Béatrice Hibou - La Force de L'obã©issance
Béatrice Hibou - La Force de L'obã©issance
Béatrice Hibou - La Force de L'obã©issance
la force de l’obéissance
économie politique
de la répression en tunisie
ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE
9 bis, rue abel-hovelacque
PARIS XIIIe
2006
ISBN 10 : 2-7071-4924-1
ISBN 13 : 978-2-7071-4924-4
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1. J’emprunte cette expression au titre d’un des livres de Taoufik BEN BRIK, Une si douce dictature.
Chroniques tunisiennes, 1991-2000, La Découverte, Paris, Reporters sans frontières-Aloès, 2000.
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la force de l’obéissance
1. Il est difficile de chiffrer le nombre de prisonniers politiques avec exactitude dans la mesure où les
autorités refusent ce terme et la réalité qui va avec ; cependant, l’administration pénitentiaire réserve un trai-
tement particulier aux détenus « appartenance » ou détenus « à caractère spécial ». Voir notamment CNLT,
Rapport sur la situation dans les prisons en Tunisie, Tunis, 20 octobre 1999 ; LTDH, Rapports annuels
2001 et 2002, Tunis, miméo ; LTDH, Les Murs du silence. Rapport sur les prisons, Tunis, 2004, et les
divers rapports annuels des organisations de défense des droits de l’homme, notamment les communiqués
de l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques, AISPP. Pour un récit d’expérience per-
sonnelle, voir A. MANAÏ, Supplice tunisien, le jardin secret du général Ben Ali, La Découverte, Paris, 1995.
Pour une analyse historique, S. BELHASSEN, « Les legs bourguibiens de la répression » (p. 391-404), in
M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba. La trace et l’héritage, Karthala-IEP d’Aix-en-Provence,
Paris, 2004.
2. Ce paragraphe est avant tout basé sur une série d’entretiens que j’ai menés avec d’anciens prisonniers
politiques, des membres de familles de détenus, des avocats et des militants des droits de l’homme à Tunis,
notamment en décembre 2001, décembre 2002 et décembre 2003 ; ainsi qu’à Paris, notamment en
novembre 2001 et janvier 2002. Voir également quelques évocations in REPORTERS SANS FRONTIÈRES (dir.),
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introduction
Tunisie, le livre noir, La Découverte, Paris, 2002 (qui reprend les principaux rapports du CNLT, LTDH,
Human Rights Watch, Amnesty International…) et plus particulièrement dans LTDH, Rapport annuel
2001, op. cit., et la troisième partie du rapport d’AMNESTY INTERNATIONAL, Le Cycle de l’injustice, MDE
30/001/2003, Londres, juin 2003.
1. G. AGAMBEN, « Forme-de-vie », in Moyens sans fins. Notes sur la politique, Rivages Poche, Paris,
2002, p. 16.
2. La LTDH rapporte ainsi le cas d’Ali Ben Mohamed Chortani qui, six années durant, a dû se rendre
quotidiennement dans quatre services différents, la brigade des services spéciaux, la brigade de renseigne-
ment du district, la brigade des recherches de la garde nationale de Gafsa et au poste de police. Cité dans
LTDH, Rapport annuel 2001, op. cit., p. 20.
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la force de l’obéissance
1. Le terme de « stratégie du pourtour » est de Michel Foucault qui l’a forgé à propos des événements de
Longwy. Contrairement aux ouvriers, les étudiants, lycéens et jeunes au chômage qui étaient venus les sou-
tenir avaient été sévèrement sanctionnés par la justice, pour l’exemple. M. FOUCAULT, « La stratégie du
pourtour », in Dits et Écrits, III, 1976-1979, Gallimard, Paris, 1994, p. 794-797.
8
introduction
1. Le « B3 » est le document qui atteste d’un casier judiciaire contenant les peines supérieures à 2 mois
de prison. Le « B2 », qui comprend toutes les peines, n’est pas demandé explicitement mais l’administration
se le procure dans les cas critiques.
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la force de l’obéissance
1. Les rapports cités précédemment le mentionnent rapidement, mais un document est entièrement dédié
à cette question : CRLDHT, Familles, victimes et otages, rapport 2002, Paris, 24 janvier 2002.
2. Le cas m’a été plusieurs fois raconté lors de mes entretiens. On le retrouve mentionné dans le rapport
de la LTDH et dans M. MARZOUKI, Le Mal arabe. Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite,
L’Harmattan, Paris, 2004.
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introduction
Au-delà de la répression,
une économie politique de l’assujettissement
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la force de l’obéissance
1. Par définition, il est difficile d’en avoir une évaluation quantitative exacte. Durant la période de grande
répression à leur encontre (1991-1994), les rafles dans les quartiers auraient permis d’envoyer entre 20 000
et 25 000 personnes en prison ; 3 000 d’entre elles y auraient séjourné pendant plusieurs années.
2. H.E. CHEHABI et J. LINZ (dir.), Sultanistic Regimes, The Johns Hopkins University Press, Baltimore et
Londres, 1998.
3. C.M. HENRY et R. SPRINGBORG, Globalization and the Politics of Development in the Middle East,
Cambridge University Press, 2001.
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introduction
1. E. BELLIN, Stalled Democracy. Capital, Labor and the Paradox of State-Sponsored Development, Cor-
nell University Press, Ithaca et Londres, 2002 ; E. MURPHY, Economic and Political Change in Tunisia.
From Bourguiba to Ben Ali, St Martin’s Press, MacMillan Press, New York, Londres, 1999 ; L. ANDERSON,
« The Prospects for democracy in the Arab world », Middle Eastern Lectures, nº 1, 1995, p. 59-71.
2. C.M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent. Money and Power in Algeria, Egypt, Morocco,
Tunisia and Turkey, University Press of Florida, Gainesville, 1996 ; C.H. MOORE, « Tunisian banking :
politics of adjustment and the adjustment of politics » (p. 67-97), in I.W. ZARTMAN (dir.) Tunisia : The Poli-
tical Economy of Reform, Lynne Rienner, Boulder, 1991.
3. J.J. LINZ et A. STEPAN, Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern Europe, South
America and Post-Communist Europe, Johns Hopkins University Press, Baltimore et Londres, 1996. Ils
définissent la société économique comme une « institutionalization of a socially and politically regulated
market », p. 13.
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la force de l’obéissance
répression. Je n’ai pas voulu faire le compte des erreurs, des naïvetés, des
partis pris ou des positionnements moraux des travaux précédemment
cités mais, en adoptant une démarche foucaldienne, j’ai cherché à repérer,
à partir de situations concrètes localisées, les mécanismes d’exercice du
pouvoir et les bases socioéconomiques sur lesquelles il repose. Dans une
tradition wébérienne, j’ai été attentive à la plasticité des formes sociales
– qui interdit de préjuger des connexions entre variables –, ainsi qu’à la
diversité et à la multiplicité des agencements.
On sait depuis longtemps qu’aucun gouvernement n’est exclusive-
ment fondé sur la violence et sur la répression, y compris les formes les
plus accomplies de totalitarisme 1. Le système autoritaire, voire totali-
taire, fonctionne bien au-delà de la mécanique de l’appareil policier,
comme l’a montré le dernier livre de Götz Aly qui analyse le régime nazi
comme une « dictature au service du peuple 2 ». L’auteur de Comment
Hitler a acheté les Allemands montre qu’en bons démagogues les nazis
avaient surtout cherché à rendre le Reich populaire et à nourrir la
conscience de la sollicitude du régime. Pour ce faire, ils établirent un
consensus dans la population sur la base d’une distribution « juste » des
vivres, notamment envers les plus modestes, d’une stabilisation du
Reichsmark, d’un taux d’imposition particulièrement faible et d’une rétri-
bution des familles de soldats.
À partir d’une telle vision banalisée de l’exercice autoritaire voire tota-
litaire du pouvoir, mais aussi des mêmes constats sur la contradiction
apparente entre « économie » et « politique », mes recherches sur la
Tunisie conduisent à une autre lecture. Ce sont les mécanismes mis en
avant par le « régime » ou par les bailleurs de fonds étrangers pour louer
la capacité d’adaptation et de réforme de la société tunisienne, ainsi que
l’« intelligence économique et sociale du régime » qui constituent, simul-
tanément, les rouages fondamentaux du système de domination. Les pra-
tiques de répression sont indissociables d’autres pratiques, notamment de
celles destinées à inclure la population, à satisfaire au mieux ses besoins,
à garantir sa sécurité. Les pages qui suivent montrent ainsi que les méca-
nismes de contrôle de l’ensemble de la population tunisienne s’ancrent
dans les relations de pouvoir les plus banales. La surveillance et la norma-
lisation passent avant tout par des activités et des comportements écono-
miques et sociaux qui s’inscrivent eux-mêmes dans des relations et des
rapports de force internes à la société, au sein de luttes disséminées dans
cette dernière. Mais ces pratiques peuvent tout aussi bien servir à la coer-
cition, voire à la répression que permettre au « miracle économique » de
se réaliser. Elles autorisent l’exercice d’une punition et d’une gratifica-
tion, mais assurent également une sécurité économique et sociale. Elles
participent du paternalisme et du contrôle social, et permettent simulta-
nément contrôle et ascension sociale, surveillance et création de richesse.
14
introduction
C’est pour cela aussi que la répression ne résume pas à elle seule la pra-
tique du pouvoir, et que si domination il y a, elle est souvent acceptée.
Au-delà de l’autoritarisme,
une analyse « laïque » d’une situation politique
1. Il s’agit de travaux sur les situations autoritaires (Guy Hermet, Alain Rouquié) et démocratiques (Guy
Hermet), et de groupes de recherche, les « modes populaires d’action politique » (Jean-François Bayart) et
le « Trajepo » (entendre trajectoires du politique, dirigé par Jean-François Bayart).
2. Ces travaux, à l’instar de ceux de Guy Hermet sur l’Espagne ou l’Amérique latine, concentrent plutôt
leur analyse sur la mécanique, le fonctionnement concret des dispositifs de pouvoir. Ceux de Jean Leca ont
été pionniers pour proposer une analyse politique, et non orientaliste, de sociétés trop souvent présentées
comme spécifiques car musulmanes, et pour penser des situations concrètes à partir du va-et-vient entre
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la force de l’obéissance
empirisme et théorisation. Jean-François Bayart, quant à lui, s’est inspiré des travaux de Foucault, en alliant
toujours la discipline à l’assujettissement, et donc à un certain consentement. Ses travaux m’ont également
inspirée dans d’autres directions, notamment sa démarche politique qui laisse une grande place à la « banali-
sation » des trajectoires historiques ; l’importance accordée aux détails, aux petites choses, en bref à ce qui
ne fait pas la noblesse du politique ; sa méthode pluridisciplinaire, et plus particulièrement sa capacité à
puiser dans l’anthropologie et l’histoire pour mieux comprendre des situations autoritaires contemporaines ;
sa sensibilité au paradoxal et à l’ambivalence.
1. P. MINARD, La Fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Fayard, Paris,
1998, p. 13. Une histoire « laïque » est pour l’auteur une histoire dégagée des dogmes, des rhétoriques et des
notions abstraites, centrée sur l’analyse des pratiques concrètes.
16
introduction
peut être présenté comme une écoute peut également s’avérer un instru-
ment de contrôle ; inversement, ce qui peut être perçu comme une sou-
mission peut aussi bien résulter d’une convergence de logiques et
d’intérêts différents. La domination est ambivalente et l’accommodement
négocié est la règle. Ce que des observateurs extérieurs peuvent présenter
comme une contrainte, voire une coercition, un pouvoir de normalisa-
tion et de discipline est le plus souvent vécu sur le mode de la normalité,
autrement dit comme des règles sinon intériorisées, du moins négociables
et sur lesquelles on peut jouer. Le caractère indolore et pour ainsi dire
invisible de la contrainte et même de la coercition peut être, dans d’autres
situations, rendu possible par le processus de routinisation des interven-
tions et de l’exercice du pouvoir ; dans d’autres cas, l’adhésion est par-
tielle et peut provenir de la recherche d’avantages concrets et matériels,
ou de modes et conduites de vie. En somme, les perceptions de la réalité
sont profondément hétérogènes et ce foisonnement permet toujours – ou
presque – de trouver des points d’acceptation, d’utilisation et de conver-
gence qui rendent le pouvoir disciplinaire tolérable, acceptable ou même
désirable.
Si je ne discute pas d’autoritarisme donc, je traite évidemment de situa-
tions ou de pouvoirs autoritaires, le plus souvent avec un adjectif : disci-
plinaire, normalisateur, violent, coercitif, ou encore continu ou discon-
tinu, centralisé ou délégué… De même, je ne parle pas de totalitarisme à
propos du régime tunisien actuel, mais je qualifie parfois son pouvoir de
totalitaire. Cette distinction me paraît fondamentale. Les « ismes » en tant
que catégories abstraites, et donc générales et normatives, ne m’ont pas
aidée à comprendre des situations empiriques. En revanche, j’ai ressenti
le besoin de désigner par ce terme fort et à la lourde connotation cer-
taines visions, certaines pensées, certaines conceptions du pouvoir. Force
est de constater qu’en Tunisie l’impossibilité des débats publics, le refus
de l’opposition, l’absence d’alternative politique, l’assimilation de l’anta-
gonisme ou de l’objection au chaos, au désordre et à la désunion, consi-
dérés comme des maux absolus, tout cela oblige à parler de vision « tota-
litaire » du pouvoir, ou de « pensée totalitaire ». La critique est
inconcevable dans le monde de la pensée unidimensionnelle 1. Ce qui ne
veut pas dire que l’exercice du pouvoir lui-même est totalitaire. Bien au
contraire, puisque tout mon travail met l’accent sur l’incomplétude du
contrôle et de la discipline, sur la part d’adhésion et d’acceptation, parfois
passive, parfois tout à fait consentante et active, sur la dimension pour
ainsi dire utopique d’un contrôle absolu.
1. La critique est immédiatement comprise de façon normative, comme une appréciation que « les choses
ne sont pas bien comme elles sont », sans comprendre tout l’intérêt qu’il y a à « voir sur quels types d’évi-
dences, de familiarités, de modes de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l’on
accepte » : M. FOUCAULT, « Est-il donc important de penser ? », in Dits et Écrits, IV, op. cit., nº 296,
p. 178-182, citation p. 180.
17
la force de l’obéissance
1. J’ai été ici influencée par deux séries de travaux très différents. Ceux d’Étienne Balibar sur l’ethnicité
fictive et la communauté sociale imaginaire : voir notamment « La forme nation : histoire et idéologie »
(p. 117-143), in E. BALIBAR et I. WALLERSTEIN, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte,
Paris, 1997 (1re édition, 1988). Ceux de Françoise Mengin sur une situation très particulière : Taiwan et la
fiction d’un non-État qui n’aboutit pas à la « non-reconnaissance » d’un État, mais à la reconnaissance d’un
« non-État » (voir Les relations entre la France et Taiwan de 1964 à 1994. Contribution à une étude des
relations extérieures d’un non-État, thèse de doctorat de science politique, Paris, IEP de Paris, 1994, et
« Une privatisation fictive : le cas des relations avec Taiwan » (p. 197-223), in B. HIBOU (dir.), La Privati-
sation des États, Karthala, Paris, 1999).
2. La citation est de M. FOUCAULT, « Introduction », in Dits et Écrits, I, op. cit., nº 7, p. 186. Voir égale-
ment M. Foucault dans ses écrits des premières années, reproduits notamment dans le premier volume de
Dits et Écrits (nº 17, « Distance, aspect, origine », et nº 36, « L’arrière-fable ») ; R. BARTHES, Mythologies,
Seuil, Paris, 1957, et Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, Paris, 1953 et 1972 ; H. MARCUSE, L’Homme unidi-
mensionnel, Minuit, Paris, 1968 (1964 pour l’édition originale en anglais).
3. G. DELEUZE, Pourparlers : 1972-1990, Minuit, Paris, 1990, et J.-F. BAYART, L’Illusion identitaire,
Fayard, Paris, 1996.
18
introduction
19
la force de l’obéissance
1. Expression que j’avais utilisée dans l’article écrit avec M. TOZY, « De la friture sur la ligne des
réformes. La libéralisation des télécommunications au Maroc », Critique internationale, nº 14, janvier
2002, p. 91-118.
20
introduction
part, celle de l’« hymne aux petites choses » et de l’« anatomie politique
du détail » de Michel Foucault, de l’autre, celle de la « complexité du
réel » et de l’analyse toujours très empirique de Max Weber 1. Cette loca-
lisation relativement précise des analyses amène à ne pas rechercher une
cause à la servitude volontaire, à l’exercice autoritaire du pouvoir, mais,
au contraire, à être sensible à l’inachèvement des pratiques et des explica-
tions, à la pluralité causale et à ce que Max Weber nommait la « compo-
sition des effets ». Je ne dois cependant pas exagérer la précision de mon
analyse des mécanismes réels. Cet ouvrage veut avant tout proposer une
façon de problématiser l’exercice de la domination que j’espère nouvelle,
et j’aurais pu encore approfondir de façon beaucoup plus détaillée cer-
tains exemples, certaines procédures, certaines techniques.
L’économie politique que je mène est une économie non quantitative,
et elle revendique ce rejet. Par définition, la statistique est politique, cela
a été analysé depuis longtemps 2. La statistique est un savoir d’État, un
savoir de l’État sur lui-même. Sa raison est pratique, plus précisément
prescriptive. Parce qu’il est impossible de dissocier statistique, concep-
tion de l’État et façon de penser la société, la statistique est le reflet d’un
savoir étatique, et plus encore du lien entre pouvoir et savoir. Les statis-
tiques sont notamment inséparables des mécanismes de contrôle. Je n’ai
donc pas utilisé les statistiques comme des données objectives qui per-
mettraient d’avancer dans la mesure de phénomènes et dans la compré-
hension de relations de causalité. Elles m’intéressent en tant que maté-
riaux à analyser, à déconstruire pour comprendre les logiques étatiques,
les préoccupations politiques, les mécanismes de pouvoir et les tech-
niques de savoir. Le matériel, le physique et le concret – qui constituent le
terrain privilégié du quantitativisme – forment aussi mon terrain privi-
légié d’analyse. Mais, à partir de ce même matériau, j’essaie de faire
quelque chose qui ne relève pas de la mesure.
Rejet du quantitatif ne signifie pas rejet du technique, bien au contraire.
Comme des chercheurs à la lisière des sciences dures et des sciences
sociales ont pu le montrer 3, la compréhension détaillée, nécessairement
technique, des comportements ou des institutions économiques est indis-
pensable pour accéder à leur signification politique. La technicité elle-
même est politique, et c’est uniquement en entrant dans la mécanique
1. Il faut rappeler que Max Weber a développé ses théories générales à partir de travaux très pointus sur
les structures de propriété, les législations fiscales, les formes organisationnelles de l’artisanat ou des corpo-
rations industrielles, les rapports entre formes juridiques et pratiques politiques…, et non l’inverse.
2. M. de CERTEAU, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, réédition de 1990 ;
A. DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris,
1993 ; P. MINARD, La Fortune du colbertisme… op. cit. ; ou divers textes de M. FOUCAULT, notamment la
leçon du 18 janvier 1978 in Sécurité, territoire, population…, op. cit., p. 31-56.
3. Voir les travaux de M. Callon, B. Latour, P. Rabinow ou A. Barry. Pour l’économie, les travaux de
J. COUSSY, notamment « L’avantage comparatif, cet inconnu », Économies et sociétés, série Relations éco-
nomiques internationales, P, nº 32, septembre 1993, (p. 5-40) ; pour la finance, O. VALLÉE, « La dette
publique est-elle privée ? Traites, traitement, traite : modes de la dette africaine », Politique africaine, 73,
mars 1999, p. 50-67.
21
la force de l’obéissance
Interpréter le terrain
1. Max Weber affirme que l’économie a pour objet « la connaissance de la signification culturelle et des
rapports de causalité de la réalité concrète » (L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la poli-
tique sociales [texte de 1904], in M. WEBER, Essais sur la théorie de la science, Pocket, Paris, nouvelle édi-
tion, 1972, p. 152). Il ajoute : « la science sociale que nous nous proposons de pratiquer est une science de
la réalité. Nous cherchons à comprendre l’originalité de la réalité de la vie qui nous environne et au sein de
laquelle nous sommes placés, afin de dégager d’une part la structure actuelle des rapports et de la signifi-
cation culturelle de ses diverses manifestations et d’autre part les raisons qui ont fait qu’historiquement elle
s’est développée sous cette forme et non sous une autre » (ibid., p. 148).
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introduction
23
la force de l’obéissance
encore une fois des raisons de telle politique, des dangers existants et des
bienfaits de mesures prises. D’autres interlocuteurs au contraire n’ont
jamais cessé de me recevoir, parlant de plus en plus ouvertement, se
moquant de la police et de sa filature lorsqu’ils en avaient connaissance.
Sur ce dernier point, ma stratégie était de ne rien dire à mes interlocuteurs
du monde des affaires à qui je posais des questions purement écono-
miques et financières, même si, en fin d’entretien, mes questions pou-
vaient être entendues, par ceux qui le voulaient, en termes plus politiques.
La raison de cette position était que mes entretiens étaient centrés sur des
points techniques et que ces personnes étaient suffisamment insérées
dans les relations de pouvoir pour savoir évaluer par elles-mêmes les
risques qu’elles prenaient en me recevant et, plus certainement, ce
qu’elles pouvaient me dire et ne pas me dire. En revanche, lorsque mes
entretiens étaient plus directement politiques, je questionnais surtout des
individus « qui n’avaient plus rien à perdre » parce qu’ils faisaient eux-
mêmes l’objet d’un suivi policier autrement plus serré que celui que je
subissais, et qu’ils avaient depuis longtemps en quelque sorte dompté la
surveillance. Lorsque je m’entretenais avec des « Tunisiens moyens », je
prenais garde de passer par des intermédiaires habitués à ce genre de
risques, de façon à ne pas faire encourir des dangers à mes interlocu-
teurs. J’ai malheureusement deux ou trois fois compromis malgré moi des
employés et salariés grévistes qui ont, à la suite de nos rencontres, été
ennuyés et interrogés.
De façon générale, lors des entretiens, mes interlocuteurs étaient bien
évidemment « contraints » par la société dans laquelle ils vivent. Les
entrepreneurs, les banquiers, les salariés, les grévistes, les syndicalistes,
les membres d’association, les avocats et même certains bailleurs de
fonds et partenaires étrangers ne voulaient légitimement pas perturber
leurs relations quotidiennes avec les « autorités ». Aussi, dès que mes
questions devenaient « glissantes » à leurs yeux, ils se crispaient, se tai-
saient, éludaient mes questions ou concluaient d’un « ça, c’est politique
et on ne peut pas en parler » ou, plus explicite encore, « cette mesure
serait évidente à prendre mais ce serait politique et ça ne se discute pas.
En Tunisie, on n’est pas en France ». Cela aussi a fait partie intégrante
de mon terrain, de ma compréhension du politique en Tunisie. Dans ce
contexte la langue de bois est puissante, mais la force des entretiens ne
l’est pas moins : les intonations, les silences, les réponses « à côté », les
raisons bancales ou partielles, les demi-mots et les sous-entendus, les
blagues et les anecdotes servies sans commentaire, les « on-dit » et les
rumeurs, les contradictions apparentes, les gênes et les courts-circuits
laissaient passer beaucoup plus que ce que mes interlocuteurs eux-mêmes
pensaient pouvoir me transmettre. Parfois la situation était inverse :
posant des questions sur des sujets très techniques, mes interlocuteurs se
« laissaient aller », selon leur propre expression, à des sujets plus géné-
raux, à des considérations plus ou moins vagues mais non moins révéla-
trices des significations politiques qu’ils donnaient eux-mêmes aux
24
introduction
1. Sous-titre d’un des chapitres de P. VEYNE, Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un pluralisme
politique, Seuil, Paris, 1976, p. 38.
2. Ibid., p. 39.
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la force de l’obéissance
1. M. L. GHARBI, Le Capital français à la traîne. Ébauche d’un réseau bancaire au Maghreb colonial
(1847-1914), Faculté des lettres Manouba, Université de la Manouba, Tunis, 2003.
29
le pouvoir à crédit
1. J. G ANIAGE, Les Origines du Protectorat français en Tunisie (1861-1881), PUF, Paris, 1959 ;
M.H. CHERIF, « Fermage (lizma) et fermiers d’impôts (lazzam) dans la Tunisie des XVII et XVIIIe siècles », in
« État et pouvoirs en Méditerranée », Les Cahiers de la Méditerranée, Université de Nice, Nice, 1989,
p. 19-29, et Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn bin’Ali (1705-1740), vol. 2, Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1986.
1
Créances douteuses
L’examen des étapes de la vie d’un crédit permet de saisir dans les
détails tous les points d’ancrage possibles du pouvoir dans le monde
financier : analyse de la demande et de la personnalité du demandeur,
analyse de la solidité et de la division des risques de la banque, installa-
tion de garanties, octroi et suivi du crédit, remboursement, provisionne-
ment, recouvrement. Les recherches que j’ai menées laissent entrevoir
qu’à chacune des étapes de l’existence de la créance et de la dette les
réglementations, les comportements, les pratiques, les compréhensions
s’éloignaient d’un cycle harmonieux du crédit, au profit de la création et
de la perpétuation de créances douteuses. L’ampleur de ces dernières
apparaît considérable et politiquement sensible. Les bailleurs de fonds
étrangers ne s’y sont pas trompés qui, depuis quelques années, centrent
leurs interventions sur ces fameuses créances.
Dans tous les pays sous ajustement, ce n’est qu’une fois la stabilisation
opérée que les organisations internationales s’attaquent à l’aspect « struc-
turel » des réformes. La finance est souvent l’un des derniers secteurs à
être touchés par la modernisation : les autorités publiques et les ban-
quiers résistent mieux que les autres secteurs aux déséquilibres, grâce à
leur accès privilégié à des ressources (devises, créances, informations)
qui pour eux ne se tarissent pas, ou beaucoup moins.
En Tunisie, les réformes structurelles ont débuté dans les années 1990.
Les organisations internationales n’ont eu de cesse de faire pression sur
les autorités tunisiennes pour remettre à plat leur système bancaire et, de
façon plus générale, leur système financier. À l’origine, leur objectif était
de surmonter les obstacles aux privatisations et au développement du sec-
teur privé. Les principaux points de préoccupation étaient l’ampleur des
créances douteuses, la fermeture et le protectionnisme du système
31
le pouvoir à crédit
1. Pour l’analyse qui suit, je me suis surtout fondée sur ces rapports, plus faciles d’accès : IMF, « IMF
concludes Article IV consultation with Tunisia », IMF Public Information Notice, nº 01/13, External Rela-
tions Department, Washington D.C., 13 février 2001 ; IMF, « Tunisia : financial system stability assess-
ment », IMF Country Report, nº 02/119, juin 2002 ; IMF, « Tunisia – Preliminary findings of the 2004
Article IV consultation mission », IMF, Washington D.C., 20 juillet 2004 ; IMF, « Tunisia-Articles IV »
1999, 2001, 2003 et 2004 ; BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération République tunisienne-Banque
mondiale, 2005-2004, décembre 2004 ; WORLD BANK OPERATION EVALUATION DEPARTMENT, Republic of
Tunisia. Country Assistance Evaluation, Advance Copy, The World Bank, Washington D.C., 2004 ; Finan-
cial Digest. La revue d’analyse financière, nº 8, AFC-Axis, Tunis, décembre 2004 ; ainsi que de documents
confidentiels basés sur les données non publiques de la Banque centrale. Voir également les rapports
annuels de la BCT et des principales banques, ainsi que des données issues de la Commission de suivi des
entreprises économiques, de la Cour des comptes, de la Centrale des risques et de la Chambre des députés.
2. Selon Tunisie Valeurs, en 2003, le ratio créances douteuses sur engagements bancaires s’élevait à 2 %
en Espagne, 6 % en France, 8 % en Italie, 18 % au Maroc, 20 % en Égypte, contre 24 % en Tunisie.
32
créances douteuses
Les derniers chiffres que j’ai pu traiter, ceux de 2003, mentionnent des
taux de créances douteuses en pourcentage des engagements bancaires de
23,9 %, représentant 16,3 % du PIB pour les seules banques de dépôt, et
de 28 % pour les banques de développement. En décembre 2002, le total
de ces créances se serait élevé à 5,8 milliards de dinars (Mds DT – soit
environ 3,5 milliards d’euros), c’est-à-dire 23,1 % des engagements ban-
caires et environ 21 % du PIB 1. Au début de la même année, le montant
aurait été de 5 Mds DT « seulement », soit 21 % des engagements ban-
caires, soulignant la forte dégradation de l’année 2002 due à la conjonc-
tion de la sécheresse, de la récession en Europe, de la conjoncture poli-
tique internationale et de ses conséquences dramatiques sur le tourisme
(attentats du 11 septembre 2001, attentat de Djerba). Ces chiffres ne sont
pas si éloignés de ceux rendus publics par le FMI en 2001 à partir de
données de 1999, sans que l’on sache vraiment comment ils ont été
établis. Selon l’article IV du FMI, les créances douteuses représentaient
3 Mds DT, soit 22,4 % du total des crédits et 20,3 % du PIB fin 1999 2 : les
banques de développement avaient alors plus de 65 % de leurs crédits en
créances douteuses ou pouvant le devenir très rapidement, mais ce taux
n’approchait « que » les 20 % pour les banques commerciales, publiques
et privées confondues 3. En 1996, les impayés des entreprises auprès des
banques auraient représenté plus de 2,5 Mds DT, auxquels il fallait
ajouter ceux des individus 4. Selon le discours officiel, ces données pro-
blématiques montreraient cependant une amélioration de la situation ban-
caire, les taux de créances douteuses ayant atteint 35 % du total des
crédits et 29 % PIB en 1994, voire plus avant les restrictions budgétaires
et financières de la fin des années 1980 et l’ajustement structurel 5. Ces
évolutions doivent être prises au conditionnel et avec la plus grande pré-
caution : même quand ces chiffres émanent de sources officielles, rien
n’est dit sur les changements, d’une période à l’autre, des modalités
d’évaluation et de catégorisation (public, parapublic, privé, formel,
informel) des créances douteuses 6 . Or le degré à partir duquel on
1. Les chiffres sortent difficilement et avec beaucoup de retard. Ces données récentes et notamment celles
de 2002-2004 sont tirées d’entretiens avec les professionnels. Je me suis hasardée à les citer uniquement
lorsque j’ai pu les confirmer de plusieurs sources, notamment de documents confidentiels de la BCT, de
coopérations européennes et du FMI. Ce qui n’enlève rien à leur caractère aléatoire et incertain.
2. IMF, « IMF concludes Article IV consultation with Tunisia », IMF Public Information Notice,
nº 01/13, External Relations Department, Washington D.C., 13 février 2001, p. 2.
3. IMF, « Tunisia : 2000 Article IV Consultation – Staff Report », IMF Country Report, nº 01/36, IMF,
Washington D.C., février 2001, p. 41.
4. Chiffres tirés de la Centrale des risques, concernant uniquement les impayés des entreprises auprès des
banques, cités par S. KOLSI, « Les contrats passés par les sociétés de recouvrement de créances avec leurs
clients », Mélanges en l’honneur de Habib Ayadi, Centre de publication universitaire, Tunis, 2000,
p. 567-594.
5. « Tunisia : 2000 Article IV… », art. cit., p. 41.
6. Selon la BCT et le FMI, les créances douteuses sont passées de 15,9 % du total des créances en 1989 à
35 % en 1994 pour baisser régulièrement et atteindre 26 % en 1999 et 24 % en 2003. En pourcentage du PIB,
les créances sont passées de 29 % environ en 1994 à 21 % en 2003.
33
le pouvoir à crédit
34
créances douteuses
1. Toutes ces informations sont tirées d’entretiens, Tunis, 1997-2002. Pour plus de détail sur les facilités
offertes aux bénéficiaires des privatisations, voir chapitre 9.
2. Sur ce phénomène de « l’héroïsation », voir J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their
Past Experiences of Migration in Europe : Resource Mobilisation, Networks, and Hidden Disaffection,
Ashgate Publishing, Aldershot, 2000.
3. Entretiens, Tunis, janvier, 1999, juillet 2000 et décembre 2002.
35
le pouvoir à crédit
1. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003 ; Paris, novembre 2003. Voir aussi BANQUE MON-
DIALE, Stratégie de développement touristique en Tunisie. Rapport de phase 1, UP’Management, KPMG
THL Consulting, JC Consultants, KA02R20, 13 juillet 2002 ; FICH RATINGS, L’Industrie touristique tuni-
sienne, Fich Ratings-Corporate Finance, New York et Tunis, 24 juin 2004, et AMBASSADE DE FRANCE EN
TUNISIE (fiche de synthèse de la mission économique auprès de l’), Le Secteur du tourisme en Tunisie,
13 décembre 2004.
2. Entretiens, janvier-mars 2005, et FICH RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne…, op. cit.
3. Entretiens, Tunis, mai 1997 et janvier 1999.
4. Le Secteur du tourisme en Tunisie, op. cit.
36
créances douteuses
est saturé et les montages bancaires laxistes sont devenus plus rares.
Cependant, outre l’endettement excessif, une autre caractéristique
demeure, à l’origine aussi de nombreuses difficultés de paiement : l’ina-
déquation des prêts bancaires à la spécificité du secteur. Le tourisme tuni-
sien est en effet endetté à moyen terme (en général 7 ans amortissables
annuellement) alors que la règle est plutôt de prêter à long terme (15 ans
environ) avec des délais de grâce de 3 à 4 ans 1. C’est ce qui explique, en
dehors même des événements internationaux, la situation très délicate
que le secteur traverse actuellement et la nécessité de le restructurer
entièrement.
1. Ibid., ainsi que FICH RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne, op. cit., et entretiens, décembre 2003
et janvier-mars 2005.
2. IMF, « Banking System Issues and Statistical Appendix », IMF Staff Country Report, nº 98/129,
Washington D.C., décembre 1998.
37
le pouvoir à crédit
38
créances douteuses
1. Selon le FMI, le taux de provisionnement des créances douteuses est faible mais il n’a officiellement
cessé de s’améliorer, passant globalement de 31 % en 1994 à 53 % en 1999. Les banques de développement
ont toujours connu de meilleurs taux en la matière (35,5 % en 1994 et 56 % en 2001) que les banques
commerciales (29,5 % en 1994, 43 % en 2003).
2. Entretiens, Tunis, janvier 1999, juillet 2000, décembre 2001 et décembre 2003. Le chiffre du FMI cir-
culait en 2003 dans le monde de la coopération.
3. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000. Voir également le chapitre 4 ci-dessous.
39
le pouvoir à crédit
1. Débats parlementaires de février 1998 autour de la création des sociétés de recouvrement, cités par
S. KOLSI, « Les contrats passés par les sociétés de recouvrement… », art. cit.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et Bruxelles, mai 2002.
3. C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 71.
40
créances douteuses
1. Cette remarque provient de discussions avec des professionnels de la banque et des bailleurs de fonds,
Tunis, décembre 2003.
2. Voir les rapports annuels de la BCT et de l’APBT. A. KAROUI (« Risque systémique et vulnérabilité
bancaire : quels indicateurs prédictifs pour la Tunisie ? », Économie et finance internationale, Université de
Tunis El Manar, Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis, année universitaire 2002-2003)
montre que la rentabilité économique des banques évolue positivement et que leur productivité s’améliore.
En revanche, S. MOULEY (dans « Enjeux et impératifs des politiques de libéralisation des comptes externes
en Tunisie face à la nouvelle architecture financière internationale », CEFI Working Paper, 2004, p. 6) sou-
ligne « l’affaiblissement inquiétant de la rentabilité matérialisée par le faible niveau relatif des commissions
dans le produit net bancaire qui n’a guère dépassé en moyenne 38 % en 2001 alors que les frais généraux
n’ont cessé de surcroît de se gonfler ». Dans ce sens, voir les derniers rapports du FMI et de la Banque mon-
diale cités en note 1, p. 32.
3. Voir les Rapports annuels successifs de la BCT et de l’APBT ainsi que « Les défis de la banque tuni-
sienne », Réalités, Supplément février 1992 ; l’interview du gouverneur Daouas : M. DAOUAS, « La santé de
41
le pouvoir à crédit
octroyer des prêts et les taux d’intérêt sont désormais libres, même si la
réalité souffre de quelques exceptions notables du fait de l’intervention-
nisme de l’autorité de tutelle et de la stratégie de cartel des banques. Avec
l’ère de l’ajustement, les banques de développement sont devenues idéo-
logiquement obsolètes et le processus de liquidation de ces organismes a
été entamé ; en 2001, une nouvelle loi de modernisation du secteur ban-
caire consacre la banque universelle et poursuit le processus de moderni-
sation organisationnelle et légale du secteur.
Les transformations les plus significatives se situent dans le domaine
réglementaire, principalement autour du rôle de régulateur de la Banque
centrale. Les observateurs sont unanimes à regretter l’insuffisance de per-
sonnel compétent, autonome et responsable, susceptible de prendre des
décisions ; ils soulignent également l’omniprésence de la BCT dans la
gestion économique et financière du pays ; mais, simultanément, ils insis-
tent sur l’ampleur des transformations survenues depuis plus d’une
décennie dans le rôle imparti à la Banque centrale et sur la finesse de sa
gestion cambiaire et monétaire. La convertibilité du dinar n’est pas
encore complète, mais elle touche désormais toutes les opérations cou-
rantes, et seules les opérations de capital sont strictement encadrées. La
BCT a adopté les standards internationaux : pour lutter contre l’inflation
et stabiliser le taux de change effectif réel, elle manipule habilement son
panier de devises, ses taux d’intervention, ses réserves, ses relations avec
les banques commerciales. Bien que de manière insuffisante, le taux
d’intérêt commence à jouer son rôle de signal. Au vu de ces disparités,
on pourrait proposer une hypothèse : malgré le coût d’une telle stratégie,
les autorités tunisiennes n’auraient-elles pas adopté un comportement
conforme aux normes du FMI en matière de gestion du change (flexibilité
de l’ajustement en vue d’une stabilisation du taux) en échange de la per-
pétuation d’une sorte de subvention du crédit en monnaie nationale des-
tiné à protéger au mieux le niveau de pouvoir d’achat des Tunisiens ?
