se
plaindre, de hurler, de se renseigner ou simplement de pleurer, on est là,
tous, les uns pour les autres. Des affinités se créent. Ma Jule, tu es un pilier
pour moi. Sur ce coup-là, nous avons le même âge, mais nos métastases et
récidives sont un peu différentes. On aime rouspéter toutes les deux après
ce cortico, les effets secondaires difficiles, la réaction de notre entourage et
les barrières que cet idiot de cancer érige devant nous, professionnellement
et sentimentalement. Je ne sais toujours pas d’ailleurs comment elle fait
pour être aussi canon même au fond du lit, la nausée au bord des lèvres.
Cette belle brune signe son corps cicatrisé comme une œuvre d’art.
Un club de guerrières aux styles capillaires bien surprenants. Non, on ne
fait pas partie d’une secte, mais juste d’une rébellion anti-brosse à cheveux.
Bien sûr, les membres de ce groupe sont bien trop nombreux,
malheureusement. Cette merde est rare, mais reste bien trop active quand
même. Chaque année, elle gagne un corps.
Heureusement pour nous, Sandra est là pour nous mettre de belles fessées
parfois ! Un exemple de longue bataille âpre. Et pourtant, elle est toujours
là, pas vaincue. Dresseuse de bêtes, obligée de mettre de côté les fauves
pour enfiler les gants de boxe. Bien accrochée à la vie, une force de lion, ce
n’est pas ce crustacé aux pinces sinistres qui va la faire fléchir, elle,
habituée aux crocs.
Chaque personne, touchée de près comme de loin, est la bienvenue dans
notre groupe. Souvent, ce n’est pas le malade qui vient aux infos et qui a
besoin de soutien, mais plutôt un mari, un enfant, une maman.
L’histoire d’Adra est bouleversante, je lui tire ma révérence. Traiter sa
maman avec autant de respect, de fierté et d’héroïsme. À des milliers de
kilomètres de sa mère, elle a réorganisé sa vie pour gérer les comptes-
rendus, les traitements et les opérations à venir, tout en préservant le secret
afin de protéger et d’économiser les forces restantes de sa maman. Je dis
chapeau ! Une telle responsabilité, un tel fardeau, à 28 ans, ne devrait pas
exister. Une vie mise complètement entre parenthèses, dans un pays,
l’Algérie, où les soins ne sont pas accessibles, voire où vous devez fournir
les produits pour le bloc opératoire. La France mérite d’ailleurs toute notre
gratitude. Nous sommes confortablement soignés. Je tiens au passage à
remercier encore Adra pour ses talents de cuisinière hors pair et ses
délicieuses fournées de pâtisseries algériennes, rien que pour moi… un vrai
délice. Sa maman, malheureusement, est partie aussi trop tôt, pendant
l’écriture de ce livre…
Je sens l’ange qui passe.
Parents, amis, famille, votre présence à chaque instant est une richesse
inestimable. Une sacrée fatigue émotionnelle s’installe, croyez-moi.
Ce que nous sommes vient de notre sang, de notre famille, certes, mais ce
que nous devenons vient de nos expériences, bonnes ou mauvaises, de nos
amis, de l’amour. La vie sans eux vaut-elle vraiment la peine d’être vécue ?
Il est important de remercier tout cet entourage, tous ceux qui se battent à
nos côtés, à mes côtés. Ne serait-ce pas égoïste de ne pas en parler ? De ne
pas leur rendre hommage ? De témoigner de ce que je suis, alors que sans
eux, tous mes alliés, toutes les guerrières rencontrées tout au long de cette
courte vie, je ne serais rien ? Certains sont ma famille.
Ils m’ont fait vivre une expérience humaine incroyable et bouleversante.
Une sacrée gifle d’amour. Ils ont réalisé le rêve de ma fille avant Noël en
l’emmenant à Disneyland Paris.
C’est là que la bonne fée Mélinda arrive ! Bien plus efficace que celle de
Cendrillon, car le compte à rebours ne s’arrête pas à minuit ! Les manches
biens relevées, et bien décidée à réaliser le vœu de ma fille, Mélinda a réuni
plus de 100 personnes, une sacrée tribu humaine. Grâce à eux, Milla a pu
passer une quinzaine de jours dans le monde féérique de Walt Disney. Je ne
pensais pas que dans ce monde, à l’heure actuelle, on pouvait être encore
soutenu comme cela. Une vague d’amour, et bien plus encore. Grâce à son
temps, son énergie, même malade, elle aussi, nous avons pu organiser ce
projet. C’était fou de voir cette féérie exister si généreusement. Les
messages offerts en soutien sont forts. Je remercie aussi Disney pour son
aide et sa participation. Merci Melinda, merci pour tout. Aucun autre mot
ne me vient.
Finalement, le cancer apporte parfois aussi quelques moments de bonheur
et de tendresse. Souffrir pour vivre ou mourir, peu importe, ce partage vaut
le coup. Certains se déplacent même de plusieurs centaines de kilomètres
rien que pour me faire un câlin. Pouvoir rencontrer des gens aussi
extraordinaires vaut bien quelques nausées !
À cause de mes petites tumeurs au cerveau, j’oublie très certainement des
gens, et écrire sur tout le monde reviendrait à rédiger des encyclopédies,
mais mon cœur est assez gros pour offrir une place à tous ceux que ma
mémoire m’empêche de citer ici.
Voyage de l’amour en compagnie de
« Crabe air line »

