Béatrice Hibou - La Force de L'obã©issance

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TEXTES À L’APPUI

série histoire contemporaine


béatrice hibou

la force de l’obéissance
économie politique
de la répression en tunisie

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE
9 bis, rue abel-hovelacque
PARIS XIIIe
2006
ISBN 10 : 2-7071-4924-1
ISBN 13 : 978-2-7071-4924-4
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 Éditions La Découverte, Paris, 2006.


Introduction

La trajectoire de la Tunisie fut longtemps présentée comme « exem-


plaire » : une colonisation pacifique, un Protectorat réformateur et
modéré, un Combattant suprême qui sut habilement et sans violence
négocier l’indépendance du pays, moderniser la société et son éco-
nomie, promouvoir les femmes et instaurer la laïcité, une succession sans
heurt, un Ben Ali réformateur assurant « miracle économique », stabilité
et paix sociale. Depuis quelques années, une autre face, jusque-là cachée,
commence à émerger. On redécouvre la violence latente de la colonisa-
tion française, la lutte sans merci de Bourguiba contre les autres courants
nationalistes puis contre ses opposants, l’implacable répression des isla-
mistes, la « si douce dictature 1 » de Ben Ali, la fragilité du « miracle éco-
nomique ». Une image plus ambiguë s’offre à nous, et avec elle, la ques-
tion de la nature et, plus encore, des ressorts du régime.
Quels sont les dispositifs, les mécanismes et les techniques qui aboutis-
sent, in fine, à l’acceptation d’un régime qu’on appelle communément un
régime autoritaire, voire une dictature ? Quels sont les rouages de l’exer-
cice du pouvoir et de la domination qui permettent le déroulement d’une
vie normale dans la Tunisie du « Changement », celle qui, depuis le
7 novembre 1987, après le « coup d’État médical » contre Bourguiba, est
présidée par le général Ben Ali ? Quelles sont les modalités concrètes des
rapports de force qui autorisent simultanément contrôle et sécurité écono-
mique, surveillance et création de richesse, « miracle économique » et
« répression » ? Ce livre propose une analyse de l’exercice du pouvoir et
de la domination en Tunisie. On pourrait donc s’attendre à ce qu’il se
consacre pour l’essentiel à l’analyse de la répression, dont les islamistes
ont été les premières victimes dans le lâche soulagement de bien des
« démocrates » des deux rives de la Méditerranée, plus attentifs à

1. J’emprunte cette expression au titre d’un des livres de Taoufik BEN BRIK, Une si douce dictature.
Chroniques tunisiennes, 1991-2000, La Découverte, Paris, Reporters sans frontières-Aloès, 2000.

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la force de l’obéissance

défendre la « laïcité » – ou l’idée qu’ils s’en font – que l’universalité des


droits de l’homme. Car les faits sont accablants.

Une répression indéniable

Certains documents ont dévoilé les conditions inhumaines qu’ont


connues dans les années 1990 les militants du Mouvement de la ten-
dance islamiste (MTI) devenu par la suite Nahda (Renaissance), et que
certains d’entre eux continuent à subir 1 : maltraitances et tortures qui ont
pu conduire au décès des victimes ou à leur suicide ; isolement extrême
pouvant durer des années ; surpopulation carcérale ; absence de lit et
d’espace pour se coucher ; privation de sommeil ; mauvaise et sous-ali-
mentation ; déficit en eau ; difficulté, et même absence de tout contact
avec l’extérieur ; mauvaise hygiène et propagation de maladies ; négli-
gence, laxisme, voire absence de suivi médical et parfois même privation
de soin ; développement de la toxicomanie, de l’usage de psychotropes
et de neuroleptiques ; travail dans des conditions de servage ; impossibi-
lité de prier ; fouilles systématiques et humiliantes ; promiscuité, agres-
sions sexuelles et viols ; interdiction de poursuivre des études ou de rece-
voir courrier et colis ; isolement, restriction des droits de visite et du droit
de « couffin » (nourriture et vêtements apportés par la famille)… Tout
est fait pour broyer les êtres et les déshumaniser. Les prisonniers poli-
tiques d’abord, mais également les prisonniers de droit commun qui
subissent eux aussi ces pratiques en prison, dans les postes de police, dans
les locaux de la Sûreté nationale et de la Garde nationale, ou dans les
casernes. La prison et le traitement policier des problèmes de société
constituent des modes de gouvernement à part entière, au même titre que
la recherche de l’ordre public par l’atteinte à la vie privée et au plus
intime de soi.
Les choses ne s’arrêtent pas aux portes de la prison. À leur sortie, les
mêmes subissent des pratiques discriminatoires qu’ils vivent plus diffici-
lement encore que celles du milieu carcéral 2. Trois phrases extraites des

1. Il est difficile de chiffrer le nombre de prisonniers politiques avec exactitude dans la mesure où les
autorités refusent ce terme et la réalité qui va avec ; cependant, l’administration pénitentiaire réserve un trai-
tement particulier aux détenus « appartenance » ou détenus « à caractère spécial ». Voir notamment CNLT,
Rapport sur la situation dans les prisons en Tunisie, Tunis, 20 octobre 1999 ; LTDH, Rapports annuels
2001 et 2002, Tunis, miméo ; LTDH, Les Murs du silence. Rapport sur les prisons, Tunis, 2004, et les
divers rapports annuels des organisations de défense des droits de l’homme, notamment les communiqués
de l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques, AISPP. Pour un récit d’expérience per-
sonnelle, voir A. MANAÏ, Supplice tunisien, le jardin secret du général Ben Ali, La Découverte, Paris, 1995.
Pour une analyse historique, S. BELHASSEN, « Les legs bourguibiens de la répression » (p. 391-404), in
M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba. La trace et l’héritage, Karthala-IEP d’Aix-en-Provence,
Paris, 2004.
2. Ce paragraphe est avant tout basé sur une série d’entretiens que j’ai menés avec d’anciens prisonniers
politiques, des membres de familles de détenus, des avocats et des militants des droits de l’homme à Tunis,
notamment en décembre 2001, décembre 2002 et décembre 2003 ; ainsi qu’à Paris, notamment en
novembre 2001 et janvier 2002. Voir également quelques évocations in REPORTERS SANS FRONTIÈRES (dir.),

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introduction

entretiens que j’ai pu mener avec d’anciens prisonniers politiques expri-


ment les multiples dimensions de cette « si douce » répression, qui
s’avère en réalité être une modalité d’un « état d’exception […] où la vie
nue qui, dans les situations normales demeure rattachée aux multiples
formes de vie sociale, est remise explicitement en question en tant que
fondement ultime du pouvoir politique 1 ».

« On nous vole la vie, on nous refuse une participation à la vie sociale ;


c’est plus grave encore que le refus à la vie politique. »
« On nous retire le droit à la vie sociale, le droit à la vie. »
« Il y a atteinte constante à la vie privée. Quand la police entre dans une
maison, quand elle prend le passeport, la carte d’identité, les diplômes et la
carte de soins. Quand à tout moment, même si on a été jugé, même si on a fait
la prison, même si le dossier est théoriquement clos, on peut être appelé, inter-
rogé, emprisonné, rejugé. »

À la sortie de prison, l’ancien détenu se voit retirer tous ses papiers,


parfois pendant plusieurs années : carte d’identité, carte de sécurité
sociale, passeport, certificat de diplôme, carte d’ancien combattant. Selon
les anciens prisonniers politiques, le procédé le plus humiliant vient
cependant juste après. C’est ce que l’on appelle, en Tunisie, le « contrôle
administratif » : suivant les moyens du bord et à la discrétion des agents
de police, dans un très grand arbitraire, l’ancien prisonnier doit se pré-
senter une fois, deux fois, quatre fois par jour, voire toutes les deux
heures, pour se donner à voir et « signer », dans un bureau de police qui
lui est affecté et qui peut être situé à cinq minutes de chez lui ou à plu-
sieurs kilomètres, comme c’est souvent le cas 2. Très concrètement, ces
modalités l’empêchent de retrouver un emploi et de mener une vie sociale
minimale ; dans d’autres cas, il est purement et simplement soumis à un
bannissement, loin de sa famille et de tout son tissu de relations sociales.
Le contrôle administratif concernerait presque tous les opposants poli-
tiques, 90 % d’entre eux selon les organisations humanitaires. Il s’agit,
en termes juridiques, d’une peine accessoire à la peine principale. Selon
l’article 23 du Code pénal, le contrôle administratif n’impose qu’une
désignation, par l’administration, d’un lieu de résidence pour une période
maximale de cinq ans ; cependant, dans la pratique, la police le prend en

Tunisie, le livre noir, La Découverte, Paris, 2002 (qui reprend les principaux rapports du CNLT, LTDH,
Human Rights Watch, Amnesty International…) et plus particulièrement dans LTDH, Rapport annuel
2001, op. cit., et la troisième partie du rapport d’AMNESTY INTERNATIONAL, Le Cycle de l’injustice, MDE
30/001/2003, Londres, juin 2003.
1. G. AGAMBEN, « Forme-de-vie », in Moyens sans fins. Notes sur la politique, Rivages Poche, Paris,
2002, p. 16.
2. La LTDH rapporte ainsi le cas d’Ali Ben Mohamed Chortani qui, six années durant, a dû se rendre
quotidiennement dans quatre services différents, la brigade des services spéciaux, la brigade de renseigne-
ment du district, la brigade des recherches de la garde nationale de Gafsa et au poste de police. Cité dans
LTDH, Rapport annuel 2001, op. cit., p. 20.

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la force de l’obéissance

charge quotidiennement. Le contrôle administratif est d’ailleurs souvent


doublement illégal puisqu’il n’est pas rare de voir la police l’appliquer en
l’absence de tout jugement.
Tout réside dans les détails de la mécanique de cette procédure coerci-
tive, dans la maîtrise du mouvement et de la temporalité. C’est par
exemple à l’ancien détenu d’acheter le cahier sur lequel il doit signer,
même si c’est la police qui le conserve scrupuleusement – ou moins scru-
puleusement puisqu’il arrive aussi que ledit cahier soit « perdu ». La
ponctualité est de rigueur sous peine d’un retour rapide au tribunal. Le
rituel de la signature est parfois dédoublé, l’individu contrôlé devant
signer non seulement dans le bureau de police local mais aussi à la gen-
darmerie ou à la direction régionale. Parfois, le bureau dont il dépend peut
être modifié sans qu’il en ait eu connaissance, et il est dès lors obligé
d’entreprendre, sur-le-champ, un trajet supplémentaire pour ne pas subir
de sanction de retard assimilé à un refus d’émarger et puni de poursuites
judiciaires. À partir de l’an 2000, certains anciens détenus ont commencé
à refuser de signer et ont été parfois punis pour cet acte de rébellion d’une
condamnation à six mois d’emprisonnement et d’une remise en détention.
Une petite nuance doit cependant être apportée à ce sombre tableau.
Certes, le contrôle administratif est avant tout l’une des multiples tech-
niques de la « stratégie du pourtour » destinées à intimider, à servir
d’exemple, à structurer les esprits et à définir les contours de la norme
sociale 1. En ce sens, l’exemplarité exige rigueur et systématicité. Mais
cette stratégie se déploie dans une société fortement extravertie et dans
un contexte où la pugnacité de la « société civile internationale » oblige à
une certaine discrétion dans la répression. Les pouvoirs publics ne cher-
chant pas la publicité en la matière, les plus « forts » psychologiquement,
ceux qui ont les moyens, le savoir et le courage de protester, par la parole,
par la mobilisation humanitaire ou par la grève de la faim, voient l’inten-
sité du contrôle diminuer, voire disparaître.

Mort sociale et exil intérieur

Une fois le contrôle administratif levé, le retour à la normalité de la vie


en société n’est pas assuré pour autant. La surveillance policière est systé-
matique, y compris de façon peu orthodoxe comme les visites de la police
à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit pour fouiller sans mandat
les moindres recoins des maisons, retirer les papiers ou exiger des expli-
cations circonstanciées sur l’origine des revenus et des sommes trouvées.
Ou encore des violences physiques « gratuites », comme le harcèlement

1. Le terme de « stratégie du pourtour » est de Michel Foucault qui l’a forgé à propos des événements de
Longwy. Contrairement aux ouvriers, les étudiants, lycéens et jeunes au chômage qui étaient venus les sou-
tenir avaient été sévèrement sanctionnés par la justice, pour l’exemple. M. FOUCAULT, « La stratégie du
pourtour », in Dits et Écrits, III, 1976-1979, Gallimard, Paris, 1994, p. 794-797.

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introduction

policier, les passages à tabac, les agressions ou les cambriolages. Mais


ces pratiques policières ne sont pas celles qui pèsent le plus sur les
anciens opposants et sympathisants du mouvement islamiste. Après avoir
connu de près la mort physique, ils connaissent hors de prison ce qu’ils
nomment eux-mêmes une « mort sociale » qui leur est souvent plus
insupportable encore : l’extrême difficulté, voire la quasi-impossibilité
d’une vie sociale et même d’une vie privée.
Le travail est souvent loin de leur portée. Les anciens fonctionnaires
sont licenciés. Les patrons privés qui employaient précédemment
d’anciens détenus ou qui seraient prêts à le faire font l’objet de pressions
et de menaces (intimidations, « conseils » policiers, chantage au contrôle
fiscal) qui les dissuadent définitivement de les embaucher. Les anciens
prisonniers qui tentent de se lancer dans une activité indépendante (mar-
chands ambulants, vendeurs au souk, artisans ou spécialistes de ser-
vices) sont harcelés par le fisc, les services de l’hygiène, la municipalité.
Ils se voient retirer des papiers nécessaires à la signature de baux pour
les empêcher d’avoir des bureaux ; ils sont ennuyés par la police qui les
rackette, endommage ou détruit leurs outils de travail et leur rend des
visites inopportunes. Ils sont écartés de certaines professions. Ils rencon-
trent toutes sortes d’embûches à une réinsertion dans la société, à
commencer par la difficulté, voire l’impossibilité, de retrouver leurs
papiers administratifs, notamment leur carte d’identité et le fameux « bul-
letin nº 3 1 », attestation de casier judiciaire vierge et véritable sésame
pour l’intégration dans la société.
Lorsque, tant bien que mal, ils arrivent à travailler, les anciens prison-
niers sont empêchés d’avoir toute source de revenus complémentaire,
souvent indispensable à la survie de leur famille. Leurs cartes de sécu-
rité sociale peuvent être détruites, ce qui leur retire tout accès aux soins
et supprime de facto leur affiliation à la sécurité sociale, alors même que
celle-ci est obligatoire. Dans ces conditions, il n’est pas rare que des
médecins tunisiens refusent de les soigner, ce qui est d’autant plus drama-
tique qu’ils sont nombreux à souffrir de séquelles de leur vie carcérale et
à nécessiter des soins continus. Au point que certains sont obligés de fuir
pour se faire soigner, notamment en Italie où la Croix-Rouge prend gra-
tuitement en charge les islamistes, ou d’entamer des grèves de la faim
pour recouvrer leur carnet de soin. Les étudiants sont empêchés de s’ins-
crire dans les universités et écoles tunisiennes, y compris privées. S’ils
arrivent à regagner les bancs des facultés, ils sont interdits de bourse,
d’allocations, d’hébergement en foyer universitaire… Les uns et les
autres sont souvent contraints à plonger dans l’illégalité, empêchés qu’ils
sont – par des procédures administratives aberrantes ou des retraits de
papiers – de payer des impôts, de rembourser des cotisations à la Caisse

1. Le « B3 » est le document qui atteste d’un casier judiciaire contenant les peines supérieures à 2 mois
de prison. Le « B2 », qui comprend toutes les peines, n’est pas demandé explicitement mais l’administration
se le procure dans les cas critiques.

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la force de l’obéissance

nationale de sécurité sociale (CNSS) ou des dettes bancaires, de louer


légalement des locaux, d’exercer une activité dans les règles.
L’immixtion dans la vie privée de ces opposants réticents à la normali-
sation politique va plus loin encore puisqu’elle atteint leur entourage, qui
le plus souvent n’est pas politisé 1. Celui-ci peut être touché par les
mêmes mesures de type administratif et économique, mais le plus sou-
vent le châtiment collectif consiste à toucher à l’essence même des rela-
tions sociales et de la « vie nue ». Tout est fait pour que les proches s’éloi-
gnent du paria. Et qu’ils s’en éloignent physiquement, socialement et
affectivement. On retire la carte d’identité de proches pour les empêcher
de faire des visites en prison. Le contrôle administratif ou la fouille des
maisons peuvent être étendus à des membres de la famille n’ayant jamais
été ni inculpés, ni arrêtés, ni jugés. Les épouses de détenus ou d’anciens
détenus peuvent être contraintes à enlever le foulard et même à divorcer.
On pourrait égrener la liste de ces pratiques, mais on comprend leur fonc-
tion : la mise à l’écart, l’ostracisme et l’exclusion, la mise à l’épreuve,
l’exacerbation du sentiment de vanité de l’engagement politique, et aussi
la culpabilisation. Le cas de ce père de famille poussé à bout au point de
mettre en scène la vente de ses enfants au souk est l’un des récits les plus
connus, car les plus révélateurs de cette atteinte insupportable à l’intimité,
mais aussi du désespoir et de la culpabilité inaltérables 2.
Toutes ces procédures sont mises en œuvre de manière aléatoire et dis-
crétionnaire. L’intensité du contrôle administratif, du racket, de l’exclu-
sion économique ou du harcèlement policier varie en effet selon les
agents de l’autorité, selon la qualité des opposants, selon les moments et
les conjonctures politiques, sans qu’aucune règle fixe n’émerge en la
matière. L’effet d’incertitude et de variabilité n’est pas étranger à la stra-
tégie du pourtour ni dénié de fonction disciplinaire. Mais on doit aussi les
saisir comme l’expression de l’exercice diffus du pouvoir. Contraire-
ment à ce que les analyses en termes de « système répressif » ou de
« régime autoritaire » véhiculent, ces procédures ne sont l’émanation ni
d’ordres clairs venus d’en haut, c’est-à-dire du Palais présidentiel de Car-
thage ou de la Dakhilia, le siège du ministère de l’Intérieur, ni d’une
logique implacable relayée par un appareil sécuritaire institutionnalisé ;
elles ne suivent pas de règles déterminées, fixes, uniformes et prévisibles.
La rhétorique et le discours des autorités exercent d’évidents effets de
pouvoir ; la compréhension et la prise en compte concrète du « mal isla-
miste », de son caractère violent et dangereux pour la société, des possi-
bilités de division ne sont cependant pas intégrées de la même manière
par les uns et par les autres. Place est laissée à des comportements

1. Les rapports cités précédemment le mentionnent rapidement, mais un document est entièrement dédié
à cette question : CRLDHT, Familles, victimes et otages, rapport 2002, Paris, 24 janvier 2002.
2. Le cas m’a été plusieurs fois raconté lors de mes entretiens. On le retrouve mentionné dans le rapport
de la LTDH et dans M. MARZOUKI, Le Mal arabe. Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite,
L’Harmattan, Paris, 2004.

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introduction

individuels plus ou moins pointilleux, agressifs, systématiques ou


intrusifs de la part des agents d’autorité qui exercent, concrètement, leur
pouvoir à l’encontre des opposants. Certains mécanismes sont plus perni-
cieux et efficaces que d’autres, certaines procédures plus systématiques
que d’autres, certains policiers ou auxiliaires de police plus conscien-
cieux que d’autres, et leurs sensibilités nécessairement différentes les
unes des autres. Le comportement des policiers répond en outre à d’autres
attentes et d’autres rationalités que celles venues de leur hiérarchie : outre
la logique répressive et disciplinaire, le policier agit en fonction d’intérêts
professionnels propres (volonté de se faire bien voir, de faire carrière), de
sa psychologie, des contextes et des événements (effet de zèle, emballe-
ment des pratiques de contrôle et de répression, ou au contraire laxisme et
nonchalance) et d’intérêts personnels (besoin de revenus supplémen-
taires, petite vengeance sociale ou règlement de comptes).
Le traitement des islamistes suggère en définitive que la domination
ne se cantonne pas à la répression la plus évidemment coercitive, mais
transite aussi par des mécanismes économiques et sociaux qu’instrumen-
talisent les institutions et les pratiques policières. Avec pour ambition un
effet de normalisation et non pas une recherche d’exclusion définitive :
s’ils acceptent les normes du système politique dominant, ces anciens pri-
sonniers islamistes sont réintégrés dans la vie économique et sociale.
Lors des entretiens avec des islamistes, anciens détenus politiques ou
proches de prisonniers, j’ai surtout pris conscience de la nécessité d’une
« anatomie politique du détail » dont parlait Michel Foucault à propos de
la domination et de la discipline, et plus précisément, en l’occurrence, du
détail économique. J’ai également saisi l’impossibilité qu’il y avait de
distinguer l’économique du politique et l’existence d’un continuum, un
enchevêtrement inextricable entre répression et contrôle politique d’une
part et, de l’autre, pratiques économiques et sociales les plus banales.
Alors que les analyses des systèmes autoritaires se concentrent sur les
institutions, les organisations et les comportements politiques et sociaux,
la dimension économique m’est apparue primordiale pour comprendre la
domination au quotidien. Tout mon travail sur l’économie politique de la
répression en Tunisie a été guidé par cette volonté d’appréhender concrè-
tement le fonctionnement des mécanismes et des technologies écono-
miques de pouvoir et, ce faisant, de mettre également en évidence leurs
effets, leurs rationalités et même leurs « bienfaits ».

Au-delà de la répression,
une économie politique de l’assujettissement

Par rapport à l’ensemble de la population tunisienne, le nombre d’isla-


mistes victimes de telles atteintes aux droits de l’homme est très peu
important. D’après les associations qui entendent sensibiliser l’opinion
publique internationale, ils seraient quelques milliers à tenter encore de se

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la force de l’obéissance

réinsérer 1. D’autres opposants politiques, ceux que l’on nomme généra-


lement à Tunis les « démocrates » et les militants d’extrême gauche, ont
été confrontés – et certains d’entre eux le sont encore – aux mêmes tech-
niques de répression, selon une intensité souvent moindre cependant.
Mais la grande majorité de la population – pour ne pas dire sa quasi-tota-
lité – mène une vie « normale ». Si elle peut souffrir de l’absence de
liberté d’expression, du poids d’une rhétorique unique souvent irréaliste
et parfois d’une présence policière un peu trop massive, elle n’en apprécie
pas moins la sollicitude de l’État et son volontarisme économique.
L’objet de ce livre est précisément de comprendre, au-delà de la répres-
sion la plus brutale, quels sont les modes de gouvernement et les dispo-
sitifs économiques concrets de pouvoir qui rendent la contrainte indo-
lore, voire invisible, et la « servitude » « volontaire » – selon l’expression
d’Étienne de La Boétie –, et qui permettent même aux mécanismes de
soumission et d’asservissement d’être parfois recherchés. J’ai pour cela
tenté de décrire et de faire émerger les rationalités des mécanismes
d’assujettissement, de soumission et de consentement à partir de la
dimension économique. Il s’agissait pour moi de pénétrer cette « éco-
nomie politique » dont Michel Foucault parlait si souvent, mais sans
jamais entrer réellement dans le fonctionnement concret des rouages éco-
nomiques. Cette perspective, avant tout inspirée de mon parcours intel-
lectuel particulier, m’a paru d’autant plus légitime que la rhétorique des
autorités tunisiennes repose presque exclusivement sur la construction
d’un récit, celui du miracle économique.
Les travaux d’économie politique classique consacrés à la Tunisie, qui
font écho à des commentaires courants, soulignent le dilemme entre,
d’une part, la réussite économique et, de l’autre, la fermeture politique
et la violation systématique des droits de l’homme. Certains d’entre eux
développent des raisonnements fonctionnalistes sur le rôle de l’éco-
nomie dans un régime autoritaire, présentant la Tunisie comme un
exemple de sultanisme 2 ou de bully praetorian regime (régime prétorien
brutal) 3. Ces études mettent l’accent sur la forte personnalisation du pou-
voir, sur l’ampleur des décisions arbitraires perturbant le fonctionnement
normal de l’administration, sur un système de loyauté fondé sur la peur
et la gratification par le chef, sur la faiblesse de la pénétration du pou-
voir dans la société, associé à l’apathie et à la passivité de cette dernière,
et, dans le domaine économique, sur la confusion entre public et privé
ainsi que sur l’instrumentalisation des positions de pouvoir à des fins éco-
nomiques. D’autres spécialistes d’économie politique entrent davantage

1. Par définition, il est difficile d’en avoir une évaluation quantitative exacte. Durant la période de grande
répression à leur encontre (1991-1994), les rafles dans les quartiers auraient permis d’envoyer entre 20 000
et 25 000 personnes en prison ; 3 000 d’entre elles y auraient séjourné pendant plusieurs années.
2. H.E. CHEHABI et J. LINZ (dir.), Sultanistic Regimes, The Johns Hopkins University Press, Baltimore et
Londres, 1998.
3. C.M. HENRY et R. SPRINGBORG, Globalization and the Politics of Development in the Middle East,
Cambridge University Press, 2001.

12
introduction

dans la contradiction apparente entre répression politique et « miracle


économique ». Cependant, ils voient le plus souvent le champ politique
comme exogène, et n’entrent que rarement dans les dynamiques des jeux
de pouvoir, proposant une analyse séparée des logiques économiques et
politiques, ou analysant la sphère politique à partir d’un raisonnement
économique 1. À travers le parallèle entre répression financière et répres-
sion politique, Clement Henry Moore entend approfondir la nature des
relations entre économique et politique et proposer une compréhension
fondamentalement politique du système financier. Mais ses travaux ont
ceci de décevant qu’ils réduisent le politique aux jeux politiciens, et les
relations de pouvoir à une instrumentalisation venue d’en haut 2.
Juan Linz et Alfred Stepan ne parlent pas de la Tunisie, mais ils propo-
sent certainement l’une des analyses qui prend le mieux en compte la
dimension politique du champ économique, à travers leur notion de
« société économique », c’est-à-dire cet ensemble de normes, d’institu-
tions et de régulations acceptées par toute la société, sortes de médiateurs
entre État et marché 3. Ils soulignent l’importance des rouages écono-
miques dans les relations de pouvoir et dans les modalités de fonction-
nement de telle ou telle forme politique. Mais, comme les autres travaux
de transitologie ou d’économie politique, ces deux auteurs véhiculent une
vision mécaniciste du pouvoir et partagent l’hypothèse implicite d’un lien
déterminé entre démocratie et forme économique. S’ils récusent l’idée
d’une relation positive entre libéralisation politique et libéralisation éco-
nomique et proposent une critique approfondie de la relation entre démo-
cratie et développement, Juan Linz et Alfred Stepan sous-entendent que
la démocratie n’est compatible ni avec l’économie dirigée, ni avec une
économie de marché « pure ». Ce faisant, ils conservent une approche
fonctionnaliste et téléologique. Surtout, ni les uns ni les autres n’entrent
dans le concret du comment et des dispositifs économiques du pouvoir.
Leurs analyses restent macroéconomiques, mentionnant des pourcen-
tages, des croissances et des taux d’inflation, des définitions formelles de
politiques économiques.
Dans les pages qui suivent, j’ai tenté de surmonter ces écueils en cen-
trant mon analyse sur la contradiction apparente entre situation écono-
mique, normalité de la vie en société et réalité du contrôle et de la

1. E. BELLIN, Stalled Democracy. Capital, Labor and the Paradox of State-Sponsored Development, Cor-
nell University Press, Ithaca et Londres, 2002 ; E. MURPHY, Economic and Political Change in Tunisia.
From Bourguiba to Ben Ali, St Martin’s Press, MacMillan Press, New York, Londres, 1999 ; L. ANDERSON,
« The Prospects for democracy in the Arab world », Middle Eastern Lectures, nº 1, 1995, p. 59-71.
2. C.M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent. Money and Power in Algeria, Egypt, Morocco,
Tunisia and Turkey, University Press of Florida, Gainesville, 1996 ; C.H. MOORE, « Tunisian banking :
politics of adjustment and the adjustment of politics » (p. 67-97), in I.W. ZARTMAN (dir.) Tunisia : The Poli-
tical Economy of Reform, Lynne Rienner, Boulder, 1991.
3. J.J. LINZ et A. STEPAN, Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern Europe, South
America and Post-Communist Europe, Johns Hopkins University Press, Baltimore et Londres, 1996. Ils
définissent la société économique comme une « institutionalization of a socially and politically regulated
market », p. 13.

13
la force de l’obéissance

répression. Je n’ai pas voulu faire le compte des erreurs, des naïvetés, des
partis pris ou des positionnements moraux des travaux précédemment
cités mais, en adoptant une démarche foucaldienne, j’ai cherché à repérer,
à partir de situations concrètes localisées, les mécanismes d’exercice du
pouvoir et les bases socioéconomiques sur lesquelles il repose. Dans une
tradition wébérienne, j’ai été attentive à la plasticité des formes sociales
– qui interdit de préjuger des connexions entre variables –, ainsi qu’à la
diversité et à la multiplicité des agencements.
On sait depuis longtemps qu’aucun gouvernement n’est exclusive-
ment fondé sur la violence et sur la répression, y compris les formes les
plus accomplies de totalitarisme 1. Le système autoritaire, voire totali-
taire, fonctionne bien au-delà de la mécanique de l’appareil policier,
comme l’a montré le dernier livre de Götz Aly qui analyse le régime nazi
comme une « dictature au service du peuple 2 ». L’auteur de Comment
Hitler a acheté les Allemands montre qu’en bons démagogues les nazis
avaient surtout cherché à rendre le Reich populaire et à nourrir la
conscience de la sollicitude du régime. Pour ce faire, ils établirent un
consensus dans la population sur la base d’une distribution « juste » des
vivres, notamment envers les plus modestes, d’une stabilisation du
Reichsmark, d’un taux d’imposition particulièrement faible et d’une rétri-
bution des familles de soldats.
À partir d’une telle vision banalisée de l’exercice autoritaire voire tota-
litaire du pouvoir, mais aussi des mêmes constats sur la contradiction
apparente entre « économie » et « politique », mes recherches sur la
Tunisie conduisent à une autre lecture. Ce sont les mécanismes mis en
avant par le « régime » ou par les bailleurs de fonds étrangers pour louer
la capacité d’adaptation et de réforme de la société tunisienne, ainsi que
l’« intelligence économique et sociale du régime » qui constituent, simul-
tanément, les rouages fondamentaux du système de domination. Les pra-
tiques de répression sont indissociables d’autres pratiques, notamment de
celles destinées à inclure la population, à satisfaire au mieux ses besoins,
à garantir sa sécurité. Les pages qui suivent montrent ainsi que les méca-
nismes de contrôle de l’ensemble de la population tunisienne s’ancrent
dans les relations de pouvoir les plus banales. La surveillance et la norma-
lisation passent avant tout par des activités et des comportements écono-
miques et sociaux qui s’inscrivent eux-mêmes dans des relations et des
rapports de force internes à la société, au sein de luttes disséminées dans
cette dernière. Mais ces pratiques peuvent tout aussi bien servir à la coer-
cition, voire à la répression que permettre au « miracle économique » de
se réaliser. Elles autorisent l’exercice d’une punition et d’une gratifica-
tion, mais assurent également une sécurité économique et sociale. Elles
participent du paternalisme et du contrôle social, et permettent simulta-
nément contrôle et ascension sociale, surveillance et création de richesse.

1. H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, Quarto-Gallimard, Paris, 2002.


2. G. ALY, Comment Hitler a acheté les Allemands, Flammarion, Paris, 2005.

14
introduction

C’est pour cela aussi que la répression ne résume pas à elle seule la pra-
tique du pouvoir, et que si domination il y a, elle est souvent acceptée.

Au-delà de l’autoritarisme,
une analyse « laïque » d’une situation politique

Mes recherches m’ont amenée à m’opposer à certaines approches.


Elles n’ont ainsi rien à voir avec les analyses substantivistes de l’autori-
tarisme développées dans la lignée des travaux développementalistes des
années 1960 qui entendaient définir une figure tierce entre démocratie et
totalitarisme et présentaient l’autoritarisme comme une formule poli-
tique pathologique. Elles se distinguent également des analyses néowé-
bériennes du sultanisme, forme extrême du patrimonialisme dans lequel
prévalent la domination personnelle et le pouvoir discrétionnaire, et plus
généralement du clientélisme ou du populisme. Pour les unes comme
pour les autres de ces analyses, la problématique générale est la classifi-
cation, la définition et les questions lexicales : le pouvoir est considéré
comme une chose qui se possède et s’utilise ; ces régimes reposent in fine
sur une base sociale étroite et exercent leur domination par la peur et
l’octroi de récompenses. Mes recherches n’ont pas d’affinité non plus
avec la transitologie, analyse normative du passage de l’autoritarisme et
du socialisme à la démocratie et à l’économie de marché. Elles s’éloi-
gnent notamment de sa conception historiciste et téléologique des trajec-
toires historiques, de sa vision positiviste de la démocratie, de sa percep-
tion institutionnaliste et formelle des transformations économiques, de sa
compréhension univoque des relations entre capitalisme et démocratisa-
tion. Mes travaux se différencient enfin des analyses « islamologiques »
qui tendent à faire de la religion la clé centrale de la compréhension de
l’autoritarisme dans le monde arabe.
En revanche, mon approche s’inscrit explicitement dans la sociologie
historique du politique, qui constitue une part importante des recherches
développées au CERI depuis les années 1970 1. Les affinités de ma
recherche avec les travaux issus de cette tradition ont surtout porté sur la
démarche : laisser les phénomènes totalitaires, ou autoritaires, dans
l’indéfinition ; mettre en évidence la pluralité des situations ; prendre
pour a priori méthodologique de ne pas fixer à l’avance des caractéris-
tiques que l’on chercherait à valider ou à infirmer par l’analyse empi-
rique 2. Pour cela, le travail par les marges m’a paru particulièrement

1. Il s’agit de travaux sur les situations autoritaires (Guy Hermet, Alain Rouquié) et démocratiques (Guy
Hermet), et de groupes de recherche, les « modes populaires d’action politique » (Jean-François Bayart) et
le « Trajepo » (entendre trajectoires du politique, dirigé par Jean-François Bayart).
2. Ces travaux, à l’instar de ceux de Guy Hermet sur l’Espagne ou l’Amérique latine, concentrent plutôt
leur analyse sur la mécanique, le fonctionnement concret des dispositifs de pouvoir. Ceux de Jean Leca ont
été pionniers pour proposer une analyse politique, et non orientaliste, de sociétés trop souvent présentées
comme spécifiques car musulmanes, et pour penser des situations concrètes à partir du va-et-vient entre

15
la force de l’obéissance

intéressant. J’ai donc essayé de travailler non sur l’exercice autoritaire du


pouvoir, ne serait-ce que parce que tout pouvoir est autoritaire, mais à
partir de situations concrètes, de pratiques très spécifiques ou de terroirs
particuliers, de comprendre son exercice à partir de rapports sociaux loca-
lisés. J’ai moins cherché à analyser les institutions qui se posent, par
essence ou par fonction, comme répressives, disciplinaires ou policières
que les comportements, les rationalités, les modes de vie et les compré-
hensions de l’être en société.
De ce fait, je n’ai pas analysé le parti ou la police en tant que tels, mais
j’ai tenté de cerner leurs différents points d’insertion dans la société, à
travers les pratiques les plus anodines de reconnaissance, de recherche
d’avantages matériels, de routine administrative ou de conception de
l’ordre et de la sécurité. Plus encore, j’ai essayé de trouver ce qui dans les
comportements économiques et sociaux les plus banals relayait, incons-
ciemment et involontairement, les velléités de contrôle et de surveillance.
On ne trouvera donc pas dans cet ouvrage une analyse de la vie poli-
tique, de l’architecture et des rationalités de l’autoritarisme tunisien, mais
celle des petites choses et des petites raisons, des modalités pratiques, et
souvent mineures, de l’obéissance et de l’adhésion, autrement plus
complexes que le machiavélisme de pouvoirs centraux tout-puissants.
J’ai cherché à faire une « histoire laïque 1 » d’une situation autoritaire
donnée, une histoire donc la plus éloignée possible des dogmes et du caté-
chisme, celui des autorités tunisiennes comme celui de la « communauté
internationale » ou de la « communauté scientifique ». Pour ce faire, j’ai
évité d’étudier l’« autoritarisme » ou le « réformisme », le « libéralisme »
ou le « dirigisme » comme catégories générales et abstraites, mais j’ai
suivi, autant que mes terrains me le permettaient, le travail quotidien des
individus, à partir de situations triviales, dans leur compréhension du
pouvoir, de l’autorité, de la hiérarchie, de l’obéissance, mais aussi de la
liberté et de l’insoumission, de l’acceptation et de l’adhésion. Ce dernier
point est fondamental. Les acteurs que j’ai étudiés ne conçoivent généra-
lement pas leur situation, ou celle de leurs concitoyens, en termes de
contrainte politique, de répression, de coercition ou de soumission. Leur
appréciation était tout à la fois plus subtile et moins explicite, et pas seu-
lement en raison de la peur et de l’absence de liberté d’expression. Sou-
vent, les mécanismes ressentis comme contraignants sont recherchés car
ils sont simultanément protecteurs, enrichissants et sécurisants ; ce qui

empirisme et théorisation. Jean-François Bayart, quant à lui, s’est inspiré des travaux de Foucault, en alliant
toujours la discipline à l’assujettissement, et donc à un certain consentement. Ses travaux m’ont également
inspirée dans d’autres directions, notamment sa démarche politique qui laisse une grande place à la « banali-
sation » des trajectoires historiques ; l’importance accordée aux détails, aux petites choses, en bref à ce qui
ne fait pas la noblesse du politique ; sa méthode pluridisciplinaire, et plus particulièrement sa capacité à
puiser dans l’anthropologie et l’histoire pour mieux comprendre des situations autoritaires contemporaines ;
sa sensibilité au paradoxal et à l’ambivalence.
1. P. MINARD, La Fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Fayard, Paris,
1998, p. 13. Une histoire « laïque » est pour l’auteur une histoire dégagée des dogmes, des rhétoriques et des
notions abstraites, centrée sur l’analyse des pratiques concrètes.

16
introduction

peut être présenté comme une écoute peut également s’avérer un instru-
ment de contrôle ; inversement, ce qui peut être perçu comme une sou-
mission peut aussi bien résulter d’une convergence de logiques et
d’intérêts différents. La domination est ambivalente et l’accommodement
négocié est la règle. Ce que des observateurs extérieurs peuvent présenter
comme une contrainte, voire une coercition, un pouvoir de normalisa-
tion et de discipline est le plus souvent vécu sur le mode de la normalité,
autrement dit comme des règles sinon intériorisées, du moins négociables
et sur lesquelles on peut jouer. Le caractère indolore et pour ainsi dire
invisible de la contrainte et même de la coercition peut être, dans d’autres
situations, rendu possible par le processus de routinisation des interven-
tions et de l’exercice du pouvoir ; dans d’autres cas, l’adhésion est par-
tielle et peut provenir de la recherche d’avantages concrets et matériels,
ou de modes et conduites de vie. En somme, les perceptions de la réalité
sont profondément hétérogènes et ce foisonnement permet toujours – ou
presque – de trouver des points d’acceptation, d’utilisation et de conver-
gence qui rendent le pouvoir disciplinaire tolérable, acceptable ou même
désirable.
Si je ne discute pas d’autoritarisme donc, je traite évidemment de situa-
tions ou de pouvoirs autoritaires, le plus souvent avec un adjectif : disci-
plinaire, normalisateur, violent, coercitif, ou encore continu ou discon-
tinu, centralisé ou délégué… De même, je ne parle pas de totalitarisme à
propos du régime tunisien actuel, mais je qualifie parfois son pouvoir de
totalitaire. Cette distinction me paraît fondamentale. Les « ismes » en tant
que catégories abstraites, et donc générales et normatives, ne m’ont pas
aidée à comprendre des situations empiriques. En revanche, j’ai ressenti
le besoin de désigner par ce terme fort et à la lourde connotation cer-
taines visions, certaines pensées, certaines conceptions du pouvoir. Force
est de constater qu’en Tunisie l’impossibilité des débats publics, le refus
de l’opposition, l’absence d’alternative politique, l’assimilation de l’anta-
gonisme ou de l’objection au chaos, au désordre et à la désunion, consi-
dérés comme des maux absolus, tout cela oblige à parler de vision « tota-
litaire » du pouvoir, ou de « pensée totalitaire ». La critique est
inconcevable dans le monde de la pensée unidimensionnelle 1. Ce qui ne
veut pas dire que l’exercice du pouvoir lui-même est totalitaire. Bien au
contraire, puisque tout mon travail met l’accent sur l’incomplétude du
contrôle et de la discipline, sur la part d’adhésion et d’acceptation, parfois
passive, parfois tout à fait consentante et active, sur la dimension pour
ainsi dire utopique d’un contrôle absolu.

1. La critique est immédiatement comprise de façon normative, comme une appréciation que « les choses
ne sont pas bien comme elles sont », sans comprendre tout l’intérêt qu’il y a à « voir sur quels types d’évi-
dences, de familiarités, de modes de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l’on
accepte » : M. FOUCAULT, « Est-il donc important de penser ? », in Dits et Écrits, IV, op. cit., nº 296,
p. 178-182, citation p. 180.

17
la force de l’obéissance

La fiction au cœur de l’exercice autoritaire du pouvoir

Les dimensions imaginaire et fictive de l’exercice du pouvoir, et de sa


compréhension, apparaissent fondamentales dans ce cadre d’analyse.
Dans le déroulement de ma démonstration, la fiction est souvent invo-
quée à la croisée de trois traditions qui, bien évidemment, se recoupent.
Une tradition juridique, en premier lieu, avec la figure de la persona ficta
et l’usage intensif du « comme si 1 ». Le recours aux fictions juridiques
permet de dissimuler certains faits, afin de consolider un statu quo (par
exemple le fonctionnement efficace et rationnel d’un système bancaire),
de favoriser une évolution (le maintien de relations optimales avec les
bailleurs de fonds) et d’affirmer des vérités (« la Tunisie avance vers la
démocratie » ; « le consensus économique est une réalité »). En ce
sens, la fiction n’est pas pure et simple illusion sans effet historique,
elle est une fabrication avec d’importants effets institutionnels et
comportementaux.
La tradition littéraire ensuite, qui se déploie autour de ce dernier thème,
et qui a été introduite dans les sciences sociales par les travaux de Roland
Barthes, Michel Foucault ou Herbert Marcuse. La fiction est ici le propre
de l’expérience personnelle, celle qu’on se fabrique, celle qui crée
quelque chose qui n’existait pas avant mais qui existe après, celle qui
nomme les choses. La fiction est cet objet dont on est « entièrement
maître et qu’aucune ombre ne peut dérober au regard ». Elle est langage
qui, par définition, est distance. Elle est l’aspect d’une fable 2. C’est dans
cette veine qu’il faut entendre les développements sur l’imaginaire en tant
que réalité, zone grise entre le réel et l’irréel dont la prise en compte est
indispensable pour saisir la complexité et la pluralité des manières d’être,
d’agir et de comprendre la société dans laquelle tout individu est inséré,
et par là même des processus d’assujettissement qu’il connaît 3.
La tradition fonctionnaliste enfin, mise en évidence par les historiens
de l’économie notamment. La fiction des chiffres et des statistiques raf-
finées opère comme une magie, produisant des effets d’autorité. La

1. J’ai été ici influencée par deux séries de travaux très différents. Ceux d’Étienne Balibar sur l’ethnicité
fictive et la communauté sociale imaginaire : voir notamment « La forme nation : histoire et idéologie »
(p. 117-143), in E. BALIBAR et I. WALLERSTEIN, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte,
Paris, 1997 (1re édition, 1988). Ceux de Françoise Mengin sur une situation très particulière : Taiwan et la
fiction d’un non-État qui n’aboutit pas à la « non-reconnaissance » d’un État, mais à la reconnaissance d’un
« non-État » (voir Les relations entre la France et Taiwan de 1964 à 1994. Contribution à une étude des
relations extérieures d’un non-État, thèse de doctorat de science politique, Paris, IEP de Paris, 1994, et
« Une privatisation fictive : le cas des relations avec Taiwan » (p. 197-223), in B. HIBOU (dir.), La Privati-
sation des États, Karthala, Paris, 1999).
2. La citation est de M. FOUCAULT, « Introduction », in Dits et Écrits, I, op. cit., nº 7, p. 186. Voir égale-
ment M. Foucault dans ses écrits des premières années, reproduits notamment dans le premier volume de
Dits et Écrits (nº 17, « Distance, aspect, origine », et nº 36, « L’arrière-fable ») ; R. BARTHES, Mythologies,
Seuil, Paris, 1957, et Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, Paris, 1953 et 1972 ; H. MARCUSE, L’Homme unidi-
mensionnel, Minuit, Paris, 1968 (1964 pour l’édition originale en anglais).
3. G. DELEUZE, Pourparlers : 1972-1990, Minuit, Paris, 1990, et J.-F. BAYART, L’Illusion identitaire,
Fayard, Paris, 1996.

18
introduction

fiction de la toute-puissance de l’État ou de tel acteur (par exemple, dans


l’Ancien Régime, du banquier étranger ou du fermier général) sert de
« paratonnerre social 1 » pour la population puisque l’être fictif permet de
détourner la colère populaire. Dans l’utilisation que j’en ai faite, la fiction
n’apparaît pas aussi instrumentale, mais il est certain que la création, sou-
vent involontaire et inconsciente, de fictions aboutit à brouiller les pistes
de la responsabilité et à diluer l’exercice du pouvoir. C’est cela aussi qui
rend les fictions incontournables.
Ce livre est centré sur les techniques économiques et les pratiques non
discursives de domination. Je ne traiterai donc pas à proprement parler
de la fiction du « miracle », de la construction et de la diffusion du dis-
cours sur la réussite économique tunisienne, ni de la multiplicité de ses
modalités d’expression ; je me permettrai de renvoyer ici à un autre de
mes ouvrages 2. Mais tout ce que je dis à propos des dispositifs écono-
miques de pouvoir ne peut se comprendre sans cet arrière-fond discursif.
Je résumerai ce discours rapidement. Dans son contenu, il est relative-
ment simple : le modèle tunisien serait caractérisé par le libéralisme
social, c’est-à-dire un « juste milieu » entre le marché et les préoccupa-
tions sociales, par un « équilibre entre libéralisme politique et libéra-
lisme économique », et par un « pragmatisme d’essence progressiste ».
Succès économique, attention au social, voie spécifique vers la démo-
cratie et le multipartisme grâce au développement économique, stabilité,
sécurité et modération, équilibre judicieux entre choix de la modernité et
du progrès, d’une part, et respect de la tunisianité de l’autre, rapport har-
monieux entre ouverture et souveraineté nationale sont autant de thèmes
récurrents des discours qui monopolisent l’espace public.
La légitimité du « régime Ben Ali » provient essentiellement de cette
image construite de la réussite économique et sociale. Celle-ci est le fait
de techniques bien précises de formation du discours économique – par
exemple le choix astucieux de comparaisons, la modification des tech-
niques comptables ou statistiques et le glissement sémantique, l’oubli des
performances passées, l’appropriation de phénomènes sociaux et les
relectures de l’histoire, l’occultation de données divergentes, la négocia-
tion des chiffres, l’absence d’actualisation. Elle résulte également de pro-
cédés plus généraux qui enferment le discours dans une pensée unidimen-
sionnelle, et par là même totalitaire – à l’instar de l’usage des secrets et
rumeurs, du refus du regard extérieur, de l’absence d’espace public de
débat, de l’unanimisme et du consensus obligé, du formalisme ou des
procédés qui rendent les choix naturels et qui nient délibérément certaines
réalités. Le discours économique ainsi élaboré produit un monde où les
échecs n’existent pas, où seuls les succès sont enregistrés.
Inscrite dans un monde de la pensée unidimensionnelle, la fiction
devient de plus en plus réelle ; elle circonscrit en partie les comportements

1. D. DESSERT, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Fayard, Paris, 1984.


2. B. HIBOU, Les Fables du développement, à paraître.

19
la force de l’obéissance

économiques et dessine les contours de leur signification. La diffusion du


discours validé est rendue systématique par l’obsession de contrôle des
autorités, soucieuses de leur image. L’administration, le parti et ses satel-
lites, une presse et des médias totalement subordonnés sont les instruments
d’une transmission du discours officiel dans la société. Les manipulations
sont des pratiques réelles. La formation d’un avenir radieux est cependant
le fruit d’un processus beaucoup plus complexe et imprévu impliquant sou-
vent à leur insu un nombre infini d’acteurs. Cette fiction repose en effet
sur un substrat, sur des perceptions, sur la reproduction d’analyses ou de
compréhensions antérieures et sur des réécritures de l’histoire, autrement
dit sur un éthos largement partagé par l’ensemble de la société tunisienne.
La mise en scène des informations et des interprétations économiques
résulte principalement de l’insertion des mécanismes de pouvoir dans le
détail de la vie quotidienne. La fiction économique apparaît dès lors
comme un autre instrument de l’assujettissement. Mode de gouvernement
dont les termes sont largement partagés par la population, ses énonciations
font simultanément partie de l’exercice de la domination.

