Proclus
Proclus
Proclus
Éléments d’Euclide
Dominique Tournès
PROCLUS DE LYCIE
Proclus de Lycie, qui vécut à peu près de 412 à 485, est le plus célèbre des
philosophes de l’école néoplatonicienne fondée par Plotin, Porphyre et Jamblique.
Né dans une riche famille de Byzance, il fut d’abord éduqué en Lycie, dans le sud
de l’Asie mineure, avant de poursuivre ses études à Alexandrie, dont les écoles
étaient particulièrement renommées. Il y travailla l’éloquence, la grammaire, la
jurisprudence, la philosophie et les mathématiques, en particulier l’œuvre
d’Aristote. À l’âge de vingt ans, il se rendit à Athènes pour assister aux cours des
philosophes platoniciens. D’étudiant, il devient enseignant à l’Académie, avant de
prendre la direction de cette institution, d’où lui vint le titre de « Diadoque ».
Presque tous les ouvrages écrits par Proclus nous sont parvenus. Dans le
domaine mathématique et astronomique, il y a naturellement les Commentaires
sur le premier livre des Éléments d’Euclide, dont nous allons parler, mais aussi un
traité d’introduction aux théories astronomiques d’Hipparque, d’Aristarque et de
Ptolémée, montrant notamment l’équivalence des deux théories mathématiques
des planètes, fondées l’une sur les épicycles et l’autre sur les excentriques. L’œuvre
de Proclus se compose également de poésies religieuses et de nombreux commen-
taires de dialogues de Platon, en particulier sur le Timée et Parménide. Ses
Éléments de théologie et sa Théologie platonicienne, portant sur la théologie de
Platon et de Plotin, constituent les premiers traités de philosophie exposés selon la
méthode euclidienne, à partir de théorèmes suivis de leur démonstration. On y
observe, en particulier, un recours fréquent à la démonstration par l’absurde, ce
procédé d’argumentation qui conclut à une hypothèse en éliminant toutes les
autres. L’influence de Proclus fut énorme : sa métaphysique a inspiré directement
toute la tradition néo-platonicienne de l’Islam, la scolastique chrétienne et le néo-
platonisme de la Renaissance.
3
Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, trad. et commentaires par Bernard Vitrac, Paris : Presses
universitaires de France, 4 vol., 1990-1994-1998-2001.
LE COMMENTAIRE DE PROCLUS SUR LE PREMIER LIVRE… 11
Sur Euclide lui-même, on ne sait presque rien, même pas son lieu de
naissance. Les seuls renseignements disponibles viennent justement de ce qu’en dit
Proclus dans son Commentaire, qui constitue l’une des sources les plus
importantes que nous possédions sur l’histoire des mathématiques grecques. Selon
Proclus, Euclide aurait vécu sous le premier Ptolémée. Il est possible qu’il ait fait
partie des hommes de science attirés à Alexandrie lors de la fondation du Musée et
de la Bibliothèque. Euclide étant situé plus précisément entre certains disciples de
Platon et les débuts d’Archimède, on peut considérer qu’il a travaillé dans les
premières décennies du IIIe siècle avant notre ère. En tout cas, toujours selon
Proclus, Euclide était adepte de la philosophie platonicienne, bien qu’on ne sache
pas s’il a fréquenté les écoles d’Athènes avant de venir à Alexandrie.
Les Éléments se composent de treize livres : les livres I à IV traitent de la
géométrie plane, les livres V à IX de la théorie des proportions et de la théorie des
nombres, le livre X de la théorie des incommensurables, enfin les livres XI à XIII de
la géométrie des solides. Le dernier livre, le treizième, a pour objet la construction
des cinq polyèdres réguliers, ces cinq figures dites « platoniciennes » que sont le
tétraèdre, le cube, l’octaèdre, l’icosaèdre et le dodécaèdre. Le fait que ce livre XIII
utilise l’ensemble des outils et résultats mathématiques des livres précédents
donne l’impression que toute l’architecture de l’édifice a été spécifiquement bâtie
en vue de l’étude des solides de Platon et conforte l’affirmation de Proclus
rattachant Euclide à l’école platonicienne.
