Coup D État À Tripoli - Gérard de Villiers
Coup D État À Tripoli - Gérard de Villiers
Coup D État À Tripoli - Gérard de Villiers
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ISBN 978-2-3605-3491-3
PROLOGUE
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sans discontinuer.
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1. L’ambassade de Libye.
CHAPITRE V
Bryan Palmer fuyait le regard de Malko. Comme si le
conseil de celui-ci était une attaque personnelle.
– Non, finit-il par dire, comme pour lui-même. C’est
impossible.
– Pourtant, continua Malko en enfonçant le clou, ces deux
Irlandais ne sont pas venus à Tunis exécuter par hasard le
colonel Sahban. Ils agissaient sûrement sur ordre des
instances dirigeantes de l’IRA. Il a fallu que ces dernières
soient au courant des intentions d’Ibrahim Khalif concernant
l’IRA pour agir préventivement. Qui les a prévenus ?
Comment sont-ils entrés en contact avec Omar Abdo ?
L’Américain sembla se réveiller.
– À mon avis, corrigea-t-il, c’est Omar Abdo qui les a
contactés. Il travaille pour le BER, qui possède à Tripoli des
données informatiques sur tous les terroristes de l’ETA, de
l’IRA, de la Rote Armee Fraktion 1, des rebelles de tout poil,
Sardes, Corses, Canaques, Polynésiens, même les
aborigènes australiens ! Il lui était facile de faire passer un
message à l’IRA.
– Et qui a donné des instructions à Omar Abdo ? enchaîna
perfidement Malko.
Après un silence pensif, Bryan Palmer reconnut.
– Omar Abdo est de la tribu des Mathariba, comme le
commandant Jalloud. Il est sous les ordres de Moussa
Koussa, intime de Kadhafi.
– Donc, conclut Malko, ils appartiennent au clan
qu’Ibrahim Khalifa veut éliminer. Et leur action est
parfaitement logique. Seulement, on revient à la question
primordiale. Comment sont-ils au courant de « Desert
Spring » ?
– Je n’en sais rien, avoua Bryan Palmer après un long
silence.
– Ce meurtre a eu lieu il y a presque une semaine.
Comment expliquez-vous le silence d’Ibrahim Khalifa ?
L’Américain s’agita, mal à l’aise.
– Il a peut-être du mal à envoyer quelqu’un de sûr ici.
– Il n’y a aucun moyen d’entrer en contact avec lui à
Tripoli ?
– Notre ambassade est fermée et nos intérêts sont
représentés par le Canada. Nous avons seulement mis en
place une procédure de demande d’exfiltration par « boîte à
lettres morte », sans autre possibilité.
Avec cinq mille citoyens américains résidant en Libye, la
plupart dans les installations pétrolières, la CIA ne se
débrouillait pas bien...
Malko ne retourna pas le fer dans la plaie.
– Donc, conclut-il, il faut attendre qu’Ibrahim Khalifa se
manifeste. Ce silence devient inquiétant. Et s’il avait été
liquidé ?
Le visage de Bryan Palmer exprima une douleur subite
comme s’il souffrait personnellement.
– Je le saurais, protesta-t-il mollement, l’œil fixé sur le
calendrier.
Il restait cinq jours avant le déclenchement de « Desert
Spring » et il était complètement impuissant. Malko
continuait sa réflexion et renchérit :
– Il y a encore un point troublant. Apparemment, les deux
Irlandais n’ont pas eu de contacts directs avec Omar Abdo,
puisqu’ils ont récupéré leurs armes chez l’épicier, Fares
Cheralby. Or, il fallait connaître avec précision l’emploi du
temps de Sahban pour l’abattre. Nous savons qu’ils l’ont
suivi grâce à la petite Amina.
« Bien sûr, Omar Abdo a pu les joindre par téléphone à
leur hôtel. Mais, lui-même, comment a-t-il su où et à quelle
heure vous aviez rendez-vous avec El Mabrouk Sahban ?
– S’ils connaissaient sa venue, ils ont pu le guetter à la
frontière tuniso-libyenne et le suivre, avança l’Américain.
Les deux hommes demeurèrent silencieux, à bout
d’arguments. Malko sentait très bien ce qui bouleversait le
chef de station. Sa raison lui disait de geler l’opération,
seulement, c’était la chance de sa vie et il n’arrivait pas à
s’y résoudre. Malko le sentait perdre pied. Il n’avait pas
l’envergure nécessaire pour ce genre d’action.
L’Aïd El Kebir tombait le 11, cinq jours plus tard. Dans tout
le monde arabe, les familles les plus démunies faisaient des
miracles pour acheter le mouton que l’on égorgeait
traditionnellement ce jour-là, et qui était cette année
particulièrement cher.
– OK, laissa soudain tomber Bryan Palmer. Si demain soir
Khalifa n’a pas donné signe de vie, on démonte.
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Au fur et à mesure du récit de Malko, Bryan Palmer s’était
tassé sur lui-même comme un petit vieux.
Il releva enfin la tête, l’œil mauvais.
– Tout ça, c’est du bullshit, gronda-t-il. Cette fille a essayé
de vous intoxiquer. En réalité, Khalifa se dégonfle et a
cherché un prétexte pour tout laisser tomber.
– On n’a pas fait semblant de tuer le colonel Sahban, fit
remarquer Malko.
Bryan Palmer leva un doigt.
– Attention ! Je n’ai pas dit que l’équipe Kadhafi-Jalloud
n’avait pas eu vent de notre projet. Seulement, je suis
persuadé que les fuites ne viennent pas d’ici, mais de
Tripoli.
Malko eut un geste d’impuissance.
– Pourquoi refusez-vous d’imaginer qu’il y a des fuites à la
station ? Personne n’est à l’abri de ce genre de choses.
Souvenez-vous de « Deep Throat », durant le Watergate.
L’Américain posa les mains à plat sur son bureau,
refrénant de toute évidence une fameuse envie de les nouer
autour du cou de Malko.
– Qui accusez-vous ?
– Personne, dit Malko. Mais puisque vous répondez de Jim
et de votre secrétaire, il ne reste comme suspect que Arnold
Angel...
– Arnold, je le connais depuis des années, répliqua Bryan
Palmer, Il est honnête, désintéressé et consciencieux.
Jamais il n’aurait communiqué des renseignements secrets,
même à son meilleur ami.
– Je ne demande qu’à vous croire, affirma Malko, mais ce
n’est pas moi qu’il faut convaincre. Que va-t-il se passer si
Ibrahim Khalifa et vous demeurez sur vos positions
réciproques ? Nous sommes dimanche, le 7. Dans quarante-
huit heures, les six cents hommes du colonel Haftar
atterriront en Sicile. Si Khalifa décide de se retirer du projet,
que ferez-vous ?
Bryan Palmer ne répondit pas immédiatement. Une grosse
veine battait sur son front et Malko le sentait perdre pied.