Retour à Max Weber

L’attention portée au concret des dispositifs économiques et au détail


des procédures effectives de la domination a rendu nécessaire de nom-
breux « terrains » en Tunisie pour y mener des recherches sur des thèmes
très précis. Les entretiens que j’ai menés durant neuf années n’ont pas été
conçus comme des réponses à des hypothèses que j’avais préalablement
formulées, mais ont au contraire été décisifs dans la redéfinition de ma
recherche et dans l’affinement de mon questionnement. Autant que je le
pouvais, j’ai répété les entretiens avec les mêmes interlocuteurs sur plu-
sieurs séjours de façon à établir des relations de confiance avec eux et à
comprendre la dynamique et la fluidité des mécanismes économiques de
pouvoir.
J’ai systématiquement cherché à localiser mes recherches empiriques,
en l’occurrence sur la banque, la politique industrielle (ce qu’on appelle,
en Tunisie, la « mise à niveau »), la privatisation des entreprises
publiques, la solidarité organisée (le fameux 26.26, ce compte présiden-
tiel alimenté par des dons « volontaires », ou la Banque tunisienne de
solidarité), la fiscalité, les formes de l’interventionnisme et de la libérali-
sation économique, notamment extérieure. Parce que « le diable est dans
les détails », ma démarche consiste à entrer, pour une situation donnée,
dans le fonctionnement effectif des institutions, et plus encore des
comportements 1. L’influence théorique est ici double, comprenant, d’une

1. Expression que j’avais utilisée dans l’article écrit avec M. TOZY, « De la friture sur la ligne des
réformes. La libéralisation des télécommunications au Maroc », Critique internationale, nº 14, janvier
2002, p. 91-118.

20
introduction

part, celle de l’« hymne aux petites choses » et de l’« anatomie politique
du détail » de Michel Foucault, de l’autre, celle de la « complexité du
réel » et de l’analyse toujours très empirique de Max Weber 1. Cette loca-
lisation relativement précise des analyses amène à ne pas rechercher une
cause à la servitude volontaire, à l’exercice autoritaire du pouvoir, mais,
au contraire, à être sensible à l’inachèvement des pratiques et des explica-
tions, à la pluralité causale et à ce que Max Weber nommait la « compo-
sition des effets ». Je ne dois cependant pas exagérer la précision de mon
analyse des mécanismes réels. Cet ouvrage veut avant tout proposer une
façon de problématiser l’exercice de la domination que j’espère nouvelle,
et j’aurais pu encore approfondir de façon beaucoup plus détaillée cer-
tains exemples, certaines procédures, certaines techniques.
L’économie politique que je mène est une économie non quantitative,
et elle revendique ce rejet. Par définition, la statistique est politique, cela
a été analysé depuis longtemps 2. La statistique est un savoir d’État, un
savoir de l’État sur lui-même. Sa raison est pratique, plus précisément
prescriptive. Parce qu’il est impossible de dissocier statistique, concep-
tion de l’État et façon de penser la société, la statistique est le reflet d’un
savoir étatique, et plus encore du lien entre pouvoir et savoir. Les statis-
tiques sont notamment inséparables des mécanismes de contrôle. Je n’ai
donc pas utilisé les statistiques comme des données objectives qui per-
mettraient d’avancer dans la mesure de phénomènes et dans la compré-
hension de relations de causalité. Elles m’intéressent en tant que maté-
riaux à analyser, à déconstruire pour comprendre les logiques étatiques,
les préoccupations politiques, les mécanismes de pouvoir et les tech-
niques de savoir. Le matériel, le physique et le concret – qui constituent le
terrain privilégié du quantitativisme – forment aussi mon terrain privi-
légié d’analyse. Mais, à partir de ce même matériau, j’essaie de faire
quelque chose qui ne relève pas de la mesure.
Rejet du quantitatif ne signifie pas rejet du technique, bien au contraire.
Comme des chercheurs à la lisière des sciences dures et des sciences
sociales ont pu le montrer 3, la compréhension détaillée, nécessairement
technique, des comportements ou des institutions économiques est indis-
pensable pour accéder à leur signification politique. La technicité elle-
même est politique, et c’est uniquement en entrant dans la mécanique

1. Il faut rappeler que Max Weber a développé ses théories générales à partir de travaux très pointus sur
les structures de propriété, les législations fiscales, les formes organisationnelles de l’artisanat ou des corpo-
rations industrielles, les rapports entre formes juridiques et pratiques politiques…, et non l’inverse.
2. M. de CERTEAU, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, réédition de 1990 ;
A. DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris,
1993 ; P. MINARD, La Fortune du colbertisme… op. cit. ; ou divers textes de M. FOUCAULT, notamment la
leçon du 18 janvier 1978 in Sécurité, territoire, population…, op. cit., p. 31-56.
3. Voir les travaux de M. Callon, B. Latour, P. Rabinow ou A. Barry. Pour l’économie, les travaux de
J. COUSSY, notamment « L’avantage comparatif, cet inconnu », Économies et sociétés, série Relations éco-
nomiques internationales, P, nº 32, septembre 1993, (p. 5-40) ; pour la finance, O. VALLÉE, « La dette
publique est-elle privée ? Traites, traitement, traite : modes de la dette africaine », Politique africaine, 73,
mars 1999, p. 50-67.

21
la force de l’obéissance

réelle de tels calculs (par exemple, les créances douteuses en pourcentage


de l’engagement des banques) ou de tels procédés (le recouvrement des
crédits ou l’apurement des comptes bancaires) que l’on peut comprendre
la construction d’une fiction (celle d’un système bancaire solide et effi-
cace), ses modalités de fonctionnement (la création de dépendances per-
pétuelles), ses fonctions sociales et politiques (la réalisation d’un pacte de
sécurité sociale et surtout économique).
Je perçois l’économie politique comme une analyse qui cherche à
comprendre la signification politique et sociale des conduites écono-
miques 1. En opposition à la political economy dominante, notamment à
son appréhension du pouvoir comme un droit dont on serait possesseur,
comme un bien transférable, aliénable par un acte juridique, autrement
dit comme un échange, la conception wébérienne de l’économie poli-
tique que j’essaie de développer – ou ce qu’il serait peut-être plus exact
de nommer sociologie historique de l’économique – défend une analyse
non économiciste du pouvoir, y compris du pouvoir économique. Elle
entend faire des dysfonctionnements, des incertitudes, des réversibilités
le lot commun du fonctionnement économique, et, de la pluralité des
comportements, la règle systématique. La cohérence n’existe pas tout
simplement parce que les comportements et les institutions sont le fait
des hommes. Sensible à la pluralité et à l’hétérogénéité, à la contingence
aussi et à l’unicité des situations, cette approche entend également contrer
les explications faciles et les analyses toutes faites, à l’instar de l’évoca-
tion de la « tradition dirigiste » ou du « libéralisme autoritaire inhérent
au gouvernement tunisien ». Que veut dire concrètement le libéralisme
autoritaire ou le dirigisme ? Quelles sont les modalités et les réalisations
effectives de ces mots d’ordre ou de ces accusations générales ? Que
recouvrent-ils réellement ?

Interpréter le terrain

Je me dois de donner quelques précisions sur les modalités d’enquête


en Tunisie, d’une part, pour expliquer le caractère extrêmement flou et
général des sources ou des mentions aux entretiens que j’indique tout au
long de l’ouvrage et, de l’autre, parce que le terrain lui-même a été une
expérience concrète et personnelle des dispositifs répressifs d’exercice du

1. Max Weber affirme que l’économie a pour objet « la connaissance de la signification culturelle et des
rapports de causalité de la réalité concrète » (L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la poli-
tique sociales [texte de 1904], in M. WEBER, Essais sur la théorie de la science, Pocket, Paris, nouvelle édi-
tion, 1972, p. 152). Il ajoute : « la science sociale que nous nous proposons de pratiquer est une science de
la réalité. Nous cherchons à comprendre l’originalité de la réalité de la vie qui nous environne et au sein de
laquelle nous sommes placés, afin de dégager d’une part la structure actuelle des rapports et de la signifi-
cation culturelle de ses diverses manifestations et d’autre part les raisons qui ont fait qu’historiquement elle
s’est développée sous cette forme et non sous une autre » (ibid., p. 148).

22
introduction

pouvoir qui m’a permis de mieux appréhender, et surtout de matérialiser,


la réalité de la situation tunisienne.
Dès mon deuxième terrain, en avril 1998, alors même que je n’avais
fait que questionner mes interlocuteurs sur l’ouverture à l’Europe, sur les
conditions de la libéralisation économique et sur leur compréhension du
Partenariat euro-méditerranéen, j’ai été cordialement conviée à entendre
la « bonne » version de la « Tunisie de Ben Ali » et à relativiser mes juge-
ments « normatifs » et « biaisés » faute de prendre en compte les « spéci-
ficités » du politique dans ce « pays exemplaire du Maghreb ». À partir
de cette date, j’ai sans cesse été suivie sur mes terrains, y compris lors
d’entretiens anodins ou de « rupture de terrain » pour cause d’Aïd et de
vacances « forcées » chez des amis non tunisiens. Cette filature s’est
intensifiée à partir du moment où j’ai plus systématiquement rencontré
des opposants, des militants des droits de l’homme, des avocats et sur-
tout des islamistes, d’anciens prisonniers politiques, mais aussi des gré-
vistes et des acteurs de mouvements sociaux non contrôlés par la cen-
trale syndicale. Les méthodes de « flicage » sont nombreuses et serrées :
j’étais systématiquement suivie, depuis mon arrivée à l’aéroport où deux
ou trois policiers en civil « m’accueillaient », et lors de mes déplace-
ments en taxi, à Tunis et dans les environs, ou en louage (taxis col-
lectifs) entre les principales villes du pays. À partir du moment où j’ai
logé, pour d’évidentes raisons, à l’hôtel et non plus chez un ami, « ma »
chambre m’attendait fidèlement tandis que dans le hall deux ou trois
hommes nonchalamment assis dans le canapé observaient mes allées et
venues, avertis par des employés de l’hôtel. À l’aéroport, j’ai subi des
mesures d’intimidation plus symboliques que méchantes. Mes dîners en
ville faisaient évidemment l’objet d’un regain d’intérêt, même, ou sur-
tout, lorsque je rencontrais des amis diplomates. Mes rendez-vous avec
des avocats défenseurs des islamistes, d’anciens prisonniers politiques ou
leurs proches faisaient l’objet d’un suivi plus « dur », des policiers en
civil, tout droit sortis de mauvais films policiers, blouson de cuir, lunettes
noires et têtes de malfrat, pressant le pas derrière moi. Mais ce traitement
n’était pas réservé à mes séjours en Tunisie. En France aussi, mon bureau
au CERI a été trois fois « visité », et mon ordinateur forcé.
Dans tous les cas, je n’étais jamais en danger. Il ne s’agissait que d’inti-
midations, particulièrement inefficaces en l’occurrence pour me dis-
suader de poursuivre ma recherche, très efficaces au contraire pour me
convaincre de comprendre le fonctionnement d’un « système » policier
aussi prégnant et en apparence aussi borné. Mais, fondamentalement, ces
mesures ne m’étaient pas adressées. Elles concernaient avant tout mes
interlocuteurs et, en ce sens aussi, leur efficacité fut aléatoire. Certaines
des personnes que je voyais régulièrement ont été, du jour au lendemain,
indisponibles, « en congé maladie » ou « en voyage ». D’autres ont tenté
de me faire la morale, me disant que je ne restituais pas les « bonnes »
choses qui existaient en Tunisie ou, plus subtilement, cherchant à rem-
plir mon emploi du temps par des rendez-vous stériles ou à me convaincre

23
la force de l’obéissance

encore une fois des raisons de telle politique, des dangers existants et des
bienfaits de mesures prises. D’autres interlocuteurs au contraire n’ont
jamais cessé de me recevoir, parlant de plus en plus ouvertement, se
moquant de la police et de sa filature lorsqu’ils en avaient connaissance.
Sur ce dernier point, ma stratégie était de ne rien dire à mes interlocuteurs
du monde des affaires à qui je posais des questions purement écono-
miques et financières, même si, en fin d’entretien, mes questions pou-
vaient être entendues, par ceux qui le voulaient, en termes plus politiques.
La raison de cette position était que mes entretiens étaient centrés sur des
points techniques et que ces personnes étaient suffisamment insérées
dans les relations de pouvoir pour savoir évaluer par elles-mêmes les
risques qu’elles prenaient en me recevant et, plus certainement, ce
qu’elles pouvaient me dire et ne pas me dire. En revanche, lorsque mes
entretiens étaient plus directement politiques, je questionnais surtout des
individus « qui n’avaient plus rien à perdre » parce qu’ils faisaient eux-
mêmes l’objet d’un suivi policier autrement plus serré que celui que je
subissais, et qu’ils avaient depuis longtemps en quelque sorte dompté la
surveillance. Lorsque je m’entretenais avec des « Tunisiens moyens », je
prenais garde de passer par des intermédiaires habitués à ce genre de
risques, de façon à ne pas faire encourir des dangers à mes interlocu-
teurs. J’ai malheureusement deux ou trois fois compromis malgré moi des
employés et salariés grévistes qui ont, à la suite de nos rencontres, été
ennuyés et interrogés.
De façon générale, lors des entretiens, mes interlocuteurs étaient bien
évidemment « contraints » par la société dans laquelle ils vivent. Les
entrepreneurs, les banquiers, les salariés, les grévistes, les syndicalistes,
les membres d’association, les avocats et même certains bailleurs de
fonds et partenaires étrangers ne voulaient légitimement pas perturber
leurs relations quotidiennes avec les « autorités ». Aussi, dès que mes
questions devenaient « glissantes » à leurs yeux, ils se crispaient, se tai-
saient, éludaient mes questions ou concluaient d’un « ça, c’est politique
et on ne peut pas en parler » ou, plus explicite encore, « cette mesure
serait évidente à prendre mais ce serait politique et ça ne se discute pas.
En Tunisie, on n’est pas en France ». Cela aussi a fait partie intégrante
de mon terrain, de ma compréhension du politique en Tunisie. Dans ce
contexte la langue de bois est puissante, mais la force des entretiens ne
l’est pas moins : les intonations, les silences, les réponses « à côté », les
raisons bancales ou partielles, les demi-mots et les sous-entendus, les
blagues et les anecdotes servies sans commentaire, les « on-dit » et les
rumeurs, les contradictions apparentes, les gênes et les courts-circuits
laissaient passer beaucoup plus que ce que mes interlocuteurs eux-mêmes
pensaient pouvoir me transmettre. Parfois la situation était inverse :
posant des questions sur des sujets très techniques, mes interlocuteurs se
« laissaient aller », selon leur propre expression, à des sujets plus géné-
raux, à des considérations plus ou moins vagues mais non moins révéla-
trices des significations politiques qu’ils donnaient eux-mêmes aux

24
introduction

mesures techniques sur lesquelles je les interrogeais. Ils exprimaient un


besoin de généraliser, de se « lancer » dans des rationalisations poli-
tiques globales, dans une discussion et même dans une confrontation,
avec cette remarque si souvent entendue que « non, vous ne m’embêtez
pas, vous me permettez de réfléchir » ; « il faut sortir son nez du
guidon », voire, plus explicite encore, « il faut pouvoir critiquer, se dis-
tancier, et dans notre société, ce n’est pas facile, vous m’en donnez
l’opportunité ».
Dès lors, une part importante de mon travail d’élaboration a été de
traiter le plus subtilement possible ce que mes interlocuteurs me disaient.
Je n’ai pas essayé de considérer leurs paroles comme des justifications à
prendre pour argent comptant, comme des éléments déterminants de la
configuration des conduites. L’analyse de Paul Veyne sur « les choses et
le voile des mots 1 » m’a particulièrement aidée, parce qu’elle fait écho à
la situation que je rencontre sur le terrain : si les gens disent incontesta-
blement des choses, on ne peut cependant les croire sur parole ; mais il
faut tout de même considérer leurs mots avec sérieux dans la mesure où
les pratiques qu’ils évoquent « n’en agissent pas moins à coup sûr 2 ». J’ai
donc tenté de déceler ce qui était dit à l’insu de ceux qui disaient. Parfois
les acteurs se trompaient, parfois ils ne se trompaient pas, parfois ils
énonçaient une « vraie » raison, parfois une « fausse ». Souvent, ils avan-
çaient des arguments en fonction d’un résultat donné, mais ils en auraient
indubitablement évoqué d’autres si le résultat avait été différent, dans un
processus classique de rationalisation ex post. J’ai essayé de traiter les
énoncés comme des révélateurs de valeurs, d’idées, de justifications dis-
parates et contradictoires les unes par rapport aux autres, en tentant de
déceler le maximum de possibilités, des motivations aussi diverses et
hétérogènes que possible.

Je n’ai pas cherché à construire une analyse définitive du « régime Ben


Ali » et de ses ressorts de la domination non plus que de la cause de
l’autoritarisme tunisien. J’ai plutôt tenté d’éclairer des fragments d’exer-
cice disciplinaire du pouvoir, des raisons parcellaires, incomplètes et ina-
chevées de l’acceptation – et même de l’adhésion – à des pratiques de
domination. Les explications que j’évoque tout au long de cet ouvrage,
par exemple en termes de « fiction économique », de « pacte social », de
« construction du consensus », d’« État de police » ou d’« État de droit
aléatoire », sont incapables, même conjuguées, de saisir l’exercice de
l’assujettissement. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ma référence
répétée à Étienne de La Boétie. L’auteur du Contr’un est en effet moins
intéressé à mettre en évidence les multiples mécanismes de ce qu’il
nomme la « servitude volontaire » qu’à montrer l’incomplétude des

1. Sous-titre d’un des chapitres de P. VEYNE, Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un pluralisme
politique, Seuil, Paris, 1976, p. 38.
2. Ibid., p. 39.

25
la force de l’obéissance

processus de domination, leur indétermination et même leur caractère


contingent. Si je n’offre pas à mes lecteurs une analyse exhaustive des
ressorts de la discipline et du consentement en Tunisie, j’espère que ce
livre aura plus généralement enrichi la compréhension de l’exercice d’un
pouvoir autoritaire en prenant systématiquement en compte les pratiques
économiques et leur ambivalence dans l’analyse de la domination et de
l’assujettissement.
I
Le pouvoir à crédit
Le secteur bancaire, véritable clé de voûte de l’économie politique
tunisienne, permet d’entrer dans le vif de l’« anatomie politique du
détail » dont parle Michel Foucault. Les banquiers sont avant tout des
courtiers, des intermédiaires financiers. Ils sont cependant plus que cela :
impliqués dans la vie politique nationale et internationale, ils récoltent,
fournissent et même créent des informations économiques, politiques et
diplomatiques. Dépendants du pouvoir central, ils ne le soutiennent pas
moins. Ils partagent des valeurs et des perceptions identiques. Ils parti-
cipent d’une même communauté d’intérêts et souvent de pensée. Ils ali-
mentent les relations entre individus et entre groupes, et relient entre eux
l’ensemble – ou presque – des individus. Ils servent de « courroie de
transmission » entre le pouvoir central et la population. Éthos écono-
mique, structuration sociale, organisation politique, relations de pouvoir,
formation de l’État et système d’extraction et de financement sont donc
intimement liés.
L’analyse du système bancaire s’avère d’autant plus pertinente pour la
Tunisie que l’endettement constitue l’un de ses principaux soubasse-
ments et l’une des ressources les plus profitables de son économie poli-
tique. Les financiers constituent des « truchements » de l’État d’autant
plus indispensables que la pression fiscale et, plus encore, le recouvre-
ment effectif de l’impôt sont faibles. Aujourd’hui, comme hier.
Mohamed Lazhar Gharbi a souligné, pour la période coloniale, que la
banque – plus que l’impôt – était un moyen de l’emprise économique de
l’État et un instrument de son contrôle financier et politique : le capital
public lui offrait la capacité de surveiller les finances du Protectorat et le
capital privé autorisait une domination du capital colonial sur les
richesses locales 1. D’autres historiens ont montré, pour la période préco-
loniale, durant le XVIIIe et surtout le XIXe siècle, que les lazzams, sorte de

1. M. L. GHARBI, Le Capital français à la traîne. Ébauche d’un réseau bancaire au Maghreb colonial
(1847-1914), Faculté des lettres Manouba, Université de la Manouba, Tunis, 2003.

29
le pouvoir à crédit

fermiers généraux, et les grands commerçants n’avaient eu de cesse de


financer à crédit le pouvoir beylical aux côtés des banques européennes 1.
Aujourd’hui, l’économie tunisienne continue à buter sur l’accès aux
devises et sur le financement de ses importations. Son financement par les
banques s’avère donc fondamental.
Aborder l’économie politique tunisienne par la banque peut paraître
aride ; les lecteurs voudront bien m’excuser cette entrée en matière tech-
nique et austère. On ne trouvera cependant pas dans ce chapitre une ana-
lyse financière du système bancaire, mais de son économie politique. La
critique des pratiques financières éclaire de façon particulièrement nette
l’exercice du pouvoir en Tunisie, notamment les manières par lesquelles
la domination politique se déploie dans les rouages économiques et
sociaux.

1. J. G ANIAGE, Les Origines du Protectorat français en Tunisie (1861-1881), PUF, Paris, 1959 ;
M.H. CHERIF, « Fermage (lizma) et fermiers d’impôts (lazzam) dans la Tunisie des XVII et XVIIIe siècles », in
« État et pouvoirs en Méditerranée », Les Cahiers de la Méditerranée, Université de Nice, Nice, 1989,
p. 19-29, et Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn bin’Ali (1705-1740), vol. 2, Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1986.
1

Créances douteuses

L’examen des étapes de la vie d’un crédit permet de saisir dans les
détails tous les points d’ancrage possibles du pouvoir dans le monde
financier : analyse de la demande et de la personnalité du demandeur,
analyse de la solidité et de la division des risques de la banque, installa-
tion de garanties, octroi et suivi du crédit, remboursement, provisionne-
ment, recouvrement. Les recherches que j’ai menées laissent entrevoir
qu’à chacune des étapes de l’existence de la créance et de la dette les
réglementations, les comportements, les pratiques, les compréhensions
s’éloignaient d’un cycle harmonieux du crédit, au profit de la création et
de la perpétuation de créances douteuses. L’ampleur de ces dernières
apparaît considérable et politiquement sensible. Les bailleurs de fonds
étrangers ne s’y sont pas trompés qui, depuis quelques années, centrent
leurs interventions sur ces fameuses créances.

Le traitement comptable des créances douteuses

Dans tous les pays sous ajustement, ce n’est qu’une fois la stabilisation
opérée que les organisations internationales s’attaquent à l’aspect « struc-
turel » des réformes. La finance est souvent l’un des derniers secteurs à
être touchés par la modernisation : les autorités publiques et les ban-
quiers résistent mieux que les autres secteurs aux déséquilibres, grâce à
leur accès privilégié à des ressources (devises, créances, informations)
qui pour eux ne se tarissent pas, ou beaucoup moins.
En Tunisie, les réformes structurelles ont débuté dans les années 1990.
Les organisations internationales n’ont eu de cesse de faire pression sur
les autorités tunisiennes pour remettre à plat leur système bancaire et, de
façon plus générale, leur système financier. À l’origine, leur objectif était
de surmonter les obstacles aux privatisations et au développement du sec-
teur privé. Les principaux points de préoccupation étaient l’ampleur des
créances douteuses, la fermeture et le protectionnisme du système

31
le pouvoir à crédit

financier, le poids du secteur public, l’archaïsme du fonctionnement des


banques et, plus encore, des assurances, l’inexistence d’instruments
financiers dignes de ce nom. De programmes de restructuration en faci-
lités d’ajustement, les créances douteuses sont apparues comme la clé de
voûte du système actuel, certainement favorisées par la nature publique
des banques, mais pas uniquement. Analyser le fonctionnement concret
de l’économie d’endettement permet de comprendre la création des
créances douteuses non comme un symptôme de crise, une déviation par
rapport à un modèle économique ou une pathologie économique et finan-
cière, mais comme un mécanisme de financement de l’économie à part
entière, comme surtout une modalité de l’exercice du pouvoir.

Une multiplicité de sources


À l’instar d’autres données stratégiques et politiques, les informations
chiffrées sur les créances douteuses sont taboues et difficiles à obtenir
officiellement. Des chiffres « circulent », difficiles à vérifier, à recouper,
à contrôler, mais aussi à analyser puisque les informations précises sur
les modalités de construction d’un chiffre, d’un taux ou d’un pourcen-
tage sont inconnues. Les statistiques monétaires et bancaires citées par
des organismes officiels ne sont pas toujours rendues publiques ou sont
éparses et ne recoupent pas forcément les mêmes faits. Les données
fournies par les organismes internationaux, FMI, Banque mondiale et
Union européenne, sont souvent anciennes et surtout pâtissent des mêmes
défauts puisqu’elles ne peuvent qu’être issues des données nationales, au
mieux retraitées 1. L’insuffisance d’informations sur leur signification
effective et la difficulté de constituer des séries longues et comparables
dans le temps les caractérisent tout autant. Malgré tout, si l’on prend
comme repères la situation dans d’autres pays et, surtout, la norme inter-
nationale établie à 2 % des engagements bancaires, il ne fait aucun doute
que le phénomène des créances douteuses est massif et central en
Tunisie 2 : selon les périodes et les sources, le taux oscille entre 20 % et
40 %.

1. Pour l’analyse qui suit, je me suis surtout fondée sur ces rapports, plus faciles d’accès : IMF, « IMF
concludes Article IV consultation with Tunisia », IMF Public Information Notice, nº 01/13, External Rela-
tions Department, Washington D.C., 13 février 2001 ; IMF, « Tunisia : financial system stability assess-
ment », IMF Country Report, nº 02/119, juin 2002 ; IMF, « Tunisia – Preliminary findings of the 2004
Article IV consultation mission », IMF, Washington D.C., 20 juillet 2004 ; IMF, « Tunisia-Articles IV »
1999, 2001, 2003 et 2004 ; BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération République tunisienne-Banque
mondiale, 2005-2004, décembre 2004 ; WORLD BANK OPERATION EVALUATION DEPARTMENT, Republic of
Tunisia. Country Assistance Evaluation, Advance Copy, The World Bank, Washington D.C., 2004 ; Finan-
cial Digest. La revue d’analyse financière, nº 8, AFC-Axis, Tunis, décembre 2004 ; ainsi que de documents
confidentiels basés sur les données non publiques de la Banque centrale. Voir également les rapports
annuels de la BCT et des principales banques, ainsi que des données issues de la Commission de suivi des
entreprises économiques, de la Cour des comptes, de la Centrale des risques et de la Chambre des députés.
2. Selon Tunisie Valeurs, en 2003, le ratio créances douteuses sur engagements bancaires s’élevait à 2 %
en Espagne, 6 % en France, 8 % en Italie, 18 % au Maroc, 20 % en Égypte, contre 24 % en Tunisie.

32
créances douteuses

Les derniers chiffres que j’ai pu traiter, ceux de 2003, mentionnent des
taux de créances douteuses en pourcentage des engagements bancaires de
23,9 %, représentant 16,3 % du PIB pour les seules banques de dépôt, et
de 28 % pour les banques de développement. En décembre 2002, le total
de ces créances se serait élevé à 5,8 milliards de dinars (Mds DT – soit
environ 3,5 milliards d’euros), c’est-à-dire 23,1 % des engagements ban-
caires et environ 21 % du PIB 1. Au début de la même année, le montant
aurait été de 5 Mds DT « seulement », soit 21 % des engagements ban-
caires, soulignant la forte dégradation de l’année 2002 due à la conjonc-
tion de la sécheresse, de la récession en Europe, de la conjoncture poli-
tique internationale et de ses conséquences dramatiques sur le tourisme
(attentats du 11 septembre 2001, attentat de Djerba). Ces chiffres ne sont
pas si éloignés de ceux rendus publics par le FMI en 2001 à partir de
données de 1999, sans que l’on sache vraiment comment ils ont été
établis. Selon l’article IV du FMI, les créances douteuses représentaient
3 Mds DT, soit 22,4 % du total des crédits et 20,3 % du PIB fin 1999 2 : les
banques de développement avaient alors plus de 65 % de leurs crédits en
créances douteuses ou pouvant le devenir très rapidement, mais ce taux
n’approchait « que » les 20 % pour les banques commerciales, publiques
et privées confondues 3. En 1996, les impayés des entreprises auprès des
banques auraient représenté plus de 2,5 Mds DT, auxquels il fallait
ajouter ceux des individus 4. Selon le discours officiel, ces données pro-
blématiques montreraient cependant une amélioration de la situation ban-
caire, les taux de créances douteuses ayant atteint 35 % du total des
crédits et 29 % PIB en 1994, voire plus avant les restrictions budgétaires
et financières de la fin des années 1980 et l’ajustement structurel 5. Ces
évolutions doivent être prises au conditionnel et avec la plus grande pré-
caution : même quand ces chiffres émanent de sources officielles, rien
n’est dit sur les changements, d’une période à l’autre, des modalités
d’évaluation et de catégorisation (public, parapublic, privé, formel,
informel) des créances douteuses 6 . Or le degré à partir duquel on

1. Les chiffres sortent difficilement et avec beaucoup de retard. Ces données récentes et notamment celles
de 2002-2004 sont tirées d’entretiens avec les professionnels. Je me suis hasardée à les citer uniquement
lorsque j’ai pu les confirmer de plusieurs sources, notamment de documents confidentiels de la BCT, de
coopérations européennes et du FMI. Ce qui n’enlève rien à leur caractère aléatoire et incertain.
2. IMF, « IMF concludes Article IV consultation with Tunisia », IMF Public Information Notice,
nº 01/13, External Relations Department, Washington D.C., 13 février 2001, p. 2.
3. IMF, « Tunisia : 2000 Article IV Consultation – Staff Report », IMF Country Report, nº 01/36, IMF,
Washington D.C., février 2001, p. 41.
4. Chiffres tirés de la Centrale des risques, concernant uniquement les impayés des entreprises auprès des
banques, cités par S. KOLSI, « Les contrats passés par les sociétés de recouvrement de créances avec leurs
clients », Mélanges en l’honneur de Habib Ayadi, Centre de publication universitaire, Tunis, 2000,
p. 567-594.
5. « Tunisia : 2000 Article IV… », art. cit., p. 41.
6. Selon la BCT et le FMI, les créances douteuses sont passées de 15,9 % du total des créances en 1989 à
35 % en 1994 pour baisser régulièrement et atteindre 26 % en 1999 et 24 % en 2003. En pourcentage du PIB,
les créances sont passées de 29 % environ en 1994 à 21 % en 2003.

33
le pouvoir à crédit

considère que la créance insolvable doit être comptabilisée en créance


douteuse varie dans le temps et parfois même entre établissements.
Dans les pages qui suivent, mon propos n’est pas de discuter de la per-
tinence de cette politique, les arguments des uns (manière de financer le
développement, caractéristique de marchés émergents, légitimité des
choix sociaux et développementalistes) et des autres (risque de crise de
liquidité, endettement non soutenable, croissance sans développement…)
étant tour à tour recevables. Il est de tenter de comprendre la mécanique à
l’œuvre, dans ses variations, dans ses détails et surtout dans la complexité
des relations de pouvoir qu’elle implique.
Quelle que soit la fiabilité de ces données quantitatives, une chose
apparaît clairement : le système des prêts non remboursés (ou « non rem-
boursables »), des créances irrécouvrables, accrochées ou douteuses est
un fait massif qui a une signification macroéconomique, macrosociale et
macropolitique. Les segments de l’économie nationale les plus touchés
par ce phénomène sont l’activité hôtelière, le secteur des PME et
d’importants hommes d’affaires et personnalités 1. Autrement dit, l’ossa-
ture même de l’économie tunisienne, puisque le tourisme fournit plus de
la moitié des recettes en devises du secteur des services (soit environ le
tiers des ressources totales en devises), emploie 12 % de la population
active et représente 6 % du PIB et 15 % des recettes courantes de biens
et services ; que les PME constituent plus de 97 % du tissu entrepreneu-
rial tunisien 2 ; et que la participation des « grandes fortunes » (grands
hommes d’affaires et affairistes proches de la présidence) se mesure à la
concentration des crédits. En 1986, 136 sociétés et individus monopoli-
saient 50 % des crédits 3. Aujourd’hui, aucune information accessible ne
permet de faire une comparaison mais, d’après les entretiens que j’ai pu
mener auprès des banquiers et des bailleurs de fonds, l’impression
domine que le phénomène s’est, au mieux, maintenu, probablement
renforcé 4.
Contrairement à ce que veut la rumeur, l’origine et les mécanismes
créateurs de ces créances douteuses ne peuvent donc être réduits aux
interventions politiques en faveur de personnalités bien « introduites »,
même si celles-ci sont importantes en termes quantitatifs et plus encore
en termes de représentation et de légitimation.
Dans le monde des PME, les créances douteuses naissent le plus sou-
vent de deux phénomènes conjoints. D’une mauvaise appréciation et
d’une gestion peu professionnelle du risque de la part des banquiers ; et,
de la part des entrepreneurs, d’une gestion approximative, d’une absence

1. Entretiens, Tunis, entre 1997 et 2005.


2. En 1996, selon l’INS, les indépendants représenteraient 81,8 % des entreprises, les sociétés de moins
de 6 salariés, 15,2 % et les sociétés entre 6 et 9 salariés, 0,9 %.
3. C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 208.
4. Entretiens, Tunis, entre 1997 et 2005. Sans citer de chiffres, le FMI mentionne la concentration des
créances douteuses dans les mains de quelques personnalités ou groupes (voir IMF, « Staff report for
Article IV Consultation », IMF Staff Country Report, nº 99/104, Washington D.C., septembre 1999).

34
créances douteuses

de compétence, notamment dans le domaine financier, et d’une confu-


sion entre patrimoine privé et patrimoine de l’entreprise, tout cela dans
un environnement légal et social favorable à l’activité et à l’emploi plutôt
qu’aux créanciers. Les hommes d’affaires importants bénéficient quant
à eux de connexions politiques. Cette relation peut être directe, comme
pour ces « proches » du pouvoir central à qui le banquier ne peut refuser
un prêt même si, par avance, il sait qu’il ne sera jamais remboursé. Elle
peut être également indirecte, via des prête-noms – de nombreux crédits
sont accordés à des personnes totalement insolvables mais dont on sait
qu’elles sont des truchements ou des intermédiaires agréés de ces mêmes
« proches ». De nombreuses entreprises publiques leur auraient ainsi été
cédées, directement ou via des hommes de paille, sans que ceux-ci ne
déboursent la moindre somme, l’opération étant financée par un prêt
« non remboursable » fourni par des banques. Le conditionnel est de
rigueur, les informations sur les opérations de privatisation étant plus que
parcimonieuses. L’adoption par la Banque centrale de Tunisie (BCT)
d’une circulaire datée du 23 novembre 1997 autorisant l’acquisition
d’entreprises privatisables par prêts bancaires suggère cependant l’impor-
tance de ce mécanisme 1.
Pour les hommes d’affaires « historiques » si l’on peut dire, dont
l’assise sociale et la notoriété remontent aux années 1970, la connexion
politique est plus subtile : la banque prête sur un nom et sur une réputa-
tion ; elle sait qu’en cas de difficultés elle bénéficiera d’un soutien éta-
tique. Les grands hommes d’affaires sont en effet des « héros de l’éco-
nomie nationale », des « porte-parole du Changement », parfois malgré
eux mais le plus souvent avec leur consentement et à leur bénéfice 2. Ces
entrepreneurs remboursent généralement leur emprunt, bien que souvent
avec retard. Dans leur cas, les créances douteuses peuvent être le fait de
difficultés conjoncturelles, d’un trop-plein de diversification et donc d’un
emballement de leurs activités, d’alliances douteuses, d’erreurs d’inves-
tissement. Elles résultent également d’un maniement habile des failles du
système bancaire : en l’absence d’un bon fonctionnement de la Centrale
des risques qui consolide l’ensemble des créances de chaque opérateur
économique auprès de toutes les institutions financières, les entrepre-
neurs jouent couramment sur la pluralité des comptes bancaires 3. Ils peu-
vent en avoir un ou plusieurs déficitaires, au nom de leur entreprise, dans
une ou plusieurs banques, et en garder un massivement créditeur, en leur
nom propre, dans une autre banque. Ils gagnent ainsi de l’argent en fai-
sant fructifier leurs avoirs personnels tout en n’étant pénalisés ni par le

1. Toutes ces informations sont tirées d’entretiens, Tunis, 1997-2002. Pour plus de détail sur les facilités
offertes aux bénéficiaires des privatisations, voir chapitre 9.
2. Sur ce phénomène de « l’héroïsation », voir J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their
Past Experiences of Migration in Europe : Resource Mobilisation, Networks, and Hidden Disaffection,
Ashgate Publishing, Aldershot, 2000.
3. Entretiens, Tunis, janvier, 1999, juillet 2000 et décembre 2002.

35
le pouvoir à crédit

non-paiement des intérêts dus, ni par les délais de remboursement. Au


nom de leur rôle social, ils ne subiront pas, ou très rarement, de sanction.
Parce qu’il est emblématique, le cas du tourisme mérite une analyse
particulière. Les problèmes financiers de ce secteur proviennent in fine
de la faiblesse des fonds propres et de l’ampleur de l’endettement. La
norme internationale établit la hauteur du crédit à 50 % (au maximum
60 %) du coût du financement, point à partir duquel le poids de l’endette-
ment devient trop lourd. Or les sociétés tunisiennes n’apportent, en
moyenne, que 10 % à 15 % de fonds propres, aujourd’hui encore 1. Ce
qui pose d’autant plus de problèmes que rares sont les entrepreneurs dont
l’hôtellerie est le métier d’origine. Généralement promoteurs immobiliers
ou propriétaires de groupes en voie de diversification, ils choisissent le
secteur de l’hôtellerie pour des raisons patrimoniales.
Dans les années 1970-1980, le fonctionnement typique du « prêt non
remboursable » au secteur touristique était alourdi par des pratiques ren-
tières et peu professionnelles. Un promoteur privé demandait et obte-
nait, par exemple, un crédit pour la construction et l’exploitation d’un
complexe hôtelier. Avec cet argent, il commençait par créer un bureau
d’études pour mettre en œuvre le projet de complexe et s’en autodésignait
P-DG, recevant à ce titre un salaire confortable, une voiture de fonction,
parfois une maison et des indemnités diverses 2. De sorte que le crédit
était vite consommé. Soit le projet était déclaré en faillite, avant même
que l’hôtel ne soit construit, et la créance devenait immédiatement irré-
couvrable, soit la banque débloquait de nouveaux crédits pour terminer
la construction de l’hôtel et financer son activité, retardant de quelques
années le remboursement partiel du crédit. Une autre variante consistait
en une demande de crédit dès l’origine gonflée, la banque finançant à la
fois l’hôtel et les dépenses annexes du promoteur 3. Ces acteurs se sont
multipliés et ont consolidé leur position institutionnelle ; les pouvoirs
publics entendaient officiellement soutenir une source nouvelle d’entrée
de devises, en enjoignant notamment au secteur bancaire un « soutien
sans faille ».
Les années récentes sont celles de la stagnation et de la purge. Cer-
tains entrepreneurs ont été éliminés, et une restructuration a été entamée
au début de l’année 2004, avec l’aide de bailleurs de fonds internationaux
– Banque africaine de développement (BAD), Fonds arabe de dévelop-
pement économique et social (FADES) et Banque mondiale 4. Le secteur

1. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003 ; Paris, novembre 2003. Voir aussi BANQUE MON-
DIALE, Stratégie de développement touristique en Tunisie. Rapport de phase 1, UP’Management, KPMG
THL Consulting, JC Consultants, KA02R20, 13 juillet 2002 ; FICH RATINGS, L’Industrie touristique tuni-
sienne, Fich Ratings-Corporate Finance, New York et Tunis, 24 juin 2004, et AMBASSADE DE FRANCE EN
TUNISIE (fiche de synthèse de la mission économique auprès de l’), Le Secteur du tourisme en Tunisie,
13 décembre 2004.
2. Entretiens, janvier-mars 2005, et FICH RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne…, op. cit.
3. Entretiens, Tunis, mai 1997 et janvier 1999.
4. Le Secteur du tourisme en Tunisie, op. cit.

36
créances douteuses

est saturé et les montages bancaires laxistes sont devenus plus rares.
Cependant, outre l’endettement excessif, une autre caractéristique
demeure, à l’origine aussi de nombreuses difficultés de paiement : l’ina-
déquation des prêts bancaires à la spécificité du secteur. Le tourisme tuni-
sien est en effet endetté à moyen terme (en général 7 ans amortissables
annuellement) alors que la règle est plutôt de prêter à long terme (15 ans
environ) avec des délais de grâce de 3 à 4 ans 1. C’est ce qui explique, en
dehors même des événements internationaux, la situation très délicate
que le secteur traverse actuellement et la nécessité de le restructurer
entièrement.

Des apurements continus, réels mais formels


La stabilité relative des créances douteuses ne résulte pourtant pas d’un
laisser-faire des autorités financières. Dans des réunions officielles entre
banquiers et bailleurs de fonds, la BCT estime à 6 Mds de dollars les
sommes injectées dans le système bancaire tunisien pour recapitaliser les
banques publiques et venir en aide aux banques privées entre 1992
et 2000. Les nombreuses opérations de restructuration bancaire ont tou-
jours eu lieu sous les auspices des bailleurs de fonds – FMI, Banque mon-
diale et Union européenne – qui ont accompagné leurs prêts de clauses
de conditionnalité. Les banques elles-mêmes financent en partie ces res-
tructurations, en renonçant à du capital ou à des intérêts. Malgré ces inter-
ventions massives, fin 2002, les créances douteuses s’étaient pour ainsi
dire reconstituées. N’en déplaise aux autorités tunisiennes, la production
de créances douteuses n’est pas affaire de passé, mais semble procéder de
l’économie politique tunisienne actuelle.
Trois méthodes de nettoyage des bilans et d’apurement des créances
douteuses ont été retenues. Pour ce qui est des créances publiques, des
opérations de grande envergure engagées avec l’appui des bailleurs de
fonds ont permis de rendre viables des institutions au passif grandissant.
En 1997, une première facilité d’ajustement structurel (FAS I) pour le
secteur bancaire a permis d’assainir la situation créée par les arriérés de
grands offices agricoles (céréales et huiles). L’Union européenne avait
alors fourni 100 millions de dollars en don et la Banque mondiale 75 mil-
lions de dollars en prêt qui accompagnaient l’effacement, par le gouver-
nement, de la dette de 1 Md DT de créances douteuses de ces offices
auprès de la Banque nationale agricole (BNA) 2. Cette opération a été
obtenue moyennant un prêt de la Banque centrale sur 99 ans à la BNA
– qui l’a interprété comme une augmentation de fonds propres et non

1. Ibid., ainsi que FICH RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne, op. cit., et entretiens, décembre 2003
et janvier-mars 2005.
2. IMF, « Banking System Issues and Statistical Appendix », IMF Staff Country Report, nº 98/129,
Washington D.C., décembre 1998.

37
le pouvoir à crédit

comme une dette auprès de l’État 1. Grâce à ce traitement formel et comp-


table du problème des créances douteuses, les taux de ces dernières ont
fortement chuté entre 1995 et 1999 2. En l’absence d’une amélioration
effective de ses modalités de gestion, la situation bancaire s’est très rapi-
dement retrouvée « tendue », et les bailleurs de fonds ont à nouveau
poussé les autorités tunisiennes à renouveler l’opération d’assainisse-
ment des bilans. La deuxième facilité (FAS II) a concerné les entreprises
publiques et parapubliques et l’ensemble des banques. Grâce au prêt de
120 millions de dollars de la Banque mondiale et au don de 80 millions
de dollars de l’Union européenne, les organisations internationales ont
contribué à l’effacement de 549 MDT de créances douteuses ; celles-ci
ont été consolidées comme dette de l’État, les banques ne devant donc
plus les considérer comme douteuses ni les provisionner. En contrepartie,
les pouvoirs publics se sont engagés à les rembourser sur 25 ans à taux
d’intérêt nul, soit un effort indolore d’environ 32 MDT par an 3.
La deuxième procédure d’assainissement concerne la modification des
techniques de provisionnement. Les banques ont été autorisées en 1999
à effacer une partie importante de leurs créances irrécouvrables en provi-
sionnant à 100 % celles d’entre elles qui n’avaient pas connu de mouve-
ment depuis quatre années. La même année, les banques ont bénéficié
d’une garantie de l’État pour les crédits octroyés aux entreprises
publiques, voyant ainsi disparaître de leur bilan autant de créances irré-
couvrables. Les banques ont pu déduire jusqu’à 50 % de leurs bénéfices
les sommes correspondant aux provisions irrécouvrables en 1998, ce taux
étant relevé à 75 % à partir de 1999.
La création de sociétés de recouvrement – troisième technique d’assai-
nissement – accompagne la prise de conscience politique du phéno-
mène. Même si deux sociétés de ce type existaient auparavant, ce n’est
qu’en février 1998 que l’activité des sociétés de recouvrement a été orga-
nisée et réglementée. La loi de finances de 1999 a permis à chaque
banque publique de créer une société de recouvrement pour essayer de
récupérer un minimum des créances privées en souffrance. Fin 2000, une
loi a étendu cette technique à l’ensemble des banques, les autorisant à
recourir à la technique de la defeasance, c’est-à-dire à vendre des
créances au dinar symbolique pour assainir leur bilan 4. Peu importe fina-
lement que ces sociétés de recouvrement aient été actives et que les opé-
rations lancées aient réussi : l’intérêt de la technique est ailleurs, dans le
rejet des difficultés hors de la sphère de la banque. De l’avis même des
bailleurs de fonds, il est peu probable que ces institutions arrivent à
extraire de ces activités des sommes significatives.

1. Entretiens, Tunis, juillet 1999 et janvier 2000.


2. Par rapport au total des engagements bancaires, le taux a chuté de 34,8 % à 29,9 % ; par rapport au PIB,
le taux est passé de 29,3 % à 23,9 %. Source : FMI, Article IV pour l’année 2000, op. cit.
3. IMF, Banking System Issues…, op. cit.
4. C’est une technique très courante dans le monde de la finance, amplement utilisée par le CCF ou le
Crédit Lyonnais lorsqu’ils ont dû traiter leurs pertes.

