GES 02 Vercellone
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Carlo Vercellone
Université de Vincennes - Paris 8
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Résumé
Abstract
The aim of this paper is to provide a basis for rethinking the approach of development through the
changes linked to the crisis of industrial capitalism and the ongoing transition toward a “cognitive
capitalism”. The analysis is organised in three parts. The first one sketches the structural crisis of the
industrialist paradigm inherited from development theories during the period 1950-1980. The second
part stresses the constraints and challenges implied by the new shape of international division of
labour based on cognitive principles and on the strengthening of intellectual property rights’ systems.
Finally, the third part tries to identify certain features of a post-industrial development strategy based
on a socially and ecologically sustainable development model.
© 2004 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.
Mots clés : Capitalisme cognitif ; développement ; division internationale du travail ; Droits de propriété intellec-
tuelle ; sections productives.
Keywords: « Cognitive capitalism »; development; international division of labour; intellectual property rights;
« productive sections ».
1. Introduction 1
Avec la crise du modèle fordiste, le capitalisme est entré, à l’échelle mondiale, dans une
phase de métamorphose et d’instabilité majeure dont il est encore difficile d’entrevoir
l’issue. Au cœur de cette grande crise de mutation, se trouve sans doute ce qu’il est con-
venu d’appeler la « crise du développement ». Celle-ci se décline aussi bien sous la forme
d’une crise de l’économie du développement (comme branche hétérodoxe de la théorie
économique) que sous celle des politiques à travers lesquelles les pays du Sud ont tenté de
mettre en œuvre, durant les années 1950-1980, une stratégie de rattrapage du modèle
industriel des pays développés. Les tentatives de surmonter cette crise et d’offrir une alter-
native aux ravages des politiques d’ajustement structurel, ont permis une floraison de tra-
vaux dont l’objet fut de poser les jalons d’une nouvelle économie du développement. Il en
a résulté un débat qui demeure pourtant, à notre sens, largement tributaire d’une vision
essentiellement industrialiste de la dynamique du capitalisme et des concepts de dévelop-
pement et de sous-développement. L’hypothèse que nous nous proposons d’étayer dans cet
article est que le concept de développement doit être repensé à l’aune des transformations
liées à la crise du capitalisme industriel et à la transition vers un « nouveau capitalisme »,
qualifié de capitalisme cognitif.
Pour cette démarche, notre analyse s’articulera en trois parties. Dans la première, nous
resituerons le débat actuel sur la question du développement au regard de la dynamique
longue du capitalisme et d’une nouvelle configuration dans laquelle la mobilisation et
l’appropriation des connaissances deviennent de plus en plus l’enjeu clé de la valorisation
des capitaux et des formes d’organisation de la production. Dans la deuxième partie, nous
nous pencherons sur les contraintes et les enjeux résultant de la mise en place d’une nou-
1
Je remercie les referrées de la revue pour leurs suggestions et remarques critiques.
C. Vercellone / Géographie, Économie, Société 6 (2004) 359–381 361
velle division internationale du travail (DIT) fondée sur des principes cognitifs et le ren-
forcement des droits de propriété intellectuelle. Dans la troisième nous montrerons com-
ment les contradictions et les conflits qui traversent le capitalisme cognitif permettent de
concevoir certains « contours » d’une stratégie de développement post-industrielle por-
teuse d’un nouvel universalisme qui ne soit pas celui d’une nouvelle version de l’occiden-
talisme, mais le résultat de la reconnaissance et de la rencontre de la pluralité de savoirs
qui, dans l’économie monde, participent à la création de richesse et à l’innovation écono-
mique et sociale. Cette démarche nous permettra de définir, par un renouvellement de
l’approche en sections productives, l’idéal-type d’un modèle de développement sociale-
ment et écologiquement soutenable. Il sera caractérisé par l’association d’une agriculture
respectueuse de la biodiversité et l’épanouissement d’une économie fondée sur la connais-
sance libérée des entraves résultant de l’actuelle régulation du capitalisme cognitif.
Est asiatique ayant suivi, du moins jusque vers le milieu des années 1990, des stratégies de
croissance hétérodoxes (Boyer, 2001). Last but not least, l’essor des mouvements alter-
mondialistes, la crise financière et l’embrasement social en Amérique Latine, l’enlisement
de l’Afrique dans le cercle vicieux de la déconnexion forcée, viennent « couronner » la
crise du consensus de Washington. Les questions indissociables du développement et de la
régulation de l’économie mondiale se trouveraient ainsi, aux dires même de l’ancien éco-
nomiste en chef de la Banque Mondiale, « à la croisée des chemins, exactement comme
pendant la Grande Crise » (Stiglitz, 2002, p. 319).
etc.) en tant que secteurs moteurs d’un mode de développement non productiviste,
fondée sur la primauté du non marchand et les productions intensives en connaissance
finalisées par la production de l’homme par l’homme 2 et par la reproduction d’une
intellectualité diffuse.