La classification des actifs bancaires est une des mesures les plus
importantes prises par la BCT pour moderniser le secteur bancaire. Les
banques sont désormais obligées de procéder à la classification de leurs
actifs en quatre catégories : 1) actifs nécessitant un suivi ; 2) actifs incer-
tains ; 3) actifs préoccupants et 4) actifs compromis (dont – mais pas uni-
quement – les créances avec retard de paiement de plus de 360 jours).
Une loi de 1994 a accru les pouvoirs de régulation de la BCT. Elle a
actualisé les règles de gestion des banques, fixé les normes prudentielles
et les ratios de liquidité et de réserve obligatoire. Pour intensifier son
contrôle, la BCT peut désormais exercer sur les banques un contrôle « sur
pièce et sur place ». Elle peut notamment les obliger à augmenter leur
capital, à constituer des provisions pour créances douteuses ou
notre monnaie nous met à l’abri de toutes les rumeurs injustifiées », L’Économiste maghrébin, nº 296, 12-26
septembre 2001, p. 8-14, ou IMF, « Financial System Stability Assessment », IMF Country Report,
nº 02/119, juin 2002.
42
créances douteuses
Un archaïsme indépassable ?
Malgré ces nouvelles normes, ces nouveaux critères d’appréciation et
ces nouvelles règles de contrôle, pourquoi le système bancaire a-t-il si
peu changé par rapport au début des années 1990 ? Pourquoi le montant
relatif des créances douteuses est-il encore si élevé ? Pourquoi les besoins
de provisionnement sont-ils toujours aussi pressants ?
Une modernisation en trompe l’œil : telle serait une façon brutale
d’interpréter la situation. Les autorités de tutelle adopteraient de nou-
velles normes et des institutions calquées sur les modèles internationaux
pour, en quelque sorte, « se faire bien voir », montrer que le pays
s’adapte ; mais elles le feraient très progressivement, sans en adopter
nécessairement l’esprit, de façon sélective et sans convaincre les princi-
paux intéressés : les banques. Ces dernières perpétueraient ainsi en toute
tranquillité les modalités de leur fonctionnement archaïque. Pour preuve,
le caractère répétitif des réformes annoncées. Clement Moore Henry note
par exemple que les thèmes soulevés dès 1981 se retrouvent à l’identique
à la fin des années 1990 3, et l’on pourrait ajouter au début de ce siècle
également.
Cette interprétation, pour rapide qu’elle soit, connaît des illustrations
évidentes. Du côté gouvernemental, les retards et les décalages dans
1. Selon le FMI et la BCT, les banques de développement n’ont jamais eu de problème à respecter le ratio
Cook. En revanche, les banques commerciales publiques ont dû faire un long chemin avant d’atteindre la
norme acceptable d’un ratio supérieur à 8 % (passant de – 5,3 % en 1993 à 2,1 % en 1994, 5,9 % en 1997,
8,8 % en 1998 et 11,5 % en 2001) Après des difficultés dans les années 1980, les banques commerciales
privées respectaient le ratio dès le milieu des années 1990.
2. Entretiens, Tunis, Paris et Bruxelles, notamment avec des bailleurs de fonds (ce qui suggère par ail-
leurs qu’ils ne sont absolument pas dupes et qu’ils acceptent consciemment la part de fiction que ces
réformes contiennent).
3. Voir C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 177-211. L’auteur note pour sa part
que cette libéralisation a débuté à la fin des années 1970 avec l’autorisation accordée aux premières banques
offshore. Cette interprétation me paraît excessive dans la mesure où l’offshore tunisien s’apparente davan-
tage à un paradis financier qu’à une mesure de libéralisation.
43
le pouvoir à crédit
1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…,
op. cit. ; C. H. MOORE, « Tunisian banking : politics of adjustment and the adjustment of politics », in
I.W. ZARTMAN (dir.), Tunisia : The Political Economy of Reform, Lynne Rienner, Boulder, 1991, p. 67-97 ;
B. HIBOU et L. MARTINEZ, « Le Partenariat euro-maghrébin, un mariage blanc ? », Les Études du CERI,
nº 47, novembre 1997. Pour plus de détails, voir le chapitre 3.
2. Entretien, Tunis, décembre 2001.
44
créances douteuses
45
le pouvoir à crédit
46
créances douteuses
1999, et D.L. WANK, « The making of China’s rentier entrepreneur elite : state, clientelism, and power
conversion, 1978-1995 », in F. MENGIN et J.-L. ROCCA (dir.), Politics in China. Moving Frontiers, Palgrave,
MacMillan, New York, 2002, p. 118-139.
1. A. ABDELKEFI, « Le marché financier tunisien : présent et avenir », Tunisie Valeurs, nº 16, 2002, p. 11.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2003.
3. C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 64.
47
le pouvoir à crédit
1. M. WEBER, « L’éthique économique des religions mondiales (1915-1920) », in Sociologie des reli-
gions, Gallimard, Paris, 1996, p. 329-486.
2. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences…, op. cit, p. 138-141.
48
créances douteuses
1. Entretiens, janvier 1999 et juillet 2000. Voir aussi A. MAMLOUK, « Commentaire de l’arrêt nº 69197 du
6 octobre 2000 de la Cour d’appel de Tunis », Revue tunisienne de droit, Centre de publication universitaire,
Tunis, 2000, p. 463-475.
49
le pouvoir à crédit
50
créances douteuses
gagné l’appel d’offres, n’est pas dupe : elle estime aujourd’hui que le trai-
tement de ces créances douteuses n’a été que très partiel. Ce n’est qu’au
terme d’un long bras de fer, où elle a fait intervenir les autorités fran-
çaises, qu’elle a pu imposer à la Banque centrale, à titre exceptionnel, leur
provisionnement. Mais elle estime avoir acheté une part de marché non
négligeable au prix d’un droit d’entrée modeste pour une multinationale,
et l’accès à un marché national malgré tout lucratif 1.
1. L’UIB représente en effet 8 % du marché alors que l’achat des 52 % n’a coûté à la Société Générale
que 75 M$. Source : entretiens, Tunis, décembre 2002.
2. Ceci n’est pas propre à la Tunisie. En Chine par exemple, les créances douteuses ont été rendues
visibles par les restructurations et les opérations d’assainissement des entreprises publiques. Ce n’est qu’à
partir de cette date que les autorités ont mis en évidence la généralité du phénomène. Voir A. KERNEN, La
Chine vers l’économie de marché. Les privatisations à Shenyang, Karthala, Paris, 2004.
51
le pouvoir à crédit
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créances douteuses
53
le pouvoir à crédit
1. B. HIBOU, « Les marges de manœuvre d’un “bon élève” économique : la Tunisie de Ben Ali », Les
Études du CERI, nº 60, décembre 1999.
2. H. SETHOM, Pouvoir urbain et paysannerie en Tunisie, op. cit., p. 145-154. « Les agriculteurs qui béné-
ficient d’un crédit agricole chaque année sont une petite minorité : dans l’hypothèse la plus favorable, ils
représenteraient 20 % des exploitants agricoles », p. 150. A. ABAAB et M. ELLOUMI, « L’agriculture tuni-
sienne… », art. cit., mentionnent, p. 127, que « seulement 15 % des exploitants bénéficient » de crédits ban-
caires.
3. Expression d’un banquier, Tunis, décembre 2002.
4. B. HIBOU, « Les marges de manœuvre d’un “bon élève” économique… », art. cit., p. 20-22.
5. Entretiens, Tunis, décembre 2001. Pour plus de développements, voir chapitre 7.
54
créances douteuses
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le pouvoir à crédit
1. J’ai essayé en vain d’obtenir des données sur ces crédits interentreprises. Mes remarques se fondent
donc uniquement sur des entretiens qui tous, en revanche, ont confirmé cette tendance, Tunis,
décembre 2001 et surtout décembre 2002 et décembre 2003.
2. S. KOLSI, « Les contrats passés par les sociétés de recouvrement de créances avec leurs clients », art.
cit., p. 567.
3. Entretiens, Tunis et gouvernorats de Tunis et de Nabeul, janvier-mars 2005. Les employeurs peuvent
servir de garants auprès des banques ou, ce qui est le plus courant, ils prêtent eux-mêmes à l’employé sous
forme d’avance sur salaire. Voir également J.-P. BRAS, « Tunisie : Ben Ali et sa classe moyenne », Pôles,
nº 1, avril-juin 1996, p. 174-175, et H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, « Poulina, un management tuni-
sien », Notes et Documents, nº 17, AFD, Paris, mai 2005.
56
créances douteuses
1. Sur les aspects juridiques du crédit à la consommation, voir Y. KNANI, « La vente avec facilités de paie-
ment », Mélanges en l’honneur de Habib Ayadi, op. cit., p. 545-566.
2. Entretiens, Tunis, juillet 2000.
3. Là encore, il ne m’a pas été possible de confirmer ces chiffres par des publications officielles. Elles
m’ont été fournies lors d’entretiens.
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le pouvoir à crédit
58
créances douteuses
1. Selon la BCT et le FMI, le taux de créances irrécouvrables des banques de développement en pourcen-
tage des engagements bancaires était de 52,2 % en 1992 et n’a cessé d’augmenter jusqu’en 1997 pour
atteindre 67 %. Grâce aux opérations d’apurement, il baisse depuis cette date et avait atteint en 2001 son
taux du début des années 1990 (52,5 %).
2. Le taux de créances irrécouvrables des banques publiques s’est très nettement amélioré dans les années
1990 et il a presque atteint en 2000 le niveau de celui des banques privées : 33,4 % en 1992 ; 40,7 % en 1993
puis baisse continue et 19,5 % en 2001 et 20,7 % en 2002.
3. Le taux de créances irrécouvrables des banques privées est passé de 24,4 % en 1992 à 15,9 % en 2001
et 18 % en 2002.
4. Pour une dénonciation, voir par exemple l’opuscule « Les 7 familles qui pillent la Tunisie ». Pour une
analyse critique, B. HIBOU, « Tunisie : le coût d’un “miracle” », art. cit.
59
le pouvoir à crédit
1. Toutes ces informations sont tirées de la presse et surtout d’entretiens, Tunis, décembre 2001,
décembre 2002 et décembre 2003.
2. Entretien, Paris, mai 2004.
60
créances douteuses
62
la dépendance par l’endettement
63
le pouvoir à crédit
comportements économiques », Politix, vol. 13, nº 52, 2000, p. 183-209. Voir également P.-N. GIRAUD (Le
Commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne, Seuil, Paris, 2001) qui centre le système de
croyance sur l’idée qu’il est possible de transférer de la richesse dans le temps de façon sûre, et J.-M. REY,
« Qu’est-ce que faire crédit ? Entre littérature et économie », Esprit, mars-avril 2005, p. 87-100, pour qui la
croyance repose sur le fait que le crédit parie continuellement « sur ce qu’il y a de plus indéterminé et de
plus incertain, à savoir l’avenir » (p. 89).
1. L’expression est d’Herbert MARCUSE, L’Homme unidimensionnel, op. cit.
2. J.-M. REY, « Qu’est-ce que faire crédit ?… », art. cit., p. 100. Dans ses travaux, Jean-Michel Rey met
lui aussi l’accent sur la fiction, ce qu’il appelle, en reprenant le langage littéraire du XVIIIe siècle, le « fidu-
ciaire ».
3. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.
64
la dépendance par l’endettement
une part de moins en moins grande, mais ces progrès résultent avant tout
d’astuces comptables et techniques : tel est le cas des rééchelonnements
qui permettent de faire passer une « créance 4 » (perte totale) en
« créance 1 » (créance difficile), sans que la situation économique et
financière ait changé.
65
le pouvoir à crédit
1. D. DE BLIC, « Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ? Difficiles mobilisations autour
du Crédit Lyonnais », Politix, vol. 13, nº 52, 2000, p. 157-181.
2. A. KAROUI, Risque systémique et vulnérabilité bancaire…, op. cit.
66
la dépendance par l’endettement
1. L’endettement extérieur représente, dans les années 1990, 60 % du PIB et il est plutôt en baisse.
2. Selon le FMI, les réserves en devises se maintenaient dans les années 1990 autour des 3 mois, avec des
passages récurrents en dessous de cette norme (1995, 1998, 2002 et 2003). Le ratio d’endettement extérieur
est lourd (61 % en 2002) si l’on considère les ambitions d’investissement des autorités tunisiennes évaluées
à l’aune des différents plans et si l’on compare la Tunisie aux autres pays notés BBB par les agences de
notation, qui, en moyenne et pour la même année 2002, connaissent un endettement de 48 %.
3. B. HIBOU, « Les marges de manœuvre d’un “bon élève” économique… », art. cit.
67
le pouvoir à crédit
concurrence beaucoup plus sérieuse. L’analyse des critères que les ban-
quiers étrangers, les bailleurs de fonds et les marchés internationaux uti-
lisent pour évaluer la situation financière tunisienne permet de lever une
partie du voile entourant l’énigme du « modèle » tunisien. Les uns
comme les autres regardent en premier lieu la capacité de remboursement
du débiteur. Or le débiteur en question, c’est essentiellement l’État tuni-
sien qui, pour des raisons économiques et historiques, a toujours mis un
point d’honneur et son nationalisme le plus fier à rembourser en temps
et en heure. En l’absence de rente, l’économie tunisienne repose depuis
l’indépendance sur un accès privilégié aux financements extérieurs,
rendu d’autant plus aisé que les relations avec les acteurs dominants du
capitalisme global sont bonnes.
La « stabilité », appréciée en termes économiques et politiques,
constitue aussi un atout que les autorités tunisiennes cultivent adroite-
ment. Cette préoccupation politique implicite explique en partie le
laxisme des bailleurs de fonds face aux stratégies de résistance, de
contournement et même aux dérives de leur récipiendaire favori. Les
agences de notation et les marchés financiers sont influencés positive-
ment par la stabilisation macroéconomique et l’impression de bonne ges-
tion. Ils prennent également en compte des arguments purement tech-
niques, comme la rareté du papier tunisien sur les marchés internationaux
ou, plus prosaïquement encore, le soutien assuré des bailleurs de fonds.
Pour les uns comme pour les autres, il n’y a pas de mise en perspective,
pas d’analyse de l’impact de pratiques « hétérodoxes » sur le fonctionne-
ment de l’économie, pas de prise en compte des moyens par lesquels ces
résultats sont obtenus, pas de travail critique sur l’économie politique du
pays. Les partenaires étrangers financent donc l’économie tunisienne
sans se poser de questions et participent ce faisant à la fiction d’une éco-
nomie d’endettement saine et d’un système bancaire performant. Ils
contribuent ainsi à la consolidation d’une économie qu’ils peuvent
malgré tout juger sévèrement, ce qui constitue non pas le paradoxe, car
l’appréciation est tout à fait rationnelle et logique, mais l’étrangeté de la
chose. Comme par le passé, les financiers étrangers manient pour ainsi
dire un double système de règles : des règles qu’ils s’appliquent à eux-
mêmes et aux institutions occidentales, et des règles spécifiques aux
« indigènes », sur un mode quelque peu paternaliste 1.
Malgré l’importance relative de la dette, une telle perspective est légi-
time pour des bailleurs de fonds publics, tels le FMI, la Banque mon-
diale ou l’Union européenne, qui subissent des pressions politiques de la
part de leurs principaux actionnaires ou contributeurs. Ce comportement
est apparemment plus étonnant de la part des marchés et des grands
cabinets privés de conseil et d’évaluation des risques. Les agences de
1. David LANDES (Bankers and Pashas. International Finance and Economic Imperialism in Egypt, Har-
vard University Press, Cambridge, 1958) l’a bien montré à propos de l’Égypte durant l’impérialisme finan-
cier du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
68
la dépendance par l’endettement
1. Y. GUESSOUM, « Évaluation du risque pays par les agences de rating : transparence et convergence des
méthodes », séminaire du CEFI, miméo, février 2004, et J. CERNÈS, « Les instruments de mesure du risque
pays sont-ils fiables ? », Atelier de recherche ESG, 23 mars 2004.
2. A. KAROUI, Risque systémique et vulnérabilité bancaire…, op. cit., p. 140, note que « pour la Tunisie,
la notation de son système bancaire se trouve parmi les systèmes les plus fragiles vu l’importance du porte-
feuille compromis et les insuffisances des provisions […] les notes individuelles des banques sont faibles.
Par exemple, la STB suite à sa fusion avec la BNDT et la BDET a été rétrogradée puisque son rating est
passé de D- à E+1 ».
3. IMF, IMF Concludes Article IV…, op. cit., p. 1 : l’emprunt en euros de 2000 a été obtenu à des condi-
tions bien meilleures (130 points de base) que celui de l’année précédente (280 points de base). En
mars 2004, alors que la Tunisie cherchait 300 Mi pour financer son déficit courant et le remboursement de
sa dette, elle en a levé 450 M et aurait pu en obtenir bien davantage.
69
le pouvoir à crédit
1. Dans « Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ?… », art. cit., Damien de Blic soulève
cette hypothèse à propos de Crédit Lyonnais.
70
la dépendance par l’endettement
budgétaire annuel de l’opération (1/25) et reporte une partie des coûts sur
les banques puisqu’elles ne perçoivent plus les intérêts théoriquement
dus. Par ailleurs, l’État bénéficie financièrement de l’appui de la commu-
nauté internationale qui, en contrepartie de l’adoption des réformes, pro-
pose des prêts à taux avantageux (Banque mondiale) ou, mieux, des dons
(Union européenne). Il y a donc réellement partage du poids financier de
la restructuration, partage dont les termes sont plus ou moins imposés par
les autorités tunisiennes – et plutôt plus que moins –, mais qui tient
compte des intérêts et des positions des uns et des autres. En limitant
l’ampleur des provisions, la BCT permet aux banques d’afficher des
bénéfices comptables, ce qui leur est favorable en termes d’image et de
maintien de la fiction, mais l’est tout autant pour les actionnaires de ces
institutions et pour le budget de l’État puisque ce dernier profite non seu-
lement de dividendes, mais aussi des recettes de l’impôt sur les béné-
fices. La communauté internationale n’est pas en reste puisqu’elle peut
ainsi arguer du succès de ses réformes et de sa contribution à l’assainis-
sement, accroître le volume de ses activités et justifier sa raison d’être.
Cet enchevêtrement d’intérêts justifie aussi la perception populaire que
« la banque, c’est l’administration ». L’administration, non pas en raison
de l’importance des banques publiques, mais en raison de leur fonction-
nement et plus encore de leur rôle social. La nature, publique ou privée,
de la banque importe peu en la matière. Les unes et les autres relaient en
effet les inflexions gouvernementales (financement privilégié de tel ou
tel secteur, comme le tourisme et, plus récemment, les exportations), les
choix de politique économique (lignes de crédit spécifiques, à l’instar de
la « mise à niveau » ou des aides « jeunes promoteurs »), et les préoccu-
pations macroéconomiques (limiter le déficit commercial et la pénurie en
devises). Dans les représentations populaires mais pas seulement, la
banque, c’est donc en partie l’administration, et « c’est aussi la sécurité ».
Contrairement à la Bourse, l’épargne y est sûre et le risque nul. Surtout,
les relations sociales et les effets de notoriété priment sur toute autre éva-
luation, parce que la société économique est finalement assez étroite 1.
En tant que monde fictif, le système bancaire illustre une autre caracté-
ristique de l’économie politique tunisienne, la gestion consensuelle. La
notion de « consensus » est centrale dans la rhétorique générale du gou-
vernement. Elle l’est aussi dans le complexe politico-financier, à son ini-
tiative bien sûr, mais les principaux acteurs du système participent aussi
de cette perception générale. Tout le monde a intérêt à ce système finan-
cier et les intérêts s’enchaînent d’autant mieux que l’État est présent pour
garantir ce consensus, ou plutôt le favoriser, grâce à son « écoute » et à
ses préoccupations sociales. Si bien que dans une sorte d’enchaînement
harmonieux chacun prendrait en charge une partie du « fardeau », les
1. Entretien, Tunis, janvier 1999 et Sfax, avril 1998. Les chefs d’agence peuvent faire toute leur carrière
dans la même filiale ou dans la même représentation.
71
le pouvoir à crédit
1. Entretiens, Tunis, décembre 2003, avec des donateurs qui m’ont fait part de certains refus d’institutions
nationales ou internationales.
2. Entretiens, Tunis, janvier-mars 2005.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2003.
72
la dépendance par l’endettement
73
le pouvoir à crédit
pouvoir vis-à-vis des gens, seraient-ils notables, pour lesquels ils mettent
en œuvre les politiques.
Mais cet élitisme est partagé par ceux-là mêmes qui par ailleurs en
pâtissent. Le « consensus » s’obtient entre les acteurs dominants du sys-
tème, en occultant l’existence de ceux qui n’en bénéficient pas. Ces
laissés-pour-compte de l’économie d’endettement et du cercle « ver-
tueux » des créances douteuses sont pourtant nombreux : la très grande
majorité des agriculteurs (plus de 80 %) n’ont jamais eu ou n’ont plus
accès à la BNA, notamment depuis la restructuration de 1997 1 ; la majo-
rité des PME et des artisans tunisiens n’arrivent pas à obtenir de prêts ;
tous les individus à très faible salaire ou au chômage, beaucoup d’indé-
pendants et les travailleurs de l’informel n’ont purement et simplement
pas accès aux services bancaires. Inversement, une grande majorité des
Tunisiens résidant à l’étranger, de même que les entreprises informelles,
qui sont largement majoritaires dans le tissu industriel et artisanal tuni-
sien, ne dépendent pas de financements bancaires pour monter leur
entreprise 2.
Les individus poursuivis pour impayés et pour non-remboursement
sont aussi des laissés-pour-compte de la fiction bancaire ; ils sont nom-
breux, comme le montrent les tribunaux engorgés de procès pour fraude
financière et les prisons submergées de détenus pour chèques sans provi-
sion 3. Car le consensus pour l’économie d’endettement par créances dou-
teuses ne couvre qu’un champ bien défini de la société et révèle les véri-
tables lignes de l’inégalité économique et sociale en Tunisie. Ces
individus, qui n’ont fait que suivre des pratiques « normales », n’ont été
exclus de cet ordre social qu’en raison de leur statut ou de leur comporte-
ment déviant. Dans sa forme dominante, la créance douteuse est une affir-
mation de la norme, une contribution à l’ordre social ; mais elle peut aussi
bien exprimer l’expulsion, parfois violente, des cercles de sociabilité 4. Le
consensus apparaît avant tout comme celui des élites économiques et
politiques, dont profitent les classes moyennes.
Cette insistance sur le consensus, la stabilité et la sécurité doit se
comprendre à l’aune de la fiction bancaire. Celle-ci se construit et se per-
pétue à la condition d’être insérée dans un « univers du discours clos 5 »,
1. Il faut rappeler que seuls 15 % à 20 % des agriculteurs avaient accès aux crédits bancaires dans les
années 1970 et 1980. Avec l’assainissement et la restructuration bancaires, leur proportion est désormais
bien inférieure encore.
2. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…,
op. cit., p. 128-130 ; R. ZGHAL, « Le développement participatoire, participation et monde du travail en
Tunisie », art. cit.
3. Presse nationale (notamment Le Quotidien, 11 décembre 2001) ainsi que M. H. LAKHOUA, « L’encom-
brement de la justice pénale », Revue tunisienne de droit 2000, p. 287-298. Selon les textes, le moindre
découvert est illégal et passible de poursuite, ce qui laisse cours à toute interprétation arbitraire et à l’exer-
cice de traitements inégalitaires en fonction de la personnalité des débiteurs.
4. Cette lecture m’a été inspirée par l’analyse de la dette dans le nord du Cameroun par Janet Roitman :
J. ROITMAN, « Unsanctioned Wealth ; or the productivity of debt in Northern Cameroon », Public Culture,
15 (2), 2003, p. 211-237.
5. Expression d’Herbert Marcuse, titre du chapitre IV de L’Homme unidimensionnel, op. cit.
74
la dépendance par l’endettement
1. A. ABDELKEFI, « Le marché financier tunisien : présent et avenir », art. cit., p. 11-12 (c’est moi qui sou-
ligne).
2. Analyse que J.-M. REY fait de la faillite de John Law dans « Qu’est-ce que faire crédit ?… », art. cit.,
citations respectives p. 100 et p. 101-102.
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le pouvoir à crédit
76
la dépendance par l’endettement
1. Cet épisode est désormais très bien documenté : outre les entretiens que j’ai pu mener entre 1997
et 2003, voir C. H. MOORE, « Tunisian banking : politics of adjustment and the adjustment of politics », art.
cit., p. 84-85 ; C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 199-202 et p. 210-211 ;
J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
77
le pouvoir à crédit
1. Cet épisode en revanche est beaucoup moins connu, notamment parce qu’il n’a toujours pas été clos.
Outre les entretiens que j’ai pu mener avec A. Bouden et des banquiers de Tunis, ainsi que les différents avis
de la Chambre internationale de commerce de Paris et de la Cour d’arbitrage international de Londres (qui
m’ont été fournis par A. Bouden), voir C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit.,
p. 189-199.
2. J.-Y. GRENIER, L’Économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Albin
Michel, Paris, 1996, p. 89.
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la dépendance par l’endettement
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le pouvoir à crédit
1. R. BISTOLFI, Structure économique et indépendance monétaire, Éditions Cujas, Paris, 1967, p. 235 et
suiv. ; C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.
3. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000.
4. C. H. MOORE, « Tunisian banking… », art. cit., et B. HIBOU, « Les marges de manœuvres…, », art. cit.
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la dépendance par l’endettement
la banque est une affaire d’État et qu’un contrôle absolu empêche toute
alternative et tout antagonisme. La mise au pas de la BIAT a été par tous
comprise comme la réaffirmation de la centralité de l’État 1. Des compor-
tements et des signes plus diffus contribuent au renforcement de cette
interprétation prométhéenne. Dans les régions et les petites villes, la pres-
sion politique et les rapports de force, le chantage et les arrangements
passent souvent par l’institution bancaire. Sur instruction du délégué ou
du gouverneur, les banques peuvent mener une politique discriminatoire
dans l’attribution des crédits, dans la tolérance aux délais de paiement,
dans les poursuites judiciaires 2. Le pouvoir central et ses représentants
n’hésitent pas à utiliser la banque pour faire passer leurs messages de
désapprobation ou leurs sanctions aux personnalités et groupes suspectés
d’indépendance ou ouvertement opposés à lui. Symbole le plus récent de
cette fonction disciplinaire, la « fuite » de la liste des 107 plus endettés
de Tunisie. Cette dernière, qui mentionnait l’endettement brut de tous les
grands noms du monde des affaires tunisien sur la base de données de la
Banque centrale, commença à circuler à la fin 2003 et fit l’objet de
commentaires sans fin dans la bourgeoisie tunisoise et dans les milieux
de l’opposition. Cette fuite ne doit évidemment pas être comprise comme
une volonté de « nettoyer le secteur ». Ni comme une erreur d’apprécia-
tion, comme le veut la rumeur selon laquelle sa diffusion aurait pro-
voqué la démission du gouverneur. Cette liste n’est pas fiable puisque
seules des données de crédits en cours étaient fournies sans mention de
l’actif des débiteurs nommés et de leur solvabilité. Elle suggère plutôt,
outre la concentration de l’offre de crédit, le caractère fantasmatique des
créances douteuses. Surtout, elle matérialise l’exercice d’un pouvoir dis-
ciplinaire qui entend montrer que le pouvoir sait, connaît et pourrait, le
cas échéant, agir 3.
S’arrêter à ces explications revient cependant à partager une concep-
tion manichéenne de la domination politique et à concevoir les relations
de pouvoir comme des relations du propriétaire à son bien. L’analyse
détaillée de l’économie d’endettement tunisienne a précisément pour but
d’entrer plus profondément dans ce jeu de rapports de force, de faire
comprendre, de manière plus subtile, ce qui se passait derrière ces théâ-
tralisations. Les affaires mentionnées plus haut constituent de parfaits
révélateurs du système, avec ses inextricables imbrications entre public
et privé, l’absence de transparence, la dimension foncièrement politique
du crédit, l’existence d’intermédiaires agréés qu’on ne peut négliger sous
1. Cela m’a été répété très systématiquement lors d’entretiens. Voir également J.-P. CASSARINO, Tunisian
New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
2. Entretiens, Sfax, décembre 2002 et Tunis, décembre 2003.
3. Cette technique n’est pas propre à la Tunisie. Gilles Favarel-Garrigues la mentionne en Russie, à usage
international (G. FAVAREL-GARRIGUES, « La bureaucratie policière et la chute du régime soviétique »,
Sociétés contemporaines, nº 57, 2005, p. 63-82). Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes analysent de la
sorte les listes noires publiées par les organismes de lutte contre le blanchiment (T. GODEFROY et P. LAS-
COUMES, Le Capitalisme clandestin. L’illusoire régulation des places offshore, La Découverte, Paris, 2004).
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le pouvoir à crédit
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la dépendance par l’endettement
tion au Maroc : fondement historique d’une prise de liberté avec le droit », Revue Tiers Monde, janvier-mars
2000, p. 23-47.
1. J.-G. YMBERT, L’Art de faire des dettes, Rivages, Paris, 1996 (1824), p. 45.
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le pouvoir à crédit
1. Voir notamment l’analyse qu’en fait J.-Y. GRENIER dans L’Économie d’Ancien Régime…, op. cit. Pour
des situations contemporaines en Afrique, O. VALLÉE, Le Prix de l’argent CFA : heurs et malheurs de la
zone franc, Karthala, Paris, 1989, et J.-F. BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, Paris,
1989.
2. J.-Y. GRENIER, L’Économie d’Ancien Régime…, op. cit., p. 89.
3. Mécanisme qui m’a été inspiré par la lecture de P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tar-
dive. Vers un empire chrétien, Seuil, Paris, 1998.
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la dépendance par l’endettement
1. Toutes les données ci-dessous ont été obtenues lors de mes terrains successifs en Tunisie, et notam-
ment en décembre 2001, décembre 2002 et décembre 2003. Des articles (aux informations très contrôlées,
donc) sont sortis dans la presse, et notamment dans l’hebdomadaire Réalités.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2003.
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la dépendance par l’endettement
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la dépendance par l’endettement
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l’adhésion encadrée
Un quadrillage méticuleux
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l’adhésion encadrée
1. Les chiffres cités sont ceux que l’on entend systématiquement en Tunisie, ce dont on ne peut déduire
cependant leur fiabilité. Les données comparatives sont issues de M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome
autoritaire…, op. cit., p. 203-205.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001. Voir également les divers rapports des organisations de défense des
droits de l’homme et notamment CNLT, Deuxième rapport sur l’état des libertés en Tunisie, op. cit., et
LTDH, Rapport annuel 2002, op. cit.
96
un quadrillage méticuleux
1. Repris dans la presse étrangère, notamment dans Libération, 10 janvier 2004, et dans les rapports des
organisations de défense des droits de l’homme précédemment cités.
2. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 102.
3. Lors de mes terrains, le taxi que j’empruntais servait parfois de relais pour les policiers chargés de mon
suivi. Pour empêcher la circulation des opposants d’une manière moins visible qu’une intervention directe
de la police, les « louages » – autrement dit les taxis collectifs entre les villes du pays – peuvent être utilisés
soit pour interdire à l’indésirable de monter dans la voiture, soit pour l’intercepter au péage. En mars 2005,
97
l’adhésion encadrée
généralement pas directement. Ils sont plutôt là pour écouter, faire savoir
que les gens sont écoutés, diffuser l’idée que tout est écouté, y compris la
plus anodine des discussions, celle des taxis où les gens ne font que parler
de la pluie et du beau temps – autrement dit, que la police est partout.
Fait moins connu mais tout aussi important, la police, dans cette concep-
tion large du terme, remplit aussi des fonctions d’intégration : le ministère
de l’Intérieur, comme dans beaucoup d’autres pays autoritaires, est sans
aucun doute l’administration qui se modernise le plus rapidement, notam-
ment par le recrutement de jeunes compétences, juristes et informaticiens
en particulier 1.
La banalisation policière
Le développement des institutions et des mécanismes policiers
constitue la principale caractéristique des modes de gouvernement depuis
la fin des années 1980. La prégnance du parti unique, le doublement de
l’administration étatique par la bureaucratie partisane, le quadrillage du
pays ou encore le culte de la personnalité ont été des attributs de l’exer-
cice du pouvoir dès l’indépendance 2. À ceux-ci s’est adjointe à partir de
la fin des années 1980 une dimension intrusive et privative qui ne pou-
vait être mieux exercée que par la police. Contrairement à ce qui est sou-
vent affirmé, la « policiarisation » n’est cependant pas le fait de Ben Ali
en personne. Abdelkader Zghal, par exemple, notait la montée en puis-
sance de l’institution répressive dès la fin des années 1970, et Ahmed
Tlili, dans sa lettre ouverte à Bourguiba publiée en 1975, dénonçait déjà
l’émancipation et l’extension de l’institution policière 3. Quoi qu’il en
soit, la montée en puissance du ministère de l’Intérieur et des méca-
nismes policiers concrétise ce passage du contrôle de la société à celui
de l’individu. La police est certes un appareil d’État comme beaucoup
d’autres, mais elle possède cette spécificité d’être « un appareil coex-
tensif au corps social tout entier […] par la minutie des détails qu’elle
prend en charge 4 ». Le pouvoir policier est incontestablement le mieux à
des opposants ont ainsi été empêché de participer à la manifestation de soutien aux étudiants réprimés pen-
dant la manifestation anti-Sharon. Voir les communiqués de la LTDH de la mi-mars 2005.
1. Entretiens, Tunis, décembre 2003, ainsi que O. LAMLOUM, « Janvier 1984 en Tunisie ou le symbole
d’une transition », in D. LE SAOUT et M. ROLLINDE (dir.), Émeutes et mouvements sociaux au Maghreb, Kar-
thala-IME, Paris, 1999, p. 231-242 (notamment p. 236-238). Sur l’Algérie, voir L. MARTINEZ, La Guerre
civile en Algérie, Karthala, Paris, 1998, et sur le Maroc, entretiens, septembre 1999 et octobre 2000, et
M. TOZY, Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Sciences Po, Paris, 1999.
2. Sur ces héritages et ces différences, voir M. KILANI, « Sur-pouvoir personnel et évanescence du poli-
tique », La Tunisie sous Ben Ali, décembre 2000 sur le site internet www.ceri-sciences-po.org/kiosque/
archives/déc2000 ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire, op. cit. ; S. KHIARI, Tunisie, le déli-
tement de la cité…, op. cit. ; S. BELHASSEN, « Les legs bourguibiens de la répression », art. cit. Un
témoignage intéressant est également fourni par Mohammed Talbi dans son livre-interview : M. TALBI et
G. JARCZYK, Penseur libre en islam, Albin Michel, Paris, 2002.
3. A. ZGHAL, « L’islam, les janissaires et le Destour », in M. CAMAU (dir.), Tunisie au présent…, op. cit.,
p. 375-402 ; A. TLILI, Lettre ouverte, cité par H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit.
4. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 249.
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un quadrillage méticuleux
1. S. BEN ACHOUR, « Aux sources du droit moderne tunisien », Correspondances, nº 42, IRMC, Tunis,
qui reprend l’argument central de sa thèse : Aux sources du droit moderne tunisien : la législation tunisienne
en période coloniale, thèse d’État en droit, Tunis, 24 janvier 1996. Citations, p. 8 (c’est moi qui souligne).
2. W. BENJAMIN, « Critique de la violence », art. cit., p. 224.
3. Dans les dernières pages de son article « Sur la violence » (art. cit.), H. Arendt développe cette idée en
critiquant les confusions récurrentes entre violence et pouvoir et démontre notamment que « la violence se
manifeste lorsque le pouvoir est menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoque finalement la dis-
parition du pouvoir » (p. 157).
4. Les informations précises sur les cellules RCD sont peu nombreuses et l’essentiel de ce paragraphe
repose sur des entretiens. Voir cependant le site (www.rcd.tn) et les documents du RCD ; M. CAMAU et
V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., p. 158-164 et 214-220 ; pour la dimension symbolique (et
architecturale !), M. KILANI « Sur-pouvoir personnel et évanescence du politique », art. cit. L’article d’Oli-
101
l’adhésion encadrée
comme sur les lieux de travail, une fonction d’alerte sur le respect de la
norme. Malgré les chiffres apparents – 2 millions de membres du RCD
pour une population totale de près de 10 millions d’habitants, soit un actif
sur deux –, ce contrôle permanent est davantage dû à l’implication per-
sonnelle de ses membres actifs. On ne sait en effet ce que signifient exac-
tement ces chiffres officiels : nombreuses sont les adhésions non volon-
taires, et même les personnes affiliées sans le savoir. Les chiffres sont
en outre des conventions et la quantification systématique du parti parti-
cipe de la mise en scène discursive qui tente de cacher l’absence de débat
public 1.
En revanche, en cas de tension ou de crise, la cellule doit rendre
compte de la situation et en est tenue responsable. C’est ce qui explique
une vigilance constante, un contrôle maximal sur la vie du quartier ou
du village, sur les lieux publics (cafés, bars ou publinets), sur les situa-
tions économiques et sociales (accès à l’emploi, réception des pro-
grammes sociaux, activités des associations), sur les catégories sensibles
de la population (jeunes, chômeurs, anciens votants islamistes, croyants,
ouvriers journaliers, vendeurs à la sauvette). L’espace tunisien est entiè-
rement codé par l’emplacement fonctionnel de ces cellules. Les lieux
déterminés de celles-ci sont répartis, partout sur le territoire, pour
répondre non seulement à la nécessité de surveiller, mais aussi à celle de
créer un espace utile pour le déploiement des relations de pouvoir.
vier Feneyrol, centré sur le cas très précis et circonscrit de la rénovation d’un quartier traditionnel de la capi-
tale, celui de Mouldi Lahmar et Abdelkader Zghal sur celui du village Al-Mabrouka lors de la révolte du
pain de 1984 et les travaux d’Ali Rebhi sur les pouvoirs locaux dans la périphérie de Kairouan sont incontes-
tablement les écrits les plus intéressants que je connaisse pour saisir l’ambivalence et la complexité des cel-
lules destouriennes dans les modes de gouvernement : O. FENEYROL, « L’État à l’épreuve du local. Le réa-
ménagement du quartier “Bab Souiqa-Halfaouine’’ à Tunis (1983-1992) », Monde arabe,
Maghreb-Machrek, nº 157, juillet-septembre 1997, p. 58-68 ; M. LAHMAR et A. ZGHAL, « “’La révolte du
pain’’ et la crise du modèle du parti unique », in M. BEN ROMDHANE (dir.), Tunisie : mouvements sociaux et
modernité, CODESRIA, Dakar, 1997, p. 151-192 ; A. REBHI, « Pouvoirs locaux et réhabilitation urbaine.