Sans compter qu’ils n’avaient pas abordé le problème de
fond. Si « Désert Spring » était réellement pénétré, c’était
de la folie d’aller de l’avant. Pour Khalifa et pour la CIA.
L’Américain releva la tête. Des filaments rouges striaient le
blanc de ses yeux.
– Admettons que ce soit vrai, dit-il. Nous ne disposons que
de quarante-huit heures pour faire une enquête qui
demanderait des mois...
– C’est vrai, reconnut Malko, mais on peut essayer...
Bryan Palmer secoua la tête, accablé.
– OK. Vous essayez. Moi je ne stoppe rien pour l’instant.
Nous ne risquons à ce stade la vie de personne. Vous avez
quarante-huit heures pour faire un miracle. À propos, vous
avez une idée ?
– Une toute petite, avoua Malko.
– Alors foncez ! fit Bryan Palmer, et que Dieu soit avec
vous. Mardi soir nous ferons une ultime évaluation de la
situation, avant de prendre la décision définitive d’arrêter
« Desert Spring » ou de continuer.
« Faites comprendre à cette Ashraf Khaled qu’elle doit
attendre jusque-là. Je ne bouge pas de ce bureau jusqu’à
minuit.
Malko sortit de la pièce. Un peu abasourdi. Venu pour une
enquête périphérique, il se retrouvait sauveur potentiel de
« Desert Spring ». S’il y avait encore quelque chose à
sauver. L’aveuglement volontaire de Bryan Palmer ne lui
disait rien qui vaille. Un chef de station plus expérimenté
aurait tout arrêté à ce stade.
Seulement l’ego du chef de station hurlait plus fort que les
klaxons d’alerte...
Et c’était à Malko de tenter un miracle : trouver un traître
en quarante-huit heures et annuler les effets de sa trahison.
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1. Honorable correspondant.
CHAPITRE VIII
Le maître d’hôtel de Forrest Uhler ouvrit à Arnold Angel
accompagné de son Australienne pulpeuse, une blonde aux
jambes plutôt fortes et aux hanches junonesques. Forrest
Uhler surgit aussitôt, en chemise et pantalon blanc, très
playboy.
– Je t’ai attendu, dit-il à Angel.
– Pas le temps ! répliqua Arnold. C’est tout juste si j’ai pu
quitter le bureau.
Il se détendait souvent dans le hammam de Uhler,
pendant des heures. Ils avaient pris cette habitude à Tripoli,
des années plus tôt, lorsqu’ils se rendaient ensemble aux
bains, où ils étaient les seuls étrangers. La vapeur et
l’atmosphère sereine incitaient à la méditation.
Le temps que Forrest accueille son ami, trois autres
couples arrivèrent, s’installant sur des poufs autour d’une
immense table ronde, faite d’une dalle de verre biseautée
de presque deux mètres de diamètre soutenue par un
chapiteau corinthien de pierre, que le maître de maison
avait commandée chez le décorateur Claude Dalle, venu
spécialement de Paris dans son jet privé pour assurer la
décoration. Une pièce d’une rare sophistication. Forrest
Uhler attachait beaucoup d’importance à l’élégance de son
intérieur.
Parmi les nouveaux arrivants, une poétesse tunisienne, en
compagnie d’un homosexuel qui avait jugé amusant de
mêler à son catogan quelques queues de lapin. Importation
directe de Hammamet. Nouveau coup de sonnette. Le
maître d’hôtel ouvrit à une femme portant de grosses
lunettes, grande, avec une bouche immense, très maquillée,
des yeux étirés sur les tempes, un chignon bas sur la nuque,
l’air hautain.
Forrest se précipita pour la serrer dans ses bras.
– Aïcha ! Tu es plus belle que jamais !
C’est vrai qu’avec sa longue robe ras du cou très
moulante soulignant les courbes de son corps épanoui, la
nouvelle venue était superbe. À quarante ans, elle faisait
encore la pige à bien des femmes plus jeunes. Il la présenta
aux invités déjà arrivés.
– Aïcha Renahem, peintre de grand talent.
Aïcha prit place autour de la table ronde où les
conversations allaient déjà bon train.
– L’ami de Bryan n’est pas encore arrivé ? demanda
Arnold Angel.
– Pas vu ! répliqua Forrest. J’espère qu’il ne s’est pas
perdu. Tu le connais ?
– Oui, oui, il est très sympathique. Un Autrichien.
Ils échangèrent un regard de connivence. Mieux valait ne
pas trop parler de la Company devant les autres, même si
tout le monde à Tunis savait ce que faisait Arnold Angel.
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– Ce sont eux ?
– Sans aucun doute, confirma Malko.
Bryan Palmer posa les deux photos extraites de ses
archives sur son bureau et versa dans un verre ballon une
dose respectable de Gaston de Lagrange XO. Il avait
vraiment besoin de se remonter. Les portraits des deux
traîtres se trouvaient dans toutes les stations de la
Company. Au cas où... Le chef de station n’en revenait pas.
– Ils sont quand même gonflés ! lança-t-il. Je les ai peut-
être croisés dans la rue sans faire attention. Je vais prévenir
les Tunisiens qu’ils bouclent la frontière libyenne. En leur
disant seulement qu’un type de chez nous les a reconnus.
Vous n’avez pas noté la plaque de leur voiture ?
– Non, fit Malko, j’avais autre chose à faire, mais ce n’était
pas une plaque libyenne verte. Ce sont seulement des
hommes de main. Il faut savoir qui a monté cette
embuscade. Et pourquoi.
– Aïcha Renahem est forcément dans le coup, commenta
Bryan Palmer. Seulement, elle ne dira rien.
– C’est possible, reconnut Malko, mais le problème n’est
pas là. Il est peut-être déjà trop tard pour sauver « Desert
Spring ». Pouvez-vous me dire à quelles informations
concernant cette opération Arnold Angel a eu accès ?
– Donc, vous pensez que c’est lui, le traître ?
– Disons que c’est une hypothèse d’école... Répondez-moi.
– Il a eu accès à tous les documents concernant la partie
opérationnelle. Il connaît la liste dressée par Ibrahim Khalifa
des gens à éliminer. Ce qu’il ne sait pas, c’est le choix des
terrains où vont se poser les C.130 et le timing exact. Parce
que ces informations devaient nous être communiquées au
dernier moment par Khalifa.
Autrement dit, si Arnold Angel avait trahi, ce n’était un
désastre qu’à 90 %... Restait à savoir quelle serait la
décision d’Ibrahim Khalifa. Ce dernier, en dépit des risques
encourus, était peut-être contraint à la fuite en avant. Et
puis, ce ne serait pas la première fois que des responsables
politiques ou militaires ne tiendraient pas compte des
informations fournies par leurs services de renseignement.
Hitler, s’il avait écouté l’Abwehr, aurait pu connaître le lieu
du débarquement des Alliés en Normandie...