Comme si vous partiez pour un long vol, le cancer vous réserve des zones
de turbulence.
Votre valise est faite et votre cœur prêt pour le grand amour, le grand
voyage. Bienvenue à bord. Les nuages sont légers et l’air est doux, vous
tombez amoureuse. L’avion décolle. Les attentions, les câlins, les baisers,
tout y est pour que le périple se passe dans de bonnes conditions. Main dans
la main, vous affrontez quelques tempêtes. Les heures défilent. Un jour, une
sorte d’hôtesse en blouse blanche vous annonce que votre voyage est
perturbé et qu’une autre direction est à prendre, celle de la maladie : le
cancer.
Toujours là, mais franchement moins présente, la main de l’autre vous
lâche. Votre main essaye de la rattraper, mais quand les métastases sont là,
l’homme prend son parachute. Il saute en plein vol.
La compagnie « Crabe air line » assure bien ces turbulences, comme
prévu. L’avion va s’écraser et vous avec. Vous cherchez vous aussi le
parachute pour sauver votre vie, mais il ne vous reste que le masque à
oxygène et le gilet gonflable pour reprendre vos esprits et envisager une
autre solution. Il va falloir être fort et s’accrocher au siège…
Cette métaphore est le reflet de ce que mon couple traverse depuis que je
sais que j’ai un cancer. Moi, quand j’aime, peu importe les changements
physiques de l’autre, mes sentiments sont toujours là. Beaucoup de femmes
sont ainsi et soutiennent, comme une maman, les hommes fragilisés par la
vie. Pas à l’abri d’un accident, un homme peut se retrouver sans cheveux lui
aussi, sans bras, sans jambes… Moi, je suis prête à l’aimer aussi comme ça.
Je comprends que le physique puisse avoir une importance, mais l’âme et
le cœur n’ont-ils pas plus d’importance finalement ? Notre physique change
avec le temps, les rides et les cheveux blancs s’installent. Les petits kilos de
grossesse aussi, qui nous servent de bonne excuse.
Faut-il abandonner à chaque cicatrice ?
Dans mon couple, je ressens qu’une distance s’installe jour après jour. Le
fossé se creuse et j’ai le sentiment de me battre seule.
Sans le cancer, m’aurait-il quittée parce que j’aurais vieilli ?
Tellement de couples se séparent à cause de la maladie. Ce n’est pas
censé être pour le meilleur comme pour le pire ? Belle parole.
Voilà pourquoi le mariage ne représente rien à mes yeux. Mariée ou pas,
on me lâchera en plein vol de toute façon. De ce que j’ai pu constater,
l’engagement ne représente plus grand-chose. On abandonne si facilement.
Tout le monde veut être heureux et ne pas s’encombrer du moindre défaut
de l’autre, mais l’être humain n’est pas parfait. L’amour, ça se soigne,
s’entretient. On baisse bien trop facilement les bras à notre époque, et c’est
dommage. Moi, je suis peut-être dans une sorte d’utopie romantique, mais
j’aime croire que le vrai grand amour existe, que l’âme sœur est là quelque
part et pour tous. Je ne peux pas forcer un homme à m’aimer ainsi, alors
que le ras-le-bol est là. Alex et moi nous séparons. Fin de neuf ans
d’illusion cosmique où finalement on a tenu notre amour à bout de bras
malgré la « liste de mes ennuis »…
Machine de guerre en panne

Depuis longtemps, on me dit que je suis une guerrière, tout le monde se


demande comment je fais pour encaisser tout ce que je vis.
À l’heure du bilan, plusieurs semaines après la rupture, j’ai beau aller
chercher le bonheur et la combativité, rien ne vient. Sous mes deux
centimètres de cheveux bruns clairsemés et ma caboche abîmée par huit
tumeurs, tout est en panne. Je m’écroule doucement, on appelle cela la
dépression je crois. Mon corps ne suit plus non plus, des douleurs
apparaissent et me revoilà sous scan en urgence. Trop stressée ces derniers
temps, je paie l’accumulation. Les tumeurs au foie ont encore grossi, elles
appuient sur l’estomac et se nécrosent. Trop faible encore, je suis en même
temps transfusée, j’ai le droit à deux belles poches de sang, question apéro,
c’est moyen.
Mais chez quel réparateur vais-je aller ?
Sur mon lit d’hôpital, j’attends, j’analyse et je me drogue. Drogues
autorisées bien sûr. Je savais que j’allais bientôt revenir ici. L’habitude de
ma cohabitation : stress + cancer = récidive. C’est si violent cette rupture
que je n’arrête pas de me torturer l’esprit, au point de ne plus respirer, de
vouloir mourir. Mon être n’est plus maîtrisable. Je me sens bien trop seule
et abandonnée.
Tout est noir.
Ma première maladie : « syndrome de l’abandon »…
Mon énergie, je la tiens surtout de la sensation d’être aimée, si je n’ai pas
cela, je tombe, si je déplais ou si on me trouve un défaut, je tombe.
Maintenant que je suis libre comme l’air, je me retrouve face à moi-
même devant le miroir, et je n’ai que son seul reflet pour me convaincre. Je
ne peux pas dire qu’Alex me rendait épanouie, mais neuf ans ensemble, ça
apporte de la stabilité, alors, quand tout ça s’arrête, comme lorsque j’ai
perdu mon salon, je suis bien obligée d’enlever mes œillères pour changer
de chemin, ce qui est très déstabilisant.
Mon nouvel appartement ne me plaît guère, je m’y sens mal. Je l’ai
aménagé avec goût, mais le cadre m’est insupportable : une vue sur un
immeuble en construction, la ligne du tram, la route bruyante. Fini la
verdure et les grillons. Je dois me farcir une longue allée et un étage sans
ascenseur, mais le pire est de voir Alex passer, et pas toujours tout seul…
Je ne positive plus. Je n’arrive plus à maîtriser mon moral et mon mental.
J’ai écrit un peu en bas de l’hôpital, assise sur un banc et à l’ombre sous un
arbre, le chant des grillons me fait du bien.
Une rupture, c’est déjà difficile à encaisser, mais une rupture quand on se
bat contre un cancer, c’est encore plus dur à accepter, et nous sommes bien
trop nombreuses à être abandonnées ainsi, dans cet état.
Je crois que j’ai trouvé un nouvel adversaire à ma taille : ma propre peur !