38
créances douteuses

Les modalités de provisionnement sont elles-mêmes révélatrices du


caractère artificiel d’un assainissement avant tout comptable. Malgré les
satisfecit auto-octroyés de la BCT, on peut douter de l’efficacité de ces
procédures pour au moins deux raisons. D’une part, tous les observateurs
doutent du réalisme des taux de provisionnement des banques 1 : l’État
arbitre en faveur de l’impôt, et favorise l’existence de bénéfices, fus-
sent-ils fictifs en raison de la sous-estimation systématique des risques
encourus par les engagements bancaires. Ainsi, il n’est pas rare de voir
des créances provisionnées à 25 % seulement alors que la situation réelle
de l’entreprise débitrice et de sa capacité financière devrait plutôt faire
opter pour un provisionnement à 50 %. Le FMI considère que le manque
à provisionner s’élevait en 2002 à 3,5 % du PIB, ce qui est considérable.
D’autre part, les provisions sont constituées déductions faites des
garanties détenues par les banques. Or l’évaluation de ces garanties n’est
pas menée de façon indépendante 2. La détérioration conjoncturelle peut
provoquer une chute du prix des biens garantis sur le marché ; surtout, la
tendance dominante est à la surévaluation de la valeur des biens garantis-
sant le prêt. Du fait de considérations bureaucratiques et nationalistes,
l’administration ne veut pas sous-estimer la valeur du patrimoine
national. En outre, les banques sont souvent incapables de concrétiser la
vente du bien, les entrepreneurs étant protégés par des lois très favo-
rables ou instrumentalisant la justice avec habileté 3. Il y a consensus pour
s’accorder sur des données chiffrées qui présentent des améliorations, de
beaux bilans et des bénéfices, quelle que soit la réalité économique et
financière. Procédure courante en Tunisie, elle laisse entrevoir une règle
d’or de l’économie politique tunisienne : la fiction, construite et large-
ment acceptée, paraît plus importante et même plus performative que la
réalité.
Toutes ces opérations sont des techniques de comptabilité, de reclasse-
ment de créances, de nettoyage de bilans, de « maquillage », sans que
personne ait modifié pour autant ses comportements. Difficile d’incri-
miner l’incapacité des régulateurs à imposer de nouvelles mesures de
contrôle des risques, d’évoquer l’incapacité des banques à adopter de
nouveaux critères d’allocation des crédits ou de nouvelles modalités
d’appréciation des contraintes financières, de douter de l’aptitude des
acteurs économiques à rembourser leurs dettes ou d’évoquer le laxisme
ou l’incompétence des bailleurs de fonds. Le discours des autorités tuni-
siennes suggère une autre piste, celle du choix conscient du maquillage au
détriment d’un assainissement réel. Les débats parlementaires montrent

1. Selon le FMI, le taux de provisionnement des créances douteuses est faible mais il n’a officiellement
cessé de s’améliorer, passant globalement de 31 % en 1994 à 53 % en 1999. Les banques de développement
ont toujours connu de meilleurs taux en la matière (35,5 % en 1994 et 56 % en 2001) que les banques
commerciales (29,5 % en 1994, 43 % en 2003).
2. Entretiens, Tunis, janvier 1999, juillet 2000, décembre 2001 et décembre 2003. Le chiffre du FMI cir-
culait en 2003 dans le monde de la coopération.
3. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000. Voir également le chapitre 4 ci-dessous.

39
le pouvoir à crédit

que les pouvoirs publics entendent aider les banques à se débarrasser de


certaines contraintes et à se concentrer sur l’octroi de crédit, mais que,
pour autant, ils ne remettent pas en cause les modalités d’intervention des
banques, ni le rôle de ces dernières dans la société 1.
Cette hypothèse est corroborée par l’histoire récente des relations avec
les bailleurs de fonds. Depuis les années 1980 en effet, la Banque mon-
diale essayait sans succès d’imposer la réforme du secteur bancaire.
L’acceptation de la restructuration du secteur en 1999 procède donc avant
tout d’une nouvelle donne internationale. Avec les crises financières en
Asie et en Russie, et plus récemment avec les répercussions financières
des attentats du 11 septembre 2001, le coût de l’emprunt sur les marchés
internationaux est devenu comparativement trop élevé. La Tunisie, en
récipiendaire habile, a décidé de se plier partiellement aux exigences des
donateurs pour profiter de certains de leurs fonds 2. Mais ce retournement
s’explique aussi par l’adoption d’une stratégie subtile de contournement
de la contrainte extérieure qui consiste à adopter une réforme quand les
résultats attendus de celle-ci sont déjà plus ou moins réalisés. C’est ainsi
que la réforme de 1999 a été acceptée avec d’autant moins de craintes
que les mauvaises créances publiques et parapubliques avaient déjà été
en partie liquidées par les jeux d’écriture décrits plus haut. Preuve supplé-
mentaire, s’il en fallait, de ce choix conjoncturel et temporaire : les auto-
rités tunisiennes n’ont fait qu’adopter certains fragments de réforme,
ceux dont elles s’accommodaient le plus facilement et qui ne modifiaient
fondamentalement ni le mode de gestion du secteur bancaire, ni les rela-
tions sociales qui le sous-tendent. Le choix de la privatisation massive
du secteur bancaire a toujours été écarté pour des raisons très claires : les
banques sont considérées comme des instruments à la disposition du gou-
vernement ; moins d’interventions directes de la part de la Banque cen-
trale ne signifie nullement une moindre vigilance du pouvoir central sur
les activités et les institutions bancaires 3. Depuis lors, cette approche n’a
jamais été démentie et certaines banques sont destinées à rester dans le
giron de l’État pour encore de longues années : la Banque nationale agri-
cole (BNA) a pour mission de soutenir l’agriculture, la Banque de
l’habitat (BH) le logement et le tourisme, et la Société tunisienne de
banques (STB) les PME.
Les bailleurs de fonds en ont d’ailleurs pris bonne note, acceptant la
stratégie « progressive » et « prudente » des autorités tunisiennes. Ces
dernières ont certes accepté et réalisé, en novembre 2002, la privatisation
de 52 % de l’UIB (Union internationale de banque) au profit de la Société
Générale et celle de 54 % de la Banque du Sud à la fin de l’année 2005
au profit de Andalumaghreb S.A., alliance entre la banque marocaine

1. Débats parlementaires de février 1998 autour de la création des sociétés de recouvrement, cités par
S. KOLSI, « Les contrats passés par les sociétés de recouvrement… », art. cit.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et Bruxelles, mai 2002.
3. C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 71.

40
créances douteuses

Attijariwafa Bank et l’espagnole Santander. Mais ce désengagement ne


représente pas pour l’instant une réelle rupture, les banques étrangères
ayant d’entrée de jeu été contraintes de composer avec certaines règles
du secteur bancaire tunisien, notamment l’opacité autour de la gestion des
crédits et la négociation des résultats bruts d’exploitation 1. Le change-
ment de statut de ces deux banques ne devrait pas avoir une grande
influence si l’on fait l’hypothèse qu’elles se comporteront comme les
autres banques privées de la place, notamment comme les banques étran-
gères, dont les modes de gestion et l’appréhension du risque ne sont pas
sensiblement différents de ceux des banques publiques.

Les ambivalences de la modernisation du secteur bancaire

Pour autant, cette permanence n’empêche évidemment pas des amélio-


rations techniques et de réelles transformations, conformes dans la lettre
à la philosophie de la libéralisation.

Une amélioration et une libéralisation réelles


Depuis une décennie, le processus de modernisation du secteur ban-
caire a connu de réelles avancées, impulsées par de nouvelles réglemen-
tations émises par la Banque centrale, par la présence accrue de banques
étrangères, par des projets d’assistance technique financés par les bail-
leurs de fonds, par l’émergence, même timide, d’une certaine concur-
rence ou par les besoins de financements extérieurs. Depuis le démar-
rage officiel de l’assainissement du secteur financier en 1992, les banques
ont amélioré la gestion de leurs crédits, assaini leur portefeuille, aug-
menté leurs fonds propres 2. Elles ont diversifié leurs offres et leurs ins-
truments financiers, même si beaucoup reste encore à faire. Elles ont pro-
cédé à une informatisation systématique et tenté de recruter du personnel
plus qualifié.
Le processus de libéralisation a donné lieu à de nombreuses analyses 3.
En bref, les banques n’ont plus besoin d’accord préalable de la BCT pour

1. Cette remarque provient de discussions avec des professionnels de la banque et des bailleurs de fonds,
Tunis, décembre 2003.
2. Voir les rapports annuels de la BCT et de l’APBT. A. KAROUI (« Risque systémique et vulnérabilité
bancaire : quels indicateurs prédictifs pour la Tunisie ? », Économie et finance internationale, Université de
Tunis El Manar, Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis, année universitaire 2002-2003)
montre que la rentabilité économique des banques évolue positivement et que leur productivité s’améliore.
En revanche, S. MOULEY (dans « Enjeux et impératifs des politiques de libéralisation des comptes externes
en Tunisie face à la nouvelle architecture financière internationale », CEFI Working Paper, 2004, p. 6) sou-
ligne « l’affaiblissement inquiétant de la rentabilité matérialisée par le faible niveau relatif des commissions
dans le produit net bancaire qui n’a guère dépassé en moyenne 38 % en 2001 alors que les frais généraux
n’ont cessé de surcroît de se gonfler ». Dans ce sens, voir les derniers rapports du FMI et de la Banque mon-
diale cités en note 1, p. 32.
3. Voir les Rapports annuels successifs de la BCT et de l’APBT ainsi que « Les défis de la banque tuni-
sienne », Réalités, Supplément février 1992 ; l’interview du gouverneur Daouas : M. DAOUAS, « La santé de

41
le pouvoir à crédit

octroyer des prêts et les taux d’intérêt sont désormais libres, même si la
réalité souffre de quelques exceptions notables du fait de l’intervention-
nisme de l’autorité de tutelle et de la stratégie de cartel des banques. Avec
l’ère de l’ajustement, les banques de développement sont devenues idéo-
logiquement obsolètes et le processus de liquidation de ces organismes a
été entamé ; en 2001, une nouvelle loi de modernisation du secteur ban-
caire consacre la banque universelle et poursuit le processus de moderni-
sation organisationnelle et légale du secteur.
Les transformations les plus significatives se situent dans le domaine
réglementaire, principalement autour du rôle de régulateur de la Banque
centrale. Les observateurs sont unanimes à regretter l’insuffisance de per-
sonnel compétent, autonome et responsable, susceptible de prendre des
décisions ; ils soulignent également l’omniprésence de la BCT dans la
gestion économique et financière du pays ; mais, simultanément, ils insis-
tent sur l’ampleur des transformations survenues depuis plus d’une
décennie dans le rôle imparti à la Banque centrale et sur la finesse de sa
gestion cambiaire et monétaire. La convertibilité du dinar n’est pas
encore complète, mais elle touche désormais toutes les opérations cou-
rantes, et seules les opérations de capital sont strictement encadrées. La
BCT a adopté les standards internationaux : pour lutter contre l’inflation
et stabiliser le taux de change effectif réel, elle manipule habilement son
panier de devises, ses taux d’intervention, ses réserves, ses relations avec
les banques commerciales. Bien que de manière insuffisante, le taux
d’intérêt commence à jouer son rôle de signal. Au vu de ces disparités,
on pourrait proposer une hypothèse : malgré le coût d’une telle stratégie,
les autorités tunisiennes n’auraient-elles pas adopté un comportement
conforme aux normes du FMI en matière de gestion du change (flexibilité
de l’ajustement en vue d’une stabilisation du taux) en échange de la per-
pétuation d’une sorte de subvention du crédit en monnaie nationale des-
tiné à protéger au mieux le niveau de pouvoir d’achat des Tunisiens ?
La classification des actifs bancaires est une des mesures les plus
importantes prises par la BCT pour moderniser le secteur bancaire. Les
banques sont désormais obligées de procéder à la classification de leurs
actifs en quatre catégories : 1) actifs nécessitant un suivi ; 2) actifs incer-
tains ; 3) actifs préoccupants et 4) actifs compromis (dont – mais pas uni-
quement – les créances avec retard de paiement de plus de 360 jours).
Une loi de 1994 a accru les pouvoirs de régulation de la BCT. Elle a
actualisé les règles de gestion des banques, fixé les normes prudentielles
et les ratios de liquidité et de réserve obligatoire. Pour intensifier son
contrôle, la BCT peut désormais exercer sur les banques un contrôle « sur
pièce et sur place ». Elle peut notamment les obliger à augmenter leur
capital, à constituer des provisions pour créances douteuses ou

notre monnaie nous met à l’abri de toutes les rumeurs injustifiées », L’Économiste maghrébin, nº 296, 12-26
septembre 2001, p. 8-14, ou IMF, « Financial System Stability Assessment », IMF Country Report,
nº 02/119, juin 2002.

42
créances douteuses

litigieuses, ou à s’abstenir de distribuer des dividendes. La Banque cen-


trale pouvait exercer un tel contrôle auparavant, mais cette loi souligne le
souci des autorités tunisiennes de s’aligner sur les normes internatio-
nales et, dans une certaine mesure, de répondre au moins formellement
aux exigences des bailleurs de fonds. D’après les inspections de la BCT,
en 2002, le ratio Cook – qui mesure le niveau des engagements d’une
institution financière par rapport à ses fonds propres – était respecté par
toutes les banques, seule la Banque du Sud étant encore en difficulté sur
ce point 1. Au-delà des lenteurs inévitables dans l’application de telles
mesures, le respect de ces ratios a cependant quelque chose de formel,
voire de fictif, lorsque l’on sait que les banques ne font pas de reporting
correct, qu’il n’y a pas de sanction effective pour les défaillants et que la
classification des créances est souvent négociée 2.

Un archaïsme indépassable ?
Malgré ces nouvelles normes, ces nouveaux critères d’appréciation et
ces nouvelles règles de contrôle, pourquoi le système bancaire a-t-il si
peu changé par rapport au début des années 1990 ? Pourquoi le montant
relatif des créances douteuses est-il encore si élevé ? Pourquoi les besoins
de provisionnement sont-ils toujours aussi pressants ?
Une modernisation en trompe l’œil : telle serait une façon brutale
d’interpréter la situation. Les autorités de tutelle adopteraient de nou-
velles normes et des institutions calquées sur les modèles internationaux
pour, en quelque sorte, « se faire bien voir », montrer que le pays
s’adapte ; mais elles le feraient très progressivement, sans en adopter
nécessairement l’esprit, de façon sélective et sans convaincre les princi-
paux intéressés : les banques. Ces dernières perpétueraient ainsi en toute
tranquillité les modalités de leur fonctionnement archaïque. Pour preuve,
le caractère répétitif des réformes annoncées. Clement Moore Henry note
par exemple que les thèmes soulevés dès 1981 se retrouvent à l’identique
à la fin des années 1990 3, et l’on pourrait ajouter au début de ce siècle
également.
Cette interprétation, pour rapide qu’elle soit, connaît des illustrations
évidentes. Du côté gouvernemental, les retards et les décalages dans

1. Selon le FMI et la BCT, les banques de développement n’ont jamais eu de problème à respecter le ratio
Cook. En revanche, les banques commerciales publiques ont dû faire un long chemin avant d’atteindre la
norme acceptable d’un ratio supérieur à 8 % (passant de – 5,3 % en 1993 à 2,1 % en 1994, 5,9 % en 1997,
8,8 % en 1998 et 11,5 % en 2001) Après des difficultés dans les années 1980, les banques commerciales
privées respectaient le ratio dès le milieu des années 1990.
2. Entretiens, Tunis, Paris et Bruxelles, notamment avec des bailleurs de fonds (ce qui suggère par ail-
leurs qu’ils ne sont absolument pas dupes et qu’ils acceptent consciemment la part de fiction que ces
réformes contiennent).
3. Voir C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 177-211. L’auteur note pour sa part
que cette libéralisation a débuté à la fin des années 1970 avec l’autorisation accordée aux premières banques
offshore. Cette interprétation me paraît excessive dans la mesure où l’offshore tunisien s’apparente davan-
tage à un paradis financier qu’à une mesure de libéralisation.

43
le pouvoir à crédit

l’adoption de textes et de dispositions juridiques plaident en ce sens. Rien


n’a été entrepris pour obliger les entreprises à présenter des comptes
consolidés malgré l’accroissement des groupes par démultiplication de
sociétés 1. Depuis mars 2000, les informations des deux centrales déjà en
fonction, celle des risques et celle des chèques impayés, devaient être
centralisées. Pourtant, elles n’ont toujours pas été utilisées dans leur fonc-
tion d’alerte, notamment parce qu’elles ne prennent pas en compte l’état
des créances classées ou éligibles au refinancement par entreprise ;
comme si rien n’était fait pour dissuader les débiteurs, ni pour éveiller la
prudence des banques sur les faillites à venir. La gestion des banques
publiques demeure administrative et politique : soumises à la tutelle mini-
stérielle pour la moindre opération, elles n’ont aucune autonomie de ges-
tion interne ; elles ne sont pas assujetties au code des sociétés privées et
restent dirigées par des politiques plus que par des techniciens.
La loi bancaire de 2001 offre un autre exemple de cette modernisation
en trompe l’œil. Un banquier tunisien a pu ainsi la qualifier de « reflet des
compétences réelles du pays : un vernis de modernité pour des pratiques
archaïques qui continuent 2 ». Cette appréciation que d’aucuns pour-
raient juger à l’emporte-pièce n’est cependant pas dépourvue de réa-
lisme : à l’heure de la globalisation et du libre-échange avec l’Union
européenne, cette loi maintient les autorisations par le ministère des
Finances pour nombre d’opérations (article 11), ne prévoit pas l’activité
de bancassurance (article 25), exige toujours que le dirigeant de la banque
soit de nationalité tunisienne (article 27), ne couvre pas les banques off-
shore alors que celles-ci financent un nombre croissant d’activités ons-
hore et ne dit rien des banques étrangères. On peut d’ailleurs considérer
que la loi bancaire de 2001 est un exemple type de ces « lois-décaisse-
ment », destinées à remplir une conditionnalité et à défaire la contrainte
des bailleurs de fonds. Acceptées par ces derniers, elles légitiment in fine
les stratégies de tous les acteurs du complexe politico-financier, les
comportements antérieurs pouvant se perpétuer puisque de nouvelles lois
ont été adoptées, gages de modernité.
L’accusation d’archaïsme concerne aussi les banques. Aujourd’hui
encore, les crédits ne sont pas octroyés sur la base d’une analyse de
risque : la connaissance relationnelle, amicale, familiale ou politique
continue à primer. Les banques prêtent toujours sur un nom plus que sur
un projet. Leurs provisions restent majoritairement insuffisantes. La for-
mation, la gestion du personnel, la réorganisation du travail sont des ter-
rains quasiment vierges. Lorsque l’Union européenne a voulu allouer
10 millions d’euros à la formation dans le secteur bancaire, les

1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…,
op. cit. ; C. H. MOORE, « Tunisian banking : politics of adjustment and the adjustment of politics », in
I.W. ZARTMAN (dir.), Tunisia : The Political Economy of Reform, Lynne Rienner, Boulder, 1991, p. 67-97 ;
B. HIBOU et L. MARTINEZ, « Le Partenariat euro-maghrébin, un mariage blanc ? », Les Études du CERI,
nº 47, novembre 1997. Pour plus de détails, voir le chapitre 3.
2. Entretien, Tunis, décembre 2001.

44
créances douteuses

responsables des différentes institutions ont été incapables de formuler


les exigences du secteur et de préciser les besoins en assistance tech-
nique 1. Peu importe que cette incapacité résulte effectivement d’une
incompétence, qu’elle soit l’expression d’une mauvaise volonté ou
qu’elle révèle l’absence de détermination dans la modification des modes
de gestion. Le silence des responsables bancaires traduit l’écart entre ce
que la libéralisation exige des institutions financières et leurs capacités
parfois très limitées. Aujourd’hui comme hier, il met surtout en évi-
dence le rôle des banques dans la régulation d’un ordre social implicite à
l’économie tunisienne : mécanisme de transferts, symbole de modernité,
machine performante dans l’allocation des ressources, les banquiers sont
davantage des « disposeurs prêtant sur dépôt » que des financiers 2.
L’échec récurrent de la Bourse de Tunis permet d’évoquer une autre
facette des faux-semblants de cette modernisation : la permanence de
comportements qui minent l’efficacité des techniques modernes. En
2002, soit près de dix ans après les mesures prises pour relancer la
Bourse, son poids demeure marginal dans l’économie (9,6 % du PIB) et
plus encore dans le financement des investissements (5 % à peine de
l’investissement privé). Fin 2003, seules 45 sociétés étaient cotées à
Tunis, dont une petite vingtaine seulement était des entreprises indus-
trielles et commerciales, la majorité d’entre elles étant des émanations de
banques locales 3. Cet échec peut être expliqué par les nombreux dysfonc-
tionnements de l’institution : manipulations, délits d’initiés, manque de
régulation, règne de l’opacité et absence de confiance. Ces caractéris-
tiques ne sont cependant pas spécifiques à la Tunisie et, ailleurs, elles
n’ont jamais empêché le développement de la Bourse. En dépit d’une
réelle modernisation de la place, de l’introduction de la cotation électro-
nique et de la coopération technique avec la Bourse de Paris, les entre-
prises ne trouvent en réalité aucun intérêt aujourd’hui à entrer en Bourse.
Pour les principaux groupes tunisiens, les financements bancaires sont en
effet très faciles à obtenir. Et fort peu coûteux, la concurrence sur ce seg-
ment très restreint du marché étant rude. Surtout, les banques ont cet
« avantage » remarquable par rapport au marché financier qu’elles n’exi-
gent pas la transparence des comptes 4. La plupart des entreprises cotées
regretteraient d’ailleurs d’« y être allées » et, selon la rumeur, elles
n’auraient « sauté le pas » que pour « faire plaisir au gouvernement » et
montrer des signes de bonne volonté (cas de Monoprix, de la SFBT) ou
pour concrétiser des arrangements avec lui (cas de El Mazra du groupe
Poulina dont on dit que l’introduction en Bourse a été le prix à payer de
la diminution du montant de son redressement fiscal et des délais de

1. Entretien, Tunis, décembre 2002.


2. Cette expression est celle de Carentin, caissier de la Franco-Tunisienne, citée par M.L. GHARBI, Le
Capital français à la traîne…, op. cit., note 6, p. 241.
3. Voir http ://www.bvmt.com.tn/, le site de la Bourse de Tunis.
4. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2003 et FMI, Article IV de l’année 2000, op. cit., p. 24.

45
le pouvoir à crédit

paiement obtenus). En l’état actuel du système bancaire, les entreprises


susceptibles d’entrer en Bourse financent très facilement leur croissance
et leurs activités par l’endettement.
Les difficultés de financement sont le fait des nombreuses petites
entreprises pour qui, de toute façon, la Bourse est inaccessible. De fait, la
Bourse est l’exact reflet des modalités très particulières de gouverner :
un décalage abyssal entre textes et pratiques concrètes ; l’absence de réel
garde-fou et d’un minimum de contrôle ; la personnalisation et la concen-
tration du pouvoir ; une hiérarchisation si poussée que, dans la pyramide
organisationnelle, les acteurs se trouvent très rapidement paralysés et
déresponsabilisés. La Commission des marchés financiers (CMF), équi-
valente de la COB française, chargée du contrôle des marchés et des opé-
rations boursières, n’a bénéficié d’aucune crédibilité de 1994 à 2003
environ. Depuis cette date, sous l’influence d’un nouveau président dont
la compétence et l’intégrité sont reconnues de tous et des frayeurs sus-
citées par la faillite d’une des entreprises les plus dynamiques, BATAM,
spécialisée dans la vente à crédit d’électroménager, elle commence à faire
son travail en rappelant à l’ordre certaines des sociétés cotées aux mœurs
comptables douteuses 1. Pourtant, ce réveil se fait « à la tunisienne »,
c’est-à-dire par la négociation, les arrangements, en douceur parce que
l’important reste le respect de cet ordre social dans lequel priment les
connivences et les relations, non les techniques financières orthodoxes.
La Commission aurait pu intervenir plus brutalement car, de par la loi,
elle détient des pouvoirs réglementaires, des pouvoirs disciplinaires et
des pouvoirs de police. Dans la pratique cependant, elle bénéficie de peu
d’autonomie par rapport au politique 2. Non pas qu’elle reçoive des ordres
directs de Carthage, mais plutôt par crainte de décisions arbitraires de la
part des plus hautes autorités, par peur, surtout, d’être contredite voire
sanctionnée pour des décisions prises sans l’accord préalable du pouvoir
central. Comme le remarquaient, lucides et amers, des professionnels, la
libéralisation et l’ouverture des marchés financiers, « ça ne veut pas dire
plus de marché ou le marché livré à lui-même », mais « l’immixtion des
gens au pouvoir dans le marché » et la « domination de l’incertitude 3 ».
Là encore la spécificité tunisienne n’est nullement en cause. Nombre de
recherches l’ont montré pour les autres pays du Moyen-Orient et de
l’Afrique du Nord, ou encore pour la Chine 4.

1. Entretiens, Tunis, 1999-2005.


2. G. GHERAIRI, « Réflexions sur la nature juridique du conseil du marché financier », Mélanges en l’hon-
neur de Habib Ayadi, Centre de publication universitaire, Tunis, 2000, p. 499-516.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2001, décembre 2002 et décembre 2003.
4. Pour la Tunisie, E. SAÏDANE, « La Bourse de Tunis : une naissance difficile », Revue Techniques finan-
cières et développement, nº 44-45, septembre-décembre 1996, p. 45-56 ; pour le Maroc par exemple, voir
G. CORM, « Maroc : ajustements structurels, privatisations et marchés émergents », Revue d’économie
financière, nº 29, été 1994, p. 183-190 ; et pour la région, C. DE BOISSIEU, « Une vue perspective » (p. 3-13)
et G. CORM, « La Méditerranée, un marché émergent ? » (p. 14-21), Revue Techniques financières et déve-
loppement, nº 44-45, septembre-décembre 1996. Pour la Chine, D.L. WANK, Commodifying Communism.
Business, Trust, and Politics in a Chinese City, Cambridge University Press, Cambridge et New York,

46
créances douteuses

La compréhension sélective, partielle et lacunaire des mécanismes de


marché constituerait une seconde source d’explication de la fragilité
continue du secteur bancaire. Un banquier reconnu de la place affirme
ainsi que la Tunisie est caractérisée par « une certaine incompréhension
des rouages et des ressorts essentiels d’un marché financier. Tout se passe
en effet comme si nous avions terminé le gros œuvre d’une belle
construction et que nous peinions à prendre les nombreuses décisions
nécessaires pour la doter des équipements et des finitions nécessaires
pour lui faire jouer le rôle auquel on la destine 1 ». Cette incompréhen-
sion modifierait la signification des mesures de modernisation et en bou-
leverserait les effets : l’augmentation du capital des sociétés cotées s’est
effectivement transformée en distribution de réserves, la Bourse ne jouant
pas son rôle essentiel de canalisation de l’épargne vers les entreprises ;
les SICAV ont été interprétées comme une opération de dépôt et de trans-
formation et non comme opération de marché. De façon similaire, la
« mise à niveau », notamment l’obligation faite aux entreprises de ren-
forcer leurs fonds propres, a indirectement renforcé les mesures de « por-
tage » : au lieu de contribuer à restructurer la dette des entreprises, les
mesures de soutien à ces dernières ont eu l’effet, sinon inverse, du moins
pervers, d’inciter leurs chefs à s’endetter personnellement pour financer
l’augmentation du capital de leur affaire plutôt qu’à chercher des fonds
ailleurs. Cette dernière solution aurait en effet eu l’inconvénient diri-
mant de diluer le capital du fondateur et d’ouvrir les comptes à un regard
étranger 2.
Clement Moore Henry dit presque la même chose lorsqu’il souligne
que le marché, en Tunisie, a été mis en place avant que les acteurs ne
puissent comprendre les mécanismes le régissant, enfermés qu’ils
seraient par l’étatisme et l’interventionnisme tatillon – « socialiste » de
surcroît ! – de l’administration. Cette situation aurait été en outre ren-
forcée par la dépendance des entrepreneurs vis-à-vis de l’État, la rhéto-
rique libérale du gouvernement cachant en réalité l’expression d’intérêts
administratifs 3. On doit sans aucun doute prendre ses distances avec ces
deux interprétations : la première trahit une vision élitiste des rapports
économiques et donc des réformes, les acteurs économiques étant consi-
dérés comme incapables de comprendre les bienfaits du marché ; la
seconde pèche par son antiétatisme, les pouvoirs publics étant perçus
comme incapables d’aller au bout de leur logique de modernisation ; les
deux adoptent une vision mécaniciste et normative des réformes. Mais
l’une et l’autre mettent en évidence, de façon très pertinente, un élément
fondamental que Max Weber avait souligné à propos de la diffusion du

1999, et D.L. WANK, « The making of China’s rentier entrepreneur elite : state, clientelism, and power
conversion, 1978-1995 », in F. MENGIN et J.-L. ROCCA (dir.), Politics in China. Moving Frontiers, Palgrave,
MacMillan, New York, 2002, p. 118-139.
1. A. ABDELKEFI, « Le marché financier tunisien : présent et avenir », Tunisie Valeurs, nº 16, 2002, p. 11.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2003.
3. C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 64.

47
le pouvoir à crédit

capitalisme 1 : on ne transforme pas les comportements et mentalités éco-


nomiques avec des politiques économiques. Autrement dit, cette compré-
hension lacunaire des mécanismes de marché traduit surtout un éthos et
des pratiques d’exercice du pouvoir très spécifiques.

La préférence pour les créances douteuses sans cesse réactualisée


Une autre interprétation est cependant possible, qui met en avant une
actualisation permanente de la préférence pour les créances douteuses.
Mon hypothèse est que la libéralisation et la modernisation, au lieu de
mettre un terme à la « mauvaise gouvernance » entrepreneuriale, offrent
paradoxalement aux banquiers et aux entrepreneurs de nouveaux méca-
nismes leur permettant de perpétuer leurs pratiques. Quelques exemples
illustrent ce propos.
Avant la réforme de 1995, une banque ne pouvait effacer une créance
que si la justice avait pu constater l’absence de remboursement. Elle
devait donc attendre l’aboutissement de son action judiciaire pour pou-
voir apurer son bilan, ou espérer que l’entreprise soit mise en faillite ou
en liquidation. Destinée à l’origine à protéger les entreprises en diffi-
culté, à éviter la montée du chômage et à favoriser les reconversions, la
loi du 17 avril 1995 a rapidement été interprétée par l’entrepreneur
comme une opportunité supplémentaire pour se soustraire aux exigences
de ses créanciers 2. Une fois l’entreprise sous la protection de cette loi, les
créanciers n’ont en effet plus le droit d’être en contact avec le débiteur et
aucun recours amiable n’est possible. Dans l’attente d’un jugement, ils
ne peuvent requérir le moindre remboursement, encore moins s’immiscer
dans son plan de redressement. Or, le plus souvent, la justice décide en
faveur du débiteur, transformant la procédure de faillite en véritable
échappatoire. Selon les banquiers de la place, environ la moitié des
créances douteuses prendrait le chemin de la loi sur les faillites. Le phé-
nomène serait en expansion. La loi serait ainsi instrumentalisée par des
entrepreneurs peu scrupuleux, notamment par ceux que la bourgeoisie
tunisoise et les hommes d’affaires traditionnels considèrent comme les
« mafieux », les « nouveaux riches » et les « membres des clans » : cette
pratique constituerait une autre modalité du prêt non remboursable
évoqué plus haut. À l’inverse, la loi représenterait aussi une technique
pour se protéger des foudres du pouvoir central : la rumeur veut ainsi que
le frère de Kamel El Taïef, homme d’affaires proche de Ben Ali récem-
ment disgracié, ait immédiatement mis ses entreprises sous la protection
de cette loi dès qu’il sut que son frère avait été incarcéré, afin d’éviter
d’être poursuivi par le fisc, la CNSS (Caisse nationale de sécurité sociale)
ou directement par Carthage. Le détournement de la loi a donc parfois

1. M. WEBER, « L’éthique économique des religions mondiales (1915-1920) », in Sociologie des reli-
gions, Gallimard, Paris, 1996, p. 329-486.
2. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences…, op. cit, p. 138-141.

48
créances douteuses

une connotation politique et s’apparente alors à une privatisation ram-


pante des intérêts publics. Le plus généralement, la loi est cependant uti-
lisée pour faire face à des problèmes réels de financement, sans connota-
tion politique aucune, jouant son rôle social et protecteur. Reste que ce
texte n’a toujours pas été amendé, malgré les demandes répétées des
banquiers.
Comment interpréter cette situation ? Comme une instrumentalisation
politique, afin de mieux contrôler l’économie ? On peut en douter au
regard de l’enchevêtrement d’intérêts pas toujours convergents et de la
multiplicité des acteurs concernés. Penser que cette loi a été conçue par
le pouvoir central pour alimenter le processus de création des créances
douteuses et ainsi protéger les puissants immoraux et simultanément
mieux « tenir » les entrepreneurs serait tomber dans un machiavélisme
assez naïf. En élaborant la loi sur les faillites, l’administration poursui-
vait un véritable objectif de « mise à niveau » des entreprises, de moder-
nisation légale et économique. Surtout, elle tentait de mettre en pratique
le mot d’ordre social des pouvoirs publics : la survie des entreprises, le
maintien de l’emploi et la recherche de stabilité. Les acteurs écono-
miques et financiers, publics et privés, les institutions judiciaires et même
les administrations ont cependant interprété ce texte d’une manière qui a
actualisé voire revivifié des comportements antérieurs. En cas de litige
entre une entreprise en situation de cessation de paiement et une banque
par exemple, la cour d’appel de Tunis privilégie toujours le redresse-
ment, c’est-à-dire l’entreprise 1. Hormis pour les grosses affaires, le juge
ne reçoit évidemment pas de directive politique pour ces petits litiges qui
ne sont pas même connus du pouvoir central. Mais, issus de la même
société, les juges sont imprégnés du même éthos, ils sont sensibles aux
questions sociales et appréhendent les effets de la libéralisation écono-
mique. Ils ne peuvent être totalement imperméables aux discours offi-
ciels sans cesse répétés, et, comme tous les Tunisiens, ils subissent cette
situation politique où la critique est impossible, y compris sur des sujets
techniques. L’interprétation favorable au débiteur a été rendue possible
par l’absence de définition de la cessation de paiement, le législateur,
pour les mêmes raisons, préférant s’en remettre au juge. Sans aucune
arrière-pensée donc, la cour d’appel de Tunis peut ainsi mettre en avant
les notions de « difficultés sérieuses » et de non-intentionnalité pour
juger en faveur de l’emploi et de l’activité économique. Si, pour la
banque, les créances douteuses constituent un refus de payer, la cour
d’appel choisit généralement d’interpréter la situation comme une impos-
sibilité d’honorer la dette, non une intention délibérée de fuir ses
obligations.

1. Entretiens, janvier 1999 et juillet 2000. Voir aussi A. MAMLOUK, « Commentaire de l’arrêt nº 69197 du
6 octobre 2000 de la Cour d’appel de Tunis », Revue tunisienne de droit, Centre de publication universitaire,
Tunis, 2000, p. 463-475.

49
le pouvoir à crédit

Ce dernier exemple suggère donc que le processus générateur de


créances douteuses est alimenté par des compréhensions et des comporte-
ments qui échappent à toute réglementation. Quel que soit le texte de loi,
l’appréciation du risque ne dépend in fine ni de la viabilité ou de la qualité
du projet, ni de la situation financière de l’entrepreneur et de son entre-
prise, ni encore des perspectives de développement, mais bel et bien de
la qualité de la signature et de la (re)connaissance du débiteur. En dehors
même de la loi sur les faillites, un banquier ne sera pas incité à se tourner
vers la justice pour obtenir un remboursement, dissuadé qu’il est par son
environnement politique et social : « il aide la Tunisie, il faut le
comprendre, il faut l’aider », « tu ne peux pas lui faire ça », « il emploie
énormément de gens »… sont autant d’arguments qu’il a d’ores et déjà
intégrés avant même d’affronter un problème.
Les crises réactualisent cette compréhension sociale de la créance en
officialisant la tolérance à son remboursement partiel. En 2002-2003,
l’État a ainsi expressément demandé aux banques de fermer les yeux sur
le non-remboursement des établissements hôteliers, en raison de la grave
crise qui touchait le secteur 1. S’il persévère, le banquier aura beaucoup
de mal à trouver un juge capable d’exécuter la garantie. Même si les
préoccupations sociales du gouvernement se diffusent dans l’ensemble de
la société, ces comportements ne peuvent être interprétés simplement en
termes de mots d’ordre politiques, de consignes pour éviter chômage,
appauvrissement et ralentissement économique. Beaucoup plus profon-
dément, dans un petit pays comme la Tunisie, retarder les rembourse-
ments, éviter d’acculer le débiteur et de lui faire perdre la face, préserver
la dignité des uns et des autres, tout cela fait consensus. Le sens de la
sécurité, de la stabilité sociale et du paternalisme économique est par-
tagé par ces grands hommes d’affaires qui, par le jeu des relations fami-
liales, amicales, politiques et régionales, ne cessent de se côtoyer dans la
vie professionnelle comme dans la vie privée. Là prévalent les relations
personnelles, ainsi que les notions de crédit personnel, d’honneur et de
réputation.
Les lois et les conditionnalités ne peuvent bouleverser le fonctionne-
ment du complexe politico-financier. Lors de la privatisation partielle de
l’UIB, après les critiques d’opacité et de rétention d’information qui
avaient accompagné la plupart des privatisations antérieures, le gouver-
nement, la Banque centrale et la banque privatisée ont tout entrepris pour
que l’opération se fasse dans les règles de l’art. Tout… sauf l’accès au
portefeuille des crédits qui, malgré les pressions, n’a jamais été présenté
de façon suffisamment documentée 2. Les candidats n’ont pas eu accès
au portefeuille des crédits déjà classés, sous le prétexte que leur situation
avait préalablement été réglée et ne pouvait donc constituer un élément
d’appréciation de l’actif dont ils hériteraient. La Société Générale, qui a

1. Entretiens, Tunis, janvier 2005.


2. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003 ; Paris, novembre 2003.

50
créances douteuses

gagné l’appel d’offres, n’est pas dupe : elle estime aujourd’hui que le trai-
tement de ces créances douteuses n’a été que très partiel. Ce n’est qu’au
terme d’un long bras de fer, où elle a fait intervenir les autorités fran-
çaises, qu’elle a pu imposer à la Banque centrale, à titre exceptionnel, leur
provisionnement. Mais elle estime avoir acheté une part de marché non
négligeable au prix d’un droit d’entrée modeste pour une multinationale,
et l’accès à un marché national malgré tout lucratif 1.

Une économie d’endettement multiforme

L’ampleur des créances douteuses n’est pas chose nouvelle. Mais, à


partir d’un moment, elles ont été perçues comme problématiques. Ce
moment est relativement récent : au début des années 1990 encore, les
bailleurs de fonds n’avaient pas identifié les crédits accrochés comme le
point central des réformes. Le caractère néfaste de ces créances dou-
teuses n’est apparu qu’avec le changement du regard sur ce que devait
être un « bon » système financier ; il a fallu la conjonction des transfor-
mations de l’environnement international, de l’idéologie libérale domi-
nante, de l’approfondissement de la libéralisation, des modifications des
règles internationales et de la montée en puissance des bailleurs de fonds
en la matière pour que cette nouvelle lecture s’impose 2. Le besoin de
financement a contraint la Tunisie à adopter ces normes internationales :
le choc de la libéralisation et les pressions internationales ont créé des
tensions qui condensaient les dilemmes et contradictions de l’économie
politique tunisienne. Le processus de création de créances douteuses ne
constitue en réalité qu’une facette, la facette désormais « scandaleuse »
et hétérodoxe de l’économie d’endettement. Le système financier tuni-
sien l’alimente en finançant le budget et, plus généralement, les politiques
publiques et en contribuant au fonctionnement de l’économie nationale et
au développement d’une consommation de masse.

Le financement de l’action publique


Comme dans beaucoup d’autres économies d’endettement, le système
bancaire sert, en premier lieu, à financer l’action gouvernementale à
travers le financement de son déficit budgétaire. Par un effet de diffu-
sion de normes, la Tunisie doit cependant présenter des budgets proches
de l’équilibre et quasiment respecter les critères de Maastricht. Mais le
budget de l’État ne rend pas forcément compte de l’ampleur exacte des

1. L’UIB représente en effet 8 % du marché alors que l’achat des 52 % n’a coûté à la Société Générale
que 75 M$. Source : entretiens, Tunis, décembre 2002.
2. Ceci n’est pas propre à la Tunisie. En Chine par exemple, les créances douteuses ont été rendues
visibles par les restructurations et les opérations d’assainissement des entreprises publiques. Ce n’est qu’à
partir de cette date que les autorités ont mis en évidence la généralité du phénomène. Voir A. KERNEN, La
Chine vers l’économie de marché. Les privatisations à Shenyang, Karthala, Paris, 2004.

51
le pouvoir à crédit

dépenses publiques. Nombre de financements étatiques, paraétatiques ou


parapublics transitent en effet par d’autres canaux susceptibles de
contourner la contrainte budgétaire, en premier lieu par le système
bancaire.
Dès lors, les créances douteuses proviennent en partie d’une déléga-
tion de politique économique : ces créances sont en réalité des dépenses
budgétaires cachées ou, pour être plus exacte, des dépenses étatiques non
budgétisées. Elles correspondent au financement de subventions aux
offices agricoles, d’aides aux entreprises préfinancées par les banques et
jamais ou partiellement remboursées par l’État, ou encore d’opérations
de recapitalisation d’entreprises publiques 1. Bien évidemment, il est dif-
ficile de distinguer entre, d’une part, mauvaise gestion des entités
publiques et, de l’autre, non-versement des subventions officiellement
dues par l’administration centrale, politique de participation tacite à la
consommation de masse et aux revenus (des agriculteurs, des petites et
moyennes entreprises) et financement des travaux d’utilité publique de
grandes entreprises. Quoi qu’il en soit, cette modalité de financement est
aujourd’hui encore largement utilisée, en dépit des affirmations offi-
cielles sur son caractère désormais obsolète. Le comportement des auto-
rités tunisiennes le laisse supposer : malgré les pressions répétées des
bailleurs de fonds, elles n’ont toujours pas fourni les comptes consolidés
de l’État. La stratégie de diversification évoquée plus haut à propos des
entrepreneurs privés concerne aussi les acteurs étatiques 2 : la nébuleuse
créée par les prises de participation des sociétés publiques permet en effet
de multiplier les sources de financement et d’alléger d’autant le poids des
contraintes financières et politiques.
En outre, par le jeu de l’étatisme diffus et de la légitimité historique
du dirigisme d’État, « qu’elles soient publiques ou privées, les banques
ont été transformées en agences virtuelles de versement de prêts de la
Banque centrale 3 ». La libéralisation n’a fait que déplacer les formes de
l’intervention et rendre plus subtiles ses modalités lors d’un processus qui
s’apparente à une dilution ou privatisation cachée de la créance dans un
réseau de pouvoir et de sociabilité 4. La restructuration du secteur pro-
ductif public transite principalement par les banques, notamment par un
usage sélectif des crédits et du respect des échéances financières. On peut
ainsi couper le crédit des entreprises dont on a décidé la liquidation et
poursuivre le soutien aux entreprises destinées à être restructurées ou

1. Entretiens, Tunis, juillet 1999, janvier 2000 et décembre 2001.


2. P.D. PELLETREAU, « Private sector development through public sector restructuring ? The cases of the
Gafsa Phosphate Company and the Chemical Group », in W.I. ZARTMAN (dir.), Tunisia : Political Economy
of Reform, op. cit., p. 129-141, et R. ZGHAL, « Le développement participatoire, participation et monde du
travail en Tunisie », in D. GUERRAOUI et X. RICHET (dir.), Stratégies de privatisation. Comparaison Ma-
ghreb-Europe, L’Harmattan, Toubkal, Paris, Casablanca, 1995, p. 205-229.
3. C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 50.
4. Sur ce processus de privatisation de la créance ou de la dette, voir O. VALLÉE, « La dette publique est-
elle privée ?… », art. cit. Sur les pratiques tunisiennes, C. H. MOORE, « Tunisian banking… », art. cit.

52
créances douteuses

privatisées, même si cela suscite la création de nouvelles créances dou-


teuses. Les politiques industrielles passent par des subventions directes
mais aussi par des soutiens financiers importants qui se matérialisent par
l’ouverture de lignes de crédit, de programmes de bonification, de fonds
d’aide, à l’instar du Fonds de promotion et de décentralisation indus-
trielle (FOPRODI) ou du Fonds national de garantie 1. Le très officiel et
médiatique « programme de mise à niveau », destiné à accompagner la
modernisation du tissu industriel grâce à des aides à l’investissement, met
à contribution les banques ; ces dernières sont représentées au sein du
Comité de pilotage de la mise à niveau, le COPIL, organe bureaucra-
tique par excellence 2. Les banques sont ainsi directement insérées dans
les processus de négociation et de construction du « consensus » entre-
preneurial : l’attribution des subventions est décidée en fonction de diffé-
rents critères. Parmi ceux-ci, la situation bancaire de l’entrepreneur, elle-
même issue de la nature et de la qualité de ses relations personnelles avec
les financiers et parfois avec les politiques, est déterminante.
La politique agricole transite également par le secteur bancaire : même
si le crédit y est resté relativement faible par rapport au financement ban-
caire du reste de l’économie tunisienne et au financement global de
l’agriculture, il a permis la modernisation de l’agriculture à partir des
années 1970, la concentration des richesses et la montée d’une nouvelle
oligarchie 3. Hier comme aujourd’hui, les décisions étatiques influencent
d’autant plus l’activité bancaire que seules les banques publiques fournis-
sent des crédits aux paysans. Leurs ressources ne sont que marginale-
ment des fonds propres et leurs activités reposent essentiellement sur des
ressources budgétaires et sur des ressources extérieures, elles-mêmes
orientées par les autorités publiques dans le cadre des accords bilatéraux
ou internationaux 4. L’implication du secteur bancaire en tant que truche-
ment des autorités publiques se traduit également par le financement des
grands offices (comme l’Office des céréales ou l’Office national des

1. H. DIMASI et H. ZAÏEM, « L’industrie : mythe et stratégies », in M. CAMAU (dir.), Tunisie au présent,


une modernité au-dessus de tout soupçon ?, CNRS, Paris, 1987, p. 161-179 ; E. BELLIN, Stalled Demo-
cracy…, op. cit. ; E. MURPHY, Economic and Political Change in Tunisia…, op. cit. ; M. BECHRI, T. NAJAH
et J.-B. NUGENT, « Tunisia’s lending program to SME’s : anatomy of an institutional failure », World Bank
Working Paper, 6 février, World Bank, Washington D.C., 2000.
2. Voir J.-P. CASSARINO, « The EU-Tunisian association agreement and Tunisia’s structural reform pro-
gram », Middle East Journal, vol. 53, nº 1, hiver 1999, p. 59-74 ; le chapitre 9 ci-dessous.
3. H. SETHOM, « L’action des pouvoirs publics sur les paysages agraires et l’économie rurale dans la
Tunisie indépendante », p. 307-322, et H. ATTIA, « L’étatisation de l’eau dans les oasis du Jerid tunisien :
lecture d’une dépossession », p. 361-385, in R. BADUEL (dir.), États, territoires et terroirs au Maghreb, Édi-
tions du CNRS, Paris, 1985, ainsi que J.-P. GACHET, « L’agriculture : discours et stratégies », in M. CAMAU
(dir.), Tunisie au présent…, op. cit., p. 181-228.
4. A. ABAAB et M. ELLOUMI, « L’agriculture tunisienne : de l’ajustement au défi de la mondialisation »,
in M. ELLOUMI (dir.), Politiques agricoles et stratégies paysannes au Maghreb et en Méditerranée occiden-
tale, Alif et IRMC, Tunis, 1996, p. 114-145 ; H. SETHOM, Pouvoir urbain et paysannerie en Tunisie, Cérès
Productions et Fondation nationale de la recherche scientifique, Tunis, 1992, p. 139-144 ; P. SIGNOLES,
« Industrialisation, urbanisation et mutations de l’espace tunisien » (p. 277-306), in R. BADUEL (dir.), États,
territoires et terroirs au Maghreb, op. cit.