Notons que dans ces deux axes nous trouvons l’anticipation de ce mode de développe-
ment alternatif, qui selon R. Boyer (2002), par exemple, pourrait être le nouvel horizon
ouvert par l’effondrement des mythes de la nouvelle économie et la crise du régime de
croissance financiarisé. Un modèle qui pourrait également constituer une référence essen-
tielle pour repenser un concept et une stratégie de développement soutenable et solidaire à
même de réconcilier Nord et Sud de l’économie mondiale (en remettant en cause l’actuelle
logique de régulation véhiculée par le capitalisme cognitif).
La mise en place des conditions d’une économie fondée sur la connaissance et la cen-
tralité du travail immatériel et intellectuel précède d’un point de vue logique et historique
2
Pour ce concept cf. aussi Boyer (2002)
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la genèse du capitalisme cognitif. Celui-ci est, dans une large mesure, le résultat d’un pro-
cessus de restructuration du capital qui vise à normaliser et à étouffer le potentiel d’éman-
cipation inscrit, depuis la crise sociale du fordisme, dans l’essor d’une intellectualité dif-
fuse et d’une économie basée sur la diffusion et le rôle moteur du savoir.
C’est aussi pourquoi l’interprétation en termes de capitalisme cognitif se différencie
radicalement des approches en termes d’une économie fondée sur la connaissance (EFC)
(Foray, 2000, Guellec, 2002) : la limite méthodologique majeure des approches en termes
d’EFC est d’oublier que la nouveauté de la conjoncture historique actuelle consiste en une
EFC soumise et encadrée par les formes institutionnelles régissant l’accumulation du capi-
tal (Lebert et Vercellone, 2004) (voir Encadré 1).
Encadré 1 Capitalisme cognitif et économie fondée sur la connaissance : les mots et les choses
La plupart des approches en termes d’économie de la connaissance sont caractérisées par une vision a-histo-
rique, positiviste et non conflictuelle de la science et de la technologie qui conduit à effacer les contradictions
sociales, éthiques et culturelles que le développement de l’économie du savoir engendre. En un certain sens,
ce type d’approche, notamment dans la littérature issue de l’OCDE, évacue la dimension capitalistique qui
encadre et, à notre sens, risque d’étouffer les ressorts mêmes d’une économie fondée sur la connaissance.
L’approche en termes de capitalisme cognitif, quant à elle, s’oppose à cette démarche réductrice en mettant
l’accent sur l’historicité des économies et sur les conflits de savoir et de pouvoir qui vont de pair avec le déve-
loppement d’une économie fondée sur la connaissance.
C’est la raison pour laquelle nous insistons sur les deux termes dont se compose le concept de capitalisme
cognitif (CAPITALISME + COGNITIF). Ils mettent en exergue la dimension historique et la dialectique con-
flictuelle entre les deux termes qui composent ce concept, c’est-à-dire :
i) le terme capitalisme désigne la permanence, dans le changement, des invariants fondamentaux du système
capitaliste : en particulier le rôle moteur du profit et le rapport salarial ou plus précisément les différentes for-
mes de travail dépendant sur lesquelles repose l’extraction du surplus.
ii) le terme cognitif, quant à lui, met en évidence la nature nouvelle du travail, des sources de la valeur et des
formes de propriété sur lesquelles s’appuie l’accumulation du capital. Il met également en évidence la nature
nouvelle, elle aussi, des contradictions qui caractérisent le capitalisme cognitif.
Aussi la transition vers le capitalisme cognitif exprime-t-elle le jeu d’un complexe dia-
lectique conflits — restructuration par laquelle le capital tente d’encadrer, de s’approprier
et de soumettre à sa logique les conditions collectives de la production des connaissances.
Ainsi s’explique en grande partie la manière dont le capitalisme cognitif, sous l’égide
de la finance et des politiques néo-libérales, a impulsé un nouveau processus de désociali-
sation de l’économie qui vise deux objectifs, en contradiction avec les conditions sociales
et institutionnelles, qui pourraient permettre une gestion efficace de l’économie de la con-
naissance. Le premier objectif est d’élargir la sphère marchande en colonisant progressive-
ment les institutions du Welfare State et les biens communs représentés par le savoir et le
vivant. Le second est d’accentuer, par le retour en force d’un ordre concurrentiel, la préca-
rité et l’individualisation du rapport salarial, car le renforcement de la contrainte économi-
que sur le salariat devient une condition essentielle du contrôle et de la mise au travail
d’une force de travail de plus en plus autonome au niveau de la sphère de production.
