E. Charles-Dominique

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Vridi (Côte-d'Ivoire).
Histoire d'une révélation

Karine DELAUNAY

La synthèse réalisée par C. Chaboud et E. Charles-Dominique


(199 1) a déjà mis en avant le caractère recent de l'émergence de la pêche
piraguière en tant qu'objet scientifique à part entière. La constitution de
cet objet s'inscrit dans un contexte global de crise économique ayant sus-
cité un réajustement des projets et des politiques de développement de la
part des Etats et des organisations internationales comme dans le cadre de
la coopération nord-sud. Ainsi la Conférence mondiale des pêches orga-
nisée sous l'égide de la FAO en 1984 concluait-elle que désormais "des
efforts spéciaux devraient Ctre faits pour accroître la production de la
pêche artisanale et pour lui donner la priorité" (FAO, 1986 : 14).C'est aussi
dans ce contexte que doit être replacée la demande institutionnelle actuel-
le vis-à-vis des sciences sociales. Celles-ci se trouvent confrontées en la
matière aux biais "biologique" et "industrialiste" des approches antérieu-
rement construites, approches ayant elles-mêmes participé à I'édification
dun domaine de savoir désormais spécialisé sur les pêches piroguières
(Chauveau et Weber, 1991 : 52-53). Ces biais identifiés, les disciplines du
88 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

social ne peuvent pour autant faire I'économie, pour la construction de leur


propre objet, de I'analyse des conditions mêmes de leur implication
actuelle sur ce terrain, lequel se trouve de fait miné par ce "complexe
populiste développementaliste" analysé par J.P. Olivier de Sardan (1990)
qui, balançant entre populisme et misérabilisme, travaille notamment les
contenus donnés à la mise en opposition entre secteurs artisanal et indus-
triel, opposition sur laquelle est fondée l'existence conceptuelle de l'un et
l'autre, aussi bien dans le domaine de l'intervention que dans celui de la
recherche. En effet, "ce qui constituerait les pêches artisanales serait
moins leurs caractéristiques propres que le regard porté sur elles par les
administrations et les scientifiques" (Chauveau et Weber, 1991 : 60).
Dans ce cadre, je me propose ici de retracer, dans le cas de la Côte-
d'Ivoire, les circonstances dans lesquelles la pêche piroguière maritime a
révélé son dynamisme aux yeux des chercheurs et planificateurs dans les
années quatre-vingt, et d'analyser les schémas interprétatifs à partir des-
quels ce dynamisme est appréhendé par les dits intervenants. Le cas ivoi-
rien illustre en effet de manière exemplaire le mouvement actuel de
(re)découverte de la pêche piroguière maritime, à partir duquel se
construit la demande en sciences sociales vis-à-vis dun champ jusqu'alors
dominé par les problématiques halieutiques et biologiques. Mais il s'agit
aussi dun cas particulier et ses particularités mêmes conduisent précisé-
ment à porter attention à certains des enjeux socio-politiques et idéolo-
giques travaillant le regard porté sur les pêches artisanales dans le contex-
te ivoirien contemporain. Posant notamment le problème des spécialisa-
tions économiques, l'élucidation de ces enjeux et représentations passe par
une approche historique replaçant les processus ayant contribué à façon-
ner la situation présente de la pêche piroguière dans leurs relations à la
construction dun État ivoirien colonial puis indépendant et à l'émergence
dune société civile ivoirienne.
Vridi (Cfited'Ivoire). Histoire d'une révélation 89

Des poissons, des pêcheurs, des chercheurs


et des planificateurs ...
De la mer Ci la lagune

Depuis l'ouverturedu port d'Abidjan dans les années cinquante, la flot-


tille chalutière et sardinière qui s'y est basée et développée a été prise par les
planificateurs comme le moteur essentiel de la croissance de la production
halieutique. S e s débarquements font l'objet dune collecte statistique depuis
les années soixante de la part du Centre de Recherches Océanographiques
(centre ivoirien placé sous gestion Orstoml jusqu'à ces dernières années),
lequel recueille notamment par ce moyen les données de base pour calculer
le potentiel biologique exploitable et apprécier sa gestion. I1 est vrai que,
qualifiée d'industrielle, cette flottille a paru la seule susceptible de permettre
une exploitation optimale et rationnelle des eaux nationales.
Pourtant, au début des années soixante-dix, un pallier semble avoir
été atteint dans le développement de son activité : en particulier, force est
de constater que le volume de ses débarquements présente un net décro-
chage vis-à-vis des programmations quinquennales, et ce au moment
même où les importations de poisson congelé amorcent pour leur part une
courbe de croissance rapide. Apparaissant ainsi dans l'incapacité de
répondre au développement de la demande intérieure, la stagnation de la
production industrielle est rapportée aux conditions physiques du littoral :
I'étroitesse du plateau continental et la faiblesse de l'upwelling saisonnier
constitueraient autant d'obstacles à l'essor des activités halieutiques ivoi-
riennes. Dès lors, I'hat prône l'extension de ces activités à de nouveaux
espaces, notamment aux eaux maritimes étrangères réputées plus riches
en ressources aquatiques. Or cette option révèle rapidement ses limites
dans le contexte des années soixante-dix et quatre-vingt : la hausse du prix
du carburant pèse sur les coûts des pêches en eaux plus lointaines aux-
quels doivent faire face les armements; de plus, l'extension des ZEE
(Zones Économiques Exclusives) conditionne désormais l'exercice des
flottilles en eaux étrangères à la conclusion d'accords de @Che, partant à
l'octroi de contreparties de la part dun État ivoirien lui-même confronté à

1. Orstom : Institut Français de Recherche Scientifique en Coopération pour le dévelop-


pement, actuel IRD.
90 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

la crise. En sorte qu'on observe au contraire un repli des flottilles basées à


Abidjan sur l'exploitation des eaux ivoiriennes.

Cependant, les caractéristiques de la zone littorale offrent d'autres


perspectives en la matière, perspectives cette fois ivoiriennes et continen-
tales, vers lesquelles 1'État ivoirien porte son attention dès le début des
années soixante-dix : les lagunes, s'étendant en un vaste réseau parallèle
au rivage sur une grande moitié est du pays. Couvrant près de 1 200km2,
elles apparaissent alors comme un nouveau "front pionnier". "Ce sont en
effet des milieux réputés productifs qui n'ont fait l'objet jusqu'à présent
d'aucun "plan" ou projet, ont au contraire été laissés au secteur "tradition-
nel" et sont, par conséquent, susceptibles dune mise en valeur "rationnel-
le" dont on est en droit d'attendre des gains substantiels de production"
(Verdeaux, 1986 : 163). Ainsi, le Plan 1971- 1975 prévoit-il qu'en l'espace
de dix années, de 1970 à 1980, la production lagunaire pourrait augmen-
ter de 300 % par la "modernisation des techniques de pêche artisanale" et
le développement de l'aquaculture. Dans ce cadre est lancé en 1973, à
l'initiative ou avec l'aval des ministères de la Production animale et de la
Recherche, un programme de recherches pluridisciplinaire mis en œuvre
par l'Orstom via le CRO. Centré sur la lagune Ebrié qui s'étale de part et
d'autre d'Abidjan, ce programme a pour objectifs l'évaluation du potentiel
de production lagunaire et l'élaboration de modèles de gestion de la res-
source, objectifs dont la réalisation passe par des études sur les aspects
biologiques comme sur les activités de pêche existantes.
Mais les perspectives d'intensification des captures lagunaires se
voient rapidement réduites à néant face à divers signes de surexploitation.
De plus, en 1981, de mauvaises conditions bio-climatiques entraînent une
très importante chute des rendements des différents engins de pêche. Or
cette pression sur la ressource vient réactiver des conflits entre pêche indi-
viduelle et pêche collective épousant les contours dune opposition entre
pêche individuelle et pêche collective. De telle sorte que la conjoncture de
1981 exacerbe ces conflits aboutissant à l'exclusion de fait des filets col-
lectifs, qui n'exerceront plus leur activité en lagune Ebriéà partir de cette
date ;celle-ci "retourne" donc à une exploitation individuelle vue comme
"traditionnelle". En attendant une mise en valeur aquacole, largement
hypothétique mais sur laquelle 1'État fonde toujours ses espoirs, les caté-
gories demeurent ainsi, et pourrait-on dire du fait même de cet Cchec du
projet étatique de "modernisation", bien gardées : pêche artisanale en
lagune, industrielle en mer.
Vridi (Crite d'Ivoire). Histoire d'une révélation 91

Vridi révélé

Cet échec n'en contribue pas moins à attirer l'attention sur un cas par-
ticulier : Vridi, village situé sur la rive sud de la lagune Ebrié, à proximi-
té immédiate du Canal du même nom reliant la lagune à l'océan pour l'ac-
cès au port d'Abidjan. Pris d'abord comme un point d'enquête parmi
d'autres, Vridi était progressivement devenu pour les halieutes, au fil de la
mise au point des procédures de collecte statistique et de modélisation, un
point de référence pour le suivi des activités de pêche lagunaire en zone
abidjanaise puis pour celui des sennes tournantes sur l'ensemble de la
lagune. Or les caractéristiques du site de Vridi ont permis aux pêcheurs
qui y étaient basés de développer une pêcherie mixte, opérant à la fois en
mer et en lagune, l'accent étant m i s sur l'une ou l'autre selon les saisons.
Aussi, suite à la chute des rendements en lagune Ebrié puis à l'exclusion
des grands filets, les pêcheurs, plutôt que de quitter les lieux, ont-ils pu
réorienter leurs activités vers l'exploitation exclusive du milieu maritime.
A cette permanence des pêcheurs à Vridi répond la poursuite des
enquêtes statistiques sur leurs débarquements dont le protocole n'était, il
est vrai, définitivement établi que depuis la fin des années soixante-dix :
c'est ainsi que la pêche piroguière maritime a commencé à pénétrer la
recherche halieutique en Côte-d'Ivoire. Mais le plus remarquable ne rési-
de peut-être pas, du moins pas seulement, dans le caractère incident du
suivi des activités de pêche maritime des pirogues basées à Vridi mais plu-
tôt dans ce que ce suivi va permettre d'observer : le spectaculaire déve-
loppement de ces activités mêmes. En effet, de 25 à 30 équipes présentes
en 1975, on passe à 130-140 sennes tournantes recensées en 1985
(Ecoutin, 1992 : 74). Et c'est plus particulièrement au cours de la période
1983-1985, soit lorsque l'activité ne se déploie plus qu'en mer, que Vridi
connaît une véritable "explosion du potentiel de pêche" (Ecoutin, 1991 :
682). En sorte qu'au vu des statistiques de pêche collectées, les pêcheurs
basés à Vridi auraient débarqué, à eux seuls, dans ces années 1983-1985,
un tonnage équivalent à celui que les estimations officielles, tacitement
reproduites depuis une vingtaine d'années, accordaient à l'ensemble de la
catégorie pêche artisanale maritime, pour toute la Côte-d'Ivoire... Dès
lors, l'exploitation des ressources marines ne peut plus être appréciée au
seul vu des débarquements des flottilles industrielles. De fait, en procé-
dant par extrapolation à partir du cas de Vridi (Ecoutin et al., 1993 : 546),
le volume total des captures réalisées par la pêche piroguière maritime en
92 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

Côte-d'Ivoire dans ces mêmes années serait du même ordre que celui des
débarquements des flottilles sardinière et chalutière du port d'Abidjan.
Non seulement Vridi met en lumière la vitalité de la pêche piroguiè-
re maritime en Côte-d'Ivoire, permettant à cette dernière de faire son
entrée dans les statistiques et les modèles de gestion de la ressource tenus
par les halieutes, mais, dans le même mouvement, Vridi en est presque
venu à incarner à lui seul Ia pêche artisanale maritime ivoirienne : les
chiffres produits aujourd'hui au sujet des captures maritimes (cf. Binet ef
a¿., 1991) ne font apparaître la catégorie pêche artisanale qu'à compter de
1979, alors que la catégorie pêche industrielle y figure sous la forme d'une
longue liste remontant jusqu'aux années soixante, comme si la pêche piro-
guière n'existait en Côte-d'Ivoire qu'à partir du moment où Vridi est recon-
nu comme actif ou, plus exactement, quand l'ensemble des procédures de
suivi des débarquements sont mises en place au sein de ce village. Vridi
étant dès lors pris comme archétype du développement des activités
halieutiques artisanales à I'échelle du littoral ivoirien, l'essor de celles-ci
est perçu comme récent et spontané, intervenu hors de toute action de
modernisation et de tout contrôle. En sorte qu'un tel essor ne peut paraître
que dangereux à un État dont la politique en matière de pêche a précisé-
ment consisté jusque là à soutenir prioritairement le développement dun
secteur vu comme moderne, productif et rentable, c'est-à-dire une pêche-
rie de type industriel, celle-là même qui, au même moment, montre des
signes d'essoufflement et s'avère de plus en plus incapable de répondre
aux objectifs de production qu'il entend lui fixer. Ainsi, à la fin des années
quatre-vingt, une étude réalisée sous l'égide de la Direction des Grands
Travaux à Abidjan en vient-elle à se poser une "question essentielle" : "la
pêche artisanale, vu son importance croissante, n'est-elle pas en train de
mettre en difficulté, voire de supplanter la pêche industrielle, en particu-
lier aux petits pélagiques ?" (DCGTx, 1988, annexe 2 : 32).