***
J’ai fini par trouver que la présence d’Alex était toxique pour moi. Nous
sommes liés par notre fille, c’est sûr, mais il va me falloir plus de temps
pour l’encaisser. Je suis là, comme internée, je vais rester quelque temps
hospitalisée, ne serait-ce que pour soulager la douleur, mais aussi pour la
« dette de sommeil » que j’ai accumulée à cause de notre rupture. Au
moins, à l’hôpital, on s’occupe de moi, ce qui représente de l’amour en
quelque sorte.
Je repars avec un nouveau protocole de chimio et de radiothérapie.
Pour que le moral revienne, seuls le temps, l’apaisement et les nouvelles
rencontres feront leur effet.
Pour écrire ces quelques lignes, je suis sortie aérer un peu ma carcasse.
J’ai savouré la brise qui passait. Peut-être qu’une pomme de pin allait me
tomber sur la tête et me sortir de ce cauchemar…
En attendant, je peux compter sur mes amis du Nord pour me remonter le
moral. Mon officieux est toujours là et il ensoleille mes journées, un petit
coup de téléphone, un message, il sait tellement me faire rire ! À l’hôpital,
c’est mon nouveau meilleur ami infirmier, Aziz, qui prend le relais, un
soutien presque parental. Mon Hamid du Nord en somme.
La machine de guerre est en panne, bouge-toi les fesses, Leslie !
La rupture positive

En larmes devant mon ordinateur, j’écris. Je viens d’atterrir de mon


voyage avec « crabe air line ». Je suis rentrée et la réalité est bien là. Lâchée
au bout de neuf ans. C’est une sacrée parenthèse de vie qui se referme, et
une autre qui va s’ouvrir, je l’espère. Peut-être que cette maudite roue va
enfin tourner. Mais pour l’instant, je suis remplie de douleur et mon ventre
me fait mal, je le sens se tordre. Mon cœur est brisé. Toutes les épreuves
racontées dans ce livre ne pouvaient qu’avoir un impact négatif sur mon
couple.
Imaginez juste un instant votre vie avec une seule de ces épreuves, alors
subir la liste de mes ennuis, sertie d’un cancer incurable, merci bien. C’était
trop pour lui.
La décision est venue d’Alex, son attitude était froide. J’ai eu beau
pleurer, avoir envie de mourir, la distance entre nous était bien là. Décision
prise, point. Une sorte de barrière qu’il s’est imposée certainement pour se
protéger, mais moi, j’ai suffoqué. Je suis encore bien trop sensible malgré
ma hargne pour supporter une nouvelle épreuve.
J’admets avoir déjà remis en cause mes sentiments pour lui, notre couple
battait de l’aile comme on dit. J’attendais des choses qui ne venaient pas et
lui encaissait des choses qu’il ne voulait pas. Nos chemins avaient déjà pris
deux directions différentes depuis un moment. Certes, il restait de l’amour,
et les années nous portaient à bout de bras, mais cela n’était pas suffisant. Il
fallait éviter le « burn out » de Monsieur.
De toute façon, il ne m’aimait plus, pas comme il le fallait, pas comme je
le méritais.
La métamorphose physique due au cancer n’arrange pas les choses.
Il m’aura fallu plusieurs jours avant de réaliser la situation, mais très vite,
j’ai repris le dessus. Pas le choix, se battre et avancer, encore et encore. Ma
fille est là, bien protégée de tout cela, c’est la chose primordiale pour nous.
J’ai quand même le moral en berne quand je pense à elle, Milla, 5 ans, qui
commence la vie avec une « maman cancer » et des parents séparés ! La
liste de ses ennuis s’écrit déjà si tôt. Je m’en veux terriblement, pour cela,
ce n’est pas la vision que j’avais de notre avenir, je nous pensais
indestructibles. Nous faisons désormais partie de ces couples séparés,
modernes certes, mais les enfants sont sensibles à tout cela. Dans sa classe,
elle ne sera pas seule dans cette situation, j’en suis sûre, mais c’est
important de bien lui faire comprendre. Pour chaque chose, il faut leur
expliquer simplement, sinon leur petit imaginaire part dans tous les sens,
comme avec le cancer. Je lui explique toujours posément ce que je fais et où
je vais. Elle veut d’ailleurs être médecin, mais « pour les bébés ». Quand je
serai une étoile, je veillerai au grain.