– Quoi qu’il en soit, dit Malko, si nous voulons avoir une
chance, même limitée, de convaincre Khalifa d’aller de
l’avant, il faut verrouiller de notre côté. Dès cette minute,
couper Arnold Angel de tout ce qui va se passer. Ne plus lui
transmettre aucune information sur « Desert Spring ».
Bryan Palmer cacha mal sa consternation.
– Mais je n’ai aucune preuve contre lui ! protesta-t-il. Et,
en mon âme et conscience, je ne crois pas qu’il soit
coupable. Même administrativement, cela m’est impossible
sans un élément tangible. Sinon, cela me retomberait sur le
nez.
Malko regarda l’Américain, dégoûté. Ce n’était au fond
qu’un petit fonctionnaire craintif, propulsé dans une affaire
qui le dépassait. Hélas, il était incontournable.
– Nous devons rassurer Khalifa, insista-t-il. Sinon, il va
reculer et je ne peux pas le blâmer. Moi, je pense de plus en
plus que le tandem Ange-Uhler est à l’origine de ces fuites.
Le moins que nous puissions faire est d’y mettre fin.
Imaginez votre responsabilité si les hommes d’Haftar et les
pilotes – américains – des C.130 se font massacrer quand ils
se poseront en Libye. Cela, parce qu’ils auront été trahis
ici...
Malko avait touché juste. Cette fois, Bryan Palmer ne
répliqua rien, se contentant de réchauffer entre ses mains
son verre de Gaston de Lagrange, avant de le déguster
lentement. D’un ton misérable, il finit par dire :
– C’est vrai, mais je n’ai rien contre Arnold... Et il ne nous
reste que quelques heures.
– Eh bien, moi, j’ai une idée, proposa Malko. Qui a une
bonne chance de nous départager. Je pense qu’on a essayé
de me tuer parce que je m’intéressais à Uhler. Ou à Angel.
Tendons-leur donc un piège. Vous allez convoquer Arnold et
moi et annoncer que vous avez été contacté par une
envoyée d’Ibrahim Khalifa, qu’un rendez-vous a été fixé au
kilomètre 4 de l’autoroute de Hammamet. Demain matin, à
dix heures. J’irai au rendez-vous et il faut trouver quelqu’un
qui joue le rôle d’Ashraf Khaled. Je pense qu’il ne doit pas
être difficile de se procurer une plaque de voiture libyenne
pour donner plus de crédibilité à la mise en scène. Ashraf
Khaled exige que nous tirions les choses au clair.
Bryan Palmer adressa à Malko un regard sans aménité.
– O.K. Je pense trouver la fille et la plaque. Qu’est-ce que
vous attendez de cette mascarade ?
– Si je ne me trompe pas, dit Malko, nos adversaires vont
se manifester. Une rencontre avec l’envoyée de Khalifa est
justement ce qu’ils cherchent à empêcher depuis le début.
– O.K., on va faire comme vous dites, conclut Bryan
Palmer avec résignation.
– Où se trouve Arnold Angel, en ce moment ?
– À l’ambassade.
– Faites-le appeler, je vais partir et revenir ensuite pour
qu’il ne nous soupçonne pas d’être de connivence... Je serai
là dans une heure.
L’Américain secoua la tête.
– Putain, c’est dégueulasse, ce que vous me faites faire.
– Si vous voyez un autre moyen, suggéra Malko, dites-le-
moi...
Le silence qui suivit valait son pesant de plomb. D’un
geste las, Bryan Palmer congédia Malko, Il avait vieilli de dix
ans.
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1. Non ! Non !
CHAPITRE XII
Malko jaillit de sa voiture, le « 45 » au poing, et courut
jusqu’au terre-plein. La jeune stringer de Bryan Palmer gisait
face contre terre. Il la retourna avec précaution, réprima une
violente envie de vomir. Son visage n’était plus qu’un
magma de chairs éclatées et sanglantes. Le projectile qui
l’avait frappée en pleine tête était ressorti au-dessus de la
bouche, emportant un œil, la moitié de la joue et le nez. On
voyait les filaments blancs des os et une partie de la
mâchoire.
Malko, la gorge serrée, se redressait quand il entendit une
détonation sourde, assez loin. Sur sa gauche, une touffe
d’herbe, jaillit en l’air, comme arrachée par une main
invisible.
Maintenant, c’était sur lui qu’on tirait ! Il inspecta le
paysage et aperçut une ferme en ruine sur une colline
dominant l’autoroute de deux cents mètres environ. C’est là
que le tireur devait s’être embusqué.
D’un bond, il regagna sa voiture, au moment où un
nouveau projectile fracassait le pare-brise.
Il activa le talkie-walkie et cria aussitôt dans le micro.
– Bryan, on tire sur nous au fusil de guerre. D’une ferme
qui surplombe l’autoroute. La fille a été tuée.
– My God ! J’arrive, répondit aussitôt l’Américain.
Malko voulut abandonner la protection du capot, mais, dès
qu’il commença à se redresser, une autre balle perça la
portière de part en part. Le tireur embusqué prenait son
temps. Malko réussit à s’accroupir près de son véhicule, s’il
se remettait au volant, il était mort. Une nouvelle
détonation sourde, un choc sur la carrosserie, des morceaux
de métal qui volent. Les projectiles traversaient la voiture
comme du beurre...
Méthodiquement, le tireur invisible tentait de le
débusquer pour le forcer à se découvrir. Il se colla à la roue
avant pour bénéficier de la protection du bloc-moteur,
offrant le moins de prise possible à son adversaire invisible.
Les coups de feu continuaient, assourdis par la distance et,
à chaque impact, toute la voiture tremblait. Soudain, il y eut
un plouf sourd, une odeur de caoutchouc brûlé, une
explosion amortie et une nappe de flamme jaillit de l’arrière
du véhicule.
Le réservoir avait été touché. Malko était obligé de
bouger. Il s’éloigna en rampant, conscient qu’il allait bientôt
tomber dans l’angle de tir du tueur. Mais c’était mieux que
de brûler vif. Il avait parcouru quatre mètres quand la Ford
de Bryan Palmer stoppa sur l’autre voie et que l’Américain
en sortit, un MP5 au poing, escorté de deux Marines avec
des M.16.
Malko leur désigna aussitôt la ferme.
– Il est là-bas.
Les Marines partirent à l’assaut, l’un couvrant l’autre,
mais le tir avait cessé dès l’arrivée des trois Américains.
Prudemment, Malko et Bryan Palmer progressèrent à leur
tour vers la ferme. Ils ne trouvèrent que des douilles encore
chaudes de fusil de guerre. Derrière le bâtiment, un chemin
rejoignait, un kilomètre plus loin, la route Tunis-Sousse. Le
ou les tueurs avaient eu largement le temps de s’enfuir...
Malko et Bryan Palmer regagnèrent l’autoroute, s’arrêtant à
côté du corps étendu dans l’herbe.