C'est donc bien en terme de révélation de Vridi que l'on peut appré-
hender la récente prise en compte de la pêche piroguière maritime en
Côte-d'Ivoire. Outre le caractère inattendu de l'essor de l'activité à Vridi,
le suivi entrepris a donné à ce cas particulier valeur d'archétype et, comme
toute révélation, en est venu à délimiter un avant et un après dans l'histoi-
re des pêches maritimes ivoiriennes telle qu'elle est conçue dans les études
de synthèses parues au début des années 90. Qui plus est, en ayant permis
de mettre en évidence le dynamisme de la pêche artisanale côtière en
Vridi (Côte d'Ivoire).Histoire d'une révélation 93

Côte-d'Ivoire, Vridi porte précisément à la connaissance des chercheurs et


planificateurs ce que le raisonnement halieutique, tel qu'il s'était construit
jusqu'ici, avait occulté, plus généralement ce que le raisonnement déve-
loppementaliste ne pouvait prédire, lui qui prévoyait, à terme, l'extinction
de la pêche artisanale face au déploiement de flottilles industrielles.
Au delà du récit dun événement, la révélation de Vridi peut dès lors
être analysée aussi comme un moment historiographique particulier dont
la production a mobilisé différents référents qu'il s'agit maintenant de
mettre en évidence : ce sont eux qui vont donner à cette révélation ses
contours et ses contenus, permettant ainsi d ' é c h e r certains de ses enjeux.

Raison statistique, logique étatique et procédures


d'identification

Du jeu des catégories statistiques...

Fort logiquement, étant donné les circonstances dans lesquelles le


suivi des unités de pêche basées à Vridi a été amorcé, les études relatives
à la pêche piroguière maritime ont dabord pris pour référence le pro-
gramme de recherche conduit en lagune Ebrié. C'est le cas, trks explicite-
ment, du recensement des engins et pêcheurs en activité sur le littoral
entrepris par le CRO en 1979, le premier réalisé depuis une quinzaine
d'années. De fait, le programme de recherche en lagune a non seulement
fourni de manière fortuite l'occasion de prendre en considération les
débarquements maritimes, mais il a aussi permis l'élaboration de certaines
modalités d'appréhension de la pêche piroguière dans le contexte ivoirien.
On peut ainsi relever la transposition de certains procédés de catégorisa-
tion, notamment entre engins individuels et engins collectifs, conçus
comme opératoires dans le cas lagunaire. I1 convient donc den préciser
rapidement les conditions d'élaboration.
Les travaux en milieu lagunaire Ebrié, partant dune problématique
liée à la gestion des ressources, ont d'abord été confrontées à la grande
diversité des engins. Ces travaux ont donc eu pour premier souci d'élabo-
rer des typologies et de procéder à des standardisations. C'est dans ce
cadre que la mise en opposition entre engins individuels et engins collec-
tifs s'est rapidement imposée comme fondamentale, celle-ci ayant, de fait,
94 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

pour caractéristique de recouper différents ordres de réalité.


Ces catégories permettaient en premier lieu de distinguer différents
modes de capture et offraient par là une " visibilité halieutique immé-
'I

diate en opposant à des techniques généralement passives et sélectives


(filets dormants, bambous creux, nasses, lignes) des engins actifs et non
sélectifs (sennes tournantes et sennes de plage). Or les enquêtes entre-
prises en 1975 ont conduit à considérer que ces deux catégories d'engins
avaient également des rendements très différents : les sennes auraient
alors accaparé 75 % de la production lagunaire totale, un individu tra-
vaillant dans une équipe de pêche à la senne de plage aurait réalisé, en
moyenne annuelle, un prélèvement sur la ressource six fois plus important
qu'un pêcheur individuel.
Parallèlement la distinction entre ces deux catkgories d'engins coïn-
cidait avec des différences d'ordre sociologique quant aux acteurs concer-
nés : les pêcheurs individuels, producteurs directs, étaient généralement
des ressortissants des villages riverains (disposant également de terroirs
agricoles cultivés) tandis que les unités de pêche collective comprenaient
une très grande majorité d'étrangers tant parmi les propriétaires de filets
que parmi la main-d'œuvre employée, celle-ci étant d'ailleurs établie dans
des campements temporaires créés à cet effet et pour cette seule activité.

La mise en opposition de ces deux catégories d'engins tendait ainsi à


épouser les formes dune distinction classiquement opérée à propos des
pêches piroguières ouest africaines entre pêcheurs à temps plein et pay-
sans-pêcheurs, laquelle, lue en terme d'efficacité technique différentielle,
a tendu en l'occurrence àjustifier un traitement lui aussi différent quant à
la problématique de gestion du milieu. En sorte que cette typologie des
engins a donné lieu à un partage de fait des compétences au sein de l'équi-
pe pluridisciplinaire de recherche travaillant sur la lagune Ebrié : les
pêcheurs 3 la senne tournante et à la senne de plage, vus comme des "pro-
fessionnels", n'ont été pris en compte que du seul point de vue des prélè-
vements opérés sur la ressource et le suivi halieutique s'est donc focalisé
sur leur activité; quant aux pêcheurs individuels, vus en tant que villa-
geois, pratiquant une pêche moins "prédatrice"ou plus "écologique" (pour
reprendre la terminologie des rapports du moment), ils étaient pour leur
part confiés au seul regard anthropologique.
Sur le littoral maritime, le recensement des engins et pêcheurs en
activité en 1979 est donc entrepris sur cette base. Certes, dans la publica-
tion en présentant les résultats (Boubéri er d.,1983), l'opposition entre
Vridi (Côte d'boire). Histoire d'une révélation 95

engins collectifs et individuels n'apparaît nulle part explicitement ; mais


son principe n'en subsiste pas moins sous la forme d'une distinction entre
pêche aux filets et pêche à la ligne en ce que la première correspondrait à
une organisation en équipes ou "compagnies" de la part de "pêcheurs pro-
fessionnels" et la seconde à la pratique dune "pêche de subsistance", dune
"activité [halieutique] d'appoint". Qui plus est, le recensement fait ressor-
tir que les pêcheurs relevant de cette seconde catégorie "sont minoritaires
à tout point de vue", à la fois en nombre de pêcheurs et d'engins, doù il est
déduit que leurs prises sont a priori faibles, partant négligeables.
En d'autres termes, seule la pêche au filet mérite de retenir l'attention
dans la suite éventuelle des travaux, ouvrant ainsi la voie à la reproduction
du schéma ayant fonctionné dans l'étude du milieu lagunaire. Mais si,
dans ce dernier cas, l'importance numérique des pêcheurs villageois ne
pouvait être totalement négligée, donnant lieu à la prise en compte de leur
capacité sociale de gestion du milieu à défaut de leur reconnaître une effi-
cacité technique de production, il n'en va pas de même en milieu mariti-
me : trente ans de pratique de développement et de recherche halieutique
ont, à la suite de l'ouverture du port d'Abidjan, tendu à faire du milieu
maritime l'espace de déploiement des seules flottilles industrielles, soit un
espace de gestion "moderne" et "rationnelle", un espace national, géré
d'en haut via les programmations quinquennales, oÙ ne sauraient donc
subsister quelque droit "traditionnel" ou villageois. En conséquence, un
volet socio-anthropologiquecomparable à celui conduit en lagune n'avait
pas lieu d'être envisagé ici.

...à la logique étatique...


De fait, il n'y a pas simple transposition d'un schéma d'interprétation et
de production de connaissances de la pêche lagunaire à la pêche maritime :
en passant de l'un à l'autre domaine, le problème de la gestion du milieu
devient intrinsèquement lié à celui des rapports entre pêche piroguière et
pêche industrielle. Du moins, les chercheurs doivent-ils attester de l'exis-
tence de la première et, p u r ce faire, la mesurer à l'aune des performances
reconnues à la seconde, cela d'abord en terme de volume des captures. C'est
aussi ce qui justifie une approche strictement halieutique. Et c'est précisé-
ment ce en quoi le suivi des débarquementsdes pirogues basées à Vridi joue
le rôle de révélateur. Mais, vraisemblablement aussi, à partir du moment où
96 Les peches piroguières en Afrique de L'Ouest

la pêche piroguière observée à Vridi se développe en mer, révélant alors un


essor aussi spectaculaire qu'imprévisible aux yeux des chercheurs, le suivi
entrepris tend à s'extraire de la référence exclusive au programme lagunaire
ivoirien pour s'inscrire dans un autre modèle de référence : celui du Sénégal.
La pêche piroguière sénégalaise connaíí en effet une croissance soutenue
depuis les années soixante-dix, permettant à I'équipe du CRODT (Centre de
Recherche Océanographiquede Dakar-Thiaroye) de montrer qu'entre pêche
artisanale et pêche industrielle la plus efficiente des deux n'est pas celle qui
repose sur une technologie lourde. Aussi, dans un contexte où les discours
industrialistes sont battus en brèche à Ia faveur de la promotion des "petits
projets", le cas du Sénégal est-il pris comme exemplaire et révélateur dans
la littérature actuelle consacrée aux pêches dès qu'il s'agit de mettre en avant
la vitalité de la pêche piroguière ouest africaine et ses capacités d'innova-
tion. Il l'est d'autant plus facilement au sujet de la Côte-d'Ivoire que l'essor
de la pêche artisanale sénégalaise a été permis par la diffusion de la senne
tournante, engin dans l'utilisation duquel les pêcheurs de Vridi étaient prC-
cisément spécialisés.
Dès lors, les volumes de débarquements enregistrés à Vridi permet-
tent d'autant mieux d'attester de l'existence effective dune pêche piro-
guière maritime en Côte-d'Ivoire : son efficience ne peut être contestée du
fait même de l'emploi d'un engin qui, là comme ailleurs, apparaft comme
"l'une des techniques les plus productives'' (Ecoutin, 1991 : 681). Du
même coup, le cas de Vndi conduit à appréhender désormais le problème
de la gestion des ressources marines en termes de ressources partagées, ce
qui suscite le besoin de renouveler la collecte de données sur le potentiel
de pêche piroguière à l'échelle du littoral ivoirien par le biais d'enquêtes-
cadres annuelles comparables au recensement des engins et pCcheurs
mené en 1979. Celui-ci avait en effet montré que si les plus fortes concen-
trations d'engins s'observaient à Abidjan et dans ses environs immédiats,
particulièrement à Vridi, la pêche piroguière était pratiquée sur toute la
cate. L'extension de telles enquêtes à l'ensemble du littoral ivoirien n'en
contribue pas moins à renforcer le rôle de point de référence, voire de
modèle, joué par Vridi dans l'appréhension de la pêche piroguière en
Côte-d'Ivoire : l'exploitation des enquêtes concerne presque exclusive-
ment l'activité des sennes tournantes. Les autres catégories d'engins n'ont
donné lieu à aucun suivi ni à aucune évaluation de leurs rendements.
En sorte que l'approche halieutique ne se conjugue pas seulement.
comme dans le cas lagunaire, à une concentration du suivi sur une caté-
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélution 97