53
le pouvoir à crédit

huiles) et la prise en charge étatique des créances non remboursées aux


banques publiques dont l’origine provient en réalité de subventions non
versées 1. En outre, les banques participent pleinement au processus de
concentration, de clientélisme politique et d’affichage social 2 : les petits
et moyens agriculteurs trouvent d’immenses difficultés à accéder au
crédit ; ils sont orientés vers des ONG ou des programmes d’assistance
dans une logique clientéliste et partisane, dans une logique de saupou-
drage aussi qui empêche tout effet de modernisation, d’entraînement et
d’amélioration substantielle des niveaux et des modes de vie.
Bien qu’elle soit l’objet d’un interventionnisme souvent plus direct à
travers des programmes et des fonds spécifiques, la politique sociale tran-
site elle aussi partiellement par le système bancaire. Plus encore que dans
l’industrie ou dans l’agriculture, cet engagement bancaire est en réalité
une intermédiation au profit de l’État. La Banque tunisienne de solida-
rité (BTS) est, de fait, une « ligne de crédit à orientation sociale 3 » plus
qu’une banque : elle prête sans garantie, après un entretien avec le béné-
ficiaire du prêt et l’obtention d’informations fournies par les cellules de
parti, les comités de quartier, l’assistante sociale ou l’omda – littérale-
ment « chef de secteur », qui correspond au dernier échelon de l’adminis-
tration territoriale –, ou encore directement par les rapports de police 4.
De même, les autorités publiques imposent à toutes les banques un certain
quota d’aide, à taux bonifiés, à la création d’entreprises dans le cadre du
Fonds national pour l’emploi. Généralement, les critères bancaires et les
normes professionnelles du métier voudraient que tous ces dossiers soient
refusés ; un provisionnement pour créances douteuses est d’ailleurs mis
en place dès l’octroi du prêt 5. Ce dernier n’a, de fait, aucun fondement
économique, mais il s’inscrit dans la politique d’insertion et d’aide
sociale à laquelle les banques de la place ne peuvent échapper, sous peine
de perdre la confiance des autorités et de ne pouvoir bénéficier, en cas de
coups durs, d’une écoute favorable.

Le financement de l’économie et de la consommation privées


L’économie d’endettement finance également les investissements et le
fonctionnement du secteur productif privé. Le discours officiel sur les
créances douteuses met d’ailleurs l’accent sur cette dimension : en
l’absence de capitalisme tunisien au moment de l’indépendance, il a fallu

1. B. HIBOU, « Les marges de manœuvre d’un “bon élève” économique : la Tunisie de Ben Ali », Les
Études du CERI, nº 60, décembre 1999.
2. H. SETHOM, Pouvoir urbain et paysannerie en Tunisie, op. cit., p. 145-154. « Les agriculteurs qui béné-
ficient d’un crédit agricole chaque année sont une petite minorité : dans l’hypothèse la plus favorable, ils
représenteraient 20 % des exploitants agricoles », p. 150. A. ABAAB et M. ELLOUMI, « L’agriculture tuni-
sienne… », art. cit., mentionnent, p. 127, que « seulement 15 % des exploitants bénéficient » de crédits ban-
caires.
3. Expression d’un banquier, Tunis, décembre 2002.
4. B. HIBOU, « Les marges de manœuvre d’un “bon élève” économique… », art. cit., p. 20-22.
5. Entretiens, Tunis, décembre 2001. Pour plus de développements, voir chapitre 7.

54
créances douteuses

bâtir une économie nationale en même temps que se construisaient et


l’État national et la société nationale. Le système bancaire tunisien, alors
public dans sa quasi-totalité, a permis d’atteindre ce but au cours des
années 1970 et 1980, et de créer de toutes pièces les groupes tunisiens
privés. Pour ce faire, les banques ont été transformées en machines à dis-
tribuer du crédit, selon les orientations de la Banque centrale, sans grande
autonomie 1. Si cette interprétation doit être considérée avec précaution,
dans la mesure où elle fait la part belle au volontarisme et au contrôle
étatique et où elle occulte d’autres logiques à l’œuvre, il est certain
qu’aujourd’hui encore les groupes tunisiens, principalement familiaux,
ont peu de fonds propres, qu’ils sont plus endettés que leur assise écono-
mique, technique et financière devrait le leur permettre, qu’ils fonction-
nent et se développent presque exclusivement avec l’argent des
banques 2. Ce processus, historiquement construit, facilite les comporte-
ments de création de créances douteuses. Dès les années 1960 et
jusqu’aux années 1980, il était facile de faire et défaire des négoces avec
l’argent « public », c’est-à-dire l’argent des banques publiques, l’argent
de l’épargne publique et l’argent non versé au Trésor public au titre de
l’impôt. L’État avait en effet très officiellement adopté une politique de
laxisme fiscal en contrepartie de cette stratégie d’investissement et de
construction d’une économie nationale 3. Avec la crise de la fin des
années 1980 et des années 1990, ce comportement s’est révélé sous un
nouveau jour : il était d’autant plus facile de se désengager, de faire face
aux difficultés de la libéralisation, de la concurrence, de la récession et
des restrictions budgétaires que les banques continuaient à fournir le
financement « adéquat » à travers l’acceptation de créances douteuses,
incomparablement plus compétitives que des financements non ban-
caires. En l’absence de réaction des banques, des entités régulatrices, des
autorités de tutelle et des débiteurs, le secteur bancaire est resté le prin-
cipal acteur de l’économie d’endettement. Le confort relatif dans lequel
se trouvent les banques a empêché l’usage massif d’autres instruments
financiers, comme la Bourse et ses multiples mécanismes de finance-
ment, les sociétés de capital-risque ou les sociétés de leasing.
En période de récession cependant, le secteur bancaire n’est plus à
même de suivre le rythme effréné des demandes de crédit. C’est ce qui
explique l’aggravation récente du crédit interentreprises et l’apparition
d’impayés et de créances interentreprises désormais considérées comme

1. C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit.


2. BANQUE MONDIALE, Actualisation de l’évaluation du secteur privé, 2 volumes, The World Bank,
Washington D.C., mai 2000 ; P.A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of
Doing Business in Tunisia : A Comparative Perspective, World Bank Discussion Paper, janvier 2004 ;
WORLD BANK, Republic of Tunisia. Country Assistance Evaluation, Advance Copy, The World Bank, Wa-
shington D.C., 2004.
3. P. SIGNOLES, « Industrialisation, urbanisation et mutations de l’espace tunisien », art. cit., montre
comment la stratégie de renonciation à l’impôt avait pour but de développer l’économie nationale.

55
le pouvoir à crédit

non recouvrables 1. La conjonction du ralentissement de l’octroi des prêts


par les banques, des résultats économiques et commerciaux inférieurs aux
anticipations, de la mauvaise gestion, voire des malversations pures et
simples a orienté les entreprises déjà lourdement endettées auprès du sys-
tème bancaire vers leurs fournisseurs auprès desquels elles ont fait, en
quelque sorte, des emprunts forcés. La situation tendue des années 2001
et surtout 2002 a fait émerger ce problème sur la place publique ; il est
en réalité récurrent. Comme l’écrivait en 1996 un observateur, « il est
constant que l’une des causes des difficultés des entreprises dans tous les
secteurs de l’activité économique et, partant, l’une des raisons contrariant
leur développement et leur croissance est l’accumulation et le volume
considérable de leurs impayés 2 ».
Mais l’économie d’endettement ne concerne bien évidemment pas seu-
lement l’économie productive. Les consommateurs eux aussi sont insérés
dans ces relations d’endettement. Avec l’élévation du niveau de vie des
années 1970 et 1980 et le ralentissement de la croissance dans les années
1990, en période d’ouverture et d’accroissement de l’offre de biens, ils le
sont même de façon croissante. La stagnation des revenus a donné toute
sa popularité au crédit à la consommation qui s’est fortement développé
dans les années 1990 et 2000.
L’ampleur de l’endettement, voire du surendettement des ménages
n’est pas chiffrée étant donné le caractère très politique de l’informa-
tion. En 2003, ses dimensions étaient néanmoins « inquiétantes » selon
les dires des autorités publiques. En l’absence d’institutions spécialisées,
cet endettement s’est réalisé à travers différents canaux qui ont tous
convergé vers le système bancaire. Seuls les plus aisés ont pu directement
recourir aux banques à travers les « crédits personnels » ; cette modalité a
cependant été limitée par l’inexistence d’une politique officielle de crédit
à la consommation.
La classe moyenne a bénéficié d’avances de la part des employeurs les
plus solides et les mieux organisés 3, et, pour certains produits à dimen-
sion sociale comme la voiture populaire, des caisses au budget excéden-
taire, essentiellement la CNSS. Mais ce sont surtout les commerçants,
grandes surfaces et spécialistes des biens électroménagers, à commencer
par BATAM, qui ont permis l’explosion du crédit à la consommation.
Les banques ont joué un rôle fondamental bien qu’occulte, en refinançant
les traites des commerçants. Avant la promulgation de la loi sur la « vente

1. J’ai essayé en vain d’obtenir des données sur ces crédits interentreprises. Mes remarques se fondent
donc uniquement sur des entretiens qui tous, en revanche, ont confirmé cette tendance, Tunis,
décembre 2001 et surtout décembre 2002 et décembre 2003.
2. S. KOLSI, « Les contrats passés par les sociétés de recouvrement de créances avec leurs clients », art.
cit., p. 567.
3. Entretiens, Tunis et gouvernorats de Tunis et de Nabeul, janvier-mars 2005. Les employeurs peuvent
servir de garants auprès des banques ou, ce qui est le plus courant, ils prêtent eux-mêmes à l’employé sous
forme d’avance sur salaire. Voir également J.-P. BRAS, « Tunisie : Ben Ali et sa classe moyenne », Pôles,
nº 1, avril-juin 1996, p. 174-175, et H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, « Poulina, un management tuni-
sien », Notes et Documents, nº 17, AFD, Paris, mai 2005.

56
créances douteuses

avec facilités de paiement » – telle est la qualification officielle du crédit


à la consommation – aucune réglementation n’existait en la matière et les
sociétés ont pu faire des offres « sauvages » à des conditions exorbi-
tantes : certains produits étaient vendus à crédit, parfois jusqu’à trois et
même quatre ans, à des taux usuraires pouvant aller jusqu’à 30 %, voire
40 %. Les banques s’empressaient de refinancer les traites et les lettres
de commerce de ces sociétés tant l’activité était lucrative. La loi du 2 juin
1998 a limité le nombre des échéances et a imposé que le prix à partir
duquel les taux d’intérêt étaient calculés soit strictement identique à celui
de l’achat du bien au comptant 1. Elle a ainsi tenté de limiter les dérives
observées sans pour autant se donner les moyens d’une réelle maîtrise du
secteur très périlleux qu’est le crédit à court voire très court terme. D’une
part, officiellement, les banques ne peuvent toujours pas octroyer de
crédits à la consommation et les sociétés spécialisées ne sont toujours pas
autorisées à opérer en Tunisie. De l’autre, les consommateurs sont en réa-
lité dans l’impossibilité de prouver que le prix de base de l’achat à crédit
n’est pas identique au prix de l’achat au comptant, ce qui réduit égale-
ment l’effectivité de la lutte contre les abus des sociétés de vente à crédit.
Dans les dernières années, la montée de la crise, l’aggravation des iné-
galités et l’appauvrissement d’une partie de la classe moyenne expli-
quent la dérive étonnante que le crédit à la consommation a connue : des
ménages à court d’argent s’endettaient en achetant des produits à crédit
de façon à pouvoir les revendre sur le marché parallèle et obtenir ainsi des
liquidités 2. Après avoir pris connaissance de tels détournements et sous la
pression des commerçants en difficulté, la BCT a peu à peu réglementé le
secteur, en abaissant les termes des crédits à 18 mois, puis en autorisant
de fait, mais non officiellement, les activités de crédit à la consomma-
tion par les banques, à travers des lignes de crédit à court terme. Ce début
de normalisation a immédiatement fait apparaître l’ampleur du système :
le volume des traites aurait augmenté automatiquement de 30 % en 1999
après la mise en place de la loi de 1998 3.
Le crédit à la consommation n’a pas été encouragé par les autorités de
régulation bancaire. Bien au contraire, ces dernières ont empêché la créa-
tion de sociétés spécialisées par crainte précisément d’une perte de
contrôle sur la masse monétaire, sur l’endettement des ménages et sur
l’économie en général. Simultanément, elles ont cependant été inca-
pables d’arrêter un processus qui les dépassait, du fait d’une trop forte
pression des consommateurs, d’un côté, de l’opportunité et des capacités
de réponse de certains commerçants et banquiers, de l’autre. Une fois le
processus enclenché, l’autorité régulatrice n’a pu que s’en accommoder,

1. Sur les aspects juridiques du crédit à la consommation, voir Y. KNANI, « La vente avec facilités de paie-
ment », Mélanges en l’honneur de Habib Ayadi, op. cit., p. 545-566.
2. Entretiens, Tunis, juillet 2000.
3. Là encore, il ne m’a pas été possible de confirmer ces chiffres par des publications officielles. Elles
m’ont été fournies lors d’entretiens.

57
le pouvoir à crédit

mais fort bien : le crédit à la consommation participe du discours de


modernisation, d’élévation du niveau de vie, de démocratisation écono-
mique du régime ; il occupe et préoccupe, tout en ayant l’avantage de ne
pas être comptabilisé dans les créances douteuses du système ban-
caire… du moins jusqu’à la faillite de la principale société d’électromé-
nager proposant du crédit à la consommation, BATAM, puis d’Electro
Kallel. Ce crédit bien particulier, dispendieux et peu réglementé, n’est
absolument pas créé par le pouvoir central ; mais son ancrage et son
importance sociale en font un instrument particulièrement attractif pour
le déploiement des stratégies étatiques, et notamment des velléités de
contrôle et de surveillance des opérateurs économiques.

Les créances douteuses, un mécanisme « moderne »


Ces exemples suggèrent que, loin de s’épuiser, le modèle de l’éco-
nomie d’endettement, dans cette forme particulière de création perma-
nente de créances douteuses, se perpétue. Ce constat va ouvertement à
l’encontre de la rhétorique officielle sur le caractère dépassé de ce sys-
tème, qui aurait été directement lié aux objectifs nationalistes, interven-
tionnistes et développementalistes des années 1970 et 1980. Le FMI
reconnaît d’ailleurs que la libéralisation, même très timide, de l’économie
tunisienne a contribué à la perpétuation de ce système 1.
Selon une idée reçue, les créances douteuses proviennent avant tout
des acteurs publics. On reconnaît là les effets d’une rhétorique libérale
qui se diffuse dans la société sous la forme, populiste, de la remise en
cause implicite de l’État et surtout de son administration. Il est vrai que
les grands offices et certaines entreprises publiques ont été sources de
déficits importants, largement financés sur crédits bancaires ; surtout, les
opérations de recapitalisation de banques publiques ont été rendues
publiques par la participation financière des bailleurs de fonds et visibles
par l’intervention ouverte de l’État.
Cependant, les trois sources actuelles de créances douteuses sont le
secteur hôtelier, aujourd’hui largement privé et si fragilisé que certains
analystes en parlent comme d’un risque systémique, le secteur très diffus
des petites et moyennes entreprises et le secteur très concentré des
grandes fortunes et des personnalités politico-affairistes. De sorte que,
après les opérations de nettoyage des bilans et de recapitalisation de
l’État, les créances douteuses sont même principalement d’origine privée.
C’est une autre facette de la privatisation rampante de l’économie. Au
moment des restructurations financières de 1999, les chiffres de créances
douteuses négociés par la Banque mondiale pour cette même année ont
finalement été répartis de la façon suivante : 700 MDT d’origine parapu-
blique, 300 MDT d’origine publique et 2 Mds DT d’origine privée. Il ne

1. FMI, Article IV de l’année 2000, op. cit., p. 23.

58
créances douteuses

fait aucun doute que la participation du secteur privé à la production de


créances douteuses est cruciale.
Les banques publiques sont celles qui souffrent le plus de ces créances
accrochées d’origine privée. Mais on doit apporter ici deux nuances.
D’une part, la différence entre banques est beaucoup moins liée à la
nature du capital qu’à son statut, les banques de développement endu-
rant nettement plus de créances irrécouvrables que les banques commer-
ciales 1, que ces dernières soient publiques 2 ou privées 3. D’autre part,
cette appréciation est certainement datée, reflet de la structure financière
antérieure, largement dominée par les banques publiques. Dès la fin des
années 1980, les banques privées ont été massivement touchées par le
phénomène. Le fait que les groupes tunisiens répartissent leurs dépôts et
leurs crédits indifféremment entre les banques publiques et privées, dans
une stratégie de diversification et d’optimisation de leur capacité
d’emprunt, n’est pas étranger à cette diffusion. La montée en puissance
des banques privées s’est accompagnée de l’accroissement de leur part
dans l’octroi des crédits et dans leur possession de créances douteuses.
En outre, depuis le milieu des années 1990, la nature du capital ne permet
plus de distinguer entre banques commerciales ; on assiste plutôt à une
individualisation des banques, fonction de la participation ou non d’une
banque étrangère dans leurs institutions directoriales, fonction de la qua-
lité du personnel, fonction du type de stratégie commerciale et finan-
cière de l’équipe dirigeante. La privatisation rampante de l’économie
tunisienne a provoqué la privatisation de son économie d’endettement et
de ses créances douteuses. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre ce
qu’on a pu nommer la « criminalisation » de l’économie tunisienne par
des proches du pouvoir central, « familles » et « clans » réunis dans
l’obtention de prêts non remboursables et dans la constitution de nou-
velles créances douteuses 4. Ces évolutions suggèrent que ce n’est pas la
nature publique ou privée qui conditionne certains comportements, mais
bel et bien un contexte économique, et plus encore politique et social.
L’absence de fortes différences entre banques nationales et banques
étrangères milite aussi dans ce sens. Une autre idée reçue sur le système
bancaire tunisien, il est vrai inégalement partagé, veut que les banques
étrangères soient plus vertueuses que les banques nationales et moins
laxistes au regard de la gestion et du suivi des créances. Cette affirmation

1. Selon la BCT et le FMI, le taux de créances irrécouvrables des banques de développement en pourcen-
tage des engagements bancaires était de 52,2 % en 1992 et n’a cessé d’augmenter jusqu’en 1997 pour
atteindre 67 %. Grâce aux opérations d’apurement, il baisse depuis cette date et avait atteint en 2001 son
taux du début des années 1990 (52,5 %).
2. Le taux de créances irrécouvrables des banques publiques s’est très nettement amélioré dans les années
1990 et il a presque atteint en 2000 le niveau de celui des banques privées : 33,4 % en 1992 ; 40,7 % en 1993
puis baisse continue et 19,5 % en 2001 et 20,7 % en 2002.
3. Le taux de créances irrécouvrables des banques privées est passé de 24,4 % en 1992 à 15,9 % en 2001
et 18 % en 2002.
4. Pour une dénonciation, voir par exemple l’opuscule « Les 7 familles qui pillent la Tunisie ». Pour une
analyse critique, B. HIBOU, « Tunisie : le coût d’un “miracle” », art. cit.

59
le pouvoir à crédit

bénéficie évidemment de quelque fondement. Il ne fait aucun doute que


les banques étrangères sont soumises à des contraintes et notamment au
respect de normes définies par les maisons mères, généralement beau-
coup plus strictes que celles de la BCT. Les filiales de banques étran-
gères bénéficient du savoir-faire technique, commercial, informatique et
informatif de leur groupe. Mais les faits sont là : les banques étrangères
connaissent elles aussi des taux de créances accrochées beaucoup plus
élevés que ceux acceptés par les maisons mères, elles subissent le même
aveuglement et les mêmes faiblesses vis-à-vis des critères familiaux et
réputationnels.
Un seul exemple pour s’en convaincre : les deux banques les plus
impliquées dans le financement du groupe Ben Ayed-BATAM qui a fait
faillite en 2002 sont l’UBCI (Union bancaire pour le commerce et
l’industrie dont l’actionnaire étranger est la BNP) et la Citibank 1 .
L’UBCI a certainement été influencée par les connexions familiales de
certains de ses dirigeants tunisiens, un ancien président de la banque étant
apparenté à la famille Ben Ayed. Citibank, quant à elle, a fait la même
analyse politique que toutes les autres banques de la place, malgré son
statut offshore et sa stratégie internationale : symbole de la démocratisa-
tion de la consommation, aux dimensions sociales et politiques fonda-
mentales, proche en outre des cercles du pouvoir central, BATAM était
incontestablement un « bon » risque. Les banques étrangères ont certes
été les premières à tirer la sonnette d’alarme auprès de la BCT, mais elles
étaient aussi les banques les plus engagées vis-à-vis de la société. Il est
plus certain encore qu’elles peuvent se permettre d’être plus vertueuses
et apparemment aussi plus laxistes car elles peuvent bénéficier de plus
de garanties que les banques tunisiennes : couramment, les banques
étrangères demandent qu’une somme équivalente à celle du prêt proposé
en Tunisie soit déposée sur une place étrangère, à Londres, Paris ou
Genève, ce qui ôte beaucoup du risque encouru 2… Il est néanmoins tout
aussi certain que cet épisode est aujourd’hui instrumentalisé par un sec-
teur bancaire tunisien réticent à s’ouvrir et craignant une possible concur-
rence internationale, rendue théoriquement inéluctable par la libéralisa-
tion des services.

Ce panorama général du système bancaire et de ses modalités de fonc-


tionnement a montré la centralité des créances douteuses dans l’éco-
nomie d’endettement, point de rencontre entre créanciers, débiteurs et
intermédiaires, entre acteurs publics et acteurs privés, entre banquiers,
entrepreneurs et consommateurs, entre administrations et marchés, entre
administrations nationales, étrangères et internationales… Il suggère ce
faisant l’importance des relations et des dépendances mutuelles qui

1. Toutes ces informations sont tirées de la presse et surtout d’entretiens, Tunis, décembre 2001,
décembre 2002 et décembre 2003.
2. Entretien, Paris, mai 2004.

60
créances douteuses

permettent aux mécanismes de pouvoir de s’insérer dans les rouages éco-


nomiques et financiers pour contrôler, surveiller et parfois réprimer. Le
chapitre qui suit analyse la signification politique de ces interdépen-
dances sans cesse renouvelées.
2

La dépendance par l’endettement

L’économie d’endettement apparaît, selon les termes connotés mais


éclairants d’un banquier, comme « une question de culture des deux
côtés 1 » : une culture de la connaissance et de la renommée – les ban-
quiers continuent à prêter sur un nom ; une culture protectionniste et éta-
tiste – la banque, y compris privée, apparaît pour les clients, particuliers
et opérateurs économiques, comme un intermédiaire, un représentant du
Pouvoir. Pour continuer dans le lexique du banquier interviewé, on pour-
rait même dire une question de culture des trois côtés : l’État n’est en effet
pas le dernier à perpétuer ce système en cultivant une « culture » dirigiste,
volontariste et elle aussi fortement protectionniste.
Ces « cultures » n’ont évidemment pas émergé ex nihilo ; les compor-
tements qui les caractérisent traduisent des intérêts bien partagés. Une
lecture rapide de la situation bancaire tunisienne pourrait laisser penser
que les banques sont les premières victimes des créances douteuses. Ce
n’est pourtant pas le cas. D’une certaine manière, elles se satisfont de ce
système : elles réalisent des bénéfices ; leur rentabilité économique et
même financière reste honorable ; les taux d’intermédiation sont très
élevés, les crédits à court terme par lesquels elles financent les investis-
sements et les activités productives étant beaucoup plus rentables que
d’hypothétiques crédits à moyen et long terme ; l’inadéquation actuelle
entre ressources et emplois engendre des frais financiers fort rémunéra-
teurs, tels les agios et les frais pour défauts de paiement ; surtout, les
banques répercutent les pertes nées des créances douteuses sur les taux
d’intérêt qui se trouvent ainsi augmentés, d’après les professionnels, de
quelque quatre ou cinq points pour la majorité des crédits 2. Si l’insuffi-
sance des provisionnements rend les bénéfices largement fictifs, ils exis-
tent néanmoins et les actionnaires touchent effectivement des dividendes.
Les banques étrangères ne s’y sont pas trompées : la BNP n’a jamais mis

1. Entretien, Tunis, juillet 2000.


2. A. KAROUI, Risque systémique et vulnérabilité bancaire…, op. cit.

62
la dépendance par l’endettement

en question sa participation historique dans l’UBCI, vestige de la pré-


sence coloniale française, y compris durant sa période de recentrage et de
rationalisation de ses intérêts à l’étranger ; la Société Générale, Attijari-
wafa Bank et Santander viennent d’accepter les « handicaps » du système
pour bénéficier d’une présence consistante sur le marché tunisien.
Tout le monde s’y retrouve, soit. Mais comment tient le système ?
Comment cette course en avant des crédits et des dettes peut-elle se per-
pétuer ainsi depuis des années ?

La participation collective à un monde fictif

La bonne conjoncture fournit une première réponse : la croissance


continue de l’économie et, plus encore, de son activité financière a permis
au système bancaire d’« absorber » progressivement le poids des
créances douteuses.
Les décomptes actuels et « alarmistes » résultent d’un calcul cumu-
latif des créances non intégralement remboursées depuis des années,
voire des décennies, et ne reflètent pas la réalité de la situation à un
moment donné. Une démonstration a contrario a été fournie par la crise
économique de 2002 : la croissance étant tombée à moins de 2 %, toutes
les fragilités et les faiblesses du système bancaire sont apparues au grand
jour et les conséquences en termes de faillites d’entreprises ont été bien
réelles. En période de croissance en revanche, les nouveaux crédits per-
mettent aux entreprises endettées de rembourser les anciennes
échéances ; du côté des banques, le remboursement même partiel des
créances antérieures ainsi que le paiement d’agios et de divers autres frais
financiers couvrent largement les nouveaux prêts ; de sorte que le sys-
tème perdure, avec toujours plus de prêts, toujours plus de dettes, toujours
plus d’intérêts et de frais financiers.
En période de croissance donc, personne n’est affecté : les banques sont
en partie remboursées, une partie suffisamment substantielle pour leur per-
mettre de vivre grâce aux marges sur les opérations financières, grâce aussi
aux pratiques laxistes sur le provisionnement des créances douteuses et sur
la valorisation des garanties. Les entreprises se voient répercuter le poids et
le coût des créances douteuses sur des taux d’intérêt et sur des marges des
opérations financières supérieures à ce qu’elles seraient dans un système
financier à moindre degré de « créances accrochées » ; mais ce coût n’est
réellement ressenti que par une minorité d’entre elles, les entreprises bien
gérées qui remboursent effectivement toutes leurs créances.
Un système bancaire cependant, c’est avant tout un système de
croyance ; et comme tout système de croyance, il tient parce que tout le
monde y croit 1. En Tunisie, tout le monde croit à la solidité et plus encore

1. Sur la croyance en économie, voir F. LORDON, « Croyances économiques et pouvoir symbolique »,


L’Année de la régulation, nº 3, 1999, p. 169-212, et « La force des idées simples. Misère épistémique des

63
le pouvoir à crédit

à la permanence et à la stabilité du système. Tous les intéressés (banques,


Banque centrale, sociétés financières, entreprises, autorités publiques,
autorités politiques, entités internationales en contact avec la Tunisie)
connaissent les fragilités du système bancaire, ses faiblesses, ses insuffi-
sances, ses points névralgiques, ses sources potentielles de risque systé-
mique. Mais tous savent aussi que l’État et les bailleurs de fonds inter-
viendront toujours pour remédier à ces carences. Surtout, ils ont
conscience que ce n’est pas la réalité économique et financière qui
compte en la matière, mais une réalité comptable, une réalité imaginée.
On se trouve pour ainsi dire dans un monde fictif. Les difficultés – par
exemple l’importance des impayés ou l’ampleur des créances dou-
teuses – au pire ne sont pas enregistrées, au mieux sont largement mini-
misées comme le révèle l’insuffisance des provisions. Les failles ne sont
pas admises et, par exemple, la surévaluation systématique des garanties
et des hypothèques ou le non-recouvrement des créances douteuses par le
système juridique ne sont jamais pris en compte. Pour continuer à exister,
la réalité ainsi construite, la réalité des « faux concrets 1 », dépend du res-
pect des règles de ce monde fictif.
Le langage apparaît crucial ici, avec « sa capacité indéfinie à faire
croire et à laisser entendre, son aptitude à miser sur la “confiance” et à
laisser entendre que cette confiance est forcément là ; sa capacité égale-
ment à faire admettre que ce qui est dit est effectif 2 ». On ne peut violer
le langage, ni enfreindre les règles de la fiction, sous peine d’être éjecté
du système. Tout le monde croit et fait « comme si » : comme s’il n’exis-
tait pas de risques systémiques, comme si l’ampleur des créances dou-
teuses ne posait pas de graves problèmes, comme si les ratios pruden-
tiels étaient respectés, comme si l’assainissement et la restructuration
avaient eu lieu, comme si le système juridique fonctionnait… Au point
que les dividendes distribués aux actionnaires sont largement fictifs :
selon les estimations de professionnels tunisiens, une dévaluation réaliste
du montant de leurs garanties (soit 15 %), et donc une surestimation équi-
valente des provisions pourraient faire disparaître le capital des banques 3.
De même, les ratios Cook sont respectés, nous dit-on, par toutes les
banques, mais personne ne sait exactement ce qui est mis dans ce ratio,
comment sont effectués les reportings ni comment sont évalués les
risques. Les bilans s’améliorent et les créances douteuses y représentent

comportements économiques », Politix, vol. 13, nº 52, 2000, p. 183-209. Voir également P.-N. GIRAUD (Le
Commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne, Seuil, Paris, 2001) qui centre le système de
croyance sur l’idée qu’il est possible de transférer de la richesse dans le temps de façon sûre, et J.-M. REY,
« Qu’est-ce que faire crédit ? Entre littérature et économie », Esprit, mars-avril 2005, p. 87-100, pour qui la
croyance repose sur le fait que le crédit parie continuellement « sur ce qu’il y a de plus indéterminé et de
plus incertain, à savoir l’avenir » (p. 89).
1. L’expression est d’Herbert MARCUSE, L’Homme unidimensionnel, op. cit.
2. J.-M. REY, « Qu’est-ce que faire crédit ?… », art. cit., p. 100. Dans ses travaux, Jean-Michel Rey met
lui aussi l’accent sur la fiction, ce qu’il appelle, en reprenant le langage littéraire du XVIIIe siècle, le « fidu-
ciaire ».
3. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.

64
la dépendance par l’endettement

une part de moins en moins grande, mais ces progrès résultent avant tout
d’astuces comptables et techniques : tel est le cas des rééchelonnements
qui permettent de faire passer une « créance 4 » (perte totale) en
« créance 1 » (créance difficile), sans que la situation économique et
financière ait changé.

Les facettes de l’activisme étatique


En se portant, urbi et orbi, prêteur – et donc garant – en dernier res-
sort, l’État joue un rôle déterminant dans la construction de cette fiction,
notamment à travers la Banque centrale de Tunisie. L’État prend réguliè-
rement en charge les dettes « qui lui reviennent », celles des offices, des
agences de développement, des entreprises étatiques et paraétatiques. En
outre, la BCT a très clairement fait savoir que jamais une banque ne serait
« abandonnée » et que le soutien de l’État serait indéfectible. Plus encore
que ses paroles, ses actes ont donné toute leur crédibilité à son engage-
ment et contribué à consolider la fiction décrite plus haut. En 1991 la
Banque tuniso-qatari d’investissement (BTQI) s’est retrouvée en situa-
tion de faillite après avoir subi de très fortes pertes (plus de 30 millions de
dollars) dans des transactions en devises 1. La Banque centrale est aus-
sitôt intervenue pour la soutenir, en mettant à contribution l’ensemble de
la profession : les autres banques présentes sur le marché tunisien ont dû
inscrire le coût de leur participation à ce plan de sauvetage dans la
rubrique « perte sur opérations de change ». Cette situation perdure.
Jusqu’à sa privatisation en 2005, la Banque du Sud a survécu grâce au
« goutte à goutte » de la BCT qui joue moins le rôle d’arbitre et de régu-
lateur que celui, plus proche et plus interventionniste, de « la banque des
banques » ou de « banque mère 2 ». On voit ici très concrètement ce que
veut dire la participation de tous au monde fictif, le respect par tous des
règles du monde fictif : ce sont les autres banques qui sont directement
intervenues dans le plan de sauvetage sur ordre de la Banque centrale, et
non pas l’État. Dans le cas des offices nationaux aussi, la prise en charge
étatique n’a été que partielle, les banques devant renoncer aux intérêts
dus.
D’une certaine manière, rien n’est vraiment exceptionnel dans ce sou-
tien inconditionnel. Depuis les grandes crises financières et notamment
depuis la grande crise de 1929, le rôle de prêteur en dernier ressort s’est
répandu dans toutes les économies bancarisées 3. Ce rôle a été récem-
ment réactivé après que les conséquences négatives des dérives libérales
des années 1980 ont été reconnues. Lorsque se joue la survie d’une

1. C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 187.


2. Toutes ces informations sont tirées d’entretiens, Tunis, janvier 1999, juillet 2000, décembre 2001 et
décembre 2002. Les expressions entre guillemets sont celles de mes interlocuteurs.
3. K. POLANYI, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gal-
limard, Paris, 1983 ; C. KINDLEBERGER, Histoire mondiale de la spéculation financière, PAU, Paris, 1994,
(1989 pour la version anglaise).

65
le pouvoir à crédit

grande banque ou d’une entreprise nationale, lorsque sont donc en jeu


l’économie et les intérêts nationaux, l’intervention directe de l’État est
reconnue légitime, même si les causes de la faillite reviennent aux diri-
geants, du fait d’une gestion inappropriée ou défectueuse, d’une mau-
vaise appréciation du risque, voire de malversations. Pour ne citer que le
cas français et les événements les plus récents, l’État n’a pas hésité à
intervenir pour sauver le Crédit Lyonnais 1, il est vrai banque à participa-
tion publique, ou la société Alsthom, entièrement privée. Dans le cas de la
Tunisie cependant, cet engagement va plus loin. On doit peut-être faire
l’hypothèse que l’intervention étatique y change de nature. La fiction
bancaire intègre entièrement ce rôle de garant en dernier ressort : la
Banque centrale ou l’État interviennent par principe, quelles que soient
la banque, sa taille, son importance économique, sa signification poli-
tique. Cet interventionnisme s’étend surtout à beaucoup d’autres
domaines. La BCT a certes modernisé ses modalités d’intervention à la
suite des ajustements structurels. Sa présence n’en demeure pas moins
directe et quotidienne pour une seule et même raison, le fonctionnement
de ce monde fictif. La Banque centrale continue par exemple à inter-
venir en cas de problèmes de liquidité, plus fréquents qu’on ne le dit 2,
pour éviter de trop grandes difficultés à une banque, voire sa mise en fail-
lite. Ce monde fictif fonctionne au protectionnisme et simultanément à la
déresponsabilisation.
Les interventions étatiques doivent être comprises dans le cadre de
l’économie politique globale de l’endettement, de cette construction fic-
tive d’un système bancaire solide, au cœur des performances écono-
miques du pays et de sa stabilité politique. Elles dépassent les rubriques
de l’« étatisme », du « libéralisme surveillé » et même de l’intervention-
nisme. Elles sont systémiques. Non officielles, elles émanent non pas de
l’État ou de l’un de ses organes représentatifs, mais du système tout
entier. Ses règles propres n’émergent pas de lois, de codes, de textes ou
de directives, mais le plus souvent de normes non écrites que tous les pro-
tagonistes connaissent.

Le cercle vertueux des financements extérieurs


Les principales tensions que connaît l’économie tunisienne provien-
nent du financement en devises : c’est ce qui explique le caractère straté-
gique, pour les autorités tunisiennes, de leur relation avec les bailleurs
de fonds et le fait que les partenaires étrangers doivent à tout prix être
parties prenantes de ce monde fictif. Si la situation financière extérieure
de la Tunisie s’est améliorée par rapport à la crise des années 1986-1987,
elle reste cependant « tendue » depuis le milieu des années 1990. Pour

1. D. DE BLIC, « Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ? Difficiles mobilisations autour
du Crédit Lyonnais », Politix, vol. 13, nº 52, 2000, p. 157-181.
2. A. KAROUI, Risque systémique et vulnérabilité bancaire…, op. cit.

66
la dépendance par l’endettement

financer ses besoins, l’économie tunisienne doit impérativement obtenir


des ressources extérieures supplémentaires, les recettes du tourisme, des
remises des étrangers et des exportations étant insuffisantes. Les
emprunts, publics ou privés, permettent d’atteindre ce niveau minimum
de réserves. L’économie tunisienne se trouve donc financièrement dans
une situation de dépendance, qui s’exprime moins par rapport à son PIB
– le pourcentage restant dans des limites acceptables 1 – que par rapport à
ses besoins de financement, notamment en fin de mois, et à ses ambitions
de développement 2.
Dans ces conditions, la Tunisie se doit avant tout d’apparaître comme
un élève discipliné, un réformateur hors pair, un débiteur exemplaire. Et
jusqu’à présent, elle y est arrivée 3. Dans sa catégorie, elle est presque
toujours la première bénéficiaire, ce qui lui permet en outre d’accéder
facilement aux marchés internationaux. La Tunisie est au premier rang
de l’aide publique au développement française avec l’éligibilité à tous les
instruments de la coopération bilatérale, ainsi qu’aux interventions de
l’Agence française de développement (AFD) et à la « réserve pays émer-
gents ». Elle reçoit 14 % du total des engagements européens en faveur
des pays du sud de la Méditerranée (les fonds MEDA) bien que sa popu-
lation ne représente que 4 % de la population totale des pays tiers médi-
terranéens. En raison de sa très bonne capacité de remboursement, excel-
lente même par rapport aux autres pays africains, elle constitue désormais
le premier portefeuille de la BAD, alors même qu’elle ne devrait émarger
que marginalement aux ressources de cette institution avant tout spécia-
lisée dans le financement des infrastructures de base. Elle arrive à bénéfi-
cier de la totalité des sources possibles de financement des bailleurs de
fonds bilatéraux et multilatéraux, en puisant simultanément dans les ins-
truments destinés aux pays les moins avancés et dans ceux destinés aux
pays industrialisés tout en profitant d’importantes participations en
capital.
Elle bénéficie de découpages financiers et géographiques aberrants
qu’elle sait utiliser à son avantage : elle appartient parfois à la « zone
Afrique » et bénéficie alors du sous-développement relatif de la grande
majorité de ses concurrents ; dans d’autres instances, elle fait partie de la
« zone Moyen Orient-Maghreb » et profite alors des différents problèmes
de ses voisins, problèmes politiques (Algérie), diplomatiques (Libye,
Irak, Syrie) ou rentiers (presque tous les pays de la région). Elle a en
revanche la « chance » de ne jamais appartenir à un groupe « émergent »
ou « à revenus intermédiaires » où elle pourrait rencontrer une

1. L’endettement extérieur représente, dans les années 1990, 60 % du PIB et il est plutôt en baisse.
2. Selon le FMI, les réserves en devises se maintenaient dans les années 1990 autour des 3 mois, avec des
passages récurrents en dessous de cette norme (1995, 1998, 2002 et 2003). Le ratio d’endettement extérieur
est lourd (61 % en 2002) si l’on considère les ambitions d’investissement des autorités tunisiennes évaluées
à l’aune des différents plans et si l’on compare la Tunisie aux autres pays notés BBB par les agences de
notation, qui, en moyenne et pour la même année 2002, connaissent un endettement de 48 %.
3. B. HIBOU, « Les marges de manœuvre d’un “bon élève” économique… », art. cit.

67
le pouvoir à crédit

concurrence beaucoup plus sérieuse. L’analyse des critères que les ban-
quiers étrangers, les bailleurs de fonds et les marchés internationaux uti-
lisent pour évaluer la situation financière tunisienne permet de lever une
partie du voile entourant l’énigme du « modèle » tunisien. Les uns
comme les autres regardent en premier lieu la capacité de remboursement
du débiteur. Or le débiteur en question, c’est essentiellement l’État tuni-
sien qui, pour des raisons économiques et historiques, a toujours mis un
point d’honneur et son nationalisme le plus fier à rembourser en temps
et en heure. En l’absence de rente, l’économie tunisienne repose depuis
l’indépendance sur un accès privilégié aux financements extérieurs,
rendu d’autant plus aisé que les relations avec les acteurs dominants du
capitalisme global sont bonnes.
La « stabilité », appréciée en termes économiques et politiques,
constitue aussi un atout que les autorités tunisiennes cultivent adroite-
ment. Cette préoccupation politique implicite explique en partie le
laxisme des bailleurs de fonds face aux stratégies de résistance, de
contournement et même aux dérives de leur récipiendaire favori. Les
agences de notation et les marchés financiers sont influencés positive-
ment par la stabilisation macroéconomique et l’impression de bonne ges-
tion. Ils prennent également en compte des arguments purement tech-
niques, comme la rareté du papier tunisien sur les marchés internationaux
ou, plus prosaïquement encore, le soutien assuré des bailleurs de fonds.
Pour les uns comme pour les autres, il n’y a pas de mise en perspective,
pas d’analyse de l’impact de pratiques « hétérodoxes » sur le fonctionne-
ment de l’économie, pas de prise en compte des moyens par lesquels ces
résultats sont obtenus, pas de travail critique sur l’économie politique du
pays. Les partenaires étrangers financent donc l’économie tunisienne
sans se poser de questions et participent ce faisant à la fiction d’une éco-
nomie d’endettement saine et d’un système bancaire performant. Ils
contribuent ainsi à la consolidation d’une économie qu’ils peuvent
malgré tout juger sévèrement, ce qui constitue non pas le paradoxe, car
l’appréciation est tout à fait rationnelle et logique, mais l’étrangeté de la
chose. Comme par le passé, les financiers étrangers manient pour ainsi
dire un double système de règles : des règles qu’ils s’appliquent à eux-
mêmes et aux institutions occidentales, et des règles spécifiques aux
« indigènes », sur un mode quelque peu paternaliste 1.
Malgré l’importance relative de la dette, une telle perspective est légi-
time pour des bailleurs de fonds publics, tels le FMI, la Banque mon-
diale ou l’Union européenne, qui subissent des pressions politiques de la
part de leurs principaux actionnaires ou contributeurs. Ce comportement
est apparemment plus étonnant de la part des marchés et des grands
cabinets privés de conseil et d’évaluation des risques. Les agences de

1. David LANDES (Bankers and Pashas. International Finance and Economic Imperialism in Egypt, Har-
vard University Press, Cambridge, 1958) l’a bien montré à propos de l’Égypte durant l’impérialisme finan-
cier du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

68
la dépendance par l’endettement

notation jugent en effet un risque souverain, c’est-à-dire la capacité de la


Tunisie à rembourser ses emprunts extérieurs 1. Le système financier
national n’est généralement pris en compte que s’il pèse sur les trans-
ferts de devises vers les créanciers extérieurs, ce qui, effectivement, n’est
jamais arrivé en Tunisie. On peut tout de même être surpris par cette atti-
tude particulièrement permissive dans la mesure où la situation délicate
du système financier tunisien résulte en grande partie d’une modalité très
spécifique de l’économie d’endettement – modalité que j’analyse en
termes politiques comme un complexe d’arrangements sociopolitiques,
mais qui, dans le système de pensée et le « kit idéologique » des parte-
naires financiers étrangers, ne peut être analysée qu’en termes de gestion
défectueuse, d’immixtion du politique et de « mauvaise gouvernance ».
Inutile de rappeler qu’habituellement ces pratiques sont lourdement
condamnées par ces mêmes institutions.
Dans le cas précis de la Tunisie, elles auraient d’autant pu être
condamnées que la fragilité du secteur bancaire prouve que de telles pra-
tiques n’étaient – et ne sont toujours – pas marginales. Mais une fois
l’inquiétude sectorielle émise 2, aucun signe de scepticisme général
n’apparaît, encore moins une perte de confiance. En atteste la réussite du
premier emprunt obligataire de la Tunisie en euros, en juillet 1999, et de
tous ceux qui ont suivi 3. Les justifications sont nombreuses et s’enchaî-
nent les unes aux autres : puisque l’on ne veut pas déstabiliser un pays
qui, par ailleurs, arrive à assurer des taux de croissance non négligeables
et dont l’État est l’infaillible garant de toutes les banques, les bailleurs
de fonds internationaux, publics comme privés, jugent important de ne
pas sanctionner les comportements douteux dans l’espoir de contribuer à
la restructuration du système financier ; et, dans leur évaluation, les
marchés financiers prennent en compte ce soutien international. D’autant
que les uns et les autres s’en accommodent fort bien : encore une fois, la
Tunisie rembourse scrupuleusement et les banques privées étrangères
n’hésitent pas à financer l’État tunisien. Cette appréciation flatteuse
nourrit le cercle vertueux des bonnes relations entretenues par la Tunisie
avec les partenaires extérieurs et contribue ainsi à la permanence du sys-
tème financier tunisien.

1. Y. GUESSOUM, « Évaluation du risque pays par les agences de rating : transparence et convergence des
méthodes », séminaire du CEFI, miméo, février 2004, et J. CERNÈS, « Les instruments de mesure du risque
pays sont-ils fiables ? », Atelier de recherche ESG, 23 mars 2004.
2. A. KAROUI, Risque systémique et vulnérabilité bancaire…, op. cit., p. 140, note que « pour la Tunisie,
la notation de son système bancaire se trouve parmi les systèmes les plus fragiles vu l’importance du porte-
feuille compromis et les insuffisances des provisions […] les notes individuelles des banques sont faibles.
Par exemple, la STB suite à sa fusion avec la BNDT et la BDET a été rétrogradée puisque son rating est
passé de D- à E+1 ».
3. IMF, IMF Concludes Article IV…, op. cit., p. 1 : l’emprunt en euros de 2000 a été obtenu à des condi-
tions bien meilleures (130 points de base) que celui de l’année précédente (280 points de base). En
mars 2004, alors que la Tunisie cherchait 300 Mi pour financer son déficit courant et le remboursement de
sa dette, elle en a levé 450 M et aurait pu en obtenir bien davantage.