L’exemple du quartier Menchia à Kairouan », communication au séminaire La gouvernance et les collec-
tivités locales, Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis, Tunis, 2-3 octobre 2003.
1. Il est intéressant de consulter le site du parti www.rcd.tn : les commentaires sur les orientations du parti
sont peu nombreux ; en revanche, le site est rempli de statistiques sur le nombre de cellules, la répartition
entre sexes, entre classes d’âge, entre catégories socioprofessionnelles…
2. C’est une thèse souvent défendue. Voir par exemple V. GEISSER, « Tunisie, des élections pour quoi
faire ? Enjeux et “sens” du fait électoral de Bourguiba à Ben Ali », Monde arabe, Maghreb, Machrek,
nº 168, avril-juin 2000, p. 14-28, qui affirme que le RCD vidé de tout contenu idéologique est avant tout un
appareil sécuritaire.
102
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1. M. LAHMAR et A. ZGHAL, « “La révolte du pain” et la crise du parti unique », art. cit., p. 186.
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1. M. KILANI, « Sur-pouvoir personnel et évanescence du politique », art. cit. ; M. CAMAU, « D’une Répu-
blique à l’autre. Refondation politique et aléas de la transition libérale », art. cit.
2. Toutes les informations qui suivent sont tirées d’entretiens, Tunis, 1997-2003.
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1. M. Lahmar l’a magnifiquement montré dans le monde rural à propos de la politique de collectivisation
des terres (M. LAHMAR, Du mouton à l’olivier. Essai sur les mutations de la vie rurale maghrébine, Cérès,
Tunis, 1994) et M. Lahmar et A. Zghal à travers le village de Al-Mabrouka dans M. LAHMAR et A. ZGHAL,
« “La révolte du pain” et la crise du modèle du parti unique », art. cit., p. 151-192. K. Zamiti en fait l’analyse
dans le cadre des politiques sociales (K ZAMITI, « Le fonds de solidarité nationale : pour une approche socio-
logique du politique », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 35, 1996, p. 705-712). En milieu urbain, voir
O. FENEYROL, « L’État à l’épreuve du local… », art. cit.
2. M. Ben Romdhane, pourtant connu pour son opposition, dit ainsi, à propos des cellules destouriennes,
qu’elles ne sont pas « une carapace vide », que « le peuple [y] projette son histoire contre l’occupation colo-
niale et la construction de l’État », qu’elles ont « permis à la Tunisie de réaliser des avancées économiques
et sociales remarquables et de contenir les contradictions de la société dans “certaines limites” » et que le
parti « s’est montré capable de se renouveler et de susciter des adhésions massives au lendemain du
7 novembre 1987 ». Voir M. BEN ROMDHANE, « Les groupements de l’opposition séculière en Tunisie », in
M. BEN ROMDHANE (dir.), Tunisie : mouvements sociaux et modernité, op. cit., p. 63-150 (citations p. 144).
3. M. LAHMAR et A. ZGHAL, « “La révolte du pain” et la crise du parti unique », art. cit., p. 187. Les
auteurs poursuivent : « Les membres locaux du parti ne sont plus en effet des militants politiques au sens
précis du terme. Leur passivité au cours de la révolte du pain montre les limites de leur engagement poli-
tique. Les élites locales ne confondent pas l’État et le parti. Mais la force d’attraction du parti est avant tout
tributaire de sa liaison intime avec les institutions de décision de l’État. Il est donc probable que tant que
108
un quadrillage méticuleux
cette liaison sera maintenue, les structures locales du parti seront toujours prédisposées à jouer le rôle de
“machine” à faire voter pour le candidat officiel du Destour. »
1. Entretiens, Tunis, décembre 2003.
2. S. KHIARI, « De Wassila à Leïla, premières dames et pouvoir en Tunisie », Politique africaine, 95,
octobre 2004, p. 55-70.
3. O. FENEYROL, « L’État à l’épreuve du local… », art. cit, p. 67.
4. M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité. I. La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976.
109
l’adhésion encadrée
Les cellules du RCD ne sont pas les seules à quadriller le pays. Les
associations, les « indicateurs » officiels et officieux, permanents ou
occasionnels, les omdas et délégués représentant l’administration décon-
centrée, les assistantes sociales dépendant de l’administration centrale,
les syndics et gardiens d’immeubles…, acteurs individuels ou représen-
tant des institutions, tous ont pour principale mission de porter un regard
ordonné sur la société.
1. Sur l’UTSS, Brochure d’activités générales, Cité el Khadra, Tunis, sans date, et www.utss.org.tn. Les
autres organisations nationales, créées au début des années 1960, sont l’UNFT (mouvement de femmes),
l’UGTT (syndicat des salariés), l’UTICA (syndicat patronal), l’UNAT (syndicat agricole) et l’UGET (syn-
dicat étudiant).
2. R. BEN AMOR, « Politiques sociales, ajustement structurel et pauvreté en Tunisie », Les Cahiers du
CERES, série sociologique nº 24, 1995, et D. CHAKERLI, « Lutte contre la pauvreté et solidarité nationale »,
dossier La Tunisie sous Ben Ali, décembre 2000 sur le site internet www.ceri-sciences-po.org/kiosque/
archives/déc2000.
3. R. BEN AMOR, art. cit., p. 303.
4. D. CHAKERLI, « Lutte contre la pauvreté et solidarité nationale », art. cit., p. 10.
110
un quadrillage méticuleux
1. Ibid.
2. Pour les comités de quartier, je me suis essentiellement inspirée, outre les entretiens en Tunisie, en
décembre 2002 et décembre 2003, et à Paris en novembre 2003, du riche texte de Hafidah CHEKIR, « La
gestion des affaires locales par les citoyens : une certaine forme de gouvernance » in Mélanges en l’honneur
de M. Belaïd, CPU, Tunis, 2005, p. 323-334. Voir également G. DENŒUX, « La Tunisie de Ben Ali et ses
paradoxes », Monde arabe, Maghreb-Machrek, nº 166, octobre-décembre 1999, p. 32-52.
3. Il est révélateur que des membres de ce syndicat soient à l’origine de cette expérience ; le syndicat de
la Régie des tabacs et des allumettes a en effet mené de longues grèves et joué un rôle essentiel dans les
luttes des années 1980 pour l’indépendance de l’UGTT. Il a fini par être cassé. Source : entretiens, Tunis,
décembre 2002 et décembre 2003.
4. Chiffres donnés par S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 108.
111
l’adhésion encadrée
1. H. CHEKIR, « La gestion des affaires locales par les citoyens… », art. cit., mentionne les différents
décrets, pour la plupart édictés en 1991 et 1992.
2. Article dans Le Renouveau du 15 mars 1996, cité par H. CHEKIR, ibid., p. 9.
112
un quadrillage méticuleux
113
l’adhésion encadrée
1. Interview réalisée par M. DESMÈRES, « La société civile tunisienne prise en otage ? », dossier La
Tunisie sous Ben Ali, décembre 2000 sur le site internet www.ceri-sciences-po.org/kiosque/archives/
déc2000, p. 22.
2. A. NARÂGHI, Les contours de l’entente politique : étude de cas à partir du milieu associatif tunisien,
mémoire de DEA, Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, 1999. L’auteur montre comment le
« péril islamiste » et le risque de perte de contrôle ont été opposés à la création d’une ONG locale spécia-
lisée dans cette activité, de même que les autorités ont rejeté la demande de statut dérogatoire à une ONG
française associée à une ONG tunisienne pourtant déjà agréée. Pour plus de développements, voir cha-
pitre 7.
3. Interview réalisée par M. DESMÈRES, « La société civile prise en otage ? », art. cit., p. 24.
114
un quadrillage méticuleux
1. Cité par J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in
Europe…, op. cit.
2. Pour la Tunisie, M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., p. 218. Pour la Banque
mondiale, B. HIBOU, « Économie politique de la Banque mondiale en Afrique. Du catéchisme économique
au fait (et méfait) missionnaire », Les Études du CERI, 39, mars 1998.
3. A. HERMASSI, « Les associations à l’heure de la mise à niveau intégrale », Études internationales,
nº 60, 3e trimestre, 1996, p. 7.
115
l’adhésion encadrée
1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experience of Migration in Europe…, op.
cit. Il cite un discours de Ben Ali tout à fait illustratif de cette compréhension à la fois fonctionnelle et disci-
plinaire des associations : « Une association est une école sociale, elle illustre un autre domaine où les bien-
faits se matérialisent si bien qu’ils deviennent des compléments de l’action gouvernementale et rendent le
rôle de la société civile suffisamment tangible pour atteindre ses objectifs » (Le Renouveau du 23 avril
1995).
2. Pour la période contemporaine, M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., parlent
de la rhétorique gouvernementale sur les associations comme d’un « discours répressif » (p. 111). Pour la
période coloniale, H. BELAÏD, « État et associations en Tunisie à l’époque coloniale. Quelques aspects juri-
diques », communication au colloque « La réforme de l’État dans le monde musulman méditerranéen à
partir de l’exemple du Maghreb », IRMC, Tunis, 3-5 avril 2003. Pour la période bourguibienne, H. BELAÏD,
« Bourguiba et la vie associative pendant la période coloniale et après l’indépendance », in M. CAMAU et
V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba…, op. cit., p. 325-339.
3. R. B EN A CHOUR , « L’État de droit en Tunisie », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 34, 1995,
p. 245-256 ; J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experience of Migration in
Europe…, op. cit., p. 100 et suiv. ; S. BEN ACHOUR, La liberté d’association entre droit et société, LTDH,
Tunis, 10 décembre 2004. La classification est la suivante : associations féminines, associations sportives,
associations scientifiques, associations culturelles et artistiques, associations de bienfaisance, de secours et
à caractère social, associations de développement, associations amicales, associations à caractère général.
116
un quadrillage méticuleux
1. Jusqu’en 1991, les comités ad hoc ont pu survivre à la répression. Mais, très rapidement, plus rien n’a
été toléré. L’événement symptomatique de cette période de grande répression a été l’arrestation, le jour
même de sa création, de tous les membres constitutifs du Comité pour la libération des prisonniers d’opi-
nion, en 1993, dont Salah Hamzaoui était le coordinateur. La dureté des réactions avait (et a eu) pour but de
stopper toute autre initiative de cette envergure. Ce n’est qu’avec la constitution du CNLT, en
décembre 1998, que, pour la première fois, les autorités tunisiennes ont reculé. Source : entretiens, Tunis,
décembre 2002 ; Paris, mai 2004.
2. Pour une analyse exhaustive et très intéressante des différentes lois sur les associations, voir le docu-
ment interne à la LTDH préparé par Sana Ben Achour (S. BEN ACHOUR, La liberté d’association entre droit
et société, op. cit., ainsi que différents rapports de la LTDH, notamment 2001 et 2002). Voir également
M. DESMÈRES, « La société civile tunisienne prise en otage ? », art. cit.
117
l’adhésion encadrée
118
un quadrillage méticuleux
1. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et Paris, mars 2003 : information recueillie auprès des associations
qui se sont ainsi vu refuser des financements, mais également auprès des administrations de pays étrangers
ou d’organisations internationales qui ont reçu, de la part des autorités tunisiennes, le texte de la loi beyli-
cale édictée, faut-il le rappeler, sous le Protectorat français.
2. Sur toutes ces techniques et procédures, N. BEAU et J.-P. TUQUOI, Notre ami Ben Ali. L’envers du
miracle tunisien, La Découverte, Paris, 2002 ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.,
chapitre VI et surtout R. BEN ACHOUR, « L’État de droit en Tunisie », art. cit., ainsi que S. BEN ACHOUR, La
liberté d’association entre droit et société…, op. cit.
3. Pour l’Afrique subsaharienne, J.-F. BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, Paris,
1989 ; pour l’Italie fasciste, E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Gallimard,
Paris, 2004 ; de façon théorique, H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, op. cit.
119
l’adhésion encadrée
120
un quadrillage méticuleux
1. J.-F. BAYART, dans Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Fayard,
Paris, 2004, consacre quelques pages à l’ambivalence de la société civile internationale, suggérant sa contri-
bution indirecte et souvent contraire aux effets déclarés et attendus, à la formation de l’État national (voir
son chapitre II, « L’État produit de la globalisation », p. 96-108).
2. O. LAMLOUM, « L’indéfectible soutien français à l’exclusion de l’islamisme tunisien », in O. LAMLOUM
et B. RAVENEL (dir.), La Tunisie de Ben Ali…, op. cit., p. 103-121 ; B. HIBOU et L. MARTINEZ, « Le Parte-
nariat euro-maghrébin, un mariage blanc ? », Les Études du CERI, nº 47, novembre 1997, et les contribu-
tions de O. LAMLOUM, B. HIBOU et E. RITAINE, dans Critique internationale, nº spécial, nº 18, janvier 2003.
Voir aussi le dossier « L’Europe des camps. La mise à l’écart des étrangers » de Cultures et Conflits, nº 57,
printemps 2005, p. 5-250 et notamment les articles de A. BELGUENDOUZ, C. RODIER et C. TEULE, ainsi que
le communiqué de la LTDH du 9 janvier 2004 à propos de la loi 2003-1975 du 10 décembre 2003 sur le
terrorisme, qui suggère comment des contraintes internationales peuvent être accompagnées par la société
civile internationale et servir à conforter le pouvoir en place et à lutter contre des opposants.
3. Le désespoir raisonné de Mohamed Talbi semble toutefois être excessivement optimiste : les rapports
annuels du CNLT et de la LTDH 2001 et 2002 (op. cit.) relatent encore des cas de décès dans les prisons à
la suite de violences et de tortures.
4. M. Talbi, entretien avec Beat Stauffer, Kalima, nº 16-17, septembre 2003, p. 24.
121
l’adhésion encadrée
1. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002 ; Paris, octobre 2002 ; Bruxelles, avril-mai 2002.
Voir également, pour la Coopération française, J.-F. BAYART, Le dispositif français en matière de promotion
de la démocratie et des droits de l’homme, rapport au ministre des Affaires étrangères, multigr., Paris, jan-
vier 2002.
2. Mais il en va de même de la France (coopération via la DGCID du ministère des Affaires étrangères)
ou de l’Allemagne, y compris pour ses financements privés théoriquement non contraints par les considé-
rations diplomatiques (Fondations Ebert et Adenauer).
122
un quadrillage méticuleux
1. Tel a été le cas pour le blocage de la deuxième tranche de l’Initiative européenne pour la démocratie et
les droits de l’homme : les autorités ont justifié le blocage par l’existence d’un recours en justice contre la
Ligue et d’un jugement défavorable à l’encontre du comité directeur. Même si l’on peut en contester le
déroulement et les motivations, cela est vrai ; cependant, le comité directeur sortant a encore officiellement
pour mandat de préparer le prochain congrès et le financement européen avait précisément pour objet
d’aider à la restructuration de la Ligue en préparation de celui-ci. Entretiens, Tunis, mars 2005.
123
l’adhésion encadrée
124
un quadrillage méticuleux
1. Ce qui suit est issu d’entretiens indirects sur le sujet, Tunis, décembre 2001, décembre 2002 et
décembre 2003. J’ai tenté « à tout hasard » de discuter avec ceux qui me suivaient, mais je n’ai jamais pu
leur adresser ne serait-ce qu’une parole !
125
l’adhésion encadrée
126
un quadrillage méticuleux
1. Pour tout ce qui concerne l’omda, je me suis essentiellement inspirée des entretiens en Tunisie
(décembre 2002 et décembre 2003) et du travail historique de Béchir Tekari : B. TEKARI, Du cheikh à
l’omda. Institution locale traditionnelle et intégration partisane, Imprimerie officielle de la République
tunisienne, Tunis, 1981.
2. Un texte de 1962 leur avait déjà ôté leurs fonctions fiscales.
127
l’adhésion encadrée
128
un quadrillage méticuleux
129
l’adhésion encadrée
pouvoir central lui-même ; les cellules du parti sont avant tout comprises
comme des lieux de création et d’obtention d’opportunités économiques
et sociales. Il n’en demeure pas moins que ces institutions et ces individus
jouent un rôle de discipline exemplaire, ne serait-ce que par leur omnipré-
sence, imaginaire et réelle, et surtout par leur capacité à entraver l’émer-
gence d’une alternative crédible.
4
Le travail normalisateur
de l’appareil bureaucratique
La centralité bureaucratique
1. Pour ces appréciations, voir les notes des bailleurs de fonds, notamment de l’Union européenne qui
établit une appréciation comparée en distribuant les fonds MEDA en fonction des performances des pays,
avant tout appréciées en termes bureaucratiques. Pour une analyse, voir B. HIBOU, « Les marges de
manœuvre d’un “bon élève” économique… », art. cit.
131
l’adhésion encadrée
Hiérarchie et allégeance
Le caractère extrêmement hiérarchisé de l’administration permet de
répartir strictement les rôles entre différentes instances, de politiser la
bureaucratie et d’exercer un regard hiérarchique. L’allégeance partisane
ne constitue cependant pas uniquement une contrainte et un fardeau : à
l’instar de ce qui a été dit pour les hommes d’affaires ou pour les salariés,
pour les citoyens ou pour les contribuables, les fonctionnaires bénéficient
ainsi de nombreux avantages. Avantages sociaux étant donné la nature de
leur poste et leur rôle social de médiateur au sein du RCD comme au sein
de leur administration ; avantages matériels puisqu’ils peuvent bénéfi-
cier d’une maison et d’une voiture de fonction, d’essence gratuite
(200 litres par mois pour un chef de service, 300 litres pour un sous-direc-
teur, 400 litres pour un directeur) ou d’un téléphone portable ; avantages
financiers en termes de salaires et de primes, mais aussi en termes de pos-
sibilité de dérogations, par exemple par rapport à l’âge de la retraite, théo-
riquement fixé à soixante ans. Même si elles n’ont pas été instituées à
cette fin, allégeance et politisation permettent de surveiller l’ensemble
des subordonnés : grâce à l’organisation pyramidale de l’administration,
1. Entretiens, janvier-mars 2005. Voir également les textes des organisations internationales qui mettent
en avant l’efficacité de l’administration pour le secteur offshore : par exemple, WORLD BANK, Republic of
Tunisia. Development Policy Review. Making Deeper Trade Integration Work for Growth and Jobs, Report
nº 29847-TN, Washington D.C., octobre 2004.
2. La Banque mondiale s’en fait l’écho, à partir d’enquêtes auprès des entrepreneurs : BANQUE MONDIALE,
Actualisation de l’évaluation du secteur privé, 2 volumes, The World Bank, Washington D.C., mai 2000 ;
P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of Doing Business in Tunisia :
A Comparative Perspective, Discussion Paper, World Bank, janvier 2004 ; WORLD BANK OPERATION EVA-
LUATION DEPARTMENT, Republic of Tunisia. Country Assistance Evaluation, Advance Copy, The World
Bank, Washington D.C., 2004.
132
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
133
l’adhésion encadrée
Centralité et attentisme :
les paradoxes de l’administration tunisienne
Le mythe d’une administration toute-puissante et efficace est donc ali-
menté par la force de la rhétorique officielle, par son organisation pyra-
midale, par son centralisme et sa capacité de contrôle et de discipline.
Dans les faits cependant, cette force et cette efficacité sont largement
surestimées, voire imaginaires. Certaines techniques cachent les défail-
lances du système par leur force de persuasion et leur pouvoir d’orienta-
tion du réel. Le Plan, par exemple, prévoit tout mais, dans les faits, il
structure surtout l’action administrative dans ses moindres détails et
détermine presque par avance les résultats à obtenir 3. Le discours met
l’accent sur l’action. Cette dimension constitue même l’essence du gou-
vernement « réformiste » – autrement dit sensible aux réformes, à
l’ouverture et à la modération – qui fait la fierté des Tunisiens. Tou-
tefois, la réalité est souvent beaucoup moins glorieuse soulignant une fois
134
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
135
l’adhésion encadrée
136
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
1. Les caravanes sanitaires sont des convois composés de médecins qui voyagent dans des régions
pauvres où un certain nombre de spécialités n’existent pas et où les actes de chirurgie ne sont pas exercés :
www.rcd.tn
2. M. KERROU (dir.), Public et privé en Islam, Maisonneuve et Larose, Paris, 2002 ; B. HIBOU, « Tunisie :
le coût d’un miracle », Critique internationale, nº 4, été 1999, p. 48-56.
3. A. BÉDOUI, « Limites, contraintes et perspectives de croissance et de développement en Tunisie »,
Horizons maghrébins, nº 46, 2002, p. 61-76, et « La question de l’État et la gouvernance en Tunisie », La
Lettre de la Dilapidation économique et budgétaire en Tunisie, nº 5, novembre 2003 ; S. KHIARI, Tunisie, le
délitement de la cité…, op. cit., chapitre III sur la désocialisation et chapitre IV sur la perte de sens de l’État.
4. Voir les différentes contributions de A. BARRY, T. OSBORNE et N. ROSE (dir), Foucault and Political
Reason. Liberalism, Neo-liberalism and Rationalities of government, University of Chicago Press, Chicago,
1996, ainsi que B. H IBOU , « Retrait ou redéploiement de l’État ? », Critique internationale, nº 1,
137
l’adhésion encadrée
138
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
1. Toutes ces données et celles qui suivent sont issues du Conseil de l’ordre et du barreau de Tunis, à
partir d’entretiens que j’ai pu mener avec un nombre significatif de leurs membres. Tunis, décembre 2001,
décembre 2002 et décembre 2003.
2. Entretiens, Tunis, janvier-mars 2005.
3. Argument inspiré des travaux sur la Chine : I. THIREAU, « The moral universe of aggrieved Chinese
workers : workers’ appeals to arbitration committees and letters and visits offices », China Journal, vol. 7,
nº 50, 2003, p. 83-103 ; J.-L. ROCCA, La Condition chinoise. Capitalisme, mise au travail et résistances
dans la Chine des réformes, Karthala, Paris, 2006.
4. Pour les interventions du politique et l’usage politique de la justice, entretiens, Tunis, décembre 2001
et décembre 2002 principalement. Pour la période 1956-1988, voir également S. BELAÏD, « La justice poli-
tique en Tunisie », Revue tunisienne de droit, 2000, p. 361-404. Pour la période récente, voir les rapports de
139
l’adhésion encadrée
140
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
1. M.-H. LAKHOUA, « L’encombrement de la justice pénale », Revue tunisienne de droit, Centre de publi-
cation universitaire, Tunis, 2000, p. 287-298. Les chèques en bois ne constituent pas la seule infraction
concernée ; sont touchés également la prostitution, le vagabondage, le suicide, la toxicomanie et la délin-
quance juvénile.
2. Entretien, Tunis, décembre 2002.
141
l’adhésion encadrée
142
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
justice de droit commun et, dans les affaires contre l’État, elle a conservé
une certaine crédibilité. Même si elle sait que son jugement ne sera pas
exécuté, elle n’hésite pas à condamner l’administration pour ne pas avoir
autorisé un ancien opposant à s’inscrire à la faculté ou à retrouver son
poste. Dans d’autres occasions, l’avocat sera amené, pour le bien de son
client et pour l’efficacité de son action, à agir selon des comportements
qu’il réprouve et dénonce par ailleurs 1 : il lui demandera quelles sont ses
relations et connaissances socialement utiles, de quels moyens il dispose
pour passer par des intermédiaires ou des médiateurs informels et pour
utiliser des procédures non codifiées, ni réglementées. Ce qui produit
bien entendu des bénéfices en termes d’efficacité et d’application
conforme du droit, mais favorise simultanément l’épanouissement d’un
ordre social et de modes de gouvernement où prédominent négociation et
persuasion, arbitraire et bon vouloir du Prince.
Les avocats forment la profession la plus exposée et la plus sensible
aux aléas des modes de gouvernement tunisiens, du fait de la nature
même de leurs activités : gérer les conflits entre personnes. Parce qu’ils
sont quotidiennement confrontés, à travers leurs clients, aux pratiques
policières, mais aussi à l’arbitraire des décisions administratives, aux
techniques de contrôle et de surveillance, aux actes de prédation et d’inti-
midation, ils forment la classe socioprofessionnelle la plus engagée poli-
tiquement. Une partie significative d’entre eux ressent durement ces pra-
tiques, les dénonce et tente de s’y opposer. La presse étrangère et
notamment française a longuement relayé la grève de la faim de Radhia
Nasraoui qui voulait ainsi sensibiliser l’opinion étrangère aux violences
policières et aux intrusions dans sa vie privée. Au-delà de ce cas per-
sonnel médiatisé, le nombre élevé des plaintes déposées par des avocats
pour harcèlement ou brutalités – selon les organisations de défense des
droits de l’homme, pour les seules années 2001 et 2002 plus de
soixante-dix d’entre elles n’ont jamais été instruites par la justice –
confirme la récurrence de cette technique 2. Il est intéressant de s’appe-
santir sur certaines de ces pratiques parce qu’elles suggèrent l’importance
des mécanismes économiques et sociaux dans les tentatives de normali-
sation d’une « population dangereuse » 3.
La première stratégie de contrôle de cette profession rebelle est clas-
sique. Depuis la fin des années 1980, la surveillance policière et partisane
des avocats est opérée par les cellules professionnelles RCD 4. Au sein de
143
l’adhésion encadrée
1. Cas de Me Ayadi et de Me Jmour à la réunion de l’Union des avocats africains au Ghana, de la parti-
cipation de Me Ben Amor à Genève à des conférences d’organisations de défense des droits de l’homme :
entretiens, décembre 2003.
2. Alors qu’auparavant le juge cantonal pouvait se substituer au ministère de l’avocat pour les sommes
inférieures à 3 000 DT, la limite est désormais relevée à 7 000 DT. Selon le code de 2002, le conseil fiscal
suffit pour les affaires fiscales, et les contribuables sont dissuadés de prendre un avocat par l’administration.
Cependant, aucune loi n’a pris acte de cette nouveauté et selon le code de procédure civile tunisien, seul
l’avocat peut conseiller un client sur des affaires fiscales.
144
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
des autres. On retrouve là une procédure classique : le jeu sur le vide juri-
dique et sur les incompatibilités, le désordre juridique et, pour tout dire,
une sorte d’état d’exception.
La tentative de dressage des avocats se traduit de surcroît par des
mesures tout simplement destinées à les empêcher de travailler et à pré-
cariser leurs conditions de vie professionnelle et sociale. Les pressions
sur les clients, publics ou privés, peuvent s’exercer par de simples
conseils d’amis, des directives passant par le parti, la visite d’une
connaissance bien placée dans la police ou dans telle administration éco-
nomique, ou par des moyens plus musclés comme le chantage au contrôle
fiscal ou à celui, plus sévère encore, de la sécurité sociale. Tel est le cas
par exemple de l’avocat Abderrazak Kilani qui semble avoir peu à peu
perdu tous ses clients publics et son principal client privé, la Banque de
Tunisie, pour des raisons politiques liées à sa candidature aux élections
de la présidence de section des avocats de Tunis, à la défense du juge
Moktar Yahyaoui et à la création du Centre tunisien pour l’indépen-
dance de la justice 1. Pour renforcer les pressions et le dissuader d’intenter
une action en justice, le ministère des Finances a demandé son dossier
fiscal. Un deuxième procédé consiste à harceler l’avocat dans ses tâches
quotidiennes, par exemple pour payer les cotisations dues ou pour louer
ou acheter un appartement pour l’installation d’un cabinet. Pour le
Conseil de l’ordre des avocats, il est même difficile de se procurer tempo-
rairement un local pour des activités purement culturelles ; sous la pres-
sion des autorités, des hôtels peuvent annuler les réservations pourtant
acceptées peu de temps auparavant. Le développement de la conciliation
pour les problèmes de coups et blessures et pour tout ce qui concerne les
dégâts matériels constitue une troisième technique qui atteint indirecte-
ment l’avocat à travers ses clients. En évitant le contentieux, il y a certes
accélération de la justice et parfois règlement aussi juste que possible des
litiges. Mais cette mesure ne fait pas que nuire durement à un intermé-
diaire suspect ; elle contribue également à la fragilisation de la vie
sociale, et surtout privée, des clients.
Bien entendu, la profession n’est pas un tout uni et indivisible, et il
existe des avocats plus ou moins coopératifs, plus ou moins récalcitrants,
plus ou moins engagés, plus ou moins indifférents au bon déroulement
de la justice, plus ou moins sensibles aux pressions et notamment aux
atteintes à leur niveau de vie. L’arme matérielle est assurément la plus
efficace. Le fait même d’avoir réservé le contentieux des affaires de l’État
aux avocats membres ou proches du RCD, à partir d’une liste fournie aux
administrations, aux entreprises et banques publiques, a eu un impact
considérable dans la modification des rapports de force au sein de la pro-
fession : cette liste s’est peu à peu élargie tout simplement parce que « les
gens veulent vivre ». Dans ces conditions, le pouvoir central peut facile-
ment atteindre ses buts et contourner les règles établies. À l’instar des
145
l’adhésion encadrée
Bureaucratisation et disciplinarisation
des organisations économiques intermédiaires
146
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
1. Voir les travaux de R. ZGHAL et notamment, « Hiérarchie et processus du pouvoir dans les organisa-
tions », in Élites et pouvoir dans le monde arabe pendant la période moderne et contemporaine, CERES,
série Histoire nº 5, Tunis, 1992, p. 237-250, et R. ZGHAL, « Nouvelles orientations du syndicalisme tuni-
sien », Monde arabe, Maghreb-Machrek, nº 162, octobre-décembre 1998, p. 6-17 ; diverses contributions
des Actes du séminaire Syndicat et société, 1er décembre 1987, Tunis, CERES, série sociologique nº 14,
1989 ; S. ZEGHIDI, « L’UGTT, pôle central de la contestation sociale et politique », in M. BEN ROMDHANE
(dir.), Tunisie : mouvements sociaux et modernité, op. cit., p. 13-61 ; S. HAMZAOUI, « Champ politique et
syndicalisme », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 37, 1999, p. 369-380 ; S. KHIARI, Tunisie, le délitement de
la cité…, op. cit. et « Reclassement et recompositions au sein de la bureaucratie syndicale depuis l’Indépen-
dance. La place de l’UGTT dans le système politique tunisien », La Tunisie sous Ben Ali, site CERI,
www.ceri-sciences-po.org/kiosque/archives/déc.2000 ; K. ZAMITI, « De l’insurrection syndicale à la révolte
du pain : janvier 1978-janvier 1984 », Revue tunisienne de sciences sociales, t. 28, nº 104-105, 1991,
p. 41-68 ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.
2. S. ZGHIDI, « Les mutations du mouvement syndical tunisien au cours des quinze dernières années » in
Actes du séminaire Syndicat et société, op. cit., p. 275-294.
147
l’adhésion encadrée
148
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
1. Par exemple, un secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire qui travaille dans une
école privée. Entretiens, Tunis, décembre 2002.
2. Source : entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003.
3. Entretien, Tunis, décembre 2003.
4. R. ZGHAL, « Nouvelles orientations du syndicalisme tunisien », art. cit., p. 6.
5. S. ZGHIDI, « L’UGTT, pôle central de la contestation… », art. cit., p. 52.
149
l’adhésion encadrée
150
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
1. Cas de l’enseignement supérieur, depuis 2004. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et janvier 2005.
2. Entretiens, Tunis et Monastir, janvier-mars 2005.
151
l’adhésion encadrée
1. Information fournie à plusieurs reprises lors d’entretiens (Tunis, janvier-mars 2005) mais que je n’ai
jamais pu confirmer. R. ZGHAL, « Nouvelles orientations du syndicalisme tunisien », art. cit., le mentionne
également sans citer de données chiffrées.
2. E. BELLIN, Stalled Democracy…, op. cit., p. 61-66.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2002. Il faut noter que, dans l’agriculture, c’est l’UTAP (Union tunisienne
pour l’agriculture et la pêche) qui remplit ce rôle.
152
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experience of Migration in Europe…, op.
cit.
2. M. PORTER, « Clusters and the New Economics of Competition », Harvard Business Review, vol. 76,
nº 6, 1998, p. 77-90.
3. M. CAMMETT, « The Politics of Constructing “industrial clusters” : Comparative Insights from
Morocco and Tunisia », papier présenté au Fifth Mediterranean Social and Political Research Meeting,
European University Institute, Florence et Montecatini Terme, 24 au 28 mars 2004 ; K. DAMMAK-CHEBBI,
« Situation et perspectives de l’industrie textile tunisienne… », art. cit. ; CETTEX-GHERZI, Mise à jour de
153
l’adhésion encadrée
l’étude stratégique du secteur textile-habillement, op. cit. ; FICH RATINGS, L’Industrie touristique tuni-
sienne, op. cit., et R. MEDDEB, L’Industrie du textile-habillement en Tunisie…, op. cit.
1. M. CATUSSE, L’entrée en politique des entrepreneurs au Maroc. Libéralisation économique et réforme
de l’ordre politique, thèse de doctorat en science politique, IEP d’Aix-en Provence, Aix-en-Provence, 1999.
2. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…,
op. cit.
3. M. CAMMETT, « The Politics of Constructing “industrial clusters” », art. cit.
4. Cette prégnance s’explique par l’importance du nombre d’hommes d’affaires venant du public et d’un
effet générationnel : formés dans les années 1960 et 1970, ils ont été influencés par cette tradition intellec-
tuelle et ont vécu ces pratiques étatistes comme seules pratiques légitimes ; ils ont profité de la libéralisation
pour aller dans le privé, mais cette mutation a été conçue comme une opportunité supplémentaire, une nou-
velle modalité de l’action étatique, non comme une nouvelle philosophie politique. Voir J.-P. CASSARINO,
Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
5. La persistance de la pensée tiers-mondiste et antilibérale est sans doute ce qui apparaît le plus claire-
ment lors des entretiens avec les entrepreneurs, mais aussi avec les hommes politiques et les hauts fonction-
naires. Voir aussi H.-R. HAMZA, « Rôle et centralité des enseignants et du syndicalisme enseignant dans le
processus de formation du nationalisme et de l’État national tunisien », in Élites et pouvoir dans le monde
arabe…, op. cit., p. 221-237, qui suggère que le dirigisme et l’étatisme peuvent être expliqués historique-
ment par le lien indéfectible entre nationalisme, lutte pour l’indépendance et construction de l’État national
d’une part et, de l’autre, accès à la fonction publique, aussi bien en termes d’emplois (le fonctionnaire)
154
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique
qu’en termes d’imaginaire politique et économique (il reprend l’expression de « paradis administratifs »,
p. 22). Des biographies rapides d’entrepreneurs ou hommes d’affaires influents montrent que les chantres
actuels du libéralisme et du libre-échange avec l’Europe ont, en d’autres temps, activement participé à la
définition des politiques économiques dans la période des nationalisations et de la collectivisation des
années 1960 ou dans la période de l’interventionnisme étatique « libéral » des années 1970-1980. C’est le
cas par exemple d’Ahmed Abdelkefi, actuel président de la première société de capital-risque, qui fut direc-
teur de cabinet de Ben Salah pendant les nationalisations et l’expérience des coopératives (source : entre-
tiens, Tunis, avril 1998, janvier 1999 et décembre 2003).
1. Entretiens, Tunis, avril 1997, mai 1998, janvier-mars 2005.
2. L’expression est de M. GASMI, « L’espace industriel à Sfax… », art. cit., p. 83. Sur la marginalité des
conseils et commissions en Tunisie, H. ROUSSILLON, « Administration consultative et représentation des
intérêts professionnels en Tunisie », Revue franco-maghrébine de droit, nº 2, 1994, p. 181-197. À titre
comparatif, pour l’Égypte, F. CLÉMENT, « Libéralisation économique et nouvelles configurations de
l’emploi en Égypte », Revue Tiers-monde, nº 163, juillet-septembre 2000, p. 669-691 ; pour le Mexique,
R. CAMP, Entrepreneurs and Politics in Twentieth-Century Mexico, Oxford University Press, New York,
1989 ; et, pour le Portugal, F. ROSAS, O Estado Novo nos Anos Trinta, 1928-1938, Editorial Estampa,
Lisboa, 1986.
155
l’adhésion encadrée
1. La notion de « pouvoir de disposition » est de M. WEBER, dans Économie et Société, p. 65. La citation
est de C. COLLIOT-THÉLÈNE, Études wébériennes, PUF, Paris, 2001, p. 290.