– Shit ! Shit ! Shit !
Bryan Palmer exhalait sa fureur entre ses dents. Laissant
le cadavre à la garde des Marines, il remonta dans sa Ford
avec Malko. Ce dernier ne fit aucun commentaire. Cette fois,
les faits parlaient d’eux-mêmes. Bryan Palmer ne retrouva la
parole que dix kilomètres plus loin.
– C’est incompréhensible, grommela-t-il entre ses dents. Il
n’y a pas une ombre dans son dossier, la DDO veut le
proposer comme adjoint au directeur du desk Moyen-Orient.
Et ce petit salaud fricote avec ces enfoirés de Libyens...
Malko n’en rajouta pas, perdu lui aussi dans ses pensées.
Qu’est-ce qui pouvait pousser un homme comme Arnold
Angel à trahir ?
Lorsqu’ils arrivèrent place Pasteur, la colère de Bryan
Palmer n’était pas tombée. Ils filèrent directement dans son
bureau. À peine arrivé, le chef de station fonça sur son bar
et se versa une généreuse rasade de Gaston de Lagrange
XO qu’il but d’un trait.
– J’ai envie d’étrangler ce petit salaud ! gronda l’Américain
en reposant son verre.
– Du calme, conseilla Malko, nous sommes sûrs que
l’information a transité par Arnold Angel, mais nous ne
sommes pas certains qu’il l’ait transmise volontairement.
C’est vrai, il n’a pas le profil d’un traître. Il a pu être
imprudent. Il faut d’abord le prendre calmement.
– Calmement ! explosa le chef de station, alors qu’une
malheureuse fille vient de se faire buter sous vos yeux et
que tout est en train de foutre le camp ! J’ai envie de mettre
en pièces ce salaud de mes propres mains. En attendant, il
va falloir qu’il s’explique.
Arnold Angel n’était pas dans son bureau. Bryan Palmer
chargea sa secrétaire de le localiser grâce à son bip.
Une demi-heure plus tard, Jane entrouvrit la porte pour
annoncer :
– Mr. Angel est en train de monter.
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Arnold Angel pénétra dans le bureau où régnait un silence
de mort. Saluant Bryan Palmer et Malko d’un sourire
décontracté, il attira un siège à lui et fit face au chef de
station.
– Vous me cherchiez, Bryan ?
Sa voix était parfaitement contrôlée. Ce qui n’était pas le
cas de Bryan Palmer. Ce dernier lança d’une voix tendue :
– Arnold, nous avons un sérieux problème.
– Lequel ?
– Le rendez-vous avec l’envoyée d’Ibrahim Khalifa s’est
très mal passé. Il y a eu un mort.
– Comment ?
– Quelqu’un avec un fusil à lunette. Il connaissait le lieu et
l’heure du rendez-vous.
– Il n’y a pas eu de fuite du côté Khalifa ? demanda
vivement Arnold Angel. Avec les Libyens, c’est difficile de
garder un secret.
Bryan Palmer laissa l’air s’échapper de ses poumons avec
une sorte de sifflement avant de laisser tomber d’une voix
blanche :
– Arnold, il n’y avait pas de rendez-vous avec Khalifa...
C’était un test. Une de nos stringers jouait le rôle de
l’envoyée. Ça lui a coûté la vie. Or, nous n’étions que trois à
être au courant de ce rendez-vous. Malko, vous et moi.
Le sang se retira du visage d’Arnold Angel. Il comprenait
vite.
– C’est un piège que vous m’avez tendu.
Bryan Palmer ne répondit pas directement.
– Avez-vous mentionné ce rendez-vous à quelqu’un ?
demanda-t-il. Qui avez-vous vu hier soir ?
Le silence qui suivit pesait des tonnes. Les deux hommes
étaient suspendus aux lèvres d’Arnold Angel.
– J’ai dîné avec Forrest Uhler, dit-il enfin. Mais je ne me
souviens pas d’avoir mentionné ce rendez-vous.
Bryan Palmer bondit, frappa du poing sur la table.
– Vous ne vous souvenez pas ! Mais vous devriez être
certain de ne pas lui en avoir dit un mot. God damn it ! C’est
une information hermétique.
Arnold Angel redressa la tête, empourpré, et lança d’une
voix cinglante :
– Forrest n’est pas un adversaire ! Je vous ai entendu le
consulter à plusieurs reprises sur des sujets hypersensibles
pour lesquels il n’y avait pas de « Security clearance ».
Cela ne semblait pas vous gêner.
Le chef de station marqua le coup.
– OK ! reconnut-il, nous faisons tous des imprudences.
Mais cette fois, ce n’en est pas une : c’est une trahison. Une
de nos collaboratrices est morte à cause de cela. Ce qui
signifie que cette information a été transmise de l’autre côté
en temps réel. Si vous en avez parlé à Forrest Uhler...
– Je n’ai pas dit cela, protesta Arnold Angel. Je ne lui ai pas
parlé de ce rendez-vous.
Bryan Palmer semblait effondré. Il fit un effort surhumain
et réussit à demander d’une voix égale :
– Où est Forrest Uhler ce matin ?
– Je ne sais pas. Au bureau ou chez lui.
Bryan Palmer se pencha sur l’interphone :
– Jane, localisez-moi Mr. Forrest Uhler, je vous prie.
Trois minutes plus tard, Jane rappelait.
– Mr. Uhler est chez lui à Sidi Bou Saïd, annonça-t-elle.
– Merci, dit Bryan Palmer.
Après avoir coupé le micro, il se tourna vers Arnold Angel.
– Arnold, je désire que nous allions voir ensemble Mr.
Uhler. Maintenant.
Arnold Angel, très pâle, se leva et les accompagna.
Ostensiblement, Bryan Palmer glissa un Beretta 92 dans la
ceinture de son pantalon.
Durant le trajet jusqu’à Sidi Bou Saïd, pas un mot ne fut
échangé. C’est Arnold Angel qui sonna. Un employé aux
cheveux rasés vint ouvrir et l’Américain s’adressa à lui en
arabe, ce qui fit tiquer le chef de station.
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Malko aperçut à l’entrée de Taguelmit un fourgon aux
vitres peintes, arrêté en face des ruines d’une mechta. En
se rapprochant, il vit que le véhicule avait des plaques
italiennes. C’était celui qu’il cherchait. Malko s’arrêta et
descendit. Les portes arrière s’ouvrirent sur une sorte de
grande brute aux épaules larges comme des enclumes,
avec une grosse tête ronde et d’énormes moustaches.
L’inconnu lui adressa la parole en arabe, avec un sourire
carnassier.
– Vous êtes Ali Fakhri ? demanda Malko.
Le moustachu montra des dents de cannibale dans un
sourire éblouissant.
– Je vous attendais.
Enfin une bonne nouvelle dans l’océan des catastrophes.