L’ouvrage d’Euclide, vite considéré comme un chef-d’œuvre, fut l’objet de
nombreux commentaires dont la plupart ne nous sont pas parvenus. Entre autres,
Proclus cite des commentaires antérieurs dus à Héron d’Alexandrie (Ier siècle), à
Porphyre (IIIe siècle) et à Pappus (fin du IIIe siècle).
LE COMMENTAIRE DE PROCLUS
Description de l’ouvrage
Le Commentaire de Proclus est probablement le produit des leçons qu’il
donna à l’Académie. C’est un ouvrage imposant : 367 pages dans l’édition française
de Paul Ver Eecke. Il commence par un long prologue de 75 pages en deux parties,
puis reprend la liste des définitions, postulats, axiomes et propositions d’Euclide,
en faisant suivre chaque énoncé d’un commentaire détaillé d’ordre historique,
philosophique et mathématique. Pour apprécier l’ampleur de ce travail d’exégèse, il
suffira de mentionner que la définition 1 : « Le point est ce qui n’a pas de parties »,
qui occupait moins d’une ligne chez Euclide, fait l’objet d’un développement d’une
dizaine de pages ! Quelques indices laissent à penser que Proclus avait l’intention
d’étendre son travail aux autres livres des Éléments, mais on ne sait pas s’il a donné
suite, même partiellement, à un tel projet.
12 TRAVAUX & DOCUMENTS
Le prologue
La première partie du prologue est de nature philosophique. Il y est
question des principes des mathématiques, du fini et de l’infini, des objets mathé-
matiques que sont les nombres, les grandeurs, les figures et le mouvement, et des
méthodes de raisonnement, principalement l’analyse et la synthèse.
Les formes mathématiques émanent-elles des objets sensibles ou de l’âme ?
Proclus répond sans hésiter : « On doit supposer que l’âme est génératrice des
formes et des rapports mathématiques » 4. Pour développer ce point de vue, il se
réfère constamment à Platon, notamment au Timée, à la République et à Philèbe,
qu’il paraphrase abondamment. Proclus montre ensuite que les mathématiques
satisfont aux trois critères qui, selon Aristote, engendrent la beauté : l’ordre, la
symétrie, le fait d’être déterminé. En définitive, la science mathématique doit être
admirée pour son immatérialité et sa beauté : « Ce sont les hommes entièrement
détournés du souci des nécessités humaines qui se dirigent vers l’étude des
mathématiques » 5. Curieusement, cela n’empêche pas Proclus d’énumérer de nom-
breuses activités humaines qui font intervenir les choses sensibles, qui inspirent les
mathématiques ou qui bénéficient de leurs applications : la géodésie, la mécanique,
l’optique la catoptrique, l’astrologie nautique, la politique, la philosophie morale, la
rhétorique, les sciences et les arts en général.
Cette section du prologue se termine par deux classifications des sciences
mathématiques. La première est celle des pythagoriciens : la mathématique se
subdivise en quatre parties selon qu’elle s’intéresse à la quotité, c’est-à-dire aux
nombres, ou à la quantité, c’est-à-dire aux grandeurs, et selon qu’on considère la
quotité en elle-même ou dans son rapport avec une autre, et la quantité selon
qu’elle est stable ou en mouvement. Ainsi, l’arithmétique considère la quotité en
elle-même, la musique la considère par rapport à une autre ; la géométrie étudie la
grandeur lorsqu’elle est immuable, la sphérique ou astronomie l’étudie lorsqu’elle
se meut sur elle-même.