***
J’ai dû chercher activement un appartement tout en laissant la chimio
couler dans mes veines et faire son effet, moi qui étais en pleine cure, et en
m’appuyant sur le soutien sans faille de mes amis et de mon oncologue.
C’est un médecin formidable : Docteur Delphine T. Trois années que nous
sommes soudées dans ce combat. Elle est toujours là pour moi, n’importe
quand. Elle ne compte pas son temps pour les patients. Ma situation la
désespère quand même, l’attriste. 50 % des couples touchés par le cancer se
séparent.
Je ne pouvais pas forcer Alex à rester par pitié. Je veux que l’on m’aime,
c’est vital, comme de l’oxygène. Je ne peux pas vivre en croisant un regard
mort. Alors, oui, quitter une femme malade, ce n’est pas glorieux, mais
personne ne peut juger la situation tant qu’on ne l’a pas vécue. C’est sûr que
la distance qu’il a mise entre nous m’a blessée, il agissait déjà avec une telle
liberté. Parfois, il était un peu trop dur avec moi et mes émotions. Je le
trouvais injuste et surtout très égoïste. C’est moi qui perdais tout. J’ai dû
changer de logement, courir après les aides possibles, engager des frais de
rééquipement de matériel, alors que je n’avais rien pour assurer tout cela.
J’ai passé mon temps au téléphone à patienter en entendant des musiques
déprimantes entrecoupées de phrases de courtoisie à répétition. J’ai organisé
un déménagement pour le Nord, je suis allée chercher mes affaires qui
restaient chez ma belle-famille. Tout cela lui a échappé. Hormis la garde
alternée et souple que nous voulons, il est bien dans ses baskets. Il n’a pas
eu à changer d’appartement, il a gardé la vue boisée sur le parc. Pendant
que moi, j’aurai les immeubles, lui, il aura les grillons. Son frère habite
dans le coin, il a son boulot, sa voiture, ses parents encore en vie. Et moi ?
Je suis seule.
J’ai bataillé avec l’agence immobilière pour acquérir un logement à
seulement vingt mètres de celui actuel. Idéal pour Milla, tout reste en place
ou presque. Les exigences de nos jours sont aberrantes pour louer quelque
chose, et mon profil de femme handicapée n’arrange pas les choses, au
contraire, mais appuyée d’un ami, mon infirmier, mon pilier ici, je suis
arrivée à mes fins. Alors, oui, j’ai ressenti de la colère. Les larmes
remballées dans un carton, j’ai déménagé. On me demande tellement de fois
comment je fais pour être aussi forte… Je pense avoir trouvé la réponse : je
ne suis pas seule dans ma tête. D’après ma psy, j’ai un imaginaire très
présent. Un imaginaire qui bloque aussi certaines relations. C’est après cette
analyse que j’ai prêté attention à mes pensées. J’entends quelqu’un dans ma
tête. Oh là là, stop. Je ne suis pas folle, rassurez-vous, c’est juste ma
conscience de guerrière qui est là et me dicte les choses, à moins que les
tumeurs cérébrales me fassent déraper. Voilà la raison de ma force. Cette
voix est très réactive face à mon état émotionnel et s’empare vite du mal-
être pour me faire avancer. Vierge ascendant Vierge, je suis moitié sage,
moitie folle.

***
Je reprends le dessus. Je suis presque pressée d’être libre. On me dit
souvent de me reposer, de prendre mon temps, mais moi, du temps, j’en ai
pas ! Alors, vite, je me redécouvre. J’étais enfouie quelque part et cette
séparation n’est que positive, révèle tout mon être et certaines sensations
que je croyais disparues. La vie peut finalement prendre un sens grâce à la
douleur et la détresse. Aujourd’hui, ce n’est plus du sang, mais de l’air qui
coule dans mes veines.
À ce jour, je continue mon combat contre tout. Sur la liste de mes ennuis,
restent trois petits points : la mort…
Où sont passées mes folles furieuses ?

J’ai la tête en vrac en ce moment. Je ne suis même pas sûre que ce soit le
bon terme. Se retrouver seule me paraît parfois insurmontable. Je continue à
croire que la mort serait plus apaisante. En tout cas pour moi. Pour les
autres, ceux qui ont des sentiments pour moi, ils s’en sortiront, avec le
temps, la douleur s’efface, les souvenirs restent. On a beau essayer de me
remonter le moral, il est toujours en berne, et les deux folles que j’avais
dans la tête, ma bonne conscience et ma mauvaise conscience, qui me
parlaient, sont sûrement parties en vacances. Elles ont dû sauter, elles aussi,
le jour du crash avec « crabe air line ». Une remplaçante, la dépression, a
repris le poste et elle n’est pas toujours sympa avec moi, voire destructrice.
Pas toujours aimable, elle me fait sortir de mes gonds. Je voudrais tant
retrouver mes folles furieuses pétillantes qui vivaient en moi. Elles ont
vieilli c’est sûr, ont avancé dans le temps à mes côtés et ont finalement dû
faire un burn out cette fois. Mais me retrouver en permanence seule, vide ou
accompagnée de la méchante remplaçante, ce n’est vraiment pas facile. Je
regrette presque celle qui parfois me minait le moral, mais jamais de
manière aussi destructrice. On avait une bonne cohabitation il me semble.
Sauf que depuis l’enfance, la liste de mes ennuis ne cesse de s’allonger,
d’où le ras-le-bol !
Me quitter devient de la survie, c’est bien là le malheureux constat que je
dois faire. Pour pallier le manque de ma sublime pétillante, on m’a offert
des petites pilules, qui redonnent à mon moral un petit coup de pied au
derrière !
Une histoire d’éléphant rose il paraît… Dose pédiatrique certes, mais je
préfère combattre la méchante, je n’ai pas envie de devenir addict. Elle se
joue de moi chaque jour, je pleure vite et longtemps, ne vois que l’aspect
négatif des choses.
Me voici donc cloîtrée ici dans ce labyrinthe noir d’où j’aimerais sortir. Il
y a des gens qui m’aident sincèrement pour cela. Parfois, on m’apporte des
bonnes surprises, des bonnes nouvelles, et je me sens tout de suite
pardonnée par ma folle furieuse pétillante, trop attachée à mon être. C’est
dans ces moments très précis que j’essaie de m’en sortir, que je fais de la
« mémoire temporifique », je flashe l’instant et me dis :
« Quand rien n’ira plus et que tout sombrera, pense à ce moment
précieux, que personne ne peut t’enlever. »
La liberté de penser, quelqu’un l’a chantée, non ?
Je retrouve des solutions pour renouer avec la gaieté et la folie. Quand
ma tête est remplie de confettis, je danse et j’envoie vite fait ma secrétaire
pessimiste en congés déjà bien payés…
Pourquoi continuer à vivre ?