Aussi, nous pouvons affirmer que l’actuelle régulation du capitalisme cognitif repose
sur une logique qui peut aller jusqu’à saper les sources collectives de la production des con-
naissances. De même, le capitalisme cognitif ne supprime pas la logique productiviste du
capitalisme industriel pas plus que celle de la croissance des biens matériels. Au contraire,
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il les réarticule et les renforce en mettant la science et les nouvelles technologies au service
d’une quête de standardisation et d’appropriation privée du vivant qui, dans la droite ligne
de deux siècles de capitalisme industriel, accentue les risques de destruction de la biodiver-
sité et de déstabilisation écologique de la planète.
La transition vers le capitalisme cognitif dans les pays développés est ainsi associée à
deux autres défis majeurs qui ont un impact crucial sur la restructuration de ce qu’il est con-
venu d’appeler le rapport Nord-Sud et l’élaboration d’une stratégie de sortie du sous-
développement :
● Le premier est lié aux limites écologiques de la croissance (industrielle et matérielle)
qui renversent la positivité de cette dernière (la production de masse comme lutte con-
tre la rareté) en une force de destruction. Elle rend inconcevable une extension plané-
taire du paradigme capitaliste (industriel, mais aussi cognitif) de développement ;
● Le deuxième a trait à la mise en place d’une nouvelle DIT fondée sur des principes
cognitifs. Elle repose, pour des pans entiers de la production, sur le passage d’une
logique taylorienne de décomposition du procès de travail vers une logique d’appren-
tissage et de compétence. La régulation de cette nouvelle DIT va de pair, notamment
sous l’impulsion des États-Unis, avec une refonte des Droits de propriété intellec-
tuelle (DPI) qui, depuis les accords ADPIC (Accords sur la propriété intellectuelle
relatifs au commerce), tend à s’étendre à l’ensemble de la planète. Elle correspond à
une stratégie impériale qui vise à assurer aux États-Unis et à un cercle restreint des
firmes de pays de l’OCDE les dividendes de la propriété intellectuelle, en reléguant
le reste du monde dans la production de biens banalisés et l’approvisionnement en
matières premières (Coriat, 2002).
Le processus de mondialisation actuel peut, sur bien des aspects, être interprété comme
le renouvellement d’un vaste processus d’accumulation primitive. Il combine étroitement
les méthodes traditionnelles de l’expropriation originelle et la tentative de transformation
en marchandises de la totalité du monde de la vie et de la pensée. Ce processus prend des
formes néo-colonialistes qui s’appuient notamment sur l’extension et le renforcement du
système de propriété intellectuelle. Il achève le processus d’accumulation primitive, com-
mencé par l’appropriation de la terre au temps de la première colonisation et qui se conti-
nue au travers de la privatisation des semences et des savoirs traditionnels accumulés par
les populations indigènes. En ce sens, « avec le droit de propriété intellectuelle et les bre-
vets, la piraterie s’exerce directement sur les cerveaux et sur les corps des populations
indigènes : c’est la vie elle-même qui est colonisée » (Shiva 2001, p. 13).
On assiste ainsi, à une nouvelle dynamique de privatisation parasitaire du « commun »
qui investit, du Nord au Sud de l’économie monde, les savoirs traditionnels comme les
savoirs nouveaux de l’économie de la connaissance, les anciens droits collectifs sur les
espaces agricoles et forestiers et les services collectifs du Welfare State.
Le contenu essentiel de cette refonte de l’accumulation du capital repose sur la
« captation » de l’économie du savoir au moyen et au profit du financier et de la générali-
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sation d’une économie de rente. Le drainage formidable des ressources opéré du Sud vers
le Nord grâce au service de la dette, comme la place centrale jouée par la finance de marché
participent au même titre que l’extension du système des brevets à la mise en place d’une
logique d’accumulation où les frontières entre rente et profit s’estompent 3.
3.1. Vers la mise en place d’une division cognitive du travail et une nouvelle géographie
du développement
Deux facteurs étroitement liés structurent une nouvelle DIT qui s’accompagne d’une
exacerbation des inégalités spatiales de développement.