2. J. J. LINZ ET A. STEPAN, Problems of Democratic Transition and Consolidation…, op. cit.
3. Pour la Tunisie, E. BELLIN, Stalled Democracy…, op. cit., et E. MURPHY, Economic and Political
Change in Tunisia…, op. cit. Dans d’autres pays du monde arabe, R. SPRINGBORG, Mubarak’s Egypt : Frag-
mentation of a Political Order, Westview, Boulder, 1989 ; C. M. HENRY et R. SPRINGBORG, Globalization
and the Politics of Development in the Middle East, op. cit. ; S. HEYDEMANN, « The political logic of eco-
nomic rationality : selective stabilization in Syria », in J. BARKEY (dir.), The Politics of Economic Reform in
the Middle East, St Martin Press, New York, 1992, et Authoritarianism in Syria. Institutions and Social
Conflict, 1946-1970, Cornell University Press, Ithaca, 1999 ; M. HACHEMAOUI, Clientélisme et corruption
159
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
Dès lors, il m’a semblé plus novateur de m’attarder sur les procédures
plus cachées de domination, sur les petites interventions quotidiennes et
anodines, sur les arrangements divers qui lient les gens les uns aux autres
en considérant la réalité économique comme indissociable des relations
de pouvoir. Cette démarche intellectuelle n’est pas seulement le fruit
d’influences théoriques. Elle répond aussi aux enseignements d’un « ter-
rain » qui mettait en évidence un continuum entre vie quotidienne et exer-
cice du pouvoir – continuum que laissaient entrevoir des expressions
comme « le système qui contrôle est celui qui donne » ou, ce qui revient
au même, « ce qui pèse sur nous est en même temps ce qui nous pro-
tège ». Je voudrais donc m’attarder maintenant sur ces ambivalences, ces
relations réciproques et ces va-et-vient permanents qui permettent eux
aussi un exercice, disciplinaire et coercitif, du pouvoir, mais qui simulta-
nément font que les gens non seulement l’acceptent, mais pour une part,
pour une part importante même, y adhèrent.
Ces expressions révèlent une conception volontariste du « régime Ben
Ali » et l’image d’un Président démiurge et omnipotent. Incontestable-
ment, l’entrepreneur ressent de façon pesante la contrainte du système
politique et, à certains moments du moins, il perçoit effectivement ce der-
nier comme un système d’observation et de contrôle. Néanmoins, ce
même entrepreneur sera le premier à affirmer, et pas seulement par inté-
riorisation de la contrainte et du politiquement correct, qu’il « doit au
“régime” » la paix sociale et la stabilité géopolitique, que les contraintes
sont pour ainsi dire « compensées » par une série de bénéfices très
concrets, tels que la protection des marchés ou l’obtention d’exonérations
fiscales. De même, un individu peut considérer que « le régime peut me
pousser à la faim », suggérant ainsi l’immixtion – largement considérée
comme hostile – du politique dans sa vie quotidienne, mais simultané-
ment il va reconnaître une légitimité certaine du gouvernement et même
du « régime » pour sa capacité à « offrir un mode de vie », un bien-être
relativement plus élevé qu’ailleurs, un niveau de consommation en pro-
gression, une stabilité sociale certaine 1.
Adhérer à cette interprétation en termes de compensation, de contre-
partie inéluctable et de machination gouvernementale consciemment
pensée amènerait à réduire le politique au « régime », à considérer l’exer-
cice du pouvoir comme un échange de satisfaction, au même titre qu’un
bien. La critique de cette vision ne doit cependant pas amener à négliger
ce que disent les acteurs. Tous, entrepreneurs, fonctionnaires, consomma-
teurs, artisans, commerçants, affirment ainsi quelque chose de fonda-
mental : les mécanismes administratifs, économiques, sociaux sont par
nature ambivalents et équivoques, permettant simultanément du contrôle
et de la marge de manœuvre, de la domination et de la résistance, des
dans le système politique algérien (1999-2004), thèse de doctorat en science politique, IEP de Paris, Paris,
Miméo, décembre 2004.
1. Toutes ces expressions sont tirées d’entretiens, Tunis, divers terrains.
160
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Pour les années 1970, H. AYADI, « Les tendances générales de la politique fiscale de la Tunisie depuis
l’indépendance », Revue tunisienne de droit, CPU, Tunis, 1980, p. 17-75. Pour les années 1980, L. Chik-
163
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
haoui conclut : « Toute la difficulté venait donc de la mise en œuvre de la réforme, et non de sa conception,
et cette mise en œuvre se heurtait justement à une volonté politique incohérente en matière fiscale, marquée
par des hésitations, et surtout par une augmentation constante des taux, accompagnée d’une érosion légale
de l’assiette imposable par la multiplication des régimes de faveur, des exonérations, des indemnités non
imposables… » (L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit., p. 95). Pour les années
1990, N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier », in
Mélanges en l’honneur d’Habib Ayadi, op. cit., p. 5-27.
1. La caisse du secteur public (CNRPS : Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale) est, quant
à elle, beaucoup plus « conforme » aux canons internationaux du secteur et présente désormais un déficit
chronique.
2. Entretiens divers, Tunis, 1997-2005, ainsi que A. BÉDOUI, « Spécificités et limites du modèle de déve-
loppement tunisien », communication au colloque Démocratie, développement et dialogue social, organisé
par l’UGTT à Tunis en novembre 2004.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et janvier-mars 2005 notamment. Pour être remboursé ou bénéficier
de soins gratuits, il faut aller dans les hôpitaux publics ou les dispensaires dont les heures d’ouverture sont
très réduites, généralement le matin uniquement entre 8 heures et 14 heures et qui sont fermés le samedi et
le dimanche ; la CNSS ne rembourse les absences qu’à partir du quatrième jour d’absence, alors même que
la plupart des arrêts ne durent pas plus de deux ou trois jours ; la gratuité des médicaments n’est réelle que
164
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
lorsque le patient s’adresse aux pharmacies des hôpitaux et que celles-ci ont en stock les médicaments
demandés… ce qui n’est pas souvent le cas ; etc.
1. A. BÉDOUI, « La question de l’État et la gouvernance en Tunisie », La Lettre de la dilapidation écono-
mique et budgétaire en Tunisie, nº 5, novembre 2003. L’auteur y rappelle que les ressources d’emprunt sont
passées de 5,7 % du PIB en 1987 à 14,5 % en 1996 et 13 % en 2001. À titre de comparaison, il faut rappeler
que les pays européens connaissent une pression fiscale de 40 % en moyenne.
2. G. LUCIANI, « Allocation vs production states : a theoretical framework », in H. BEBLAWI et G. LUCIANI
(dir.), The Rentier State, Croom Helm, Londres, 1987, et « Rente pétrolière, crise fiscale de l’État et démo-
cratisation », in G. SALAMÉ (dir.), Démocratie sans démocrates…, op. cit., p. 199-231 ; L. ANDERSON, « The
state in the Middle East and North Africa », Comparative Politics, nº 20, octobre 1987 ; A. RICHARDS et
J. WATERBURY, A Political Economy in the Middle East, Westview Press, Boulder, 1996. Cette thèse a
essaimé dans de nombreux pays, y compris non rentiers. Pour la Chine, T. P. BERSTEIN et X. LU, Taxation
Without Representation in Contemporary China, Cambridge University Press, 2003.
3. A. BÉDOUI, « La question de l’État et la gouvernance en Tunisie », art. cit., p. 2 et 5.
165
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Entretiens, Tunis, avril-mai 1997 et avril 1998 ; cité également par Marchés tropicaux et méditerra-
néens, 17 janvier 1997.
2. Données FMI de 1985 citées par L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit.,
p. 84.
3. Cas du Maroc, B. HIBOU, « Les enjeux de l’ouverture au Maroc : dissidence économique et contrôle
politique », Les Études du CERI, nº 15, avril 1996 ; B. HIBOU, « Fiscal trajectories in Morocco and
Tunisia », in S. HEYDEMANN (dir.), Networks of Priviledge in the Middle East. The Politics of Economic
Reform Revisited, Palgrave-MacMillan, New York, 2004, p. 201-222 ; B. HIBOU, « Greece and Portugal :
convergent or divergent europeanization ? », in S. BULMER et C. LEQUESNE (dir.), The Member States of the
European Union, Oxford University Press, Oxford, 2005, p. 229-253.
4. L. Chikhaoui démontre que « l’administration fiscale tunisienne souffre d’une insuffisance à la fois
quantitative et qualitative concernant ses moyens humains » ; elle ajoute que « les moyens matériels de
l’administration fiscale n’offrent pas toujours des conditions de travail idéales » et constate « l’état vétuste
et délabré des locaux de nombreuses recettes » (L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…,
op. cit., p. 124 et 127).
5. Entretiens, Sfax avril 1998 ; Tunis, juillet 2000.
166
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. Source : FMI et Mission économique de l’Ambassade de France. Voir, par exemple, IMF, Tunisia :
2004 Article IV Consultation – Staff Report, IMF Country Report nº 04/359, novembre 2004.
2. Entretiens, Tunis, avril 1998 et janvier 1999.
3. Lors de plusieurs entretiens (Tunis et Sfax, juillet 2000, décembre 2002, décembre 2003 et jan-
vier 2005), le même récit m’a été conté : extrême lenteur du remboursement des crédits TVA allant jusqu’à
cinq ou six ans ; récurrence des contrôles fiscaux en cas d’exigence du respect des textes ; remboursement
par tranches dégressives, par exemple 20 % la première année, 15 % la deuxième, 5 % la troisième…
4. P. SIGNOLES, « Industrialisation, urbanisation et mutations de l’espace tunisien », art. cit., rappelle le
discours de Hédi Nouira expliquant que les avantages fiscaux « sont une renonciation de l’État au profit de
certains investisseurs, contre le concours de ces entreprises à la solution des problèmes qui se posent au
pays » (déclaration de Hédi Nouira à La Presse, citée par Signoles, p. 290). Voir également H. DIMASSI et
H. ZAÏEM, « L’industrie : mythe et stratégies », art. cit.
167
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
168
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
raison avec un fonctionnaire de base (en l’occurrence un instituteur) m’a été fournie lors d’un entretien à
Tunis, avril 1998.
1. S. ZAKRAOUI, « Le régime forfaitaire d’imposition, quoi de neuf ? », art. cit., p. 391.
2. Ibid. et L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit.
3. Sur 253 398 contribuables au régime forfaitaire, seuls 146 614 avaient déposé la déclaration auprès de
l’administration fiscale.
4. A. BÉDOUI, « Spécificités et limites du modèle de développement tunisien », art. cit. : l’auteur men-
tionne en outre l’inégalité importante à l’intérieur même de ce régime puisque 66 % des contribuables
soumis au régime forfaitaire ne paieraient environ que 15 DT par an.
5. Entretiens, Tunis, divers terrains entre 1997 et 2000.
6. Ceci est noté par pratiquement tous les fiscalistes, experts-comptables, juristes et entrepreneurs inter-
viewés sur la fiscalité. Voir en outre S. ZAKRAOUI, « Le régime forfaitaire d’imposition, quoi de neuf ? »,
art. cit. ; L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit., et surtout N. BACCOUCHE,
« Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses démembrements », Revue tunisienne
de droit, Centre de publication universitaire, Tunis, 2000, p. 1-47.
7. Entretiens, Sfax, avril 1998.
169
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
170
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. Sur les commissions de conciliation et la taxation d’office (et la complexité des problèmes juridiques
qu’ils soulèvent), voir L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit., et S. ZAKRAOUI,
« Le régime forfaitaire d’imposition, quoi de neuf ? », art. cit., qui mentionne notamment le caractère peu
légal de ces commissions régionales de concertation et les possibilités d’interprétation offertes par les textes
régissant les taxations d’office.
2. M. AFFES, « Projet de loi relatif aux droits fiscaux », art. cit., p. 3, note l’existence de « dispositions
légales ou administratives qui aboutissent à des redressements débouchant sur des trop-perçus », ainsi que
le caractère démesurément long des contrôles et leur récurrence souvent pour une même affaire, la rétroac-
tivité des lois, l’indisponibilité de la charte du contribuable (qui ne connaît ainsi pas en détail ses droits), la
charge de la preuve qui incombe au contribuable…
3. Entretiens, Tunis, décembre 2002. Voir L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op.
cit., p. 148, note 43. L’auteur mentionne que, « sur 386 pourvois en cassation fiscale, seulement 28 arrêts
ont été cassés au bénéfice des requérants contribuables, 6 arrêts ont été cassés au profit de l’administration,
113 requêtes ont été rejetées, 225 ont été déclarées irrecevables, et il y a eu 15 désistements ».
171
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Entretiens, Tunis, 2000 – 2003. Toutes ces informations sont notées au conditionnel car il n’en existe
pas de preuve formelle accessible à un chercheur étranger. Il me semble tout de même important de les men-
tionner pour au moins deux raisons. D’une part, la probabilité est forte pour que ces faits soient avérés étant
donné la diversité des sources dont ils sont issus, y compris des sources hostiles à la thèse de la diffusion des
pratiques délictueuses dans les sphères du pouvoir. D’autre part, même s’il ne s’agit que de rumeurs, la pré-
gnance de celles-ci façonne les comportements et les manières d’agir et alimente en outre un imaginaire qui
fait de la fiscalité l’arme du pouvoir central par excellence.
2. Voir Y. MATSUNAGA, « L’État rentier est-il réfractaire à la démocratie ? », Critique internationale,
nº 8, juillet 2000, p. 46-58. Voir également, J. LECA, « La démocratisation dans le monde arabe : incertitude,
vulnérabilité et légitimité », notamment p. 77 et suiv., et J. WATERBURY « Une démocratie sans démo-
crates ? Le potentiel de libéralisation politique au Moyen-Orient », notamment p. 103 et suiv., in G. SALAMÉ
(dir.), Démocraties sans démocrates…, op. cit. Ces textes soulignent que la fiscalité n’est pas la seule condi-
tion à la revendication de droits politiques par les citoyens ; que l’autonomie politique de l’État, symbolisée
par l’absence d’impôt, n’équivaut pas à son immunité vis-à-vis des revendications démocratiques ; qu’entre
l’État et les acteurs de la société il existe d’autres dispositifs de marchandage que l’impôt ; que la coercition
et la discipline existent et exercent une influence fondamentale…
3. B. HIBOU, « L’intégration européenne du Portugal et de la Grèce : le rôle des marges », in S. MAPPA
(dir.), La Coopération internationale face au libéralisme, Karthala, Paris, 2003, p. 87-134.
172
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
173
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
sous séquestre… sous le prétexte que son frère avait des arriérés auprès
de la CNSS après la faillite de l’une de ses entreprises 1. Dans ce cas
comme dans beaucoup d’autres, la Sécurité sociale use de sa spécificité
juridique pour séquestrer des avoirs. Elle est en effet la seule entité admi-
nistrative à pouvoir légalement définir sa propre jurisprudence en déci-
dant elle-même de la condamnation et de son application, sans passer par
la justice. On voit clairement comment ce droit exorbitant, lié au rôle de
« tirelire de l’État » et à sa fonction de fiscalité autonome, peut ouvrir la
porte à des excès. Un autre exemple est fourni par le juge Yahyahoui,
désormais symbole de la lutte pour l’indépendance de la justice en
Tunisie. Il est particulièrement révélateur que ce juge ait commencé sa
lutte acharnée avec les autorités tunisiennes et le président Ben Ali à
partir d’une histoire fiscale personnelle 2. On retrouve l’un des ingré-
dients fondamentaux du système répressif tunisien, qui touche à la vie
privée, à l’intime, au mélange des genres entre public et privé.
Au terme de ce détour fiscal, deux conclusions peuvent être tirées. En
premier lieu, la contrainte extérieure apparaît extrêmement faible dans ce
domaine. Malgré la pression des bailleurs de fonds étrangers, la fiscalité
est trop puissamment ancrée dans les relations de pouvoir pour tolérer des
modifications, même non centrales, de ses structures et surtout de son
mode de fonctionnement. Elle constitue un capital politique fondamental
qui étaye la position des élites, des notables, des gens bien introduits et
de ceux qui dirigent ; qui permet de jouer sur la fraude et le redressement
comme rapports de force entre ces élites et le pouvoir central ; qui permet
sévérité et laxisme, mais surtout beaucoup d’accommodements pour la
grande majorité de la population. En second lieu, la fonction répressive
n’apparaît pas fondamentale. Lorsqu’elle veut s’exercer, l’arme fiscale
est indéniablement l’instrument le plus efficace et le plus systématique-
ment utilisé. Mais les développements précédents permettent d’énoncer
deux corollaires à cette affirmation : tout d’abord, le moteur de la dyna-
mique fiscale n’est pas prioritairement, pas même majoritairement, cette
fonction disciplinaire : les contraintes de revenu, les logiques bureaucra-
tiques, les adaptations aux contraintes de l’environnement international,
les tactiques clientélistes et les comportements économiques et sociaux
définissent largement les contours de l’impôt. Ils soulignent ensuite que
la « punition fiscale » ne tombe que très rarement « d’en haut ». Dans les
cas, finalement rares, où l’arme fiscale entend clairement affirmer un
contrôle et une domination, son utilisation n’est rendue possible que par
l’existence de toute une série de comportements et de mécanismes qui
offrent des points d’ancrage à l’administration fiscale et au pouvoir
politique.
174
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. Ces deux « nuisances » m’ont été fournies lors de mes entretiens, entre 1997 et 2005. Avec le temps, la
thèse de la grève des investissements a pris de l’importance. Ces thèmes sont également repris par certains
opposants : voir les sites de TuneZine ou de Kalima ou encore la publication de l’opposant affairiste
Khémaïs TOUMI, La Lettre de la dilapidation économique et budgétaire en Tunisie. Voir également
M. MARZOUKI, Le Mal arabe…, op. cit., p. 97-100 ; M. MARZOUKI, « Entretien avec Ben Jaafar », in
O. LAMLOUM et B. RAVENEL (dir.), La Tunisie de Ben Ali…, op. cit., p. 216-217 ; S. BENSEDRINE et O. MES-
TIRI, L’Europe et ses despotes…, op. cit., chapitre V. Les uns et les autres centrent leurs critiques sur
l’absence ou les insuffisances de l’État de droit et sur la corruption des « proches ».
2. Entretiens, Tunis, juillet 2000 et décembre 2001. Voir également WORLD BANK OPERATION EVALUA-
TION DEPARTMENT, Republic of Tunisia. Country Assistance Evaluation, Advance Copy, op. cit., et les sta-
tistiques de l’INS. En 1996, les grandes entreprises – effectif de plus de 100 salariés – représentaient 0,4 %
du total des entreprises ; les moyennes entreprises – plus de 50 salariés – 0,3 % du total ou 1,7 % si le
nombre de leurs employés est abaissé à plus de 10 salariés ; près de 82 % des entreprises sont le fait d’indé-
pendants et la majorité des entreprises sont des entreprises de moins de 6 salariés (15,2 %).
175
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit. : la loi sur les hol-
dings ne date que de 2001 et n’est pas encore vraiment appliquée. Auparavant sociétés indépendantes, elles
sont peu à peu réorganisées en filiales et en un « siège qui s’apparente à une société holding » (ibid., p. 31).
2. S. RADWAN et J.-L. REIFFERS, Le Partenariat euro-méditerranéen, 10 ans après Barcelone. Acquis et
perspectives, BCT et FEMISE, février 2005.
3. P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of Doing Business in
Tunisia…, op. cit.
4. FICH RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne, op. cit.
5. Voir A. BÉDOUI, « Le désarroi et le comportement de repli du secteur privé tunisien… », art. cit.
6. Les privatisations ont rendu visible le fait que les entreprises publiques et l’État avaient adopté la
même technique de l’éparpillement de leurs avoirs : R. ZGHAL, « Le développement participatoire, partici-
pation et monde du travail en Tunisie », art. cit. ; A. GRISSA, « The Tunisian state entreprises and privati-
zation policy », p. 109-127, in W.-I. ZARTMAN (dir.), Tunisia : Political Economy of Reform, op. cit., et
P.-D. PELLETREAU, « Private sector development through public sector restructuring ?… », art. cit. Pour le
textile, MISSION ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE DE L’AMBASSADE DE FRANCE À TUNIS, Le secteur textile-habille-
ment, fiche de synthèse, septembre 2004 ; J.-R. CHAPONNIÈRE et S. PERRIN, Le textile-habillement tunisien
et le défi de la libéralisation. Quel rôle pour l’invetissement direct étrange ? AFD, Paris, mars 2005.
176
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. Cette dernière option n’est pas légale, mais elle est rendue possible par l’importance de la communauté
émigrée : H. BOUBAKRI, « Les entrepreneurs migrants d’Europe : dispositifs communautaires et économie
éthique. Le cas des entrepreneurs tunisiens en France », in J. CESARI (dir.), Les Anonymes de la mondiali-
sation, Cultures & Conflits, nº 33-34, printemps-été 1999, p. 69-88 ; J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entre-
preneurs and their Past Expriences of Migration in Europe…, op. cit., ainsi que S. BAVA et S. MAZZELLA,
« Samir en voyage d’affaires. Le business entre plusieurs mondes », in M. PÉRALDI (dir.), Cabas et
containers. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Maisonneuve et Larose,
Paris, 2001, p. 269-277.
2. L’énumération qui suit est une synthèse d’entretiens (1997-2005) et de travaux sur les stratégies
d’entreprises : M. BOUCHRARA, 7 millions d’entrepreneurs. Études sur l’esprit d’entreprise, l’innovation et
la création d’emplois en Tunisie, 1984-1987, miméo, Tunis, juin 1996, et L’économie tunisienne entre sa
légalité et son identité. 12 propositions pour ramener la confiance économique, miméo, Tunis, 1995 ;
P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement. L’ethno-industrialisation en Tunisie. La dynamique
de Sfax, L’Harmattan, Paris, 1992 ; R. ZGHAL, « Postface », in P.-N. DENEUIL, Les Entrepreneurs du déve-
loppement…, op. cit. ; P.-N. DENIEUL et A. B’CHIR, « La PME tunisienne », in A. SID AHMED (dir.), Éco-
nomies du Maghreb. L’impératif de Barcelone, Éditions du CNRS, Paris, 1998, p. 181-193 ; H. YOUSFI,
E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit.
177
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Ce mythe repose sur des cas exemplaires ou sur des relectures consistant à créer de tels cas. On peut
évoquer ici l’affaire BIAT mentionnée au chapitre 2, ou encore les difficultés qu’aurait vécues le groupe
Poulina ces dernières années, avec des pressions facilitant l’entrée d’« intrus » dans le capital de certaines
de ses sociétés, des contraintes d’entrée en Bourse, des chantages à l’impôt. Entretiens, Tunis, 1997-2005.
2. J.-P. CASSARINO, « Participatory development and liberal reforms in Tunisia : the gradual incorporation
of some economic networks », in S. HEYDEMANN (dir.), Networks of Priviledge in The Middle East…, op.
cit., p. 223-242 (notamment p. 232-233).
3. Pour les rumeurs, Les familles qui pillent la Tunisie ou les différents tracts et pamphlets qui circulent
sur les sites d’opposition. Pour des interprétations politiques, S. BENSEDRINE et O. MESTIRI, L’Europe et ses
despotes…, op. cit. ; M. MARZOUKI, Le Mal arabe…, op. cit. Pour une critique universitaire, N. BACCOUCHE,
« Regards sur le code d’incitations aux investissements… », art. cit. ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syn-
drome autoritaire…, op. cit., p. 197-198 ; E. MURPHY, Economic and Political Change in Tunisia…, op. cit.
4. Entretiens, Tunis, janvier et février 2005 : à partir de son activité de représentation de Neckerman en
Tunisie, le groupe s’est spécialisé dans les services touristiques et dans le transport aérien. La seule diversi-
fication, dans la laiterie, a été motivée par des considérations politiques, plus précisément, selon M. Aziz
Miled lui-même, « pour répondre à la demande du Président qui avait enjoint les entrepreneurs de participer
à l’objectif d’autosuffisance dans ce domaine », dans un « acte nationaliste » (entretien, Tunis, jan-
vier 2005). Il est intéressant de noter qu’au lieu de s’en féliciter, le P-DG du groupe regrette pour des raisons
économiques, et notamment de concentration des risques, cette stratégie d’intégration. Il faut dire que le
secteur touristique traverse actuellement une grave crise.
178
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Expriences of Migration in Europe…, op.
cit., p. 125-126.
179
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
180
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. Cas de l’organisation du pèlerinage des Tunisiens à La Mecque, sous prétexte de normes de sécurité et
de l’organisation du pèlerinage des Israéliens à la synagogue de la Ghriba, à Djerba : voir J.-P. BRAS,
« L’islam administré : illustrations tunisiennes », in M. KERROU (dir.), Public et privé en Islam, op. cit.,
p. 227-246 ; N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier »,
art. cit.
2. Cas de l’audiovisuel privé fin 2003 : entretiens, décembre 2003. Voir également la presse nationale de
la fin de l’année 2003. De façon générale, N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur
le droit fiscal et douanier », art. cit., et « Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses
démembrements », art. cit.
181
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
182
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier », art. cit., et
« Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses démembrements », art. cit. ; S. BEN
ACHOUR, « L’administration et son droit, quelles mutations ? », introduction au colloque Les Mutations de
l’administration et de son droit, Association tunisienne pour les sciences administratives, Faculté des
sciences juridiques de Tunis, Tunis, 17 avril 2002.
2. L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit. ; A. LARIF-BEATRIX, Édification éta-
tique et environnement culturel. Le personnel politico-administratif dans la Tunisie contemporaine,
Publisud-OPU, 1988 ; S. BEN ACHOUR, « L’administration et son droit, quelles mutations ? », art. cit.
C. Gaddes mentionne des « dizaines de commissions nationales » qui ont donné lieu à « des réformes suc-
cessives », voir C. GADDES, « NTI et mise à niveau de l’administration en Tunisie », in Mélanges en l’hon-
neur de Habib Ayadi, op. cit., p. 453-497 (citation p. 469).
3. Entretiens, Tunis, avril 1998 et janvier 1999 et Sfax, avril 1998.
183
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
184
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
185
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Propos qui m’ont souvent été affirmés lors d’entretiens avec des opposants ou des esprits critiques.
2. R. DELORME et C. ANDRÉ, L’État et l’économie. Un essai d’explication de l’évolution des dépenses
publiques en France, 1870-1980, Seuil, Paris, 1983.
3. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 360.
186
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. Toutes ces citations et celles qui suivent sont tirées d’entretiens, janvier, février et mars 2005, gouver-
norats de Tunis et de Nabeul.
2. A. BÉDOUI, « Analyse critique des fondements du PAS et propositions pour un projet alternatif »,
Revue tunisienne d’économie, nº 3/4, 1993, p. 340-365 ; S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…,
op. cit., p. 96-97.
3. Pour la première dénomination, voir A. BÉDOUI (op. cit.) et S. KHIARI (op. cit.) et pour la seconde,
E. BELLIN, « Tunisian industrialists and the state », in W.-I. ZARTMAN, Tunisia. The Political Economy of
Reform, op. cit., p. 45-65.
187
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
avec elles 1 ». Le RCD peut solliciter les entrepreneurs pour faire passer
des publicités ou pour récolter des sommes parce qu’il est l’un des prin-
cipaux rouages de transmission de leurs demandes. Inversement, il n’est
pas rare que les entrepreneurs soient interpellés par ces intermédiaires qui
leur rappellent qu’ils « n’ont pas donné pour rien » et que l’« on peut
vous offrir des services ». Le pouvoir central ne peut contrôler que parce
que de tels intermédiaires existent dans la société, parce que, aussi, ses
« interventions incessantes » rencontrent des demandes permanentes et
font écho à des préoccupations de la part des acteurs économiques. Ces
derniers ne peuvent donc pas être considérés comme étant seulement
dépendants d’acteurs politiques et administratifs tout-puissants ; les stra-
tégies entrepreneuriales façonnent aussi le politique et ses modalités
d’intervention. C’est ainsi qu’il faut comprendre la remarque d’un entre-
preneur interviewé : « En Tunisie, les interventions sont incessantes mais
il faut avouer qu’elles sont très bien “drivées” […]. Même dans l’off-
shore, “ils” contrôlent très bien, tout en étant conscients que l’offshore
est vital pour l’économie 2 . » Rien ne peut empêcher le « régime »
d’intervenir, mais les contours de son immixtion sont délimités par les
contraintes économiques qui ne peuvent être éliminées, ni même
neutralisées.
L’exemple des entrepreneurs investis d’un rôle national est éloquent.
À travers la rhétorique de la « citoyenneté participative » et la célébra-
tion de la « Journée nationale de l’entreprise », la mise en scène de ces
nouveaux héros nationaux veut symboliser l’intégration des objectifs de
croissance, de développement et d’accumulation dans le projet national.
Cette pratique n’est d’ailleurs pas nouvelle et remonte aux débuts de la
construction de l’État indépendant même si elle était alors moins théâtra-
lisée qu’aujourd’hui 3. Le pouvoir central montre que le politique peut
interférer sur le comportement des individus et qu’il est le seul à même de
récompenser le dévouement des hommes d’affaires. L’exemple de Pou-
lina suggère cependant que cette mise en scène trahit des relations plus
complexes qu’un simple acte d’allégeance. « Le personnel de Poulina est
fier d’appartenir à notre institution et Poulina existe et se développe grâce
à ce personnel. Toute personne honorable devient, au bout de sa dixième
année de travail, un Compagnon de Poulina, rebaptisé Compagnon du
Changement en l’honneur du Changement (7 novembre 1987) » rappelle
le document de présentation du groupe 4. La mise à l’honneur d’individus
188
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
apparaît avant tout comme une pratique sociale qui simultanément res-
sortit au nationalisme et au paternalisme. Elle suggère évidemment
l’opportunisme d’un homme d’affaires avisé, mais un opportunisme qui
ne peut être analysé seulement en termes de soumission, mais bien plutôt
en termes de jeu dans les rapports de force avec un pouvoir central qui
tente aussi de l’instrumentaliser.
Cet accent mis sur les négociations, les arrangements et les sollicita-
tions venues « d’en bas » nuance l’une des interprétations majeures du
politique en Tunisie, à savoir le couple soumission/sédition et les stra-
tégies d’exit option et de hidden disaffection 1. Il remet également en
cause la thèse, qui est avant tout mythe, de l’indépendance des entrepre-
neurs 2. Tous les exemples précédents soulignent plutôt la centralité d’une
conflictualité qui ne dit pas son nom, cachée par des transactions aussi
incessantes que les interventions, par des conciliations temporaires, par
un consensus aussi qui est en partie construit par une violence contenue
et, en partie, par une adhésion contrainte. Dans l’économie politique tuni-
sienne, la soumission, la sédition et l’exit option sont finalement excep-
tionnelles parce que l’opposition n’est jamais frontale et que les moda-
lités de la domination disciplinaire créent aussi des espaces de liberté et
laissent systématiquement la place à des accommodements.
1. Sur le couple soumission/sédition, M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique aujourd’hui au Ma-
ghreb », in J.-F. BAYART (dir.), La Greffe de l’État, Karthala, Paris, 1996, p. 63-93 ; pour les stratégies d’exit
option, L. C. BROWN, The Tunisia of Ahmad Bey…, op. cit. ; S. WALTZ, « Clientelism and reform in Ben
Ali’s Tunisia », in W.-I. ZARTMAN (dir.), Tunisia : The Political Economy of Reform, op. cit., p. 29-44, et
J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
2. Cette thèse a d’abord été élaborée pour les entrepreneurs sfaxiens puis a été étendue : M. BOUCHRARA,
7 millions d’entrepreneurs…, op. cit. ; P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit.
189
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2003 ; Bruxelles, mai 2002 ; Paris, novembre 2003. On
retrouve très largement diffusées dans la communauté internationale les thèses classiques de political eco-
nomy libérale américaines. E. MURPHY reprend cette thèse dans Economic and Political Change in
Tunisia…, op. cit.
2. M. BOUCHRARA, 7 millions d’entrepreneurs…, op. cit. et L’Économie tunisienne entre sa légalité et son
identité…, op. cit. ; B. HIBOU, « Les marges de manœuvre… », art. cit.
3. Ces expressions sont issues d’entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000 ; Tunis et Hammamet, jan-
vier-mars 2005. Voir également M. GASMI, « L’espace industriel à Sfax : un système productif local »,
Maghreb-Machrek, nº 181, automne 2004, p. 69-92, et L.-M. EL HÉDI, « The Business Environment in
Tunisia », communication à l’atelier Public-Private Partnership in the MENA Region, Marrakech, 3-6 sep-
tembre 1998. Pour une illustration à propos des financements « Jeunes Promoteurs », voir J.-P. CASSARINO,
Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit., et pour l’échec
du FOPRODI, P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of Doing
Business in Tunisia…, op. cit.
4. H. FEHRI, « Économie politique de la réforme : de la tyrannie du statu quo à l’ajustement structurel »,
Annales d’économie et de gestion, vol. 5, nº 10, mars 1998, p. 104.
5. A. BÉDOUI, « Les relations sociales dans l’entreprise », L’Entreprise et l’environnement social, IACE,
Tunis, 1990, p. 159-223 (citation p. 101).
190
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
1. C. COLLIOT-THÉLÈNE, « Introduction aux textes politiques de Max Weber », art. cit. p. 96, qui, à la suite
de Max Weber, conteste cette vision ahistorique et naïve de la démocratie.
2. Entretiens, Paris, Bruxelles, Washington, 1997-2003 ; voir également les textes sur la bonne gouver-
nance de ces institutions internationales et, par exemple, THE WORLD BANK, Governance and Development,
The World Bank, Washington, D.C., 1992.
3. Divers textes des Œuvres politiques de Max Weber ainsi que la lecture qu’en propose C. COLLIOT-THÉ-
LÈNE, Études wébériennes, op. cit., et « Introduction… », art. cit.
4. Ce qui est un grand classique des situations autoritaires. Sur la Chine, J.-L. ROCCA, La Condition chi-
noise…, op. cit.
5. F. MENGIN, travaux en cours et « A contingent outcome of the unfinished Chinese civil war : state-
formation inTaiwan by transnational actors », communication au colloque franco-britannique Économies
191
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
inutile de revenir sur l’inconsistance de telles thèses qui pèchent par fonc-
tionnalisme et, pour reprendre la belle expression d’Amaryatha Sen, par
« empirisme sporadique 1 ». Il est frappant de noter que consensus et una-
nimisme sont interprétés comme des vecteurs de démocratisation, tradui-
sant incontestablement une définition particulièrement pauvre de la
démocratie dans la mesure où celle-ci n’est pas la négation du conflit,
mais son institutionnalisation.
Les acteurs économiques sont donc largement apolitiques. Ils deman-
dent au nom de leurs intérêts particuliers, parfois au nom d’un certain
intérêt général, plus de liberté d’entreprendre, plus de transparence et de
prévisibilité, plus de débat, moins d’arbitraire et plus « d’État de droit »,
ce qui ne veut pas dire qu’ils demandent plus de démocratie 2. Ils regret-
tent l’existence de blocages qui ressortissent effectivement à des modes
de gouvernement, mais ils ne l’expriment pas en termes politiques de
déficit démocratique. Ils revendiquent les conditions juridiques et régle-
mentaires qui devraient leur permettre de maintenir leur position domi-
nante, pas un « changement de régime ». Ils déplorent l’« intervention-
nisme tatillon », la « bureaucratie », les « tracasseries administratives »,
l’« incompétence des fonctionnaires locaux », la « concurrence
déloyale », la « corruption », les « intercessions » et, pour les étrangers,
le « nationalisme économique exacerbé 3 ». Lors des entretiens que j’ai
pu mener avec les entrepreneurs, nombreux sont ceux qui, malgré leur
critique implicite de la contrainte politique, m’ont affirmé en des termes
souvent similaires que « si Ben Ali a fait au moins une bonne chose, c’est
de casser le syndicat », qu’il était « bon que l’UGTT soit une courroie
de transmission », ou encore que « c’est très bien qu’il n’y ait qu’un seul
syndicat qui négocie un protocole tous les trois ans 4 ». L’absence de
demande explicite de démocratisation ne s’explique pas, à mon avis, par
la nature rentière du capitalisme tunisien 5. L’apolitisme des entrepre-
neurs est en partie contraint : la préférence pour le silence et l’aversion
pour l’opposition frontale résultent aussi des conditions politiques et de la
violence latente d’un monde clos où la critique est interdite. Ce qui n’a
pas grand-chose à voir avec le caractère « rentier » ou « parasitaire » de la
bourgeoisie – mais explique que « les capitalistes ne prendront jamais le
morales et formation de l’État dans le monde des extra-Européens, CERI, Paris, FASOPO, Paris et Trinity
College, Cambridge, Paris, le 27 mai 2005.
1. A. SEN, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, Paris, 2000.
2. J. LECA, « La démocratisation dans le monde arabe… », art. cit.
3. Toutes ces expressions sont tirées d’entretiens centrés sur la question de l’immixtion du politique dans
les affaires, Tunis, 1997-2005.
4. Entretien, Paris, janvier 2005 ; Tunis, janvier et mars 2005. Il est à noter que ces appréciations sont
partagées par les entrepreneurs tunisiens et étrangers.
5. C’est la thèse développée par exemple par E. BELLIN, Stalled Democracy…, op. cit.
192
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis
L’accommodement négocié
1. A. BÉDOUI, « La question de l’État et la gouvernance en Tunisie », art. cit. ; H. FEHRI, « Économie poli-
tique de la réforme… », art. cit. ; certaines analyses de RAID/Attac Tunisie parues dans son bulletin Raid-
Niouz.
2. Sur cette réconciliation des deux pères fondateurs de la sociologie historique, voir J. LONSDALE,
« States and social processes : a historical survey », African Studies Review, t. 24, nº 2-3, juin-septembre
1981, p. 140 ; J.-F. BAYART, « L’invention paradoxale de la modernité économique », in J.-F. Bayart, (dir.),
La Réinvention du capitalisme, op. cit., p. 9-43 ; C. COLLIOT-THÉLÈNE, Études wébériennes, op. cit.
194
l’accommodement négocié
195
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
196
l’accommodement négocié
197
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. J.-M. MIOSSEC, « Le tourisme en Tunisie : acteurs et enjeux », Bulletin de l’Association des géo-
graphes français, nº 1, mars 1997, p. 56-69 ; M. SAHLI, « Tourisme et développement en Tunisie », Bulletin
du groupe de recherche et d’étude en économie du développement, nº 15, décembre 1990, p. 37-50 ;
R. MEDDEB, Le tourisme en Tunisie, présentation du 10 janvier 2003, Club Bochra El Khair. En général, sur
les effets pervers des « zones » touristiques, O. DEHOORNE, « Tourisme, travail et migration : interrelations
et logique mobilitaires », Revue européenne des migrations internationales, vol. 18, nº 1, 2002, p. 7-36.
2. Entretiens et visite de complexes, Tunis et Hammamett, janvier-mars 2005. M. KERROU, « Le mezwâr
ou le censeur des mœurs au Maghreb », art. cit.