La seconde classification est celle de Géminus de Rhodes, un mathé-
maticien et astronome dont on ne sait presque rien si ce n’est qu’il aurait vécu vers
70 avant notre ère. Il semble qu’il ait écrit un grand traité de critique et de
philosophie mathématique qui fit longtemps autorité, puisqu’il est abondamment
cité ensuite par Proclus, Eutocius et Pappus. Au sein des mathématiques, Géminus
distingue deux parties qui traitent des choses intelligibles, à savoir l’arithmétique et
la géométrie, et six parties qui traitent des choses sensibles, à savoir la mécanique,
l’astrologie, l’optique, la géodésie, la canonique (c’est-à-dire la musique) et la
logistique (c’est-à-dire l’art du calcul). Il s’ensuit une discussion subtile sur les liens
4
Proclus, op. cit., p. 9.
5
Ibid., p. 24.
LE COMMENTAIRE DE PROCLUS SUR LE PREMIER LIVRE… 13
Deux exemples
Il n’est pas question d’étudier ici la totalité du Commentaire de Proclus sur
le premier livre des Éléments. Je me contenterai de deux exemples particuliè-
rement représentatifs de la finesse des analyses qu’on y trouve : l’un sur la question
de l’infini, l’autre sur le fameux cinquième postulat d’Euclide.
Les mathématiques rencontrent presque immédiatement l’idée d’infini. En
arithmétique, nous sentons que la série des nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6… est inépui-
sable. Jusqu’où va-t-elle ? En géométrie, on peut diviser une grandeur en deux, par
exemple un segment de droite, puis répéter cette division. Partagerons-nous ce
segment jusqu’à rencontrer des atomes, des objets indivisibles, ou bien cette
division pourra-t-elle être reconduite sans fin ? Les paradoxes de Zénon d’Élée ont
montré de manière troublante qu’aucune théorie mathématique ne pouvait traiter
de cette question de l’infini sans aboutir à une contradiction. Selon Aristote, l’infini
ne peut être une totalité ; il n’y a pas d’infini « en acte », que ce soit un nombre, une
grandeur ou une substance. L’infini existe toutefois « en puissance », s’exprimant
par une possibilité pour un nombre d’être aussi grand que l’on veut (on peut
toujours trouver un nombre plus grand qu’un nombre donné) ou pour une
grandeur continue d’être toujours divisible en grandeurs continues (quel que soit
le nombre de divisions déjà réalisées, on peut toujours effectuer une division sup-
plémentaire). L’infini est ainsi perçu comme inachèvement, comme imperfection.
Dans les Éléments d’Euclide, une seule proposition fait appel à l’infini
actuel : « Proposition XII. Mener sur une droite indéfinie donnée, et d’un point non
situé sur celle-ci, une ligne droite perpendiculaire ». Pour comprendre cette propo-
sition, il convient de se souvenir des deux premiers postulats qui, de fait,
14 TRAVAUX & DOCUMENTS
définissent les droites : « On demande de mener une ligne droite d’un point
quelconque à un point quelconque, de prolonger continuellement en direction une
droite finie ». Chez Euclide, les droites sont toujours finies : elles correspondent à
ce que nous appelons aujourd’hui des segments de droite. Dans ces conditions,
pourquoi donc cette unique occurrence d’une droite indéfinie, infinie en acte,
considérée dans sa totalité ? En fait, si la droite n’était pas infinie en acte, mais
seulement prolongeable à l’infini en puissance, alors il pourrait se présenter un cas
de figure parasite mettant en défaut la proposition : un point hors de la droite, mais
situé dans le prolongement droit de celle-ci. Voyons donc comment Proclus analyse
cette transgression nécessaire de l’interdiction aristotélicienne de tout infini en
acte :
La connaissance raisonnée, d’où proviennent les raisonnements et les démons-
trations, ne fait pas usage de l’infini en vue de la science – car l’infini n’est
généralement pas un comportement de la science – mais, en adoptant l’infini par
hypothèse, elle n’utilise que le fini pour la démonstration. Elle n’admet pas l’infini
par rapport à l’infini, mais l’admet par rapport au fini ; car, si on lui concède que le
point donné n’est pas situé en direction de la droite déterminée et n’est pas
éloigné de cette droite de manière qu’aucune partie de celle-ci ne soit plus située
sous le point, elle n’aura plus besoin de l’infini6.