gorie d'engins, les filets collectifs, mais sur l'un dentre eux : la senne tour-
nante. Une telle focalisation peut être vue comme le produit de la révéla-
tion de Vridi en ce qu'elle est née du programme de recherche lagunaire
au sein duquel cette localité avait été prise comme point d'enquêtes pour
le suivi des sennes tournantes. Elle est aussi liée à ce que la reconnais-
sance scientifique de cette révélation s'est traduite par l'intégration de la
peche piroguière à un programme de recherche spécifique en milieu marin
concernant les variations de ressources pélagiques dans la zone dupwel-
ling ivoiro-ghanéenne, sachant que ces espèces constituent l'essentiel des
débarquements aussi bien des sennes tournantes que des sardiniers.
Ces recherches s'attachaient notamment à comprendre la très forte
perturbation intervenue au début des années soixante-dix où, après une
production record en 1972, les stocks de sardinelles, notamment celui de
sardinella aurita, s'effondraient, entraînant une période de captures quasi-
nulles. Elles conduisaient alors à observer que la reconstitution de ces
stocks s'accompagnait dune très nette évolution de leur répartition spatia-
le, les captures de sardinella aurita réalisées sur le plateau continental
ivoirien augmentant très nettement à partir de 1981, au point de devenir
cinq à dix fois plus importantes que dans les années soixante et d'atteindre
des volumes comparables à celles effectuées devant le Ghana oÙ était
antérieurement réalisées l'essentiel des pêches sardinières. Dans ce cadre,
les chiffres de débarquements enregistrés à Vridi dans les années quatre-
vingt ne font en fait que conforter les donnés collectées auprès de la flot-
tille sardinière du port d'Abidjan, montrant que les eaux ivoiriennes
connaissent alors "un accroissement spectaculaire de l'abondance de l'es-
pèce sardinella aurita" (Pezennec et al., 1993 : 387).
La démarche scientifique, en l'occurrence halieutique, atteint là une
sorte d'aboutissement : le développement de la pêche piroguière à Vridi
tend désormais à etre circonscrit ; s'il conserve un caractère révélateur, sa
valeur et, partant, sa puissance de révélation tendent, pourrait-on dire, à
être désamorcées. Ce que le cas de Vridi permet de mettre en avant, dans
cette optique, c'est la capacité de la pêche piroguière à répondre rapide-
ment à un développement de la ressource. Et cette réappropriation du cas
de Vridi par le regard halieutique conduit'à l'élaboration dun schéma d i n -
terprétation selon lequel rien, précisément, n'aurait échappé à ce regard :
dans la forme extrême de ce schéma, c'est à partir des années quatre-vingt
qu'une "pêcherie artisanale se développe" (Binet et al., 1991 : 32 1) ; dans
des formes plus nuancées, c'est dans ces années que "le nombre de
98 Les pgches piroguières en Af+ìque de l'Ouesr

pirogues en activité a augmenté nettement" (Pezennec et al., 1993 : 391).


Et ce mouvement, né à Vridi au moment même oÙ est noté un accroisse-
ment important du stock de sardinelles devant Abidjan, aurait ensuite
conduit à "une migration importante et récente vers l'ouest ivoirien"
(Bard, 1988 : 63), laquelle accompagnerait le phénomène de développe-
ment des ressources en pélagiques dans la partie occidentale du littoral
ivoirien à partir du milieu des années quatre-vingt. Le suivi statistique
entrepris par le CRO n'aurait donc pas failli, lui qui a permis de suivre le
développement de la pêche piroguière à Vridi et entreprend, à la fin des
années quatre-vingt, d'étendre vers l'ouest un système d'échantillonnage
des captures commun avec la direction des Pêches afin de suivre au plus
près ce qu'il perçoit des évolutions les plus récentes.
Il n'en demeure pas moins que les recherches amorcées par le suivi
du cas de Vridi vont à l'encontre des résultats attendus des programmes de
développement des activités halieutiques entrepris par 1'État ivoirien.
Parler de "révélation de Vridi" conserve dans ce cadre tout son sens : la
pêche piroguière s'est développée précisément là où on ne l'attendait pas,
à proximité immédiate d'Abidjan et de son port. En premier lieu, l'essor
dune pêche à la senne tournante pose le problème de la concurrence que
celle-ci représente potentiellement vis-à-vis de la flottille sardinière, en
termes d'accès à la ressource mais aussi de partage du marché. A tel point
que, au milieu des années quatre-vingt, les commerçantes s'approvision-
nant au port ont refusé de traiter le poisson débarqué face à la concurren-
ce des femmes qui, à Vridi, obtenaient un poisson de meilleure qualité et
à plus bas prix (Guingueno, 1986 : 46) ;et ce au moment même oh la santé
financière des armements industriels commençait à susciter quelques
inquiétudes en haut lieu, provoquant certaines interrogations quant aux
effets économiques locaux de la croissance des importations de petits
pélagiques congelés, débarqués à Abidjan par des flottilles étrangères à
des prix inférieurs aux coûts de production des armements ivoiriens.

Mais l'effet de révélation ne joue pas sous ce seul angle : il contribue


à mettre en évidence l'échec relatif dun projet de modernisation des
pêches lancé par le ministère ivoirien de la Production animale à l'autre
extrémité du pays, dans l'ouest. I1 s'agissait de tirer profit des conditions
physiques et écologiques de cette zone, a priori favorables à la pêche des-
peces de fonds rocheux à forte valeur commerciale alors même que la pré-
sence de rochers interdisait une exploitation chalutière aussi intensive que
sur le reste du littoral. Projet conçu dans les années soixante dix, il tra-
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 99

duisait la volonté que la recherche de nouveaux espaces de production


halieutique (dont on a vu qu'elle s'était notamment traduite par le lance-
ment dun projet lagunaire) s'accompagne dune meilleure exploitation des
eaux maritimes nationales, en l'occurrence par la promotion d'une pêche à
la ligne de type semi-industiel dans le sud-ouest. Si ce projet a conduit à
certaines réalisations concrètes dans les années quatre-vingt, telles que la
création de Centres des Pêches dans différentes localités de la côte occi-
dentale, la constitution de GVC de pêcheurs (Groupements à vocation
coopérative) par le biais desquels des stations d'essence hors taxe ont pu
être ouvertes, parfois des crédits bancaires accordés, les objectifs assignés
à ce projet ne semblent guère parvenir à se concrétiser. Ainsi les réalisa-
tions mentionnées paraissent-elles avoir davantage accompagné le déve-
loppement effectif de la pêche pélagique à la senne tournante dans la
région sud-ouest qu'elles n'ont permis la promotion dune pêche à la ligne
de poissons démersaux. Force est de constater que ceux qui ont été en
mesure de tirer quelque profit de telles réalisations étaient essentiellement
des groupes de pêcheurs déjà actifs. Or il s'agissait bien pour I'État, en lan-
çant un tel projet, d'intéresser les Ivoiriens de la région à une activité
délaissée, et ce, précisément, en veillant à promouvoir une pêche "semi-
industrielle", c'est-à-dire à la fois accessible aux capitaux locaux et sus-
ceptible de représenter une certaine modernité vis-à-vis d'une pêche artisa-
nale vue comme techniquement dépassée et incapable de fournir des reve-
nus comparables à ceux que l'exploitation d'espèces nobles permettait d'au-
gurer. De fait, ce n'est pas tant l'échec en lui-même du lancement à San
Pedro, dans le sud-ouest ivoirien, d'une flottille palangrière semi-indus-
trielle qui paraíí avoir préoccupé I'État - il y renoncera assez vite pour
réorienter son action sur un projet "super-pirogue"- que son incapacité per-
sistante à susciter des vocations de pêcheurs maritimes parmi les Ivoiriens.

... et aux catégories identitaires


Dans l'optique de 1'État ivoirien, tout se passe donc comme si ce qu'il
avait entrepris dans le sud-ouest pour promouvoir une pêche ivoirienne
efficiente n'aboutissait en fait qu'à rendre plus évidente l'existence dune
pêche piroguière dont le développement a échappé à son action et qui
pourtant s'avère en mesure de détourner de leurs objectifs initiaux cer-
taines des réalisations auxquelles cette action a donné lieu. Or cette pêche
100 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

piroguière, celle-là même dont l'essor a déjà attiré l'attention des cher-
cheurs du CRO à Vridi, est pour sa part l'oeuvre de non Ivoiriens, et
notamment de Ghanéens. En sorte que, sur ce point, entre la conduite de
recherches à partir du cas de Vridi et le lancement dun projet étatique de
modernisation dans le sud-ouest, la contradiction n'est qu'immédiate : ils
convergent finalement pour créer les conditions dune certaine stigmatisa-
tion du rôle des Ghanéens, en tant que migrants, dans la pêche piroguière
maritime existant en Côte-d'Ivoire.
Les recensements émanant de la Direction des Pêches et du CRO
d'Abidjan enregistrent effectivement une très forte prédominance de
pêcheurs d'origine ghanéenne sur toute l'étendue du littoral : quelques
3 O00 ghanéens sur 3 500 pêcheurs lors de l'enquête de 1979 (Boubéri et
al., 1983) et près de 10 O00 pêcheurs étrangers, majoritairement ghanéens,
opérant sur le littoral en 1989 selon le CRO [1990]. Mais les procédures
d'élaboration de tels chiffres contribuent également à ce que, par réduc-
tions successives, puisse se construire une image de la pêche piroguière où
"les Ghanéens" apparaissent comme "les pêcheurs" de la côte ivoirienne.
En effet, lorsque, comme on l'a vu, est établie en 1979 une opposition
entre pêcheurs aux filets et pêcheurs à la ligne, elle est posée comme l'ex-
pression technique d'une césure plus fondamentale entre "pêcheurs pro-
fessionnels" et "pêcheurs occasionnels". Et la ligne de partage entre ces
deux catégories est précisément établie en termes de nationalités : aux
"étrangers, ghanéens surtout, [qui] monopolisent presque exclusivement
cette activité [la pêche piroguière maritime] et colonisent par ailleurs toute
la côte" sont opposés "les nationaux [qui] se cantonnent dans leur terroir
d'origine", montrant par là que "l'Ivoirien, même riverain, n'est pas
pêcheur de métier" (Boubéri er al., 1983 : 17, 28).
Or, comme j'ai tenté de le montrer, la disqualification des pêcheurs
occasionnels par rapport aux pêcheurs professionnels, introduite par la
lecture de ces catégories en terme d'efficacité technique, tend à être redou-
blée dans le cas de Ia pêche maritime oÙ l'existence de la pêche piroguiè-
re face à une pêche industrielle a priori dominante n'a pu être attestée
qu'en référence à la révélation de Vridi, avec les focalisations du regard
halieutique évoquées plus haut. En sorte que si, en 1979, la composante
ivoirienne de la pêcherie est mentionnée, pour souligner aussitôt sa fai-
blesse numérique, elle disparaît ensuite des enquêtes-cadres conduites
annuellement sur le littoral, dont l'objet de plus en plus clairement affiché
est non pas de connaître la population de pêcheurs mais de collecter des
Vridi (Côte d'[voire). Histoire d'une révélation 101