1. Le Vieux.
CHAPITRE XVI
– Allons à l’intérieur, proposa Ali Fakhri.
Malko monta avec lui dans le fourgon où régnaient une
chaleur de bête et un désordre incroyable. Deux Arabes plus
jeunes saluèrent d’un sourire. Ali Fakhri s’assit sur une
caisse et Malko aperçut, glissée dans sa ceinture, la crosse
d’un gros pistolet. Dans un carton à ses pieds, il y avait des
grenades défensives, de quoi mettre à feu et à sang une
ville de moyenne importance...
Si ses anciens amis le prenaient, ils le découpaient en
lanières. Fait prisonnier au Tchad, il avait choisi de trahir
sous les ordres du colonel Haftar, avec l’espoir d’aller vivre
aux USA, mais il y avait une petite formalité à accomplir
avant : libérer son pays. Philosophe, il s’adaptait. En
attendant, il vivait dans un des sordides petits cubes de
béton sans climatisation d’une cité militaire de Floride, en
pestant tous les jours contre Kadhafi... Il jeta un regard
terne à Malko.
– Alors, c’est foutu.
Son anglais était guttural, mais très compréhensible.
– Je le crains, confirma Malko, mais j’ai fait appel à vous
pour un « side-job ».
Il lui expliqua de quoi il s’agissait. Ali Fakhri conclut, en
s’essuyant le front :
– Au moins, on ne sera pas venu pour rien. Allons-y.
L’un suivant l’autre, les deux véhicules repartirent en
direction de la mechta où Malko avait laissé Ashraf Khaled.
Pourvu qu’Ibrahim Khalifa soit là.
Le vent continuait à déplacer des tourbillons de sable et le
désert était aussi ras que la surface de la lune. Et tout aussi
accueillant. Malko ne cessait de scruter l’horizon. Ils
entraient en territoire libyen. Et, dès ce moment-là, ils
pouvaient disparaître à tout jamais sans laisser de traces.
Concentré sur sa conduite, il continua, guettant les
grossières volutes de poussière qui fendaient la piste à
toute vitesse, faisant parfois croire à la présence d’un
véhicule.
Enfin, la mechta détruite apparut dans le lointain. La
Range d’Ashraf était toujours là, mais seule. Ibrahim Khalifa
n’était toujours pas arrivé. Ce qui commençait à être
inquiétant. Ashraf Khaled surgit, grise de fatigue, avec un T-
shirt propre.
Ali Fakhri avait dans son fourgon une trousse de secours
très complète, fournie par l’armée US, et Malko put refaire
une piqûre d’antibiotiques à la jeune femme, doublée d’un
antalgique afin de lutter contre la douleur. Pour combattre
l’assoupissement, Ashraf avala deux comprimés
d’amphétamines. Quelques instants plus tard, son regard
s’animait déjà.
– Il y a du nouveau, annonça-t-elle. J’ai aperçu un véhicule
suspect après votre départ. Il s’est approché puis a fait
demi-tour.
– De quel côté ?
– Là-bas, comme nous en territoire libyen. Je pense qu’ils
ont dû lancer des gens aux trousses d’Ibrahim et qu’ils le
guettent ici, c’est bon signe, cela prouve qu’il a réussi à
sortir de Tripoli.
– Comment se fait-il qu’il ne soit pas encore là ?
– Je ne sais pas, avoua-t-elle. Nous sommes dans le désert
où les incidents prennent d’autres proportions. Il a pu
s’enliser, se perdre, avoir un accident, une panne. Il faut
attendre, mais nous risquons d’être attaqués. Le véhicule
que j’ai vu a sûrement des moyens radio. Il faudrait s’en
débarrasser avant qu’Ibrahim n’arrive.
Pas évident. S’ils avançaient vers lui, il fuirait le contact,
les forçant à s’enfoncer en territoire libyen, ce qui présentait
un risque supplémentaire.
Malko regardait le désert, en apparence vide à perte de
vue. Il suffisait d’un petit mouvement de terrain pour
dissimuler un véhicule. Soudain, il eut une idée. Il en fit part
à Ashraf qui admit que c’était astucieux.
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– On y va.
Le ton de Malko était sans réplique. Il était quatre heures
et il leur fallait une marge de sécurité minimum. D’autant
qu’ils risquaient quand même d’avoir à affronter une
embuscade. Bien sûr, leurs adversaires repérés, il y avait
moins de risques, mais la partie n’était pas encore jouée...
Ibrahim Khalifa se leva et se dirigea vers sa grosse
Mercedes noire. Avant d’y monter, il regarda longuement en
direction de l’est, comme s’il contemplait une dernière fois
le désert de son pays. Il n’avait fait aucun commentaire à
Malko, mais ce dernier avait bien vu, à son attitude, qu’il
déplorait la non-élimination de Terpil et Shepard, en plein
Ben Gardane. Pourtant, grâce au M.16 enrichi du M.79, ils
pouvaient désormais affronter une attaque sans trop de
soucis.
Le moteur de la Mercedes gronda, et Ashraf prit place à
côté de Malko, dans la Land Cruiser, le M. 16 sur ses
genoux. Les deux véhicules cahotèrent jusqu’à la piste et
prirent la route de l’ouest. Malko avait bien pensé à
regrouper tout le monde dans la Land Cruiser, mais, avec
deux véhicules, le dispositif était plus souple et plus sûr. Il
fallait toujours compter avec un incident technique. En plus,
la Mercedes aux glaces blindées offrait une protection
relative à son propriétaire.
Jusqu’à Ben Gardane, les risques étaient limités. Ensuite,
c’était la route de tous les dangers.
– Pourvu que cela se passe bien ! soupira Ashraf.
Où était la glorieuse opération « Desert Spring » ! Ils
fuyaient comme des réprouvés, sous la chaleur torride,
guettés par des tueurs américains à la solde de Tripoli. Pas
de quoi avoir le moral. Les Tunisiens ne voulant pas se
mêler de tout cela, c’était à la CIA de faire le ménage. Les
premières maisons de Ben Gardane apparurent. Les gosses
applaudissaient la belle Mercedes 560, noire comme un
corbillard, n’accordant aucune attention à la Toyota de
Malko.
Ils passèrent devant le poste à essence au croisement des
routes de Tripoli, de Medenine et de Djerba, puis
s’engagèrent sur la C 109 menant à Zarzis. À peine étaient-
ils passés que la Concord blanche, stationnée en face du
Baraka, démarrait. Les trois véhicules accélérèrent, une fois
sortis du village. Malko était sûr que les tueurs allaient
essayer de frapper avant le poste militaire, craignant peut-
être un contrôle... La Mercedes fonçait à près de cent
soixante à l’heure. Brutalement elle ralentit. Ils longeaient la
zone la plus désertique où la seule végétation était
composée de quelques cactus. Des tourbillons de sable se
levaient comme des elfes, traversant parfois la route.