Le premier résulte « de la montée inexorable du contenu en connaissances scientifiques
et techniques dans les activités productives » (Mouhoud, 2003, p. 136). Dans la mesure où
le capital physique devient une variable secondaire par rapport à la capacité de mobiliser
en réseau les intelligences des hommes, on assiste au basculement vers une division cogni-
tive du travail reposant sur le « fractionnement des processus de production selon la nature
des blocs de savoirs qui sont mobilisés » (ibidem, p. 127).
Dans les pays capitalistes avancés, nous assistons à la mise en place d’une nouvelle divi-
sion cognitive du travail qui rompt avec les principes smithiens ayant structuré le dévelop-
pement du capitalisme industriel (Vercellone, 2003b et 2003c). Cette nouvelle logique de
la division du travail, fondée sur des principes cognitifs, est désormais hégémonique d’un
point de vue qualitatif 4 par rapport à une logique néo-tayloriste flexibilisée, même s’il
existe une dualité entre ces deux logiques. Cette prépondérance est attestée par la mobilité
du capital : les espaces en difficultés sont de type néo-tayloriste en raison de leur vulnéra-
bilité à l’extrême volatilité du capital. À l’inverse, les activités intensives en connaissance
sont beaucoup plus ancrées territorialement puisque, dans ce cas, c’est le capital qui
dépend d’un bassin de travail intellectuel et immatériel, lequel préexiste à l’activité des fir-
mes et se concentre notamment dans les métropoles. Dans la nouvelle division cognitive
du travail, le facteur déterminant de la compétitivité d’un territoire dépend de plus en plus
du « stock » de travail intellectuel mobilisable de manière coopérative par celui-ci. Dans
ce cadre, « la logique d’exploitation d’avantages comparatifs recule au profit de la déten-
tion, par le territoire, d’éléments de monopoles ou d’avantages absolus sur des compéten-
ces spécifiques » (Mouhoud, 2003, p. 128). La mise en place d’une division cognitive du
travail va ainsi de pair avec une tendance à la polarisation nouvelle de la géographie du
développement entre régions et nations, particulièrement marquée pour ce qui concerne les
activités intensives en connaissance 5.
3
En ce sens, les hypothèses de « Capitalisme actionnarial » et de « capitalisme cognitif », loin de s’opposer,
désignent une mutation unique de l’accumulation du capital. Pour une discussion concernant les convergences et
les divergences entre ces deux grilles de lectures voire aussi Vercellone (ed.) (2003a) et Paulré (2003).
4
Par le concept d’hégémonie, il ne faut pas ici entendre une dimension purement quantitative, mais le type
de division du travail et la composition de la force de travail sur laquelle repose tendanciellement la valorisation
du capital. Pour illustrer cette idée, nous pouvons songer au fait que lors de l’essor de la première révolution
industrielle en Angleterre, le factory system s’est affirmé comme le modèle productif dominant, même si, d’un
point de vue quantitatif, ce n’est que vers la deuxième moitié du XIXe siècle que le nombre d’effectifs employés
dans les fabriques dépasse celui du putting-out system.
5
Nous caractérisons là bien entendu une tendance lourde. Nous invitons le lecteur à consulter Benko et
Lipietz (2000) pour une analyse plus fine sur la « nouvelle géographie socioéconomique ».
C. Vercellone / Géographie, Économie, Société 6 (2004) 359–381 369
Cette tendance à la polarisation est d’autant plus forte que l’automation et les économies
de variété permettent aux pays d’ancienne industrialisation de reconquérir des avantages
comparatifs y compris dans les secteurs intensifs en travail. C’est pourquoi, la nouvelle
DIT se caractérise également par une tendance à la relocalisation d’activités productives
qui, lors de la crise du fordisme, ont fait l’objet d’une décentralisation productive dans les
pays à bas salaires. Mieux encore, le brevetage du vivant et la révolution bio-technologique
permettent souvent aux firmes du Nord de remplacer par des « marchandises nouvelles »
les produits et les matières premières traditionnellement importées du Sud 6. Certes, nous
ne sommes pas là non plus, face à un processus univoque : de la même manière que certai-
nes phases de la production peuvent être relocalisées dans des régions développées, il est
possible pour certaines fonctions de direction et de conception d’être délocalisées vers des
pays du Sud ou de l’ancien bloc socialiste disposant d’un important réservoir de main-
d’œuvre intellectuelle. Une logique de délocalisation basée sur la réduction des coûts de
travail peut ainsi se combiner à la nouvelle logique de la division cognitive du travail
(Lebert et Vercellone, 2003)
Il n’en reste pas moins que malgré l’augmentation considérable de l’investissement
direct à l’étranger (IDE), celui-ci reste concentré dans les pays développés et dans un nom-
bre limité de NPI à forte croissance disposant d’un vaste marché et/ou d’un fort potentiel de
force de travail qualifié. Le développement inégal de l’économie de la connaissance tend
ainsi à engendrer un processus autoentretenu et cumulatif qui condamne un certain nombre
de pays en développement à une véritable « déconnexion forcée » (Mouhoud, 1992 &
2002). La menace de la « déconnexion forcée » est renforcée par les barrières protectionnis-
tes que les pays du Nord continuent à ériger, comme le montre le cas exemplaire des politi-
ques agricoles américaine et européenne. En somme, comme le dirait Bairoch, « le libre
échange continue à être un mythe » sauf pour les pays du Sud auxquels il est imposé.