données sur le potentiel de pêche piroguière, sous-entendu celui de sa


seule composante "professionnelle". Dès lors, au cours de telles enquêtes,
c'est le pôle ghanéen qui devient idéalement représentatif de la pêcherie
dans son ensemble, celle-ci étant désormais perçue, dans l'optique de
Vridi, comme animée par des migrants développant une capacité particu-
lière à suivre les variations de la ressource. Dans le même mouvement,
d'autres pêcheurs étrangers, notamment sénégalais et libériens, présentés
en 1979 comme pratiquant une "pêche de subsistance", continuent aussi
de figurer dans les recensements (au contraire des nationaux), s'étant vus
finalement reconnaitre un statut de (plus ou moins) professionnels qui les
rattache désormais à ce pôle ghanéen.
De fait, ce sont aux Ghanéens que l'on doit le spectaculaire dévelop-
pement de la pêche à la senne tournante à Vridi et l'activité que ces
pêcheurs déploient sur toute la côte est incontestablement plus intensive
que celle des Ivoiriens. I1 n'en demeure pas moins que l'appréhension de
la pêche piroguière en référence à deux pôles antinomiques, Ghanéens
d'un côté, Ivoiriens de l'autre, repose sur la construction de catégories qui
ne sont pas seulement le reflet de données de terrain mais relèvent aussi
de procédures d'identification par le biais desquelles les typologies d'en-
gins sont lues en termes d'antagonismes sociaux. Ce que l'on pourrait
appeler la "raison statistique" des recherches halieutiques conduit ainsi
à appréhender un contexte évolutif, en particulier le processus daban-
don de la pêche maritime de la part des Ivoiriens, comme un état de fait,
dont la prise en compte ne peut être que négative. Elle prend pour ce
faire appui sur la révélation de Vridi dont il faut bien reconnaître qu'el-
le repose pour partie sur une abstraction, celle qui consiste à focaliser les
suivis entrepris sur la senne tournante, à l'exclusion des autres tech-
niques, alors que la spécialisation des pêcheurs piroguiers ghanéens sur
cet engin n'est nulle part aussi poussée sur la côte ivoirienne qu'à Vridi
même. En procédant de la sorte, la recherche halieutique conforte plutôt
qu'elle ne remet en cause, la logique de I'État ivoirien selon laquelle il
ne saurait y avoir de pêche maritime à proprement parler ivoirienne hors
de son intervention.
Significativement, raison statistique et logique étatique convergent
pour retranscrire la situation actuelle de la pêche piroguière maritime en
terme de traditions : la Côte-d'Ivoire n'aurait "que peu de tradition de
pêche", quasi-absence mise d'ailleurs sur le même pied que les caractéris-
tiques physiques du littoral, en tant que pré-conditions relevant du fait,
102 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

constituant autant d'obstacles au développement des activités halieutiques


dans le cadre national (min. du Plan, 1983, vol. 3 : 347) ; au contraire, le
Ghana est présenté comme "un pays de vieille tradition de pêche sur toute
la côte ouest-afiicaine" (Boubéri et aL, 1983 : 17). Le recours à la notion
de tradition fait immédiatement référence à une certaine pesanteur de
l'histoire qui permettrait au Ghana de disposer dun secteur piroguier actif
et en expansion, aux pêcheurs de ce pays dêtre présents en de nombreux
points de la côte ouest africaine où ils jouent souvent un rôle de premier
plan. Mais il apparaît rapidement que la situation ivoirienne "expliquée"
de la sorte renvoie aussi, et peut-être surtout, à elle-même: la référence ,

historique n'est qu'un détours à la fois dans le temps et dans l'espace et


vient appuyer une procédure de réification des identités et groupes
sociaux érigés en catégories. Le recours à la notion de tradition n'est plus
alors que la traduction ultime dune conception naturaliste des spécialisa-
tions économiques contemporaines, ou plus exactement des identifica-
tions auxquelles celles-ci donnent lieu dans le contexte ivoirien. Une tra-
duction dont l'aboutissement est fondamentalement politique et idéolo-
gique. En effet, poussé à son extrême, le schéma que l'on voit se dessiner
prend valeur de prédicat : être Ivoirien aujourd'hui sur la côte ivoirienne,
ce serait n'être pas pêcheur, par opposition à être Ghanéen, défini comme
un état de pêcheur, "pêcheur "par essence"" (Guingueno, 1986 : 29) lit-
on ainsi parfois.
La révélation de Vridi appréhendée dans sa forme immédiate,
comme un événement, a pu être vue dans un premier temps comme la
simple mise en évidence de faits nouveaux : l'existence dune pêche piro-
guière en Côte-d'Ivoire. Analysée comme un moment historiographique,
ce à quoi le caractère prégnant de cet événement invite précisément, elle
prend une autre tournure : on perçoit comment, appréhendée initialement
comme un phénomène d'ordre strictement technique et économique,
posant alors le problème du développement récent dune pêche à la senne
tournante potentiellement concurrente vis-à-vis dune pêche sardinière
industrielle, son interprétation en vient à mobiliser, sous couvert de tradi-
tions, un certain déterminisme culturel dont les enjeux sont ceux dune
identité ivoirienne.
On comprend dès lors dans quels cadres se trouve prise la demande
en sciences sociales. Celle-ci est bien née de la nécessité de mieux com-
prendre les ressorts du dynamisme des pêcheurs ghanéens, dont J.M.
Ecoutin avait pu déjà montrer, à partir du suivi des unités de pêche de
Vridi (Cûre d'Ivoire). Histoire d'une révélation 103

Vridi, qu'ils ne constituaient pas une catégorie uniforme. Pour autant, les
procédures par lesquelles ce dynamisme est mis en évidence paraissent
indissociables de certaines manières de penser la pêche piroguière mariti-
me en Côte-d'Ivoire, lesquelles superposent à l'opposition entre pêche
industrielle et pêche artisanale un clivage entre Ivoiriens et étrangers
(notamment Ghanéens). On ne peut donc extraire de l'analyse, sous peine
de les reproduire, les constructions à partir desquelles les spécialisations
économiques observées sont posées comme quasi-naturelles, construc-
tions conférant à la révélation de Vridi un contenu proprement ivoirien.
Dès lors, une démarche historique s'impose en vue de cerner les discours
et pratiques qui ont contribué à façonner le regard porté aujourd'hui sur la
pêche piroguière en Côte-d'Ivoire, conduisant plus précisément à replacer
l'évolution de celle-ci dans des contextes non seulement économiques
mais aussi socio-politiques plus larges, liés à la construction d'un État
ivoirien colonial puis indépendant et à Emergence dune société ivoirienne.

Configurations historiques d'une tradition


conjuguée au présent

Jusqu'à la fin des années quarante seule existe en Côte-d'Ivoire une


pêche "indigène". Les rapports des administrateurs de Cercle et chefs de
Poste du début du siècle mentionnent la présence de pêcheurs ivoiriens un
peu partout sur la côte. Une telle image est d'ailleurs confirmée lorsque
l'on entreprend des enquêtes dans les villages du littoral oÙ 1'Cvocation de
la pêche en mer, de ses techniques, de son organisation fait encore briller
les yeux des anciens.

Pêcheurs ivoiriens et "Gold Coastiens "

Pour autant, l'image donnée par les études générales de l'époque


coloniale est loin de recouper l'uniformité apparente que la notion de
"pêche indigène" pourrait donner. Dans un contexte d'intense travail de
délimitation, classification et hiérarchisation ethniques, leurs auteurs
opposent, dès le début du siècle, l'ensemble "krou", occupant l'ouest fores-
tier de la colonie, au groupe des "lagunaires", établis sur le littoral de la
104 Les pêches piroguières en Ajkìque de l'Ouest

moitié est : s'il est dit que les premiers subissent l'attrait des choses de la
mer, c'est en tant que kroumen ou manœuvres employés sur les navires
européens de passage ; seuls les seconds s'avèrent dignes d'être qualifiés
de pêcheurs. Ils le sont notamment en référence à l'exploitation des
lagunes, mais l'activité déployée en mer par les petites pirogues des
Alladian est également fréquemment signalée, les pêcheurs alladian
n'étant alors pas seulement présents sur leur littoral d'origine (de part et
d'autre de Jacqueville) mais aussi dans d'autres villes côtikres de la colo-
nie, depuis Assinie dans l'est jusqu'à Grand Lahou ou même Sassandra
(mais pas au-delà) dans l'ouest.
Cela étant, lorsque des pêcheurs ivoiriens sont mentionnés dans les
différentes sources de l'époque coloniale, c'est presque toujours pour sou-
ligner combien leur nombre et/ou leur activité sont sans commune mesu-
re avec ceux d'autres pêcheurs, appartenant quant à eux à des "peuplades
venues de l'est [qui] ont pu s'installer sans difficultés sur le littoral depuis
Assinie jusqu'au Libéria" (Postel, 1950 : 162). Ce sont déjà ceux que l'on
appelle alors les "Gold Coastiens", notamment les "Fantis" [Fante] ; fré-
quemment associés aux "Apolloniens" [Nzima] en tant qu'originaires de
Ia moitié occidentale de la Gold Coast (actuel Ghana). Leur établissement
en tant que pêcheurs est signalé dès le début du siècle en différents points
de la côte ivoirienne (correspondant aux différents ports et postes de colo-
nisation). Mais ce n'est pas tant, alors, en référence à une spécialisation
professionnelle qu'ils tirent leur réputation d'habiles pêcheurs, bien qu'ils
soient notés comme mieux outillés que les autochtones : elle semble plu-
tôt dériver d'une qualité plus généralement reconnue de commerçants,
"Fantis'' et "Apolloniens" s'étant tout particulièrement illustrés dans le
secteur de la traite du caoutchouc à partir de la fin du XIXe siècle.
Dans ce cadre, l'administrationcoloniale semble avoir d'abord comp-
té sur la pêche et le commerce du poisson entrepris par ces gens de Gold
Coast pour assurer l'approvisionnement du marché officiel ; l'installation
des pêcheurs fante en vient d'ailleurs à être présentée aujourd'hui par cer-
tains vieux de Sassandra comme résultant d'une décision coloniale, les
archives attestant pour leur part que les Fante ont pu se voir infliger des
"punitions disciplinaires" pour avoir vendu "le poisson pris par eux [...I
tout ailleurs qu'au marché" (Archives Nat. de G.I., IEE 158-1/6, poste de
Tabou, 1908). Par effet de retour, les activités de pêches maritimes ivoi-
riennes sont quant à elles globalement renvoyées dans le secteur de la peti-
te production d'autosubsistance, non qu'elles n'aient donné lieu à aucun
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 105

commerce ni aucun échange par le biais des réseaux villageois mais les
autorités coloniales se trouvaient dans l'incapacité de drainer cette pro-
duction indigène locale vers les marchés créés et contrôlés par elles, ce
qu'attestent à diverses reprises les rapports des chefs de Poste. C'est
notamment en référence à cette situation qu'il faut lire l'assertion selon
laquelle l'Ivoirien est assez peu pêcheur en mer, même si elle est déjà
"naturalisée"en référence à la "grande crainte" que lui inspirerait la barre
(Fleurey, 1923 : 1).

De fait, c'est bien plutôt en fonction de la configuration prise par les


réseaux de commerce internes, devenus parallbles, que l'on peut com-
prendre le développement plus ou moins important des activités de pêche
sur le littoral ivoirien à cette époque. Sil y a peut-être là une "variableeth-
nique" à prendre en considération, elle ne concerne guère la "distance cul-
turelle" qui séparerait les groupes "lagunaires"de l'ensemble "krou", selon
la classification ethnique qui prédominait alors comme on l'a Cvoqué plus
haut ;elle aurait plus probablement trait aux conditions sociales et écono-
miques de la "reconversion coloniale" (cf. Chauveau et Dozon, 1987), à la
jonction de l'intervention inégale des colonisateurs dans ces deux régions
et des réponses locales différentes au cadre général ainsi imposé.
Soumis à d'importantes réquisitions de main-d'œuvre pour les entre-
prises et chantiers du sud-est, progressivement pénétré par des colons
européens qui y développent de grandes plantations, qui plus est privé de
son débouché libérien, l'ouest forestier connaît un phénomène d'involution
coloniale : le développement dune production indigène de café et cacao
amorcée à l'extrême ouest à la fin du XIXe siècle est brisé (cf. Chauveau
et Dozon, 1985 : 70) tandis que le courant d'émigration se renforce en
direction des centres urbains de l'est mais aussi d'autres colonies, en par-
ticulier vers le Ghana, courant auquel participe le développement du "phé-
nomène kroumen". En sorte que les seuls réseaux indigènes d'échanges à
prendre quelque essor dans la région au cours de la première moitié du
siècle ont été les réseaux kolatiers dyula2 qui, développés en liaison avec
le Soudan, assurèrent la diffusion de produits en provenance du Sahel,
bétail mais aussi poisson pêché dans le delta central du Niger. Quant à la
pêche maritime villageoise, elle tendait effectivement de plus en plus à Ctre
maintenue dans le rôle dune petite production aux débouchés restreints.