La Concord se rapprochait. Elle mit son clignotant pour
dépasser la Toyota afin de se placer derrière la Mercedes
noire. À côté de Malko, Ashraf, les traits figés, tenait sur ses
genoux le M. 16. Elle arma le lance-grenades.
– Je vais leur expédier ça quand ils vont nous doubler,
annonça-t-elle.
– Attention ! avertit Malko, je risque d’être atteint.
Il allait se trouver entre la Libyenne et la voiture des
tueurs et la décharge du M.79 pouvait le brûler grièvement.
La Concord gagnait du terrain. Les deux Américains ne
semblaient pas se méfier.
– Ne tirez pas encore, intima Malko.
Le meurtre lui avait toujours fait horreur. Le capot de la
Concord grossissait dans le rétroviseur. Elle se lança dans le
dépassement et les deux véhicules se retrouvèrent à la
même hauteur. Du coin de l’œil, Malko aperçut Frank Terpil à
la place du passager. Il regardait Malko. Ce dernier le vit
sursauter et se tourner vers le conducteur. Instinctivement,
il se déporta violemment sur la gauche et son pare-chocs
avant heurta l’aile de la Concord, beaucoup plus légère. Le
conducteur, surpris, donna un coup de volant réflexe et
perdit le contrôle de son véhicule qui fila comme un zèbre
sur le bas-côté caillouteux. Il réussit à redresser de justesse,
mais si brutalement que, cette fois, il quitta la route sur la
droite, vers la mer.
– Bravo ! lança Ashraf.
Malko pila. La Concord n’était pas vraiment abîmée et les
deux Américains sûrement pas blessés... Ils sortaient
d’ailleurs de leur véhicule embourbé et, à ce moment,
aperçurent Ashraf Khaled qui venait de sauter hors de la
Toyota, le M. 16 à la hanche.
– Incendiez la voiture ! cria Malko.
Injonction inutile... Les deux Américains étaient déjà à
terre quand la grenade du M.79 explosa au beau milieu de
la Concord, la transformant en boule de feu...
Devant, la Mercedes 560 de Khalifa s’était arrêtée. Ashraf,
M.16 au poing, descendit sur le bas-côté, avec l’intention
évidente de liquider les deux hommes. Ceux-ci s’éloignaient
ventre à terre vers la mer : leurs armes de poing n’étaient
pas de force contre un lance-grenades.
Malko s’attendait à ce qu’Ashraf regagne aussitôt la Land
Cruiser. Mais elle se lança à la poursuite des deux
Américains, comme si elle reportait sur eux toute la
frustration de l’opération ratée. Elle qui avait semblé si
calme, si maîtresse d’elle-même, se déchaînait contre ces
rouages modestes. Seulement, ils n’avaient guère le temps
de se venger, sous peine de rater l’avion...
Frank Terpil se retourna et tira un coup de feu en direction
d’Ashraf, sans même viser, avant de reprendre sa course.
– Revenez ! cria Malko à la Libyenne.
Ashraf ne se retourna même pas. Marchant lentement
dans le cloaque fait de boue séchée, d’eau saumâtre, de
sable, elle repoussait inexorablement les deux hommes vers
la mer. Malko ne comprenait pas très bien où elle voulait en
venir. Il lui aurait été facile de les abattre d’une rafale de
M.16. Soudain, bien que la menace soit toujours aussi
proche, ils semblèrent courir moins vite, avoir du mal à
soulever leurs pieds. On avait l’impression de voir un film au
ralenti... Puis, d’un coup, la jambe de Frank Terpil disparut
jusqu’au genou dans le sol. Il tomba, fit une tentative pour
se redresser en s’appuyant sur l’autre jambe qui, à son tour,
s’enfonça dans la vase. À quelques mètres de lui, William
Shepard était confronté au même problème... À quatre
pattes, englué, il essayait de se remettre debout sans y
parvenir. Les deux hommes luttaient sur place, n’avançant
plus d’un millimètre. Ashraf Khaled s’arrêta à son tour à une
cinquantaine de mètres d’eux. Malko, furieux de cette perte
de temps et intrigué, la rejoignit.
– Qu’attendez-vous ? demanda-t-il.
Elle eut un sourire féroce et répondit comme si elle se
parlait à elle-même :
– J’attends d’être certaine qu’ils soient complètement
engloutis par les sables mouvants. Sinon, je leur mets une
balle dans la tête.
Horrifié, Malko regarda les deux hommes qui luttaient
désespérément pour s’arracher à la gangue gluante qui les
aspirait : Frank Terpil, probablement parce qu’il était le plus
lourd, était déjà prisonnier jusqu’à la taille. Ses jurons et ses
cris leur parvenaient faiblement, emportés par le vent.
William Shepard, lui, les bras allongés sur le sol, semblait
avoir stabilisé sa descente. Il voulut remonter, mais poussa
probablement trop et s’enfonça d’un coup presque
jusqu’aux épaules...
Ashraf se retourna vers Malko avec un sourire satisfait.
– Nous pouvons y aller. Dans très peu de temps, ils auront
disparu.
Malko jeta un dernier regard aux deux hommes. Quelle fin
abominable... Le vent avait tourné et on n’entendait plus
leurs appels. De la route, il fallait faire un sérieux effort pour
les apercevoir. Personne n’irait les chercher.
– Connaissiez-vous l’existence de ces sables mouvants ?
demanda Malko, tandis qu’ils regagnaient la route.
– À votre avis ? demanda-t-elle en allumant, les mains
tremblantes, une cigarette dont elle aspira longuement la
première bouffée. C’est Allah qui a décidé de leur sort. Nous
nous serions arrêtés quelques kilomètres plus loin, je les
aurais simplement abattus.
Elle porta sa main droite à son épaule gauche avec une
grimace de douleur. L’excitation passée, sa blessure se
rappelait à elle.
La Mercedes noire avait reculé. Ibrahim Khalifa en surgit,
visiblement angoissé et apostropha Malko :
– Il faut nous dépêcher, fit-il. L’avion ne nous attendra
pas...
C’était aussi l’avis de Malko.
– Pourquoi avez-vous ralenti ? demanda-t-il.
– Il fallait régler ce problème maintenant, répliqua Ibrahim
Khalifa. Je vous faisais confiance.
Malko reprit le volant de la Land Cruiser après un dernier
regard pour les deux traîtres de la CIA dont on n’apercevait
plus que les têtes. Cela ferait au moins une petite joie pour
Bryan Palmer.
De nouveau, ce fut la monotonie de la route rectiligne,
puis ils traversèrent Zarzis en trombe, s’engageant ensuite
sur le pont El Kantara, pour longer la zone touristique. Malko
commençait à se détendre. Ashraf, vaincue par la fatigue,
dormait pratiquement les yeux ouverts.
Il arriva à Houmt-Souk, tout au nord de Djerba, et se
faufila au milieu de la circulation beaucoup plus intense.