3.2. La refonte des droits de propriété intellectuelle (DPI) : les nouvelles enclosures
du savoir et du vivant
Le deuxième facteur qui structure la nouvelle DIT est représenté par les « enclosures du
savoir ». Les nouvelles clôtures du capitalisme cognitif se développent notamment par une
refonte des DPI qui, en distendant la frontière entre découverte et invention, autorise le bre-
vetage du vivant et du savoir. Cette politique de constitution institutionnelle de « rentes de
position » est souvent justifiée par l’argument selon lequel, dans les secteurs à forte inten-
sité en savoir, l’essentiel des coûts est fixe et se trouve dans les investissements en R&D
des entreprises. Une fois conçus, le coût marginal de « reproduction » de ces biens et ser-
vices intensifs en connaissances est en revanche très réduit ou quasiment nul, comme par
exemple dans le secteur des NTIC. Ces biens devraient donc être cédés gratuitement.
L’élargissement et le prolongement des DPI, permettant aux firmes d’amortir leurs coûts
de R&D, seraient alors la condition essentielle de l’innovation.
6
Ce processus de substitution aux importations en provenance du Sud repose en partie sur le phénomène de
la bio-piraterie (Shiva, 2002b). On peut songer, à titre d’exemple, à la manière dont les États-Unis ont construit
une économie du riz états-unien d’exportation à partir de l’utilisation de variétés de riz basmati sélectionnées à
l’origine par des paysans indiens, et sur lesquelles ensuite des firmes américaines, comme Rice Tec ou Pepsi, ont
revendiqué des droits de propriétés intellectuels au moyens de brevets et/ou des marques.
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Au total, le renforcement du système des DPI se présente sur bien des aspects comme
un mécanisme de blocage du mouvement de circulation et de production de connaissances.
Le rôle clé qu’il joue dans le capitalisme cognitif résulte de la recherche de rentes de mono-
pole, obtenues à travers la transformation en marchandise et la privatisation de ce patri-
moine commun de l’humanité qu’est le « savoir » et le « vivant ». Le brevet permet de
maintenir artificiellement élevés les prix d’un grand nombre de biens et services alors que
leurs coûts de reproduction sont quasiment nuls (comme dans le secteur de NTIC) ou très
faibles, comme dans l’industrie pharmaceutique.
Nous avons là une situation qui contredit les principes mêmes sur lesquels les pères fon-
dateurs du libéralisme économique ont justifié la mise en œuvre et l’efficacité d’un ordre
concurrentiel. Désormais, c’est la création de la propriété qui fait apparaître la rareté. Il
s’agit de ce que Karl Marx, mais aussi David Ricardo, qualifieraient d’une stratégie visant
à maintenir de manière forcée la primauté de la valeur d’échange contre la richesse qui,
elle, dépend de l’abondance et de la valeur d’usage.
3.2.2. DPI et rapport Nord-Sud
Les effets pervers de la refonte du système de DPI et des accords ADPIC sur la circula-
tion des connaissances et l’innovation ont des conséquences encore plus retentissantes sur
le développement du Sud.
Nous pouvons affirmer qu’ils renouvellent et renforcent les mécanismes de l’échange
inégal par un puissant mécanisme de drainage de ressources de la périphérie vers le centre.
Ce dernier se développe par deux canaux principaux.
D’une part, les coûts des transferts des technologies et des savoirs vers les pays en déve-
loppement sont considérablement alourdis, notamment dans les domaines de la pharmacie,
des biotechnologies et des NTIC. Le fossé Nord/Sud tend ainsi à se creuser, et ce avec des
conséquences dramatiques sur la situation d’urgence sanitaires de nombreux pays.