3. BANQUE MONDIALE, Stratégie de développement touristique en Tunisie…, op. cit.
4. J. ROITMAN et G. ROSO, « Guinée équatoriale : être “offshore” pour rester national », Politique afri-
caine, nº 81, mars 2001, p. 121-142.
198
l’accommodement négocié
1. Les stagiaires sont payés environ 80-100 DT/mois, mais parfois beaucoup moins (cas de 20 DT/mois) ;
la durée du stage peut aller jusqu’à trois ou quatre années. Les contrats « stages d’insertion à la vie profes-
sionnelle » ne coûtent pas cher à l’employeur car l’État finance ces emplois et les entrepreneurs ne rajoutent
qu’une somme minimale. Le personnel peut être partiellement employé au noir, ses heures supplémentaires
n’étant pas reportées, une partie du salaire n’étant pas déclarée au fisc et à la CNSS. Entretiens, Tunis,
décembre 2003, janvier-mars 2005.
2. P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of Doing Business in
Tunisia…, op. cit. ; WORLD BANK, Tunisia. Economic Monitoring Update, op. cit.
3. DREE, Le textile-habillement dans les pays méditerranéens et d’Europe centrale : l’enjeu de la
compétitivité, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Paris, décembre 2002.
199
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
200
l’accommodement négocié
1. Entretiens, gouvernorats de Tunis, Nabeul et Monastir, décembre 1999, janvier et mars 2005.
2. Ce titre fait bien sûr référence au travail de J.-L. ROCCA sur la Chine : « La “mise au travail’’ capitaliste
des Chinois », in J.-F. BAYART (dir.), La Réinvention du capitalisme, Karthala, Paris, 1994, p. 47-72, et sur-
tout J.-L. ROCCA, La Condition chinoise…, op. cit. Pour ces techniques en Tunisie, entretiens, gouvernorats
de Tunis, Nabeul, Sfax et Monastir, 1997-2005, ainsi que H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina,
un management tunisien, op. cit.
3. Entretiens, gouvernorats de Tunis, Nabeul et Monastir, janvier et mars 2005.
4. Multiples entretiens, entre 1999 et 2005.
201
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Toutes ces expressions et citations sont tirées d’entretiens, gouvernorat de Tunis et de Nabeul, jan-
vier-mars 2005.
2. E. P. THOMPSON, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, op. cit., p. 82, c’est moi qui
souligne.
3. Analyse inspirée de Aiwha Ong (A. ONG, Spirits of Resistance…, op. cit.) qui analyse les actes de pos-
session des ouvrières du textile malaisien comme des tentatives de conciliation entre leur monde “tradi-
tionnel” et la modernité de l’entreprise.
4. Les entrepreneurs justifient très souvent la rigueur des contrôles et de la discipline par le vol des
employés, effectif ou potentiel. Entretiens divers. H. Yousfi, E. Filipiak et H. Bougault affirment : « Le mot
dérapage revient tout le temps et nos interlocuteurs entendent par dérapage l’ensemble des pratiques frau-
duleuses ou clientélistes qui peuvent tenter les employés Poulina s’il n’y a pas de contrôle. On part du prin-
cipe que l’ouvrier va toujours essayer de trouver des “combines” pour voler ou ne pas faire son travail »
(H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit. p. 39, note 18).
5. Ben Ali, respectivement discours du 3 février 1988, Carthage, du 7 novembre 1988, Le Bardo, et du
31 juillet 1988, Tunis.
202
l’accommodement négocié
203
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Tous ces exemples sont issus d’entretiens, gouvernorats de Tunis, Nabeul et Monastir, janvier-mars
2005 et décembre 2000, décembre 2001 et décembre 2003. Ce système ne concerne pas seulement les
ouvrières du textile, bien entendu. Les sociétés du secteur touristique peuvent faire de même avec leurs
employés (principalement masculins).
2. Entretiens, gouvernorats de Tunis et Nabeul, janvier et mars 2005 ; I. RUIZ, « Du rural à l’urbain. Tra-
vail féminin et mutations sociales dans une petite ville du Sahel tunisien », Correspondances, nº 25, IRMC,
Tunis, et M. PERALDI (avec H. BETTAIEB et C. LAINATI), « Affranchissement et protection : les petits mondes
de la confection en Tunisie », communication au colloque de Sousse, Tunisie, 2003.
3. I. MELLITI, « Observatoire de la condition de la femme en Tunisie », Correspondances, IRMC, nº 26,
Tunis.
4. Toutes ces expressions et commentaires sont tirés d’entretiens, janvier-mars 2005.
204
l’accommodement négocié
travail en usine. Il est d’autant plus prégnant qu’il se fonde d’une part sur
un imaginaire partagé de l’homme fort et du « besoin d’un chef » et, de
l’autre, sur le mythe de l’État extérieur à la société et son corollaire, la
« culture de l’émeute et de la sédition 1 ». Capitalisme et pouvoir disci-
plinaire forment un tout, notamment parce que les individus partagent un
éthos qui voit dans la discipline l’obtention de la stabilité et de la sécurité
nécessaires pour prévenir le désordre toujours possible 2.
1. Cette idéologie du « chef » dans le monde entrepreneurial imprègne toute la société, y compris beau-
coup d’intellectuels sous le thème de la « culture d’allégeance » (voir H. REDISSI, L’Exception islamique,
Seuil, Paris, 2004) ou de la « domination d’une culture servile » (voir R. CHENNOUFI, « Sujet ou citoyen »,
Revue tunisienne de droit, 2000, Centre de publication universitaire, Tunis, p. 205-550). Pour l’image de
l’État étranger à la société, J. LECA, « La démocratie dans le monde arabe… », art. cit. Pour la culture de la
sédition et de l’émeute, M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique aujourd’hui au Maghreb », art. cit.
2. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit. ; D. LE SAOUT et M. ROLLINDE (dir.), Émeutes et
mouvements sociaux au Maghreb, Karthala, Paris, 1999.
3. Entretiens, gouvernorat de Nabeul et de Tunis, janvier-mars 2005.
4. Discours de Ben Ali, 1er mai 1990, Carthage (c’est moi qui souligne).
205
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
les ouvrières le dimanche ou le soir pour des urgences 1. Pour les familles,
cela facilite la surveillance des jeunes filles, via le voisinage, les parents
présents sur place, les intermédiaires attitrés, ou directement lorsque
l’entreprise se trouve dans la localité des parents 2.
On pourrait faire la même analyse de la survalorisation du poids de la
famille et, plus généralement, du fait que la place dans la hiérarchie
sociale l’emporte largement sur les aptitudes personnelles. La surveil-
lance passe également par l’apprentissage ou les pratiques d’essaimage,
c’est-à-dire de sous-traitance contrôlée 3. Il est tout simplement le fait des
codes de la vie en société comme me l’a rappelé un patron de PME qui
m’interpellait : « Dans vos questions, vous insistez trop sur les relations
avec l’administration ; il n’y a pas que cela qui est problématique et
même, pour une entreprise offshore, l’administration ce n’est pas grand-
chose. Pour moi, c’est encore plus problématique dans les relations avec
tous mes interlocuteurs privés, les fournisseurs, les clients, les artisans
qui viennent réparer, les chauffeurs 4. »
Toutes ces pratiques n’ont rien de politique. Le recrutement est avant
tout une question relationnelle, reposant sur les réseaux familiaux, régio-
naux, amicaux, de voisinage. Quand il joue un rôle, le clientélisme des
bureaux de l’emploi semble moins partisan que régional. Le choix des
marchés, l’obtention des contrats et la sélection du sous-traitant passent
par ces mêmes relations. En Tunisie, l’entreprise n’est pas un lieu de
contrôle politique. Dans certains cas, « il y a plein d’indics » comme me
l’ont répété un certain nombre d’entrepreneurs. Pour autant, il n’y a pas
eu volonté, de la part de l’État-parti, de les faire recruter. Ils ne sont pas
« placés par le pouvoir » pour contrôler, mais, une fois dans l’entreprise,
les employés peuvent être approchés par la police, ou par d’autres auto-
rités, pour qu’ils fournissent des informations contre l’annulation d’un
PV, des facilités administratives, des avantages financiers. Dans d’autres
cas, « on ne sent pas du tout l’État policier 5 ». De fait, les cellules UGTT
sont peu nombreuses dans les entreprises privées et les cellules RCD
encore plus rares. Quant au douanier, seul représentant de l’administra-
tion constamment présent dans l’entreprise, il ne joue pas ce rôle et
206
l’accommodement négocié
1. La position de douanier à domicile est extrêmement prisée car le travail y est peu contraignant et les
avantages en nature importants. La corruption dans ce secteur est monnaie courante et largement dénoncée
par les entrepreneurs. Entretiens, janvier-mars 2005.
2. Tous ces exemples sont tirés d’entretiens, gouvernorat de Tunis et Hammamet, janvier et mars 2005.
207
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Ceci s’explique certainement par la faible attractivité de toute la région. Cependant, on ne peut s’empê-
cher de noter la tendance régressive à l’œuvre depuis une dizaine d’années : alors que la Tunisie détenait
près de la moitié du stock d’IDE du Maghreb central jusqu’en 1997, il n’en attire plus que le quart des flux.
Surtout, les statistiques officielles ne mentionnent jamais les sorties d’IDE ; or celles-ci sont presque égales
aux entrées (environ 650 MDT/an pour les sorties contre 700-750 MDT pour les entrées), ce qui fait qu’en
net les IDE sont excessivement peu nombreux. Source : FEMISE 2005, Le Partenariat euro-méditerranéen,
10 ans après Barcelone…, op. cit ; Les investissements directs étrangers en Tunisie, fiche de synthèse de la
Mission économique et financière de l’Ambassade de France à Tunis, décembre 2003 ; C.-A. MICHALET,
« Investissements étrangers : les économies du sud de la Méditerranée sont-elles attractives ? », art. cit.
2. C’est le résultat original des études menées conjointement par l’AFD et la DREE du ministère français
de l’Économie : J.-R. CHAPONNIÈRE et S. PERRIN, Le Textile-habillement tunisien et le défi de la libérali-
sation…, op. cit., et J.-R. CHAPONNIÈRE, J.-P. CLING et M.-A. MAROUANI, Les conséquences pour les pays en
développement de la suppression des quotas dans le textile-habillement : le cas de la Tunisie, Document de
travail, DIAL, Paris, DT/2004/16. Pour l’Italie, voir C. LAINATI, Le imprese straniere in Tunisia. Nascita e
sviluppo dei circuiti produttivi : gli italiani nel tessile-abbigliamento, rapport de recherche, miméo,
octobre-décembre 2001 ; M. PERALDI (avec la collaboration de H. BETTAIEB et C. LAINATI), « Affranchis-
sement et protection… », art. cit. Les cas de la France et de l’Italie sont révélateurs car ils représentent les
deux nationalités les plus implantées en Tunisie.
3. Voir les travaux de Marx et des marxiens (par exemple I. WALLERSTEIN, The Capitalist World-Eco-
nomy, Cambridge University Press, 1979 et The Modern World System II. Mercantilism and the Consoli-
dation of the European World-Economy, 1600-1750, Academic Press, New York, 1980, ou
E. P. THOMPSON, The Making of the English Working Class, Vintage Books, New York, 1963), mais égale-
ment de Weber (la relecture que C. Colliot-Thélène en propose met aussi l’accent sur cette dimension), de
Polanyi ou de Braudel. Pour une relecture politique contemporaine, voir diverses contributions de
J.-F. BAYART (dir.), La Réinvention du capitalisme, op. cit.
208
l’accommodement négocié
209
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Entretiens, janvier-mars 2005 ; S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., et communiqués
de la LTDH qui s’implique de plus en plus sur le sujet et de RAID/Attac-Tunisie dont c’est l’un des princi-
paux sujets de préoccupation.
2. Les employeurs qui ne connaissent pas de conflits graves accusent d’ailleurs souvent leurs homologues
de « manquer de tact », de ne pas être « réglo », de vouloir « passer en force » ou tout simplement d’« être
malhonnêtes ». Entretiens, janvier-mars 2005.
210
l’accommodement négocié
1. Cet argument m’a été inspire par le travail de F. Mengin sur la plasticité des formes relationnelles entre
rationalités étatiques et entrepreneuriales dans la Grande Chine : F. MENGIN, Trajectoires chinoises.
Taïwan, Hong Kong, Pékin, Karthala, Paris, 1998, et « A contingent outcome of the unfinished Chinese
civil war… », art. cit.
2. Entretiens, janvier-mars 2005. Voir également BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération Répu-
blique tunisienne-Banque mondiale, 2005-2004, décembre 2004, et WORLD BANK OPERATION EVALUATION
DEPARTMENT, Republic of Tunisia. Country Assistance Evaluation…, op. cit. ; INTERNATIONAL CONFEDERA-
TION OF FREE TRADE UNIONS, Tunisia, Annual Survey of Violations of Trade Unions Rights, années 2002,
2003 et 2004 ; BANQUE MONDIALE, Stratégie de développement touristique en Tunisie…, op. cit. ; FICH
RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne…, op. cit. ; L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du
capitalisme…, op. cit. ; T. COUTROT, L’Entreprise néolibérale…, op. cit. ; J.-P. DURAND, La Chaîne invi-
sible…, op. cit.
211
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
212
l’accommodement négocié
Assentiment et habitude
Une première modalité de l’accommodement réside dans un assenti-
ment pur et simple. Ce que des observateurs extérieurs peuvent présenter
comme une contrainte, voire une coercition, un pouvoir de normalisa-
tion et de discipline est le plus souvent vécu sur le mode de la normalité,
autrement dit comme des règles intériorisées 1. Seules la systématicité des
incidents, l’interdiction de débats inéluctables ou l’apparition de
213
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. On peut ici rappeler la phrase de Foucault : « Rien n’est politique, tout est politisable, tout peut devenir
politique. La politique n’est rien de plus rien de moins que ce qui naît avec la résistance à la gouvernemen-
talité, le premier soulèvement, le premier affrontement », manuscrit sur la gouvernementalité cité par
M. SENELLART, « Situation des cours », in M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population…, op. cit.,
p. 381-411(citation p. 409).
2. Les propos de La Boétie sont clairs : « Disons donc que, si toutes choses auxquelles l’homme se fait et
se façonne lui deviennent naturelles, cependant celui-là seul reste dans sa nature qui ne s’habitue qu’aux
choses simples et non altérées : ainsi, la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude », E. DE
LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire…, op. cit., p. 195-196.
214
l’accommodement négocié
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négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
216
l’accommodement négocié
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négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. E. P. THOMPSON, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, op. cit., et A. ONG, Spirits of
Resistance and Capitalist Discipline, op. cit.
2. N. FLAMAND et M. JEUDY-BALLINI, « Le charme discret des entreprises… », art. cit. ; J.-P. PARRY, « Du
bagne des champs aux riantes usines. Le travail dans une entreprise sidérurgique indienne », Terrain, nº 39,
septembre 2002, p. 121-140. Sur le Cambodge, R. BOTTOMLEY, « Contested forests : an analysis of the
Highlander response to logging, Rattanakiri Province, Northeast Cambodia », Critical Asian Studies,
vol. 34, nº 4, 2002, p. 587-606.
3. Entretiens et I. RUIZ, « Du rural à l’urbain… », art. cit.
4. E. DE LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire…, op. cit.
5. M. ABENSOUR et M. GAUCHET, « Présentation. Les leçons de la servitude et leur destin », in ibid., p. 21.
6. M. FOUCAULT, « La vie des hommes infâmes », in Dits et Écrits, 3, op. cit., nº 198, p. 247.
7
1. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire et population…, op. cit., notamment leçon du 25 janvier 1978, p. 75.
2. M. F OUCAULT , « Méthodologie pour la connaissance du monde : comment se débarrasser du
marxisme », entretien avec R. Yoshimoto in Dits et Écrits 3, op. cit., nº 235, 25 avril 1978. M. Foucault y
parle de « sorte de soif gigantesque et irrépressible qui oblige à se tourner vers l’État. On pourrait parler de
désir de l’État », p. 618. Voir aussi M. FOUCAULT, « Leçon du 7 mars 1979 », in Naissance de la biopo-
litique, op. cit., p. 192-196. Ce point a été mis en évidence par M. SENELLART « Situation de cours », art. cit.,
p. 398.
219
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Jean Ganiage nous le rappelle : « Le Pacte fondamental, véritable déclaration des droits, proclamait la
sécurité complète de la vie et de la propriété des habitants de la Régence, l’égalité devant la loi et devant
l’impôt, la liberté de religion, la limitation de la durée du service militaire », J. GANIAGE, Les Origines du
Protectorat français en Tunisie…, op. cit., p. 67 (c’est moi qui souligne).
2. Ben Ali, entretien à Politique internationale, nº 89, automne 2000, p. 390.
220
les contours du pacte de sécurité tunisien
1. En suivant Pierre Rosanvallon, Ezzedine Bouslah parle d’État tutélaire instituteur du social, ou plus
simplement d’État redistributeur, clientéliste et autoritaire, suggérant par là que le nombre et l’importance
des politiques sociales, l’intérêt aussi pour « le social » ne faisaient pas pour autant un État-providence :
E. BOUSLAH « Politiques de protection sociale et sociétés : quelques réflexions théorico-méthodologiques »,
Revue tunisienne de droit 2000, CPU, Tunis, 2001, p. 195-204 ; voir aussi D. CHAMEKH, État et pauvreté en
Tunisie…, op. cit.
2. Pour les pays d’Asie du Sud-Est par exemple, Aiwha Ong souligne que ces attentes matérielles
l’emportent largement sur les demandes politiques : A. ONG, Flexible Citizenship…, op. cit.
3. Tous ces qualificatifs sont issus d’entretiens.
4. K. POLANYI, La Grande Transformation…, op. cit.
5. Expression de M. FOUCAULT, « Michel Foucault : la sécurité et l’État », in Dits et Écrits 3, op. cit.,
nº 213, p. 383-388.
221
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., chapitre IV ; E. MURPHY, Economic and Political
Change in Tunisia…, op. cit. ; A. BÉDOUI, « Limites, contraintes et perspectives de croissance et du déve-
loppement en Tunisie », Horizons maghrébins, nº 46, 2002, p. 61-76.
2. La réforme de l’assurance maladie, Ministère des Affaires sociales, Tunis, novembre 2000 ;
A. BÉDOUI, « La question de l’État et de la gouvernance en Tunisie », art. cit. ; S. KHIARI, Tunisie, le délite-
ment de la cité…, op. cit. ; H. FEHRI, « Économie politique de la réforme… », art. cit. ; D. CHAMEKH, État et
pauvreté en Tunisie…, op. cit.
3. D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie…, op. cit. ; A. GUELMAMI, La Politique sociale en Tunisie de
1881 à nos jours, L’Harmattan, Paris, 1996 ; H. FEHRI, « Économie politique de la réforme… », art. cit. En
2004 par exemple, le litre de diesel restait à 30 centimes d’euro et le sans-plomb à 50 centimes d’euro
malgré la flambée des prix internationaux. La subvention de l’État s’est ainsi élevée à 580 MDT, soit 1,7 %
du PIB. Les consommateurs n’ont payé que 20 % du prix réel de l’essence. Source : agences de coopérations
européennes et entretiens, Tunis, janvier-mars 2005.
222
les contours du pacte de sécurité tunisien
223
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
mode de vie garanti par l’État assujettit les individus : ceux qui ne peu-
vent ou ne veulent accéder à ces crédits à la consommation, à cette fic-
tion bancaire, à ces programmes sociaux ou à ces sociabilités se trouvent
marginalisés par le jeu même des institutions. Les programmes à voca-
tion redistributive sont aussi des mécanismes de mise en dépendance et
de contrôle des « laissés-pour-compte 1 ».
L’usage des programmes sociaux est l’un des grands classiques du
clientélisme autoritaire, comme le rappellent les travaux sur le Mexique,
l’Angola, Singapour ou le Portugal de Salazar 2 . Ils expriment une
volonté d’apaiser les relations sociales, de poursuivre des objectifs de jus-
tice et de charité, d’obtenir aussi une sécurité dans l’ordre sociétal et,
simultanément, une volonté de contrôle et de surveillance. La Tunisie ne
fait pas exception à ce tableau. L’orientation politique et sécuritaire, au
double sens de ces termes, des programmes sociaux y est même
reconnue : la sollicitude de l’État est indissociable de la dépendance qu’il
crée. Plus on offre de sécurité aux individus, plus on augmente leur
dépendance.
Dans le contexte tunisien, fait d’interdiction de penser et d’encadre-
ment strict de la société, la sollicitude assujettit d’autant plus qu’elle est
inséparable de la stabilité, entendue comme gestion de la crise par la pru-
dence, par le consensus et l’adhésion de tous. Rarement brutale, elle est
indolore, invisible et devenue naturelle par la force de l’habitude. « Ne
jamais trancher dans le vif » : le pouvoir en Tunisie ne s’exerce pas par
des mesures radicales, des chocs, des antagonismes assumés, mais à
travers ces multiples voies de l’accommodement, ces petites interven-
tions et mesures en demi-teintes qui permettent finalement à tous, du
moins au plus grand nombre, de trouver des arrangements, des avan-
tages, des modalités de fonctionnement tout en douceur mais aussi tout en
dépendance.
Sollicitude indissociable de la dépendance et du désir de l’harmonie
avec l’État bienfaiteur de la nation : la question de la sécurité écono-
mique et sociale est avant tout une question nationale qui ressortit au désir
d’unité nationale 3. La protection vis-à-vis de l’extérieur, de l’Autre est
un ressort essentiel de l’action de l’État tunisien. En ce sens, c’est
224
les contours du pacte de sécurité tunisien
225
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
Sécurité et laisser-faire :
deux facettes complémentaires du pacte
Pour qu’elles soient prises en considération, crédibles et rentables poli-
tiquement, les mesures destinées à assurer la sécurité doivent être accom-
pagnées de gestes spectaculaires. C’est ainsi que l’on peut comprendre
les campagnes de moralisation ou les décisions successives d’arabisation.
Mais ces actes symboliques sont finalement assez rares et peu nombreux.
Le lot commun, c’est avant tout l’interventionnisme et la sollicitude quo-
tidienne de l’État. C’est aussi, paradoxalement, le laisser-faire.
À regarder la vie économique et sociale tunisienne, on est en effet
frappé par la simultanéité de principes d’action bien définis et du non-res-
pect de ceux-ci. Le cas de l’assurance maladie illustre précisément cette
situation. Alors que les autorités ont mis en place un système de sécurité
sociale parmi les meilleurs de la région et qu’ils tentent périodiquement
de le réformer, il apparaît qu’au quotidien l’accès aux soins est rendu pos-
sible par les réseaux familiaux, amicaux, professionnels ou de voisinage,
au même titre que l’accès à l’emploi 1. Les travaux de sociologie suggè-
rent que le pouvoir ne détient pas la maîtrise qu’il prétend avoir sur le
social, par exemple dans les quartiers périphériques des villes où l’habitat
spontané, les constructions anarchiques et l’informel prennent des pro-
portions déroutantes, ou encore dans les situations d’urgence 2 . On
observe surtout la simultanéité d’interdits extrêmement forts et de
contournements systématiques de ceux-ci, tolérés de façon plus impor-
tante et fréquente encore. Ces tolérances ont pu être comprises comme
des soupapes face aux contraintes systématiques, à la puissance des
interdits ou à l’exaspération suscitée par l’absence de liberté. Illégales,
illicites, transgressant systématiquement les lois, elles ont pu être consi-
dérées comme paradoxales au regard du quadrillage systématique de la
société et de la surveillance quotidienne des activités économiques 3.
L’analyse menée en termes de pacte de sécurité permet d’avancer une
autre interprétation : le laisser-faire est une modalité complémentaire des
mécanismes de sécurité. Dans la réalité comme dans les discours, le pacte
de sécurité ne peut tout englober. Le contrôle ne peut être aussi absolu
que le pouvoir central voudrait lui-même le faire croire, et la disciplinari-
sation n’est pas complète. Si l’interventionnisme pointilleux peut, dans
certaines circonstances, constituer la technique la plus adéquate pour
1. Entretiens, Tunis, juillet 2000, décembre 2001 et février 2005. Voir également, P. HOLMES-EBER,
Daughters of Tunis. Women, Family, and Networks in a Muslim City, Westview Press, Boulder et Oxford,
2003, et La Débrouille au féminin. Stratégie de débrouillardise des femmes de quartiers défavorisés en
Tunisie, Enda inter-arabe, 1997.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et M. BEN LETAÏEF, « Institutions, modes de gestion et devenir… »,
art. cit., et S. BEN ACHOUR, « Permis de bâtir et régulation urbaine », art. cit. De nombreux lotissements sont
implantés dans l’illégalité sur des terrains non viabilisés et vendus à bas prix.
3. L. CHOUIKHA, « Autoritarisme étatique et débrouillardise individuelle… », art. cit. ; A. LARIF-BEATRIX,
Édification étatique et environnement culturel…, op. cit., ainsi que les travaux en cours de Medhi Mabrouk
sur l’émigration illégale.
226
les contours du pacte de sécurité tunisien
assurer une certaine stabilité sociale, pour préserver des emplois ou pour
abaisser les inégalités, le laisser-faire peut, dans d’autres circonstances
et sur d’autres objets, apparaître comme une technique autrement plus
efficace lorsqu’il reste cantonné. Les zones de laisser-faire font donc
partie des technologies sécuritaires du pouvoir pourvu, bien évidemment,
que tout ne soit pas permis et que le niveau en deçà duquel l’interven-
tion n’est pas nécessaire soit maîtrisé. Cette configuration est illustrée par
les exemples de l’informel, de la contrebande et de la contrefaçon. Mais
avant de passer à ces études de cas, il importe de préciser que ce laisser-
faire lui-même n’est pas entièrement sous contrôle. L’enchevêtrement de
la surveillance et de la tolérance n’est pas totalement maîtrisé par ceux
qui gouvernent ; l’exercice du pouvoir de domination se réalise égale-
ment à tâtons. Néanmoins ces incertitudes et l’inachèvement des pra-
tiques de discipline et de laisser-faire n’empêchent pas, in fine, le quadril-
lage et la domination.
Les activités illicites, voire délictueuses sont effectivement plus que
tolérées comme l’indique l’importance du phénomène et sa notoriété 1.
Dès lors, il est difficile de partager la thèse de Michel Péraldi selon
laquelle ces activités, au début tolérées parce que marginales et consi-
dérées comme inoffensives, deviendraient peu à peu dangereuses pour
l’ordre établi : « Le commerce informel transnational n’est donc si mena-
çant pour l’ordre établi que parce qu’il prend la singulière apparence
d’une résistance associée au pragmatisme économique d’une économie
politique, celle du lien personnel et du primat de la relation, qui invalide
et rend obsolète le principe d’organisation bureaucratique à la base de
l’éthique par laquelle les États entendent “encastrer” l’économique dans
l’ordre social 2. »
Parler de résistance en la matière est sans doute trop fort. Ces petits
ou moyens commerçants sont avant tout à la recherche de revenus, de
profits, de ressources monétaires. Leur activité n’est pas pensée comme
politisée et même politisable. Il s’agit d’une activité comme une autre,
d’autant plus tolérée qu’elle peut être largement investie et, par là même,
en partie contrôlée. Le fait de permettre ces activités montre que les auto-
rités politiques prennent acte d’une réalité effective, difficile si ce n’est
impossible à modifier, et que, à partir de cette réalité qui s’impose à elles,
elles la font jouer, elles tentent de la pénétrer pour en tirer bénéfice. Ces
activités ne pouvant être interdites, une compréhension souple et
1. Pour l’informel, voir les travaux susmentionnés de M. Bouchrara, P.-N. Denieul, J. Charmes. Sur la
contrefaçon, voir La Contrefaçon et la Piraterie, Union des fabricants, Paris, 2003. Voir également diffé-
rentes contributions de M. PÉRALDI (dir.), Cabas et containers…, op. cit., notamment M. PÉRALDI (et al.),
« L’esprit de bazar. Mobilités transnationales maghrébines et société métropolitaines. Le comptoir déman-
telé », p. 33-64 ; S. BAVA et S. MAZELLA, « Samir en voyage d’affaires… », art. cit. ; S. MAZELLA,
« L’arrière-boutique du port de Marseille… », art. cit. ; V. MANRY, « “Être en affaire”. Compétences rela-
tionnelles, éthique de la performance et ordre social au marché des Puces », p. 279-314.
2. M. PÉRALDI (et al.), « L’esprit de bazar… Les routes d’Istanbul », in M. PÉRALDI (dir.), Cabas et
containers…, op. cit., p. 329-361, citation p. 360.
227
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. Ceci est reconnu par les autorités tunisiennes. Ben Ali affirmait ainsi : « Si notre détermination à
combattre l’émigration clandestine est évidente, force est de reconnaître cependant que nos efforts isolés ne
sauraient suffire. […] Les relations humaines entre les peuples riverains de la Méditerranée constituent un
phénomène des plus anciens, et une source d’enrichissement qui ne peut s’accompagner de la politique des
portes fermées. Pour notre part, nous n’avons pas les moyens suffisants qui nous permettent d’endiguer de
manière durable et efficace ce phénomène […] », Le Figaro, 3 décembre 2003 (c’est moi qui souligne).
2. Entretiens, Tunis, divers terrains 1998-2005, ainsi que M. PÉRALDI (et al.), « L’esprit de bazar… »,
art. cit., et S. MAZELLA, « L’arrière-boutique du port de Marseille… », art. cit.
3. Dans d’autres configurations, B. HIBOU, L’Afrique est-elle protectionniste ? op. cit. ; E. GRÉGOIRE et
P. LABAZÉE (dir.), Grands commerçants d’Afrique de l’Ouest : logiques et pratiques d’un groupe d’hommes
d’affaires contemporains, Karthala-ORSTOM, Paris, 1993 ; J. ROITMAN, « Le pouvoir n’est pas souverain.
Nouvelles autorités régulatrices et transformations de l’État dans le bassin du lac Tchad », in B. HIBOU
(dir.), La Privatisation des États, op. cit., p. 163-196, et « The Garrison entrepôt », Cahiers d’études afri-
caines, 38 (2-4), 150-152, 1998, p. 297-329.
4. M. PÉRALDI et al., « L’esprit de bazar. Mobilités transnationales maghrébines et sociétés métropoli-
taines… », art. cit.
228
les contours du pacte de sécurité tunisien
1. Expression et analyse d’un observateur averti de la scène tunisienne, Paris, mai 2005.
2. T. Mitchell montre que l’État contrôle moins qu’il ne désigne l’économique et ce faisant se désigne
lui-même, voir T. MITCHELL, « Nationalism, imperialism, economism : a comment on Habermas », Public
Culture, vol. 10, nº 2, 1998, p. 417-424,
3. Sur le mythe de la marginalité de l’État tunisien par rapport à la société, voir, pour l’histoire,
M.-H. CHÉRIF, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn bin’ Ali (1705-1740), Publications de l’Uni-
versité de Tunis, vol. 2, Tunis, 1986, et pour la période contemporaine, J. LECA, « La démocratisation dans
le monde arabe… », art. cit. et M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique au présent… », art. cit. En
revanche, les travaux de L. C. BROWN, The Tunisia of Ahmad Bey…, op. cit. et L. VALENSI, Fellahs tuni-
siens…, op. cit. ont alimenté cet imaginaire pour la période beylicale comme le font aujourd’hui les livres
dénonçant l’autoritarisme de Ben Ali. Le mythe de l’autonomie des entrepreneurs a d’abord été mis en évi-
dence pour les Sfaxiens (par M. Bouchrara et P.-N. Denieul) mais il a été popularisé à toute la communauté
tunisienne.
4. K. POLANYI, La Grande Transformation…, op. cit., p. 191.
5. 2004 : 13,9 % chômage ; 14,3 % en 2003 et 14,9 % en 2002, 15,8 % en 1999. Source : INS. Le condi-
tionnel est cependant de rigueur tant ces chiffres peuvent être manipulés et négociés.
229
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
et les créations d’emplois ont lieu dans des secteurs à l’activité cyclique
et sans qualifications 1.
1. On estime à 80 000 le nombre de nouveaux entrants sur le marché de l’emploi au cours du Xe Plan.
Source : BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération…, op. cit.
2. Tout cet historique est issu de A. NARÂGHI, Les Contours de l’entente politique…, op. cit.
3. Pour plus de détails institutionnels sur le 21.21 et la BTS, voir la documentation publique de la banque
elle-même et les articles réguliers dans la presse à propos de ses actions bienfaitrices, notamment La Presse,
17 décembre 2003.
4. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000 et Paris, janvier 2001 ; pour plus de détail, B. HIBOU,
« Les marges de manœuvre… », art. cit. Sur les « déviances » de la BTS et son non-respect des règles ban-
caires, voir IMF, Tunisia. Financial System Stability Assessment, Washington D.C., 17 mai 2002, p. 22.
230
les contours du pacte de sécurité tunisien
1. Le Nouvel Afrique Asie, 115, avril 1999, p. 50, qui rapporte le discours officiel (c’est moi qui souligne).
2. Selon le Premier ministre tunisien, dès septembre 1999, 17 000 projets ont été financés depuis l’ouver-
ture opérationnelle de la BTS, début 1998 ; le financement global s’élève à 25 MDT et a permis la création
de 25 000 emplois directs. Cité par Marchés tropicaux et méditerranéens, 8 octobre 1999.
3. A. NARÂGHI, Les Contours de l’entente politique…, op. cit.
231
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. S. BEN ACHOUR, « La liberté d’association entre droit et société », article pour la LTDH, 10 décembre
2004.
2. Plus précisément, les moins de 29 ans représenteraient 76 % des chômeurs. Toutes ces données et
celles qui suivent sont issues de BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération République tunisienne-
Banque mondiale, 2005-2004, op. cit., à partir de données fournies par les ministères tunisiens. J’indique
ces chiffres au conditionnel car rien n’est sûr en la matière et les motifs de manipulation et d’arrangement
sont suffisamment nombreux pour inciter à la précaution.
3. Communiqué de la TAP, janvier 2004.
232
les contours du pacte de sécurité tunisien
des jeunes tous les cinq ans et la création, en 2002, d’un Observatoire
national de la jeunesse concrétisent ce souci.
La difficulté des jeunes à s’insérer dans la vie économique suggère un
autre type de critique à la thèse de la répression des « puissants écono-
miques ». Ce ne sont pas seulement les « grands » et les « riches » qu’il
s’agit de contrôler et, le cas échéant, de réprimer ; toute la population doit
pouvoir être accessible aux mécanismes de sécurité. C’est ce qui explique
l’ampleur des efforts déployés pour étendre le pacte à ce segment de la
population. Après avoir terminé leurs études et en raison de l’ampleur du
chômage, ils sont autant incités à trouver un emploi qu’à aller dans un
centre d’information et d’orientation. Constitués depuis peu en guichet
unique, ces centres leur fournissent conseils et aides 1. Ils ont ainsi accès à
des stages, au financement, par la BTS, de projets grâce à des crédits bon
marché sur 10 ou 15 ans, à des aides pour la création de petites sociétés, à
des programmes d’insertion professionnelle. En 2000, le Fonds national
pour l’emploi a été créé afin d’aider les jeunes à se former, se réinsérer
et se requalifier. Les stages « Initiation à la vie professionnelle » ont été
élaborés pour les titulaires d’une maîtrise (SVP1) ou du bac (SVP2), afin
qu’ils soient temporairement recrutés à des salaires très faibles – infé-
rieur au salaire minimum – par des entreprises publiques ou privées sur
financement public. On peut encore citer la mise en place des contrats
emploi-formation ou des fonds d’insertion et d’adaptation profession-
nelles. Les chantiers de l’emploi proposent aux jeunes une occupation
contre une indemnité financière, environ 60 DT pour quinze jours de
chantier, soit 4 DT par jour. De plus en plus utilisés, ils offrent en milieu
rural un complément au revenu familial et tentent de limiter l’exode
rural 2.
Toutes ces mesures sont prioritairement destinées à diminuer le chô-
mage et à garantir un minimum vital aux jeunes. Elles fournissent en
même temps de nouvelles modalités de contrôle. Il faut dire que les
jeunes sont réticents à adhérer au parti. Les chiffres n’existent pas pour
le RCD mais il est officiellement admis que le taux d’adhésion des jeunes
aux associations ne s’élève qu’à 2 %, ce qui suggère plus qu’une désaf-
fection, un véritable rejet d’un encadrement qu’ils jugent pesant, suranné
et en outre relativement inefficace pour l’obtention d’un emploi 3 .
À défaut donc de réussir à les faire affilier au parti ou à ses organisa-
tions de jeunesse (Chabiba al Madrassia), on les introduit dans un sys-
tème d’observation professionnelle. Les mesures pour l’emploi jouent
alors comme une mise en discipline, le chômage étant l’« anormal »,
l’emploi ou son succédané la norme. La préoccupation sécuritaire
1. Pour toutes ces mesures, voir A. BÉDOUI, Spécificités et limites du modèle de développement tunisien,
op. cit., ainsi que la presse et les sites officiels.
2. Le nombre d’emplois dans les chantiers est passé de 500 000 à 1 200 00 en 5 ans. Source : MEF.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2003, janvier 2005 et Paris, septembre 2004. Chiffre issu de la dernière
Consultation nationale des jeunes.
233
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
s’exprime aussi par le ciblage des aides : les non-diplômés sont très peu,
voire pas du tout touchés par les programmes actifs d’aide à l’emploi, qui
ciblent essentiellement les « populations dangereuses », jeunes diplômés
et hommes 1. Pour bénéficier du peu d’emplois disponibles, il faut être
toujours plus loyal, il faut surtout être plus zélé que son concurrent.