Plus que dix kilomètres avant l’aéroport.
Enfin, les bâtiments blancs flambant neufs, hérissés de
coupoles, de l’aérogare de Djerba apparurent au bout de la
route. La Mercedes noire se gara dans le parking et Ibrahim
Khalifa en sortit, son gros attaché en cuir fauve à la main. Il
ferma soigneusement sa voiture, qu’il risquait pourtant de
ne jamais revoir, et rejoignit Malko et Ashraf. Celle-ci était
visiblement malheureuse d’abandonner le M. 16 dans la
Land Cruiser. Le parking fourmillait de voitures
immatriculées en Libye. Depuis l’embargo, l’aéroport de
Djerba était la seule voie d’accès aérienne pour les
habitants de Tripoli qui devaient parcourir trois cents
kilomètres en voiture pour prendre l’avion.
Malko regarda sa montre : ils avaient largement le temps,
ayant finalement roulé très vite. Tandis qu’Ashraf et Ibrahim
Khalifa tenaient un conciliabule, il alla explorer à pied les
allées du petit parking.
Au milieu de la seconde travée, il s’arrêta brutalement,
examinant avec attention le véhicule qui était garé là. Puis il
alla retrouver les deux Libyens. À son expression, Ashraf
sentit immédiatement qu’il se passait quelque chose.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
– Il est possible que nous ayons un problème, dit Malko.
Un gros problème.
CHAPITRE XVIII
Malko désigna une des voitures sagement garées en épi,
une Renault 5 verte et poussiéreuse, avec des pneus
presque lisses, et une plaque de Tunis.
– C’est la voiture des Irlandais, annonça-t-il, je reconnais
le numéro. Celle qu’ils ont volée à Tunis, la semaine
dernière.
– Ils ont peut-être embarqué comme nous, en
l’abandonnant ici, suggéra Ashraf.
C’était possible, il y avait des vols directs à partir de
Djerba pour Vienne, Zurich, Bruxelles ou Genève. Mais,
après leurs crimes, il y avait peu de chance qu’ils se soient
risqués à affronter les contrôles de police d’un aéroport.
Donc, la présence de cette voiture était hautement
inquiétante.
– Je crains plutôt qu’ils soient ici pour intercepter Mr.
Khalifa, avança Malko.
Intercepter étant une litote...
– Que faisons-nous ? demanda Ashraf.
– Ils me connaissent, observa Malko, allez inspecter
l’aérogare, essayez de les repérer, voir à quoi ils
ressemblent.
Dûment briefée, Ashraf Khaled pénétra dans l’aérogare
tandis que Malko allait s’installer avec Ibrahim Khalifa dans
la Mercedes dont les glaces teintées les protégeaient des
regards. Ashraf Khaled les rejoignit un quart d’heure plus
tard, en apparence soulagée.
– Je n’ai vu personne, dit-elle. Le vol commence à
enregistrer. Nous pouvons y aller.
Malko n’était quand même pas tranquille. Il retourna dans
la Toyota pour y prendre son pistolet qu’il glissa dans sa
ceinture. Il s’en débarrasserait avant de passer les
contrôles.
Il y avait peu de gens dans l’aérogare, à part ceux qui
faisaient la queue devant le comptoir de Tunisair. Malko alla
jusqu’au hall des arrivées par acquit de conscience, sans
voir personne. Il revenait vers Tunisair quand,
machinalement, il leva la tête vers la galerie en mezzanine
qui surplombait la salle des départs ; pendant quelques
fractions de seconde, il aperçut une chevelure rousse
appartenant à une femme qui s’était penchée vers la salle
du bas et avait reculé aussitôt, sortant de son champ de
vision.
Cela ressemblait furieusement à Maureen O’Flaherty, la
tueuse de l’IRA.
– Attendez-moi là, dit-il à Ashraf Khaled.
Il se dirigeait vers l’escalier menant au premier étage
lorsqu’un homme – un Tunisien en costume et cravate
– l’aborda.
– Mr. Linge ? Je suis le commissaire Amin Meknassy, de la
Sûreté nationale.
– Que voulez-vous ? demanda Malko.
– J’appartiens au ministère de l’Intérieur et je vous
attendais. Nous pensions que vous seriez là pour le vol de
16 h 40. J’ai reçu l’ordre de Tunis de veiller à ce que tout se
passe bien pour le rembarquement de Mr. Khalifa.
Malgré ses déboires, la CIA avait encore le bras long en
Tunisie...
– Justement, dit Malko, je voulais aller jeter un coup d’œil
en haut afin de voir s’il n’y a rien de suspect.
– Je viens avec vous, proposa le policier.
Il n’avait pas vu l’arme de Malko et c’était mieux ainsi...
En haut, à part une galerie surplombant le hall, il y avait
un salon, et une cafétéria dont les baies donnaient sur les
pistes... Quelques touristes et un barman. Pas de rousse.
– Je vous offre un café, proposa le policier, nous avons le
temps.
Ils s’accoudèrent au bar. Et soudain, dans la glace derrière
le comptoir, Malko vit une femme sortir des toilettes. Un
torrent d’adrénaline se rua dans ses artères. C’était
Maureen O’Flaherty. Sa besace en bandoulière, les cheveux
sur les épaules, l’allure paisible, les pieds nus dans des
sandales. Semblable aux milliers de passagers de la zone
touristique.
Son regard croisa celui de Malko dans la glace. Il vit
aussitôt ses traits se crisper. Puis elle détourna la tête et
Malko comprit tout de suite pourquoi : son compagnon
émergeait des toilettes pour hommes. Soit ils s’y étaient
cachés, soit ils avaient préféré vider leur vessie avant
l’action.
Le policier tunisien avait suivi le regard de Malko.
– Vous la connaissez ? demanda-t-il sur ses gardes.
Malko n’eut littéralement pas le temps de répondre.
L’Irlandaise venait de plonger la main au fond de sa
besace. Malko sentit son estomac rétrécir d’un coup. Il la
revoyait à Tunis abattre de sang-froid le policier tunisien.
Sans se préoccuper de ses voisins, il arracha le « 45 » de
sa ceinture, tira la culasse en arrière de la main gauche,
faisant monter une balle dans te canon. La culasse claqua
en se refermant et, pratiquement au même moment, Malko
appuya sur la détente. Une fraction de seconde avant
l’Irlandaise dont la main sortait de son sac, tenant son
pistolet, toujours caché dans le sac noir.
Le projectile du «45» la frappa en pleine poitrine et elle
n’acheva pas son geste, foudroyée par l’onde de choc.
Immédiatement, Malko tourna son arme vers son complice
et cria :
– Don’t move !
Le policier tunisien avait enfin réussi à dégainer un
ridicule petit automatique et se précipitait vers Maureen
O’Flaherty, recroquevillée sur le côté, les doigts encore
crispés sur la crosse de son pistolet.