2. Le terme dyula designe les colporteurs et marchands musulmans originaires des savanes
du nord.
106 Les pêches pìroguìères en Afrìque de I'Ouesr

A l'est forestier a par contre été dévolu le rôle de pôle stratégique de


la colonie, du fait du développement local des cultures pérennes, un déve-
loppement qui a en fait dépassé largement la simple action administrative
(cf. Chauveau et Dozon, 1985) et qui a favorisé la croissance des échanges
monétarisés portant sur les produits vivriers. Et c'est notamment parce
qu'elles se trouvaient partie prenante de ce pôle stratégique que les popu-
lations ivoiriennes "lagunaires" ont pu voir dans la pêche une activité
lucrative. Pour autant, dans le cas des Alladian, par exemple, qui, confron-
tés aux anciens "maîtres" de la lagune aïzi, se sont tournés vers l'exploita-
tion des eaux maritimes, le développement de la pêche est bien aussi le
produit dune reconversion, dans un contexte où la mise en place du dis-
positif colonial venait profondément perturber les conditions de réalisa-
tion des activités qui avaient antérieurement fait leur fortune (fabrication
et commerce du sel, traite de l'huile de palme). Qui plus est, si la pêche
s'est avérée être une voie de reconversion possible à l'économie coloniale
pour les populations côtières de l'est, c'est non seulement parce qu'elles
ont su tirer profit de la proximité des petits marchés urbains de la région
mais aussi de l'existence de réseaux commerciaux "indigènes", en parti-
culier en ayant accès aux réseaux des traitants nzima connectés à la Gold
Coast voisine. En effet les Nzima implantés dans une bonne moitié est de
la colonie ont répondu à la crise du caoutchouc, dont la traite avait moti-
vé leur expansion jusque dans les années 1910, par un engagement accru
dans des commerces moins contrôlés par l'administration, en particulier
celui du poisson fumé dont le colonisateur n'a cessé de déplorer qu'il ait
été essentiellement dingé vers la colonie anglaise voisine, sans pour
autant parvenir à l'en détourner.

C'est dans ce cadre qu'il convient aussi de replacer I'établissement


des Fante sur la côte ivoirienne. Pris un moment comme "modèles civili-
sateurs" par les autorités coloniales qui venaient de se mettre en place, les
"Gold Coastiens" en vinrent rapidement à être vus comme les représen-
tants d'intérêts commerciaux concurrents, c'est-à-dire comme des auxi-
liaires du commerce anglais. Ils furent donc évincés du dispositif colonial
français en tant que traitants, n'y subsistant qu'à ses marges notamment en
tant que pêcheurs maritimes et considérés dans cette sphère comme l'équi-
valent de la main-d'œuvre qualifiée que l'administration coloniale dit avoir
été contrainte de faire venir d'autres colonies. Pourtant, force est de
constater que l'implantation de pêcheurs maritimes fante a été permise par
la constitution de reseaux de relations liée aux migrations antérieures de
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 107

traitants. De plus, c'est en investissant leurs propres réseaux commerciaux,


au Ghana même, que les pêcheurs originaires de Gold Coast ont pu déve-
lopper leurs activités halieutiques sur le littoral ivoirien, après que l'effon-
drement des cours du caoutchouc ait de toute façon rendu la traite de ce
produit de moins en moins attractive ; en effet, c'est vers le Ghana qu'était
expédiée, après fumage, une partie de la pêche dont la commercialisation
était assurée par des correspondantes résidant en pays fante. En sorte que
ces pêcheurs, au contraire des Alladian par exemple, ont pu créer des éta-
blissements permanents jusque dans l'extrême ouest du pays, où les
débouchés locaux étaient pourtant réduits, et qu'au lendemain de la secon-
de guerre mondiale, dans un contexte oÙ la pression coloniale se fait
moins forte, Postel peut parler dun "envahissement des principaux centres
de pêche par les Fanti de Gold Coast" (Postel, 1950 : 168) ; mais la pério-
de ainsi ouverte connaît aussi d'autres évolutions.

Émergence du discours industrialiste


et modernisation de la pêche indigène :le modèle
"togolo-dahoméen 'I

Les années cinquante et soixante sont notamment marquées par la


constitution d'une flottille de pêche métropolitaine qualifiée rapidement
"d'industrielle''. Bien qu'elle ait pu utiliser les infrastructures du port
d'Abidjan, dont la construction est concomitante (et dont l'ouverture a été
permise par le percement du canal de Vridi inauguré en 1950),elle est loin
d'avoir été "programmée" et relève au contraire pour l'essentiel d'initia-
tives privées françaises qui ont vu là un moyen de faire rapidement fruc-
tifier de petits capitaux par l'importation à bon compte de bateaux techno-
logiquement dépassés en Europe; cela à une époque où l'expansion de
I'économie de plantation villageoise et l'urbanisation rapide de la Côte-
d'Ivoire contribuaient à ouvrir de nouveaux débouchés à la production
halieutique créant, de concert avec l'ouverture du pays aux capitaux étran-
gers, un contexte favorable à de telles initiatives.
Faisant surgir de nouveaux intérêts pour l'espace maritime, le déve-
loppement de cette flottille a très nettement infléchi le discours jusqu'alors
émis au sujet des activités de pêche dans le cadre national. Présentés, dans
la première moitié du siècle, comme de petits pêcheurs maritimes, certes,
mais, au moins, actifs pêcheurs lagunaires, les Ivoiriens sont désormais vus
108 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

dans les différentes études consacrées à la pêche comme "non pêcheurs";


en d'autres termes, l'apparition d'une pêche "industrielle" n'a pu se faire
qu'en terrain vierge, constituant la seule forme effective d'exploitation d'un
milieu sur lequel l'État entend désormais faire reconnaííe sa souveraineté.
On insiste donc alors sur "la déficience de la @Che" dont les raisons
seraient "à rechercher dans les traditions. I1 n'y a pas dans ce pays de vrais
peuples de pêcheurs ; de plus, nombreux sont les animistes qui respectent
les poissons au point de refuser de les prendre" (Hirsch et al., [ 19631 : 1 1).
Quant aux pêcheurs ghanéens, en l'occurrence "fantis", ils devien-
nent les représentants dune pêcherie "artisanale"qui n'aurait d'autre alter-
native que de se moderniser ou de disparaître : à l'appui de cette thèse, le
fait que les pêcheurs fante exerçant en Côte-d'Ivoire désertent à cette
période le secteur d'Abidjan et de son port; le centre de gravité de leur
implantation se déplace alors vers l'ouest, oÙ ces pêcheurs bénéficient de
nouveaux débouchés grâce notamment à l'ouverture de nombreux chan-
tiers forestiers, alors même que leur accès au marché ghanéen est affecté
dans les années soixante par la suspension des liaisons maritimes entre les
deux pays. Force est en effet de constater que le développement d'une flot-
tille sardini&reet chalutière au port a introduit une concurrence nouvelle
dans l'accès aux ressources marines ; outre que l'accroissement de la pres-
sion sur les stocks s'est particulièrement fait sentir dans la partie orientale
du littoral ivoirien, de part et d'autre d'Abidjan, conduisant à l'abandon de
la pêche piroguière au filet encerclant à sardinelles dans cette région, le
passage des bateaux à proximité de la côte créait d'importants dégâts pour
les engins dormants.
Ce sont en fait des pêcheurs identifiés comme "togolo-dahoméens''
que la littérature consacrée à la pêche valorise, étant considérés comme les
promoteurs possibles dune voie de transition entre artisanat et industrie.
Ces Ewe, originaires de la partie orientale de la côte ghanéenne, au sud de
la lagune Kéta, devraient cette identification de la part des auteurs
contemporains, mais aussi des acteurs ivoiriens (et ce jusqu'à aujourd'hui
dans certains cas au moins), à ce que bon nombre dentre eux avaient,
antérieurement à leur implantation en Côte-d'Ivoire, effectué des migra-
tions sur les côtes béninoises et togolaises, d'autres ayant pu être accueillis
en terre ivoirienne par des communautés béninoises déjà établies et ayant
intercédé en leur faveur auprès des autorités locales. Mais ces pêcheurs
ewe semblent aussi avoir reçu dès l'installation des premiers dentre eux
dans la région abidjanaise, au cours des années trente, la protection du
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 109

gouverneur Reste qui avait vu opérer certaines de leurs "compagnies" sur


le littoral béninois lorsqu'il y était en poste (cf. Surgy, [ 19651, fasc. 1 : 2).
Surtout, la réputation des "Togolo-Dahoméens".auprès du colonisateur
était toute différente de celle des "Ghanéens", s'agissant-là d'une popula-
tion relevant de I'AOF, qui plus est fortement scolarisée, au sein de laquel-
le pouvaient donc être recrutés de parfaits auxiliaires du commerce et sur-
tout de l'administration française : dune certaine façon, les prendre pour
"moniteurs" en vue de faire naître une pêche "modernisée"dans les villages
ivoiriens de la côte, c'était utiliser dans un secteur économique particulier
une compétence qui leur était plus généralement attribuée parmi les rési-
dents "aofien~"~ .
La reconnaissance de telles compétences dans le secteur particulier
de la pêche doit notamment être mise en relation avec la permanence des
pêcheurs ewe dans la région abidjanaise alors même que la flottille chalu-
tière et sardinière s'y développait : cette permanence serait le signe, aux
yeux des auteurs contemporains, d'une certaine ouverture sur la moderni-
té, signe encore renforcé par la participation directe (et effective) des Ewe
à l'essor de cette même pêche "industrielle", que ce soit en lui fournissant
de la main-d'œuvre pour la production ou des transformatrices pour
l'écoulement de celle-ci, et ce dès la naissance de la première entreprise
de pêche métropolitaine, celle de Foulon. Sont ainsi aisément opposés aux
pêcheurs ewe à la senne de plage, les pêcheurs fante dont les techniques
(filets dormants et filet encerclant à sardinelles) paraissent dans l'inca-
pacité de faire face à la concurrence de la flottille du port. Et cette ligne
de partage en vient aussitôt à être rapportée aux "coutumes" propres à
ces groupes de pêcheurs. Au contraire de l'organisation de type associa-
tif prévalant alors parmi les pêcheurs fante, dont l'une des caractéris-
tiques serait la soumission des rapports de travail aux relations de paren-
té, les unités de pêche ewe à la senne de plage sont considérées comme
"atteignant le niveau de la moyenne entreprise" (Surgy, 1969, v01.2 : 9)
et peuvent être qualifiées de "compagnies" (Lassarat, 1958 : 33) : leurs
équipes, plus importantes que celles des fante, constituées sur la base
d'un contrat liant la main-d'œuvre au propriétaire des engins, se seraient
pour leur part émancipées des relations caractéristiques de la société vil-
lageoise "traditionnelle".