69
le pouvoir à crédit

Un réseau d’intérêts convergents


On est donc en présence d’un enchevêtrement d’intérêts qui donne la
mesure de la solidité du système bancaire. Ce monde fictif est fait d’un
ensemble de relations mutuelles et d’arrangements communs qui paraît
convenir à tout le monde : aux banques, aux diverses entités étatiques,
aux entrepreneurs, aux consommateurs, aux marchés internationaux, aux
bailleurs de fonds. Une interdépendance sans cesse renouvelée. Même si
elles le paient cher, les entreprises se financent essentiellement par crédit
sachant que les institutions bancaires ont peu d’exigences. Les banques
sont poussées à accepter sans limite les crédits aux entreprises cooptées,
anticipant une intervention de la BCT en cas de difficultés et connais-
sant les avantages du fonctionnement actuel. La Banque centrale inter-
vient en permanence parce que le coût budgétaire de ces opérations est
faible, parce que les contribuables et les consommateurs l’acceptent
implicitement, parce que la mobilisation des acteurs étrangers est facile.
Les banques subissent certes sa présence permanente et parfois le poids
de ses injonctions. Mais, outre qu’elles sont structurellement endettées
auprès d’elle, elles bénéficient aussi de son laxisme dans l’interprétation
de leurs bilans et, au niveau international, de la bonne image et du rating
honorable du pays. Malgré les imprécations gouvernementales en faveur
de la Bourse, l’hégémonie du crédit bancaire et sa facilité d’accès sont
implicitement favorisés par l’État qui bénéficie ainsi d’un marché favo-
rable pour ses bons du Trésor et pompe à peu de frais une bonne part de
l’épargne privée, ce qui lui permet de masquer la réalité du déficit public
dont l’origine réside dans l’endettement d’entités parapubliques auprès
du système bancaire. La chaîne des dépendances est tellement étirée que
plus personne n’apparaît responsable. C’est ce qui explique aussi que tout
le monde s’en accommode 1.
Un bel exemple de cet enchevêtrement d’intérêts est fourni par les opé-
rations d’assainissement des banques. Contrairement aux apparences, ce
ne sont pas les structures étatiques (Banque centrale, budget) qui en sup-
portent l’essentiel du coût. Les banques en prennent une large part à leur
charge, de même que les bailleurs de fonds et les consommateurs. Bien
entendu, on peut interpréter ce partage du fardeau comme une imposi-
tion de la part des autorités publiques ; et, dans une certaine mesure, cette
interprétation largement partagée par les banquiers est tout à fait légitime.
Mais cela ne doit pas faire oublier pourquoi ce partage est rendu pos-
sible. La réponse est sociale : il repose sur des pratiques acceptées parce
qu’elles font partie de la routine bancaire et des relations de pouvoir les
plus banales. Lors des grosses opérations d’envergure, comme celles de
1997 et de 1999, l’État reprend les créances publiques. Mais il les rem-
bourse sur 25 ans à taux d’intérêt nul, ce qui réduit de beaucoup le poids

1. Dans « Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ?… », art. cit., Damien de Blic soulève
cette hypothèse à propos de Crédit Lyonnais.

70
la dépendance par l’endettement

budgétaire annuel de l’opération (1/25) et reporte une partie des coûts sur
les banques puisqu’elles ne perçoivent plus les intérêts théoriquement
dus. Par ailleurs, l’État bénéficie financièrement de l’appui de la commu-
nauté internationale qui, en contrepartie de l’adoption des réformes, pro-
pose des prêts à taux avantageux (Banque mondiale) ou, mieux, des dons
(Union européenne). Il y a donc réellement partage du poids financier de
la restructuration, partage dont les termes sont plus ou moins imposés par
les autorités tunisiennes – et plutôt plus que moins –, mais qui tient
compte des intérêts et des positions des uns et des autres. En limitant
l’ampleur des provisions, la BCT permet aux banques d’afficher des
bénéfices comptables, ce qui leur est favorable en termes d’image et de
maintien de la fiction, mais l’est tout autant pour les actionnaires de ces
institutions et pour le budget de l’État puisque ce dernier profite non seu-
lement de dividendes, mais aussi des recettes de l’impôt sur les béné-
fices. La communauté internationale n’est pas en reste puisqu’elle peut
ainsi arguer du succès de ses réformes et de sa contribution à l’assainis-
sement, accroître le volume de ses activités et justifier sa raison d’être.
Cet enchevêtrement d’intérêts justifie aussi la perception populaire que
« la banque, c’est l’administration ». L’administration, non pas en raison
de l’importance des banques publiques, mais en raison de leur fonction-
nement et plus encore de leur rôle social. La nature, publique ou privée,
de la banque importe peu en la matière. Les unes et les autres relaient en
effet les inflexions gouvernementales (financement privilégié de tel ou
tel secteur, comme le tourisme et, plus récemment, les exportations), les
choix de politique économique (lignes de crédit spécifiques, à l’instar de
la « mise à niveau » ou des aides « jeunes promoteurs »), et les préoccu-
pations macroéconomiques (limiter le déficit commercial et la pénurie en
devises). Dans les représentations populaires mais pas seulement, la
banque, c’est donc en partie l’administration, et « c’est aussi la sécurité ».
Contrairement à la Bourse, l’épargne y est sûre et le risque nul. Surtout,
les relations sociales et les effets de notoriété priment sur toute autre éva-
luation, parce que la société économique est finalement assez étroite 1.
En tant que monde fictif, le système bancaire illustre une autre caracté-
ristique de l’économie politique tunisienne, la gestion consensuelle. La
notion de « consensus » est centrale dans la rhétorique générale du gou-
vernement. Elle l’est aussi dans le complexe politico-financier, à son ini-
tiative bien sûr, mais les principaux acteurs du système participent aussi
de cette perception générale. Tout le monde a intérêt à ce système finan-
cier et les intérêts s’enchaînent d’autant mieux que l’État est présent pour
garantir ce consensus, ou plutôt le favoriser, grâce à son « écoute » et à
ses préoccupations sociales. Si bien que dans une sorte d’enchaînement
harmonieux chacun prendrait en charge une partie du « fardeau », les

1. Entretien, Tunis, janvier 1999 et Sfax, avril 1998. Les chefs d’agence peuvent faire toute leur carrière
dans la même filiale ou dans la même représentation.

71
le pouvoir à crédit

banques en premier lieu, mais aussi l’État, les entreprises et les


consommateurs.

Des failles dans le complexe politico-financier


Peut-on prendre pour argent comptant cette lecture apaisée et lisse des
relations financières ? N’y a-t-il pas des failles dans ce consensus ? Ne
peut-on lire les frémissements de scepticisme parmi les partenaires
étrangers comme un signal d’ébranlement ? Ces derniers, qui avaient tou-
jours largement financé l’économie tunisienne, laissent percevoir certains
doutes depuis quelques années.
À partir de l’an 2000, les nouveaux prêts ont en effet commencé à se
situer exactement au niveau des remboursements venus à échéance,
contrairement aux facilités accordées durant les années précédentes. Ce
ralentissement des flux financiers pourrait être interprété comme une
limitation, de la part des autorités tunisiennes, de l’endettement extérieur,
comme cela avait été le cas précédemment, afin de réduire les charges
financières et le coût politique d’une telle dépendance. Cependant, en
raison des tensions persistantes sur les réserves en devises et des
demandes permanentes d’aide auprès des bailleurs de fonds, ce ralentis-
sement doit plutôt être interprété comme la marque d’un certain scepti-
cisme de ces derniers vis-à-vis de l’économie d’endettement tunisienne,
comme une limite à l’engagement des partenaires étrangers 1.
Les tensions entre certaines banques et la BCT constituent un
deuxième signal de la fragilité du consensus. L’échec de la privatisation
de la Banque du Sud en 2004 est en ce sens très parlant : l’appel d’offres a
été déclaré infructueux parce que le problème des créances douteuses
d’origine privée n’avait pas été réglé, chose effectivement impossible
dans le cadre de la fiction bancaire 2. Les banques étrangères ne s’y sont
pas trompées, et même celles déjà présentes sur le marché tunisien n’ont
pas voulu entrer dans la danse. Fin 2005, ce n’est qu’une fois ce problème
« arrangé » au plus haut niveau politique que les partenaires marocains
et espagnols ont pris le contrôle de la banque. Le bras de fer entre la
Société Générale et la Banque centrale à propos de l’UIB est un autre
exemple révélateur d’une expression plus franche des divergences au sein
de la communauté financière. Depuis son entrée sur le marché tunisien, la
banque française tente d’obtenir une opération « vérité des comptes » et
une réévaluation, dans un sens restrictif, de la valeur des biens garantis-
sant ces crédits à problème 3. Mais la Banque centrale est réticente, préfé-
rant la méthode douce, seule susceptible de préserver ce monde fictif dont
elle est le principal garant : elle doit en effet avant tout garantir l’image de

1. Entretiens, Tunis, décembre 2003, avec des donateurs qui m’ont fait part de certains refus d’institutions
nationales ou internationales.
2. Entretiens, Tunis, janvier-mars 2005.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2003.

72
la dépendance par l’endettement

la Tunisie et ménager à court terme ses ressources financières. La solu-


tion trouvée reflète ces contradictions : en 2003 et 2004, l’UIB a été auto-
risée à ne pas présenter de bénéfices, mais pas de pertes non plus ; les
autres banques en revanche n’ont pu bénéficier du même traitement, aug-
mentant ainsi les tensions entre banques. Par ailleurs, malgré l’augmen-
tation de sa participation dans le capital de l’UIB, les parts de la Société
Générale sont restées à 52 % : la BCT avait en effet fait passer des ins-
tructions afin que la CNSS et la BNA, actionnaires minoritaires de l’UIB,
achètent tous les papiers disponibles sur le marché…
Les lacunes de gestion constituent un troisième indice de la faiblesse
du consensus et même de la fiction bancaire. La faillite de la société
d’électroménager BATAM, spécialisée dans le crédit à la consommation
suggère que la Banque centrale semble plutôt « courir après les événe-
ments » que les devancer. Malgré une demande populaire qui s’est avérée
plus forte que tous les interdits, la BCT a refusé l’ouverture d’activités
de crédit à la consommation par les banques et par des institutions spécia-
lisées. L’opposition de vues ici était totale puisque les financiers n’ont
cessé de demander une autorisation pour développer cette activité. De
même, jusqu’en 2002, la BCT ne s’est jamais préoccupée des crédits
fournisseurs ; elle n’a toujours pas institué de centrale des risques pour
les particuliers et n’a créé celle pour les entreprises qu’en 2000 sans
qu’elle soit encore effective, ou du moins efficace. On peut certes inter-
préter cette inaction comme un cas classique de retard des institutions de
régulation sur les pratiques économiques et sur la rapidité d’adaptation
des acteurs concernés. L’explication est cependant trop courte. Elle ne
prend pas en compte le mode de fonctionnement du système bancaire
tunisien : si la gestion de ce dernier se faisait par un consensus aussi pro-
fond que le discours officiel le laisse supposer, pourquoi les autorités éta-
tiques n’ont-elles jamais répondu aux demandes d’organisation du crédit
à la consommation de la part de certains des acteurs clés du système ?
Pourquoi n’ont-elles pas pris en compte, à l’époque, les nombreuses
remarques proposées par les banquiers consultés sur la loi bancaire de
2001 ?
Le dirigisme de la BCT constitue un autre argument à l’encontre de la
thèse du consensus. Les interventions de la Banque centrale sont sou-
vent habilement vêtues des atours de la concertation et de l’écoute ; reste
que certaines remarques permettent de mieux saisir le paternalisme, et les
rapports de domination qui vont avec. Le gouvernement tunisien, par
exemple, explique ouvertement au FMI que les taux d’intérêt ne peuvent
pas entièrement jouer leur rôle parce que les banques commerciales ne
sont « pas assez mûres et assez fortes » pour répondre de façon appro-
priée aux signaux du marché 1. On retrouve ici une caractéristique que
nombre de chercheurs en sciences sociales ont soulignée pour la Tunisie :
un regard systématiquement condescendant et autoritaire des élites au

1. FMI, Article IV de l’année 2000, op. cit., p. 22.

73
le pouvoir à crédit

pouvoir vis-à-vis des gens, seraient-ils notables, pour lesquels ils mettent
en œuvre les politiques.
Mais cet élitisme est partagé par ceux-là mêmes qui par ailleurs en
pâtissent. Le « consensus » s’obtient entre les acteurs dominants du sys-
tème, en occultant l’existence de ceux qui n’en bénéficient pas. Ces
laissés-pour-compte de l’économie d’endettement et du cercle « ver-
tueux » des créances douteuses sont pourtant nombreux : la très grande
majorité des agriculteurs (plus de 80 %) n’ont jamais eu ou n’ont plus
accès à la BNA, notamment depuis la restructuration de 1997 1 ; la majo-
rité des PME et des artisans tunisiens n’arrivent pas à obtenir de prêts ;
tous les individus à très faible salaire ou au chômage, beaucoup d’indé-
pendants et les travailleurs de l’informel n’ont purement et simplement
pas accès aux services bancaires. Inversement, une grande majorité des
Tunisiens résidant à l’étranger, de même que les entreprises informelles,
qui sont largement majoritaires dans le tissu industriel et artisanal tuni-
sien, ne dépendent pas de financements bancaires pour monter leur
entreprise 2.
Les individus poursuivis pour impayés et pour non-remboursement
sont aussi des laissés-pour-compte de la fiction bancaire ; ils sont nom-
breux, comme le montrent les tribunaux engorgés de procès pour fraude
financière et les prisons submergées de détenus pour chèques sans provi-
sion 3. Car le consensus pour l’économie d’endettement par créances dou-
teuses ne couvre qu’un champ bien défini de la société et révèle les véri-
tables lignes de l’inégalité économique et sociale en Tunisie. Ces
individus, qui n’ont fait que suivre des pratiques « normales », n’ont été
exclus de cet ordre social qu’en raison de leur statut ou de leur comporte-
ment déviant. Dans sa forme dominante, la créance douteuse est une affir-
mation de la norme, une contribution à l’ordre social ; mais elle peut aussi
bien exprimer l’expulsion, parfois violente, des cercles de sociabilité 4. Le
consensus apparaît avant tout comme celui des élites économiques et
politiques, dont profitent les classes moyennes.
Cette insistance sur le consensus, la stabilité et la sécurité doit se
comprendre à l’aune de la fiction bancaire. Celle-ci se construit et se per-
pétue à la condition d’être insérée dans un « univers du discours clos 5 »,

1. Il faut rappeler que seuls 15 % à 20 % des agriculteurs avaient accès aux crédits bancaires dans les
années 1970 et 1980. Avec l’assainissement et la restructuration bancaires, leur proportion est désormais
bien inférieure encore.
2. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…,
op. cit., p. 128-130 ; R. ZGHAL, « Le développement participatoire, participation et monde du travail en
Tunisie », art. cit.
3. Presse nationale (notamment Le Quotidien, 11 décembre 2001) ainsi que M. H. LAKHOUA, « L’encom-
brement de la justice pénale », Revue tunisienne de droit 2000, p. 287-298. Selon les textes, le moindre
découvert est illégal et passible de poursuite, ce qui laisse cours à toute interprétation arbitraire et à l’exer-
cice de traitements inégalitaires en fonction de la personnalité des débiteurs.
4. Cette lecture m’a été inspirée par l’analyse de la dette dans le nord du Cameroun par Janet Roitman :
J. ROITMAN, « Unsanctioned Wealth ; or the productivity of debt in Northern Cameroon », Public Culture,
15 (2), 2003, p. 211-237.
5. Expression d’Herbert Marcuse, titre du chapitre IV de L’Homme unidimensionnel, op. cit.

74
la dépendance par l’endettement

monde dans lequel la critique est absente, la distanciation impossible,


l’alternative exclue, le regard extérieur banni. Ce qu’un banquier ne peut
exprimer qu’en termes techniques et culturalistes doit être interprété de
façon politique : « Les intermédiaires [en Bourse] qui commencent à
développer des capacités de recherches hésitent à recommander la vente
même quand il s’agit d’une “prise de bénéfice” par peur de s’attirer la
critique qu’ils “cassent” le marché. […] Nous avons une difficulté à faire
comprendre que pour qu’il y ait un marché, il faut qu’il y ait des acteurs
qui anticipent la hausse et d’autres la baisse. Il n’est pas possible, et
même pas souhaitable, que tout le monde soit du même avis. En un mot,
les comportements “moutonniers » sont fréquents, comme ils le sont dans
tous les marchés, mais, chez nous, l’intermédiaire qui sort le premier du
troupeau s’attire la foudre, et devient un “bouc émissaire” 1. »
Lorsque le réel est indocile, « il faut du faire-croire pour établir la
confiance, par les seules vertus du langage » et écarter tout danger. Car,
dans la finance plus qu’ailleurs, « les paroles ont dans ce domaine une
efficacité surprenante ; elles sont susceptibles en un rien de temps de
défaire des édifices qui paraissaient solides, de mettre à mal les fonde-
ments d’une communauté, de ruiner les formes qui passaient pour les plus
stables 2 ». C’est pourquoi aussi la fiction nécessite un peu de contrainte.

Les fondements sociaux de l’économie d’endettement

La profonde implication sociale du système financier laisse percevoir


les fonctions de contrôle voire de répression qu’il peut jouer ou, pour être
plus exacte, elle permet de comprendre comment le système financier est
investi par les rapports de force, comment les relations de pouvoir qui
structurent le système politico-financier permettent un processus de
contrôle et de domination mutuels. La dimension répressive est généra-
lement soulignée par les analyses d’économie politique classique : le sys-
tème financier serait mobilisé pour affermir l’autorité politique, pour
contrer un opposant potentiel ou tout simplement pour réduire l’impact
d’un regard potentiellement dissident. Les travaux que j’ai souvent cités
de Clement Henry Moore ont analysé cette relation dans le contexte de
la libéralisation financière, en tentant de faire un parallèle entre répres-
sion financière et répression politique. Ils sont intéressants par leur regard
croisé du politique et de l’économique, par leur compréhension fonda-
mentalement politique du système financier. Mais ils réduisent le poli-
tique aux jeux politiciens et les relations de pouvoir à une instrumentali-
sation venue d’en haut. Les élites politiques dirigeantes, à commencer par

1. A. ABDELKEFI, « Le marché financier tunisien : présent et avenir », art. cit., p. 11-12 (c’est moi qui sou-
ligne).
2. Analyse que J.-M. REY fait de la faillite de John Law dans « Qu’est-ce que faire crédit ?… », art. cit.,
citations respectives p. 100 et p. 101-102.

75
le pouvoir à crédit

le chef de l’État – qu’il se nomme Bourguiba ou Ben Ali – et ses affidés,


ont certainement utilisé les rouages financiers pour asseoir leur domina-
tion, éliminer tout concurrent et éviter à une hypothétique opposition
d’être financée. Mais ces actions disciplinaires ou répressives spectacu-
laires, brutales et, pourrait-on dire, grossières sont finalement extrême-
ment rares et ne concernent qu’un nombre très restreint d’acteurs, faisant
eux-mêmes partie d’autres segments de cette élite.

La valeur symbolique de l’intrusion politique


Deux affaires, pas plus, viennent à l’esprit de tout Tunisien lorsqu’on
lui parle d’intrusion politique violente : l’affaire Moalla-BIAT et plus
rarement l’affaire Bouden. Mais leur importance intrinsèque paraît mar-
ginale. Elles constituent plutôt des fables et participent davantage de cette
« stratégie du pourtour » qui a pour ambition de « faire peur, faire des
exemples, intimider 1 » : le banquier qui rêve de politique, l’affairiste qui
se découvre vertueux, le financier qui veut s’émanciper des règles
consensuelles. Ces gestes symboliques font partie d’un discours politique
très élaboré et en ce sens se révèlent performatifs : ils conditionnent les
comportements et tentent de modeler la façon de penser les relations de
pouvoir et d’imposer le modèle d’un État omnipotent et éclairé, qu’il faut
tout à la fois craindre et aimer.
Dans l’imaginaire tunisien, l’affaire de la BIAT (Banque internatio-
nale arabe de Tunisie) illustre l’impossible émergence, dans le complexe
politico-financier, d’une opposition, fût-elle virtuelle, au « bon gouverne-
ment » supposé du pouvoir central. La BIAT fut créée en 1976 par Man-
sour Moalla, ancien ministre des Finances de Bourguiba, grâce à sa maî-
trise du monde administratif, à ses relations politiques et à ses relations
d’affaires, notamment dans les milieux sfaxiens. Son succès a pu être
mesuré à sa croissance fulgurante qui lui permit de devenir, dès 1982, la
troisième banque du pays et la première banque privée, grâce aux
connexions de Moalla, politiques – le fils de Bourguiba était membre fon-
dateur de la BIAT et membre du conseil d’administration – et technocra-
tiques – ses liens avec le monde public et parapublic étaient nombreux.
La BIAT réussit pourtant à représenter la vitrine de l’ouverture tunisienne
et de sa politique en faveur du secteur privé, l’exemple même de l’éman-
cipation de l’économique par rapport au politique.
Jusqu’au jour où, le 11 mai 1993, dans une interview au Monde, Man-
sour Moalla exprima des réserves sur la politique de réformes menée par
le gouvernement. Le 19 mai, Tunis Air commença à retirer ses avoirs de
la banque. À sa suite, d’autres entreprises publiques firent de même, si
bien qu’après avoir perdu en une semaine 20 % de ses dépôts, Mansour
Moalla dut démissionner de toutes ses fonctions officielles afin de sauver
la BIAT. Dès lors, grâce aux concours de la Banque centrale, au crédit

1. M. FOUCAULT, « La stratégie du pourtour », art. cit., p. 796.

76
la dépendance par l’endettement

interbancaire autorisé par elle et aux techniques de réescompte, l’hémor-


ragie s’interrompit et, en l’absence de l’importun, la banque, un temps
assagie, put reprendre son ascension 1. Cet épisode a été simultanément
interprété – et continue de l’être – comme une volonté du Pouvoir d’éviter
qu’une entreprise ne devienne trop importante et ne grandisse trop vite,
une opportunité de casser un concurrent potentiel à la veille des élec-
tions de 1994, que Ben Ali remporta avec 99,9 % des voix, et une occa-
sion de mettre au pas les réseaux sfaxiens soupçonnés de vouloir s’éman-
ciper et concurrencer le pouvoir étatique. Cette volonté de contrôle d’une
banque nationalement prestigieuse est périodiquement réactualisée par
des interventions politiques de nature diverse : remplacement de certains
membres du directoire sous la pression de Carthage ou vente forcée
d’actions permettant l’entrée de représentants du pouvoir central dans le
directoire de la banque.
L’affaire de la Banque Franco-Tunisienne (BFT) est d’une tout autre
nature : elle illustre le caractère pour ainsi dire sacré du monde fictif
évoqué plus haut et l’impossibilité, pour le complexe politico-financier,
d’accepter qu’un regard hostile se pose sur le fonctionnement de la boîte
noire bancaire. En 1982, la Société tunisienne de banques (STB), proprié-
taire de la BFT, décida de vendre 50 % du capital de celle-ci à l’Arab
Business Consortium International Finance and Investment, ABCI
– basée aux îles Caïman et représentant des capitaux arabes. Les auto-
rités tunisiennes tenaient alors à favoriser des alliances avec des intérêts
moyen-orientaux. Cependant, au moment de la signature de la cession,
le principal actionnaire de l’ABCI se révéla en réalité être Abdelmajid
Bouden, avocat franco-tunisien, affairiste apparemment proche du Pre-
mier ministre de l’époque, M. Mzali. Il entendait en outre participer acti-
vement à la gestion de la banque.
Bouden accepta un temps les pratiques et arrangements classiques du
milieu mais, pour des raisons restées peu claires et touchant aussi à sa vie
privée, il refusa tout compromis à partir de 1989, rompit les négocia-
tions avec les autorités tunisiennes et ne poursuivit plus que la logique
de l’affrontement judiciaire. À partir de ce moment, et jusqu’à ce jour,
un bras de fer permanent utilisant la justice nationale et internationale
oppose Bouden aux autorités publiques et à l’establishment de la place,
autour des conditions de vente de la BFT, de la gestion des devises des-
tinées à son achat et surtout de la direction de l’entreprise, les protago-
nistes s’accusant mutuellement de mauvaise gouvernance, voire de
détournements purs et simples. L’affaire n’est à ce jour toujours pas
réglée, bien que Bouden ait bénéficié de plusieurs jugements en sa faveur,
jugements nationaux non appliqués et jugements internationaux non

1. Cet épisode est désormais très bien documenté : outre les entretiens que j’ai pu mener entre 1997
et 2003, voir C. H. MOORE, « Tunisian banking : politics of adjustment and the adjustment of politics », art.
cit., p. 84-85 ; C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., p. 199-202 et p. 210-211 ;
J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.

77
le pouvoir à crédit

reconnus par les autorités tunisiennes. Mais il quitta la Tunisie en 1992


dans des conditions rocambolesques et poursuit désormais son combat
depuis Paris, tout en tentant récemment de se rapprocher de
l’opposition 1.
Pour le monde des affaires, cet épisode n’a rien à voir avec celui de la
BIAT. Dans le cas de la BFT, le pouvoir central n’a pas lancé un avertis-
sement à l’ensemble de l’establishment financier. Il a plutôt catalysé et
exprimé un sentiment général : le rejet pur et simple d’un intrus dans le
monde clos de la banque et le refus de voir ses pratiques remises en cause.
Dès lors, l’exclusion du gêneur était la seule issue. Le traitement diffé-
rencié des deux affaires souligne d’ailleurs la nature de leur statut : la pre-
mière a été largement rendue publique, non pas officiellement bien
entendu, mais par la rumeur, les dîners en ville, les discussions de couloir.
En revanche, la seconde fut totalement occultée, y compris par le milieu
financier et la bourgeoisie de Tunis. L’histoire de la BFT ne peut en effet
être contée sur le ton de la fable du « méchant régime » contre la « bonne
société », précisément parce que la morale finale obligée – l’arrangement
et le consensus retrouvé – n’a pu advenir.
On pourrait multiplier les exemples d’immixtion à la Bourse, de
démission de banquiers, d’interventions politiques en faveur ou à
l’encontre d’éminentes personnalités. Tout cela est assurément vrai,
même si certains détails peuvent être approximatifs, exagérés, voire car-
rément faux, d’autres sous-estimés ou tus. La nature des informations le
veut – rumeurs, informations données sous le sceau de la confidence, du
secret, du « off » – et plus encore l’absence de liberté de la presse,
l’inexistence d’une information indépendante et de toute pensée cri-
tique. Mais là n’est pas la question dans la mesure où, précisément, ce
sont les représentations et les compréhensions collectives qui in fine
importent dans le monde fictif de la finance tunisienne. Même si une
intervention a de réels fondements économiques, les acteurs impliqués
« ne la pensent pas isolément des autres aspects de la vie sociale 2 ». Le
message apparaît alors de façon lumineuse, il fournit l’image claire d’un
État omnipotent, d’un pouvoir central – Carthage, le Palais, le Président
en personne – maître des évolutions, pouvant seul édicter des normes et
définir les limites à ne pas dépasser.
La lecture politique de ces événements – voire leur surinterprétation
politique – est directement liée au contexte dans lequel ils surviennent.
La BCT constitue le principal truchement du pouvoir central dans le
contrôle du secteur bancaire. Dans les banques publiques, les présidents,

1. Cet épisode en revanche est beaucoup moins connu, notamment parce qu’il n’a toujours pas été clos.
Outre les entretiens que j’ai pu mener avec A. Bouden et des banquiers de Tunis, ainsi que les différents avis
de la Chambre internationale de commerce de Paris et de la Cour d’arbitrage international de Londres (qui
m’ont été fournis par A. Bouden), voir C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit.,
p. 189-199.
2. J.-Y. GRENIER, L’Économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Albin
Michel, Paris, 1996, p. 89.

78
la dépendance par l’endettement

les directeurs et toute la hiérarchie décisionnelle sont directement


nommés sur des critères politiques et d’allégeance directe au chef de
l’État, et indirectement au parti unique. Ces banques participent d’ail-
leurs au clientélisme partisan et, sur ce point aussi, toute alternative est
immédiatement étouffée. La Banque du Peuple, créée en 1964 par Habib
Achour à partir de souscriptions de membres de l’UGTT (Union générale
tunisienne du travail), avait ainsi été absorbée dès 1968 par la Banque
du Sud, fortement liée au pouvoir bourguibien 1 : il ne fallait en aucun
cas permettre l’émergence d’une source de financement alternative, d’un
clientélisme et d’un patronage autres que ceux du parti unique. De même,
dans les années 1980 et 1990, et contrairement aux autres pays de la
région, aucune banque islamique n’a pu développer ses activités en
Tunisie 2. Monopole et clientélismes sont désormais fortement enracinés
dans les pratiques bancaires. Ils remontent au moins à la Coopérative
tunisienne de crédit, créée en 1922 et dirigée par Mohammed Chenik. La
Coopérative devint, après de nombreuses péripéties au sein de l’élite tuni-
sienne, un instrument du Néo-Destour et finança le mouvement national
et sa politique clientéliste, principalement à Tunis et au Sahel 3. Sous le
Protectorat, toutes les autres institutions financières étaient au service
exclusif du pouvoir, public et privé, colonial 4.
Aujourd’hui, les banques privées sont également concernées par ce
regard normalisateur et disciplinaire : le directeur et le président doivent
eux-mêmes être agréés par le sommet de l’État, sous peine de connaître
des conflits qui se terminent, inévitablement, à leur détriment, comme
l’expérience de la BIAT l’a démontré. Cette immixtion concerne aussi
les banques à capital majoritairement étranger. C’est ainsi qu’en 2000 la
BNP, principal actionnaire de l’UBCI, avait décidé de nommer un prési-
dent tunisien qui n’avait pas eu l’heur de plaire aux pouvoirs publics ; les
pressions ont été telles que la banque française a dû céder et nommer un
proche de la Présidence 5.
La Banque centrale constitue par ailleurs un vivier de cadres et de diri-
geants pour les banques commerciales, notamment pour les banques
privées. Ces hommes sûrs sont des rouages importants de la diffusion et
surtout de la perpétuation du complexe politico-financier ; ils contribuent
au maintien d’un ordre social, fait de tolérance aux créances douteuses,
de soutien aux entreprises en difficulté, de laxisme sur les critères de prêt
et plus généralement de consensus autour de ce fonctionnement très spé-
cifique de l’économie d’endettement. En bref, il s’agit de faire en sorte
que personne ne perturbe le monde fictif de la finance.

1. C. H. MOORE, « Tunisian banking… », art. cit.


2. M. GALLOUX, Finance islamique et pouvoir politique, PUF, Paris, 1997.
3. M. KRAÏEM, Pouvoir colonial et mouvement national. La Tunisie des années 30, vol. 1, Alif, Tunis,
1990.
4. M. L. GHARBI, Le Capital français à la traîne…, op. cit., et P. SEBAG, La Tunisie : essai de monogra-
phie, Éditions sociales, Paris, 1951.
5. Entretiens, Tunis, décembre 2001.

79
le pouvoir à crédit

La Banque centrale est toujours dirigée par un homme de confiance


du Président : Hedi Nouira en fut le gouverneur sous Bourguiba depuis
l’indépendance et durant toute la période socialiste, principalement pour
veiller au processus d’étatisation et de tunisification, mais aussi pour
contrebalancer la politique de Ben Salah, principal artisan de la politique
de collectivisation 1. De 1999 à 2003, le gouverneur fut M. Daouas, neveu
du président Ben Ali. Cela aussi a été compris comme un signal, la BCT
apparaissant comme un rouage essentiel de l’exercice du pouvoir.
Moins visible mais tout aussi symbolique, l’Association profession-
nelle des banques de Tunisie (APBT), créée et longtemps dirigée par le
fils de Bourguiba, continue à être une courroie de transmission impor-
tante du pouvoir central, à travers les nominations et la communication de
directives et circulaires non écrites de la BCT. Selon les banquiers de la
place, elle ne joue pas un rôle d’intermédiation et de représentation de la
profession ; elle s’occupe essentiellement de faire le lien entre Carthage
et le monde financier 2. De même, les professionnels parlent de l’Associa-
tion des intermédiaires en Bourse (AIB) comme d’une « caisse enregis-
treuse » ; elle ne remplirait aucune fonction si ce n’est celle d’entériner
les décisions d’ores et déjà prises par les pouvoirs publics 3. Par ailleurs,
le quadrillage de la société par les cellules du RCD concerne tout aussi
bien, si ce n’est plus encore, les banques : chacune d’entre elles, y
compris si elles sont privées ou détenues majoritairement par des intérêts
étrangers, possède une cellule professionnelle qui exerce un véritable tra-
vail de surveillance et de normalisation sur l’activité de ses employés. Les
cellules participent activement au financement des campagnes électo-
rales et aux actions symboliques, à l’instar du Fonds de solidarité natio-
nale ou de la Banque tunisienne de solidarité dont les capitaux provien-
nent largement de participations plus ou moins contraintes des banques
de la place 4.

La fonction régulatrice des immixtions politiques


Incontestablement, donc, le pouvoir central utilise à son avantage le
secteur financier. Il l’instrumentalise, il l’investit, hier mais peut-être plus
encore aujourd’hui, avec la privatisation et la libéralisation. Les actions
spectaculaires, les actes symboliques, les rumeurs diffusées et les inter-
prétations autorisées convergent pour véhiculer l’idée d’un État promé-
théen ne laissant pas de marge et réprimant au moindre soupçon d’auto-
nomisation. Cette compréhension est partagée par le milieu financier
comme par l’ensemble de la population : tous s’accordent sur l’idée que

1. R. BISTOLFI, Structure économique et indépendance monétaire, Éditions Cujas, Paris, 1967, p. 235 et
suiv. ; C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.
3. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000.
4. C. H. MOORE, « Tunisian banking… », art. cit., et B. HIBOU, « Les marges de manœuvres…, », art. cit.

80
la dépendance par l’endettement

la banque est une affaire d’État et qu’un contrôle absolu empêche toute
alternative et tout antagonisme. La mise au pas de la BIAT a été par tous
comprise comme la réaffirmation de la centralité de l’État 1. Des compor-
tements et des signes plus diffus contribuent au renforcement de cette
interprétation prométhéenne. Dans les régions et les petites villes, la pres-
sion politique et les rapports de force, le chantage et les arrangements
passent souvent par l’institution bancaire. Sur instruction du délégué ou
du gouverneur, les banques peuvent mener une politique discriminatoire
dans l’attribution des crédits, dans la tolérance aux délais de paiement,
dans les poursuites judiciaires 2. Le pouvoir central et ses représentants
n’hésitent pas à utiliser la banque pour faire passer leurs messages de
désapprobation ou leurs sanctions aux personnalités et groupes suspectés
d’indépendance ou ouvertement opposés à lui. Symbole le plus récent de
cette fonction disciplinaire, la « fuite » de la liste des 107 plus endettés
de Tunisie. Cette dernière, qui mentionnait l’endettement brut de tous les
grands noms du monde des affaires tunisien sur la base de données de la
Banque centrale, commença à circuler à la fin 2003 et fit l’objet de
commentaires sans fin dans la bourgeoisie tunisoise et dans les milieux
de l’opposition. Cette fuite ne doit évidemment pas être comprise comme
une volonté de « nettoyer le secteur ». Ni comme une erreur d’apprécia-
tion, comme le veut la rumeur selon laquelle sa diffusion aurait pro-
voqué la démission du gouverneur. Cette liste n’est pas fiable puisque
seules des données de crédits en cours étaient fournies sans mention de
l’actif des débiteurs nommés et de leur solvabilité. Elle suggère plutôt,
outre la concentration de l’offre de crédit, le caractère fantasmatique des
créances douteuses. Surtout, elle matérialise l’exercice d’un pouvoir dis-
ciplinaire qui entend montrer que le pouvoir sait, connaît et pourrait, le
cas échéant, agir 3.
S’arrêter à ces explications revient cependant à partager une concep-
tion manichéenne de la domination politique et à concevoir les relations
de pouvoir comme des relations du propriétaire à son bien. L’analyse
détaillée de l’économie d’endettement tunisienne a précisément pour but
d’entrer plus profondément dans ce jeu de rapports de force, de faire
comprendre, de manière plus subtile, ce qui se passait derrière ces théâ-
tralisations. Les affaires mentionnées plus haut constituent de parfaits
révélateurs du système, avec ses inextricables imbrications entre public
et privé, l’absence de transparence, la dimension foncièrement politique
du crédit, l’existence d’intermédiaires agréés qu’on ne peut négliger sous

1. Cela m’a été répété très systématiquement lors d’entretiens. Voir également J.-P. CASSARINO, Tunisian
New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
2. Entretiens, Sfax, décembre 2002 et Tunis, décembre 2003.
3. Cette technique n’est pas propre à la Tunisie. Gilles Favarel-Garrigues la mentionne en Russie, à usage
international (G. FAVAREL-GARRIGUES, « La bureaucratie policière et la chute du régime soviétique »,
Sociétés contemporaines, nº 57, 2005, p. 63-82). Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes analysent de la
sorte les listes noires publiées par les organismes de lutte contre le blanchiment (T. GODEFROY et P. LAS-
COUMES, Le Capitalisme clandestin. L’illusoire régulation des places offshore, La Découverte, Paris, 2004).

81
le pouvoir à crédit

peine d’encourir des problèmes ou de subir des châtiments. Elles met-


tent également en évidence l’existence d’un monde clos, fermé sur sa fic-
tion, et simultanément d’une infinité de relations sociales structurées par
les activités financières.
Plus les financiers servent le pouvoir central, plus ils doivent s’en pro-
téger. Plus le pouvoir central a besoin des financiers, plus il joue des uns
et des autres, les uns contre les autres. Mais ces relations ne s’arrêtent pas
à ces affrontements dualistes. Les financiers ne se situent pas hors l’État,
mais bien en son sein. Contrairement à ce que laisse supposer l’interpré-
tation fonctionnaliste, les autorités tunisiennes ne peuvent généralement
aller trop loin dans l’affrontement avec d’hypothétiques banquiers indo-
ciles, sous peine de remettre en cause l’équilibre de la société tout entière.
Les confrontations se passent toujours dans un univers feutré, dont
chacun connaît les us et manières. Le pouvoir central n’exerce pas de
pouvoir dominateur absolu sur les financiers, tout comme ces derniers ne
lui imposent pas autoritairement leurs conditions. Il y a en revanche
« échanges de services réciproques, lesquels finissent par établir des liens
amicaux, lorsque ceux-ci n’existent pas à l’origine 1 », qui véhicule ce
que Jean-François Bayart a pu appeler un processus d’« assimilation réci-
proque des élites 2 ». Lors des entretiens qu’ils m’ont successivement
accordés, les banquiers me l’ont souvent répété : « Nous devons être
“bien” avec le Pouvoir car tous les jours nous sommes en contact avec lui,
pour avoir des agréments, des autorisations, ouvrir des agences, mettre en
place de nouveaux produits, développer des relations avec l’étranger » et
tout simplement pour « développer nos activités ». Plus que des rela-
tions, il faut « avoir beaucoup de doigté » avec le Pouvoir, et ce doigté,
« c’est une question de culture ». Il est nécessaire de « tisser de nom-
breuses alliances, de faire de la pédagogie, des consultations, de ne pas
frustrer les gens au pouvoir, de savoir gérer les dossiers difficiles, de bien
choisir les hommes, de composer avec… ». « Il faut tenir compte de tout
cela pour garantir la stabilité de la gestion 3 ». De sorte que les intrusions
politiques et brutales mentionnées plus haut ne font que révéler, à un
moment donné, l’état des rapports entre la société, l’élite économique, la
finance et le pouvoir central. Il est d’ailleurs frappant de voir que les ban-
quiers ne sont pas pris de panique lorsque de tels événements arrivent et
que, in fine, les arrangements s’obtiennent assez facilement.
Ces actions en forme d’avertissement, de prévention ou de répression
constituent donc avant tout des moments régulateurs du monde financier,
des tentatives de (re)mise en cohésion du microcosme financier et surtout
de l’ordre social 4. Elles tournent certes toujours à l’avantage du pouvoir

1. D. DESSERT, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, op. cit., p. 319.


2. J.-F. BAYART, L’État au Cameroun, Presses de la Fondation des sciences politiques, Paris, 1985.
3. Entretiens, Tunis, janvier 1999, juillet 2000, décembre 2001, décembre 2002.
4. On retrouve cette configuration dans beaucoup d’autres situations. Sur l’Ancien Régime français, voir
D. DESSERT, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, op. cit., et P. MINARD, La Fortune du colber-
tisme…, op. cit. ; sur le Maroc, B. HIBOU et M. TOZY, « Une lecture d’anthropologie politique de la corrup-

82
la dépendance par l’endettement

central, puisque les arrangements transforment les banquiers en quéman-


deurs, mais la répression n’est jamais absolue, ne serait-ce que parce que
l’économie d’endettement est un processus de dépendance mutuelle : cer-
tains individus peuvent être expulsés du complexe et effectivement
réprimés au point de disparaître de la scène tunisienne (M. Moalla,
A. Bouden), mais la règle est plutôt la réintégration. Les institutions ban-
caires continuent à exister. La BIAT n’a pas disparu ; la BFT non plus et
les procès autour de son devenir ont toujours cours. Surtout, ces manipu-
lations politiques du monde de la finance ne prennent leur signification
qu’en raison de l’inscription des relations entre « politique » et
« finance » dans des configurations de pouvoir beaucoup plus diffuses,
qui ne relient pas seulement les banquiers à l’État, mais la plupart des
acteurs économiques et sociaux entre eux.
Parce qu’il ne prend pas en compte les fondements sociaux de l’éco-
nomie d’endettement, Clement Henry Moore conclut son analyse
détaillée de la scène tunisienne en affirmant que le système financier y
possède très peu de pouvoir. Le « régime » le monopoliserait et ne pour-
rait permettre aucun financement de sources alternatives d’autorités, de
partis, d’associations, de syndicats, bref, d’entités autonomes de l’État.
L’analyse de l’économie d’endettement a montré exactement l’inverse,
et notamment que le crédit bancaire constituait la clé de voûte de l’éco-
nomie politique tunisienne et de son ordre social. Pouvoir donc il y a,
pouvoir non pas monopolisé par les autorités tunisiennes, voire par le
chef de l’État en personne, mais pouvoir exercé de façon extrêmement
diffuse, à travers des relations déployées dans de multiples directions et
englobant aussi bien les banquiers que les entrepreneurs, les consomma-
teurs, les autorités administratives, les entités partisanes, les partenaires
étrangers. Je ne conteste évidemment pas le fait que le pouvoir central
exerce une domination à travers la finance. Il me semble en revanche dif-
ficile d’adhérer à la vision d’un pouvoir qui serait monopolisé par le
sommet de l’État, ou partagé entre lui et la finance, en raison de l’exis-
tence d’une régulation de l’ordre social implicite incluant la population
entière, ou presque.

Les modalités de l’ordre social implicite


La « bourgeoisie à crédit » est incontestablement la grande bénéfi-
ciaire de cette économie d’endettement dans la mesure où le capital social
se confond avec la capacité d’emprunt et où les relations personnelles
prédominent. « Plus on emprunte, plus on a de crédit 1 » pourrait être sa
devise. La transformation du prestige en avoirs liquides ou, inversement,
la transformation d’avoirs en prestige crée de la dépendance et alimente

tion au Maroc : fondement historique d’une prise de liberté avec le droit », Revue Tiers Monde, janvier-mars
2000, p. 23-47.
1. J.-G. YMBERT, L’Art de faire des dettes, Rivages, Paris, 1996 (1824), p. 45.

83
le pouvoir à crédit

un réseau de relations entre débiteurs et créanciers 1. Le crédit joue


comme un contrôle social puisque l’endettement crée une relation de
dépendance. La dette, surtout non remboursée, est le fondement d’un
ordre social fait de redistribution et de construction de fictions acceptées.
Mais le crédit joue aussi comme un signe de puissance : l’entrée dans
l’économie politique de l’endettement massif n’est rendue possible que
par l’existence préalable d’un certain capital social, fait de relations fami-
liales, amicales, régionales, de relations administratives et profession-
nelles, de relations au sein du parti…
La remarque de Jean-Yves Grenier à propos de l’Ancien Régime vaut
ainsi parfaitement pour la Tunisie d’aujourd’hui : « Ces caractéristiques
[…] ne vont donc pas sans une ambiguïté qui réside dans la conjonction
d’une donnée économique simple portée par l’opération de crédit et d’une
dimension plus complexe issue d’une représentation sociale qui lie
ensemble […] richesse, pouvoir et prestige 2. » C’est dans ce contexte
seulement que le pouvoir central peut s’insérer dans l’écheveau des rela-
tions et des rapports de force pour exercer contrôle, discipline ou norma-
lisation : le crédit se mue alors en institution centrale des rapports de
domination individuels. Les poursuites et condamnations pour crédits
impayés, pour malversation, pour fraude, pour évasion fiscale se font
selon la personnalité et surtout selon le statut des individus ; la loi sur les
faillites est diversement appliquée, en fonction de la « qualité » des entre-
preneurs ; la gestion des arriérés est une réserve de capital politique local.
L’annulation de créances douteuses ou d’arriérés est une faveur osten-
sible à la classe dirigeante et à l’élite économique et financière, mais une
faveur distribuée habilement, différemment appliquée, individuellement
dispensée. Elle autorise un processus de différenciation au sein de l’élite,
qui permet de faire chuter et d’avilir par un traitement qui peut
être comparable à celui que subissent les plus basses classes ou les
« ennemis » 3.
Généralement, cependant, cet exercice du pouvoir n’est ni aveugle ni
répressif ; c’est un exercice « positif » du pouvoir, fait d’arrangements et
de compromis, de négociations et de pressions. Sans même subir
d’injonction directe, le plus souvent, l’entrepreneur « sait » que s’il main-
tient un certain niveau de sociabilité, notamment avec des membres
influents du parti, il obtiendra plus facilement son crédit. Il « sait » aussi
qu’il peut jouer de ces divers mécanismes pour prospérer, notamment en
créant des créances douteuses ou en retardant les paiements. Contraire-
ment à ce qui est souvent affirmé, cette dimension sociale et politique du

1. Voir notamment l’analyse qu’en fait J.-Y. GRENIER dans L’Économie d’Ancien Régime…, op. cit. Pour
des situations contemporaines en Afrique, O. VALLÉE, Le Prix de l’argent CFA : heurs et malheurs de la
zone franc, Karthala, Paris, 1989, et J.-F. BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, Paris,
1989.
2. J.-Y. GRENIER, L’Économie d’Ancien Régime…, op. cit., p. 89.
3. Mécanisme qui m’a été inspiré par la lecture de P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tar-
dive. Vers un empire chrétien, Seuil, Paris, 1998.

84
la dépendance par l’endettement

crédit n’est donc pas propre à la nature « autoritaire » du « régime Ben


Ali ». Elle est directement issue de la structuration de la société, des rela-
tions déployées en son sein, et donc de sa trajectoire historique.
Le complexe politico-financier est également fondé sur des pratiques
plus populaires : les crédits à la consommation constituent une réelle
« démocratisation » du système financier et de l’économie d’endette-
ment. Le bien-être des classes moyennes, rhétorique préférée des auto-
rités tunisiennes, n’est pas dépourvu de réalisations concrètes, bien au
contraire.
BATAM symbolise la démocratisation du crédit et de la consomma-
tion. Les fondateurs de cette entreprise privée de vente d’électroménager
sont les frères Ben Ayed qui ont prospéré et réussi dans les années 1970
et 1980. Avec la libéralisation et la diffusion des modes de vie « occiden-
taux », l’entreprise a compris, au cours des années 1990, qu’elle pouvait
faire exploser ses ventes en offrant à ses clients du crédit à la consomma-
tion. Dans une situation de vide juridique, elle a proposé des crédits à des
taux usuraires. En quelques années, BATAM est pour ainsi dire devenue
l’une des institutions centrales de la reproduction de l’économie politique
tunisienne, répondant à une véritable « demande sociale », sans cesse
reproduite et sans cesse en croissance. L’entreprise s’est retrouvée en dif-
ficulté en 2002 et a dû, en 2003, déposer son bilan et passer sous règle-
ment judiciaire 1. Les facteurs explicatifs de cette faillite sont nombreux :
fuite en avant, mauvaise gestion, sous-capitalisation et endettement
excessif, laxisme des autorités comme du conseil d’administration et de
la direction de l’entreprise, confiance aveugle dans le système de rela-
tions personnelles et dans la réputation. Pour les banques, la dette de
BATAM se serait élevée à 185 MDT et pour les entreprises à 115 MDT,
soit 300 MDT en tout, ce qui est bien supérieur au chiffre d’affaires de la
meilleure année (240 MDT en 2001).
Dans les interprétations manichéennes qui caractérisent tout système
politique verrouillé, la chute de BATAM a été interprétée comme la
« punition » d’une alliance opportuniste avec les proches du Président :
Hedi Jilani, patron des patrons tunisiens, et d’autres membres du clan
Trabelsi étaient en effet entrés dans le capital de l’entreprise. Les Ben
Ayed pensaient tenir là les instruments permettant le développement de
leurs affaires, et notamment l’obtention de nouveaux crédits. La faillite a
été interprétée par certains comme le « lâchage » par le secteur bancaire
à la botte du pouvoir central, et par d’autres, exactement à l’inverse,
comme une reprise en main par la Banque centrale et les autorités tuni-
siennes d’un secteur stratégique 2.