D’autre part, l’extension du brevet au domaine du vivant repose largement sur la bio-
piraterie et l’appropriation gratuite, de la part des firmes du Nord, des ressources généti-
ques et des savoirs agronomiques et médicinaux du Sud et plus particulièrement des
régions tropicales qui sont parmi celles qui subissent le plus dramatiquement les effets de
la « déconnexion forcée » de la nouvelle DIT 7.
Cette véritable prédation de ressources est d’autant plus grave que la conception des
DPI, régi par le paradigme de la science occidentale, ne prévoit aucune forme de reconnais-
sance et a fortiori de protection des savoirs des communautés rurales concernant la pro-
priété, l’usage et l’amélioration des ressources naturelles.
De surcroît, le brevetage se traduit par l’interdiction d’utiliser les semences agricoles
brevetées. La propriété intellectuelle peut en fait permettre à une entreprise multinationale
de s’approprier un savoir traditionnel non protégé 8, en imposant ensuite son monopole sur
7
Selon les estimations de Shiva (2001), les pays du Tiers-Monde subiraient un manque à gagner d’environ
300 millions de dollars en royalties pour les semences développées par les agriculteurs. En ce qui concerne les
plantes médicinales, ce manque à gagner en royalty est estimé à plus de 5 milliards de dollars, et ce alors qu’en
1996 il a dû payer environ 18 milliards de dollars pour acheter des technologies soumises à brevet.
8
Par ailleurs, comme le rappelle Stiglitz (2002), même si « on ne sait pas vraiment si ces brevets résisteraient
à l’examen des tribunaux en cas de plainte, […] il est clair que les pays non développés n’ont pas les moyens
juridiques et financiers nécessaires pour les contester » (p. 315).
C. Vercellone / Géographie, Économie, Société 6 (2004) 359–381 373
la commercialisation des semences, y compris aux agriculteurs qui pratiquaient cette cul-
ture depuis des siècles.
Ce processus a deux conséquences fondamentales sur les conditions de la paysannerie
et le développement de l’agriculture du Sud (mais aussi de celle du Nord) :
● Premièrement, il introduit une séparation artificielle entre l’acte de production « qui
reste dans les mains du paysan (et) la reproduction qui doit devenir le monopole, le
privilège du capital — maintenant un cartel d’entreprises transnationales » (Berlan,
2002, p. 206) ;
● Deuxièmement, les semences brevetées risquent de s’imposer et de remplacer pro-
gies de créer des produits remplaçant les anciennes matières premières importées
auparavant du Sud, font en sorte que ce type de stratégie d’insertion dans la DIT risque
de se révéler à terme comme la voie la plus rapide vers la « déconnexion forcée » ;
b) Les politiques d’ajustement structurel, loin d’avoir orienté l’IDE vers les PVD, ont
conduit à un recul dramatique des dépenses dans les systèmes d’éducation et de
santé. De cette sorte, elles ont non seulement eu des effets néfastes sur les conditions
de vie des populations, mais elles ont aussi déstructuré les pré-requis essentiels à
l’essor d’une économie fondée sur la connaissance et ceux d’une possible insertion
non subalterne dans la DIT.
2) Une deuxième série d’enseignements concerne l’identification des secteurs moteurs sur
lesquels pourrait reposer une stratégie de sortie du sous-développement adaptée aux
défis du capitalisme cognitif et de la crise du paradigme industriel du développement.
Dans cette démarche, il peut se révéler utile de partir d’une relecture critique du noyau
dur commun aux théories développementalistes des années 1950-70. La problématique à
la base de ces théories peut être synthétisée par une contribution essentielle de Amin (1973)
qui caractérise, à travers une approche en sections productives, les modèles types respectifs
d’une économie du centre, d’une part et d’une économie périphérique, d’autre part.
Le premier modèle repose sur une articulation cohérente entre la section industrielle de
biens d’équipement (S1) et la section de biens consommation de masse (S2). Il s’agit donc
d’un modèle autocentré, dont les relations fondamentales ont été celles décrites par l’école
de la régulation par le concept de Fordisme.
À l’opposé, le régime d’accumulation d’une économie type de la périphérie repose sur
un modèle extraverti et dépendant. Ce modèle est construit sur la relation fondamentale
entre une section exportatrice (S3) et une section de biens de consommation de luxe (S4).
Les sections industrielles modernes S1 et S2 y sont quasiment absentes. La reproduction
de la force de travail, quant à elle, est assurée essentiellement par un artisanat et une agri-
culture traditionnels constitués par ce qui reste des sociétés périphériques d’avant la colo-
nisation et la pénétration du capitalisme. Il s’agit en somme de « l’extérieur » (du capita-
lisme) de Rosa Luxemburg.