On s’organise comment quand on veut mourir ? Pourquoi continuer à


vivre ?
Envisager le suicide, c’est une bonne solution, non ? C’est quoi la suite
de ma vie ?
Je n’ai pas de parents, pas de famille, trop peu d’amis ici, et je ne peux
pas ennuyer tout le monde avec mes problèmes. Alors, voici mon constat :
mourir, ce serait pas mal.
Je me sens seule de toute façon. Il est inutile d’espérer, je dis bien
espérer, une éventuelle nouvelle relation amoureuse, sauf si je trouve
quelqu’un qui veut s’engager avec une personne malade, qui va mourir. Les
chances de rencontrer l’amour sont déjà peu probables, mais alors là…
Fini les ennuis. On me demande souvent comment va finir mon livre, la
voilà la fin : la mort. Elle arrivera de toute façon, tôt ou tard. La planifier,
c’est un luxe !
Ma fille sera bien plus légère sans ce boulet de « maman cancer », si
fatiguée. Plus besoin de me ronger avec tant de questions, de sentir dans
mon ventre l’angoisse de croiser ou d’imaginer Alex avec une autre, ce qui
finira par arriver, et dans mon monde imaginaire, c’est déjà en place, la
souffrance est quotidienne.
Non, vraiment, n’est-il pas temps de tirer ma révérence ?

29 juillet 2015
Un scanner de repérage est au rendez-vous, pour entreprendre un
nouveau programme de radiothérapie, encore un oui !
C’est reparti pour les tatouages, piqûres et séances journalières. Les
métastases du foie ont repris le dessus. Je vais encore au combat, mais
pourquoi ? Pour gagner du temps ? Merci bien ! Je savais en décembre que
je quittais les lasers, mais que j’y reviendrais. Jamais deux sans trois ! On a
fait les poumons, le cerveau, au tour du foie.
J’arrive à saturation…
Je n’ai rien à gagner à continuer à vivre dans cet état, à me fatiguer et
fatiguer sûrement les autres aussi.
Il fut un temps où je me serais traitée de lâcheuse, je l’ai d’ailleurs écrit
dans un chapitre précédent, pour cette même récidive du foie, elle continue
la garce !
C’est le moment de reprendre les choses en main justement. Qui décide,
moi ou le cancer ?

***
Depuis fin juillet, j’ai enchaîné les chimios, les cachets, encaissé une
découverte de fistules à opérer, une rupture. Tout continue de me pourrir,
même le foie se nécrose. Je me suis dit :
« Stop… Ok, personne ne veut de moi, j’ai bien compris. »
Mais comment mourir ? Les veines, les cachets ? Moi, je ne possède pas
d’arme à feu ! On s’organise comment ?
Ne rien oublier, sans rire, après c’est trop tard, c’est mort si je puis dire.
Il faut déjà que je pense à laisser un mot peut-être, par politesse.
Expliquer mon geste, c’est vrai que cela peut être utile pour les autres.
Encore une fois, penser aux autres…
Pour ma fille, je me dois bien de le faire.
Mais le livre est là aussi, bien plus complet qu’un simple mot laissé en
guise d’adieu.
Je me suis dit : « À ceux qui veulent comprendre… Lisez. »
Faut-il se préparer physiquement ou on y va directement, comme ça, dans
sa tenue de désespoir ?
Est-ce utile que je me maquille ? Autant partir avec des beaux yeux.
C’est sûrement ce qu’on dira devant ma tombe : « Elle avait encore un si
beau regard ! »
Rien ne m’empêche de prendre une cuite avant en tout cas ! Demain, il
n’y a pas d’analyses, donc ce n’est pas grave, sauf que je n’ai qu’une bière
au frigo, et un rosé pamplemousse. Avec ça, ce n’est pas gagné.
J’ai bien eu autrefois une caisse de Châteauneuf-du-Pape. Là, ça aurait
été classe !
Je vais partir sur le rosé et les somnifères, la douceur, c’est bien. Partir en
dormant, c’est cool, mais ce qui provoque encore plus l’extase, c’est de
mettre un bon son dans les oreilles.
Les douleurs physiques, j’ai donné, ils vont de toute façon me faire subir
une autopsie ou un truc de ce genre.
Le don d’organes est important, mais les pauvres, ils n’auront pas grand-
chose à en tirer ! Je ne peux même pas faire une bonne action.
Depuis le temps que je veux de vraies vacances. Ma fille m’a dit qu’au
paradis il y fait plus chaud qu’à Montpellier, c’est le moment, ne plus rien
foutre et se reposer. Ça aussi, on n’arrête pas de me le dire : « Repose-toi. »
J’ai bien compris le message, je vais me reposer.
Mais du coup, quelle est la bonne dose de médicaments pour se suicider ?
Je ne veux pas me louper, sinon je vais vraiment souffrir. Une plaquette,
deux, trois ? J’en sais rien moi, en stock je n’ai que deux boîtes. Je peux y
ajouter celle qui m’avait fait couper les cathéters la nuit, souvenez-vous, à
l’hôpital, en sortant de la réa.
C’est une bonne idée, je vais ajouter ça au cocktail. Il faut que je
m’allonge, au cas où, histoire de ne pas me cogner la tête par terre.
Lecteur, adieu. Un jour, on se croisera là-haut, vous me direz : « Hey ! Tu
es la fille qui a la poisse toi, avec la liste d’ennuis la plus longue que je
connaisse ! »
Oui, ce sera moi, et j’aurai sûrement des ennuis là-haut…
L’été 2015

L’été a été mémorable en termes de péripéties, rien ne s’arrête jamais.