1. Toutes les données ci-dessous ont été obtenues lors de mes terrains successifs en Tunisie, et notam-
ment en décembre 2001, décembre 2002 et décembre 2003. Des articles (aux informations très contrôlées,
donc) sont sortis dans la presse, et notamment dans l’hebdomadaire Réalités.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2003.

85
le pouvoir à crédit

La réalité n’est cependant pas aussi simple. La chaîne des dysfonction-


nements qui ont accompagné la chute de BATAM permet d’entrevoir la
complexité des interdépendances qu’une telle activité nécessite et permet
tout à la fois. Sans être exhaustif, on peut citer l’absence de vigilance du
conseil d’administration et sa complicité face aux rémunérations exubé-
rantes des dirigeants et des membres de leur famille, aux recrutements et
aux investissements démesurés ; l’inexistence d’un suivi informatique
fiable et continu des quarante points de vente ; la complaisance des
commissaires aux comptes, notamment face à l’opacité des comptes, aux
ententes, aux « affaires » et autres pots-de-vin ; la passivité des ban-
quiers, trompés par l’effet d’attractivité d’un chiffre d’affaires en expan-
sion et par les bénéfices effectués sur les opérations de réescompte de ses
traites ; la stratégie de la diversification adoptée par le groupe (qui
comprenait en réalité seize entreprises) à des fins d’optimisation fiscale,
de cavalerie financière, d’augmentation de la capacité d’endettement et
de réponse à une concurrence organisée avec l’arrivée de Carrefour ; le
laxisme et le laisser-faire de la Banque centrale et l’absence de surveil-
lance du Conseil du marché financier ; une absence de contrôle du niveau
d’endettement des ménages ; une conception spéculative et ludique de
l’entreprise fondée sur l’opacité des comptes et le cercle de dépendance
des créances ; l’inanité des contrôles financiers et la complaisance des
opérateurs boursiers ; l’impossible indépendance des sociétés de rating
payées par l’entreprise elle-même et donc nécessairement complai-
santes. L’aveuglement du système financier dans son ensemble est carac-
téristique du fonctionnement de l’économie d’endettement et de la fic-
tion qui la caractérise : les banques n’ont pas mis en marche leur système
de veille, y compris les plus « modernes » et dynamiques d’entre elles,
étrangères (Citibank, UBCI) ou nationales (BIAT, Amen Bank) ; elles
n’ont tiré la sonnette d’alarme que très tardivement, en octobre 2002.
L’effet déresponsabilisant de l’interventionnisme systémique des auto-
rités publiques et le sauvetage assuré par la Banque centrale expliquent
ce comportement, de même que le système de gestion des prêts reposant
avant tout sur le nom et la réputation, et inversement l’absence d’analyse
de risque et d’analyse de gestion. De même les instances de régulation et
de surveillance financières (BCT et CMF) se sont laissé endormir par le
label louangeur de nouveau « champion national » et, une fois le désastre
advenu, ont tout fait pour maintenir en vie ce monde fictif dont elles sont
les gardiennes : silence, couverture et absence de sanction caractérisent le
traitement de la situation, mais plus généralement le fonctionnement du
pouvoir à crédit. Ce qui n’est pas non plus une caractéristique propre-
ment tunisienne. Comme le note Jean-Michel Rey à propos du crédit au
XVIIIe siècle, « en général, le crédit est en quelque sorte muet sur son fonc-
tionnement d’ensemble. Bon nombre de choses essentielles dans cette
perspective ne se disent pas dont la communauté doit hériter, selon une
nécessité qui, elle aussi, semble devoir rester toujours en retrait. Ce sont
donc, avant tout, d’étranges silences qui se transmettent […] ; des

86
la dépendance par l’endettement

silences qui constituent pour partie le socle symbolique d’une commu-


nauté et qui nourrissent indéfiniment une réflexion politique 1 ».
Le plan de sauvetage de BATAM montre que le crédit à la consomma-
tion est un mécanisme, fondamental bien qu’implicite, de la reproduc-
tion sociale tunisienne. Alors que l’entreprise et ses responsables auraient
dû aller en pénal pour non-paiement délibéré des fournisseurs (retards
allant de 18 à 36 mois) et pour abus de bien sociaux, le réflexe a été au
contraire de réagir en défendant l’ordre économique et social. La « pro-
tection nationale » a été la ligne de conduite des autorités qui, au lieu de
laisser se dérouler la liquidation de BATAM, ne serait-ce qu’à titre
d’exemple, ont nommé comme mandataire un homme de la Banque cen-
trale, Ali Debaya, ancien P-DG de deux des plus grandes banques du pays
(STB et BNA), et obtenu un règlement judiciaire à l’amiable. Tout a été
fait pour éviter l’effondrement et une cellule de crise s’est réunie pen-
dant des mois, deux fois par semaine, pour arriver à rééchelonner la dette,
consolider les comptes, restructurer l’endettement et obtenir de nouveaux
prêts 2.
L’interprétation populaire veut donc que le pouvoir central soit inter-
venu parce que l’effondrement de BATAM aurait pu déstabiliser le pays
et remettre en cause l’ordre social et le contrat existant entre le « régime
de Ben Ali » et sa classe moyenne. L’idée d’un échange sous-tend cette
interprétation : en cas de conflit avec le Pouvoir, sans même parler de
velléités de rapprochement avec une opposition frémissante à la fin des
années 1990, les consommateurs auraient tous quelque chose à perdre en
termes de bien-être, de niveau et de mode de vie. La crise de 2002-2003
aurait été dangereuse précisément parce qu’elle menaçait le contrat social
fondé sur l’échange entre augmentation du niveau de vie et absence de
libertés 3. Cette interprétation repose sur l’idée implicite que les consom-
mateurs et les ménages endettés auraient quelque chose à défendre, en
l’occurrence leur bien-être matériel, et qu’ils ne se révolteraient pas pour
ne pas en être dépossédés. Autrement dit, que l’endettement paisible, la
surconsommation et la corruption seraient pour ainsi dire la contrepartie,
consciemment construite par le « régime », pour s’assurer la paix sociale
et l’absence d’engagement politique.
C’est la thèse de la dépolitisation comme stratégie politique, dont Paul
Veyne a sans doute fourni l’une des plus belles critiques dans son livre Le
Pain et le Cirque, très fine sociologie historique du politique à Rome. Il
y dénonce la thèse de la dépolitisation comme calcul machiavélique de
la part des autorités romaines et échange contre l’octroi de satisfactions
au peuple. Pour Veyne, les hommes ne sont pas conformes à l’idéal du

1. J.-M. REY, « Qu’est-ce que faire crédit ?… », art. cit., p. 105.


2. Entretiens, décembre 2003 et presse locale 2003.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003 ; Paris, novembre 2003 et février 2004. Cela se lit
aussi dans les communiqués de RAID/Attac-Tunisie. Voir également, J.-P. BRAS, « Croissance économique
et autoritarisme politique en Tunisie : le dilemme », Naqd, nº 19/20, automne-hiver 2004, p. 157-166.

87
le pouvoir à crédit

citoyen autonome et politisé ; en revanche, « la politique, du point de vue


des gouvernants, consiste à faire en sorte que les gouvernés se mêlent le
moins possible de ce qui les regarde ; plus exactement (et tout tient dans
cette nuance), le gouvernement parvient à être seul à s’en mêler parce que
les gouvernés sont, je ne dis pas conditionnés, mais bien plutôt sponta-
nément disposés à le laisser faire ; une mise en condition peut s’y ajouter,
bien entendu ; il y a des États plus policiers et mystificateurs que d’autres.
Mais la dépolitisation chère aux dictatures n’est autre chose que la culture
forcée d’un apolitisme naturel 1 ».
Si l’on suit ce raisonnement, on n’est donc pas en présence d’un
enchaînement entre consommation, endettement et corruption dans le but
de dépolitiser la population ou de la maintenir dans un apolitisme
commode. On doit inverser l’analyse : ce n’est pas le pouvoir central qui
autorise le système d’endettement et favorise la consommation à crédit
pour dépolitiser la classe moyenne ; mais, s’accommodant du complexe
de l’économie d’endettement, il tente d’éviter qu’il ne se politise en ne
lui refusant pas l’accès à un mode de vie. « Dépolitisation ? Au fond de
cette notion confuse se trouve l’idée vague d’un échange de satisfac-
tions ; mais la politique n’est pas échange, même inégal, de quantités
homogènes, elle est accommodation à des situations hétérogènes 2 » pré-
cise Paul Veyne.
Si contrat social il y a, il prend la forme de la défense d’un ordre social.
Le crédit à la consommation et l’endettement des ménages peuvent alors
se comprendre en termes de soumission et d’accommodement à un sys-
tème économique et à des relations sociales qui les poussent à s’endetter ;
en termes aussi d’adhésion à un mode de vie et à une modalité de la libé-
ralisation, de la démocratisation et de la modernisation économique. Il est
d’autant plus difficile de changer de mode de vie que la satisfaction aug-
mente avec l’accroissement de l’accès aux marchandises. L’endettement
des ménages est l’autre facette de la démocratisation de l’accès aux biens
de consommation. BATAM et ses avatars tout comme le « consomma-
teur tunisien moyen » constituent des symboles partagés du confort maté-
riel, de l’amélioration du niveau de vie, de sa modernisation, bref de la
Tunisie qui réussit. Pour la « bourgeoisie à crédit », l’assujettissement
s’exprime avant tout dans la négociation du statut d’entrepreneur vedette.
La coercition, le contrôle, la discipline ne constituent qu’une dimension
de l’économie politique tunisienne actuelle. La part d’adhésion et de
reconnaissance ne peut être occultée.

Au terme de ce chapitre, la répression par la finance apparaît fort mar-


ginale ; en revanche, l’analyse du complexe politico-financier a montré
l’ampleur des dépendances mutuelles et le jeu des différents acteurs sur
celles-ci. On comprend dès lors pourquoi le secteur bancaire constituait

1. P. VEYNE, Le Pain et le Cirque…, op. cit., p. 93-94.


2. Ibid., p. 660.

88
la dépendance par l’endettement

un point d’entrée idéal pour étudier le fonctionnement de l’exercice du


pouvoir en Tunisie et comment l’anatomie politique du détail financier
permettait d’appréhender les modalités de la domination et de la coerci-
tion. L’analyse du fonctionnement concret de l’économie d’endettement
a précisément suggéré que le contrôle, l’encadrement, la discipline, le
dressage, l’impossibilité de l’antagonisme, la construction et le fonction-
nement d’un monde fictif sont centraux et efficaces dans l’exercice d’un
pouvoir de domination – plus que les techniques de répression propre-
ment dites. Bien entendu, celles-ci existent mais elles sont marginales et
ce qui domine, c’est incontestablement une négociation feutrée mais
néanmoins permanente, ainsi que l’investissement de ces rapports de
force, de ces imbrications inextricables entre public et privé et de la
vigueur des relations sociales par un pouvoir central qui cherche à
contrôler.
Il m’a semblé plus important de montrer que l’enchevêtrement des
relations et des intérêts était tel qu’en l’absence même de répression le
pouvoir central exerçait un contrôle tout aussi pénétrant sur l’ensemble de
la société, précisément parce que les liens sociaux ont plus de force que
les lois du marché. Le crédit reste cette institution centrale des rapports
de domination individuels dans la configuration de la dette et du prêt
d’avances monétaires. Les consommateurs et les entrepreneurs se voient
remettre leurs arriérés et leurs créances douteuses tant qu’ils ne quittent
pas cette économie politique et les relations de pouvoir qui lui sont asso-
ciées. À l’instar de ce qui se passait à Rome ou dans l’Ancien Régime
français entre le propriétaire et le métayer, un compte est perpétuelle-
ment ouvert entre le débiteur et le créancier, entre les endettés et leurs
banquiers, qui n’est jamais clos tant que ces relations de dépendance sont
acceptées.
II
L’adhésion encadrée
L’analyse du secteur bancaire a montré que la part d’adhésion était
incontestable et qu’elle passait notamment par l’acceptation de multiples
relations de dépendance et le jeu des différents acteurs sur celles-ci. Elle
a également suggéré la faiblesse de la répression proprement dite, que
celle-ci s’exerce par des truchements financiers ou directement par des
mécanismes policiers sur des acteurs économiques. Pour autant, nul en
Tunisie ne méconnaît le poids des deux institutions, généralement consi-
dérées comme les institutions répressives par excellence, à savoir la
police et le parti unique. L’objet de cette partie est précisément d’expli-
quer cette apparente contradiction et de comprendre l’articulation entre
ces deux processus. Les pages qui suivent permettent d’entrer dans le
fonctionnement des mécanismes traditionnels de domination et de
contrôle politiques pour tenter d’appréhender les modalités de leur inser-
tion dans ce jeu des dépendances mutuelles et, in fine, dans les processus
d’obéissance acceptée.
Au cours des nombreux entretiens que j’ai menés sur les modalités du
contrôle et de la domination politiques, une réponse m’a paru particuliè-
rement révélatrice : la formule « quadrillage, verrouillage et maquillage »
proposée par deux acteurs majeurs de l’opposition et de l’indépendance
de la justice, le juge Moktar Yahyaoui et l’avocat Raouf Ayadi. Qua-
driller le pays et sa population à travers des institutions de contrôle et de
répression, à commencer par la police, l’ensemble des services du mini-
stère de l’Intérieur et le parti unique. Verrouiller la presse et toute expres-
sion politique, mais aussi les institutions et les lieux éventuels de pensée
et d’action critiques. Maquiller les chiffres, les données, les situations,
en construisant l’image de la Tunisie bonne élève. Maquiller aussi les
objectifs policiers et disciplinaires des politiques économiques, des pro-
grammes sociaux, des bonnes œuvres et des services au public. Si elles
suggèrent la diversité des modalités mêmes de son exercice, ces défini-
tions ont en commun de présenter une figure du pouvoir autonome, exté-
rieure à la société, puissante, volontariste et omnipotente ; une action

93
l’adhésion encadrée

unilatérale de la part du « régime Ben Ali », d’un Pouvoir dominant et


manipulant la Société.
Que nous dit cette représentation, cette vision manichéenne et somme
toute assez naïve, indissociable du « mythe du zaîm 1 » tout-puissant et
de son corollaire, une « masse indifférenciée et subordonnée », totale-
ment passive 2 ? Pourquoi cet imaginaire est-il si prégnant, y compris
parmi cette partie active de la population qui joue des rapports de force
avec le pouvoir central et connaît, par là même, la subtilité des modes de
gouvernement ? Pour essayer d’avancer dans la compréhension de cette
surinterprétation du pouvoir, l’analyse des mécanismes traditionnels de
domination et de contrôle politiques a pour objectif de mieux en saisir les
rouages et techniques qui permettent contrainte, mais aussi adhésion.

1. Le zaîm est celui qui commande.


2. Selon l’expression de M. KERROU, « Le zaîm comme individu unique », in L’Individu au Maghreb,
Éditions TS, Tunis, 1993, p. 235-248. (Actes du colloque internationale de Beit el-Hikma, Carthage,
31 octobre-2 novembre 1991). Il commence son article ainsi : « L’hypothèse du présent travail pourrait être
formulée de la manière suivante : dans le monde arabe, l’émergence des zaîms est inséparable de l’existence
du mythe de la masse indifférenciée et subordonnée et non pas de la société d’individus libres et autonomes.
En s’imposant comme individu Unique, le Zaîm renoue avec l’ancien ordre symbolique centré sur la figure
du père (“patriarchie”). Or, cet ordre est aujourd’hui incapable de résoudre les tensions de la modernité »
(p. 235).
3

Un quadrillage méticuleux

On l’a vu, les pratiques répressives ne touchent, dans leurs formes


extrêmes et visibles, qu’un nombre particulièrement restreint de per-
sonnes ; en revanche, la vie quotidienne en Tunisie est caractérisée par
la conjonction d’une apparente normalité et d’une présence policière
constante et intrusive. Dès lors, comment analyser ce mode de gouverne-
ment ? Quels rôles remplissent ces différentes techniques, non stricte-
ment répressives, dans l’exercice du pouvoir ? Quel rôle joue la police,
et peut-on à proprement parler de pouvoir policier ? Comme le rappelle
Hannah Arendt, « il n’y a jamais eu de gouvernement qui soit exclusive-
ment fondé sur l’emploi des moyens de la violence. Même le chef d’un
régime totalitaire, dont la torture est le premier instrument d’un gouver-
nement, a besoin pour son pouvoir d’une base : la police secrète et son
réseau d’indicateurs. Seule la constitution d’une armée de robots, qui éli-
minerait complètement le facteur humain et permettrait à un homme de
détruire quiconque en pressant simplement sur un bouton, pourrait per-
mettre de modifier cette prééminence fondamentale du pouvoir sur la vio-
lence 1 ». La question qui se pose, in fine, est celle de savoir si les formes,
plus « douces », de l’emprise policière, de la censure ou du quadrillage
par les services de l’ordre et le parti unique arrivent à elles seules à
embrasser les relations de pouvoir.

L’omniprésence policière, ou les filets de la peur

L’omniprésence policière est incontestablement la première pratique


dénoncée par les organisations de défense des droits de l’homme, la plus
visible et la plus connue des expressions de la répression. Le nombre de
policiers oscille, selon les interlocuteurs, entre 80 000 (estimation des

1. H. ARENDT, « Sur la violence », in Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Cal-


mann-Lévy, Paris, 1972, p. 105-208.

95
l’adhésion encadrée

observateurs étrangers en Tunisie) et 133 000 (statistiques, sans doute


exagérées, de l’opposition tunisienne) pour près de 10 millions d’habi-
tants, ce qui, dans tous les cas, est une situation impressionnante. Le ratio
de policier par Tunisiens varie ainsi de 1/67 à 1/112, alors qu’en France,
pays le plus policier d’Europe, il est de 1/265 et au Royaume-Uni de
1/380 1. Si l’on veut prendre en compte l’activité même de police, il faut
intégrer, au-delà des agents ayant le titre officiel de policiers, certains
militaires en service, différentes catégories d’« indicateurs », ainsi que
des membres du parti unique. À un titre ou à un autre, partout dans le
pays, dans les régions, dans les administrations, les sociétés publiques et
même les grandes entreprises privées, sur les routes et dans les transports
en commun, sur les lieux de travail comme dans les bars et les lieux de
détente, tous surveillent et opèrent un contrôle continu des citoyens, des
voyageurs, des employés, des élèves et des étudiants, des croyants, des
automobilistes, des lecteurs, des parents, des consommateurs, des pas-
sants, des amoureux ou des contribuables.

La police, une autorité morale


L’omniprésence du ministère de l’Intérieur n’est pas seulement phy-
sique. Elle est aussi morale, administrative et politique. Morale d’abord,
en ce sens que toutes les politiques publiques ou les projets écono-
miques ont intégré les mots d’ordre de la stabilité, de la sécurité et de
l’ordre public. Toutes les autres administrations dépendent d’une cer-
taine manière du ministère de l’Intérieur : dans la fonction publique,
depuis le début des années 1990 du moins, c’est ce dernier qui dans les
faits décide des recrutements. Il vérifie l’affiliation de l’impétrant au
RCD. La Sûreté nationale mène l’enquête pour savoir si le candidat est
personnellement – ou l’un de ses proches – sympathisant islamiste ou,
depuis 1998 environ, sympathisant de l’opposition, toutes tendances
confondues. Et même lorsque le fonctionnaire est d’ores et déjà recruté,
l’État peut mettre fin à son contrat à durée indéterminée sur simple avis,
parfois non écrit, du ministère de l’Intérieur. La justice aussi subit la
domination policière quand elle n’est pas purement et simplement à ses
ordres. Il est ainsi relativement fréquent qu’un fonctionnaire démis béné-
ficie d’un jugement favorable lorsqu’il se pourvoit au tribunal adminis-
tratif, mais cette décision n’est alors jamais appliquée 2.
Cette omniprésence se traduit également par la diversité des services
de police à caractère politique : la Sûreté de l’État, les services spéciaux,
les services des renseignements généraux, les services d’orientation, la

1. Les chiffres cités sont ceux que l’on entend systématiquement en Tunisie, ce dont on ne peut déduire
cependant leur fiabilité. Les données comparatives sont issues de M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome
autoritaire…, op. cit., p. 203-205.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001. Voir également les divers rapports des organisations de défense des
droits de l’homme et notamment CNLT, Deuxième rapport sur l’état des libertés en Tunisie, op. cit., et
LTDH, Rapport annuel 2002, op. cit.

96
un quadrillage méticuleux

police municipale, la sécurité présidentielle et les services de la Garde


nationale naturellement, mais aussi les services de douane, du fisc, de
l’hygiène, du commerce extérieur, la CNSS, qui, les uns et les autres,
peuvent être utilisés à des fins de police. C’est ce qui explique que les
autorités tunisiennes ont pu nier l’agression de l’opposante Sihem Bense-
drine et rejeter ses accusations contre le pouvoir en affirmant qu’il
« n’existe pas de police politique en Tunisie 1 ». D’une certaine manière,
cela est vrai : tous les services administratifs et partisans, de police ou
non, peuvent être mobilisés fort efficacement à des fins de surveillance,
de contrôle, d’intimidation, de dissuasion, voire de châtiment ; nul besoin
d’une police politique. Cela montre surtout « la capacité des institutions
policières à mobiliser l’ensemble des institutions en fonction de leurs
propres finalités, à “infecter” la logique publique et imprégner tous les
comportements 2 ».
Les mécanismes en la matière sont innombrables. Les fiches de rensei-
gnement constituent sans doute l’une des techniques les plus efficaces de
surveillance, d’intimidation et de dissuasion. Lors de la recherche d’un
emploi, du développement d’une activité, de demandes auprès de l’admi-
nistration, d’inscription à l’université, etc., la fiche de renseignement est
un sésame ou, au contraire, un obstacle insurmontable. Tout dépend des
réponses faites aux questions sur la prière, le voile, les fréquentations
familiales et amicales, les mœurs, la carrière professionnelle, les antécé-
dents avec les divers services de police, ou, plus sûrement, de la propre
enquête de la police sur ces questions. On peut encore citer le maillage
des quartiers : les commissariats, les cellules du parti, les comités de quar-
tier, les services municipaux ou l’omda, tous, officiellement ou non, en
réfèrent au ministère de l’Intérieur. Ses services peuvent également avoir
des fonctions de contrôle et de dressage plus directes. Pour l’ouverture
d’un café ou d’un hôtel, outre l’autorisation du ministère de l’Intérieur,
il faut par exemple accepter qu’un employé serve d’indicateur et que les
clients, comme les employés et la direction, soient surveillés… Pour
l’obtention d’appel d’offres sur des fermes, sur des privatisations ou des
projets économiques, l’autorisation du ministère de l’Intérieur est fonc-
tion non du projet et de la qualité du candidat, mais de sa normalité poli-
tique et sociale.
Le cas des taxis est ici exemplaire. Pour la population, cette corpora-
tion est synonyme de « flicage ». « Le taxi, c’est la police », m’affirmait
même… un chauffeur. S’ils peuvent occasionnellement contribuer aux
filatures, voire aux entraves à la liberté de circulation 3, ils n’agissent

1. Repris dans la presse étrangère, notamment dans Libération, 10 janvier 2004, et dans les rapports des
organisations de défense des droits de l’homme précédemment cités.
2. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 102.
3. Lors de mes terrains, le taxi que j’empruntais servait parfois de relais pour les policiers chargés de mon
suivi. Pour empêcher la circulation des opposants d’une manière moins visible qu’une intervention directe
de la police, les « louages » – autrement dit les taxis collectifs entre les villes du pays – peuvent être utilisés
soit pour interdire à l’indésirable de monter dans la voiture, soit pour l’intercepter au péage. En mars 2005,

97
l’adhésion encadrée

généralement pas directement. Ils sont plutôt là pour écouter, faire savoir
que les gens sont écoutés, diffuser l’idée que tout est écouté, y compris la
plus anodine des discussions, celle des taxis où les gens ne font que parler
de la pluie et du beau temps – autrement dit, que la police est partout.
Fait moins connu mais tout aussi important, la police, dans cette concep-
tion large du terme, remplit aussi des fonctions d’intégration : le ministère
de l’Intérieur, comme dans beaucoup d’autres pays autoritaires, est sans
aucun doute l’administration qui se modernise le plus rapidement, notam-
ment par le recrutement de jeunes compétences, juristes et informaticiens
en particulier 1.

La banalisation policière
Le développement des institutions et des mécanismes policiers
constitue la principale caractéristique des modes de gouvernement depuis
la fin des années 1980. La prégnance du parti unique, le doublement de
l’administration étatique par la bureaucratie partisane, le quadrillage du
pays ou encore le culte de la personnalité ont été des attributs de l’exer-
cice du pouvoir dès l’indépendance 2. À ceux-ci s’est adjointe à partir de
la fin des années 1980 une dimension intrusive et privative qui ne pou-
vait être mieux exercée que par la police. Contrairement à ce qui est sou-
vent affirmé, la « policiarisation » n’est cependant pas le fait de Ben Ali
en personne. Abdelkader Zghal, par exemple, notait la montée en puis-
sance de l’institution répressive dès la fin des années 1970, et Ahmed
Tlili, dans sa lettre ouverte à Bourguiba publiée en 1975, dénonçait déjà
l’émancipation et l’extension de l’institution policière 3. Quoi qu’il en
soit, la montée en puissance du ministère de l’Intérieur et des méca-
nismes policiers concrétise ce passage du contrôle de la société à celui
de l’individu. La police est certes un appareil d’État comme beaucoup
d’autres, mais elle possède cette spécificité d’être « un appareil coex-
tensif au corps social tout entier […] par la minutie des détails qu’elle
prend en charge 4 ». Le pouvoir policier est incontestablement le mieux à

des opposants ont ainsi été empêché de participer à la manifestation de soutien aux étudiants réprimés pen-
dant la manifestation anti-Sharon. Voir les communiqués de la LTDH de la mi-mars 2005.
1. Entretiens, Tunis, décembre 2003, ainsi que O. LAMLOUM, « Janvier 1984 en Tunisie ou le symbole
d’une transition », in D. LE SAOUT et M. ROLLINDE (dir.), Émeutes et mouvements sociaux au Maghreb, Kar-
thala-IME, Paris, 1999, p. 231-242 (notamment p. 236-238). Sur l’Algérie, voir L. MARTINEZ, La Guerre
civile en Algérie, Karthala, Paris, 1998, et sur le Maroc, entretiens, septembre 1999 et octobre 2000, et
M. TOZY, Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Sciences Po, Paris, 1999.
2. Sur ces héritages et ces différences, voir M. KILANI, « Sur-pouvoir personnel et évanescence du poli-
tique », La Tunisie sous Ben Ali, décembre 2000 sur le site internet www.ceri-sciences-po.org/kiosque/
archives/déc2000 ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire, op. cit. ; S. KHIARI, Tunisie, le déli-
tement de la cité…, op. cit. ; S. BELHASSEN, « Les legs bourguibiens de la répression », art. cit. Un
témoignage intéressant est également fourni par Mohammed Talbi dans son livre-interview : M. TALBI et
G. JARCZYK, Penseur libre en islam, Albin Michel, Paris, 2002.
3. A. ZGHAL, « L’islam, les janissaires et le Destour », in M. CAMAU (dir.), Tunisie au présent…, op. cit.,
p. 375-402 ; A. TLILI, Lettre ouverte, cité par H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit.
4. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 249.

98
un quadrillage méticuleux

même de développer cette science de la population et des individus parce


qu’il intervient de façon la plus exhaustive possible, dans l’intérêt de
l’ordre social établi. Il se pense commandement instrumental absolu sur
tous les domaines à gouverner, à commencer par l’individu, sans états
d’âme quant aux intrusions dans la vie privée ou l’excès possible de
gouvernement.
La répression personnelle des individus et de leurs affaires privées vise
à assurer l’ordre public. Pour la Tunisie, Mohamed Kerrou montre que
cette configuration n’est pas nouvelle. Inscrite dans une trajectoire histo-
rique, elle possède cette particularité d’avoir toujours institutionnalisé le
contrôle des mœurs à travers la figure du mezwâr 1. L’omda et le policier
actuels reprennent en quelque sorte sa fonction, dans un contexte bien
entendu tout autre, et notamment dans une insertion au sein d’institu-
tions modernisées, issues de la colonisation et de l’indépendance. C’est
ce que montre également, en d’autres termes, Sadri Khiari lorsqu’il parle
de la volonté de désocialisation politique dont la finalité serait de rendre
les individus dépendants du pouvoir central, tout en les isolant les uns des
autres 2.
Dans cette situation, la police devient l’expression première du poli-
tique et sa principale fonction n’est pas l’exécution du droit. La police
désigne plutôt « le lieu où se manifeste le plus nettement la proximité,
sinon l’échange constitutif entre la violence et le droit 3 ». La police est
fondatrice de droit, pour reprendre les termes de Walter Benjamin, et par
là même impose la violence comme fondement du pouvoir : « Elle est
fondatrice de droit car la fonction caractéristique de ce type de violence
n’est pas de promulguer des lois, mais d’émettre toute sorte de décrets
prétendant au statut de droit légitime […] Pour “garantir la sécurité”, la
police intervient dans des cas innombrables où la situation juridique n’est
pas claire, sans parler de ceux où, sans aucune référence à des fins légales,
elle accompagne le citoyen, comme une brutale contrainte, au long d’une
vie réglée par des ordonnances, ou simplement le surveille 4. » Dans les
prisons bien sûr, mais aussi dans les quartiers populaires par exemple, ou
encore dans les services fiscaux de l’administration centrale, l’exercice
du pouvoir policier tunisien envoie un message clair en la matière : ce
qu’il faut respecter, ce n’est pas la loi mais la loi du plus fort, c’est-
à-dire celle de la police, supérieure à tous les autres pouvoirs, qui est là
pour faire respecter la loi mais surtout pour imposer sa propre loi, bénéfi-
ciant d’une totale impunité et pouvant, à tout moment, exercer son

1. M. KERROU, « Le mezwâr ou le censeur des mœurs au Maghreb », art. cit.


2. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit. Il écrit notamment : « Le système Ben Ali aspire
à isoler les individus en sorte que les seuls liens qui les unissent se constituent dans l’entrelacs de ses propres
réseaux » (p. 104).
3. G. AGAMBEN, « La police souveraine », in Moyens sans fins. Notes sur la politique, Rivages, Paris,
2002, p. 115-119 (citation p. 116.).
4. W. BENJAMIN, « Critique de la violence », in Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000 (1921), p. 210-243,
notamment p. 223-237 (citation p. 224).

99
l’adhésion encadrée

pouvoir par la violence. Autrement dit, « craindre la police et collaborer


avec elle est la loi 1 ».
La violence des rapports de pouvoir en Tunisie n’est pas une nou-
veauté. Elle caractérise l’histoire politique du pays depuis la fin du
XIXe siècle au moins. La lutte entre le Destour et le Néo-Destour, l’oppo-
sition entre les partisans de Bourguiba et ceux de Ben Youssef, les
attaques contre les zitouniens 2, les fellagas, les communistes et plus tard
contre les nationalistes arabes, la gauche estudiantine puis les islamistes,
les assassinats, tentatives ou projections d’assassinats, ou encore la bruta-
lité des grèves et de leur répression, toute l’histoire politique contempo-
raine de la Tunisie rappelle la récurrence de la violence et sa profonde
intégration aux modes de gouvernement tunisiens 3. L’expérience colo-
niale est fondatrice de cette part de coercition constitutive de l’exercice
du pouvoir 4. La répression des mécontentements et des soulèvements
pouvait être brutale. Les historiens tunisiens s’accordent sur l’absence de
violence ouverte et de travaux forcés, contrairement à ce qui se passait en
Afrique subsaharienne par exemple. Mais ils montrent aussi que la vio-
lence n’en était pas moins réelle, et qu’elle s’exerçait à travers des spolia-
tions, le recrutement massif de main-d’œuvre allogène, le déplacement
de populations 5… L’expropriation de terres, par exemple, se faisait « à
l’amiable » mais, derrière les consultations formelles des tribus, se dérou-
lait en réalité une spoliation légalisée.
De façon générale, la mise en dépendance économique s’est trans-
formée en une grande opération de mainmise juridique sur les ressources
du pays. Sana Ben Achour fait remonter les sources du droit moderne
tunisien aux pratiques coloniales qui ont opéré « une codification du droit
musulman, une réappropriation du passé réformiste précolonial et un

1. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 104.


2. Ayant poursuivi leur éducation à la Zitouna, grande mosquée de Tunis, les zitouniens ont été, dans
l’imaginaire bourguibien, assimilés aux tenants du conservatisme, adversaires d’une modernisation laïque
de la Tunisie.
3. M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., chapitre III ; S. BESSIS et S. BELHASSEN,
Bourguiba. À la conquête d’un destin, 1901-1957, Jeune Afrique Livres, Paris, 1988, et Bourguiba. Un si
long règne, 1957-1989, Jeune Afrique Livres, Paris, 1989 ; M. KRAÏEM, « État, syndicats et mouvement
social lors des événements du 26 janvier 1978 », in « Les mouvements sociaux en Tunisie et dans l’immi-
gration », Cahiers du CERES, série Histoire nº 6, Tunis, 1996, p. 197-249.
4. Sur la violence coloniale, C.-A. JULIEN, L’Afrique du Nord en marche, Julliard, Paris, 1972, (édition
tunisienne : CERES Éditions, 2001, 2 volumes, Tunis) ; M. KRAÏEM, Pouvoir colonial et mouvement
national. La Tunisie des années trente, Alif, Tunis, 1990, tome I, Crise et renouveau ; E. MOUILLEAU, Fonc-
tionnaires de la République et artisans de l’Empire. Le cas des contrôleurs civils en Tunisie (1881-1956),
L’Harmattan, Paris, 2000, p. 36 et 82-93 ; O. LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer. Sur la guerre
et l’État colonial, Fayard, Paris, 2005, notamment chapitre IV.
5. N. DOUGUI, Histoire d’une grande entreprise coloniale : la Compagnie des phosphates et du chemin de
fer de Gafsa, 1897-1930, Faculté des lettres de la Manouba, Tunis, 1995 ; M.L. GHARBI, Impérialisme et
réformisme au Maghreb. Histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien, Cérès, Tunis, 1994, et Le Capital
français à la traîne…, op. cit. ; A. MAHJOUB, « Économie et société : la formation du “sous-développe-
ment”, l’évolution socio-économique de la Tunisie précoloniale et coloniale », in M. CAMAU (dir.), Tunisie
au présent…, op. cit., p. 97-117 ; A. MAHJOUBI, L’Établissement du protectorat français en Tunisie, Univer-
sité de Tunis, Tunis, 1977.

100
un quadrillage méticuleux

investissement du droit local dans les catégories du droit français ». Elle


montre surtout que ce processus – caractérisé par la prise en compte de
la « question tunisienne » et la volonté de faire accepter la souveraineté
française en s’appuyant sur des sources locales de droit – est inséparable
de l’exercice d’une violence par normalisation juridique de l’ordre colo-
nial. Plus précisément, l’utilisation différentielle des systèmes juridiques
fut le produit « d’un aménagement forcé et imposé par la puissance
coloniale 1 ».
La montée en puissance, récente, des institutions, des procédures et des
mécanismes policiers traduit cependant une situation nouvelle, « où
l’État, soit par son impuissance, soit en vertu de la logique interne de tout
ordre juridique, ne peut plus garantir par les moyens de cet ordre les fins
empiriques qu’il désire obtenir à tout prix 2 » ; autrement dit, une situa-
tion où « le pouvoir est menacé » et « commence à se perdre 3 ». D’où ce
recours à la violence institutionnalisée en quelque sorte, violence réelle
et concrète, violence potentielle et virtuelle ou encore violence en fili-
grane et latente. Cependant, en Tunisie, le pouvoir policier a ceci d’ambi-
valent qu’il est à la fois central – par ses pratiques autant que par ses fonc-
tions disciplinaires et pédagogiques – et banal – du fait de la multiplicité
d’autres mécanismes de surveillance et de normalisation. Je voudrais pré-
cisément mettre en évidence le fonctionnement de ces procédés complé-
mentaires, parce qu’ils suggèrent la diversification et le raffinement de
l’exercice de la domination politique.

Le parti, ou les rets de la médiation sociale

Le maillage minutieux du pays constitue l’une de ses modalités cen-


trales. Après la police, les instances du RCD sont incontestablement les
plus capitales et les plus systématiques des instances de quadrillage.
L’illustrent l’omniprésence, physique, du parti à travers des milliers de
cellules réparties sur tout le territoire (7 500 cellules locales et 2 200 cel-
lules professionnelles) et la construction de son nouveau siège qui, sym-
boliquement, à l’entrée du quartier des affaires, entend exhiber sa flam-
boyante modernité 4. Les cellules ont avant tout, sur les lieux de vie

1. S. BEN ACHOUR, « Aux sources du droit moderne tunisien », Correspondances, nº 42, IRMC, Tunis,
qui reprend l’argument central de sa thèse : Aux sources du droit moderne tunisien : la législation tunisienne
en période coloniale, thèse d’État en droit, Tunis, 24 janvier 1996. Citations, p. 8 (c’est moi qui souligne).
2. W. BENJAMIN, « Critique de la violence », art. cit., p. 224.
3. Dans les dernières pages de son article « Sur la violence » (art. cit.), H. Arendt développe cette idée en
critiquant les confusions récurrentes entre violence et pouvoir et démontre notamment que « la violence se
manifeste lorsque le pouvoir est menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoque finalement la dis-
parition du pouvoir » (p. 157).
4. Les informations précises sur les cellules RCD sont peu nombreuses et l’essentiel de ce paragraphe
repose sur des entretiens. Voir cependant le site (www.rcd.tn) et les documents du RCD ; M. CAMAU et
V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., p. 158-164 et 214-220 ; pour la dimension symbolique (et
architecturale !), M. KILANI « Sur-pouvoir personnel et évanescence du politique », art. cit. L’article d’Oli-

101
l’adhésion encadrée

comme sur les lieux de travail, une fonction d’alerte sur le respect de la
norme. Malgré les chiffres apparents – 2 millions de membres du RCD
pour une population totale de près de 10 millions d’habitants, soit un actif
sur deux –, ce contrôle permanent est davantage dû à l’implication per-
sonnelle de ses membres actifs. On ne sait en effet ce que signifient exac-
tement ces chiffres officiels : nombreuses sont les adhésions non volon-
taires, et même les personnes affiliées sans le savoir. Les chiffres sont
en outre des conventions et la quantification systématique du parti parti-
cipe de la mise en scène discursive qui tente de cacher l’absence de débat
public 1.
En revanche, en cas de tension ou de crise, la cellule doit rendre
compte de la situation et en est tenue responsable. C’est ce qui explique
une vigilance constante, un contrôle maximal sur la vie du quartier ou
du village, sur les lieux publics (cafés, bars ou publinets), sur les situa-
tions économiques et sociales (accès à l’emploi, réception des pro-
grammes sociaux, activités des associations), sur les catégories sensibles
de la population (jeunes, chômeurs, anciens votants islamistes, croyants,
ouvriers journaliers, vendeurs à la sauvette). L’espace tunisien est entiè-
rement codé par l’emplacement fonctionnel de ces cellules. Les lieux
déterminés de celles-ci sont répartis, partout sur le territoire, pour
répondre non seulement à la nécessité de surveiller, mais aussi à celle de
créer un espace utile pour le déploiement des relations de pouvoir.

Les cellules, intermédiaires du pouvoir central


Pour autant, les cellules RCD n’ont pas une fonction prioritairement
sécuritaire 2. Elles sont avant tout des intermédiaires du pouvoir central,
ses principales courroies de transmission. Elles sont des relais des modes
de gouvernement et de régulation politique, et déploient leurs actions
médiatrices en de nombreuses directions. Les instances directrices et les

vier Feneyrol, centré sur le cas très précis et circonscrit de la rénovation d’un quartier traditionnel de la capi-
tale, celui de Mouldi Lahmar et Abdelkader Zghal sur celui du village Al-Mabrouka lors de la révolte du
pain de 1984 et les travaux d’Ali Rebhi sur les pouvoirs locaux dans la périphérie de Kairouan sont incontes-
tablement les écrits les plus intéressants que je connaisse pour saisir l’ambivalence et la complexité des cel-
lules destouriennes dans les modes de gouvernement : O. FENEYROL, « L’État à l’épreuve du local. Le réa-
ménagement du quartier “Bab Souiqa-Halfaouine’’ à Tunis (1983-1992) », Monde arabe,
Maghreb-Machrek, nº 157, juillet-septembre 1997, p. 58-68 ; M. LAHMAR et A. ZGHAL, « “’La révolte du
pain’’ et la crise du modèle du parti unique », in M. BEN ROMDHANE (dir.), Tunisie : mouvements sociaux et
modernité, CODESRIA, Dakar, 1997, p. 151-192 ; A. REBHI, « Pouvoirs locaux et réhabilitation urbaine.
L’exemple du quartier Menchia à Kairouan », communication au séminaire La gouvernance et les collec-
tivités locales, Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis, Tunis, 2-3 octobre 2003.
1. Il est intéressant de consulter le site du parti www.rcd.tn : les commentaires sur les orientations du parti
sont peu nombreux ; en revanche, le site est rempli de statistiques sur le nombre de cellules, la répartition
entre sexes, entre classes d’âge, entre catégories socioprofessionnelles…
2. C’est une thèse souvent défendue. Voir par exemple V. GEISSER, « Tunisie, des élections pour quoi
faire ? Enjeux et “sens” du fait électoral de Bourguiba à Ben Ali », Monde arabe, Maghreb, Machrek,
nº 168, avril-juin 2000, p. 14-28, qui affirme que le RCD vidé de tout contenu idéologique est avant tout un
appareil sécuritaire.

102
un quadrillage méticuleux

cellules sont les principaux lieux de diffusion du discours officiel, dans


tous les domaines, sur le « mal » terroriste et la légitimité de l’« éradica-
tion de l’islamisme », sur le choix de l’ouverture économique et du rap-
prochement avec l’Europe, sur l’indispensable solidarité et l’ancrage des
préoccupations sociales, sur le processus progressif de démocratisation,
sur le succès économique et les vertus du « modèle tunisien »…
Les cellules ne font pas uniquement dans l’art du commentaire. Elles
contribuent à traduire en actes ces discours en se chargeant de convaincre
les Tunisiens de faire des dons, en créant et en animant des associations,
en fournissant des informations, en contribuant à la réussite de telle ou
telle politique économique ou sociale. Les cellules RCD et les comités de
quartier se sont transformés en rouages essentiels de la lutte contre l’isla-
misme – et dans une moindre mesure contre l’extrême gauche et l’oppo-
sition en général – en œuvrant comme agents de l’administration poli-
cière, en maniant aussi avec insistance et souvent sans grande finesse les
registres du chantage, de l’intimidation, de la menace physique et surtout
de l’avertissement social, économique et financier.
Si l’on en croit le nombre d’adhérents et les chiffres officiels, les cel-
lules sont pourtant populaires. Néanmoins, cette popularité ne semble
réelle que pour les plus âgés, ceux qui ont pu participer à la trajectoire
historique du Destour, « l’un des rares partis politiques des pays du tiers
monde pouvant se réclamer d’une tradition de mobilisation politique qui
remonte au début des années 1920 1 », et qui ont été témoins de son hégé-
monie idéologique au moment de la construction de l’État national.
Aujourd’hui, parler de popularité est certainement excessif : le dyna-
misme relatif des cellules est avant tout lié au rôle qu’elles jouent dans
la promotion ou l’accompagnement de l’opportunisme économique et
social. Le RCD a toujours cherché – et réussi – à étendre son influence sur
une grande partie de la population en promettant ascension sociale, réus-
site professionnelle et accroissement des richesses. En ce sens, il est vec-
teur d’un processus d’individualisation principalement exprimé par une
exacerbation des concurrences individuelles au sein de la société et par
une méfiance généralisée.
Une autre modalité de ce rôle d’intermédiation est illustrée par la
nature même du RCD. Ce dernier fonctionne et se comporte beaucoup
plus en appareil bureaucratique qu’en parti politique, avec notamment
une très grande centralisation et une hiérarchie parallèle à celle de l’admi-
nistration. Inspiré du système soviétique mais immédiatement réinventé,
le dédoublement se fait, en Tunisie, à l’avantage de la bureaucratie éta-
tique : à l’omda correspond le président de cellule, au délégué le chef de
circonscription, au gouverneur le chef du comité régional de coordina-
tion, à l’administration centrale l’appareil dirigeant du RCD. Administra-
tion donc, et non parti politique, parce que, en l’absence de tout débat
public et d’une censure impitoyable, la politique est évanescente en

1. M. LAHMAR et A. ZGHAL, « “La révolte du pain” et la crise du parti unique », art. cit., p. 186.

103
l’adhésion encadrée

Tunisie. À la différence des années 1960 et 1970, les débats politiques


internes au parti unique se sont éteints, les conflits entre barons sont
occultés par la nécessité d’une allégeance permanente au chef de l’État,
les « entrepreneurs politiques » ont disparu 1. Les cellules du parti sont
comprises et conçues comme des intermédiaires pour l’exécution des
décisions de Carthage, voire de Ben Ali en personne, et elles semblent
en avoir acquis les moyens même si la réalité est incontestablement plus
complexe.
L’appropriation de ressources étatiques, voire leur réelle privatisation,
met en lumière cette mutation du parti en administration 2. On estime
ainsi à plus de 10 000 le nombre de fonctionnaires détachés de leur poste
auprès du RCD. Ces membres de la fonction publique travaillent entière-
ment pour le parti, mais demeurent payés par l’État. Les autorités
publiques ne fournissent pas seulement ces compétences intellectuelles,
elles offrent également parcs automobiles et locaux publics. Par exemple,
dans le seul conseil de Jendouba, plus de cent locaux administratifs sont
occupés par le parti pour ses diverses activités. La captation est devenue
définitive récemment, grâce à la vente, pour un dinar symbolique, de cer-
tains de ces immeubles au parti décidément bien unique. Enfin, la dimen-
sion administrative du RCD est renforcée par la perception qu’en ont les
entreprises et les individus. Ces derniers se comportent vis-à-vis du RCD
comme ils le feraient vis-à-vis d’une administration, c’est-à-dire en
considérant cette relation comme inévitable mais non volontaire, un
rouage dans le processus incontournable de négociation et d’insertion
dans la société.
Ce rôle d’intermédiaire n’est pas cantonné au secteur public. Dans le
secteur privé aussi, les cellules jouent de leur influence pour orienter la
vie sociale et professionnelle. Les membres du RCD sont simultanément
actifs dans les sections syndicales des grandes entreprises, dans les struc-
tures régionales et nationales ; ils contribuent à discipliner l’Union géné-
rale tunisienne de travail (UGTT) et à la rendre plus docile au pouvoir
central. Les cellules professionnelles du RCD opèrent un réel contrôle sur
l’organisation, la structure, la gestion interne et même sur les orientations
économiques des entreprises et des sociétés. Elles fonctionnent tout à la
fois comme un recours et comme un rouage de l’exercice du pouvoir au
sein de l’entité économique, dénonçant les « mauvais » éléments et féli-
citant les « bons », s’immisçant dans la gestion sociale, dans la promotion
professionnelle ou au contraire dans la révocation, la mise à l’écart ou la
sanction de chacun des employés.