Malgré le discours volontariste, le maintien du chômage des jeunes
suggère la faible efficacité des mesures et des aides. L’informel reste le
passage obligé pour entrer dans la vie active 2 tandis que le départ à
l’étranger est toujours plus attractif. Selon des données officielles, deux
tiers des jeunes Tunisiens voudraient partir et, contrairement aux ten-
dances précédentes, ce phénomène s’étendrait aux jeunes filles – plus de
50 % d’entre elles seraient candidates à l’émigration 3. Ce choix de l’exit
option est une situation imprévue et non souhaitable au regard de l’image
de la Tunisie, mais c’est une solution tolérable pour les autorités du pays.
La stratégie de la « centrifugeuse » permet en effet d’expulser de la
société les individus non intégrables. Elle est d’autant plus acceptée
qu’elle se déploie de façon discrète et dissimulée. Officiellement, il n’y a
ainsi pas, ou extrêmement peu, de départs de jeunes clandestins tuni-
siens, les candidats à l’aventure étant essentiellement des Africains, des
Libyens, voire des Algériens et des Marocains. Officiellement toujours,
la Tunisie ne serait pas un point de départ, mais parfois seulement un pas-
sage intermédiaire pour des bateaux partis de Libye. Difficiles à établir,
les faits sont cependant plus ambigus, et les départs effectifs croissants.
Cette tolérance dévoile une autre facette des dispositifs de sécurité : il
s’agit moins de trouver réellement une solution à un problème – un
emploi à ces jeunes – que de circonscrire les populations dangereuses
pour assurer, in fine, ordre et quiétude.
234
les contours du pacte de sécurité tunisien
1. Sur le 26.26, voir S. LOMBARDO, Un printemps tunisien…, op. cit. ; Les Cahiers de l’Orient, nº 66,
2e trimestre 2002 (notamment l’article de N. Hamza) et la presse tunisienne pour les discours et les justifi-
cations officiels, de même que pour les sommes officiellement reçues et dépensées. Pour une analyse cri-
tique, voir des journaux français et belges (Le Monde, Libération, Croissance, La Croix, Le Soir, La Libre
Belgique). Le meilleur article est sans doute celui de C. AYAD, « Le 26.26, c’est le président Ben Ali ! », Le
Soir, 2 août 1999. Les articles et ouvrages scientifiques sont très peu nombreux à s’étendre sur ses méca-
nismes : on peut citer K. ZAMITI, « Le Fonds de solidarité nationale : pour une approche sociologique du
politique », Annuaire de l’Afrique du Nord, XXXV, 1996, p. 705-712 ; B. HIBOU, « Les marges de manœuvre
d’un “bon élève” économique… », art. cit. ; D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie…, op. cit. ; D. CHA-
KERLI, « Lutte contre la pauvreté et solidarité nationale », art. cit.
235
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
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les contours du pacte de sécurité tunisien
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négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
238
les contours du pacte de sécurité tunisien
1. La lecture de la presse tunisienne est à ce titre édifiante : il s’agit d’« éradiquer les zones d’ombres »
(plaquette du FNS), de passer de « l’ombre » à « la lumière » (Le Renouveau, 8 décembre 1996, qui reprend
les termes religieux), d’œuvrer pour « ressaisir les laissés-pour-compte » auparavant attirés par les isla-
mistes (Le Renouveau, 11 décembre 1994), de « canaliser les oboles et les dons » (Le Temps, 22 mars 1993).
2. B. HIBOU, « Tunisie : le coût d’un miracle », art. cit.
3. B. HIBOU, « De la privatisation de l’économie à la privatisation de l’État », in B. HIBOU, (dir.), La Pri-
vatisation des États, op. cit.
4. M. CAMAU, « D’une République à l’autre… », art. cit.
5. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 217-227.
239
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
qui ont à être vus ; il fait de chaque individu un cas, un individu à jauger,
à classer, à dresser, à féliciter, à montrer en exemple, à corriger, à exclure,
à normaliser… Contrairement à ce qui est souvent affirmé, par exemple
par les opposants qui en font le symbole d’un régime despotique et cor-
rompu, cette technique n’est pas nouvelle et elle a déjà été utilisée en
Tunisie, par exemple pendant la colonisation : pour financer l’Exposition
universelle, une collecte avait été organisée auprès des tribus par l’inter-
médiaire des cheiks et notables locaux 1. Ce qui est peut-être nouveau, ce
sont les modalités de cette procédure de ponction et de contrôle, avec une
certaine rationalisation des techniques, d’ailleurs revendiquée : « Fort
d’une solide expérience acquise sur le terrain au contact direct des réa-
lités sur lesquelles il agit en permanence, le Fonds national de solidarité a
atteint sa vitesse de croisière s’étant doté d’une méthodologie spécifique.
Ses interventions se caractérisent désormais par la rationalité qu’impose
à tous les niveaux un sens aigu de l’efficacité 2. »
En soi, cette technique est même banale. On la retrouve en Afrique,
hier comme aujourd’hui ; elle est également utilisée au Mexique comme
en Iran 3. Les historiens de l’Antiquité mentionnent son usage en Grèce
et à Rome et ceux de l’Ancien Régime français également 4. Les compa-
raisons ne concernent cependant que la technique, non sa signification et
sa portée sociopolitique. Dans la Chine contemporaine par exemple, la
décentralisation permet, sous prétexte de lutte contre les inégalités, une
surfiscalisation informelle et l’enrichissement des notables et des
cadres 5 ; mais là s’arrête la similitude car les ponctions y sont tellement
importantes qu’elles ont provoqué une baisse des revenus ruraux, ce qui
n’est pas le cas en Tunisie.
Par ailleurs, cette technique disciplinaire ne peut fonctionner que parce
qu’elle s’insère dans les réseaux de pouvoir dans lesquels les individus
circulent. Les entrepreneurs – mais il en va de même pour les individus
ou les familles – sont certes en position de subir le 26.26, mais ils en sont
simultanément les relais en étant les intermédiaires du pouvoir central
pour ponctionner les salariés ; en profitant d’autres rapports de force (dis-
cussions salariales, conditions de travail…) pour faire pression sur eux ;
en négociant ce paiement contre une moindre fiscalité, voire une évasion
fiscale pure et simple ; en obtenant un marché, un contrat, une facilité
1. Exposition des documents aux Archives nationales du 9 Avril prouvant l’existence de tels méca-
nismes : janvier 2005.
2. La Presse du 18 octobre 1995, cité par F. SIINO, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine,
op. cit., p. 358 (c’est moi qui souligne).
3. A. MBEMBE, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960). Histoire des usages de la
raison en colonie, Karthala, Paris, 1996. C. MESSIANT, « La Fondation Eduardo dos Santos… », art. cit. ;
F. ADELHAH, Être moderne en Iran, Karthala, Paris, 1998.
4. C. NICOLLET, Censeurs et publicains. Économie et fiscalité dans la Rome antique, Fayard, Paris, 2000 ;
P. VEYNE, Le Pain et le Cirque…, op. cit ; P. BROWN, Pouvoir et persuasion…, op. cit., notamment cha-
pitre II ; D. DESSERT, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, op. cit. ; P. MINARD, La Fortune du colber-
tisme…, op. cit.
5. J.-L. ROCCA, La Condition chinoise…, op. cit.
240
les contours du pacte de sécurité tunisien
241
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
242
les contours du pacte de sécurité tunisien
243
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
le définit également en termes de mécénat civique, « le fait que les collectivités attendaient des riches qu’ils
contribuassent de leurs deniers aux dépenses publiques, et que leur attente n’était pas vaine, les riches y
contribuaient spontanément et de leur plein gré » (P. VEYNES, Le Pain et le Cirque…, op. cit., p. 21). C’est
en cela que l’évergétisme n’est pas synonyme de philanthropie : les mécènes évergètes contribuaient aux
dépenses publiques et répondaient ainsi à un devoir de toute une classe ; il ne s’agissait pas de don en tant
que tel et la motivation des évergètes n’était pas la charité, l’amour du prochain, le respect de règles reli-
gieuses, mais la reconnaissance d’une supériorité naturelle et d’un droit subjectif de commander.
1. Entretien, Tunis, décembre 2003.
2. Voir La Presse, 18 novembre 1996, et Tunisie Info (ATCE), 20 décembre 1996, cités par J.-P. CASSA-
RINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Expriences of Migration in Europe…, op. cit., chapitre IV,
note 46.
244
les contours du pacte de sécurité tunisien
interdits 1. On l’a vu, ce paradoxe est parfois analysé comme les effets
d’un système de pouvoir qui aménage contrôle et tolérance tant que le
régime n’est pas menacé. On peut cependant les comprendre comme des
mécanismes de « résistance » inscrits dans les relations de pouvoir et
simultanément des pratiques d’accommodement, d’arrangement et de
négociation, des mécanismes de sécurité qui intègrent interventions et
laisser-faire 2.
1. Pour un panorama général de ces pratiques de résistance au Maghreb et dans le monde arabe, voir
M. BENNANI-CHRAÏBI et O. FILLIEULE (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes,
Presses de Sciences Po, Paris, 2003, qui malheureusement ne traite pas du cas de la Tunisie. Pour les cas
particuliers tunisiens, J.-P. BRAS, « Les paradoxes de la parabole : images et identités au Maghreb »,
Hermès, nº 23-24, 1999, p. 235-242 ; L. CHOUIKHA, « Autoritarisme étatique et débrouillardise indivi-
duelle… », art. cit. ; B. HIBOU, « Fiscal trajectories in Morocco and Tunisia », art. cit.
2. B. HIBOU, « Tunisie : le coût d’un miracle économique », art. cit.
245
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. M. FOUCAULT, « Un système fini face à une demande infinie », in Dits et Écrits, 4, op. cit., nº 325,
p. 367-383.
2. Expression musicale qu’un intellectuel tunisien m’a « offerte » lors d’une discussion à bâtons rompus.
3. I. Marzouki le montre de façon convaincante à partir d’interviews auprès de l’élite politique dirigeante
et d’opposition : I. MARZOUKI, « Les alliances dangereuses », art. cit.
246
les contours du pacte de sécurité tunisien
1. J.-P. BRAS, « Ben Ali et sa classe moyenne », art. cit. Pour une critique de l’usage politique de la classe
moyenne (dans les années 1970, mais qui vaut encore maintenant), voir A. ZGHAL, « Classes moyennes et
développement au Maghreb », in A. ZGHAL et al., Les Classes moyennes au Maghreb, Éditions du CNRS,
Paris, 1980.
2. Entretiens, Tunis, mars 2005.
3. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit., p. 51 et suiv.
4. Entretien, Paris, décembre 2003.
247
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit. ; B. SORDI, « Le droit administratif sous le fascisme »,
conférence au séminaire « Administration et dictature » dirigée par M. O. Baruch et Y. Domenge, EHESS,
le 8 avril 2005.
2. B.-H. CHUA, Communitarian Ideology and Democracy in Singapore, op. cit., notamment p. 9-39.
3. P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit., p. 52.
4. À partir de l’histoire politique du Jérid, Jocelyne Dakhlia le montre dans L’Oubli de la cité…, op. cit.
5. Une analyse de ces jeux de négociation, arrangements et arbitrage réalisés par les notables comme
médiateurs du pouvoir est donnée par A. HÉNIA, Le Grîd, ses rapports avec le Beylik de Tunis…, op. cit.
6. H. Bourguiba, discours du 19 juin 1973 à Genève, cité par I. MARZOUKI, « L’individu au mépris du
citoyen », art. cit., p. 171.
7. F. SIINO, « Une histoire de rechange, le nouveau temps bourguibien », in M. CAMAU et V. GEISSER
(dir.), Bourguiba, la trace et l’héritage, op. cit., p. 151-166.
8. Dans cette construction de l’unité, la dénonciation des errements passés mais aussi de certains terri-
toires a été mise en lumière par J-.P. BRAS, « L’autre Tunisie de Bourguiba : les ombres du Sud », in
M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Bourguiba, la trace et l’héritage, op. cit., p. 295-309.
9. F. SIINO, « Une histoire de rechange… », art. cit, p. 163.
248
les contours du pacte de sécurité tunisien
1. Ces expressions sont celles de M. CAMAU dans « Leader et leadership en Tunisie », in M. CAMAU et
V. GEISSER (dir.), Bourguiba, la trace et l’héritage, op. cit., p. 169-191 (citation p. 175).
2. Ben Ali, discours du 21 mars 1989, Carthage.
3. S. BEN ACHOUR, « Les municipales de 2005… », art. cit, p. 4.
4. Ibid. ; I. MARZOUKI, « Alliances dangereuses… », art. cit. ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome
autoritaire…, op. cit., chapitre VI ; J.-P. Bras, « Élections et représentation au Maghreb », Monde arabe,
Maghreb-Machrek, nº 168, avril-juin 2000, p. 3-13.
5. Ben Ali, discours du 31 mars 1989, Tunis.
6. W. BENJAMIN, « Critique de la violence » in Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000 (1921), p. 210-243,
p. 226 pour la citation de E. UNGER, Politik und Metaphysik.
7. E. BALIBAR, « Vers une citoyenneté imparfaite », art. cit., p. 97.
8. W. BENJAMIN, « Critique de la violence », art. cit., p. 227.
249
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »
1. À partir de la lecture qu’en fait E. BALIBAR dans « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes »
art. cit.
2. S. CHAABANE, Ben Ali et la voie pluraliste en Tunisie, op. cit., p. 141.
3. H. Bourguiba, discours du 3 décembre 1958, Ben Guardane, cité par I. MARZOUKI, « L’individu au
mépris du citoyen », art. cit.
4. I. MARZOUKI, ibid. ; R. CHENNOUFI, « Sujet ou citoyen », art. cit.
250
les contours du pacte de sécurité tunisien
1. E. BALIBAR, « Vers une citoyenneté imparfaite », art. cit. Il y écrit notamment, p. 100, que la citoyen-
neté, c’est aussi de pouvoir « lutter contre les “hégémonies” majoritaires uniformes et uniformisatrices ».
2. M. KERROU (dir.), Public et privé en islam, op. cit.
3. Toutes ces expressions sont tirées d’entretiens, Tunis, mars 2005.
4. C. J. HALPERIN, Russia and the Golden Horde. The Mongol Impact on Russian History, Tauris,
Londres, 1985, p. 5, cité par P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit., cha-
pitre IV.
5. E. BALIBAR, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », art. cit., qui le lit comme une autojusti-
fication de Schmitt face à son positionnement pendant le nazisme. C’est précisément cette dimension qui est
intéressante dans le cas de la Tunisie : il suggère combien le silence n’est ni résistance, ni adhésion, ni ser-
vitude, ni acceptation volontaire ; mais finalement participation malgré tout.
6. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 360.
IV
Surveiller et réformer
En Tunisie comme ailleurs, une analyse du « régime autoritaire » qui
se contenterait des explications en termes de violence et de coercition, de
démagogie populiste et de manipulation, de mauvaise foi, d’ignorance et
d’illusion, de corruption et d’opportunisme, de discours dissimulateur et
de pragmatisme simplificateur ou même de discipline et de normalisa-
tion serait insuffisante pour saisir la dynamique de l’exercice du pouvoir.
Les développements précédents sur l’insertion des mécanismes d’autorité
dans l’économie tunisienne et la multiplicité des procédures d’accommo-
dement négocié à la domination politique ont montré qu’une telle analyse
éluderait alors la question de la pleine participation, souvent active, des
acteurs internes et du soutien massif des acteurs étrangers et internatio-
naux qui traduisent financièrement et diplomatiquement leur satisfaction
face à la réceptivité des autorités tunisiennes aux « réformes néces-
saires ». Après avoir détaillé les procédures matérielles de cette implica-
tion, je voudrais maintenant me pencher plus précisément sur ce qui fait
l’attrait des mouvements politiques, c’est-à-dire sur « les mythes, les
croyances, les passions, les idéaux et les formes de comportement, les
aspirations et les projets comme une partie intégrante et importante 1 » de
l’exercice du pouvoir.
Cette perspective permet, me semble-t-il, d’avancer dans la compré-
hension du paradoxe tunisien que l’on pourrait formuler de la manière
suivante : les pratiques et les modes de gouvernement qui s’apparentent
le plus souvent à du dressage et du contrôle sont largement acceptés. Plus,
ils sont généralement appréciés comme un « succès » par les bailleurs de
fonds, par les partenaires étrangers, par les dirigeants tunisiens, bien
entendu, mais aussi dans une large mesure par l’opposition et par
l’immense majorité de la population. Succès du modèle économique,
succès du volontarisme politique, succès des politiques sociales, succès
de la lutte contre l’extrémisme… Mon hypothèse est que cette vision
255
surveiller et réformer
1. Ce questionnement en termes de « problématisation » est tiré des travaux de Michel Foucault, notam-
ment M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité. II : L’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, notamment
chapitre I, introduction, p. 18-20. Voir également M. FOUCAULT, « Polémique, politique et problématisa-
tions », in Dits et Écrits 4, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 591-598.
2. Qui aura lu ses différents essais politiques ne peut qu’être étonné de la permanence de ces débats plus
d’un siècle après la brillante analyse proposée par Max Weber sur la plasticité des formes sociales, sur
l’importance de la contingence, sur l’exceptionnalité de l’expérience de l’Europe des Lumières. Voir
M. WEBER, Œuvres politiques…, op. cit.
3. S. Waltz met l’accent sur l’incompatibilité entre réformes libérales et autoritarisme, l’exit option de la
part des acteurs économiques étant la seule solution possible pour contourner ce dernier : voir S. WALTZ,
« Clientelism and reform in Ben Ali’s Tunisia », art. cit. Au contraire, E. Bellin soutient que le « travail » et
le « capital » favorisent le maintien de l’autoritarisme, voir E. BELLIN, « Tunisian Industrialists and the
State », art. cit., et Stalled Democracy…, op. cit. C. M. Henry montre que l’ouverture économique et la pres-
sion internationale devraient obliger les gouvernants à élargir leur base de légitimité pour nourrir un nou-
veau contrat social, ce qui, tôt ou tard, devrait entraîner une démocratisation ou au moins une ouverture du
régime. De même, L. Anderson (L. ANDERSON, « Politics pacts, liberalism and democracy… », art. cit., et
« The Prospects for democracy in the Arab world », Middle Eastern Lectures, nº 1, 1995, p. 59-71) voit dans
le Pacte national un pas, certes fragile, vers le pluralisme. Au contraire, E. Murphy (E. MURPHY, Economic
and Political Change in Tunisia…, op. cit.) montre que les réformes économiques ont plutôt renforcé le
parti unique et l’autoritarisme.
256
surveiller et réformer
1. B. MOORE JR., Social Origins of Dictatorship and Democracy. Lord and Peasant in the Making of the
Modern World, Beacon Press, Boston, 1993 ; A. KRICHEN, « La fracture de l’intelligentsia. Problèmes de la
langue et de la culture nationales », in M. CAMAU (dir.), Tunisie au présent…, op. cit., p. 297-341 ;
M. CAMAU, « Tunisie au présent… », art. cit., et « Le Maghreb », art. cit. ; C. GEERTZ, The Interpretation of
Cultures, Basic Books, New York, 1973 ; A. HERMASSI, « Changement socio-économique et implications
politiques au Maghreb », in G. SALAMÉ (dir.), Démocratie sans démocrates…, op. cit., p. 313-334, et
C. H. MOORE, Politics in North Africa, Little Brown & Co, Boston, 1970, p. 108.
2. Lors de mes entretiens, cette appréciation m’a souvent été rapportée, sous cette forme ou sous d’autres
moins explicites mais partageant la même évidence.
3. J. LECA, « La démocratie dans le monde arabe… », art. cit, p. 44. Jean Leca poursuit : « Il en est ainsi
chaque fois qu’un concept, aussi vague soit-il et souvent parce qu’il est vague, s’impose à tous comme
l’expression d’une sagesse conventionnelle qu’il ne serait pas pensable de mettre en question. »
8
1. Il suffit pour s’en convaincre de lire les discours du président Ben Ali ou tout simplement la presse. Le
Pacte national fait explicitement référence aux réformateurs : « Le Pacte national est venu ultérieurement
appeler nos penseurs à suivre l’exemple des hommes de la Renaissance et de la Réforme, qui avaient
ménagé une plate-forme solide pour asseoir le progrès et l’essor social et bâtir une société civilisée et évo-
luée, et à faire entendre l’appel à la promotion de la femme », discours du 15 août 1989.
2. Sur le site du RCD, la page consacrée au Président a pour titre « Zine El Abidine Ben Ali, Président
réformateur d’un parti novateur ».
259
surveiller et réformer
1. Cette analyse est tirée d’entretiens et de discussions informelles lors de mes neuf années de recherche,
mais également de l’analyse des discours officiels, notamment ceux de Ben Ali. Pour des citations, voir
B. HIBOU, Surveiller et réformer. Économie politique de la servitude volontaire en Tunisie, mémoire d’habi-
litation à diriger des recherches, IEP de Paris, Paris, 7 novembre 2005, chapitre V.
2. Mamelouk d’origine circassienne, Khayr ed-Din est considéré comme le grand réformateur précolo-
nial. Homme d’État, il fut notamment président de la Commission financière puis Premier ministre de 1873
à 1877. Il écrivit également des essais, notamment KHAYR ED-DIN, Aqwam-al-masalik fi ma’rifat ahwal-al-
mamalik, publié en 1867 dont la traduction parut en français l’année suivante sous le titre de Essai sur les
réformes nécessaires aux États musulmans, qui eurent un grand retentissement de son vivant, et jusqu’à ce
jour.
3. M. CAMAU, « Le Maghreb », art. cit. ; S. BENEDICT, « Tunisie, le mirage de l’État fort », Esprit,
mars 1997, p. 27-42.
260
le réformisme : un « bon dressement »
261
surveiller et réformer
en Tunisie ne s’est pas limité à l’Ijtihad au niveau de la religion et n’a pas seulement prôné la modernité,
mais s’est également opposé au pouvoir absolu et a revendiqué un pouvoir régi par la loi. »
1. Y. BEN ACHOUR, Politique, religion et droit dans le monde arabe, Cérès production-CERP, Tunis,
1992, qui parle de « pesante bigoterie » ; F. FRÉGOSI, « Les rapports entre l’islam et l’État en Algérie et en
Tunisie : de leur revalorisation à leur contestation », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 34, 1995, p. 103-123,
qui écrit que « le 7 novembre a bien marqué une rupture dans l’ordre symbolique en consacrant l’avènement
d’un régime davantage soucieux des valeurs traditionnelles religieuses », p. 114 ; J.-P. BRAS, « L’islam
administré : illustrations tunisiennes », in M. KERROU (dir.), Public et privé en Islam, op. cit., p. 227-246.
2. Thaalbi, réformateur musulman, cheikh, fut l’un des leaders politiques les plus actifs sous la coloni-
sation ; il fut le coauteur de La Tunisie-martyre qui donna son programme au Destour. Il est l’un des pères
du nationalisme tunisien. Il s’opposa à Bourguiba et, au moment de la scission, resta fidèle à l’ancien Des-
tour et pour cela même catalogué comme « traditionaliste ».
3. Sur la rémanence de l’histoire dans les rapports sociaux, voir J.-F. BAYART, Le Gouvernement du
monde…, op. cit., notamment chapitre II, « L’État produit de la globalisation ».
262
le réformisme : un « bon dressement »
1. C’est ainsi que la bénédiction de Khayr ed-Din et de son Essai est sans cesse convoquée alors que Ibn
Dhiaf, qui fait figure d’intellectuel plus que d’homme d’État, est beaucoup moins cité de même que ses
Chroniques.
2. Voir les discours du Président et les textes exégétiques des intellectuels organiques du pouvoir central.
3. La Presse, 9 décembre 1996.
4. Le Renouveau, 11 décembre 1994.
5. La Presse, 12 décembre 1994.
6. R. BARTHES, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 24-25.
263
surveiller et réformer
264
le réformisme : un « bon dressement »
sent les rapports de force pour se fondre dans un consensus universel. Cet
oubli des différences permet de facto d’effacer les ambivalences des
actions réformatrices. L’historiographie officielle donne en exemple de
« bons réformateurs » voulant appliquer de « bonnes réformes » et devant
affronter la pesanteur de dirigeants « archaïques et corrompus » et d’une
population « inculte ».
Certaines techniques ont rendu possibles la transformation et surtout
la simplification du réformisme. Il s’agit en premier lieu de sélection dans
les références et les symboles. Le discours benalien a choisi Khayr
ed-Din plutôt que Tahar Haddad, Mohamed Ali, Qabadu ou Bin Dhiaf 1 :
il privilégie ainsi la dimension étatiste et technocratique du réformisme,
la réforme devant limiter le pouvoir absolu du Sultan, dans une perspec-
tive de rationalisation et d’efficacité gouvernementale. C’est cette tradi-
tion qui est aujourd’hui mise en avant, plus que la dimension purement
politique et notamment démocratique. Ensuite, des confusions abusives
sont opérées : la Constitution de 1861 est ainsi assimilée à la mise en
place d’une démocratie libérale et participative ; le réformisme, à la capa-
cité de réformer. Par ailleurs, certaines réalités sont sous-estimées,
comme le poids de l’Empire ottoman ou l’influence de penseurs étrangers
dans le réformisme tunisien. Enfin, le mythe réformiste est construit à
travers la simplification du réformisme lui-même. L’usage d’oppositions
binaires – traditionalistes versus modernistes, zaytouniens versus sadi-
kiens, conservateurs versus réformistes – est de fait particulièrement peu
propice à la restitution de la complexité des phénomènes sociaux.
1. Sous le Protectorat, Tahar Haddad fut l’un des leaders du Destour, proche de Thâalbi ; il se fit remar-
quer par ses positions favorables à l’émancipation des femmes et du prolétariat. Durant la même période,
Mohamed Ali était particulièrement sensible aux questions sociales. Bin Dhiaf, fervent défenseur des
réformes administrativo-étatiques, écrivit la chronique Ithaf ahl az-zaman bi ahbar muluk Tunus wa ‘ahd al
‘aman (Chronique des rois de Tunis et du Pacte fondamental). Il fut l’un des principaux rédacteurs de la
Constitution de 1861. Cheikh et poète, Mahmoud Qabadu peut être considéré comme l’un des premiers pen-
seurs tunisiens du réformisme : proche de Ahmed Bey, il écrivit en 1844 un essai (Diwan) théorisant les
réformes engagées par le Bey. Pédagogue, professeur à l’École polytechnique du Bardo puis mufti et pro-
fesseur à la grande mosquée Zitouna, il proposait de copier les Européens à travers deux institutions, la tra-
duction et l’enseignement. Les réformateurs qui lui succédèrent développèrent plus particulièrement leur
réflexion sur le pouvoir d’État et son organisation.
2. E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », art. cit.
265
surveiller et réformer
1. Pratiquement tous les auteurs contemporains le considèrent comme un fait indiscutable, de façon
implicite. Pour une formulation explicite, voir N. SRAÏEB, « Élite et société : l’invention de la Tunisie… »,
art. cit. ; M.-L. GHARBI, Impérialisme et réformisme au Maghreb…, op. cit. ; R. Ben Achour (R. BEN
ACHOUR, « L’État de droit en Tunisie », art. cit.), qui écrit très précisément que l’État de droit et le constitu-
tionnalisme constituent « une constante de la culture politique dominante en Tunisie » depuis le XIXe siècle,
p. 247. Les universitaires étrangers participent également de ce mythe : voir par exemple L. ANDERSON, The
State and Social Transformation in Tunisia and Libya…, op. cit., ou M. MORSY, « Présentation de l’Essai
sur les réformes… », art. cit.
2. Même si son analyse pèche parfois par culturalisme, A. Larif-Beatrix fournit une analyse plus distan-
ciée et sensible à la rupture de l’État-nation bourguibien, sensible surtout aux fondements sociaux actuels de
pratiques que d’aucuns pourraient qualifier de réformistes. Voir A. LARIF-BEATRIX, Édification étatique et
environnement culturel…, op. cit. Un auteur comme Michel Camau ne manque pas de souligner les pro-
blèmes méthodologiques que pose une telle problématisation en termes de continuités. Voir par exemple
M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique aujourd’hui au Maghreb », art. cit. Il n’en reste pas moins
qu’il tombe parfois dans ce travers comme le révèle la citation qui suit.
266
le réformisme : un « bon dressement »
passé » 1. Cette illusion aussi fait partie du mythe, d’un mythe partagé par
les acteurs politiques et les élites tunisiennes, mais également par nombre
d’observateurs et analystes reconnus du pays. « L’“exception” tuni-
sienne, se demandent Michel Camau et Vincent Geisser, ne résiderait-
elle pas précisément dans cette ambivalence permanente, cette tunisia-
nité politique largement cultivée par les gouvernants comme par les
gouvernés, par les dominants comme par les dominés ? Celle-ci doit être
traitée non comme une scorie de l’histoire au sens des culturalistes, mais
d’abord comme un projet politique, inauguré par les réformateurs du
XIXe siècle, repris par le mouvement de libération nationale, conforté par
le régime bourguibien au lendemain de l’indépendance et poursuivi
aujourd’hui par son successeur 2. »
Cette constitution en mythe n’a pas été instantanée. Elle a été rendue
possible par la récurrence d’un terme commun mais signifiant des choses
distinctes. Ces correspondances et ce langage commun, plein de malen-
tendus, ont permis d’inventer un rapport direct entre le réformisme du
XIXe siècle et celui du nouvel État indépendant pour former ce qui est
désormais considéré comme la « tradition réformiste ». Le mythe actuel a
donc procédé de toute une série de simplifications, de citations tron-
quées, de raccourcis historiques, de confusions entre écrits et réalisa-
tions effectives ou entre représentations et faits, d’oubli des contingences
et des conflits entre groupes sociaux, d’instrumentalisations et de pro-
cédés de légitimation qui se sont déployés dès l’instauration du Protec-
torat. En bref, le mythe du réformisme procède d’une occultation des his-
toricités propres des divers mouvements réformistes 3.
La première étape de cette mythification est concomitante à l’instau-
ration du Protectorat. Qu’elle émane des associationnistes, des panisla-
mistes, des réformistes religieux ou des nationalistes, l’hostilité à l’égard
de la colonisation française s’exprime par une référence systématique au
Pacte fondamental et à la Constitution de 1861. Ceux-ci sont vus comme
les premières traductions d’un certain nombre de principes fondamen-
taux, l’égalité des citoyens devant la loi, le respect des droits de l’homme,
la primauté de la loi contre l’arbitraire et la représentation parlemen-
taire. Malgré la suspension des nouvelles institutions dès 1864 et, par
conséquent, l’absence d’expérience réelle des bienfaits de la Constitu-
tion, cette dernière représente, pour l’élite tunisienne sous le Protectorat,
la panacée politique, l’ultime garantie contre les maux de la colonisation.
C’est à partir du milieu des années 1920 que ce mythe de la « première
Constitution libérale dans le monde arabe » émerge.
La deuxième étape de la construction du mythe réformiste advient avec
l’indépendance du pays. D’une part, la dimension religieuse du réfor-
misme est occultée. D’autre part, la stratégie de monopolisation et de
1. E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », art. cit., respectivement p. 117 et p. 118.
2. M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., p. 20.
3. B. HIBOU, « Tunisie : d’un réformisme à l’autre », art. cit.
267
surveiller et réformer
1. Premier ministre du Bey de 1837 à 1873, Mustapha Khaznadar, qui était aussi le beau-père de Khayr
ed-Din, fut peu à peu considéré comme la figure par excellence de l’ancien régime et de l’antiréformateur
alors même qu’il soutint le Pacte fondamental. Cette mauvaise réputation est liée à son rôle dans la dégra-
dation financière du beylicat qui se termina par une banqueroute et, in fine, permit la colonisation française,
y compris du fait de la corruption.
2. E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », art. cit., citation p. 131.
268
le réformisme : un « bon dressement »
1. J.-F. BAYART, L’Illusion identitaire, op. cit., titre du chapitre III et p. 150.
2. P. BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
3. Toute la problématisation en termes d’assujettissement est issue des travaux de Michel Foucault. Pour
la citation et la problématisation spécifique dans la globalisation, voir J.-F. BAYART, Le Gouvernement du
monde…, op. cit, p. 51.
4. N. Bhiri, membre du mouvement islamiste, a signé le Pacte, officiellement en son nom propre mais
tous les acteurs de la vie politique tunisienne l’avaient interprété et compris comme expression de l’engage-
ment tacite de Nahdha.
5. A. ZGHAL, « Le retour du sacré et la nouvelle demande idéologique des jeunes scolarisés… », art. cit.
et « The new strategy of the Movement of the Islamic Way… », art. cit. ; M. TALBI, Plaidoyer pour un islam
moderne, Cérès, Tunis, 1998. Voir aussi G. KRÄMER, « L’intégration des intégristes : une étude comparative
269
surveiller et réformer
certes référence à Thaalbi plus qu’à Khayr ed-Din ou à Haddad, mais ils
vantent les mêmes mérites d’une modernisation par respect d’une cer-
taine intégrité originelle et de l’identité arabo-musulmane 1. Issue de la
même école bourguibienne, l’opposition laïque non reconnue partage
l’obsession de la modération et du juste milieu, la foi en l’homme provi-
dentiel – qui est bien souvent celui-là même qui parle… –, la croyance
que la tradition réformiste constitue un atout et une base pour la démocra-
tisation, ou encore des définitions similaires du « bon gouvernement » et
donc du réformisme 2. L’un des leaders de l’opposition, Mohamed Charfi,
définit par exemple le réformisme comme une pensée modernisatrice,
mais une pensée qui se concrétise effectivement sur le terrain de l’action 3
– définition qui est précisément celle que donnait en 1993 le président
Ben Ali pour qualifier le RCD de « parti réformateur » 4. Il est plus révé-
lateur encore que l’un des rares textes qui ait jamais tenté de jeter la base
d’une alliance entre les divers mouvements d’opposition, laïques et isla-
miques, fasse du réformisme l’une des pierres angulaires de leur base
commune de travail. Les signataires déclarent ainsi réaffirmer « leur foi
dans le peuple tunisien qui a connu très tôt dans son histoire moderne un
mouvement réformateur, qui a été l’un des premiers peuples arabes à se
doter d’une Constitution limitant par la loi l’absolutisme, qui a lié sa
revendication de l’indépendance à celle d’un parlement, qui a donné tant
de martyrs, qui a lutté durant des décennies pour de vraies réformes poli-
tiques et le développement social, dont les élites ont toujours fait preuve
d’un grand dynamisme, qui a produit des réformateurs dans tous les
domaines dont Kheireddine, Mohamed Ali Hammi, Tahar Haddad,
Farhat Hached 5 ».
Les élites politiques, de quelque bord qu’elles proviennent, sont toutes
issues d’un même terreau, des mêmes écoles, des mêmes universités, des
mêmes expériences politiques : l’islamisme est né du mouvement natio-
naliste et s’est construit comme opposition, à l’Université, au contact des
de l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie », in G. SALAMÉ (dir.), Démocratie sans démocrates, op. cit.,
p. 277-312 ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.
1. Voir les interviews de Ghanouchi, par exemple son entretien : GHANOUCHI, « Déclarer l’échec de l’isla-
misme politique relève de la précipitation » p. 255-269, in O. LAMLOUM et B. RAVENEL (dir.), La Tunisie de
Ben Ali…, op. cit. Pour une analyse sociologique des positions défendues par les islamistes tunisiens, voir
E. HERMASSI, « La société tunisienne au miroir islamiste », art. cit., et « The islamist movement and
November 7 », art. cit.
2. Voir par exemple le manifeste du 20 mars 2001 (écrit par M. Charfi et H. Redissi) : la présence de
M. Charfi n’est pas étonnante puisqu’il est le rédacteur du Pacte national de 1988 et a été ministre sous Ben
Ali de 1987 à 1994. En revanche, il est plus intéressant de noter que des figures d’une tout autre opposition,
à l’instar de Ben Jaafar ou Marzouki (voir par exemple son livre M. MARZOUKI, Le Mal arabe. Entre dicta-
tures et intégrismes : la démocratie interdite, L’Harmattan, Paris, 2004) partagent cette vision. Voir aussi
M. CAMAU, « Le discours politique de légitimité des élites tunisiennes », art. cit.
3. Intervention au colloque Les processus de démocratisation au Maghreb, Faculté des sciences juri-
diques et politiques de Tunis, 12 mars 2005.
4. « Le RCD est le parti de l’action sur le terrain », discours du président Ben Ali au congrès du RCD, le
30 juillet 1993.
5. Déclaration de Tunis de juin 2003. C’est moi qui souligne.
270
le réformisme : un « bon dressement »
1. Sur la situation contemporaine, S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit. ; M. CAMAU et
V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit. Sur la période coloniale, M. KRAÏEM, Pouvoir colonial et
mouvement national. La Tunisie des années trente, Alif, Tunis, 1990.
2. P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit., p. 65.
3. P. BOURDIEU, La Distinction…, op. cit., p. 460-537.
4. Voir, parmi beaucoup d’autres, par exemple K. Dalacoura qui souligne le potentiel libéral et démocra-
tique de la Tunisie du fait de cette tradition réformiste (K. DALACOURA, Islam Liberalism and Human
Rights, I.B. Tauris, Londres et New York, 1998) ; N. GRIMAUD, La Tunisie à la recherche de sa sécurité,
PUF, Paris, 1995 ; y compris M. MORSY, « Présentation de l’Essai… », art. cit. Les appréciations des
coopérants sont généralement très élogieuses, reproduisant le discours sur les bienfaits du réformisme, du
volontarisme et de l’ouverture à l’Occident. Entretiens, Tunis, 1997/2005 ; pour les premières années
d’indépendance, F. DECORSIÈRE et M. LELONG, « L’expérience tunisienne », Esprit, nº 7-8, juillet-août
1970, p. 131-137.
5. O. LAMLOUM, La Politique étrangère de la France face à la montée de l’islamisme…, op. cit.
271
surveiller et réformer
Les élites nationales et les acteurs étrangers ne sont cependant pas les
seuls à accorder une position centrale aux réformes dans leur compréhen-
sion du politique. Les valeurs positives du réformisme sont largement
partagées par la population tunisienne. Parce qu’il est intimement lié à la
construction nationale et à la formation de l’identité tunisienne, le projet
réformiste imprègne fortement la société. Mais, simultanément, l’idée
répandue, y compris parmi les analystes les plus avisés de la Tunisie, de
la coupure entre élites et masses populaires à l’origine de l’échec des
1. C. A. Bayly développe l’argument à propos du libéralisme dans l’Inde du XIXe siècle. Voir C.-A.
BAYLY, « Liberalism and “moral economy” in nineteenth-century South and Southeast Asia », communi-
cation au colloque franco-britannique « Economies morales et formation de l’État dans le monde extra-
européen », CERI, Paris, FASOPO, Paris et Trinity College, Cambridge, Paris, le 27 mai 2005.