6
Ibid., p. 245-246.
LE COMMENTAIRE DE PROCLUS SUR LE PREMIER LIVRE… 15
parallèles » d’un côté que de l’autre. Proclus met en évidence l’insuffisance d’un tel
raisonnement en soulignant qu’il manque le cas où, les droites étant parallèles, la
sécante ferait des angles plus petits que deux droits d’un côté et plus grands de
l’autre.
Après avoir analysé une autre erreur de raisonnement commise par certains
commentateurs, Proclus propose à son tour une démonstration du cinquième
postulat, en demandant d’admettre un axiome déjà utilisé par Aristote pour
démontrer que le cosmos est limité : « Si, à partir d’un point, deux lignes droites
formant un angle sont prolongées indéfiniment, leur distance, quand elles sont
indéfiniment prolongées, excède toute grandeur finie ». À partir de là, Proclus
prouve que, étant donné des parallèles, si une certaine droite coupe l’une, elle
coupera aussi l’autre. Il croit ainsi montrer correctement l’unicité de la parallèle à
une droite donnée passant par un point donné, ce qui est une propriété équi-
valente au cinquième postulat. Mais, à son tour, il commet un paralogisme en
supposant implicitement que la distance entre deux parallèles reste finie, ce qui est
faux en géométrie hyperbolique, comme on s’en rendra compte au dix-neuvième
siècle, au moment de la découverte des géométries non euclidiennes.
On comprendra mieux les arguments de Ptolémée et de Proclus en
regardant la figure ci-dessous, qui présente les positions possibles, par rapport à
une droite d, des droites passant par un point A extérieur à d. Il y a des droites qui
rencontrent d, comme la perpendiculaire (AH) ou la droite voisine (AB). Il y a des
droites qui ne rencontrent pas d, comme la parallèle « classique » d’, obtenue par la
construction de deux perpendiculaires. Entre l’ensemble des droites qui
rencontrent d du côté droit de H et l’ensemble des droites qui ne rencontrent
pas d, on imagine facilement qu’il existe une position limite d”, faisant un angle p
avec la droite (AH). Autrement dit, cette droite d” est la « première » droite qui ne
rencontre pas d lorsqu’on fait tourner la droite (AH) autour de A dans le sens
contraire des aiguilles d’une montre.
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A priori, il n’y a aucune raison pour que l’angle p soit droit et que la
droite d” soit confondue avec la parallèle classique d’. Tant Ptolémée que Proclus
parviennent correctement à cette constatation, mais tous deux, intimement
convaincus de l’impossibilité d’avoir deux parallèles distinctes passant par le
point A, commettent à ce stade une erreur de raisonnement : Ptolémée affirme que
l’angle p est droit, car sinon la parallèle d” ne serait pas parallèle de la même façon
des deux côtés ; Proclus, quant à lui, conclut également que l’angle p est droit, car
sinon la distance des droites d et d” deviendrait infinie de l’autre côté. Ce faisant,
chacun d’eux introduit subrepticement un nouvel axiome caché équivalent au
cinquième postulat d’Euclide.
7
Ibid., p. 49.
LE COMMENTAIRE DE PROCLUS SUR LE PREMIER LIVRE… 17
Tout est dans cette dernière phrase ! Les anciens géomètres faisaient porter
leurs efforts sur des objets géométriques premiers comme la droite, le cercle, le
triangle, les coniques. Ils s’efforçaient de découvrir de nouvelles propriétés de ces
objets idéaux en approchant progressivement de leur substance à partir d’expé-
rimentations sur des objets réels imparfaits et à l’aide du raisonnement logique.