3. Le qualificatif "aofien"était couramment utilisé durant la période coloniale pour dési-


gner les ressortissants de la Fédération de I'AOF.
110 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

L'apparition dune flottille sardinière et chalutière au port d'Abidjan


se traduit ainsi, dans l'ordre du discours, par une lecture des évolutions en
cours en termes de blocage de la tradition face à la modernité dont les
techniques de pêche seraient révélatrices.
Significativement, c'est de cette période que datent les premiers pro-
jets de "modernisation" de la pêche "artisanale" entrepris dans le cadre de
la section (devenue ensuite sous-direction) des pêches créée précisément
dans les années cinquante. Mais, tout aussi significativement, les tenta-
tives faites pour introduire la pêche à la senne de plage sur le "modèle
ewe" furent des échecs.
D'une part, ce n'est pas seulement grâce à une technique, la senne de
plage, dont l'évolution locale renforçait .alors effectivement le caractère
non sélectif en réponse à l'accroissement de la pression sur les stocks, que
les unités de pêche ewe sont parvenues à se maintenir, tant bien que mal,
dans la zone abidjanaise; mais aussi, peut-être surtout, grâce aux res-
sources que les femmes ewe ont tiré du contrôle de la commercialisation
des débarquements sardiniers du port et de la prépondérance qu'elles ont
ainsi acquise sur un marché abidjanais alors en pleine expansion.
D'autre part, si le maintien de ces unités a bien quelque chose à voir
avec l'organisation interne des équipes, c'est notamment en ce que celle-ci
a permis alors de contrebalancer la baisse des rendements par une pression
accrue sur la main-d'œuvre, que ce soit par l'adoption de systèmes de répar-
tition des dépenses et de partage des recettes de plus en plus favorables à
la rémunération du capital ou que ce soit par l'allongement de la durée des
contrats ; loin d'avoir été le pur produit dune rupture avec l'univers ligna-
ger, comme voulait le croire les "développeurs" du moment, ce renforce-
ment du fonctionnement capitalistique des unités ewe, il est vrai pas aussi
poussé au même moment dans le pays d'origine et lié à Emergence locale
dune propriété individuelle des moyens de production, s'est en fait appuyé
idéologiquement sur la référence lignagère en vue d'assurer sa légitimation
en maintenant la main-d'œuvre recrutée au Ghana dans une position de
"fils du filet" (et non de simples salariés) vis-à-vis des propriétaires d'en-
gins établis en Côte-d'Ivoire. Délicate à établir en terre étrangère (ivoirien-
ne) pour les porpriétaires ewe de sennes de plages, comme l'attestent les
importantes fuites de main-d'œuvre auxquelles ceux-ci ont dû alors faire
face, une telle exploitation était encore plus difficilement tolérable dans le
contexte des villages côtiers alladian et nzima où l'économie de plantation
était en train de produire de nouveaux rapports sociaux et économiques.
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 111

L'économie de plantation villageoise4 s'était développée à partir des


années vingt dans l'arrière pays oriental de la colonie, où elle était appa-
rue aux populations de la région, en premier lieu aux Anyi, comme un
moyen de "répondre aux exigences administratives dans les moins mau-
vaises conditions possibles" (Chauveau et Dozon, 1985 : 71). Elle s'est
progressivement imposée comme le moyen de reproduction privilégié
(économiquement mais aussi socialement et politiquement) des sociétés
locales ivoiriennes tout en produisant en leur sein de nouvelles formes
sociales. Son expansion a connu une forte impulsion dans les années cin-
quante après l'abolition du travail forcé et avec la hausse des cours du
cacao et du café. En sorte que Marc Augé (1969 : 140) est en mesure
décrire au sujet des Alladian, à la fin des années soixante : "on peut dire
avec quelque approximation que de pêcheurs ils sont devenus planteurs".
Significativement, la référence des classifications ethniques à un
"groupe lagunaire" incluant l'ensemble des populations côtières de la moi-
tié est du pays (dont les Alladian) et qui prévalait, on l'a vu, au début du
siècle, tend à disparaître au profit de son intégration à "l'ensemble akan"
(dont se revendiquent Anyi et Baoulé, archétypes de la figure de l'Ivoirien
planteur) opposé à "l'ensemble krou" de l'ouest forestier toujours disqua-
lifié (un ouest où l'avancée du front de colonisation baoulé commence
alors à prendre de l'ampleur). Non que les cultures pérennes aient stricto
sensu détourné ces côtiers orientaux de la pêche mais leur essor s'est ins-
crit dans un ensemble de processus socio-économiques au sein desquels
les activités halieutiques ont été pénétrées de contenus nouveaux. De ce
point de vue, il vaudrait mieux dire que la pêche, revalorisée un temps
dans un contexte de crise de reconversion engendré par le démantèlement
du système d'échanges auquel les traitants alladian participaient active-
ment au XIXe siècle, a tendu à redevenir une activité économiquement
plus marginale ou, plus exactement, à devenir une activité dont la pratique
était socialement dépendante des succès ou échecs rencontrés dans
d'autres sphères économiques.
Le développement dune économie de plantation villageoise sur le
littoral alladian (sur la base de caféiers puis surtout de cocotiers) a intro-
duit une logique de capitalisation par la formation de patrimoines fonciers
individualisés et a nécessité l'emploi de plus en plus généralisé dune

4. Par opposition 5t I'économie de plantation de type agro-industriel,également présente en


Côte d'Ivoire mais dont le poids relatif était faible.
112 Les pêches piroguières en Afrique de L'Ouest

main-d'œuvre rémunérée dont le recrutement demandait le dégagement de


surplus monétaires. Dans ce cadre "si conservatisme il y a, c'est celui des
individus à qui leur situation lignagère a permis de s'approprier, avec les
plantations, un bien durable dont le produit n'est pas redistribué mais peut
s'investir dans d'autres biens "modernes", tels que concessions en ville ou
moyens de transport" (Augé, 1970a : 297) ; ce produit pouvait aussi être
utilisé à renforcer le mouvement de scolarisation des enfants en vue de
l'insertion dun dépendant dans le salariat urbain, dans le fonctionnariat
notamment, pouvant ainsi permettre à terme des transferts monétaires ren-
forçant l'assise des planteurs demeurés au village. L'étroitesse des terroirs
exploitables conduisait rapidement à une situation de blocage renforçant
les tensions créées : une enquête réalisée en 1964 (Ecole de la statistique,
1966) montrait déjà que les plus grands planteurs étaient aussi les plus
âgés, appartenant à une génération qui contrôlait les plantations et tendait
à exclure les plus jeunes de l'accès à la terre; ceux-ci n'avaibnt d'autre
choix que d'émigrer en ville ou 'de demeurer, peu nombreux, sur place oÙ
ils ne pouvaient aspirer au mieux qu'à l'exploitation d'une parcelle de taille
réduite ; significativement ce sont aussi ;es deniers que l'on voit alors per-
sister dans la production halieutique. .

Or, au même moment, les activités de pêche telles qu'elles s'étaient


développées au début du siècle dans cette région se trouvaient profondé-
ment perturbées : à l'essor d'une flottille industrielle (entraînant pression
accrue sur les stocks et destructions d'engins, restreignant la panoplie des
techniques employées) s'ajoutaient, dune part, l'importance des débarque-
ments sardiniers au port dont les bas prix étaient attractifs pour les popu-
lations urbaines et, d'autre part, la restructuration des circuits commer-
ciaux, notamment autour des réseaux dyula participant activement à
l'écoulement de la production du port dans l'intérieur du pays, sans pour
autant se retirer des échanges portant sur le poisson importé du Mali. A
ces nouvelles conditions de réalisation des activités de pêche ont répondu
certaines innovations villageoises, techniques et organisationnelles :
l'adoption d'engins collectifs et actifs, visant en particulier la capture de
petites espèces, et dont la mise en œuvre nécessitait la formation
d'équipes, au contraire des engins passifs principalement utilisés jusque
là. Outre l'adoption du filet encerclant à sardinelles sur le modèle fante,
abandonné dès la fin des années cinquante, est intervenue dans ce contex-
te la diffusion de la senne de plage dont l'initiative était en fait villageoi-
se et que les autorités administratives n'ont fait finalement que relayer, dès
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 113

le début des années soixante, dans le cadre de coopératives agricoles,


voyant là un moyen de stabiliser la population des villages du littoral. Si
l'on précise que l'initiative villageoise en question émanait pour l'essentiel
de grands planteurs, on comprend qu'elle apparaissait avant tout comme la
transcription halieutique d'une assise économique déjà établie. Ces déten-
teurs de filets ne sont pas parvenus à fixer la main-d'œuvre villageoise qu'ils
entendaient pouvoir mobiliser du fait de leur position dans la hiérarchie
lignagère et dans la stratification socio-économiqueliée au développement
des plantations : la situation de cadets des jeunes appelés à travailler sur ces
filets tendait à se transformer dans ce cadre en une condition de manœuvres
quasi-perpétuels au profit de quelques uns et sans bénéficier d'aucun des
recours qu'aurait pu laisser ouverts l'établissement de relations contrac-
tuelles. Les coopératives encadrées par des pêcheurs "togolo-dahoméens"
n'ont pas échappé à de telles tensions, aboutissant à leur dissolution.
Le développement de la communauté alladian établie à Port Bouët,
à proximité d'Abidjan, pour la pêche du requin (alors que les migrations
de pêcheurs vers d'autres points du littoral se ralentissaient nettement
depuis la seconde guerre) n'était somme toute que le corollaire de cette
situation : bénéficiant d'un débouché spécifique, s'y rencontraient des
propriétaires d'engins qui, loin d'appartenir à "l'élite", étaient à la
recherche de revenus permettant d'assurer l'entretien dune petite exploi-
-
tation au village et des jeunes, exclus de la propriété foncière, trouvant là
la possibilité de contrats de pêche sur une base plus contractuelle que ne
le permettaient les relations intra-villageoises (cf. Augé, 1970b). Quant
aux propriétaires alladian de sennes, ils ont, pour certains, vendu leurs
filets et, pour d'autres, se sont réorientés vers l'emploi d'une main-
d'œuvre rémunérée extérieure à la société villageoise, dont le recrute-
ment était facilité par les problèmes rencontrés par les unités fante et ewe
elles-mêmes mais dont l'instabilité était importante.
Comparable en différents points à la situation se développant en lagu-
ne Ebrié (cf. Verdeaux, 1981 et 1988), ce recours à une main-d'œuvre
étrangère par les Alladian s'est accompagné de l'accueil d'unités gha-
néennes (constituées, en particulier ici, de sennes ewe) c'est-à-dire dunitCs
en mesure d'assurer localement un meilleur approvisionnement en poisson
des villageois et employés des plantations (de plus en plus problématique
des les années soixante) mais aussi de pourvoir en main-d'œuvre les pro-
priétaires alladian de grands filets. Ainsi, tandis que la pêche maritime des
villageois tendait à ê@emarginalisée, ne subsistant que su? une base indi-
114 Les pgches piroguières en Afrique de l'Ouest

viduelle et comme activité complémentaire, les propriétaires ewe de senne


de plage établis en Côte-d'Ivoire commençaient à s'implanter à l'est du
canal de Vridi, non seulement parce que cela leur permettait de s'éloigner
de la zone où les mouvements des bateaux du port gênaient leurs activités
- tout en demeurant à proximité du marché abidjanais - mais aussi en
réponse à une demande alladian émanant des autorités villageoises.
Ce qui apparaît globalement comme un désengagement des Ivoiriens
à I'égard des activités halieutiques est donc loin d'être le pur produit du
développement d'une flottille sardinii3-eet chalutière au port, lequel aurait
en quelque sorte nivelé la position des sociétés côtières vis-à-vis de l'ex-
ploitation maritime, les Alladian rejoignant finalement les Krou en tant
que non-pêcheurs. Pour autant, ce désengagement fournit bien, dans
l'ordre du discours, une base objective au courant de folklorisation de la
pêche piroguière maritime en référence à un pôle industriel. Émerge ainsi
une figure pour le moins hybride de la tradition qui perdure jusqu'à
aujourd'hui. Dans la modernité ivoirienne que symbolisent tout à la fois le
port d'Abidjan et le "miracle" économique né du développement de I'agri-
culture d'exportation, l'Ivoirien-planteur ne saurait se prévaloir de quelque
"tradition de pêche", son "attachement à la terre" s'y opposant manifeste-
ment. Mais, à l'inverse, la pratique de la pêche maritime en vient à être
prise comme un "trait culturel" parmi d'autres pour caractériser le passé
révolu des sociétés ivoiriennes du littoral, pratique "traditionnelle" ren-
dant plus évidente encore la modernité du présent. Cette seconde figure de
la tradition, déjà apparue dans les années soixante - et les travaux d'eth-
nologie classique y ont participé au même titre que les travaux plus tech-
niques manifestant un souci d'inventaire avant disparition -,ne se verra
pourtant assigner une valeur proprement politique que plus tard. Entre
temps l'État ivoirien, désormais indépendant, doit s'attacher à manifester
sa puissance entrepreneuriale pour intégrer la pêche industrielle,jusque là
métropolitaine, au tissu économique ivoirien.