272
le réformisme : un « bon dressement »
1. M. Camau et V. Geisser (M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.) en parlent à
propos du processus d’autonomisation de la réforme de la société civile. Au contraire S. Khiari récuse impli-
citement cette coupure et parle d’élitisme des classes moyennes : voir S. KHIARI, « De Wassila à Leïla, pre-
mières dames et pouvoir en Tunisie », Politique africaine, nº 95, octobre 2004, p. 55-70.
2. A. ZGHAL, « Le concept de société civile et la transition vers le multipartisme », in M. CAMAU (dir.),
Changements politiques au Maghreb, Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 18, CNRS, Paris, 1989, p. 207-228,
ainsi que « Le concept de société civile et la crise du paradigme développementaliste », Revue tunisienne de
sciences sociales, nº 115, 1993, p. 67-94.
273
surveiller et réformer
1. Le principal intérêt du livre de K.-J. Perkins (K.J. PERKINS, A History of Modern Tunisia, Cambridge
University Press, Cambridge, 2004) est d’intégrer dans son analyse la littérature, le cinéma et la créa-
tion artistique en général. Pour ce qui nous concerne, voir notamment p. 197-201. Voir aussi Abdelaziz
BELKHODJA, Le Retour de l’éléphant, Appolonia, Tunis, 2004, l’un des succès populaires de ces dernières
années, qui suggère la prégnance des croyances dans le progrès, la rationalisation, le positivisme et la
modernisation, sans compter, bien sûr, celle dans le mythe d’Hannibal et de Carthage.
2. Voir M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité. II. L’Usage des plaisirs…, op. cit., et J.-F. BAYART, Le
Gouvernement du monde…, op. cit. Voir également E. Balibar qui lie la réflexion de Foucault à celles de
Lacan, Bataille et Althusser dans E. BALIBAR, Droit de cité, PUF, Paris, 1997, et « Insurrection et Constitu-
tion : la citoyenneté ambiguë », Mouvements, nº 1, novembre-décembre 1998, p. 109-119.
3. Voir M. TOZY, « Éléments pour une lecture de sociologie historique de la gouvernance au Maghreb »,
art. cit. et surtout Monarchie et islam politique…, op. cit., qui offre une très fine analyse de l’exercice du
pouvoir à partir des penseurs musulmans mais aussi d’Étienne de La Boétie.
4. M. WEBER, « Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée. Contributions à la critique
politique du corps des fonctionnaires et du système des partis », Œuvres politiques…, op. cit., p. 336-337.
5. Voir J.-F. BAYART, Le Gouvernement du monde…, op. cit., p. 198-204.
274
le réformisme : un « bon dressement »
275
surveiller et réformer
1. Entretiens, Tunis et Paris. Ceci apparaît clairement à la lecture des documents publiés par le RAID/
Attac Tunisie, Raid-Niouz (bulletin illégal du RAID), par exemple, sur les privatisations, sur le rôle du syn-
dicat dans le soutien aux grèves…
2. R. ZGHAL, « Nouvelles orientations du syndicalisme tunisien », art. cit., p. 7.
3. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., chapitre III « Désengagement de l’État et désocia-
lisation ».
4. Entretiens, Tunis, Monastir, décembre 2003, janvier-mars 2005 et Paris, août 2005. Le terme de
« dignité » est celui des grévistes eux-mêmes.
5. S. BEN ACHOUR, « L’administration et son droit, quelles mutations ? », art. cit. ; A. BÉDOUI, « La ques-
tion de l’État et la gouvernance en Tunisie », art. cit. ; D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie…, op. cit. ;
H. FEHRI, « Économie politique de la réforme… », art. cit., et S. KHIARI, « Les balbutiements du mouvement
altermondialiste au Maghreb », art. cit.
276
le réformisme : un « bon dressement »
1. Cité par H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit., p. 60.
2. E. BALIBAR, « Insurrection et Constitution… », art. cit.
277
surveiller et réformer
sens de la réforme est pluriel, pour ne pas dire « vacant 1 ». La réforme est
investie par la très grande majorité des individus, même si cet investis-
sement défie la logique réformiste du pouvoir central et sa technique de
domination pour tenter de mettre en avant, chacun à sa manière, sa propre
vision, sa propre stratégie, sa propre logique d’action ou tout simplement
son propre désir de survie. C’est pourquoi aussi l’adhésion est partielle
et se déploie en partie dans le champ des représentations et dans l’imagi-
naire 2. Pour les uns comme pour les autres, il ne s’agit pas d’adopter un
paquet réformiste, mais bien d’y choisir certains éléments, d’emprunter
certaines conduites de vie et d’en rejeter d’autres, d’en prendre certaines
acceptions, voire certaines formes pour en rejeter la philosophie ou les
modes d’existence. Tel est le cas du consumérisme de la classe moyenne,
qui n’est pas seulement consommation à outrance, occidentalisation et
modernité ou mécanisme de domination par endettement, mais qui peut
être un instrument d’insertion et de reconnaissance sociales, un effet de
distinction, un symbole de contestation…. Cet éclectisme est d’autant
plus fort que le réformisme tunisien est hétéroclite, intégrant tout aussi
bien la pensée nationaliste arabe que l’islamisation de la société, l’occi-
dentalisation que l’orientalisation des pratiques sociales, le retour aux
sources que l’ouverture vers l’avenir.
1. Dans le sens que lui en donne C. COLLIOT-THÉLÈNE, Études wébériennes, op. cit. (« Ainsi, la vacance
du sens […] est une des acceptions en lesquelles s’entend le désenchantement du monde chez Weber »,
p. 7).
2. J.-F. BAYART, L’Illusion identitaire, op. cit., et Le Gouvernement du monde…, op. cit.
3. J.-F. BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, Paris, 1989, et « Africa in the world :
a history of extraversion », African Affairs, vol. 99, nº 395, avril 2000, p. 217-267.
4. M. MORSY, « Présentation… », art. cit., p. 46.
278
le réformisme : un « bon dressement »
1. M. H. CHÉRIF, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin Ali., op. cit. ; L. C. Brown, The
Tunisia of Ahmad Bey…, op. cit.
2. Thèse de certains des réformateurs qui trouve des tenants jusqu’à ce jour, par exemple dans le livre de
C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., et dans C. M. HENRY et R. SPRINGBORG, Globa-
lization and the Politics of Development in the Middle East, op. cit.
3. Voir B. TLILI , Les Rapports culturels et idéologiques entre l’Orient et l’Occident…, op. cit. ;
T. BACHROUCH, « Le réformisme tunisien. Essai d’interprétation critique », Cahiers de Tunisie, nº 127-128,
1984, p. 97-118 ; O. MOREAU, « La réforme de l’État dans le monde islamo-méditerranéen vu du Maghreb.
XIX-XXe siècles », Correspondance, nº 66, mai-juin 2001, p. 3-11.
4. E. Balibar, (E. BALIBAR, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, La Découverte,
Paris, 2001) rappelle que « c’est un rapport conflictuel à l’État qui est vécu de façon détournée, projeté
comme un rapport à l’Autre », p. 235.
279
surveiller et réformer
1. Voir M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit, notamment p. 18-20 et p. 95-112.
2. M. CAMAU, « Leader et leadership en Tunisie… », art. cit., p. 175 (c’est l’auteur qui souligne).
3. « Ces emblèmes que sont l’identité culturelle, la spécificité, l’entité nationale ont subi une métamor-
phose qui ne permet plus de les assimiler à des forces de résistance » nous dit Hélé Béji dans son Désen-
chantement national…, op. cit., p. 16 (souligné par l’auteur).
4. Entretiens, Paris, janvier 2005 et Tunis, janvier-mars 2005.
5. La Déclaration de Tunis du 17 juin 2003, mentionnée plus haut, consacre ainsi deux points sur douze à
cette question. Après avoir mentionné la spécificité de l’identité tunisienne, les signataires demandent
« 4. le respect de l’identité du peuple et de ses valeurs arabo-musulmanes, la garantie de liberté de croyance
à tous et la neutralisation politique des lieux de culte » et « 5. la défense de l’indépendance du pays et de la
souveraineté de la décision nationale ».
280
le réformisme : un « bon dressement »
L’ambivalence de la « tunisianité »
Malgré les désillusions et le « désenchantement », le sentiment
national reste fort dans la population. L’idée nationale est même plus que
jamais intégrée dans la propre conscience des gens 3. Ces appropriations
contradictoires font précisément partie des vertus de la « tunisianité » en
tant que pédagogie 4 , ou de ses vices en tant que « lâcheté », pour
reprendre l’expression de Sadri Khiari 5. Lâcheté en ce sens que la tuni-
sianité se définit en creux, par opposition à l’ottomanisme, à l’arabisme, à
l’oumma, tout en étant dans l’incapacité de nier ces éléments qui lui sont
simultanément constitutifs. Ou, pour être moins normative, moins une
lâcheté qu’une illusion : les malentendus opératoires jouent comme la
version négociée de la réalité, et le Pacte national comme la célébration
tacite du compromis à travers lequel chacun réalise son propre imagi-
naire 6. Parallèlement au discours sur le miracle économique, la Tunisie
se présente ainsi comme un autre modèle, celui de la construction natio-
nale et de la gestion de l’extraversion, notamment pour le monde arabe et
africain. Tout comme le réformisme est fondamentalement un mythe, la
tunisianité apparaît avant tout comme une « ethnicité fictive 7 ».
1. S. Chaabane (S. CHAABANE, Ben Ali et la voie pluraliste en Tunisie…, op. cit.) affirme ainsi que les
opposants laïques sont liés par l’idéologie aux Occidentaux et que les opposants islamistes sont liés à l’inter-
nationale islamique.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2003 et Paris, août 2004.
3. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit., chapitres IX et X notamment.
4. M. BRONDINO, « Bourguiba, policy maker entre mondialisation et tunisianité : une approche systé-
mique et interculturelle », in M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba…, op. cit., p. 463-473.
5. Entretien, Paris, août 2004.
6. J.-F. BAYART développe cet argument à propos de la colonisation dans L’Illusion identitaire, op. cit.,
notamment p. 166-167. Pour la Tunisie, voir I. MARZOUKI, « Un compromis atypique… », art. cit.
7. E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », art. cit. L’auteur « appelle ethnicité fictive la
communauté instituée par l’État national. C’est une expression volontairement complexe, dans laquelle le
terme de fiction […] ne doit pas être pris au sens de pure et simple illusion sans effets historiques, mais au
281
surveiller et réformer
contraire, par analogie avec la persona ficta de la tradition juridique, au sens d’un effet institutionnel, d’une
“fabrication” », p. 130.
1. S. BEN ACHOUR, « Aux sources du droit moderne tunisien », art. cit. : ce que dit Sana Ben Achour en
termes juridiques et techniques est ici lu en termes politiques.
2. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit.
3. E. BALIBAR, « Es gibt keinen Staat in Europa », in E. BALIBAR, Nous, citoyens d’Europe…, op. cit.,
p. 221-241.
4. Le « primisme » est la posture qui met en avant le fait que la Tunisie est toujours la première en tout :
première à avoir une Constitution dans le monde arabe, première à avoir un mouvement populaire pour
l’indépendance du pays, première à signer un accord d’association avec l’Union européenne, première à
avoir créé un organisme de défense des droits de l’homme, première à avoir développé Internet…
5. Sur cette rhétorique très bien rodée, voir par exemple N. GRIMAUD, La Tunisie à la recherche de sa
sécurité, op. cit.
282
le réformisme : un « bon dressement »
1. Étude Médiamétrie, décembre 2004. Voir également J. GARÇON, « La télé française en déclin au
Maghreb », Libération, 20 juin 2005.
283
surveiller et réformer
1. Tous ces exemples sont tirés d’entretiens, Tunis, avril 1998, janvier 1999, décembre 2001 et
décembre 2002 et Paris, janvier 2005.
2. C’est-à-dire une position de partenaire passif, intéressé uniquement au partage des bénéfices finan-
ciers, non à la stratégie de l’entreprise. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et février 2005.
3. Décret 94-492 modifié par le décret 97-503 du 14 mars 1997 publié au JORT, nº 24 du 25 mars 1997.
La liste des secteurs est fournie sur le site Internet du gouvernement.
284
le réformisme : un « bon dressement »
1. Une analyse détaillée de ces mesures est fournie par N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord
d’association sur le droit fiscal et douanier », art. cit.
2. Entretiens, Tunis, avril 1998 et janvier 1999.
3. Entretiens, Tunis et Sfax, avril 1998 et janvier 1999.
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surveiller et réformer
1. Entretiens, Tunis, mai 1997 et avril 1998. Pour plus de détail, B. HIBOU et L. MARTINEZ, « Le Parte-
nariat euro-maghrébin : un mariage blanc ? », art. cit.
2. Entretiens, Tunis, janvier 1999, juillet 2000 et décembre 2002 ; Sfax, avril 1998 et décembre 2002.
3. Cela apparaît plus clairement encore si l’on compare la trajectoire tunisienne à d’autres situations, par
exemple asiatiques : sur Taiwan et la Chine, F. MENGIN, « A contingent outcome of the unfinished Chinese
civil war… », art. cit., et Trajectoires chinoises…, op. cit. ; sur la Corée, A.-H. AMSDEN, Asia’s Next Giant :
South Korea and Late Industrialization, Oxford University Press, Oxford, 1989 ; M. LANZARROTI, La Corée
du Sud : une sortie du sous-développement, PUF, Paris, 1992.
286
le réformisme : un « bon dressement »
1. Étienne Balibar souligne la différence entre des nationalismes « invisibles », ceux des dominants qui
expriment une domination, et des nationalismes « trop visibles », ceux des dominés qui expriment une résis-
tance : voir E. BALIBAR, « Internationalisme ou barbarie », art. cit.
2. Tous les exemples qui suivent sont tirés de la presse nationale et d’entretiens, Tunis, 1998-2003 et
Paris, 2003-2004.
3. Plus de 90 % des opérations de privatisation l’ont été au bénéfice de Tunisiens. Voir les développe-
ments que je consacre, dans le chapitre 9, à la signification politique des privatisations.
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le réformisme : un « bon dressement »
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surveiller et réformer
1. Cela m’a été clairement dit lors d’entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.
290
le réformisme : un « bon dressement »
L’exemple de l’informel
Une place à part doit être réservée à ceux qui, en apparence, semblent
ébranler les projets réformateurs du pouvoir central mais qui, en réalité,
participent de cette économie politique réformatrice et nationaliste. Les
nombreux acteurs de la contrebande en sont l’archétype, comme les his-
toriens l’ont montré pour le XVIIIe et surtout le XIXe siècle 2. Un rapide
panorama des comportements économiques et de l’organisation des
marchés permet de se convaincre de la permanence et du dynamisme
actuel de telles pratiques.
À Tunis, « Moncef Bey » et, partout dans le pays, les « souks
libyens 3 » matérialisent la centralité des activités informelles. Des villes
comme El Jem ou Ben Gardane s’en sont fait une spécialité, tandis que
dans toutes les municipalités des foires sont annuellement organisées la
veille de l’Aïd et du jour de l’An, ou les jours précédant la rentrée sco-
laire 4. Ces marchés permanents ou ponctuels écoulent les produits entrés
illégalement dans le pays, ou du moins à partir de réseaux de commercia-
lisation œuvrant à la marge de la légalité ; ils offrent également des
1. Pour une analyse comparée et globale de ces processus d’appropriation, voir J.-F. BAYART, Le Gouver-
nement du monde…, op. cit. Sur la différence de perception entre regard extérieur et perception interne et
une critique implicite et fort intéressante de l’hybridité, voir S. ABREVAYA STEIN, « The permeable boun-
daries of Ottoman Jewry », art. cit. : elle montre comment les Juifs ladino de l’Empire ottoman ne ressen-
taient pas leur identité comme plurielle ; la judéité s’entendait comme une articulation de nombreuses allé-
geances, simultanément à l’Empire ottoman, à l’Europe, aux autres millets, à la modernité…
2. Voir J. CLANCY-SMITH, Rebel and Saint. Muslim Notables, Populist Protest, Colonial Encounters
(Algeria and Tunisia, 1800-194), University of California Press, Berkeley, 1997, et A. HÉNIA, Le Grîd, ses
rapports avec le Beylik de Tunis…, op. cit., et surtout les travaux de Dalenda Larguèche, notamment
D. LARGUÈCHE, Territoire sans frontières. La contrebande et ses réseaux dans la Régence de Tunis au
XIXe siècle, Centre de publication universitaire, Tunis, 2002.
3. Dénomination réservée pendant longtemps aux grands marchés informels situés aux frontières tuniso-
libyennes ou alimentés par des produits en provenance de Libye, mais désormais étendue et généralisée à
tous les marchés informels.
4. Entretiens, Tunis, décembre 2002, janvier-mars 2005 et Sfax, décembre 2002.
291
surveiller et réformer
1. C. LAINATI, Le imprese straniereinTunisia…, op. cit. ; M. PÉRALDI (et al.), « Affranchissement et pro-
tection… », art. cit.
2. Ibid., ainsi que les diverses contributions de M. PÉRALDI (dir.), Cabas et containers…, op. cit.
3. Entretiens, Tunis, mai 1997 et 1998. Malgré le caractère sensible de cette activité, il est possible
d’obtenir des informations en Tunisie sur ce secteur, y compris au sein de l’UTICA, en raison des mécon-
tentements qu’il suscite chez nombre d’entrepreneurs.
4. Selon la loi, seulement 12 % de la « production » de fripe par les seize entreprises agréées sont auto-
risés à pénétrer le territoire douanier tunisien. En réalité, les fraudes se développent à partir des fausses
déclarations et des sous-estimations de poids. Par ailleurs, des industries annexes (transformation des fripes
en effilochés et en filets) sont également à l’origine de ces produits entrés en contrebande, par fausses décla-
rations et sous-estimation de la qualité du produit. Entretiens, mai 1997 et avril 1998.
5. M. BOUCHRARA, « Comment dynamiser l’industrialisation rampante et l’innovation en Tunisie ? »,
Nouvelles de l’écodéveloppement, MSH-EHESS, Paris, nº 32-33, mars-juin 1985 ; 7 millions d’entrepre-
neurs…, op. cit. et L’Économie tunisienne entre sa légalité et son identité…, op. cit. ; J. CHARMES, « Secteur
non structuré, politique économique, structuration sociale en Tunisie, 1970-1985 », in M. CAMAU (dir.),
Tunisie au présent…, op. cit., p. 231-251 ; P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit.
6. L’expression et l’appréciation sont issues de La Contrefaçon et la Piraterie, op. cit., p. 3, qui note une
nette augmentation de la contrefaçon tunisienne depuis 1995. Je me suis également fondée sur des informa-
tions récoltées lors d’entretiens à Tunis auprès d’entrepreneurs, de la Fédération du textile, et de services de
292
le réformisme : un « bon dressement »
Bien qu’une loi d’avril 2001 pénalise cette activité, les produits contre-
faits restent extrêmement nombreux, destinés à l’exportation, dans le sec-
teur du luxe (sacs Vuitton, vêtements Lacoste, marques de parfum), dans
les objets d’usage courant (briquets, stylos, rasoirs), dans l’équipement
électrique (disjoncteurs Schneider, produits Moulinex), dans les produits
agroalimentaires (fromages), et même dans les enseignes de grande dis-
tribution, le GrandOptical de Tunis fonctionnant par exemple sans agré-
ment de la marque.
En première analyse, les activités informelles affaiblissent la stratégie
de modernisation de l’économie nationale en diminuant l’assiette fiscale
et en promouvant les importations plutôt que les productions locales.
Elles sapent les fondements de l’État de droit en agissant dans l’illéga-
lité et dans la violation des textes. Elles minent la volonté de maîtrise de
l’équilibre commercial et du contrôle des devises des autorités tuni-
siennes en basant leurs activités sur des biens étrangers… Mais, simulta-
nément, ces pratiques sont indissociables de l’ouverture et en composent
une autre modalité. Elles jouent contre certaines techniques de régula-
tion du marché, tout en en constituant la forme suprême, de sorte qu’elles
promeuvent la réforme libérale dans des configurations différentes, mais
sans doute plus puissantes que celles du commerce formel. Elles soutien-
nent donc la dynamique réformiste, hors les règles de l’État de droit et
de la normalisation bureaucratique, mais, incontestablement, selon la
logique de l’État de police et des dispositifs sous-jacents au pacte de sécu-
rité. Elles participent ainsi à la diffusion du capitalisme et à sa reproduc-
tion alors même que le national-libéralisme entend ménager les acteurs
internes de la concurrence internationale et en atténuer le choc. Elles
contribuent à la libéralisation, à l’investissement 1, à la modernisation de
la consommation de masse et à l’unification culturelle de la société, à la
croissance et à l’emploi, à l’apprentissage aussi et à une certaine forma-
tion, à l’aménagement du territoire et à l’insertion de régions et de popu-
lations déshéritées (zones Sud et Sud-Est notamment) 2.
Les activités informelles participent au processus de centralisation éco-
nomique : elles constituent une pratique d’inclusion pour la multitude
d’individus insérés dans ces réseaux 3 ; elles participent des mécanismes
coopération étrangers, ainsi qu’à Paris et à Bruxelles, auprès de l’OLAF, l’organisme européen de lutte
contre les fraudes.
1. H. Boubakri, (H. BOUBAKRI, « Échanges transfrontaliers et commerce parallèle aux frontières tuniso-
libyennes », art. cit.) mentionne ainsi que dans le Sud tunisien, le commerce transfrontalier a permis l’achat
de tracteurs et de matériel agricole lourd impossibles à acquérir par d’autres moyens.
2. Entretiens, Tunis, Sfax, 1997-2005 ; H. BOUBAKRI, « Migrations, développement et réinsertion dans
l’économie libérale. Cas de la Tunisie », in M. BERRIANE et H. POPP (dir.), Migrations internationales entre
le Maghreb et l’Europe, Verlag Passau, série Maghreb-Studien, 10, LIS, 1998, p. 127-143 ; J. CHARMES,
« L’apprentissage sur le tas dans le secteur non structuré en Tunisie », Annuaire de l’Afrique du Nord,
1981 ; P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit. ; L. CHOUIKHA et K. LABIDI, « Dans
l’attente de la démocratie… et des investissements étrangers. La Tunisie sans filet dans le grand jeu de la
libéralisation économique », Le Monde diplomatique, juillet 1993, pp.18-19.
3. M. PÉRALDI, « L’esprit de bazar… », art. cit., et S. MAZZELLA, « L’arrière-boutique du port de Mar-
seille… », art. cit.
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le réformisme : un « bon dressement »
1. M. TOZY, « Représentation/intercessions : les enjeux de pouvoir dans les champs politiques désa-
morcés au Maroc », in M. CAMAU (dir.), Changements politiques au Maghreb, op. cit., p. 153-168.
2. On reconnaîtra la problématisation proposée par Michel Foucault pour la réforme des prisons à la fin
de M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit.
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des réformes à perpétuité, succès du réformisme
1. Ibid., p. 161.
2. Voir les décrets et les lois sur le site ou dans la documentation de la cellule de privatisation, notamment
la loi 98-9 du 1er février 1989 qui fixe les fondements juridiques des entreprises publiques et des partici-
pations. Sur cette instabilité des définitions et des données, P.-D. PELLETREAU, « Private sector development
through public sector restructuring ? », art. cit.
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1. Manuel de procédures, cahier nº 4, op. cit. : l’enquête mentionne que 50 % des entreprises se sont
plaintes de cette immixtion jugée intempestive et inique. Il n’est pas possible d’accorder une fiabilité à cette
proportion étant donné le caractère non significatif de l’échantillon, mais on peut sans doute en déduire que
cet interventionnisme n’est ni marginal ni anodin.
2. Cité et analysé par P. MINARD, La Fortune du colbertisme…, op. cit.
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des réformes à perpétuité, succès du réformisme
Ces convergences ponctuelles n’effacent pas les tensions entre les uns
et les autres. En dépit du musellement du monde syndical et associatif,
l’UGTT n’hésite pas à user de son influence pour alerter sur des situa-
tions délicates 1, notamment depuis qu’elle est concurrencée sur ce ter-
rain par des acteurs plus indépendants qui soutiennent des grévistes et
font circuler des pétitions. Le discours gouvernemental affirmant
l’impact positif des privatisations sur l’emploi doit se comprendre dans
ce contexte : il tente de faire contrepoids, sans grand succès semble-t-il,
à des évolutions beaucoup plus marquantes pour les esprits, notamment
aux licenciements irréguliers (par exemple à Moknine et à Ben Arous)
et aux grèves de la faim qui les ont suivis, ou encore à la montée des
emplois précaires, occasionnels et intérimaires 2. L’attention accordée au
social explique la lenteur et la timidité des formes traditionnelles de ces-
sion d’actifs. En revanche, une privatisation rampante, en marge des poli-
tiques publiques et donc de la rhétorique officielle, se développe dans de
nombreux secteurs 3 . La simultanéité de ces processus traduit la
complexité du rôle de l’État qui doit autant répondre aux attentes de
l’UGTT et des salariés que prendre en compte les craintes de la grande
majorité des acteurs tunisiens, activer ses leviers d’action au bénéfice des
« amis », se préoccuper de la stabilité et de la sécurité sociales et inter-
venir directement. Elle suggère également que pour être prégnant et
diffus, l’étatisme est tout sauf rigide, s’adaptant aux rapports de force et
aux conflits entre acteurs, allant jusqu’à participer à la violation des
règles définies par la bureaucratie étatique elle-même.
L’étatisme diffus se manifeste également par la mise en place d’un
environnement simultanément favorable aux privatisations et à la pour-
suite de l’interventionnisme politique : la circulaire de la BCT du
23 novembre 1997 autorise les banques à accorder directement aux inté-
ressés des crédits à moyen terme pour financer l’achat d’un bloc de
contrôle ou d’éléments d’actifs ; les SICAR sont incitées à participer aux
privatisations ; les acquéreurs peuvent bénéficier de dégrèvements fis-
caux au titre de revenus ou bénéfices réinvestis ou de l’exonération pen-
dant cinq ans de l’impôt sur les bénéfices des nouvelles sociétés priva-
tisées. Toutes ces mesures doivent être comprises dans le cadre des
relations ambiguës entre le pouvoir central et le monde économique. À la
lecture des repreneurs des entreprises privatisées entre 1998 et 2004, on
s’aperçoit que les privatisations sont intégrées dans la stratégie
1. Ces alertes sont véhiculées par les canaux politiques traditionnels ainsi que par des publications plus
scientifiques. Voir par exemple UGTT, Le Secteur textile-habillement en Tunisie…, op. cit., ainsi que
l’étude de l’UGTT en cours « Démocratie, développement et dialogue social ».
2. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003, ainsi que l’enquête de suivi des entreprises priva-
tisées de 2000-2001. Voir également S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit. ; H. FEHRI, « Éco-
nomie politique de la réforme… », loc. cit. ; A. BÉDOUI, « Spécificités et limites du modèle de développe-
ment tunisien », loc. cit., et UGTT, Le Secteur textile-habillement en Tunisie… op. cit.
3. B. HIBOU, « Tunisie : combien coûte un miracle ? », art. cit., et « De la privatisation des économies à la
privatisation des États… », art. cit.
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1. Sur la Chine, voir A. KERNEN, La Chine vers l’économie de marché. Les privatisations à Shenyang,
Karthala, Paris, 2004 ; J.-L. ROCCA, « La corruption en Chine : une construction du politique », Mondes en
développement, t. 26, nº 102, 1998, p. 95-104. Sur l’Afrique subsaharienne, B. HIBOU, « Le “capital social”
de l’État falsificateur… », in J.-F. BAYART, S. ELLIS et B. HIBOU, La Criminalisation de l’État en Afrique,
Complexe, Bruxelles, 1997 ; W. RENO, « Old brigades, money bags, new breeds, or the ironies of reform in
Nigeria », Canadian Journal of African Studies, vol. 27, nº 1, 1993, p. 66-87, et « Ironies of post-cold war
structural adjustment in Sierra Leone », Review of African Political Economy, vol. 23, nº 67, mars 1996,
p. 7-18.
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1. Entretiens, Bruxelles, mai 2002 ; Tunis, décembre 2003 et janvier 2005 ; Paris, août 2004.
2. Interprétation proposée par J. GANIAGE, Les Origines du Protectorat français en Tunisie…, op. cit. ;
C.-A. JULIEN, L’Affaire tunisienne (1878-1881), Dar el amal, Tunis, 1981 ; A. MAHJOUBI, L’Établissement
du protectorat français en Tunisie, Publications de l’Université de Tunis, Tunis, 1977.
3. M.-L. GHARBI, Impérialisme et réformisme au Maghreb…, op. cit., ainsi que Le Capital français à la
traîne…, op. cit. ; N. DOUGUI, Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit. ; M. KRAÏEM, Pouvoir
colonial et mouvement national…, op. cit. ; A. MAHJOUB, « Économie et société : la formation du “sous-
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1. Tout ce récit et cette interprétation reposent sur des articles de presse et surtout sur des entretiens,
Tunis, décembre 2002 et décembre 2003.
2. Madrid avait tout fait pour favoriser la compagnie de téléphone nationale et, après le rejet des autorités
tunisiennes, elle a déployé tout son acharnement à « punir » Tunis. Entretien, Tunis, décembre 2003 et
Paris, août 2004.
3. B. HIBOU, L’Afrique est-elle protectionniste ?…, op. cit., et B. HIBOU, « Économie politique du dis-
cours de la Banque mondiale en Afrique… », art. cit.
4. Le numéro de Nord/Sud Export, 27 avril 1996, relate cet épisode.
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surveiller et réformer
diagnostic pointant leurs faiblesses, les entreprises sont agréées par une
instance, le Comité de pilotage (Copil). Les diagnostics sont faits par des
bureaux d’études tunisiens, seuls ou associés à des bureaux européens.
Entre 1996 et 2001, l’objectif du dispositif était d’entraîner 2 000 entre-
prises à se mettre à niveau, soit un rythme annuel de 400 par an : l’État
subventionnait 70 % du montant des diagnostics et 10 % – ou 20 % pour
les entreprises installées dans l’intérieur du pays – de celui des investis-
sements matériels 1. Les modalités de financement ont évolué dans le
temps : en 1996, les entreprises devaient avancer la totalité des frais
d’études et attendre d’être remboursées par l’État. Dès 1998 cependant,
devant les réticences des entrepreneurs à s’engager dans le programme,
elles obtinrent de ne débourser que leur part, soit les 30 % du montant
du diagnostic, tandis que les 70 % subventionnés par l’État étaient direc-
tement versés au bureau d’études sélectionné. Entre 1996 et 2001,
1 062 entreprises sur les 2 000 anticipées ont été « mises à niveau », soit
un taux de réalisation de 53 %. Selon les enquêtes de suivi, ces entre-
prises ont massivement investi pour une somme globale de 2 Mds DT,
ce qui représente une somme significative, grâce à des subventions elles
aussi importantes représentant 275 MDT – soit 13,5 % des investisse-
ments entrepris. Ces derniers représenteraient, en moyenne pour les
années 1996-2000, 40 % de l’investissement manufacturé privé, selon
une définition large du secteur « privé » qui comprend, ici, les entre-
prises publiques des secteurs concurrentiels. En mars 2004, date de la
dernière publication statistique à laquelle j’ai pu avoir accès, 2 906 entre-
prises avaient adhéré au programme et 1 729 d’entre elles obtenu l’appro-
bation de leur dossier pour un total d’investissement prévu – et non pas
réalisé – de 2 693 MDT et des subventions de 384 MDT.
Cette politique a produit des effets économiques positifs puisque ces
investissements ont participé à la croissance et qu’ils ont permis
d’accroître l’emploi, les exportations et les performances économiques
en général. En revanche, il est plus difficile d’évaluer l’efficience de
l’allocation des ressources subventionnées, notamment en l’absence
d’études comparatives. Comme l’indique sa réorientation vers les PME
en 2001, le programme de mise à niveau avait d’abord privilégié les
grandes entreprises et celles à participations publiques, sans doute parce
que d’un point de vue administratif la tâche était plus facile, mais certai-
nement aussi, j’y reviendrai plus bas, parce que ces entreprises font
l’objet d’une surveillance plus aisée. Quoi qu’il en soit, le programme de
mise à niveau a créé de nouveaux besoins pour la majorité des entre-
prises. Auparavant, les normes ISO, par exemple, leur étaient inconnues,
tout comme la garantie qualité ; même si elles n’ont pas été vraiment
1. Toutes les données chiffrées mentionnées dans ce paragraphe sont, sauf avis contraire, issues de
sources officielles et notamment du Bureau de la mise à niveau (accessibles au siège à Tunis ou sur le net
www.pmn.nat.tn) entre 1996 et 2003 et de l’API (www.tunisieindustrie.nat.tn).
314
des réformes à perpétuité, succès du réformisme
1. Ils ne représenteraient pas plus de 10 % du total des investissements et leur taux de réalisation ne s’élè-
verait qu’à 29 % au lieu de 59 % pour l’ensemble des investissements Ces chiffres sont ceux de 2001. Mal-
heureusement, je n’ai pas eu accès à des données plus récentes et le dernier Bulletin de la mise à niveau ne
donne pas de données quantitatives. Cependant, tout laisse à penser que le problème perdure puisque la
publication officielle de juin 2004 mentionne la « préoccupation du président Ben Ali » en la matière, qui
demande aux entreprises d’accorder « un intérêt accru aux investissements immatériels, notamment en
œuvrant à améliorer le taux d’encadrement, à promouvoir les systèmes qualité et à consolider les rouages de
l’entreprise » (Bulletin de la mise à niveau, Tunis, juin 2004).
2. Rapport du ministère de l’Industrie cité et résumé par Marchés tropicaux et méditerranéens, 6 août
1999, et repris dans des entretiens en juillet 2000.
3. L’analyse la plus exhaustive et intéressante est celle de J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs
and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit., et « The EU-Tunisian association agree-
ment… », art. cit.
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surveiller et réformer
1. Selon l’expression de M. Camau (M. CAMAU, « D’une République à l’autre… », art. cit.)
2. E. Bellin (E. BELLIN, « Tunisian Industrialists and the State », art. cit.) montre que, quels que soient le
discours et la dénomination de la politique économique, celle-ci s’est traduite, concrètement et sur la durée,
à la fois par un interventionnisme étatique important et par une orientation favorable au secteur privé.
3. Pour la Tunisie, il existe au moins quatre applications du modèle d’équilibre général calculable dans le
cadre de la création de la zone de libre-échange : T. RUTHERFORD, E. RUSTRÖM et D. TARR, « The free trade
agreement between Tunisia and the European Union », The World Bank, Washington D.C., 1995 ; COMETE
ENGINEERING, Étude prospective de l’impact sur l’économie tunisienne de la mise en place d’une zone de
libre-échange entre la Tunisie et l’Union européenne, Ministère de l’Économie nationale, Tunis,
novembre 1994 ; D. BROWN, A. DEARDORFF et R. STERN, « Some economic effects of the free trade agree-
ment between Tunisia and the European Union », communication pour The Egyptian Center for Economic
Studies Conference, How can Egypt benefit from a free trade agreement with the EU, Le Caire, 26 au
26 juin 1996 ; M.-A. MAROUANI, Effets de l’Accord d’association avec l’Union européenne et du démantè-
lement de l’Accord multifibres sur l’emploi en Tunisie : une analyse en équilibre général intertemporel,
document de travail, DIAL, DT/2004/01. Selon ces évaluations, les gains en bien-être attendus, obtenus par
la rationalisation des achats seraient plus importants que les pertes (impossible reconversion de la totalité du
316
des réformes à perpétuité, succès du réformisme
capital en raison de sa spécificité ou de son obsolescence, et du travail, du moins à court terme). Par consé-
quent, le libre-échange serait au pire neutre ou très légèrement négatif et sinon positif en termes de crois-
sance (mais pas en termes d’emploi).
1. L. JAIDI, « La zone de libre-échange Union européenne/Maroc : impact du projet sur l’économie maro-
caine », Cahiers du GEMDEV, nº 22, Paris, octobre 1995 ; B. HAMDOUCH, « Perspectives d’une zone de
libre-échange entre le Maroc et l’Union européenne : enjeux et impacts », Reflets et perspectives de la vie
économique, t. 35, nº 3, 3e trimestre 1996, p. 273-296 ; A. GALAL et B. HOEKMAN, « Egypt and the part-
nership agreement with the EU : the road to maximum benefits », The Egyptian Center for Economic
Studies Working Paper, nº 9603, juin 1996.
2. Pour une analyse détaillée de ces conditions nécessaires, voir B. HIBOU et L. MARTINEZ, L’Afrique du
Nord et le Partenariat euro-méditerranéen…, op. cit.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003. Les chiffres sont ceux donnés oralement par le
Bureau de la mise à niveau, mais également cités dans UGTT, Le Secteur textile-habillement en Tunisie…,
op. cit.
4. Ces caractéristiques ne sont pas spécifiques à la « mise à niveau » : les zones industrielles créées dans
une vision d’aménagement du territoire de façon très bureaucratique restent vides. Voir l’étude FOREIGN
INVESTMENT ADVISORY SERVICE, Marchés tropicaux et méditerranéens, divers numéros et notamment le
28 juin 1996 (organisme dans la mouvance de la Banque mondiale) ; BANQUE MONDIALE, Actualisation de
l’évaluation du secteur privé, The World Bank, Washinton D.C., mai 2000.
317
surveiller et réformer
318
des réformes à perpétuité, succès du réformisme
319
surveiller et réformer
1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe,
op. cit.