Un autre trait essentiel de l’économie périphérique est en fait le dualisme. Il se caracté-
rise par la juxtaposition d’un secteur capitaliste extraverti et d’un secteur traditionnel
archaïque et pour l’essentiel non marchand.
Le processus de développement correspond dès lors à une politique volontariste
d’industrialisation permettant le passage du modèle extraverti et dualiste de la périphérie
vers le modèle autocentré des pays développés. Selon la plupart des théories du dévelop-
pement, dans cette transition, le rôle essentiel joué par le secteur traditionnel est de favori-
ser la hausse du taux d’accumulation dans le secteur moderne capitaliste en garantissant la
compression des salaires et une offre illimitée de force de travail. En raison même de ce
rôle le secteur traditionnel est destiné à disparaître, et cette disparition progressive est con-
sidérée comme synonyme de développement 9.
9
Pour une critique de cette approche du développement on pourra aussi consulter avec profit les ouvrages de
Shiva (1993 et 2002) et le dernier essai de Amin (2002) qui aboutissent pourtant à des conclusions assez diffé-
rentes.
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Les contradictions et les conflits qui traversent la DIT et l’essor du nouveau capitalisme
portent pourtant en leur sein les germes d’un modèle de développement soutenable et soli-
daire Nord-Sud. L’idéal-type de ce modèle pourrait être conçu, à travers une sorte de ren-
versement des tendances caractérisant le capitalisme cognitif, comme la constitution d’une
société de la « démocratie et de la coopération des savoirs » dans laquelle, pour le dire avec
le Marx (1980) des Grundrisse, le « principal capital fixe devient l’homme lui-même »
(p. 191).
Deux thèses principales étayent cette conception générale du développement.
a) La vision dualiste opposant un secteur moderne et un secteur traditionnel destiné à
disparaître avec le développement devient de plus en plus caduque. Les crises écolo-
giques locales et globales montrent que les savoirs collectifs des communautés pay-
sannes qui ont permis l’évolution et la protection de la bio-diversité doivent être sau-
vegardés et revalorisés, en reconnaissant que ces savoirs ne sont pas primitifs mais
appartiennent en revanche au futur (Shiva, 1993). Ce secteur traditionnel, lorsqu’il
n’existe plus, est par ailleurs crée ex novo, comme c’est le cas aujourd’hui en Europe
avec les méthodes d’agriculture et d’élevage biologiques et la redécouverte de la
multifonctionnalité du métier de paysan. Aussi, face aux effets pervers du producti-
visme, la réappropriation de tâches et de savoir-faire que les paysans possédaient
avant l’industrialisation de l’agriculture s’impose-t-elle comme une condition incon-
tournable de sa conversion écologique et d’une production assurant la qualité de l’ali-
mentation. L’expansion du secteur dit traditionnel 10 devrait ainsi être ainsi considéré
à la fois comme l’un des indicateurs et des objectifs essentiels d’un modèle de déve-
loppement soutenable. Elle suppose la constitution d’une nouvelle agronomie issue
de la synergie et de l’hybridation entre les savoirs agronomiques traditionnels et la
recherche en nouvelles techniques économes en énergie et assurant le respect de la
biodiversité. Cette perspective dépend en grande partie de la remise en cause du para-
digme réductionniste d’une techno-science au service de la standardisation et de la
manipulation marchande du vivant. Elle ne peut se faire que par l’évolution vers ce
que Gorz (2004) appelle « une science plus qualitative », s’ouvrant aux exigences
socio-politiques, écologiques et culturelles et aux savoirs paysans dit traditionnels
porteurs d’un paradigme de la connaissance écologique et holistique des processus
de la nature (Shiva, 2002a) ;
b) Les productions intensives en connaissances et finalisées par la production de
l’homme par l’homme (éducation, formation continue, santé, R&D, logiciels, phar-
macie, etc.) doivent être considérées (davantage que les sections de biens de consom-
mation et du capital matériels) comme la troisième et principale section productive.
Le rôle jadis dévolu, dans une stratégie de sortie du sous-développement, à la pro-
10
Nous gardons ici, dans une première approximation, la notion de « secteur traditionnel » pour nous opposer
à l’approche canonique et industrialiste du développement qui faisait de ce secteur un segment de l’économie des-
tiné à disparaître. Dans cette perspective, sa réhabilitation et son développement ne signifient pas, bien évidem-
ment, le retour à une sorte de modèle bucolique antérieur au processus de mécanisation de l’agriculture. Elles ren-
voient en revanche à la nécessité de repenser une agriculture davantage extensive et écologique remettant en
cause, y compris sur la base des connaissances scientifiques les plus modernes, la logique de l’agriculture inten-
sive fondée sur les monocultures et la standardisation du vivant.