Les quelques clients du bar, pétrifiés, hésitaient à s’enfuir
et le barman avait plongé derrière son comptoir.
Malko appuya Alan Cork contre le mur et le fouilla,
découvrant un Browning dissimulé sous sa chemise. Des
policiers en uniforme accouraient, attirés par le coup de feu.
Leur collègue en civil les interpella avant qu’ils ne fassent
un mauvais sort à Malko. Celui-ci vint s’accroupir près de
Maureen O’Flaherty. Son visage cireux était éloquent. Une
large tache de sang s’agrandissait sous elle et ses yeux
étaient déjà vitreux. Elle agonisait.
– Cette femme a tué un policier à Tunis, expliqua-t-il, ainsi
qu’un civil tunisien. Elle travaille pour l’IRA.
– J’en ai entendu parler, dit le policier qui l’avait abordé.
Nous allons nous occuper d’eux. Venez, il ne faut pas rater
votre avion. Mais je suis obligé de vous demander votre
arme. Vous ne risquez plus rien.
Malko lui remit sans regret le « 45 ». Visiblement, l’autre
n’avait qu’une idée : se débarrasser de ces encombrants
passagers.
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Le convoi ralentit à peine en franchissant le poste de
garde de la base aérienne 101, à une dizaine de kilomètres
de Tripoli. En tête, se trouvait une Land-Rover bourrée de
femmes soldats, en treillis, un bandeau autour de la tête, un
pistolet à la ceinture : la garde féminine du colonel Kadhafi.
La voiture de ce dernier roulait à quelques mètres derrière :
une Mercedes 600 au châssis allongé, blindée comme un
char, sans plaque d’immatriculation.
Fermant la marche, un véhicule mixte à plate-forme avec
une mitrailleuse quadruple.
Le convoi zigzagua autour des différents bâtiments et des
hangars pour s’arrêter devant un bunker qui comportait au
rez-de-chaussée le bureau du commandant de la base.
Muammar Kadhafi descendit de la Mercedes, le regard
protégé par des Ray-ban, et entra d’un pas vif dans le
bâtiment. Salué aussitôt par le commandant de la base.
– Envoyez-moi le capitaine Youres Turki, demanda Kadhafi.
L’officier, un membre de sa tribu, attendait dans la pièce à
côté. On le fit pénétrer dans le bureau et il y eut une brève
conversation entre les trois hommes. Certes, Kadhafi aurait
pu régler cela par téléphone, mais il se méfiait des écoutes
américaines.
Trois minutes plus tard, le capitaine Turki sortait en
courant du bureau.
Presque aussitôt, le colonel Kadhafi remontait dans sa
Mercedes et le convoi quittait la base.
Des mécaniciens s’affairaient autour de quatre Mig 29. La
base en comportait une vingtaine, prêts à aller à la
rencontre d’éventuels envahisseurs. La plupart du temps,
les pilotes libyens se contentaient d’aller au devant des
navires de la VI e Flotte américaine, de tourner autour et de
changer de cap pour regagner l’espace aérien libyen, dès
que les chasseurs américains embarqués décollaient des
porte-avions pour venir les identifier.
Dix minutes après le passage du colonel Kadhafi, à midi
quinze exactement, quatre Mig 29 décollaient sur un signal
lumineux de la tour de contrôle – une fusée rouge – afin
d’éviter un dialogue radio. Chaque appareil emportait
quatre missiles AA8 « Aphid » à guidage infrarouge.
Ils prirent le cap 055, volant à Mach 1,4, montant
progressivement jusqu’au niveau 300 1.
Dix minutes plus tard, à 12 h 25, ils activèrent leur radar
de bord.
Les trois pilotes qui accompagnaient le capitaine Turki
étaient des gens politiquement sûrs et des pilotes confirmés
avec plus de mille heures de vol chacun. Ils avaient été
formés en Union soviétique et représentaient la fine fleur du
pilotage libyen. Leur Mig 29 était ce qui se faisait de mieux
dans les pays de l’Est, à l’exception du nouveau Mig 31 qui
n’était pas encore dans les escadrilles et volait à Mach 3.
Chaque appareil emportait deux réservoirs
supplémentaires en bout d’aile, car ils n’étaient pas sûrs de
trouver leur objectif immédiatement.
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Le capitaine Youres Turki venait d’acquérir dans le viseur
de son Mig 29 le VC 20. Il prenait son temps. Ses
instruments de bord n’indiquaient aucun danger immédiat
et les radars de Tripoli et de Syrte, éloignés d’environ 200
nautiques, ne lui avaient rien signalé.
– Paré à tirer, lança-t-il dans son micro, à l’intention de ses
coéquipiers.
Il allait tirer un seul missile. Pour un VC 20, c’était
amplement suffisant.
Tout à coup, un gros voyant rouge rectangulaire s’alluma
sur son tableau de bord, accompagné d’une sonnerie
stridente.
Machinalement, il baissa les yeux sur ses appareils et
constata que tout fonctionnait normalement. D’un brutal
mouvement réflexe, il vira à droite de toutes ses forces et
lâcha ses leurres anti-infrarouges. Il eut le temps
d’apercevoir sur sa gauche une boule orange, puis une
grande flamme et enfin un éclair. Un des Sidewinder lancés
par les Tomcat venait de s’engouffrer dans la tuyère du Mig
29 à sa gauche, pulvérisant l’appareil et le pilote. Le
capitaine Youres Turki, le pouls à 180, vit avec horreur les
deux autres Sidewinder frapper ses deux coéquipiers de
droite qui explosèrent immédiatement dans une gerbe de
fumée noire et rouge. Il passa entre les débris, continuant à
virer jusqu’à ce que les « G » lui donnent un voile noir et
revint par un virage encore plus serré sur la gauche.
Assommé littéralement.
Il se relâcha d’un coup en voyant la flamme jaune du
Sidewinder qui lui était destinée s’éloigner. Sa brusque
manœuvre avait induit en erreur le système de guidage
infrarouge du missile et maintenant celui-ci, privé d’objectif,
allait exploser au bout de 30 secondes.
Reprenant de l’altitude, il aperçut derrière lui les trois
Tomcat en formation. Il n’avait aucune chance de leur
échapper car ils volaient à la même vitesse que lui et
avaient largement assez de pétrole pour engager le combat
et regagner ensuite leur porte-avions.
Son cerveau travaillant à toute vitesse lui fournit une
solution provisoire.
Le VC 20 avait continué sur son cap 095, à la même
altitude. Il le rattrapa facilement et se plaça de front par
rapport à lui à 2 nautiques sur sa gauche, au même niveau.
De cette façon, les chasseurs américains ne pouvaient pas
tirer de missile Sparrow à déclenchement
électromagnétique, de peur de toucher le VC 20.
Seulement, il ne lui restait plus de contre-mesures
infrarouges et les trois Tomcat arrivaient plein secteur
arrière... S’il ne trouvait pas une solution rapidement, il était
mort.
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