L 'Etat-entrepreneur, la stigmatisation des pêcheurs


étrangers et le redéploiement des pêcheurs fante et ewe

Les années soixante-dix voient en effet s'affirmer, en Côte-d'Ivoire,


la montée en puissance dun Etat-entrepreneur, celui-ci se trouvant placé
au centre de la question industrielle et, intrinsèquement liée à elle, de
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 115

l'ivoirisation. Le secteur de la pêche n'y échappe pas qui voit se constituer


une chaîne de froid à l'initiative de l'État, dont les armateurs ne parvien-
dront pas à tirer le profit attendu (s'extraire de leur dépendance à l'égard
du secteur "informel" pour le traitement et la commercialisation de leur
production) et dont les effets consisteront plutôt à permettre la croissance
rapide des importations à bas prix de poisson congelé. L'intervention éta-
tique se traduit aussi par la création dès 1966 de la SIPAR, Société de
pêche et d'armement, au sein de laquelle 1'État détenait près de 60% du
capital. Initialement conçue comme le premier Clément dune politique
d'ivoirisation et de modernisation des flottilles du port, l'action de la
SIPAR s'est essentiellement concentrée sur le lancement en, 1970, dun
armement thonier ivoirien. Celui-ci rassemblait, aux yeux de I'État, les
avantages de constituer une exploitation moderne par excellence (flottille
àhaute technicité, à long rayon d'action), de débarquer un produit à haute
valeur commerciale pour l'exportation, enfin d'animer un secteur de trans-
formation industrielle local, celui de la conserverie; qui plus est, I'ouver-
ture du port avait rapidement fait d'Abidjan un pôle attractif pour les flot-
tilles thonières étrangères (notamment française et américaine), démon-
trant la rentabilité de ce secteur économique où la pénétration ivoirienne
ne pouvait s'opérer qu'au prix d'investissements lourds, inaccessibles au
secteur privé. Course au gigantisme, problème d'accès aux eaux ouest-
africaines étrangères se sont conjugués à l'effondrement des cours mon-
diaux du thon et à la baisse des captures (conduisant à un redéploiement
de la p&he thonière dans l'océan Indien à partir de 1983), pour aboutir au
dépôt de bilan de la SIPAR fin 1985.
Au delà de ces différents facteurs, cet échec révèle plus largement la
forte dépendance de ce secteur vis-à-vis de l'étranger, particulièrement des
intérêts français, tant pour la gestion de la flotte que pour le traitement et
la commercialisation des débarquements. Mais, en cela, l'armement tho-
nier n'est finalement que la figure exemplaire, poussée à son extrême, des
- d'Abidjan approvisionnant pour
flottilles chalutières et sardinières du port
leur part le marché intérieur ivoirien : composées d'armements de droit
local, la part des capitaux français y est toujours, en 1985, d'après la
Centrale des Bilans, supérieure à 60 %. Et cette exemplarité est soigneu-
sement entretenue, de l'intérieur pourrait-on dire, dans la construction des
agrégats comptables ou statistiques oÙ le secteur thonier (y compris après
la disparition de la SIPAR, lorsque les conserveries d'Abidjan dkpendent
entièrement de débarquements étrangers) joue le rôle de pôle de référen-
116 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

ce dans la définition d'une pêche "industrielle". En fait, au sein de celle-


ci, la flottille sardinière et chalutière pourrait fort bien être qualifiée, dans
d'autres contextes, d'artisanale, à tout le moins semi-industrielle, et elle
dépend largement pour le recrutement de sa main-d'œuvre comme pour le
traitement (fumage) de sa production pélagique d'agents issus du secteur
piroguier (et conservant souvent des liens avec celui-ci).
Toujours est-il qu'industrielle,elle est intégrée au jeu de la régulation
étatique par opposition à une pêche "artisanale" qui ne l'est pas, étant
conçue comme disparue ou en voie de l'être. Et, de ce point de vue, l'in-
tervention étatique n'a pas été vaine : elle a permis de superposer, sinon
dans les faits, du moins dans les représentations, à la catégorie "indus-
trielle" l'identification "ivoirienne".

L'opposition établie dans les années cinquante entre une pêche


industrielle, parce que métropolitaine, et une pêche dès lors artisanale et
africaine tend ainsi à être pourvue de nouveaux contenus au cours des
années soixante-dix et quatre-vingt dans le cadre de l'ivoirisation étatique.
La stigmatisation des pêcheurs ébangers, particulièrement ghanéens, dans
le secteur piroguier, par suite de la révélation de Vridi en est I'aboutisse-
ment logique. Quant à l'effet de révélation, il est d'autant plus fort que le
développement spectaculaire de la pêche piroguière à Vridi au début des
années quatre-vingt est plus particulièrement le fait de pêcheurs fante,
ceux-là mêmes qui, dans la phase précédente, avaient été vus comme typi-
quement représentatifs dune pêche artisanale vouée à l'extinction.
Le repli dans l'ouest ivoirien de ces pêcheurs, identifiés dès le début
du siècle comme "Gold-Coastiens", s'il les avait conduits à être "totale-
ment déconsidérés" (Berron, 1980 : 218), ne leur avait pas moins permis
d'expérimenter et consolider certaines innovations, là aussi techniques et
organisationnelles; elles ont été adoptées non en réponse aux incitations
de "modernisation" du Service des pêches ivoirien mais bien plutôt grâce
à la mobilisation des ressources (économiques et aussi sociales) liées aux
relations construites localement et avec le pays d'origine, entre pêcheurs
pour la constitution des unités de production mais aussi entre hommes
pêcheurs et femmes commerçantes. Qu'il s'agisse de la motorisation des
pirogues amorcCe dans les années cinquante ou de la diffusion de la senne
tournante à partir des années soixante-dix, d'ailleurs liées l'une à l'autre,
elles sont présentées par les intéressés comme des réponses å la crise tra-
versée localement mais aussi comme introduites à partir du Ghana. Elles
s'inscrivent en outre dans un processus o ù les formes d'organisation asso-
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 117

ciative des unités de pêche, unités à propriété collective conçues pour la


migration depuis le pays d'origine et dont le financement était générale-
ment assuré par des femmes du Ghana, donnent finalement lieu à la
constitution locale d'unités à propriété individuelle, où la main-d'œuvre
n'en reste pas moins plus éboitement intéressée aux résultats de la pêche
que dans les unités ewe. Sans que de telles unités rompent totalement avec
les ressources financières mobilisables au Ghana, leur apparition s'ac-
compagne dun renforcement du rôle des femmes,,fumeuses et vendeuses
de poisson établies localement, en tant que pourvoyeuses de crédit, rôle
qu'elles tiennent d'autant mieux que l'ancienneté de l'implantation fante a
permis à certaines d'accroître leur assise financière en s'extrayant du
même coup de leur statut initial de simples épouses de pêcheurs (pouvant
par exemple se prevaloir davantage d'être venues comme filles dune
fumeuse, récupérant ensuite le réseau commercial de celle-ci et y plaçant
leurs propres filles en vue de son extension). Par ailleurs, la progression
de la propriété individuelle des engins et le relatif élargissement de la
marge de manœuvre des femmes vis-à-vis des pêcheurs ne se sont pas
effectués au seul profit dune pêche motorisée à la senne tournante mais
participent du développement local d'une pêcherie diversifiée où coexis-
tent, et se trouvent souvent associées, petites unités familiales et unités
plus capitalistiques,rarement spécialisées dans l'utilisation dun seul engin
(cf. Delaunay, 1991). Enfin, s'il y a bien ré-installation des pêcheurs fante
dans la zone abidjanaise au cours de la dernière période, celle-ci est indis-
sociable de l'intensification de leur présence sur l'ensemble du littoral
ivoirien, y compris dans l'ouest où ils tirent profit du désenclavement de
la région et de l'augmentation de sa population sous le double effet de
l'avancée du front pionnier des plantations et de l'action Ctatique qui
entend "mettre en valeur", par le lancement de grands projets de dévelop-
pement, l'ouest forestier marginalisé par la polarisation économique dont
avait bénéficié l'est depuis la période coloniale.
Dans ce contexte, l'essor de Vridi correspond à l'opportunité que les
pêcheurs fante ont su saisir de produire des sardinelles à bas prix à proxi-
mité immédiate dun marché abidjanais important en lui-même et ouvert
sur l'intérieur du pays, en un temps où la pêche sardinière du port était en
difficulté, ce que confirme l'analyse des stratégies de pêche fante condui-
te par J.M. Ecoutin (1992) à Vridi même.

Mais il est important de bien voir que la localisation même de Vridi


est à la confluence de différents mouvements, ni linéaires ni univoques :
118 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

entre l'ouest et l'est ivoiriens (contrairement à l'idée dune "conquête de


l'ouest'' à partir d'Abidjan), entre le Ghana et la Côte-d'Ivoire (conformé-
ment cette fois à l'idée dominante), notamment sous la forme de migra-
tions saisonnières ou temporaires, mais aussi entre pêches lagunaire et
maritime et surtout entre pêches industrielle et piroguière. En effet, ce
sont des pêcheurs demeurés dans la région abidjanaise, souvent nés sur
place ou venus enfants avec leurs parents (eux-mêmes pêcheurs piroguiers
ou fumeuses de poisson), qui ont pris l'initiative de la ré-installation d'uni-
tés piroguières fante à Abidjan, généralement après' avoir travaillé dans
des équipages au port ;parti de Port Bouët, quartier périphérique du grand
Abidjan oÙ résident aujourd'hui de nombreux matelots, et en cela renouant
avec une longue histoire (I'établissement des premiers pêcheurs fante à
Bassam dès le début du siècle, puis, à partir de là, à Port Bouët dans les
années trente), ce mouvement conduit à la création de nouveaux établis-
sements fante au coeur même de l'agglomération abidjanaise (quartiers
Blohorn et Zimbabwe) et à sa périphérie (Vridi). Le développement de
Vridi, aussi spectaculaire qu'il ait pu paraître, ne peut être isolé de cet
ensemble. Qui plus est, son expansion aura été de courte durée : les migra-
tions temporaires et saisonnières, qui sont essentiellementresponsables de
la croissance de l'occupation fante dans les années 1983-85 (cf. Ecoutin,
1992), se ralentiront dès que la conjoncture 6cologique mais aussi écono-
mique sera moins favorable. Par contraste, à la fin des années quatre-
vingt, la pêcherie développée dans le quartier Zimbabwe, plus diversifiée,
se maintient et même se développe, les pêcheurs fante saisissant ici la pos-
sibilité de se trouver à la croisée de différents circuits commerciaux, ceux
animés par leurs épouses pour l'écoulement des sardinelles et ceux des
mareyeurs du port pour les plus grosses esfices.
En outre, Vridi s'est également trouvé intégré à un autre mouvement,
concernant cette fois les pêcheurs ewe ; ils sont les premiers à s'y être éta-
blis, d'abord quelques uns comme pêcheurs à la senne de plage puis, plus
nombreux, pour y travailler eux-mêmes à la senne tournante : ils ont
constitué l'essentiel des unités recensées jusqu'à la fin des années soixan-
te-dix, avant l'arrivée massive d'unités fante, et sont vraisemblablement à
nouveau dominants aujourd'hui, ayant développé là une pêcherie plus
stable que celle des pêcheurs fante. Qui plus est, au contraire de ces der-
niers, leur utilisation de la senne tournante demeure limitée à cette locali-
té au sein de la diaspora ewe : elle y est essentiellementle fait de pêcheurs
qui, ayant antérieurement travaillé dans des unités à la senne de plage, ont
--
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 119