Proclus, quant à lui, ne travaille pas en priorité sur ces objets premiers que sont les
triangles, les cercles, etc., mais sur les raisonnements d’Euclide en tant que
raisonnements, sur le texte d’Euclide en tant que texte, en tant qu’image imparfaite
d’un texte idéal, d’un texte canonique à construire : il n’hésite pas, par exemple, à
modifier le texte d’Euclide pour le rendre conforme à un canon qu’il a lui-même
explicité. Les commentateurs, de manière générale, complètent les énoncés, corri-
gent les raisonnements, étudient les cas de figure manquants. Ce travail au second
degré est réellement un travail mathématique profond et original. Il s’apparente au
travail moderne des mathématiciens qui, en partie, s’intéressent aux structures
formelles indépendamment de la signification concrète qu’elles pourraient avoir.
Ainsi, ce serait ce long travail scolastique de l’Antiquité tardive et du Moyen-Âge qui
aurait conduit à un saut conceptuel au sein des mathématiques, et ce long travail
repose sur une conception rhétorique de l’invention qui, sans prétention à
l’originalité, progresse par une suite de légères variations sur des thèmes connus8.
8
Bernard (Alain), « Comment définir la nature des textes mathématiques de l’Antiquité grecque
tardive ? Proposition de réforme de la notion de "Textes deutéronomiques" », Revue d’histoire
des mathématiques, 9 (2003), p. 131-173.
9
Chemla (Karine), « Commentaires, éditions et autres textes seconds : quel enjeu pour l’histoire
des mathématiques ? Réflexions inspirées par la note de Reviel Netz », Revue d’histoire des
mathématiques, 5 (1999), p. 127-148.
18 TRAVAUX & DOCUMENTS
Et même sans remonter aux origines, on oublie souvent que, plus tard, les
Éléments d’Euclide et une bonne partie des mathématiques grecques classiques ont
été créés à Alexandrie, en Égypte, entre les bras du Nil11. Pourtant, quand nous
pensons mathématiques grecques, nous songeons plus ou moins inconsciemment
à Athènes et à une relation directe, quelque peu fantasmée, entre Athènes et
l’Europe. Or, les quelques fragments de papyrus rédigés en grec, contenant des
mathématiques ou de l’astronomie, et datés d’environ 300 avant notre ère, soit
l’époque à laquelle on situe la rédaction des Éléments, font apparaître des données
et des techniques de calcul typiquement égyptiennes. Cela plaide en faveur d’une
continuité en langue grecque de traditions égyptiennes. D’autres liens ont pu être
mis en évidence avec la tradition mathématique babylonienne, voire la tradition
indienne (les Sulbasutras, ou « traités de la corde », datés du Ve siècle avant notre
ère, révèlent un savoir géométrique tout à fait analogue à celui des Pythagoriciens à
la même époque, poussant certains historiens à y voir le signe d’une origine indo-
européenne commune et nettement plus ancienne).
En dehors de ces documents anciens qui montrent que le contenu géo-
métrique des Éléments est le fruit d’une longue maturation, il faut prendre en
compte le fait que le texte actuel dont nous disposons n’est pas le texte original du
IIIe siècle avant notre ère. Nous n’en possédons que des copies ou des traductions
tardives, dont les plus anciennes datent du IXe siècle, soit douze siècles après
l’original ! Les manuscrits disponibles se regroupent selon deux traditions : la
tradition grecque ou directe (manuscrits byzantins copiés du grec au grec) et la
tradition arabo-latine ou indirecte (manuscrits traduits du grec en arabe, puis de
l’arabe en latin : c’est par là que les Éléments sont d’abord arrivés en Europe au XIIe
siècle, avec notamment les traductions de Gérard de Crémone, d’Hermann de
Carinthie et d’Adélard de Bath, puis celle de Campanus au XIIIe siècle, imprimée en
1482, constituant le premier livre imprimé de mathématiques).12
10
Proclus, op. cit., p. 55.