1. M. KILANI, « Sur-pouvoir personnel et évanescence du politique », art. cit. ; M. CAMAU, « D’une Répu-
blique à l’autre. Refondation politique et aléas de la transition libérale », art. cit.
2. Toutes les informations qui suivent sont tirées d’entretiens, Tunis, 1997-2003.

104
un quadrillage méticuleux

Les cellules, dispositif de redistribution


Dans ces conditions, le travail de (re)distribution est fondamental. En
tant que tel, le RCD ne possède aucun moyen véritable pour donner et
dispenser. Il ne dispose, d’ailleurs, d’aucune comptabilité officielle, ce
qui a le double avantage de l’immuniser contre toute accusation de
détournements et de malversations et de le protéger de toute saisie pos-
sible et de toute conséquence matérielle d’un éventuel jugement défavo-
rable 1. En tant qu’intermédiaire cependant, le RCD est extrêmement
riche. Il dispose de ressources financières qu’il peut constamment et rapi-
dement s’approprier à travers les sommes régulièrement récoltées auprès
des particuliers et surtout des entreprises, privées et publiques, en fonc-
tion de leur prospérité. Il possède surtout des ressources indirectes, qui
ne lui appartiennent pas mais qu’il peut gérer et dont il se glorifie : pro-
grammes sociaux, caravanes sanitaires, dons de l’Aïd. Mais sa force prin-
cipale provient de la capacité d’influence et d’entregent de ses membres.
En collaboration étroite avec la police, le RCD se révèle incontournable
dans l’obtention d’autorisations (permis de taxi, permis de construire,
autorisation d’ouverture d’un commerce, d’un restaurant, d’un bar et, de
façon générale, de n’importe quelle activité économique, légale ou illé-
gale), dans l’acquisition d’agréments et la facilitation de démarches
auprès de l’administration (obtention de pièce de l’état civil, dépôt de
plainte auprès du procureur de la République), dans l’octroi de certains
statuts (« familles nécessiteuses », « pauvres », « zones d’ombre ») et
dans le bénéfice réel de certaines aides (26.26, repas du Ramadan,
mouton de l’Aïd comme auparavant le Programme alimentaire mon-
dial) 2… Pendant l’Aïd 2003 par exemple, la cérémonie de remise d’aide
aux défavorisés a été coprésidée par le ministre des Affaires sociales et
par le secrétaire général du parti. De façon générale, faire partie du RCD,
c’est bénéficier de sa capacité d’intercesseur au sein de la société, c’est
profiter de son rôle de facilitateur et de sa qualité de rouage incontour-
nable de l’exercice du pouvoir, c’est pouvoir résoudre des problèmes
locaux, user de pistons, accélérer des procédures, bénéficier
d’avantages…
Dans la Tunisie contemporaine, le RCD (et avant lui le PSD et le Néo-
Destour) apparaît ainsi comme un mécanisme d’insertion sociale à nul
autre pareil. Les statistiques officielles entendent suggérer que la quasi-
totalité de la société tunisienne adhère au « parti au pouvoir ». Au-delà
de ce discours, il est vrai qu’il accueille des individus jeunes ou vieux,
ruraux ou urbains, analphabètes ou diplômés, nationalistes arabes ou pro-
américains, à sensibilité laïque ou islamique… Les cellules, éparpillées

1. Entretiens, décembre 2002.


2. Outre les références mentionnées en note 4, p. 101, D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie : assis-
tance et/ou insertion, mémoire de DEA en sciences politiques, Université de Tunis III, Tunis, année univer-
sitaire 1998-1999 ; K. ZAMITI, « Exploitation du travail paysan en situation de dépendance et mutation d’un
parti de masse en parti de cadres », Les Temps modernes, nº spécial « Maghreb », octobre 1977, p. 312-333.

105
l’adhésion encadrée

sur l’ensemble du territoire, au sein des entreprises et des administra-


tions, dans les quartiers urbains et les villages, sont là pour collecter et
répondre aux demandes de la population. Aucune toile de fond idéolo-
gique n’altère cette volonté d’inclusion de l’ensemble des segments de
la société. Le RCD, c’est un réseau d’intérêts et de clientèle qui fournit
emploi, bourse, facilités administratives, aides en tous genres, héberge-
ment, facilités bancaires, cartes de soin et de transport gratuites. En
contrepartie, rien n’est officiellement demandé, mais, par un effet
d’entraînement, par l’exemple et par la recherche d’efficacité, le membre
de la cellule assistera aux réunions publiques, ne s’absentera pas le jour
des élections, soutiendra telle œuvre sociale du parti, ne participera pas
aux grèves, viendra applaudir le Président, un ministre ou un notable des-
tourien, n’adhérera pas à une association indépendante. Il faut dire que
l’adhésion coûte peu (5 DT par an dans les cellules de la fonction
publique, par exemple) pour des avantages souvent consistants, du moins
pour les plus bas salaires (aides à la rentrée scolaire correspondant en
moyenne à 20 DT par enfant, enveloppes distribuées lors des fêtes reli-
gieuses et notamment pour l’Aïd el Kebir) 1.
Néanmoins, la nature même de ces mécanismes empêche une instru-
mentalisation trop poussée du parti par les Tunisiens. En effet, le RCD
est une machine à contrôler et à donner, à surveiller et à distribuer, indivi-
duellement et non collectivement. Les membres – et beaucoup d’entre
eux se comportent de la sorte – demeurent souvent passifs, peu motivés
par les activités de la cellule et de ses associations satellites, adhérant par
nécessité plus que par conviction. Mais à un moment ou à un autre ils sont
directement et individuellement contrôlés sur des résultats concrets, par
exemple leur participation à une élection ou leur capacité à susciter des
dons le 8 décembre, journée nationale de solidarité. Ils se doivent alors de
coopérer sous peine d’être mis à l’index. Car « adhérer au parti, cela ne
veut rien dire », mais en n’y adhérant pas, « on s’élimine 2 ». En milieu
rural et dans les petites villes où le microcosme social est particulière-
ment exigu, c’est la garantie d’être le dernier servi, d’être en but aux tra-
casseries et aux lenteurs administratives, de ne pas bénéficier des aides et
des programmes sociaux. L’adhésion est un instrument très efficace car
il détermine la citoyenneté, ou du moins la citoyenneté sociale et écono-
mique. Il est difficile de mener à bien des activités économiques et de
réussir – obtenir des subventions, construire une salle supplémentaire
dans son local, avoir accès aux graines à semer, profiter d’un crédit
bonifié, bénéficier de délais de remboursement – sans passer par le RCD.

1. Entretiens, décembre 2003.


2. Expressions issues d’un entretien, décembre 2002.

106
un quadrillage méticuleux

Les cellules, vecteur d’intégration et d’adhésion encadrée


Mais ces mécanismes d’intégration ne peuvent être uniquement
compris en termes de clientélisme, de système d’échange, de fonctionne-
ment d’un système centralisé et autonome qui imposerait ses modalités
d’action et de gouvernement. Les mécanismes de surveillance et de disci-
pline ne sont rendus possibles que par leur profonde insertion sociale. On
l’a vu, le RCD est représentatif de la société dans la mesure où il intègre
indifféremment tous les Tunisiens qui le désirent. Ce faisant, le parti
intègre les conflits, les luttes, les concurrences et les rapports de force
entre personnalités et entre segments de la société. Et même un peu de
débat. Les cellules RCD constituent sans aucun doute les seuls lieux où
l’on peut parler, certes de manière convenue et dans le respect des limites
intériorisées par tous, mais – pour reprendre l’expression d’un observa-
teur avisé de la scène politique tunisienne – elles sont devenues des
« ghettos de démocratie discursive 1 ».
Au sommet du parti, tous les notables régionaux sont représentés et
participent à ses organes dirigeants, à Tunis, relayant les demandes
locales, voire particularistes 2. En ses multiples extrémités, les cellules
enregistrent et permettent le renouvellement des oppositions et des équi-
libres entre groupes différents et des structures traditionnelles de négocia-
tion, d’arrangement et d’accommodement. Tant qu’il fait allégeance au
pouvoir central et qu’il arrive à trouver des points d’entente avec la posi-
tion officielle, un notable est tout-puissant, presque intouchable, et il
récupère et distribue d’importants avantages pour son groupe ; mais sa
centralité peut rapidement être mise à mal si les intérêts des siens ou de sa
clientèle se heurtent aux volontés venues « d’en haut », s’il n’arrive pas à
trouver un compromis dans l’espace limité de la négociation laissé par
le pouvoir central. Dans d’autres configurations, le représentant local de
l’État peut avoir pour stratégie, au contraire, d’« intervenir indirecte-
ment pour maintenir la situation de tension et de conflit entre les repré-
sentants des groupements familiaux » pour « empêcher toute tentative de
coalition 3 » entre eux. Les cellules RCD apparaissent donc simultané-
ment comme les seuls lieux autorisés d’expression des doléances et des
aspirations de la population 4. Cette mécanique, particulièrement forte en
milieu rural, est substituée, en milieu urbain, par une multiplicité de
systèmes similaires insérés dans les relations de travail (cellules

1. Entretien, Tunis, janvier 2005.


2. M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.
3. M. LAHMAR et A. ZGHAL, « “La révolte du pain” et la crise du parti unique », art. cit., p. 188.
4. Ali Rebhi, par exemple, montre comment la sélection d’un quartier pour héberger un projet de réhabi-
litation urbaine est directement liée à la volonté des responsables RCD « de répondre, au moins partielle-
ment, aux aspirations de la population qui a manifesté son mécontentement en diverses occasions à cause de
la pénurie d’équipements en eau et en routes » (A. REBHI, « Pouvoirs locaux et réhabilitation urbaine… »,
art. cit., p. 350).

107
l’adhésion encadrée

professionnelles), dans les activités de loisir (associations satellites du


parti), dans les relations sociales de quartier (comités de quartier).
Comme l’ont montré historiens ou sociologues, les tensions entre
grandes familles et tribus, entre lignages et anciens courants politiques,
entre régions ou quartiers sont pérennisées et sans cesse réactivées à
l’intérieur des cellules, des circonscriptions et des comités de coordina-
tion au cours des luttes très concrètes sur l’attribution de ressources, sur la
définition de politiques économiques et sociales, sur les contours de la
rénovation urbaine ou de l’aménagement du territoire 1. Parfois, le pou-
voir central s’allie à ces notabilités locales, régionales et tribales ; parfois,
il joue des tensions et des conflits locaux pour faire passer une politique
impopulaire, imposer une personnalité extérieure ou outrepasser des
résistances. C’est à partir de ces équilibres, de ces négociations et de ces
arrangements notabiliaires que les aides et subventions sont distribuées,
les postes accordés, l’accès aux avantages facilité et les bénéfices de
l’impunité permis, que les politiques publiques aussi sont transformées,
remodelées, mises en difficulté, voire en échec.
Ce contexte général permet de comprendre pourquoi l’adhésion au
parti constitue un formidable ressort de l’ascension sociale, pourquoi le
parti est investi de façon aussi intense. On l’a vu, les membres actifs du
RCD ne le sont ni par conviction ni par idéologie, mais dans l’espoir de
faire avancer des intérêts, d’obtenir quelque chose, de faire entendre une
voix, d’exprimer une doléance ou une aspiration, de résoudre des conflits
internes ou au contraire d’exacerber les affrontements entre groupes 2. On
a saisi l’ampleur de ces demandes matérielles, mais la dimension symbo-
lique et sociale ne peut être occultée. Dans le monde rural, les élites
locales investissent le parti pour utiliser les cellules comme des lieux de
« médiation entre les intérêts locaux et les institutions politico-adminis-
tratives de l’État 3 ». En ville, en revanche, ce ne sont ni les hommes

1. M. Lahmar l’a magnifiquement montré dans le monde rural à propos de la politique de collectivisation
des terres (M. LAHMAR, Du mouton à l’olivier. Essai sur les mutations de la vie rurale maghrébine, Cérès,
Tunis, 1994) et M. Lahmar et A. Zghal à travers le village de Al-Mabrouka dans M. LAHMAR et A. ZGHAL,
« “La révolte du pain” et la crise du modèle du parti unique », art. cit., p. 151-192. K. Zamiti en fait l’analyse
dans le cadre des politiques sociales (K ZAMITI, « Le fonds de solidarité nationale : pour une approche socio-
logique du politique », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 35, 1996, p. 705-712). En milieu urbain, voir
O. FENEYROL, « L’État à l’épreuve du local… », art. cit.
2. M. Ben Romdhane, pourtant connu pour son opposition, dit ainsi, à propos des cellules destouriennes,
qu’elles ne sont pas « une carapace vide », que « le peuple [y] projette son histoire contre l’occupation colo-
niale et la construction de l’État », qu’elles ont « permis à la Tunisie de réaliser des avancées économiques
et sociales remarquables et de contenir les contradictions de la société dans “certaines limites” » et que le
parti « s’est montré capable de se renouveler et de susciter des adhésions massives au lendemain du
7 novembre 1987 ». Voir M. BEN ROMDHANE, « Les groupements de l’opposition séculière en Tunisie », in
M. BEN ROMDHANE (dir.), Tunisie : mouvements sociaux et modernité, op. cit., p. 63-150 (citations p. 144).
3. M. LAHMAR et A. ZGHAL, « “La révolte du pain” et la crise du parti unique », art. cit., p. 187. Les
auteurs poursuivent : « Les membres locaux du parti ne sont plus en effet des militants politiques au sens
précis du terme. Leur passivité au cours de la révolte du pain montre les limites de leur engagement poli-
tique. Les élites locales ne confondent pas l’État et le parti. Mais la force d’attraction du parti est avant tout
tributaire de sa liaison intime avec les institutions de décision de l’État. Il est donc probable que tant que

108
un quadrillage méticuleux

d’affaires traditionnels ni la bourgeoisie qui constituent le gros des


bataillons partisans, précisément parce qu’ils bénéficient déjà d’une
reconnaissance. Les classes moyennes les plus basses et les classes défa-
vorisées sont majoritaires, non seulement parce qu’elles sont incontesta-
blement les plus nombreuses démographiquement, mais aussi parce
qu’elles ont tout à gagner d’un renforcement de leur position dans les
relations de pouvoir. Elles ont besoin du parti pour monter l’échelle
sociale ou tout simplement, en ces temps de crise, pour maintenir leur
position. Ainsi, en cinq ou six années, un président de cellule de quartier
se notabilise et peut, par exemple, se construire une maison de standing
ou ouvrir un commerce rentable 1.
La revanche sociale apparaît donc comme une dimension importante
des fonctions que le RCD remplit et que le chef du parti – le Président
en personne – incarne lui-même. Et plus encore son entourage. C’est sans
doute l’une des explications – mais non la seule – de l’ampleur de la cor-
ruption et de la prédation dans le cercle présidentiel et, par effet de diffu-
sion, dans la structure du parti. Ou, pour être plus exacte, l’une des inter-
prétations de ce phénomène par la bourgeoisie nationale, l’élite
traditionnelle et une frange importante des classes moyennes 2 : d’extrac-
tion modeste, Ben Ali et son entourage tenteraient ainsi d’assouvir une
soif d’embourgeoisement et un énorme besoin de reconnaissance sociale.
Si, incontestablement, cette appréciation est caricaturale, elle suggère
cependant l’existence d’une certaine forme de politisation, ou du moins
la vigueur des relations sociales. Elle fait ainsi apparaître l’importance
des différenciations sociales, les enjeux de pouvoir qu’elles recouvrent,
les conflits larvés, les tensions et les modifications dans les rapports de
force entre différents segments sociaux et entre segments de l’élite.
Ainsi, « courroie de transmission, structure de contrôle, canal des
doléances et espace de médiation et de promotion sociale, les cellules
destouriennes offrent des visages multiples 3 ». L’image de l’économie
politique de la répression en Tunisie s’affine peu à peu. Plus que de
simples chambres d’enregistrement et de diffusion d’ordres venus d’en
haut, les cellules apparaissent comme des lieux de pouvoir qui autori-
sent un processus d’assujettissement au double sens du terme, c’est-à-dire
comme une soumission à une règle extérieure et imposée unilatéralement,
une technique de domination à part entière et simultanément comme une
forme d’appartenance et d’adhésion active 4.

cette liaison sera maintenue, les structures locales du parti seront toujours prédisposées à jouer le rôle de
“machine” à faire voter pour le candidat officiel du Destour. »
1. Entretiens, Tunis, décembre 2003.
2. S. KHIARI, « De Wassila à Leïla, premières dames et pouvoir en Tunisie », Politique africaine, 95,
octobre 2004, p. 55-70.
3. O. FENEYROL, « L’État à l’épreuve du local… », art. cit, p. 67.
4. M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité. I. La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976.

109
l’adhésion encadrée

L’encadrement par le bas, ou le quadrillage


par l’individualisation du contrôle

Les cellules du RCD ne sont pas les seules à quadriller le pays. Les
associations, les « indicateurs » officiels et officieux, permanents ou
occasionnels, les omdas et délégués représentant l’administration décon-
centrée, les assistantes sociales dépendant de l’administration centrale,
les syndics et gardiens d’immeubles…, acteurs individuels ou représen-
tant des institutions, tous ont pour principale mission de porter un regard
ordonné sur la société.

L’encadrement assumé : les organisations nationales


et les comités de quartier
Grosses machines conçues dès l’origine comme des relais du pouvoir
central, les organisations nationales ont été intégrées dans les institutions
de contrôle et de surveillance. L’Union tunisienne de solidarité sociale
(UTSS) apparaît comme l’archétype de cette première catégorie d’asso-
ciations, celles qui ont été conçues et destinées dès l’origine à encadrer la
population 1. Elle résume à elle seule la quasi-totalité des techniques de
contrôle à la disposition des instances dépendantes du RCD et du pouvoir
central. L’UTSS organise, oriente et gère ses interventions en étroite col-
laboration avec le RCD : les « restaurants de solidarité » et la distribution
des aides en espèce organisés pendant le mois de Ramadan sont le fait
des cellules locales et régionales du parti ; le financement de ces opéra-
tions est réparti entre l’UTSS et le RCD, sans que l’on sache avec préci-
sion la part de l’une et de l’autre. Surtout, l’UTSS n’a qu’une voix margi-
nale dans le choix des bénéficiaires et doit, de fait, accepter la sélection
opérée par les structures locales du RCD à partir du fichier local du Pro-
gramme national d’aide aux familles nécessiteuses (du ministère des
Affaires sociales) et de préoccupations clientélistes 2 : ainsi, « certains
bénéficiaires ne sont pas réellement en situation de précarité 3 », alors que
des « personnes réellement pauvres [se voient] refuse[r] l’aide occasion-
nelle, soit parce qu’elles ne sont pas adhérentes du RCD, soit parce
qu’elles n’ont pas fait partie des foules qui acclament le Président lors de
ses visites officielles 4 ». D’ailleurs, ce caractère officiel de la « princi-
pale ONG » ne fait guère illusion. D’après une enquête sociologique, les

1. Sur l’UTSS, Brochure d’activités générales, Cité el Khadra, Tunis, sans date, et www.utss.org.tn. Les
autres organisations nationales, créées au début des années 1960, sont l’UNFT (mouvement de femmes),
l’UGTT (syndicat des salariés), l’UTICA (syndicat patronal), l’UNAT (syndicat agricole) et l’UGET (syn-
dicat étudiant).
2. R. BEN AMOR, « Politiques sociales, ajustement structurel et pauvreté en Tunisie », Les Cahiers du
CERES, série sociologique nº 24, 1995, et D. CHAKERLI, « Lutte contre la pauvreté et solidarité nationale »,
dossier La Tunisie sous Ben Ali, décembre 2000 sur le site internet www.ceri-sciences-po.org/kiosque/
archives/déc2000.
3. R. BEN AMOR, art. cit., p. 303.
4. D. CHAKERLI, « Lutte contre la pauvreté et solidarité nationale », art. cit., p. 10.

110
un quadrillage méticuleux

bénéficiaires des actions de l’UTSS considèrent ces dernières comme des


actions étatiques, et non comme des actions privées, et ils en sont recon-
naissants à l’État, le RCD étant considéré par eux uniquement comme
prestataire de services de ce dernier 1.
Les comités de quartier offrent une image un peu plus complexe d’une
policiarisation de la vie quotidienne qui n’empêche pas des initiatives et
des ébauches de mouvement social. L’analyse de ces comités illustre la
capacité de récupération des autorités tunisiennes. Elle révèle également
les enjeux de pouvoir au sein d’une société toujours capable de trouver
des marges de manœuvre, des espaces de liberté et surtout de jouer des
rapports de force et des tensions permanentes pour tenter de modifier des
situations, de faire entendre d’autres voix, d’exprimer simplement de
nouvelles attentes 2.
Constitué par des syndicalistes de la Régie des tabacs et des allu-
mettes récemment arrivés dans ce nouveau quartier, le comité El Mou-
rouj II avait au départ pour principal objectif la fermeture d’une décharge
publique proche d’habitations et l’amélioration des conditions de vie
locales 3. Le mouvement social était effectivement parti, à l’origine, des
habitants sur la base de revendications matérielles et civiques. Créé en
1988, le comité El Mourouj II s’est constitué en association en 1989 et
les autorités administratives et politiques ont immédiatement interprété
ce mouvement en termes d’atteinte à l’ordre public, de potentiel de
contestation et de défi pour leur hégémonie. Mais aussi en termes
d’opportunité supplémentaire de contrôle et de discipline, en instrument
de normalisation. C’est ainsi que, à côté des tentatives d’encadrement du
comité El Mourouj II, le parti et l’appareil policier ont suscité la créa-
tion d’autres comités partout dans le pays, de sorte qu’ils se chiffrent
désormais à plus de 5 000 regroupant près de 35 000 volontaires 4. Ces
comités sont comptabilisés parmi les 8 000 et quelques ONG dont s’enor-
gueillissent les autorités tunisiennes, mais leur degré d’autonomie ne fait
désormais aucun doute : tous les membres du comité de quartier sont éga-
lement membres du RCD et rendent compte à la cellule locale ainsi qu’au
ministère de l’Intérieur. Leur situation juridique est cependant ambiguë :
considérés comme des ONG, les comités de quartier ne possèdent pas le
statut d’association. Aucun texte juridique ne les mentionne directe-
ment, mais ils ont été peu à peu réglementés de facto à travers des textes

1. Ibid.
2. Pour les comités de quartier, je me suis essentiellement inspirée, outre les entretiens en Tunisie, en
décembre 2002 et décembre 2003, et à Paris en novembre 2003, du riche texte de Hafidah CHEKIR, « La
gestion des affaires locales par les citoyens : une certaine forme de gouvernance » in Mélanges en l’honneur
de M. Belaïd, CPU, Tunis, 2005, p. 323-334. Voir également G. DENŒUX, « La Tunisie de Ben Ali et ses
paradoxes », Monde arabe, Maghreb-Machrek, nº 166, octobre-décembre 1999, p. 32-52.
3. Il est révélateur que des membres de ce syndicat soient à l’origine de cette expérience ; le syndicat de
la Régie des tabacs et des allumettes a en effet mené de longues grèves et joué un rôle essentiel dans les
luttes des années 1980 pour l’indépendance de l’UGTT. Il a fini par être cassé. Source : entretiens, Tunis,
décembre 2002 et décembre 2003.
4. Chiffres donnés par S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 108.

111
l’adhésion encadrée

organisationnels du ministère de l’Intérieur 1. Désormais, ils sont totale-


ment insérés dans la logique du contrôle politique grâce à leur subordi-
nation centralisée (direction générale des Affaires régionales) et décen-
tralisée (division au sein de chaque gouvernorat). Leur fonctionnement
quotidien convoque une partie des techniques normalisatrices caractéris-
tiques de l’exercice disciplinaire du pouvoir : émulation et surenchère
entre comités, personnalisation du pouvoir, travail à la gloire du Prési-
dent, création, par décret, d’un prix présidentiel pour les comités de quar-
tier les plus actifs avec une récompense non négligeable de 25 000 DT
financés sur le budget du ministère de l’Intérieur.
Officiellement, le rôle des comités est d’assurer la propreté et la
« bonne » marche d’un quartier – en termes de moralité et de délin-
quance –, de pourvoir aux besoins élémentaires de ses habitants et de per-
mettre l’expression de leurs exigences. Officieusement, les membres du
comité participent aussi au quadrillage policier du quartier en établissant
des listes des « bons » et des « mauvais » citoyens, en surveillant les habi-
tants, en contrôlant la population et notamment les opposants. De fait, les
comités de quartier fonctionnent plutôt comme des représentants des
autorités dans le quartier. Mais ils ne peuvent remplir ces fonctions disci-
plinaires et sécuritaires que parce qu’ils sont actifs dans la vie locale :
les membres du comité sont des familiers des habitants, ils résolvent – ou
tentent de le faire – leurs problèmes quotidiens, l’assistance sociale passe
par eux. Ils font donc désormais entièrement partie de la pratique offi-
cielle de solidarité et du système clientéliste qui va avec. Les gens,
notamment parmi les classes sociales les moins favorisées, celles qui ont
besoin d’aide, ont pris l’habitude de passer par eux, sans que l’on puisse y
voir une quelconque adhésion partisane. Ces activités, à mi-chemin entre
les services aux citoyens et leur encadrement, sont reconnues et revendi-
quées : les autorités publiques insistent ainsi sur « l’esprit de solidarité et
d’entraide qui a marqué la création et le développement des comités de
quartier à partir de 1991 et ont mis en relief les hautes valeurs qui se sont
ancrées au sein de la société civile 2 ». Mais ces comités de quartier sont
eux-mêmes contrôlés par les cellules RCD et par le ministère de l’Inté-
rieur afin de prévenir toute tentative d’autonomisation, de dérapage et de
perversion de la discipline, voire toute initiative anodine susceptible de
mettre en branle un processus inévitablement interprété en termes d’indé-
pendance. Les écarts en la matière, même supposés ou interprétés, sont
vite stigmatisés. Ainsi, d’éminents membres de l’UTICA, parties pre-
nantes de l’establishment, auraient été convoqués et réprimandés pour
avoir participé, sur demande du comité de quartier, au financement d’une

1. H. CHEKIR, « La gestion des affaires locales par les citoyens… », art. cit., mentionne les différents
décrets, pour la plupart édictés en 1991 et 1992.
2. Article dans Le Renouveau du 15 mars 1996, cité par H. CHEKIR, ibid., p. 9.

112
un quadrillage méticuleux

mosquée dans leur région d’origine (cas de Kairouan et de Djerba) sans


en avoir référé aux plus hautes autorités du RCD et à la Présidence 1.

L’encadrement diffus : les milliers d’associations


Le jeu est plus subtil en revanche pour le réseau très dense de milliers
de petites associations dont on ne connaît presque rien et dont la créa-
tion a été suggérée ou favorisée par la conjoncture politique puis par
l’État, mais qui n’ont pas reçu de mandat officiel et ne sont donc pas inté-
grées, officiellement, aux structures d’encadrement paraétatique. Selon
les chiffres du ministère de l’Intérieur, la société civile n’a jamais été en
meilleure santé comme le prouve le nombre des associations qui s’éle-
vait à 8 386 en 2003 contre seulement 1 807 en 1987, avec, pour la seule
année 2003, la création de 279 d’entre elles 2. Ces données quantitatives
doivent être prises avec la plus grande précaution tant il est difficile de
savoir ce qu’elles regroupent effectivement, tant aussi ce chiffre est poli-
tiquement construit 3. Le RCD a joué un rôle fondamental dans leur créa-
tion ou leur mise sous surveillance. Sa force réside dans sa capacité à
fédérer les actions de ces diverses organisations et à les récupérer
lorsqu’elles sont inventives, lorsqu’elles attirent les individus, ou
lorsqu’elles sont potentiellement subversives, à les réorienter à son profit
et à en tirer gloire. Le caractère fonctionnel assigné par les autorités aux
associations suggère qu’elles sont avant tout un prolongement de l’admi-
nistration et une structure d’encadrement. On estime d’ailleurs qu’au
moins 5 000 de ces ONG sont liées au ministère de l’Intérieur ou au parti
et qu’elles sont principalement cantonnées à ce qui est considéré comme
inoffensif et festif : plus de 80 % de ces associations sont à caractère
culturel, artistique et sportif, 69 % pour les premières, 13,4 % pour les
secondes. À partir de 1988, leur essor, souvent spontané, a été incontesta-
blement favorisé par la fin de la période bourguibienne, par des demandes
de démocratisation, par le climat d’ouverture et les discours en ce sens du
nouveau Président. Dans l’incapacité de freiner un mouvement potentiel-
lement autonome, le pouvoir central a opté pour un discours lénifiant sur
la société civile et les bienfaits des associations, trahissant en réalité une
même volonté de contrôle qu’avec les organisations nationales.
Comme le suggèrent les propos d’une présidente d’association, l’État-
parti exerce également un pouvoir d’orientation et de répartition des
forces au sein de ladite société civile qu’il tente de contrôler au plus fin :

1. Entretiens, Tunis, décembre 2001.


2. Ces chiffres ont été fournis pour les besoins du débat parlementaire du budget 2004 et repris par la
presse tunisienne, notamment dans Chourouk (quotidien en langue arabe paraissant à Tunis) du
17 décembre 2003. Voir également le site officiel : www.association.org.tn
3. Sur ces difficultés d’accès aux informations, voir E. BELLIN, « Civil society in formation : Tunisia », in
A. R. N ORTON (dir.), Civil Society in the Middle East, Brill, Leyde et New York, 1995, ainsi que
O. L AMLOUM et S. K HIARI , « Tunisie : des élections en trompe-l’œil », Politique africaine, nº 76,
décembre 1999, p. 106-115.

113
l’adhésion encadrée

« Au départ, j’appartenais à une association qui s’occupait d’économie


et puis, un jour, le gouverneur de la région m’a appelée et m’a dit que
désormais je devrais m’occuper de l’association que je préside
aujourd’hui. C’est moins intéressant (à mon goût) que l’autre associa-
tion, mais bon 1… » L’État-parti exerce aussi son pouvoir en récupérant
des activités et des structures, jugées dynamiques, astucieuses et répon-
dant à des attentes légitimes de la population. Les exemples des comités
de quartier et des associations de microcrédits finalement monopolisés
par la très officielle Banque tunisienne de solidarité sont là pour le rap-
peler 2. L’animateur d’une association de développement le remarquait
amèrement : « À chaque fois qu’une opération est montée, notre souhait
est de faire en sorte qu’il reste quelque chose sur place. […] On voudrait
partir en laissant une structure informelle ou formelle, mais cela s’est à
chaque fois révélé impossible : les structures locales politiques et admi-
nistratives s’arrangent toujours pour phagocyter le projet une fois
partis 3. » Il ne faut cependant pas surestimer le dynamisme des associa-
tions : elles rencontrent souvent d’énormes difficultés à recruter des
volontaires, à faire payer les cotisations des membres, à élargir le cercle
des participants. Le meilleur symbole est certainement fourni par les
comités de quartier qui, si l’on en croit les statistiques officielles, ne
comportent que 35 000 volontaires pour 5 000 comités soit 7 militants en
moyenne par comité ! Ce qui ne peut que relativiser la capacité de sur-
veillance et d’encadrement de ces associations…
Les associations sont intégrées dans les relations de pouvoir, assurant
simultanément au moins quatre fonctions. Comme le dernier exemple le
suggère, la première d’entre elles est incontestablement pédagogique :
donner, par un discours répété à l’infini, par la création et l’existence
d’une multitude d’entités, par leur mobilisation continue, par l’organisa-
tion d’initiatives à leur gloire, une impression d’omniprésence et de
regard totalitaire du pouvoir. Personne n’est dupe, en Tunisie, de la nature
de ces associations, et leur prolifération est là précisément pour ren-
forcer cette utopie d’un contrôle absolu. Contribuer au quadrillage
constitue un autre rôle assigné aux associations : ne pas laisser un espace
vide, le structurer selon ses propres préoccupations, sa propre vision du
territoire, occuper un lieu dès qu’une nouvelle demande, un nouveau
besoin, une nouvelle expression se fait sentir. Par ailleurs, la soumission
des associations rend possibles et diversifie les modalités de contrôle des

1. Interview réalisée par M. DESMÈRES, « La société civile tunisienne prise en otage ? », dossier La
Tunisie sous Ben Ali, décembre 2000 sur le site internet www.ceri-sciences-po.org/kiosque/archives/
déc2000, p. 22.
2. A. NARÂGHI, Les contours de l’entente politique : étude de cas à partir du milieu associatif tunisien,
mémoire de DEA, Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, 1999. L’auteur montre comment le
« péril islamiste » et le risque de perte de contrôle ont été opposés à la création d’une ONG locale spécia-
lisée dans cette activité, de même que les autorités ont rejeté la demande de statut dérogatoire à une ONG
française associée à une ONG tunisienne pourtant déjà agréée. Pour plus de développements, voir cha-
pitre 7.
3. Interview réalisée par M. DESMÈRES, « La société civile prise en otage ? », art. cit., p. 24.

114
un quadrillage méticuleux

individus qui y participent. Cette préoccupation s’est concrétisée par la


création, en 1993, d’une base de données et de quatre institutions dont
l’objet est de superviser leurs activités. Leur dénomination résume à elle
seule la volonté d’encadrement et ne nécessite aucun commentaire parti-
culier 1 : la Commission du financement de l’activité associative, la
Commission de l’action associative et des enjeux de l’Ère nouvelle, la
Commission des réalités et perspectives de l’action associative en
Tunisie, la Commission du rôle des associations dans l’œuvre de déve-
loppement. Il est d’ailleurs clairement stipulé, dans la loi organique sur
les associations de 1992, que leur caractère ne peut être politique. Les
associations sont sous surveillance permanente, précisément parce que le
contrôle ne peut être absolu et que l’émancipation, voire l’opposition et
la contestation sont toujours possibles, comme le rappelle l’histoire des
relations tumultueuses entre le pouvoir central et la Ligue tunisienne des
droits de l’homme depuis la fin des années 1980.
La quatrième et dernière fonction est certainement la plus importante et
la plus complexe d’entre elles : discipliner la population. Les associations
sont là aussi pour diffuser dans la société les objectifs, les idées, les peurs,
les préoccupations, les priorités du moment. Elles participent à la défini-
tion des filets de protection et aux politiques sociales compensatrices de
la libéralisation, accompagnant ou se substituant à l’État, dans une pers-
pective somme toute classique et largement partagée par les bailleurs de
fonds 2. Mais elles ont aussi pour mission d’accompagner directement la
libéralisation, la mise à niveau et la politique de compétitivité des auto-
rités tunisiennes en tentant de modeler les comportements et de condi-
tionner les réflexes économiques des individus. Abdelbaki Hermassi,
ancien ministre de la Culture, l’écrivait clairement : « Par leur efficacité
et leur souplesse, les associations sont à même de faire de la mise à niveau
une préoccupation quotidienne de la société, dans toutes ses compo-
santes, et d’éviter le risque de percevoir la mise à niveau comme étant
un projet imposé d’en haut et dépourvu de tout support social et culturel.
[…] Même s’il s’y consacre à plein temps, l’État ne peut à lui seul réunir
toutes ces conditions [de réussite de la mise à niveau et de la libéralisa-
tion]. Aussi l’intervention des associations est-elle nécessaire afin que
celles-ci prouvent qu’elles apportent une contribution à l’accomplisse-
ment de ces grandes tâches civilisationelles 3. » Elles ont donc pour mis-
sion aussi de canaliser les dynamismes personnels, de coopter et orienter
les énergies individuelles, de traquer et dénoncer les déviants, d’encou-
rager et féliciter les zélés. La société civile en trompe l’œil et le strict

1. Cité par J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in
Europe…, op. cit.
2. Pour la Tunisie, M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., p. 218. Pour la Banque
mondiale, B. HIBOU, « Économie politique de la Banque mondiale en Afrique. Du catéchisme économique
au fait (et méfait) missionnaire », Les Études du CERI, 39, mars 1998.
3. A. HERMASSI, « Les associations à l’heure de la mise à niveau intégrale », Études internationales,
nº 60, 3e trimestre, 1996, p. 7.

115
l’adhésion encadrée

encadrement des associations doivent montrer que l’espace est contrôlé,


qu’une « saine émulation » existe, que les « bons » individus sont sou-
tenus et favorisés, ainsi que la Journée nationale des associations, le
23 avril, le rappelle chaque année 1. Les associations permettent donc de
classer les individus, de les sélectionner, de les surveiller et éventuelle-
ment de les punir.

L’enfermement de la « société civile indépendante »


Les associations constituent donc l’un des principaux moyens de
contrôle et de maillage de la population, aujourd’hui comme hier 2.
Lorsque ce dressage rencontre des résistances, alors tout est fait pour
entraver leur vie. Ces associations rebelles ne sont pas plus qu’une
dizaine : la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), l’Associa-
tion tunisienne des femmes démocrates (ATFD), le Conseil national pour
les libertés en Tunisie (CNLT), l’Association internationale de soutien
aux prisonniers politiques (AISPP), l’Association de lutte contre la tor-
ture en Tunisie (ALTT), le Rassemblement pour une alternative interna-
tionale de développement (RAID/Attac Tunisie).
La loi de 1992 qui établit la classification des associations avait deux
objectifs complémentaires 3 : d’une part, classer, évaluer, ordonner, maî-
triser, définir les « bonnes » et les « mauvaises » associations ; de l’autre,
dompter la LTDH. Mais les techniques d’assujettissement de ces associa-
tions sont beaucoup plus nombreuses et diversifiées : instrumentalisa-
tion des textes et des lois, surveillance généralisée, intimidation et mani-
pulation de la peur, usage de la violence, assèchement financier,
cooptation, récupération par des promotions, des faveurs ou par une cer-
taine « notabilisation ». Comme pour les islamistes, il est frappant
d’observer que, depuis les années 1999-2000, les forces de l’ordre utili-
sent avant tout des procédures juridiques et économiques, et non

1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experience of Migration in Europe…, op.
cit. Il cite un discours de Ben Ali tout à fait illustratif de cette compréhension à la fois fonctionnelle et disci-
plinaire des associations : « Une association est une école sociale, elle illustre un autre domaine où les bien-
faits se matérialisent si bien qu’ils deviennent des compléments de l’action gouvernementale et rendent le
rôle de la société civile suffisamment tangible pour atteindre ses objectifs » (Le Renouveau du 23 avril
1995).
2. Pour la période contemporaine, M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., parlent
de la rhétorique gouvernementale sur les associations comme d’un « discours répressif » (p. 111). Pour la
période coloniale, H. BELAÏD, « État et associations en Tunisie à l’époque coloniale. Quelques aspects juri-
diques », communication au colloque « La réforme de l’État dans le monde musulman méditerranéen à
partir de l’exemple du Maghreb », IRMC, Tunis, 3-5 avril 2003. Pour la période bourguibienne, H. BELAÏD,
« Bourguiba et la vie associative pendant la période coloniale et après l’indépendance », in M. CAMAU et
V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba…, op. cit., p. 325-339.
3. R. B EN A CHOUR , « L’État de droit en Tunisie », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 34, 1995,
p. 245-256 ; J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experience of Migration in
Europe…, op. cit., p. 100 et suiv. ; S. BEN ACHOUR, La liberté d’association entre droit et société, LTDH,
Tunis, 10 décembre 2004. La classification est la suivante : associations féminines, associations sportives,
associations scientifiques, associations culturelles et artistiques, associations de bienfaisance, de secours et
à caractère social, associations de développement, associations amicales, associations à caractère général.

116
un quadrillage méticuleux

policières, même si celles-ci existent et peuvent s’exercer de façon sou-


vent brutale. Officiellement ou non, elles peuvent empêcher ou per-
turber des réunions, suivre et harceler des militants, encercler des lieux
de rencontre, forcer des locaux, agresser physiquement des militants,
convoquer les responsables dans les commissariats ou au ministère de
l’Intérieur, organiser des campagnes tendancieuses et diffamatoires dans
la presse, entreprendre des poursuites judiciaires et intenter des procès,
organiser des cambriolages dans les locaux professionnels et privés. Les
pratiques policières sont donc réelles et pernicieuses dans leurs effets
d’intimidation, de diffusion de la peur et de violence physique, même si
elles sont en régression par rapport aux années de grande répression
(1991-1998), au cours desquelles les comités ad hoc de soutien n’étaient
pas même tolérés et les pétitionnaires étaient immédiatement réprimés et
arrêtés 1.
Mon propos n’est donc pas de sous-estimer de telles pratiques poli-
cières mais de mettre en évidence tous les autres dispositifs, ceux qui sont
beaucoup moins visibles et qui, le plus souvent, par leur subtilité, n’en
sont que plus puissants. Depuis 1992, la loi veut que, si dans les quatre
mois l’administration n’a pas émis d’objection motivée, l’association
existe légalement. Si, dans l’esprit des textes, incontestablement, il y a
eu une libéralisation, il en va tout autrement dans les faits. Le caractère
extrêmement vague et ambivalent des lois et décrets réglementant les
associations, leur multiplicité et leur redondance expliquent la redou-
table efficacité des mécanismes juridiques 2 : il autorise toutes sortes
d’interprétations, ou plus exactement permet de reporter l’essentiel du
contenu et des pratiques juridiques sur des décrets d’application et des
interprétations.
De ce fait, la non-reconnaissance est souvent utilisée. Cette première
technique n’est pas à proprement parler juridique puisque les textes n’exi-
gent pas de procédure de reconnaissance ; il s’agit plutôt d’une ruse pro-
cédurale à caractère répressif. Théoriquement, les associations doivent
déposer les documents exigés (statuts, membres du bureau…) au gouver-
norat et recevoir un récépissé attestant le dépôt. Dans les quatre mois, si
elles n’ont pas reçu de lettre de refus motivée du ministère de l’Inté-
rieur, elles s’adressent au Journal officiel pour publication. Or les plus
connues des associations indépendantes – CNLT, RAID/Attac, Centre

1. Jusqu’en 1991, les comités ad hoc ont pu survivre à la répression. Mais, très rapidement, plus rien n’a
été toléré. L’événement symptomatique de cette période de grande répression a été l’arrestation, le jour
même de sa création, de tous les membres constitutifs du Comité pour la libération des prisonniers d’opi-
nion, en 1993, dont Salah Hamzaoui était le coordinateur. La dureté des réactions avait (et a eu) pour but de
stopper toute autre initiative de cette envergure. Ce n’est qu’avec la constitution du CNLT, en
décembre 1998, que, pour la première fois, les autorités tunisiennes ont reculé. Source : entretiens, Tunis,
décembre 2002 ; Paris, mai 2004.
2. Pour une analyse exhaustive et très intéressante des différentes lois sur les associations, voir le docu-
ment interne à la LTDH préparé par Sana Ben Achour (S. BEN ACHOUR, La liberté d’association entre droit
et société, op. cit., ainsi que différents rapports de la LTDH, notamment 2001 et 2002). Voir également
M. DESMÈRES, « La société civile tunisienne prise en otage ? », art. cit.

117
l’adhésion encadrée

pour l’indépendance de la justice ou ALTT – ont subi des entorses à ce


traitement : soit elles n’ont jamais reçu de lettre motivée expliquant le
refus tout en n’ayant jamais reçu non plus le récépissé attestant le dépôt ;
soit, tardivement, elles reçoivent et le récépissé et une lettre de refus. Les
associations sont alors contraintes à un fonctionnement à la marge de la
légalité. Elles se mettent dans une posture délicate puisqu’elles n’ont pu
publier leur association au Journal officiel, procédure obligatoire. Dès
lors, elles sont extrêmement vulnérables, sans protection face aux exac-
tions de la police. Par ailleurs, le ministre de l’Intérieur peut aussi
demander à la justice de dissoudre toute association au nom de l’atteinte
à l’ordre public ou aux bonnes mœurs, ou en invoquant la nature poli-
tique de l’association 1. L’absence d’indépendance de la justice et la lati-
tude d’interprétation permettent au pouvoir central de faire ce que bon lui
semble en la matière.
Dans le domaine de l’instrumentalisation juridique, une deuxième
technique consiste tout simplement à pratiquer l’entrisme et à utiliser, de
façon aléatoire et pervertie, les principes de la démocratie directe au sein
des associations. Cette stratégie, qui permet manipulations, récupéra-
tions ou perturbations, est rendue possible par la loi du 2 avril 1992 qui
complète l’encadrement politique en précisant que les associations « ne
peuvent refuser l’adhésion de toute personne qui s’engage par ses prin-
cipes et ses décisions 2 ». Les batailles au sein de la LTDH peuvent être
rapidement résumées 3 : la loi de 1992 a eu entre autres objectifs de per-
mettre que des membres du parti investissent la Ligue et qu’un congrès,
celui de 1994, soit préparé afin de reprendre le contrôle de son comité
directeur. Depuis lors, des membres du RCD font pleinement partie de la
Ligue. Les négociations ou les luttes entre différentes tendances se perpé-
tuent, ouvrant parfois sur des arrangements, parfois sur des bras de fer et
des conflits ouverts. Dans chaque section, la composition de la direction
fait l’objet de tractations, et les cartes d’adhésion sont généreusement dis-
tribuées. C’est ainsi que s’expliquent les épisodes de 2003-2005. Après
avoir mis sous scellés les locaux de la Ligue et annulé son Ve congrès, les
autorités s’efforcent de bloquer les assises des sections régionales pour
imposer une direction qui leur soit soumise, grâce à un vote manipulé
rendu précisément possible par la présence de membres RCD acquis à la
vision très « spécifiquement tunisienne » des droits de l’homme.
Une troisième procédure juridique de contrôle, sans doute moins systé-
matique, consiste à convoquer des textes pourtant considérés comme
obsolètes peu de temps auparavant. C’est ainsi que, pour encadrer toute

1. Article 24 de la loi du 2 août 1988.


2. Loi organique nº 92-25 du 2 avril 1992, art.2.
3. Outre les Rapports annuels 2001 et 2002 (op. cit.) de la LTDH, voir R. BEN ACHOUR, « L’État de droit
en Tunisie », art. cit ; S. BEN ACHOUR, La liberté d’association entre droit et société…, op. cit., et le Rapport
de la Commission des droits de l’homme des Nations unies de la FIDH, 58e session, 18 mars-26 avril 2002,
point 11, ainsi que les rapports 2001 et 2003 de HUMAN RIGHTS WATCH (Tunisia : Country Reports on
Human Rights Practices), notamment p. 35-36 de celui de 2003.