Après la rupture vraiment difficile avec Alex, le déménagement, je me suis
retrouvée en séjour hospitalier d’oncologie. La maladie ne prend jamais de
vacances, elle. Bien au contraire, elle a bossé dur pour gravir les échelons.
Je lui ai aussi donné le bâton pour me faire battre. Je suis bien trop
angoissée et stressée par ma nouvelle situation de célibataire cancéreuse
avec un enfant. Malgré ma positivité, je me fais quand même souvent
rattraper par les idées noires.
La rentrée n’est pas encore tout à fait là, mais les rendez-vous et les
quelques galères ont repris. L’agenda de la cancéreuse s’est refait une santé.
Je fais mes petites emplettes : scanner, IRM, radiothérapie et consultations,
le rythme est donné. Sauf que les résultats des images affichent aussi les
conséquences de toutes ces contrariétés de l’été. Résultat : j’ai beau faire au
mieux pour mon corps et pour ma tête, je suis vite rattrapée par « mon sale
ami ». Imbattable celui-là, casse-pieds au possible !
Il ne reflète que ce que je suis à l’intérieur, angoissée au possible.
Voilà comment j’ai dû passer mes meilleurs moments, en étant bancale,
comme partagée entre le bonheur et le rappel au quotidien du cancer qui me
rend physiquement repoussante. J’ai trop sécrété de cortisol. Ça ressemble à
la cortisone, donc rien de très bon pour nous quand on le produit en excès.
Je ne me sens pas séduisante du tout, mais je me suis donné de gros
coups de pied aux fesses ! J’ai jonglé avec les inconvénients du cancer et
son évolution, en prenant sur moi, pour passer de bonnes vacances. Moi qui
voulais arrêter de me soigner, j’ai reconsidéré cette idée pour ne pas gâcher
les vacances de ceux qui allaient venir me voir et me soutenir, mais je me
suis sentie abandonnée.
Comment mon beau-frère pouvait-il me faire des prises de sang depuis
trois ans, toutes les semaines, m’envoyer des messages pour les
programmer, et tout d’un coup, plus rien, silence radio. Enfin, j’exagère, il
m’a quand même proposé de faire une prise de sang au bout d’un bon mois.
Merci, mais désormais je m’organise avec le labo. Si j’avais attendu la fin
des vacances, mon retour dans le Nord, mes hospitalisations, et surtout les
fausses excuses, mon suivi n’aurait été que fantaisie. Je ne lui jette pas la
pierre, c’est juste la conclusion que neuf ans de liens peuvent vite être
défaits aussi. Le soutien est parti en même temps que le soleil des vacances,
chacun sa vie, voilà mon ressenti.
Quelque chose cloche et j’ai raison. Je sens bien plus maintenant les
dysfonctionnements de mon corps, j’ai quand même trois ans d’expérience !
Je suis la vraie gérante de l’entreprise cortico, sous les ordres du vilain
crabe. Puisque lui évolue, moi aussi j’essaie d’assurer la cadence.
Le foie est toujours accompagné de mes tumeurs qui ont regrossi, elles
font la taille d’une petite orange, la compression sur l’estomac, la rate et la
veine cave est toujours présente.
Résultat, des œdèmes atroces aux jambes sont apparus, je ne peux plus
marcher, je souffre. Le sang ne circule plus et ça gonfle de partout. Pour
ceux qui ont connu les tortues Ninja, j’en suis une. Je dirais que j’ai
l’impression d’avoir dix kilos de plus dans chaque jambe. Je marche
comme un éléphant de gauche à droite. Seules mes tongs roses tolèrent mes
orteils.
Physiquement, rien ne va plus, j’ai des boutons d’acné sur le corps et le
visage. Je sens que je vais éclater comme un ballon. Mes pieds sont si
tendus que leur peau est brûlée et se fissure, et à chaque pas, la peau de la
cheville se pince. Je dois descendre les marches une à une, la conduite
m’est également difficile. Je vais éclater. Aïe, pas sexy la fille !
C’est à cette période que mon officieux et sa fille, qu’il élève seul, sont
chez moi en vacances. Côté activité, c’est limité, j’en suis désolée. Plus que
de l’amitié, moins que de l’amour, je ne sais définir notre lien. Toujours est-
il qu’il est complètement sincère et plein de tendresse ; le meilleur d’une
relation sans les soucis. Encore une fois, personne ne me fait autant rire.
C’est d’ailleurs pour son humour que j’ai craqué la première fois. On se
connaît depuis plus de 20 ans. On ne parle pas du cancer ensemble, on
picole et on fume. C’est sa façon à lui de remonter le temps et de retrouver
la Leslie d’autrefois. Il ne porte aucun jugement sur moi, je suis telle que je
suis, une femme à part entière, pas complexée. J’adore sa fille, j’aime tant
la câliner et la gâter.
Heureusement, de bien belles choses arrivent à me faire oublier cela
quelques instants et se glissent entre deux soucis. Cela me redonne le
sourire et la niaque pour avancer. Ma fille bien sûr, toujours indispensable à
mon équilibre. Un vrai boute-en-train dont le rire est communicatif.
J’aimerais que vous l’entendiez rire, on dirait Donald !
Des liens se sont créés cet été, de vrais amis ont soulagé mon cœur. Ma
famille de cœur était présente. La famille, ce n’est pas toujours celle dont
on partage le sang. Depuis le début de ma vie, les amis ont toujours été plus
présents que ma famille, une vraie force derrière moi depuis plus de 20 ans.
J’ai pu emmagasiner du bonheur et du bien-être grâce à eux pendant l’été.
Ma mamoune d’adoption, Isabelle, et son mari Hugues, sont de vrais
amours. Je ne connais pas de personnes plus généreuses qu’elles. Ils me
rappellent que les câlins maternels font du bien. Ces moments sont rares,
mais si précieux. Ils me comblent tellement.
Mon amie adorée, Stéphanie, et sa fille de 8 ans, Victoire, ont même
prolongé leur séjour pour ne pas m’abandonner trop longtemps dans cette
tourmente.
Comme toutes les bonnes choses ont une fin, ce vent de bonheur fait
circuler aussi de mauvaises ondes. Rappel d’impôt et voiture à la
fourrière… Mais le plus dur à supporter, c’est la nouvelle sensation que je
ressens au quotidien, l’oppression dans mon ventre et qui fait tout péter
dans ma tête. La nouvelle vie d’Alex que je suis obligée de voir est bien
trop dure à supporter au quotidien. Voilà ce qui me détruit le plus. Chaque
fois que j’y pense, c’est de nouveau l’enfer. Tout le monde finit par
remonter dans le Nord, chacun son tour. Après nos escapades, nos journées
à la plage, les pique-niques, moi je suis là, sur mon lit d’hôpital, et bien
seule.
Rattrapée par ce sale ami durant l’été, il a bien fallu retourner à l’hôtel
des cancéreux pour quelques jours, afin de reprendre forme humaine, pour
ne plus ressembler à un reptile à perruque. J’envisage de retourner dans le
Nord, près d’eux, définitivement avec ma fille. Être entourée me paraît
essentiel. Voir les heures passées ici sans compagnie, c’est triste, alors que
dans les autres chambres, les visites s’enchaînent. J’avais bien quelques
proches qui venaient avant, mais qui ont définitivement choisi la distance.
Est-ce ainsi que je dois finir ma vie ? Je dois penser à moi aussi, à mon
bien-être. Rester au soleil est agréable, mais une torture de chaque jour
également. Je veux être heureuse et rendre ma fille heureuse. Me voir
pleurer aussi souvent ne doit pas lui faire du bien. J’arriverai mieux à me
reconstruire entourée d’amour et épanouie. Il ne me reste que très peu
d’années, il faut que j’y pense. Je termine donc l’été ainsi, accompagnée
d’une autre famille, les infirmières et les médecins. La machine de la
radiothérapie sera la seule chose qui me tournera autour pour le moment.
Mon nouveau programme est “Carpe diem” en dix séances pour le foie.
Reprise de la chimiothérapie après.
Reprendre le dessus