11
Chemla (Karine), « Alexandrie était à Alexandrie. Que nous disent de la Méditerranée les
mathématiques ? », Alliage, 24-25 (1995), p. 7.
12
Rommevaux (Sabine), Djebbar (Ahmed) et Vitrac (Bernard), « Remarques sur l’histoire du texte
des Éléments d’Euclide », Archive for History of Exact Sciences, 55 (2001), p. 221-295.
LE COMMENTAIRE DE PROCLUS SUR LE PREMIER LIVRE… 19
Les textes utilisés de nos jours par les historiens pour leurs recherches
proviennent tous de l’édition grecque réalisée par Johan Heiberg entre 1883 et
1888. Heiberg a travaillé uniquement à partir des manuscrits byzantins. Il a rejeté la
tradition arabe au prétexte que les manuscrits utilisés par les traducteurs arabes
auraient été mauvais et que ces traducteurs, fort négligents, n’auraient pas hésité à
altérer la structure et le contenu du texte traduit. Or, les recherches récentes
montrent que le premier manuscrit grec est arrivé dans les pays d’Islam un peu
avant 775, soit antérieurement à la copie des plus anciens manuscrits byzantins
conservés, et que les traducteurs arabes étaient particulièrement fidèles aux
originaux. Par ailleurs, dans les manuscrits arabes, il manque de nombreux dévelop-
pements qui se trouvent dans les manuscrits grecs : sans parler des variantes, il
manque systématiquement 16 définitions, 19 propositions, 25 porismes, 25 lemmes
et 24 démonstrations alternatives. Comme on ne voit pas pourquoi les érudits
arabes auraient unanimement supprimé tous ces passages, on en vient à la
conclusion que les manuscrits arabes proviennent probablement d’une source
grecque plus ancienne et plus authentique, et que les ajouts présents dans les
manuscrits byzantins sont le fait de copistes et de commentateurs ultérieurs.
Enfin, lorsque Heiberg a édité le texte grec des Éléments à la fin du XIXe
siècle, ainsi que d’autres textes grecs classiques (Apollonius, Archimède, Ptolémée),
il s’est comporté lui-même comme un commentateur incapable de s’en tenir aux
textes premiers. Heiberg a sélectionné les manuscrits, les a élagués ou les a
complétés selon la représentation a priori qu’il se faisait du génie grec. Par exem-
ple, Charles Mugler, dans son édition d’Archimède, écrit : « Heiberg a condamné et
mis entre crochets comme inauthentiques un certain nombre de développements,
à cause de leur inutilité ou insignifiance mathématique, et il a renoncé à traduire
ces passages » 13. Un palimpseste retrouvé récemment, qui représente aujourd’hui
l’état connu le plus proche du style d’Archimède, contredit les choix de Heiberg.
De même, on a montré que Heiberg avait sélectionné les démonstrations les plus
élaborées parmi celles que la tradition manuscrite attribue à Euclide.
CONCLUSION
13
Archimède, Œuvres, vol. 1 : De la sphère et du cylindre, la mesure du cercle, sur les conoïdes et
les sphéroïdes, texte établi et traduit par Charles Mugler, Paris : Les Belles Lettres, 1970, p. XXIX.
20 TRAVAUX & DOCUMENTS
aujourd’hui. Le vrai texte des Éléments n’existe pas, sinon dans nos fantasmes. Il n’y
a qu’un texte en transformation continue, avec ses ajouts, ses corrections, ses
traductions, ses interprétations, ses commentaires.
C’est là une tendance générale de l’histoire des mathématiques. On ne s’en
tient plus à quelques grands hommes et quelques hauts faits. Cette histoire
apparaît de moins en moins comme une suite de ruptures, mais comme une
immense continuité, faite de petits pas ajoutés modestement les uns à la suite des
autres, grâce à une intense circulation des savoirs entre divers peuples et divers
groupes sociaux.