acquis, grâce à des emplois sur des bateaux du port, savoir-faire et capital
investis dans l'achat d'un nouvel engin pour lequel ils revendiquent une
invention locale (et non une importation ghanéenne); leur sortie de la
pêche industrielle, sans être toujours complète, est pour partie volontaire
et pour partie contrainte par la politique d'ivoirisation des équipages
(laquelle élargit également le volant de main-d'œuvre mobilisable sur
place de jeunes ewe dans l'attente d'un embarquement hypothétique). Par
ailleurs, la spécialisation dans la senne tournante n'est ni totale ni irréver-
sible pour ces pêcheurs : son emploi à Vridi s'inscrit davantage dans la
logique de la pêche à la senne de plage dont elle constitue une sorte de
complément, qu'elle ne représente une véritable innovation ;les unités ewe
de Vridi ont en effet développé des stratégies de pêche sans espèce-cible
(cf. Ecoutin, 1992) et leur fonctionnement socio-économique s'apparente
Ctroitement à celui des unités à la senne de plage.
Dans ce cadre, l'implantation à Vridi renvoie à un déplacement plus
général du centre de gravité de la pêche ewe, déjà amorcé dans la phase
précédente, marqué notamment par une occupation plus nette du littoral
alladian au détriment du secteur de Port-Bouët et Grand-Bassam, à l'est
immédiat d'Abidjan, où s'étaient concentrées leurs unités depuis les
années trente et où ne subsistent aujourd'hui que quelques sennes à l'acti-
vité occasionnelle. I1 n'en reste pas moins qu'en procédant de la sorte, les
Ewe manifestent leur souci de conserver un accès privilégié au marché
abidjanais dont le contrôle avait en grande partie soutenu leur activité, par-
tant leur réputation, dans les années cinquante et soixante. Pour autant,
cette implantation relève aussi de certaines mutations internes. En premier
lieu, l'expansion à l'est du canal de Vridi répond pour partie à la baisse des
rendements de la pêche à la senne de plage à proximité du port mais cor-
respond aussi à la constitution d'un groupe de nouveaux propriétaires (de
sennes de plage et de sennes tournantes) à la recherche d'un espace d'im-
plantation propre qui leur permette de s'extraire de la tutelle des pionniers
de l'expansion, leurs anciens employeurs. D'autre part, les fumeuses de
Vridi tendent à prendre le pas sur les femmes ewe s'approvisionnant
auprès des sardiniers du port ;la position de ces dernières se fragilise sous
l'effet de l'intrusion croissante de nouveaux acteurs (en particulier dans la
logique de l'ivoirisation) et aussi des réaménagements de la pêcherie
(meilleure concertation des armateurs pour soutenir les prix de vente de
leur produit au port, disparition des unités à la senne de plage du secteur
de Port Bouët auxquels étaient également liées ces fumeuses) qui réduise
120 Les pêches piroguières en Afrique de l'Ouest

leur capacité financière propre et les rendent plus dépendantes des gros-
sistes écoulant le poisson fumé.
A ces évolutions récentes, faisant suite aux échecs rencontrés dans
les années soixante lors des tentatives de diffusion de la senne de plage,
les pêcheurs ewe ont perdu leur réputation auprès des développeurs. Ce ne
seront plus eux qui sont pris comme modèles dans le cadre du projet de
développement d'une pêche semi-industrielle dans le sud-ouest, mais des
Sénégalais. Quant aux Ivoiriens, ils demeurent assignés au destin de
"pêcheurs occasionnels", selon les classifications du moment ; de fait, ni
sur la côte krou ni en pays alladian, la pêche n'est aujourd'hui totalement
abandonnée même si de nombreux villages dépendent de l'extérieur pour
leur approvisionnement en poisson ;pour le reste, les incitations étatiques
dans le sud-ouest n'ont guère attiré que quelques capitaux ivoiriens éma-
nant d'agents dont les intérêts étaient extérieurs à la pêche, ce qui n'est pas
allé sans poser rapidement des problèmes de gestion au sein du GVC de
San Pedro ainsi constitué; et si les autorités peuvent se prévaloir dun
recentrage de celui-ci sur les pêcheurs et mareyeurs de poisson fiais, elles
ne faisaient que formaliser des pratiques, certes récentes et limitées aux
grands centres urbains, mais déjà existantes.

A l'issue de ce long détour couvrant le XXe siècle, Vridi apparaît


bien comme un révélateur, une sorte de concentré historique où se mani-
festent aussi bien les manières de penser la pêche en Côte-d'Ivoire que les
stratégies locales des sociétés de pêcheurs. Le développement de la pêche
piroguière à Vridi a pris valeur de révélation précisément parce qu'il s'est
trouvé investi tant par la logique "commerciale" des pêcheurs fante en
Côte-d'Ivoire au fil du sikcle (dont la mobilité spatiale et organisatiônnel-
le est un élément central de leur expansion) que par la logique de type "big
men" des pêcheurs ewe en terre ivoirienne (associée à une plus grande
permanence), manifestant les uns et les autres leur capacité propre à maî-
triser des réseaux sociaux et économiques nécessaires à la reproduction
dune activité marginalisée au sein du modèle de developpement national
et dont les Ivoiriens tendent dès lors à être exclus. Mais il est aussi révé-
lation en ce qu'il concentre les représentations qui, faites d'assignations et
d'occultations, ont façonné, tout autant que les pratiques, la filière pêche
ivoirienne depuis le début du siècle.
Du même coup, le développement de la pêche piroguière déborde
largement le cas de Vridi tel qu'il avait été appréhendé, au moment où il
avait posé problème, par les chercheurs et planificateurs : ni linéaire ni
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 121

mécaniquement induit par les évolutions structurelles, ce développement


s'inscrit dans un ensemble de processus qui, loin de relever dune préten-
due tradition prédonnée, se construisent en des configurations particu-
lières au fil des contextes. Ces derniers ne sont pas seulement halieutiques
mais globaux, c'est-à-dire à la fois socio-politiques, économiques et idéo-
logiques ; au sein de ceux-ci les groupes concernés ont toujours eu à arbi-
trer entre différentes opportunités, à la fois contraintes par la globalité
ivoirienne en cours délaboration et propres aux différents ensembles dac-
teurs. De ce point de vue, la valorisation du planteur ivoirien, à laquelle
est associée, par inversion, l'image du Ghanéen pêcheur, est bien elle-
même une construction historique; elle fait dès lors apparaître les migra-
tions des pêcheurs fante et ewe en Côte-d'Ivoire comme partie prenante de
la structuration d'un espace socio-politique ivoirien.

Epilogue :recompositions socio-politiques


et redécouverte de la pêche autochtone

La structuration de l'espace socio-politique national ivoirien est insé-


parable du développement de l'économie de plantation qui apparaît
comme le "creuset d'une "société civile" ivoirenne" (Chauveau et Dozon,
1985 : 67). Ce développement s'est traduit par l'avancée dun front pion-
nier de l'est vers l'ouest, faisant des migrations "le mode de reproduction
obligé des exploitations cacaoyères" (Chauveau et Léonard, 1995 : 82). A
ce titre, et du fait de l'emploi généralisé dune main-d'œuvre rémunérée
d'origine allogène dont l'attraction était notamment assurée par la possibi-
lité de cession de parcelles de terres, l'économie de plantation forme un
espace privilégié de négociations des relations entre autochtones et alloch-
tones, relations dont relèvent également les activités de pêche. Aussi long-
temps que la terre est demeurée abondante,cette économie a privilégié la
figure de l'allochtone, sur laquelle Houphouët Boigny a fondé une partie
de sa légitimité en lanqant le slogan "La terre appartient à celui qui la met
en valeur". En cela, il n'y a pas eu à proprement parler rupture avec la
période coloniale : outre que l'émergence dune identité nationale demeu-
re marquée par les positionnements induits par un développement colonial
inégal selon les régions (opposant un est &an, objet de nombreuses atten-
tions, à un nord pourvoyeur de main-d'œuvre pour les planteurs du sud, et
122 Les pêches pìroguières en A f ~ q u ede l'Ouest

un ouest à coloniser, l'enclave h o u devenant la dernière réserve foncière


à conquérir), les pratiques et représentations coloniales valorisaient elles
aussi l'allochtone ou l'étranger africain comme le meilleur auxiliaire de
son action et avant-garde du progrès auprès de populations forestières
dont la disqualification était à la mesure de leur résistance à l'ordre colo-
nial. I1 est significatif à cet égard que les autorités aient, tout au long du
siècle, mesuré l'investissement des Ivoiriens dans les activités de pêche à
l'aune des performances attribuées à des pêcheurs étrangers, pris dès lors
comme modèles ou moniteurs dans les projets de "modernisation".
I1 est tout aussi significatif qu'a la fin des années quatre-vingt, alors
même que la crise du "modèle ivoirien" est devenue évidente, les reven-
dications dautochtonie se fassent plus fortes, revendications dont s'empa-
rent à la fois l'opposition, lorsque le problème de la succession
dHouphouët commence à se poser, puis le pouvoir, après la disparition de
celui-ci (sur cette évolution et ses implications, voir Dozon 1994 et
Delaunay, 1994). Or c'est précisément dans ce contexte que prend place
un épilogue donnant la pleine mesure des manipulations idéologiques et
politiques de la "tradition".

Dans le cadre d'une réorientation du projet de développement des


pêches dans le sud-ouest, 1'État en vient à (re)découvrir des pêcheurs
autochtones traditionnels sur lesquels son action devra désormais s'ap-
puyer. Le document émanant de la DCGTx note en effet que "Dans le sec-
teur des pêches maritimes artisanales ivoiriennes, il est très peu de non-
professionnels (...). I1 demeure cependant quelques dizaines (2 à 4 cen-
taines ?) de pêcheurs autochtones dans le Sud-Ouest, à n'avoir pas franchi
le passage entre la pêche de subsistance et la pêche professionnelle Cco-
nomique. I1 s'agit là d u n groupe intéressant dans la mesure où une action
en sa faveur éviterait à la RCI de perdre l'expérience et l'habitude à la mer
des rares nationaux à concurrencer les étrangers dans ses propres eaux"
(DCGTx, 1988, annexe 2 : 26). A la "révélation" de Vridi, stigmatisant le
rôle des Ghanéens, est donc opposée une pêcherie autochtone, dont
1"'ivoiritC" est dès lors attestée par son caractère "non akan", conduisant
d'ailleurs au passage à la réactivation dune autre catégorie ancienne, celle
des "Lagunaires", dont il est dit qu'il n'ont "plus gukre de tradition halieu-
tique maritime" (id.,annexe 3 : 43). Dans le même temps, les halieutes
ayant travaillé en lagune Ebrié sont pour leur part amenés à reconsidérer
les catégories sur lesquelles étaient fondée la collecte de statistiques de
pêche et à remettre en cause les chiffres de production qui les avaient
Vridi (Côte d'Ivoire). Histoire d'une révélation 123

conduits à prendre en considération les seuls prélèvements de la pêche


collective. La pêche individuelle, dont les acteurs avaient déjà été identi-
fiés comme autochtones et traditionnels, est désormais qualifiée de "pêche
aux petits métiers'' (Lae et Hie Dare, 1989) et ses débarquements évalués
finalement à 48 % de la production lagunaire totale en 1978 et 1979 (Lae
er al., 1991). Si l'on rappelle que le suivi des unités de pêche de Vridi avait
été initié à un moment où les filets collectifs se voyaient attribuer 75 % des
débarquements lagunaires, on perçoit la contingence de la révélation de
Vridi elle-même.
Dans l'un et l'autre cas, force est de constater que les renversements
opérés s'inscrivent à l'interface des enjeux propres aux contextes locaux et
globaux ivoiriens et des balancements idéologiques entre populisme et
misérabilisme (évoqués au début de ce texte) auxquels participent aussi
bien les acteurs étatiques que les acteurs scientifiques. On pourrait ajouter
que les groupes de pêcheurs ne demeurent pas extérieurs au processus de
sécrétion de traditions qui apparaissent comme autant de constructions
identitaires et de positionnements face aux catégories fluctuantes des opé-
rateurs de développement et des politiciens.

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