La dynamique est revenue, je sens la guerrière en moi reprendre le


dessus. Au placard les idées sombres. Je vais me battre ! Ma folle furieuse
est revenue, elle a repris son poste. Je me bats pour toi, Milla.
Allez, on s’accroche à la vie et à ce qui arrivera : LE BONHEUR.
Ce qui compte, ce n’est pas la manière dont nous prenons la route… mais
de la prendre.
Pour une fois, j’ai écouté les conseils que tous mes amis m’ont donnés.
J’ai juste pris une voie, celle du bien-être et de la positivité, c’est la clé
d’une guérison éventuelle de mon cancer. J’ai bien trop pensé aux autres
avant de penser à moi.
Aujourd’hui, depuis la rupture avec Alex, certaines personnes dont je
n’aurais jamais douté m’ont lâchée. C’est ce qui a entre autres provoqué
mon état dépressif et les répercussions néfastes sur mon cancer cet été.
Bref, il est temps pour moi de changer et d’avancer.
Après avoir regardé des reportages, lu des livres de développement
personnel, examiné les théories de grands spécialistes, je me suis lancée
moi aussi sur la voie du mieux-être, pour être enfin en accord avec mon
corps et ma tête. Je pense différemment en ordonnant à mon cerveau, à mes
cellules d’aller mieux. Pas toujours facile de les commander d’ailleurs. Je
n’aurais pu m’en sortir sans cette décision, je m’enfonçais petit à petit dans
une tourmente qui ne menait, elle, qu’à la mort, je ne pouvais plus respirer
dans ce monde. C’était à moi de choisir le chemin. On peut décider d’aller
mieux, pour soi déjà, et pour les êtres qui nous sont chers. Je le dois à ma
fille. La vie nous impose bien trop de stress, pourquoi lui donner
satisfaction en la laissant nous détruire ? Je suis déterminée à rejeter les
ondes négatives, pour attirer le positif.
Si votre âme va mal, vous n’attirez que le mauvais. Renvoyer une image
accueillante, c’est bien plus sympa !
Je ne peux pas priver une si merveilleuse enfant de sa maman en lui
imposant aussi mes pleurs. La vie ne peut pas être si morose, elle me fait le
cadeau de pouvoir encore avancer, peu importe pendant combien de temps
encore. Chaque jour est un cadeau. Ma fille m’apporte tellement d’amour,
d’équilibre et de joie. Nos fous rires dès que nos regards se croisent, rien
que cela vaut le coup, vraiment.
Nos enfants sont les soleils de nos vies.
Alors, accroche-toi, ma guerrière intérieure, à cette petite tête de linotte,
on vire la secrétaire méchante, on la remplace, enfin ! Vas-y, ma folle
furieuse, ne divague plus et reste là.
Ma ligne de conduite est telle que les effets apparaissent rapidement. Je
me suis tant torturée ces dernières semaines que mon corps a accumulé
beaucoup de stress, à en faire péter l’usine à bonheur. Mon corps tout entier
avait gonflé, j’étais remplie d’eau, parce que mes tumeurs poussaient sous
chaque pression de ma torture intérieure.
Ma peau s’est abîmée, et ne parlons pas de mon ventre, lui qui abrite le
plexus solaire, il en a bien bavé. Il fallait réagir !
J’ai d’abord essayé de comprendre d’où venait le problème, ce qui me
rendait ainsi. Je ne vous cache pas que ça venait pour beaucoup d’Alex. Sa
rencontre avec une autre femme en rémission, qui a quand même
rapidement emménagé chez lui, n’a pas arrangé mon état. Sitôt mon
déménagement effectué, une nouvelle locataire s’est installée. Comment
pouvais-je croire à une simple amitié ? Son attitude prouvait le contraire.
Une fois la cause de mon stress trouvée et acceptée, je l’ai rangée au
placard, avec un bon coup de pied au cul ! Je ne devais pas me laisser
ronger par tout ça, même si ce n’était pas facile.
Pour aller mieux, j’écris et je danse, musique à fond dans les oreilles. Je
me fais une compilation de chansons bonheur, de chansons sourire. Je suis
prête à jurer que la musique nous influence. Je me fais du bien déjà ainsi,
cela devient vital, presque comme une drogue. Dans mon monde, je ferme
les yeux et entre deux refrains, je m’arrête, me lève, remue les fesses,
parfois même avec ma fille.
J’ai écrit ce livre en écoutant du rock’n’roll ! Je bouge les bras dans tous
les sens comme si j’étais en boîte. Pour ceux qui, comme moi, baissent les
bras, il faut trouver votre dose de drogue naturelle qui viendra à bout de
votre moral en berne. La musique peut influer sur beaucoup de nos
sentiments et de nos comportements, en tout cas, les miens y sont
hypersensibles. Je suis prête désormais à aller mieux et à respirer à
nouveau.
Ce que nous mangeons aussi a de l’importance, mais sur ce sujet, chacun
a ses convictions. Je privilégie essentiellement les végétaux. J’ai fait le
choix aussi de me soigner au naturel, le plus possible, sans délaisser
certains traitements chimiques indispensables. Chaque médecine a pour moi
son importance.
Je ne compte pas refaire le monde, ni vous répéter ce que tous les livres
qui traitent du cancer nous rabâchent. Je souhaite juste vous apporter un peu
de mon expérience qui pourrait vous servir à aller bien, et à avancer, peu
importe votre état ou vos soucis. Ça vaut le coup, on ne se construit pas
dans la colère. Il faut se dire que rien n’est jamais définitif, et demain peut
être meilleur. On ne pourra jamais connaître la suite de sa vie à l’avance,
mais on peut participer activement à l’améliorer. Ce qui peut vous aider à
aller de l’avant aussi est de garder près de vous dans votre sac ou dans une
poche, sous un oreiller ou dans un endroit qui vous tient à cœur, un petit
« carnet bonheur » où vous notez avec soin tous vos projets, vos rêves, vos
envies. Tout ce que vous voudriez réaliser ou entreprendre. C’est une bonne
astuce à mon avis pour continuer à avancer, peu importe que ce soit
réalisable ou pas, ce qui compte c’est simplement d’y croire, croire en ses
rêves. Le mien est ambitieux, mais je vais tout faire pour le réaliser…
La Dame de Pique