376 C. Vercellone / Géographie, Économie, Société 6 (2004) 359–381
duction de biens matériels et au capital fixe est désormais remplacé par la primauté
accordée aux biens collectifs et relationnels et aux investissements immatériels per-
mettant l’épanouissement d’une économie fondée sur la connaissance. La définition
de cette nouvelle section productive repose sur le rôle moteur des services collectifs
du Welfare State. Ces derniers, au lieu d’être considérés comme un coût dont le finan-
cement dépend des prélèvements effectués sur le secteur marchand, devraient être
plutôt reconnus comme les secteurs clés d’un mode de développement intensif en
savoir. Ils peuvent également remplacer une logique productive orientée vers les
besoins solvables par une autre logique orientée vers la satisfaction des besoins
essentiels et la valeur d’usage. C’est du développement de cette section productive
que dépendent le rythme et la qualité du développement ainsi que la possibilité d’une
insertion non dépendante dans la nouvelle DIT. Cette section détermine en fait les
ressorts sur lesquels repose la « compétitivité à long terme » résultant de la capacité
de mobiliser les compétences d’une force de travail à même de maîtriser une dyna-
mique de changement continu et de renouveler sans cesse des savoirs soumis à une
obsolescence rapide. Ce potentiel est, à son tour, tributaire du degré de développe-
ment des institutions collectives assurant le libre accès au savoir et la formation d’une
intellectualité diffuse.
Nous avons là certains éléments de ce que R. Boyer (2002) qualifie de modèle anthro-
pogénétique « au sens général où éducation, santé et culture représentent une part détermi-
nante de la production et plus encore façonnent le mode de vie » (p. 182). Un modèle qui
permettrait de concilier les exigences d’un autre développement dans les pays du Nord et
d’une politique nouvelle de sortie du sous-développement dans le Sud. En fait, comme le
remarque également Boyer « pour les pays dont le développement n’est qu’embryonnaire,
cette stratégie n’est pas sans intérêt puisqu’elle permet dans certains cas d’éviter les erreurs
des stratégies d’industrialisation qui avaient le tort de ne considérer la production de bien-
être qu’à travers la fourniture de produits industriels » (ibidem, p. 186).
Ce modèle de développement solidaire Nord-Sud s’appuie sur une critique de la thèse
traditionnelle selon laquelle le développement implique, du moins dans sa phase initiale,
un approfondissement des inégalités pour favoriser l’accumulation au détriment de la con-
sommation immédiate. Cette thèse perd une grande partie de sa justification théorique pour
deux raisons principales : i) la réduction des inégalités est une condition essentielle de la
diffusion du savoir et de l’essor d’une économie fondée sur la connaissance et par consé-
quent d’un processus de convergence entre pays riches et pays pauvres 11 ; ii) de par leur
nature, les investissements immatériels brouillent en grande partie la distinction tradition-
nelle entre biens de consommation et biens d’investissement 12.
En résumé, sur un plan strictement économique, l’ancien objectif de développement
(celui fondé sur la relation entre S1-S2), se trouverait subordonné à l’objectif prioritaire de
la création d’une articulation cohérente entre deux nouvelles sections productives :
11
Sur ce point cf. aussi Piketty (2004).
12
Cette évolution pose de redoutables problèmes d’adéquation du système de comptabilité nationale et des
politiques économique (Guellec, 2002, p. 138). Pour ne prendre qu’un exemple, les dépenses en éducation sont
toujours considérées comme une consommation, alors que si l’on tirait toutes les conséquences d’une analyse en
termes d’EFC, elles devraient être considérées comme un investissement social dans les hommes.
C. Vercellone / Géographie, Économie, Société 6 (2004) 359–381 377
13
Une définition plus précise de ce secteur pose bien évidemment d’importants problèmes théoriques con-
cernant aussi bien ses frontières que les critères de mesure de la richesse, selon une problématique qui sur bien
des aspects peut être rapprochée du débat autour de concept de « multifonctionnalité agricole ». À ce propos cf.
la revue critique de la littérature proposée par Nieddu (2002).
378 C. Vercellone / Géographie, Économie, Société 6 (2004) 359–381
Articulation centrale
4. Conclusions
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