2. J.-P. CASSARINO, « The EU-Tunisian association agreement… », art. cit.
3. Voir notamment P. SIGNOLES, « Industrialisation, urbanisation et mutations de l’espace tunisien »,
art. cit., qui distingue entre, d’une part, le volontarisme étatique et, de l’autre, les résultats, l’efficacité et
même l’effectivité des mesures concrètes.
4. Entretiens, Tunis, 1997-2000. Sur les activités d’entreposage et d’intermédiation, Z. DAOUD, « Tunisie.
Chronique intérieure », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 33, 1994, p. 713-745 ; sur la stratégie de scission
des entreprises dans l’agroalimentaire et le textile, entretiens, janvier 1999 et juillet 2000, et N. BACCOUCHE,
« Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier », art. cit.
5. Sur l’entreprise normative, voir J.-P. DURAND, La Chaîne invisible…, op. cit., p. 255-258.
320
des réformes à perpétuité, succès du réformisme
1. P. MINARD, La Fortune du colbertisme…, op. cit., p. 116 à propos des statistiques des inspecteurs de
l’industrie.
2. Thèse développée par J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of
Migration in Europe…, op. cit.
3. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire et population, op. cit., leçon du 25 janvier 1978, p. 59.
4. Toutes ces expressions et stratégies sont tirées d’entretiens, Tunis, juillet 2000, janvier-mars 2005.
321
surveiller et réformer
dans la droite ligne des politiques antérieures dont les fondements étaient
précisément à l’opposé des politiques actuelles. De ce fait, la mise à
niveau n’est pas interprétée comme un apprentissage au libre-échange,
mais comme une subvention protectrice et en même temps comme une
surveillance bienveillante et néanmoins inquisitrice. À l’inverse du libé-
ralisme même, la « mise à niveau » est une opportunité supplémentaire
d’obtention d’une aide, la poursuite, sous de nouvelles formes, d’une
politique publique, économiquement interventionniste et politiquement
clientéliste. La subvention sort de son cadre économique pour devenir
gratification honorifique, regard importun, protection rassurante et simul-
tanément dangereuse 1. Le manque de crédibilité économique de la mise
à niveau provient aussi de cette alliance d’un discours libéral et de pra-
tiques interventionnistes, d’un discours d’ouverture et d’interprétations
protectionnistes et politiques de celui-ci 2.
Cette technique de surveillance est donc légitimée par les entrepre-
neurs dès lors que la mise à niveau est intégrée aux modes de gouverne-
ment et à l’éthos réformiste tunisiens. Mais elle l’est également par les
partenaires étrangers qui y voient volontarisme d’État et mobilisation des
capacités nationales. Les donateurs apprécient un pays où les décisions
dans le domaine des politiques publiques « font du bruit 3 ». Peu importe
que le programme soit ou non effectif pourvu qu’existe cette conceptua-
lisation conforme aux canons internationaux : « Ici, ils savent ce qu’ils
veulent, ils ont un plan, ce qui est globalement positif », pouvait conclure
un fonctionnaire international, malgré les nuances qu’il avait lui-même
apportées tout au long d’un entretien consacré aux résultats – considérés
par lui mitigés – de la « mise à niveau ». Et l’Union européenne de souli-
gner combien la Tunisie « réagit bien » et est « imaginative », en propo-
sant des « programmes évolutifs et diversifiés » qu’elle « a elle-même
conçus » soulignant que la mise à niveau est une initiative tunisienne 4.
Contrairement à beaucoup d’autres pays africains ou moyen-orientaux,
le discours tunisien est technocratique, articulé et construit autour des
thèmes dominants de la communauté internationale. De sorte que les bail-
leurs de fonds ne se considèrent pas en terrain inconnu, même si la mise
en œuvre ne suit pas.
1. J.-Y. Grenier a très bien montré cette sortie de l’économique pour les aides de l’État français aux indus-
triels du XVIIIe siècle (J.-Y. GRENIER, L’Économie d’Ancien Régime…, op. cit.).
2. J.-P. CASSARINO, « The EU-Tunisian association agreement… », art. cit., et surtout Tunisian New
Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
3. Entretien, Paris, juillet 2004, mon interlocuteur parlant de « sound policies ».
4. Il n’existe pas de telles procédures dans les autres pays tiers méditerranéens. Le Maroc, par exemple, a
adopté une approche beaucoup plus « libérale » en multipliant des études (par exemple sur les grappes de
compétitivité), mais sans offrir d’incitations financières ou fiscales particulières. Entretiens, Casablanca et
Rabat, juin 1998, février 1999, septembre-octobre 1999, octobre 2000.
322
des réformes à perpétuité, succès du réformisme
1. Voir par exemple A. LARIF-BEATRIX, Édification étatique et environnement culturel…, op. cit.
2. L. BLILI, « Réformes et intendance. Cour beylicale, Tunis, XIXe siècle », communication au colloque
organisé par O. Moreau, La réforme de l’État dans le monde musulman méditerranéen à partir de l’exemple
du Maghreb, Tunis, IRMC, 3-5 avril 2003.
3. M. FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 333.
4. H. Arendt a montré le mouvement perpétuel de l’action politique inhérent aux systèmes totalitaires
dans Les Origines du totalitarisme, op. cit., notamment chapitre XII, « Le totalitarisme au pouvoir »,
p. 719-812.
323
surveiller et réformer
1. Dans un tout autre contexte, Adriana Kemp offre une analyse éclairante de la simultanéité de telles
pratiques d’inclusion et d’exclusion : A. KEMP « Naissance d’une “minorité piégée”. La gestion de la popu-
lation arabe dans les débuts de l’État d’Israël », Critique internationale, 15, avril 2002, p. 105-124.
2. Y. CHEVRIER, « De la Révolution à l’État par le communisme », art. cit.
3. Cette analyse a une parenté évidente avec celle menée par Olivier Vallée sur l’Afrique, voir O. VALLÉE,
Pouvoir et politique en Afrique, Desclée de Brouwer, Bruxelles, 1999. Dans ce livre il analyse les ajuste-
ments structurels promus par la Banque mondiale à la lumière de la réforme protestante en Europe : la réac-
tion des pouvoirs africains y est assimilée à la Contre-Réforme qui n’a jamais été une opposition frontale
mais une négociation permanente pour retourner les concessions lâchées et renouveler ainsi l’apparence des
procédures et des méthodes.
4. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, op. cit., leçon du 18 janvier 1978.
324
des réformes à perpétuité, succès du réformisme
1. Ce que montrent des ouvrages comme celui de P. MINARD, Les Fortunes du colbertisme…, op. cit., sur
le « dirigisme » colbertiste français ou ceux de Polanyi (K. POLANYI, La Grande Transformation…, op. cit.)
ou de J. Brewer (J. BREWER, The Sinews of Power. War, monay and the English State) sur le « libéralisme »
anglais. Sur l’incapacité du concept de « collectivisme » à analyser les changements en Russie, voir
O. KHARKHORDIN, The Collective and the Individual in Russia. A Study of Practices, University of Cali-
fornia Press, Berkeley, 1999.
2. Sur la démocratie et l’autoritarisme, voir G. HERMET, « L’autoritarisme », in M. GRAWITZ et J. LECA
(dir.), Traité de science politique, PUF, Paris, 1985, tome II, p. 269-312 ; Aux frontières de la démocratie,
PUF, Paris, 1983 ; G. HERMET (dir.), Totalitarismes, Economica, Paris, 1984 ; ainsi que J. LECA, « La démo-
cratie dans le monde arabe… », art. cit. Sur l’État de droit, M. MIAILLE, « L’État de droit comme para-
digme », art. cit., et J. OHNESORGE, « The rule of law, economic development and the developmental states
of northeast Asia », in C. ANTONS (dir.), Law and Development in East and South East Asia, Curzon Press,
Richmond, 2002, ainsi que « État de droit et développement économique », Critique internationale, 18, jan-
vier 2003, p. 46-56. Sur la gouvernance, G. HERMET, « La gouvernance serait-elle le nom de l’après-démo-
cratie ? L’inlassable quête du pluralisme limité », in G. HERMET, A. KAZANCIGIL et J.-F. PRUD’HOMME (dir.),
La Gouvernance. Un concept et ses applications, Karthala, Paris, 2005, p. 17-47.
3. C. Bayly a analysé de tels processus d’appropriation à propos du libéralisme en Inde au XIXe siècle dans
C. BAYLY, « Liberalism and “moral economy” in nineteenth-century South ans Southeast Asia », art. cit.
325
surveiller et réformer
1. J’ai mentionné plus haut le cas du Maroc dans le monde musulman. La Chine fournit une autre illus-
tration dans un contexte tout autre.
Conclusion
327
la force de l’obéissance
1. Ce qui est propre à tout régime autoritaire comme l’a montré H. ARENDT, Les Origines du totalita-
risme, op. cit.
2. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit.
3. Pour une analyse non distanciée des manières de gouverner du Président, voir le dernier livre à la gloire
de Ben Ali : F. BÉCET, Ben Ali et ses faux démocrates, op. cit., dont le chapitre III est consacré à « Comment
Ben Ali gouverne ».
4. Sur tous ces exemples à propos de la femme, voir H. CHEKIR, Le Statut des femmes entre les textes et
les résistances. Le cas de la Tunisie, Chama, Tunis, 2000.
328
conclusion
329
la force de l’obéissance
330
conclusion
331
la force de l’obéissance
l’exercice d’un pouvoir qui certes se veut absolu mais passe nécessaire-
ment par des intermédiaires. De l’autre, à ne centrer l’analyse que sur le
Prince, sur son pouvoir personnel, sur ses caprices, sur sa survie, on ne
prend en compte ni les modes de gouvernement – c’est-à-dire les dépen-
dances mutuelles, les rapports de domination, les jeux de pouvoir et les
relations sociales sans lesquelles le pouvoir ne peut s’insérer dans la
société et s’exercer 1 –, ni l’ensemble des mécanismes qui aboutissent à la
servitude, aussi volontaire soit-elle.
Par ailleurs, peut-on adhérer à cette vision culturaliste qui fait du culte
du chef une donnée tunisienne éternelle ? Lorsqu’on affirme que « déjà,
à la base, les structures familiales et sociales s’apprêtent à la reproduc-
tion du pouvoir tyrannique du Père auquel les Tunisiens s’accommodent
plutôt bien que mal. Du coup, l’actuel pouvoir absolu du chef de l’État
n’est guère une innovation, mais plutôt la simple reconduction d’une
structure politique ancienne qui, pour mieux se maintenir, abolit la poli-
tique en tant que telle et lui substitue l’action éclairée et incomparable du
Président 2 », n’est-on pas en train de confondre exercice réel du pouvoir
et imaginaire politique 3 ? Les situations historiques sont-elles compa-
rables 4 ? Et si reproduction il y a, que veut-elle dire, comment se réalise-
t-elle ? Cet amour du Chef ne reflète-t-il pas plutôt un « défaut d’ana-
lyse historique précise » pour reprendre l’analyse de Foucault, un
« signifiant flottant dont les fonctions se réduisent à la dénonciation 5 » ?
Ou une « banalisation du problème du Chef 6 », pour reprendre celle de
Gentile ? Le scepticisme vaut aussi bien pour les versions académiques
de la thèse de l’amour du Chef, à l’instar des interprétations en termes de
sultanisme ou de régimes prétoriens ou celles, plus élaborées, du lea-
dership culturel 7. Les premiers de ces travaux fondent leur raisonnement
332
conclusion
M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire… op. cit., chapitre II, et M. CAMAU, « Leader et lea-
dership en Tunisie… », art. cit.
1. M. Camau parle ainsi de « Bourguiba, clé de voûte d’une formule autoritaire » (M. CAMAU, « Leader
et leadership en Tunisie… », art. cit, p. 179) et entend le leadership comme mettant « en jeu une élite spé-
cialisée, le personnel politique, sa dynamique interne et ses transactions tant avec les autres élites qu’avec
les suiveurs » (ibid., p. 180).
2. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 245 et suiv.
333
la force de l’obéissance
334
conclusion
1. T. MITCHELL, Colonizing Egypt, op. cit. ; J. DAKHLIA, L’Oubli de la cité…, op. cit., montre que la
mémoire collective de la mehalla transmet l’image d’un pouvoir fluide et réversible, de flux et reflux du
pouvoir centralisé du fait précisément de cette perception de l’extériorité de l’État et de l’oubli des négocia-
tions, collaborations et rapports diversifiés avec le pouvoir centralisé.
2. P. VEYNE, Le Pain et le Cirque…, op. cit., qui écrit : « Assez souvent, les régimes à poigne sont auto-
ritaires moins pour imposer le respect d’intérêts politiques ou sociaux que pour le seul avantage de se faire
obéir commodément et sans discuter : ils ne conçoivent pas que l’autorité puisse s’exercer autrement »
(ibid., p. 101-102, c’est moi qui souligne).
3. P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit.
335
la force de l’obéissance
1. Pour une présentation problématisée en des termes comparables aux miens, P. LASCOUMES, Corrup-
tions, Presses de Sciences Po, Paris, 1999. Selon une problématisation assez différente, voir D. DELLA
PORTA et Y. MÉNY, Démocratie et corruption en Europe, La Découverte, Paris, 1995.
2. J.-F. BAYART, L’État en Afrique…, op. cit. ; J.-F. BAYART, B. HIBOU et S. ELLIS, La Criminalisation de
l’État en Afrique, op. cit. ; J.-L. ROCCA, « La confusion des devoirs : corruption et bureaucrates en Chine à
la fin de l’Empire et dans les années 1980 », Revue française de sciences politiques, vol. 44, nº 4, août 1994,
p. 647-665, et « La corruption en Chine, une construction du politique », Mondes en développement, t. 26,
nº 102, 1998, p. 95-104 ; G. BLUNDO (dir.), Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes, représentations
de la corruption, PUF, Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 9, Paris, 2000 ; J.-P. OLIVIER DE SARDAN, « Éco-
nomie morale de la corruption en Afrique », Politique africaine, nº 63, octobre 1996, p. 97-116 ; nº spécial
de Politique africaine « La corruption au quotidien », nº 83, octobre 2001, p. 5-114.
3. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 319-327.
336
conclusion
ainsi constamment violées, y compris les règles de droit les plus élémen-
taires. La dimension protectrice de la corruption est indissociable de sa
dimension disciplinaire. Dans ce système de contrôle partisan et policier
permanent, la corruption est le pain quotidien des gens actifs, de ceux qui
veulent entreprendre et réussir, qui veulent être toujours plus insérés dans
le tissu des relations sociales, qui veulent monter l’échelle de la hiérar-
chie sociale. Il faut comprendre ces pratiques par tous condamnées dans
un contexte spécifique, fait d’attributions truquées des marchés publics,
de privatisations biaisées, attribuées à des prête-noms dans des condi-
tions obscures, de pressions des « clans » pour orienter les décisions, pour
s’associer de force à un entrepreneur ou à un importateur, pour s’imposer
comme intermédiaire obligé dans les affaires… Si certains excès sont cri-
tiqués et leur systématicité durement ressentie, ces pratiques sont généra-
lement considérées comme banales, et vécues comme telles parce
qu’elles font le quotidien des Tunisiens. L’importateur qui se voit pro-
poser les services d’un membre d’un « clan » pour importer le produit
qu’il commercialise traditionnellement est au mieux ennuyé par cette
offre. Il peut l’accepter sous contrainte, par peur de représailles fiscales
ou patrimoniales mais, le plus souvent, il acceptera sans regret sachant
que les marchandises passeront la douane et les autres contrôles adminis-
tratifs sans problème et très rapidement. Les consommateurs ne sont pas
perdants puisqu’ils paieront le produit au même prix, la commission du
« clan » compensant plus ou moins le non-paiement des droits de douane.
Quant à l’administration, elle se pliera sans sourciller dans la mesure où
les membres des clans sont des représentants personnels du Président.
Mais si l’importateur avait l’inconscience de refuser une telle offre, ses
conditions de travail se trouveraient rapidement aggravées, ses produits
pourraient pourrir en douane, le fisc pourrait lancer un contrôle, la CNSS
lui demander ses arriérés et la banque refuser de lui accorder un ultime
prêt. De même, le bureau d’études qui ne se plie pas à certaines de ces
pratiques voit se multiplier les entraves administratives qui l’empêchent
de tenir les délais impartis au concours ; et un entrepreneur qui refuse de
vendre une partie de ses actions à des proches risque de voir l’« environ-
nement de ses affaires » se dégrader, la police pouvant faire pression sur
les fournisseurs ou les prestataires de service pour qu’ils refusent de tra-
vailler avec le récalcitrant.
En revanche, les détournements de fonds en bonne et due forme,
c’est-à-dire le vol pur et simple dans les caisses de l’entreprise, de la
société, du parti, sont sévèrement réprimés, précisément parce
qu’ils n’activent pas les mêmes mécanismes. Même s’ils sont membres
du parti, leurs auteurs sont déférés devant le tribunal, à moins qu’ils ne
soient extrêmement puissants. C’est sans doute la raison pour laquelle la
Tunisie est classée par les organisations internationales, et notamment par
Transparency International, comme un pays particulièrement peu
337
la force de l’obéissance
corrompu 1. Les biais de ces études sont désormais très bien connus et
documentés. Mais leur analyse est intéressante précisément par les carac-
téristiques des enquêtes d’opinion sur lesquelles repose le classement des
pays. Les interviewés sont des entrepreneurs étrangers qui ne sont pas
insérés – ou le sont peu – dans le tissu et l’enchevêtrement des relations
économiques et sociales, qui ne sont pas ou peu impliqués dans les rap-
ports de force et l’exercice du pouvoir en Tunisie, surtout s’ils sont ins-
tallés dans les zones offshore. Ils investissent généralement dans des sec-
teurs jugés prioritaires par le pouvoir central, qui met alors tout en œuvre
pour respecter les règles et qui peut même, en contrepartie de quelques
intermédiations, distordre, voire violer certaines d’entre elles en faveur
de l’étranger. Enfin, dans la conjoncture actuelle, les investissements
directs étrangers, dont l’augmentation est considérée comme l’une des
choses du Président, bénéficient du privilège qui sied à ce statut : une fois
passée la barrière à l’entrée en Tunisie, ils sont protégés de la prédation
des intermédiaires gourmands.
Les acteurs économiques nationaux ou « tunisifiés », qui, par nature,
ne sont pas des rebelles, sont au contraire soumis à ces pratiques qu’ils
acceptent comme une contrainte indépassable. La plupart d’entre eux les
considèrent même comme le quotidien de leur environnement, la norma-
lité des pratiques économiques. Rares sont les cas de rébellion aux
« rackets », ou les refus de la corruption et de l’illégalisme qui va avec.
Les responsables d’entreprise ont l’habitude de recevoir des demandes du
parti et des associations satellites d’aide, ils ont l’habitude de faire appel à
la cellule ou à une connaissance dans le fonctionnement routinier de leur
activité. La personnalité qui sollicite un « don » – par exemple un direc-
teur crédit d’une banque, un inspecteur des impôts, un fonctionnaire de
l’état civil – peut simultanément posséder une autorité administrative
qu’elle monnaie ainsi. L’entrepreneur qui passe par un intermédiaire ne
fait que le rétribuer en lui accordant un pourcentage, en lui offrant des
actions, en proposant un poste à l’un de ses clients. Et, ce faisant, il assure
son avenir.
Ce système de pressions et d’anticipations est d’autant plus efficace
que, historiquement, les entrepreneurs sont dépendants de l’autorité éta-
tique. Les intermédiaires ne sont que de simples rouages dans les rela-
tions de pouvoir qui s’étendent du centre à la périphérie. Les cas de refus
ou l’adoption de stratégies d’évitement sont cependant plus fréquents
qu’on ne le croit. Rien de grave ne leur arrive, si ce n’est que certains
contrats et l’accès à certains marchés leur sont alors interdits. Surtout,
extorsions et pratiques illégales ne sont pas l’apanage des seuls « clans ».
Une attention aux pratiques économiques et aux litiges en justice met au
contraire en évidence la banalité des rivalités, de la concurrence illégale,
1. Voir les rapports biannuels de TRANSPARENCY INTERNATIONAL, Rapport mondial sur la corruption,
Transparency International, Karthala, Berlin, Paris, 2003 notamment. Ce classement est repris dans les réu-
nions et instances internationales, par exemple dans Global Competitiveness Report, 2003.
338
conclusion
1. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et décembre 2002 ; voir également le développement sur la justice ana-
lysée au chapitre 4, et M.-H. LAKHOUA, « L’encombrement de la justice pénale », art. cit.
2. J.-R. CHAPONNIÈRE, J.-P. CLING et M.-A. MAROUANI, Les conséquences pour les pays en développe-
ment de la suppression des quotas dans le textile-habillement…, op. cit., et J.-R. CHAPONNIÈRE et S. PERRIN,
Le textile-habillement tunisien et le défi de la libéralisation…, op. cit.
3. Entretiens, Tunis, janvier 1999, décembre 2002 et janvier 2005 ; Paris, mars 1999.
4. Entretiens, gouvernorats de Tunis, Nabeul et Monastir, décembre 2002, décembre 2003 et janvier-mars
2005 ; toutes ces expressions en sont tirées. Généralement, les comportements délictueux des proches du
Président ne sont pas mentionnés ouvertement, mais mes interlocuteurs me le faisaient comprendre par des
expressions sans équivoque aucune : « haut », « ceux que vous connaissez », « vous avez bien compris ».
5. La situation dans d’autres pays permet une analyse distanciée. Jean-Louis Rocca a par exemple montré
comment la corruption en Chine (mais d’autres l’on fait pour la Russie ou l’Europe de l’Est) ne pouvait être
considérée comme un dysfonctionnement, une pratique extérieure à la planification, mais qu’elle servait
« au contraire d’huile dans les rouages d’une machine complexe » (J.-L. ROCCA « La corruption et la
339
la force de l’obéissance
communauté. Contre une analyse culturaliste de l’économie chinoise », Revue Tiers Monde, t. 37, nº 147,
juillet-septembre 1996, p. 689-702) en alimentant les chevauchements entre public et privé explicatifs du
dynamisme chinois. Pour les pays de l’Est, G. FAVAREL-GARRIGUES, « Privatisation et changement politique
en Russie soviétique et post-soviétique », p. 247-284, et F. BAFOIL, « De la corruption à la règle. Les trans-
formations de l’entreprise post-communiste en Pologne », p. 71-107, in B. HIBOU (dir.), La Privatisation
des États, op. cit. ; B. MÜLLER, « Pouvoir et discipline, du monde du plan à celui du marché », art. cit.
1. G. FAVAREL-GARRIGUES, « Privatisation et changement politique… », art. cit., et G. FAVAREL-GAR-
RIGUES et K. ROUSSELET, La Société russe en quête d’ordre, Autrement, Paris, 2004, p. 72-75. Voir égale-
ment, pour le cas bulgare, N. RAGARU, « La corruption en Bulgarie. Construction et usage d’un problème
social », in G. FAVAREL-GARRIGUES (dir.), Criminalité, police et gouvernement : trajectoires post-commu-
nistes, L’Harmattan, Paris, 2003, p. 41-82.
2. A. KERNEN, La Chine vers l’économie de marché…, op. cit. ; J.-L. ROCCA, La Condition chinoise…,
op. cit.
3. O. VALLÉE, Pouvoirs et politiques en Afrique, op. cit., et « La dette publique est-elle privée ? Traites,
traitement, traite : modes de la dette africaine », art. cit.
340
conclusion
341
la force de l’obéissance
1. Ibid., leçons du 29 mars 1978 et du 5 avril 1978. Citation tirée de L’Histoire de la folie, édition de
1972, p. 89-90, reprise en note 1 de la leçon du 29 mars.
2. Passage des Instructions de Catherine II cité par M. FOUCAULT, ibid., p. 336, note 2.
3. Ibid., p. 321.
4. Ibid. et G. BURCHELL, « Liberal government and techniques of the self », in A. BARRY, T. OSBORNE et
N. ROSE (dir.), Foucault and Political Reason…, op. cit., p. 19-36.
342
conclusion
1. M. FOUCAULT, « Espace, savoir et pouvoir », in Dits et Écrits, 4, op. cit., nº 310, p. 272.
2. G. BURCHELL, « Liberal government and techniques of the self », art. cit.
3. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population…, op. cit., p. 330.
4. Ibid., p. 329.
5. Ibid., p. 376 : Michel Foucault parle de la police comme l’« art rationnel de gouverner » ; cet accent sur
la rationalité est particulièrement prégnant en Tunisie où le Plan est central et les mesures toujours pré-
sentées comme une rationalisation des pratiques précédentes.
6. Ibid., p. 348.
7. Instructions de Catherine II, cité in ibid., p. 347-348.
8. Supplément aux Instructions de Catherine II, cité in ibid., p. 348.
9. A. DESROSIÈRES, « Historiciser l’action publique : l’État, le marché et les statistiques », in P. LABORIER
et D. TROM (dir.), Historicités de l’action publique, PUF, Paris, 2003, p. 207-221.
10. Ibid., p. 211.
343
la force de l’obéissance
344
conclusion
1. C’est toute la distinction entre réglementation et régulation, entre réglementer et gérer que Michel Fou-
cault analyse dans ses cours au Collège de France, en 1978 et 1979 et plus particulièrement dans les der-
nières leçons de Sécurité, territoire, population (op. cit.) et les premières de Naissance de la biopolitique
(op. cit.). « Cette gestion aura essentiellement pour objectif, non pas tellement d’empêcher les choses, mais
de faire en sorte que les régulations nécessaires et naturelles jouent, ou encore de faire des régulations qui
permettront les régulations naturelles. Il va donc falloir encadrer les phénomènes naturels de telle manière
qu’ils ne dévient pas ou qu’une intervention maladroite, arbitraire, aveugle ne les fasse pas dévier. C’est-
à-dire qu’il va falloir mettre en place des mécanismes de sécurité. Les mécanismes de sécurité ou l’interven-
tion, disons, de l’État ayant essentiellement pour fonction d’assurer la sécurité de ces phénomènes naturels
qui sont les processus économiques ou qui sont les processus intrinsèques à la population, c’est cela qui va
être l’objectif fondamental de la gouvernementalité », in Sécurité, territoire, population…, op. cit.,
p. 360-361.
2. Argument inspiré de M. SENELLART, « Situation des cours », art. cit., p. 400-403, citations p. 400.
3. L’inscription complète est d’ailleurs « 7 novembre, Ouverture, Démocratie, État de droit ».
345
la force de l’obéissance
346
conclusion
1. L’inconstitutionnalité de la loi est un thème récurrent des militants des droits de l’homme. Cependant,
la loi sur les associations de 1959, dans ses versions de 1988 et de 1992 s’est toujours vu refuser un droit de
contrôle juridictionnel de la constitutionnalité. Voir H. CHEKIR, « Quelques réflexions sur la Cour de sûreté
de l’État », Revue tunisienne de droit, 1980 ; R. BEN ACHOUR, « Le contrôle de la constitutionnalité des lois
à la lumière de l’arrêt de la cour d’appel de Sousse en date du 11 avril 1988 », Revue tunisienne de droit,
1989 ; S. BELAÏD, « De quelques problèmes posés par l’application de la norme constitutionnelle », Revue
tunisienne de droit, 1983 ; S. BEN ACHOUR, « La liberté d’association entre droit et société », art. cit.
2. M. CAMAU, Pouvoirs et institutions au Maghreb, op. cit.
3. M. FOUCAULT, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in Dits et Écrits, 4, op. cit., nº 313, p. 308.
4. M. MIAILLE, « L’État de droit comme paradigme », art. cit., p. 41.
5. Y. DEZALAY et B.G. GARTH, La Mondialisation des guerres de palais : la restructuration du pouvoir
d’État en Amérique latine, entre notables du droit et “Chicago boys”, Seuil, Paris, 2002.
6. W. BENJAMIN, « Critique de la violence », art. cit.
7. C’est ce que montrent, pour l’Afrique, les travaux de J.-F. BAYART, L’État en Afrique…, op. cit. Pour
le Portugal, voir F. ROSAS, O Estado Novo, 1926-1974, Historia de Portugal, vol. 7, Circula de Leitores,
Lisbonne, 1994, et O Estado Novo nos Anos Trinta, 1928-1938, Editorial Estampa, Lisbonne, 1986. Pour le
régime de Vichy, M.-O. BARUCH, Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944,
Fayard, Paris, 1997. Pour l’Italie mussolinienne, E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?…, op. cit., et
B. SORDI, « Le droit administratif sous le fascisme », conférence au séminaire « Administration et dicta-
ture » dirigée par M.-O. BARUCH et Y. DOMENGE, EHESS, le 8 avril 2005. Pour le nazisme, C. SCHMITT, La
Dictature, Seuil, Paris, 2000. De façon générale, voir H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, op. cit.
8. E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?…, op. cit.
347
la force de l’obéissance
348
conclusion
1. N. BACCOUCHE, « Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses démembre-
ments », art. cit.
2. Ces informations, dont je n’ai pas trouvé d’analyse publiée, m’ont été fournies lors d’entretiens à
Tunis, décembre 2003 et janvier-mars 2005.
349
la force de l’obéissance
1. G. AGAMBEN, Homo Sacer II, 1, État d’exception. Seuil, Paris, 2003, p. 51.
2. H. ARENDT, « Autorité, tyrannie et totalitarisme », Preuves, nº 67, 1956 (reproduit dans Les Origines
du totalitarisme…, op. cit., p. 880-895).
3. Mis en avant par Carl Schmitt et à sa suite par Agamben. Voir C. SCHMITT, Le Léviathan dans la doc-
trine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, Seuil, Paris, 2002, et E. BALIBAR,
« Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », in C. SCHMITT, ibid., et G. AGAMBEN, Homo Sacer II…,
op. cit.
4. E. BALIBAR, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmmitt de Hobbes », art. cit, p. 11.
350
conclusion
351
la force de l’obéissance
1. Lamarre, cité par M. FOUCAULT, « La technologie politique des individus », in Dits et Écrits, 4, op. cit.,
p. 813-828 (citation p. 823).
2. Pour une présentation justifiant ces pratiques, voir les Mémoires, passionnants par la limpidité du
propos, de l’ancien homme fort de Singapour : L. KUAN YEW, From Third World to First. The Singapore
Story, 1965-2000, Harper Collins Publishers, New York, 2000. Pour une analyse critique, voir B. H. CHUA,
Communitarian Ideology and Democracy in Singapore, op. cit. Pour une analyse foucaldienne de ces pro-
cessus, A. ONG, « Urban assemblages : an ecological sense of the knowledge economy », in F. MENGIN
(dir.), Cyber China. Reshaping National Identities in the Age of Information, Palgrave, MacMillan, New
York, 2004, p. 237-253.
352
conclusion
353
la force de l’obéissance
population qu’est le port du voile. Tout au long des années 1960 et 1970,
Bourguiba, dans l’ambivalence qui le caractérisait, entendait user de son
pouvoir pour administrer l’islam, l’utiliser à des fins d’ordre public et de
compétition politique, exercer un contrôle étroit sur l’exercice du culte,
sur les personnels religieux, les lieux et les messages 1. Parmi ceux-ci, il
s’était attaché, par des gestes symboliques, à travailler les transforma-
tions vestimentaires, notamment en donnant toute sa signification poli-
tique à l’usage du foulard, tantôt toléré ou ignoré, le plus souvent décrié et
réprimé. En revanche, parallèlement à la crispation du pouvoir central
dans sa lutte contre l’islamisme politique, le président Ben Ali a accentué
la tendance à l’appropriation de la religion par l’État en légiférant, natio-
nalisant et bureaucratisant l’islam, en fonctionnarisant les imams et en
contrôlant rigoureusement les lieux de culte ; simultanément il a ordonné
une répression impitoyable à l’encontre des femmes portant le foulard,
notamment entre 1989 et 1992, au point que, dans les années 1990, ce
dernier avait pratiquement disparu du paysage. Depuis l’an 2000 environ,
elles sont cependant de plus en plus nombreuses, notamment parmi les
jeunes, à se voiler à nouveau. Un moment ignoré, ce mouvement est,
depuis le milieu de l’année 2003, soumis à une nouvelle campagne de
répression : dans les espaces publics, ces jeunes filles sont arrêtées,
conduites dans les commissariats de quartier et sommées de se décou-
vrir ; elles subissent un chantage à l’embauche, à la poursuite de leur
métier ou de leurs études, menaces physiques à l’appui. Il est inutile de
revenir sur la dimension disciplinaire de ces pratiques qui prennent la
forme d’une sanction du corps à travers la médiation du foulard. En
revanche, le port de celui-ci suggère une autre dimension politique, celle
de la subjectivation. Comme l’a montré Fariba Adelkhah dans un
contexte différent, celui de l’Iran 2, ces femmes voilées se constituent
ainsi en sujets modernes, pleinement intégrées à la société. Elles ne parti-
cipent certainement pas à l’action politique dans ses formes classiques
de participation à des mouvements partisans. Elles concourent cependant
à l’émergence du débat, interdit en Tunisie – comme tout autre débat –
sur la laïcité et l’engagement religieux 3 ; elles participent aux rapports
de force au sein de la société, en faisant fi des lois et des règles, mais
aussi des pratiques d’intimidation et de la peur 4 ; certaines d’entre elles
1. Voir J.-P. BRAS, « L’islam administré : illustrations tunisiennes », art. cit. ; F. FRÉGOSI, « Les rapports
entre l’islam et l’État en Algérie et en Tunisie… », art. cit. ; Y. BEN ACHOUR, Politique, religion et droit
dans le monde arabe, Cérès production-CERP, Tunis, 1992 ; A. LARIF-BEATRIX, « Habib Bourguiba, l’intel-
ligibilité de l’histoire », art. cit.
2. F. ADELKHAH, « Logique étatique et pratiques populaires : la polysémie du hejab chez les femmes isla-
miques en Iran », CEMOTI, nº 10, 1989, p. 69-85, et La Révolution sous le voile, Karthala, Paris, 1991, ainsi
que Être moderne en Iran, Karthala, Paris, 1998.
3. Voir les différents communiqués de l’ATFD et de la LTDH, et le débat entre les deux institutions
durant les années 2003 et 2004.
4. Circulaire du 22 septembre 1981 renouvelée par les circulaires du 6 décembre 1991 et du 21 février
1992 qui interdisent le port de la tenue islamique dans la fonction publique et dans les établissements de
l’enseignement, tous niveaux confondus.
354
conclusion
1. Voir notamment le texte très éclairant de Mohamed Kerrou, qui a l’avantage de restituer la dimension
historique de ce débat : M. KERROU, « Les débats autour de la visibilité de la femme et du voile dans l’espace
public de la Tunisie contemporaine (milieu du XIXe-début XXIe siècle) », Chronos, nº 12, 2005, p. 37-77.
2. Extrait du décret du 13 juillet 1967 instituant le Conseil national de l’habillement.
3. Discours du 28 juillet 1962 à Tunis.
4. F. MOROY, « L’Espérance Sportive de Tunis : genèse d’un mythe bourguibien », Monde arabe,
Maghreb-Machrek, nº 157, juillet-septembre 1997, p. 69-77, et « Football et politique à Tunis », Corres-
pondance, IRMC, Tunis, nº 45.
5. M. KERROU, « Le mezwâr ou le censeur des mœurs au Maghreb », art. cit.
6. I. MELLITI, « Seuils, passages et transitions. La liminarité dans la culture maghrébine », in M. KERROU
(dir.), Public et privé en Islam, op. cit., p. 177-199.
7. Cité et analysé par A. LARIF-BEATRIX, « Chroniques tunisiennes », Annuaire de l’Afrique du Nord,
1988, p. 746.
355
la force de l’obéissance
356
conclusion
1. Cette cassette vidéo a circulé à partir de juin 1991, dans le Tout-Tunis et les informations ont largement
été diffusées par la mauvaise presse officieuse et notamment par l’hebdomadaire Al Ialan, mais aussi par la
presse officielle (par exemple La Presse), par les officiels et par l’opposition non islamiste. Voir
O. LAMLOUM, La Politique étrangère de la France face à la montée de l’islamisme…, op. cit. Des copies de
la cassette ont été proposées à l’Ambassade de France, par exemple, et le ministre de l’Intérieur, M. Kallel,
a insisté pour la montrer à ses interlocuteurs étrangers (entretiens, Paris, janvier 2003).
2. Témoignage.
3. Cas d’Abdelfatah Mourou, considéré comme l’un des dirigeants les plus modérés de Nahda, qui gèle
sa participation au parti en 1991 à la suite de l’affaire Bab Souika et est partisan d’un dialogue avec le pou-
voir central.
4. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 100.
357
la force de l’obéissance
1. Expression d’opposants « irrités » (c’est leur terme) de la multiplication des grèves de la faim et de leur
« facilité ».
2. En référence au discours que Jacques Chirac a prononcé lors de la dernière visite présidentielle en
Tunisie et qui a fait scandale : « Le premier des droits de l’homme, c’est de manger, être soigné, recevoir
une éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en
avance sur beaucoup de pays. » Propos repris dans la presse française, voir Libération du 5 décembre 2003,
Le Figaro du 5 décembre 2003, Le Monde du 6 décembre 2003.
3. I. MELLITI, « Seuils, passages et transitions… », art. cit.
4. Toutes ces expressions sont issues d’entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.
5. Expression d’un haut fonctionnaire marocain, citée par M. TOZY, Monarchie et islam politique au
Maroc, op. cit., p. 44.
6. Expression d’un intellectuel tunisien.
Table
Introduction ................................................................................. 5
Une répression indéniable ......................................................... 6
Mort sociale et exil intérieur ..................................................... 8
Au-delà de la répression, une économie politique de l’assujet-
tissement ................................................................................ 11
Au-delà de l’autoritarisme, une analyse « laïque » d’une situa-
tion politique .......................................................................... 15
La fiction au cœur de l’exercice autoritaire du pouvoir ............ 18
Retour à Max Weber ................................................................. 20
Interpréter le terrain ................................................................... 23
I / LE POUVOIR À CRÉDIT
359
la force de l’obéissance
II / L’ADHÉSION ENCADRÉE
360
table
361
la force de l’obéissance
IV / SURVEILLER ET RÉFORMER
362
table
Imprimé en France