Serais-je la Dame de Pique ? Connaissez-vous ce jeu de cartes ? Les


règles sont simples, chaque cœur vaut un point et la Dame de Pique en vaut
treize. Chiffre porte-malheur ! Le joueur qui a le moins de points gagne la
partie. Sauf que la Dame de Pique, dont personne ne veut, peut se révéler
être un atout. Si, à la fin, vous avez tous les cœurs ainsi que la Dame de
Pique, vous avez atteint la lune, le jackpot, c’est vous qui avez gagné !
Alors, si mon jeu n’était pas si mauvais, je serais la reine…
Les choses n’arrivent jamais par hasard, même dans l’adversité. Tout ce
que j’ai enduré doit avoir un sens, j’ai eu un jeu pourri toute ma vie, mais
j’ai gagné ce que je suis devenue maintenant : grande et forte. Les
emmerdes, faut les cultiver, car c’est un moteur ! Il paraît que je suis
incroyable et que j’insuffle le courage à ceux que je rencontre ! Je ne sais
pas, pour moi, c’est naturel.
Si mon vrai père ne m’avait pas abandonnée, j’aurais certes peut-être
échappé à la violence durant mon enfance et à la maladie, mais je ne serais
pas devenue celle que je suis aujourd’hui. Dans chaque jeu, il y a une part
de chance, elle se provoque aussi d’ailleurs. Voyons le verre à moitié plein
plutôt qu’à moitié vide.
Dois-je envisager la mort comme fin de la liste ou la chance (de ne pas
l’être encore) ?
Certes, j’ai aussi la carte du « diable cancer », celle sur laquelle on ne
veut surtout pas tomber. Mais moi, finalement, je l’aime bien cette main.
Malgré tout ce qu’elle a pu me faire perdre comme mise, elle m’a apporté
aussi beaucoup. Alors que je souffre et que les crises de douleurs sont de
plus en plus intenses, ma carte « étoile » est bien présente. Milla se
responsabilise tellement vite et devient une mini ado à déjà 5 ans. Cette
petite fée est la seule à pouvoir me donner mon traitement d’urgence.
Gardant tout son calme, elle cherche la bonne boîte de secours. Ai-je
vraiment le droit de lui imposer cela ? Voici un quotidien peu commun pour
une enfant partagée entre l’école, les rires et les chimios de sa maman.
Parfois, elle me surprend dans son langage, bien mûr pour une enfant de cet
âge. La garde partagée avec son père se fait souple afin qu’elle puisse, elle
aussi, comme toute infirmière, avoir ses jours de repos.
La Dame de Pique essaie de penser à elle aussi, elle voudrait bien tirer la
carte si précieuse de « la passion ». Il n’est pas facile de rencontrer
quelqu’un avec une petite princesse et après une relation de neuf ans, mais
je suis déterminée à y parvenir. Le défi ne me fait pas peur, parce que, grrrr,
j’ai la hargne !
La Dame de Pique que je suis certainement a rencontré des gens
formidables dans cette partie. Le hasard m’a permis de miser sur Closer, la
croupière m’a envoyé la carte « chance », mon éditeur est alors apparu,
homme plein d’amour. Une carte « amitié » a rejoint mon jeu, bien plus
forte et sincère qu’il y a des années, mais la plus belle combinaison que je
possède, c’est mon alliance avec ma fille. Aurais-je pu avoir cette carte
bonheur sans tous ces malheurs ?
À nous deux, on va tout rafler.
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