118
un quadrillage méticuleux

activité d’organisations faisant appel à des souscriptions publiques, la loi


beylicale de 1922 – qui avait été oubliée pendant des décennies et que la
loi de 1959, révisée à plusieurs reprises, avait précisément pour but de
remplacer – a été réactivée dans le cadre de la lutte contre les islamistes
au début des années 1990 et contre les associations indépendantes à la fin
de la même décennie 1. Selon ce texte, l’autorisation du Premier ministre
est obligatoire lorsque l’argent du public est sollicité par des associa-
tions poursuivant un but d’assistance et de bienfaisance. Dans la pratique,
cependant, la règle a été étendue à des financements externes non publics
et aux associations « à caractère général ».
On pourrait mentionner également la création d’instances concur-
rentes, le refus du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de la loi
sur les associations ou l’articulation de celle-ci aux lois répressives sur la
presse, les réunions et les manifestations publiques 2. Toutes ces procé-
dures, d’ordre juridique, ne peuvent être uniquement interprétées dans les
termes du « maquillage ». Les personnes concernées ne sont évidem-
ment pas dupes du caractère policier et répressif de ces techniques et,
dans une certaine mesure, ces dernières ne sont effectivement pas des-
tinées à être crédibles. Elles permettent à un discours de fonctionner, à
convaincre ceux qui demandent à l’être. Mais, comme dans beaucoup
d’autres situations autoritaires, le juridisme et le respect apparent des
formes participent de la fiction démocratique, concourent au processus
de légitimation internationale et à la consolidation de la légitimité interne.
Ils constituent également des ressources symboliques du pouvoir ainsi
qu’une modalité de l’appropriation de l’État wébérien, en l’occurrence de
l’ancien État colonial 3. La part d’irréalisme et de subversion n’empêche
pas la puissance de l’ordre et de la parole étatiques. Il se pourrait même
qu’elle les renforce.
Au-delà des textes et de leurs interprétations souvent abusives, l’arme
économique et financière est largement utilisée pour tenter de mettre au
pas les organisations et associations reconnues. Les techniques là aussi
sont innombrables. Elles ont toutes pour objectif d’empêcher leur fonc-
tionnement concret et, surtout, leur rayonnement au-delà du cercle, très
réduit, de leurs animateurs.
Les mesures administratives ou policières peuvent être utilisées dans
le seul but d’atteindre financièrement, et donc fonctionnellement, les

1. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et Paris, mars 2003 : information recueillie auprès des associations
qui se sont ainsi vu refuser des financements, mais également auprès des administrations de pays étrangers
ou d’organisations internationales qui ont reçu, de la part des autorités tunisiennes, le texte de la loi beyli-
cale édictée, faut-il le rappeler, sous le Protectorat français.
2. Sur toutes ces techniques et procédures, N. BEAU et J.-P. TUQUOI, Notre ami Ben Ali. L’envers du
miracle tunisien, La Découverte, Paris, 2002 ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.,
chapitre VI et surtout R. BEN ACHOUR, « L’État de droit en Tunisie », art. cit., ainsi que S. BEN ACHOUR, La
liberté d’association entre droit et société…, op. cit.
3. Pour l’Afrique subsaharienne, J.-F. BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, Paris,
1989 ; pour l’Italie fasciste, E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Gallimard,
Paris, 2004 ; de façon théorique, H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, op. cit.

119
l’adhésion encadrée

organisations. L’obligation qu’elles ont de faire transiter tout finance-


ment extérieur par une structure étatique permet à un ministère, celui de
l’Intérieur, des Affaires étrangères ou de la Coopération internationale,
de refuser ou de suspendre arbitrairement des fonds. Parallèlement, la
réactivation de textes législatifs anciens peut empêcher la mise en place
d’un système de financement interne sur la base de contributions indivi-
duelles. Des coupures ou des écoutes téléphoniques, les difficultés
d’accès et le contrôle d’Internet, l’impossibilité de louer des locaux (du
fait de pressions sur les éventuels propriétaires), le retrait de passeports
des militants, l’impossibilité de participer à des réseaux internationaux,
souvent les seuls à permettre un certain financement, sont autant de tech-
niques qui constituent des obstacles rédhibitoires au fonctionnement quo-
tidien de ces associations.
Dans le harcèlement contre la LTDH, plus que les procès, les atteintes
aux finances de l’association ont durement affecté son fonctionnement.
Les agents économiques ont pour ce faire été transformés en agents de
police. C’est la banque où la Ligue a ouvert un compte qui l’a prévenue
de l’arrivée du virement en provenance de Bruxelles, mais aussi de la
nécessité, pour disposer de ces fonds, de présenter les « autorisations
requises conformément à la loi 154 du 7 novembre 1959 et notamment
les dispositions des articles 8 et 14 » alors même que la loi de 1992
n’exige pas de tels documents 1. C’est ainsi que deux financements
importants sont bloqués depuis 2004, la deuxième tranche du finance-
ment européen et le financement du Fonds mondial pour les droits de
l’homme 2. Enfin, l’enfermement de la société dite civile est accentué par
le contexte même du politique et de la vie en société en Tunisie. Les asso-
ciations non agréées n’ont tout simplement pas accès aux populations
auxquelles elles s’adressent, la publicisation de leurs activités étant stric-
tement fonction de leur degré d’allégeance, la publication de leurs
communiqués strictement contrôlée par le ministère de l’Intérieur, les
débats publics impossibles 3.

Le jeu impossible des partenaires étrangers :


l’exemple des financements européens
On ne peut cependant comprendre l’importance et l’efficacité de ces
mécanismes sans tenir compte de la forte insertion internationale de la
société tunisienne qui n’est pas épargnée par la nouvelle montée en puis-
sance de la « société civile internationale » et des courants d’action en

1. Communiqué de presse de la LTDH, « Le gouvernement prive la LTDH de financement européen » du


2 novembre 2003.
2. Entretiens, Tunis, janvier-mars 2005 : dans le cas des fonds européens, bloqués depuis avril 2004, les
sommes ont été renvoyées à Bruxelles, attestant la lucidité de l’UE quant au fonctionnement de la justice,
mais aussi sa frilosité ; dans le cas du Fonds mondial des droits de l’homme, il s’agit de financements amé-
ricains bloqués depuis janvier 2005.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2002, décembre 2003, janvier-mars 2005.

120
un quadrillage méticuleux

faveur des droits de l’homme, de la démocratisation et de l’État de droit 1.


Les acteurs étrangers accompagnent donc ce mouvement dans toutes ses
dimensions : économique et intégrative, avec le soutien affiché aux asso-
ciations de développement ; politique et exclusive, avec la lutte impli-
cite, aux côtés des autorités, contre les islamistes ; sécuritaire, avec la
priorité à la lutte contre les « migrations illégales », le « terrorisme » et
l’« instabilité régionale », sans grande considération des formes répres-
sives qu’elle prend, notamment par étouffement de toute autre expres-
sion sociale 2. Le déploiement de ce mouvement est incontestablement
handicapé par la prégnance des mécanismes policiers et répressifs. Il
arrive néanmoins à se faire entendre par intermittence, à travers les
actions de coopération et les réseaux internationaux d’ONG. Le dévelop-
pement de ces activités internationales, la rhétorique de la « bonne gou-
vernance » et de la nécessaire démocratisation des pays du Sud ainsi que
la place accrue accordée par les médias occidentaux aux violations des
droits de l’homme partout dans le monde ont sans aucun doute rendu les
agissements policiers et répressifs moins « acceptables ». Cette dyna-
mique globale s’est trouvé exacerbée aux marches du monde occidental.
La Tunisie fait aujourd’hui l’objet d’une observation régulière de la part
des médias européens, à commencer par ceux de l’ancienne puissance
coloniale.
C’est dans ce cadre aussi qu’il faut comprendre l’usage de ces mesures
en demi-teintes, où la violence physique n’est ni centrale ni systématisée.
Les autorités tunisiennes ont peu à peu entrepris un véritable apprentis-
sage de la pression extérieure et de sa gestion, et par conséquent un « affi-
nement » des modalités de répression. Comme le présente crûment mais
clairement Mohamed Talbi, « les autorités n’osent plus torturer systéma-
tiquement et jeter le cadavre du supplicié sur la route ensuite. Il n’y a plus
à ma connaissance de tortures jusqu’au décès 3. Sous la pression interna-
tionale et aussi interne, le régime était obligé de faire des concessions 4 ».
Quand la répression est trop flagrante, des pays comme la France et les

1. J.-F. BAYART, dans Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Fayard,
Paris, 2004, consacre quelques pages à l’ambivalence de la société civile internationale, suggérant sa contri-
bution indirecte et souvent contraire aux effets déclarés et attendus, à la formation de l’État national (voir
son chapitre II, « L’État produit de la globalisation », p. 96-108).
2. O. LAMLOUM, « L’indéfectible soutien français à l’exclusion de l’islamisme tunisien », in O. LAMLOUM
et B. RAVENEL (dir.), La Tunisie de Ben Ali…, op. cit., p. 103-121 ; B. HIBOU et L. MARTINEZ, « Le Parte-
nariat euro-maghrébin, un mariage blanc ? », Les Études du CERI, nº 47, novembre 1997, et les contribu-
tions de O. LAMLOUM, B. HIBOU et E. RITAINE, dans Critique internationale, nº spécial, nº 18, janvier 2003.
Voir aussi le dossier « L’Europe des camps. La mise à l’écart des étrangers » de Cultures et Conflits, nº 57,
printemps 2005, p. 5-250 et notamment les articles de A. BELGUENDOUZ, C. RODIER et C. TEULE, ainsi que
le communiqué de la LTDH du 9 janvier 2004 à propos de la loi 2003-1975 du 10 décembre 2003 sur le
terrorisme, qui suggère comment des contraintes internationales peuvent être accompagnées par la société
civile internationale et servir à conforter le pouvoir en place et à lutter contre des opposants.
3. Le désespoir raisonné de Mohamed Talbi semble toutefois être excessivement optimiste : les rapports
annuels du CNLT et de la LTDH 2001 et 2002 (op. cit.) relatent encore des cas de décès dans les prisons à
la suite de violences et de tortures.
4. M. Talbi, entretien avec Beat Stauffer, Kalima, nº 16-17, septembre 2003, p. 24.

121
l’adhésion encadrée

États-Unis, ou l’Union européenne ne peuvent qu’intervenir, pressés par


des associations, des politiques concernés, des individus influents, des
réseaux au sein des administrations. On l’a vu à propos de certains oppo-
sants emprisonnés ou harcelés : l’intercession de la France auprès du pou-
voir central a permis ici une libération, là un départ du pays. En revanche,
si la répression se fait dans la discrétion, par des méthodes moins visibles
et directes, les institutions étrangères se trouvent largement dépourvues
de moyens d’action. Depuis la fin des années 1990, les autorités tuni-
siennes l’ont fort bien compris : les arrestations et tortures, notamment
d’islamistes, existent toujours, mais, pour museler l’opposition et les
associations de défense des droits de l’homme, elles opèrent désormais
moins par arrestation, emprisonnement, torture et procès indus que par
lenteurs de la justice, privation de passeport, coupures du téléphone, har-
cèlement, pressions physiques et morales continues, tarissement des
sources de revenus. Face à ces méthodes, qui pour être tout aussi efficaces
n’en sont pas moins difficiles à qualifier et surtout à prouver, les bureau-
craties des pays démocratiques ne savent souvent comment exercer leur
influence, empêtrées qu’elles sont dans leur stratégie de soutien à un allié
sûr et totalement engagé dans la lutte anti-islamiste.
Paradoxalement donc, ces nouveaux procédés de répression et d’enca-
drement sont acceptés, inconsciemment cela va sans dire, tolérés, voire
accompagnés par ceux-là mêmes qui prétendent les dénoncer et les
combattre. L’exemple des financements européens permet de distinguer
au moins cinq modalités différentes d’ajustement de la répression 1.
Premièrement, la plupart des donateurs ne remettent pas en cause les
principes de la coopération définis unilatéralement par la Tunisie.
À travers les fonds MEDA, l’Union européenne accepte ainsi les condi-
tions fixées par l’administration tunisienne 2. Le financement des associa-
tions doit directement transiter par l’État ou être agréé par lui. Il ne peut
en outre concerner que des organisations reconnues par l’État tunisien, ce
qui non seulement peut aboutir à exclure les organisations qui seraient
les mieux à même de défendre ce pour quoi les financements ont été mis
en place, mais renforce en général les organisations d’ores et déjà
disciplinées.
Deuxièmement, les organisations nationales et internationales de
coopération ne sont pas par nature prêtes au bras de fer, encore moins au
scandale. Sous la pression du Parlement européen et du lobbying de nom-
breuses associations européennes de défense des droits de l’homme, la
Commission a eu l’ingéniosité d’inventer une nouvelle procédure, en

1. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002 ; Paris, octobre 2002 ; Bruxelles, avril-mai 2002.
Voir également, pour la Coopération française, J.-F. BAYART, Le dispositif français en matière de promotion
de la démocratie et des droits de l’homme, rapport au ministre des Affaires étrangères, multigr., Paris, jan-
vier 2002.
2. Mais il en va de même de la France (coopération via la DGCID du ministère des Affaires étrangères)
ou de l’Allemagne, y compris pour ses financements privés théoriquement non contraints par les considé-
rations diplomatiques (Fondations Ebert et Adenauer).

122
un quadrillage méticuleux

dehors des fonds MEDA. L’« Initiative européenne pour la démocratie


et les droits de l’homme » a précisément pour but de contourner la règle
du contrôle des financements par les autorités tunisiennes et d’arriver à
contribuer effectivement au budget de fonctionnement de la LTDH. Mais
la Commission n’a réagi que mollement, sans engager de recours ni envi-
sager de sanctions, lorsque les locaux de la Ligue à Monastir (pourtant
financés par elle) ont été violés et occupés par la police le 2 juin 2002,
lorsque, dans la même ville, le contrat de bail du nouveau local de la
Ligue a été dénoncé par la propriétaire pressée par les autorités tuni-
siennes fin juin 2002, lorsque les forces de police ont empêché le dérou-
lement du vote du congrès de la Ligue à Gabès le 19 octobre 2002,
lorsque d’autres fonds européens destinés à la Ligue transitant par les
caisses de l’État ont été suspendus et même lorsque les fonds de cette
ligne de crédit ont été bloqués par les banques sur instruction du mini-
stère de l’Intérieur. De sorte que l’inventivité de la Commission a fait
long feu et que la LTDH se trouve à nouveau sans autre financement
européen que de très faibles subventions à l’organisation de séminaires
ou de réunions internes. La frilosité, voire le soutien honteux s’expriment
en creux, par l’inexistence de gestes symboliques forts : les représen-
tants européens n’étaient pas présents lors de l’inauguration de nouveaux
locaux qu’ils avaient en partie financés et leurs protestations sont inau-
dibles, outre le fait qu’ils acceptent des explications incongrues, pour ne
pas dire absurdes 1.
On observe troisièmement une sorte de « tunisification » des représen-
tations locales des organisations étrangères et internationales. Malgré
elles et, parfois, malgré les injonctions de leur siège, ces dernières sont
happées par l’économie politique tunisienne et donc intégrées dans cette
mécanique du contrôle, de l’intimidation et de la persuasion, de l’enca-
drement et de l’autocensure. Si l’on exclut la Ligue, financée sur des
fonds directement gérés par Bruxelles, la Délégation de l’Union euro-
péenne, par exemple, ne finance in fine que des associations cooptées
selon une stratégie de saupoudrage par gouvernorat définie par Car-
thage. Les projets « démocratie » de MEDA sont canalisés par les inter-
médiaires agréés du ministère des Affaires étrangères et de la Coopéra-
tion internationale et, suivant les cheminements officiels, se transforment
en soutien aux OVG, ces « organisations vraiment gouvernementales »
comme disent les Tunisiens, qui ne constituent que des pseudo
contre-pouvoirs.
Quatrièmement, les procédures mises en place par ces organisations
internationales sont souvent inadaptées aux contextes locaux, et

1. Tel a été le cas pour le blocage de la deuxième tranche de l’Initiative européenne pour la démocratie et
les droits de l’homme : les autorités ont justifié le blocage par l’existence d’un recours en justice contre la
Ligue et d’un jugement défavorable à l’encontre du comité directeur. Même si l’on peut en contester le
déroulement et les motivations, cela est vrai ; cependant, le comité directeur sortant a encore officiellement
pour mandat de préparer le prochain congrès et le financement européen avait précisément pour objet
d’aider à la restructuration de la Ligue en préparation de celui-ci. Entretiens, Tunis, mars 2005.

123
l’adhésion encadrée

notamment à la répression douce des autorités tunisiennes. Par exemple,


pour répondre à un appel d’offres européen, il faut bénéficier de moyens
intellectuels et financiers suffisants, il faut pouvoir bénéficier d’un local
équipé d’ordinateurs, d’un accès continu à Internet et aux lignes télépho-
niques nationales et internationales, d’une documentation adéquate et à
jour… Dans les faits, donc, les conditions pratiques d’accès à ces condi-
tions sont constamment entravées par les pratiques favorites des services
de l’ordre tunisien.
L’absence d’autonomie laissée dans la définition des programmes sub-
ventionnés suggère une cinquième et dernière forme de l’inadaptation des
financements extérieurs. Les projets sont définis par la Commission avec
des priorités (les femmes, les jeunes) qui ne correspondent pas forcé-
ment à celles que les animateurs des principaux mouvements aimeraient
voir subventionnées, par exemple la lutte contre la torture ou la dénoncia-
tion de la situation dans les prisons. Les financements ne concernent en
outre que des réseaux d’associations implantés sur les deux rives de la
Méditerranée, les ONG ou associations du Nord prenant de facto, notam-
ment pour les raisons matérielles évoquées plus haut, l’ascendant sur
celles du Sud, dans la maîtrise du projet comme dans la définition même
des sujets, reproduisant ce faisant un « champ de pouvoir asymétrique au
sein duquel les effets de compétition, de hiérarchisation ou d’exclusion
sont intenses et qui reflète grosso modo la division mondiale de la
richesse et de l’influence 1 ». De façon similaire, les modalités d’aide ne
sont pas forcément optimales. Ainsi le réseau Euromed pour la défense
des droits de l’homme finance essentiellement le voyage et les sémi-
naires de militants d’ores et déjà engagés et convaincus, sans effet
d’essaimage et de diffusion auprès de la population tunisienne puisque
ces réunions ont lieu à l’étranger et qu’aucune médiatisation n’en est faite
à l’intérieur de la Tunisie 2. Autrement dit, les financements européens
permettent la reproduction d’une « société civile indépendante » sans
aucune influence sur l’ensemble de la population tunisienne.
On est ainsi dans une situation moins ambiguë que perverse. Le sou-
tien honteux à un très petit groupe de personnes déjà personnellement
impliquées permet tout à la fois aux autorités européennes de s’acheter
une bonne conscience, de répondre partiellement aux opinions publiques
de l’Union, de sembler respecter des engagements internationaux

1. J.-F. BAYART, Le Gouvernement du monde…, op. cit., p. 98.


2. Ceci se lit aussi dans la gêne de certains militants des droits de l’homme et hommes politiques engagés
dans la démocratisation du pays financés par l’Union européenne. Tel est le cas par exemple de K. Cham-
mari, l’un des fondateurs du réseau Euromed pour la défense des droits de l’homme (REMDH) et de la Fon-
dation euro-méditerranéenne de soutien aux défenseurs des droits de l’homme. Par exemple, dans son inter-
vention (K. CHAMMARI, « L’impact de l’engagement de l’Union européenne sur les structures des sociétés
civiles euro-méditerranéennes », colloque, Rabat, 4-5 décembre 2004), K. Chammari reste à un niveau
formel et décrit toutes les procédures prises par l’Union européenne en faveur du respect des droits de
l’homme sans les critiquer, en se cachant derrière d’autres critiques pour évoquer des dysfonctionnements
qu’il ne peut lui-même assumer. Ces interventions sont en outre orientées vers un public européen, non vers
les Tunisiens.

124
un quadrillage méticuleux

(article 2 de la Déclaration de Barcelone)… sans pour autant indisposer


les autorités, ni avoir à gérer des situations délicates. Cela n’est certaine-
ment pas voulu et résulte de glissements progressifs qui sont les fruits de
tensions, de négociations, de concessions et du choix fondamental de
rester en Tunisie. Mais de fait, on se retrouve dans une sorte de statu quo :
un soutien incontestable mais circonscrit aux personnes d’ores et déjà
engagées, travaillant entre elles, sans impact sur la société ; une absence
donc de soutien réel à l’extension des activités de défense des droits de
l’homme, de lutte pour la démocratisation et l’État de droit, une absence
aussi de toute remise en cause de cette action et même de toute évalua-
tion de cette aide ; un soutien qui ne remet jamais en cause la « grande »
politique, celle des accords commerciaux, de l’aide financière et de la
coopération sécuritaire. Cette situation a pour effet de conforter les auto-
rités tunisiennes en calmant les protestations les plus intempestives sans
modifier pour autant leur comportement, si ce n’est sous la forme de
l’effet d’apprentissage analysé plus haut.

Des « indics » aux assistantes sociales :


la surveillance individuelle au quotidien
Le quadrillage est également le fait d’individus rattachés, formelle-
ment ou non, à l’appareil policier et partisan. Les « indicateurs » sont
sans aucun doute les plus connus d’entre eux, même si, finalement, de par
la nature de leur travail, on ne connaît que peu de chose de leur socio-
logie et de leur quotidien 1. Certains seraient payés par la police (des
salaires généralement faibles mais qui pourraient parfois aller jusqu’à
300 DT/mois), ce qui leur fournirait un revenu s’ils n’ont plus de travail,
ou un complément de revenu souvent nécessaire à l’amélioration de leur
niveau de vie. D’autres ne percevraient rien mais bénéficieraient alors
d’avantages matériels ou relationnels, tels l’accès aux patentes et aux
licences (cafés, restaurants, taxis, débits de boissons…), l’obtention de
facilités administratives, l’achat de l’immunité (nombre d’« indicateurs »
sont, dans une configuration des plus classiques, d’anciens criminels de
droit commun), ou encore la possibilité d’exploiter la voie publique, de
pratiquer le commerce « à la sauvette » ou toute autre activité infor-
melle. C’est ainsi que les propriétaires ou employés de cafés et d’hôtels
ou les syndics et gardiens d’immeubles sont censés rendre compte de
l’activité et des comportements des gens qu’ils côtoient, ou que les mar-
chands ambulants poursuivent en toute impunité, contre des informa-
tions, leurs activités « illégales ». Les « indicateurs » sont gérés par le
ministère de l’Intérieur et financés ou récompensés grâce aux caisses
noires des ministères de souveraineté (Premier ministère, Intérieur

1. Ce qui suit est issu d’entretiens indirects sur le sujet, Tunis, décembre 2001, décembre 2002 et
décembre 2003. J’ai tenté « à tout hasard » de discuter avec ceux qui me suivaient, mais je n’ai jamais pu
leur adresser ne serait-ce qu’une parole !

125
l’adhésion encadrée

ou Défense), sans que ces rémunérations soient soumises au contrôle


parlementaire.
Les techniques de quadrillage par des individus prennent aussi des
formes inattendues et moins grossièrement policières. Les directeurs
d’administration et les proviseurs de lycée ou d’école, par exemple, peu-
vent également jouer le même rôle d’informateur et d’intermédiaire : ils
fournissent des indications aux services de police, aux omdas, aux cel-
lules de base ou aux comités de quartier, mais ils transmettent également
des informations de ces derniers aux individus qu’ils ont pour tâche
secondaire de surveiller.
L’exemple des assistantes sociales est particulièrement intéressant
pour comprendre l’enracinement historique et les significations actuelles
de ces formes très spécifiques d’encadrement intimement liées au
contrôle social 1. Fonctionnaires du ministère des Affaires sociales, elles
ont été historiquement recrutées sur une base politique : à l’indépen-
dance, les femmes qui avaient milité au sein du mouvement national,
même illettrées, pouvaient obtenir un poste. Cette modalité de la gratifi-
cation des membres actifs de la lutte contre le colonisateur s’est perpé-
tuée jusqu’à nos jours, sous forme de clientélisme partisan et de coopta-
tion, sans tenir compte des nécessités du professionnalisme et de la
« technicisation » des pratiques. Les assistantes sociales sont membres de
l’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT) et ont leur bureau
dans les locaux de la municipalité. Il n’est pas rare que leur formation soit
insuffisante du point de vue de l’exercice efficace de leur métier, sans
que cela ne les mette pour autant en faute puisque leur travail social n’est
pas dissociable de leur travail partisan. Elles mènent les enquêtes pour
l’obtention de logements sociaux, d’un travail aux jeunes filles n’ayant
pas terminé leurs études, d’une carte d’invalidité, d’une aide financière
d’un montant de 109 DT par trimestre à ceux qui n’ont pas de soutien
familial… Pour toutes ces interventions, les autorités tunisiennes exigent
un avis favorable des assistantes sociales. Dans le contexte de quadrillage
et de contrôle policier analysé plus haut, on comprend qu’elles réalisent
simultanément un travail d’encadrement au profit de l’État-parti. Pour
bénéficier de ces aides, il est par exemple impératif d’être membre du
RCD et, pour les femmes, d’appartenir à l’une des 800 sections locales
de l’UNFT ; pour les hommes, il est nécessaire de faire partie de la cel-
lule locale du parti depuis au moins trois ans, pour éviter, la raison est
limpide, un pur opportunisme égoïste et ingrat ! Pendant les élections, les
assistantes sociales participent activement au travail de terrain du parti,
faisant le tour des maisons, une à une, menaçant les populations les moins
favorisées en exerçant un chantage à l’aide et à la subvention. Mais,
inversement, leur travail est rendu possible par leur forte insertion dans la
société locale dont elles aident, protègent et surveillent les membres les
plus vulnérables. Sensibles aux difficultés des uns et aux problèmes des

1. Entretiens, Tunis, décembre 2003.

126
un quadrillage méticuleux

autres, elles les assistent individuellement dans leur démarche, dans


l’adoption surtout des « bons » comportements.
Dans l’administration aussi, une place centrale est accordée à des indi-
vidus éparpillés sur l’ensemble du territoire. L’omda constitue le dernier
échelon de l’administration centrale tunisienne, derrière le délégué et le
gouverneur. Il est le descendant direct du cheikh représentant le pouvoir
local qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, s’opposait souvent au pouvoir central.
Avant la colonisation, le cheikh avait pour rôle la gestion des affaires de
la localité, défendant les positions locales auprès du pouvoir central. Sous
le Protectorat, il devint représentant du pouvoir central auprès des loca-
lités, et son principal agent fiscal, tout en demeurant notable, représentant
la famille, la tribu puis le village. À cette époque, malgré ce processus
de centralisation, il gardait crédibilité et légitimité auprès des populations
locales. Avec l’indépendance, au contraire, cette dimension disparut et le
cheikh fut plutôt choisi parmi les membres dynamiques du parti. Jusqu’en
1969, les cheikhs furent recrutés parmi les jeunes entre 20 et 30 ans, à la
fois selon une logique de la récompense et selon une logique économique
et sociale, notamment dans l’idée (déjà…) de lutter contre le chômage.
Le cheikh devint omda par loi du 27 mars 1969, et le décret de juin de la
même année consacra son intégration dans le parti unique. Désormais, et
jusqu’à ce jour, les omdas sont choisis par lui bien qu’ils soient, dès leur
nomination, fonctionnaires du ministère de l’Intérieur 1. Sauf limogeage,
leur emploi est à vie.
Ce rapide aperçu historique permet de mieux prendre la mesure de ce
rôle et de la nature de l’encadrement qu’ils assurent : à l’origine porteurs
d’une légitimité traditionnelle, les cheikhs sont devenus détenteurs d’une
légitimité étatique et partisane. Avec l’indépendance, les conflits entre
eux et les instances du parti unique se sont exacerbés, mais ils se sont
rapidement résolus par la mise sous tutelle des cheikhs. Ces derniers ont
été limogés en grand nombre, ou neutralisés par infiltration des membres
du parti unique dans les assemblées d’élection des cheikhs. Ils se sont vus
confinés à un nombre réduit de fonctions administratives, alors que leurs
fonctions politiques et policières augmentaient 2. Désormais, ils exercent
essentiellement un pouvoir d’information ; ils transmettent les décisions
administratives et judiciaires ; ils délivrent état civil, attestation pour la
CNSS et pour les organismes sociaux, certificats de résidence, attesta-
tion pour l’octroi de prêts par les banques… Le rôle de l’omda ne peut
cependant se comprendre entièrement que si l’on rappelle la primauté de
l’administration, que les structures partisanes n’ont jamais réussi à sup-
planter. Dans chaque lieu-dit ou quartier, l’omda fait écho au comité de

1. Pour tout ce qui concerne l’omda, je me suis essentiellement inspirée des entretiens en Tunisie
(décembre 2002 et décembre 2003) et du travail historique de Béchir Tekari : B. TEKARI, Du cheikh à
l’omda. Institution locale traditionnelle et intégration partisane, Imprimerie officielle de la République
tunisienne, Tunis, 1981.
2. Un texte de 1962 leur avait déjà ôté leurs fonctions fiscales.

127
l’adhésion encadrée

base du parti, dénommé cellule. Le président de cellule est le mieux à


même, en milieu rural, de devenir omda, et dans la meilleure position
pour monter dans la hiérarchie du parti, par exemple devenir membre du
comité de coordination, puis président de ce comité, puis délégué RCD
dans la commune, et finalement gouverneur. Entre les deux hiérarchies,
chacun contrôle l’autre.
L’omda est plus important dans le monde rural parce qu’il y est sou-
vent l’unique représentant du pouvoir central, l’unique autorité sur place,
l’unique présence permanente de l’État. En effet, les services de sécurité
ne sont présents, physiquement et en continu, qu’au niveau de la déléga-
tion, dans le gros village ou la ville, et couvrent les localités de plusieurs
omdas. Il en va de même pour les services municipaux. En un sens donc,
l’omda usurpe même la priorité au délégué, voire au gouverneur, dans la
mesure où il est, dans les communautés rurales, inamovible et où ses
supérieurs n’apparaissent que rarement. Sa fonction est vitale. Il est le
regard de l’administration dans la petite commune ; il surveille tout ; il est
sollicité pour tout – pour mener une enquête sur un projet (l’établisse-
ment d’une ligne électrique, la construction d’une école…), pour allouer
des cartes pour « nécessiteux » et « indigents », pour distribuer l’aide et
les subventions, pour délivrer des autorisations et des attestations. Il joue
un rôle clé dans le système électoral et donne des instructions ; il est le
collaborateur direct des services de sécurité. Sous le système beylical, les
cheiks possédaient déjà plus ou moins cette fonction. Désormais, les rap-
ports de domination ont été inversés, le parti et l’administration étant
devenus des auxiliaires des services de police. Comme pour la cellule ou
le comité de quartier, la fonction de contrôle de l’omda est cependant
indissociable, d’une part, de son rôle dans le clientélisme et dans l’octroi
d’opportunités économiques et, de l’autre, de sa capacité de représenta-
tion des différents segments de la communauté locale et d’expression de
leurs attentes et intérêts – ou, plus exactement, de certains d’entre eux.
Son efficacité vient de la concentration de ses pouvoirs : il remplit à lui
seul toutes les fonctions d’une municipalité, l’ensemble des entités éta-
tiques existant à travers lui, et il supervise de quelques dizaines à
quelques centaines de personnes. L’omda est certes choisi par l’adminis-
tration et le parti, mais il l’est en fonction d’équilibres locaux et de rap-
ports de force entre différents groupes de la localité.
En ville, en revanche, son importance est moindre puisque les ser-
vices de sécurité y ont leur siège et sont physiquement présents. Cepen-
dant l’omda se doit de connaître tous les gens du quartier. Il leur fournit
là aussi les papiers d’état civil, ainsi que les certificats de pauvreté ou
d’indigence, notamment pour l’obtention de cartes gratuites (soin, trans-
port). Il assure simultanément un travail social et un travail de police,
même si ce dernier l’emporte en cas de tension entre l’une ou l’autre de
ses attributions : il transmet les actes de justice, les convocations au poste
de police, au service militaire, au tribunal… Il rédige des procès-verbaux
sur les individus de sa circonscription, et ce travail de police a une

128
un quadrillage méticuleux

influence directe sur son travail administratif. En association avec l’assis-


tante sociale, il distribue les aides selon des critères éminemment sub-
jectifs et politiques.
Dans l’exercice de son pouvoir, tout n’est cependant pas négatif.
Connaissant mieux que personne « sa » population, il est sans aucun
doute aussi le mieux à même, dans ce système permanent de négocia-
tions, de rendre des services, d’obtenir une aide, de faciliter les relations
avec l’administration, de servir d’intermédiaire avec la police, de faire
remonter les exigences et les souhaits… Ce faisant, il n’hésite pas à se
rémunérer et parfois, à faire passer ses propres intérêts au nom de direc-
tives « venues d’en haut ». Mais cet intéressement n’enlève rien à la
dimension positive de l’exercice de son influence, en ville et surtout à la
campagne, plus particulièrement à sa fonction tribunitienne. Cette appa-
rente confusion des genres n’est pas illégale, et encore moins une défor-
mation ou une anomalie : toutes ces pratiques sont connues, systéma-
tiques et ouvertement affirmées ; elles révèlent un mode de
gouvernement fondé à la fois sur le brouillage de la frontière entre public
et privé, sur l’absence de spécialisation et de professionnalisation et sur
la primauté de l’allégeance. Incontestablement, l’omda est considéré
comme un rouage du quadrillage partisan et du contrôle policier, qui
simultanément rend des services et joue comme un intermédiaire ; la
courroie de transmission qu’il incarne fonctionne incontestablement de
haut en bas, mais il peut également fonctionner de bas en haut, en faisant
connaître les doléances des individus ou des groupes, les tensions percep-
tibles, en évaluant les limites tolérables à un interventionnisme intrusif.

Ces diverses modalités du quadrillage permettent d’avancer dans la


compréhension du contrôle et de la domination politiques, en Tunisie. Il
est impossible de séparer le « flicage », l’enrôlement dans le parti, la sur-
veillance, l’encadrement et la lutte contre tout soupçon d’indépendance
de toute une série de pratiques d’inclusion aux formes multiples, tels le
financement des instances et des mécanismes partisans bien sûr, mais sur-
tout la participation quotidienne à la vie sociale et économique de la
communauté à travers les instances de médiation, d’intercession,
d’ascension sociale, ou de création d’opportunités économiques. Ces pra-
tiques d’inclusion jouent un rôle central dans les modes de gouverne-
ment puisque, en l’absence de débat et d’expression politisée des conflits,
elles tiennent simultanément lieu d’arrangement et de mécanisme de nor-
malisation. Cette centralité peut être synonyme d’adhésion, notamment
lorsque la participation à ces formes d’encadrement ouvre la voie à
l’obtention d’avantages, à l’insertion économique, à l’expression d’aspi-
rations, au désir de reconnaissance. Mais, le plus souvent, elle n’est ni
approbation totale, ni croyance aveugle dans la rhétorique gouvernemen-
tale, loin de là. L’appartenance et la participation à ces instances sont sou-
vent partielles, intermittentes, voire passives ; le nombre de membres
actifs au sein des associations est considéré comme décevant, par le

129
l’adhésion encadrée

pouvoir central lui-même ; les cellules du parti sont avant tout comprises
comme des lieux de création et d’obtention d’opportunités économiques
et sociales. Il n’en demeure pas moins que ces institutions et ces individus
jouent un rôle de discipline exemplaire, ne serait-ce que par leur omnipré-
sence, imaginaire et réelle, et surtout par leur capacité à entraver l’émer-
gence d’une alternative crédible.
4

Le travail normalisateur
de l’appareil bureaucratique

Il est impossible de considérer les modes de gouvernement et les tech-


niques d’asservissement sans parler de l’administration d’État. Parallèle-
ment et en concertation avec les organisations partisanes, l’appareil
bureaucratique participe pleinement au maillage systématique du terri-
toire et, plus encore, des comportements. En dehors de la police, l’admi-
nistration centrale et la justice constituent les deux principales instances
au service de cet exercice de la domination. Car le parti-État c’est, on l’a
vu, un parti qui fonctionne comme une administration ; mais c’est égale-
ment une bureaucratie étatique qui réglemente l’ensemble de la vie quo-
tidienne et qui impose sa logique jusqu’au moindre détail.

La centralité bureaucratique

L’administration tunisienne serait toute-puissante : même s’il mérite


d’être nuancé, ce lieu commun n’est pas nécessairement faux et se décline
en deux appréciations opposées. Selon les autorités tunisiennes et les par-
tenaires étrangers, l’administration serait particulièrement « perfor-
mante » à l’aune des pays de la région ou des pays à revenus intermé-
diaires 1 . Les bailleurs de fonds louent la cohérence des demandes
tunisiennes, l’efficacité des services administratifs qui gèrent aides et
crédits, le taux d’absorption des financements extérieurs, la bonne ges-
tion des devises et de la dette, la capacité à répondre aux attentes des
donateurs en termes d’organisation et de la qualité des interlocuteurs. Les
investisseurs étrangers installés dans les zones franches sont satisfaits de

1. Pour ces appréciations, voir les notes des bailleurs de fonds, notamment de l’Union européenne qui
établit une appréciation comparée en distribuant les fonds MEDA en fonction des performances des pays,
avant tout appréciées en termes bureaucratiques. Pour une analyse, voir B. HIBOU, « Les marges de
manœuvre d’un “bon élève” économique… », art. cit.

131
l’adhésion encadrée

la légèreté des contrôles 1. En revanche, pour les autres – acteurs locaux,


entrepreneurs nationaux, investisseurs étrangers travaillant en onshore,
citoyens et contribuables –, la toute-puissance de l’administration se
manifesterait à travers sa pesanteur, sa capacité d’entrave et son caractère
souvent intrusif 2.
L’une et l’autre de ces appréciations renforcent le cliché de l’adminis-
tration toute-puissante largement issu de l’histoire nationale et des legs
ottoman et français : l’organisation pyramidale de l’administration et
l’exercice d’un regard hiérarchique auraient permis la diffusion d’un pou-
voir policier, partisan et personnel, caractéristique des modes de gouver-
nement tunisiens. Dans le cadre de ce livre, mon objectif n’est pas
d’entamer une analyse spécifique de ces a priori sur l’administration,
nécessairement simplistes et univoques. En revanche, j’ai tenté, à travers
l’analyse de certaines politiques économiques et de certaines activités
quotidiennes, d’ébaucher un travail de compréhension du fonctionne-
ment administratif dans le cadre général des pratiques d’encadrement, de
contrôle et de discipline.

Hiérarchie et allégeance
Le caractère extrêmement hiérarchisé de l’administration permet de
répartir strictement les rôles entre différentes instances, de politiser la
bureaucratie et d’exercer un regard hiérarchique. L’allégeance partisane
ne constitue cependant pas uniquement une contrainte et un fardeau : à
l’instar de ce qui a été dit pour les hommes d’affaires ou pour les salariés,
pour les citoyens ou pour les contribuables, les fonctionnaires bénéficient
ainsi de nombreux avantages. Avantages sociaux étant donné la nature de
leur poste et leur rôle social de médiateur au sein du RCD comme au sein
de leur administration ; avantages matériels puisqu’ils peuvent bénéfi-
cier d’une maison et d’une voiture de fonction, d’essence gratuite
(200 litres par mois pour un chef de service, 300 litres pour un sous-direc-
teur, 400 litres pour un directeur) ou d’un téléphone portable ; avantages
financiers en termes de salaires et de primes, mais aussi en termes de pos-
sibilité de dérogations, par exemple par rapport à l’âge de la retraite, théo-
riquement fixé à soixante ans. Même si elles n’ont pas été instituées à
cette fin, allégeance et politisation permettent de surveiller l’ensemble
des subordonnés : grâce à l’organisation pyramidale de l’administration,

1. Entretiens, janvier-mars 2005. Voir également les textes des organisations internationales qui mettent
en avant l’efficacité de l’administration pour le secteur offshore : par exemple, WORLD BANK, Republic of
Tunisia. Development Policy Review. Making Deeper Trade Integration Work for Growth and Jobs, Report
nº 29847-TN, Washington D.C., octobre 2004.
2. La Banque mondiale s’en fait l’écho, à partir d’enquêtes auprès des entrepreneurs : BANQUE MONDIALE,
Actualisation de l’évaluation du secteur privé, 2 volumes, The World Bank, Washington D.C., mai 2000 ;
P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of Doing Business in Tunisia :
A Comparative Perspective, Discussion Paper, World Bank, janvier 2004 ; WORLD BANK OPERATION EVA-
LUATION DEPARTMENT, Republic of Tunisia. Country Assistance Evaluation, Advance Copy, The World
Bank, Washington D.C., 2004.

132
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

le « chef » – chef de service, sous-directeur, directeur, P-DG, secrétaire


général, conseiller – contrôle le comportement des employés ; il exerce
donc un véritable pouvoir normalisateur rendu possible par cette chaîne
d’avantages et de bénéfices qui remplissent simultanément des rôles
d’attraction, d’intimidation, voire de sanction.
Le regard disciplinaire se diffuse à travers toute la hiérarchie adminis-
trative, à tous les échelons du personnel. Le système de formation de
l’encadrement – l’École nationale d’administration, ENA – socialise les
jeunes fonctionnaires grâce à des stages dans les gouvernorats et les
sociétés publiques. De façon similaire, à l’autre extrémité de la pyra-
mide, les fonctionnaires de base remplissent une fonction primordiale en
clôturant le système de surveillance. Ainsi en est-il du chaouch dont la
fonction traditionnelle est directement issue de l’administration otto-
mane. Aujourd’hui, il continue à aider au bon fonctionnement du travail
administratif, en retrouvant des documents classés, en photocopiant des
textes, en apportant les dossiers à traiter, en servant le thé et en accueillant
les visiteurs. Dans la situation politique tunisienne, du fait non des textes
mais des pratiques sociales et de la nature des relations de pouvoir, il par-
ticipe simultanément à la surveillance des fonctionnaires. Au quotidien,
cette organisation, associée à la « discipline de service 1 », exerce un véri-
table pouvoir de domination. Mais ceci n’a rien de spécifique à la Tunisie.
Max Weber notait déjà qu’au début du siècle, grâce à la dépendance hié-
rarchique, tout pouvoir central bénéficiait d’un « pouvoir de disposition »
total de la part de l’appareil administratif 2.
Cette discipline, ensemble de relations fait de protections, d’avan-
tages, de persuasion, de conditionnement, de fonctionnement routinier et
de surveillance, est de plus en plus ressentie comme un fardeau par un
certain nombre de fonctionnaires. C’est pourquoi, notamment depuis les
années 1990 et les occasions permises par la libéralisation, des hauts
fonctionnaires sont de plus en plus nombreux à « déserter » l’administra-
tion publique, qui pour se réfugier dans des administrations internatio-
nales, qui pour se lancer dans le privé, qui pour saisir des opportunités
pour s’installer à son compte 3. L’analyse inspirée par Hirschmann en
termes d’exit et de voice (ou de résistance) est incomplète. Ces personnes
ne sont certes plus insérées dans la machine disciplinaire qu’est l’appa-
reil étatique tunisien, elles ne sont plus soumises à cette discipline de ser-
vice qui leur pesait tant ; mais elles restent pleinement intégrées dans un
système de relations de pouvoir particulièrement étroit et encadré.
À l’étranger aussi, elles seront l’objet d’un quadrillage, elles connaîtront
les sollicitudes du parti et seront d’autant moins à même d’y échapper

1. M. WEBER, « Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée. Contribution à la critique


politique du corps des fonctionnaires et du système des partis », in Œuvres politiques (1895-1919), Albin
Michel, Paris, 2004, p. 307-455, (citation p. 324).
2. Ibid.
3. Outre des entretiens, J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of
Migration in Europe…, op. cit.

133
l’adhésion encadrée

qu’elles voudront monter dans l’échelle sociale, conforter leur réussite


économique, assurer leur tranquillité et revenir au pays 1. Elles ne pour-
ront pas forcément sortir de l’enchevêtrement d’intérêts et de relations
sociales, mais elles formuleront leur mécontentement, leur doute, leur
détachement, leur inappétence, leur besoin d’ouverture – et aussi, tout
simplement, leur désir de changement ou la volonté de saisir une chance –
en en modifiant les lieux d’expression et les modalités d’action.
Cette mobilité est sans doute le témoignage d’une résistance, non en
tant qu’opposition au pouvoir, mais plutôt en tant que partie prenante du
jeu politique et de l’évolution des rapports de force, pleinement intégrée à
l’exercice du pouvoir. Car les fonctionnaires qui expriment une réelle
opposition ou qui sont l’objet d’une sanction personnelle ou familiale
choisissent rarement cette voie, tout simplement parce que leur vie après
le départ de l’administration leur serait alors rendue impossible :
comment ouvrir un commerce, s’installer à son compte ou investir sans
être au contact de l’administration ? Comment prospérer sans entretenir
des relations économiques et sociales nécessairement insérées dans
l’espace de négociation avec les multiples représentations de l’autorité
tunisienne ? Le plus souvent donc, ils sont tout simplement mis « au pla-
card » ou « au frigo », gardant salaire et titre mais interdits de promo-
tions, de primes, de vie professionnelle, voire sociale. Le regard hiérar-
chique et la discipline de service expliquent que la plupart des
fonctionnaires soient de simples « adhésifs », pour reprendre l’ironique
formule de Bismarck 2, qui acquiescent et se suffisent d’une stricte subor-
dination à leur supérieur hiérarchique.

Centralité et attentisme :
les paradoxes de l’administration tunisienne
Le mythe d’une administration toute-puissante et efficace est donc ali-
menté par la force de la rhétorique officielle, par son organisation pyra-
midale, par son centralisme et sa capacité de contrôle et de discipline.
Dans les faits cependant, cette force et cette efficacité sont largement
surestimées, voire imaginaires. Certaines techniques cachent les défail-
lances du système par leur force de persuasion et leur pouvoir d’orienta-
tion du réel. Le Plan, par exemple, prévoit tout mais, dans les faits, il
structure surtout l’action administrative dans ses moindres détails et
détermine presque par avance les résultats à obtenir 3. Le discours met
l’accent sur l’action. Cette dimension constitue même l’essence du gou-
vernement « réformiste » – autrement dit sensible aux réformes, à
l’ouverture et à la modération – qui fait la fierté des Tunisiens. Tou-
tefois, la réalité est souvent beaucoup moins glorieuse soulignant une fois

1. Entretiens, Tunis, juillet 2000, décembre 2002 et Paris, juin 2001.


2. Cité par M. WEBER, « Parlement et gouvernement… », art. cit., p. 339.
3. Sur la centralité du Plan, E. MURPHY, Economic and Political Change in Tunisia…, op. cit.

134
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

de plus les limites du volontarisme. François Siino a par exemple montré


comment la politique de recherche scientifique, qui avait fait l’objet de
discours très structurés dès les premiers jours de l’indépendance, ne
s’était concrétisée que plus d’une vingtaine d’années plus tard… à partir
d’actions prises par les enseignants-chercheurs, et non par l’administra-
tion à partir de ses propres projets 1. De même, Mustapha Ben Letaïef et
Sana Ben Achour ont mis en évidence l’importance de la population
vivant sur des terrains acquis de façon informelle 2 : seuls 50 % des titres
fonciers seraient immatriculés en milieu urbain, ce qui suggère que,
parmi les 80 % de familles que les autorités tunisiennes s’enorgueillissent
d’avoir rendues propriétaires, une grande partie l’est devenue indépen-
damment de toute action étatique.
La gestion des inondations de mai 2000 illustre les contre-perfor-
mances que peuvent vivre les Tunisiens au quotidien 3 . À partir du
27 mai, les zones rurales de la délégation de Jendouba, le quartier
Ettatwer (« le développement », bidonville de Jendouba) et la ville de
Bousalem ont été touchés par de graves inondations. Sans électricité ni
eau potable, la ville est restée sans assistance durant trois jours, les auto-
rités tunisiennes n’intervenant qu’au bout du cinquième jour pour des
raisons électorales : les élections municipales ayant lieu le 28 mai, il ne
fallait surtout pas perturber le scrutin ! Ces lenteurs s’expliquent donc
politiquement : la région de Jendouba a toujours été « mal traitée » par
l’administration centrale et, une fois de plus, cela s’est concrétisé à cette
occasion, par cette désinvolture mais aussi par le traitement discrimina-
toire des conséquences matérielles des intempéries, les autorités refusant
de considérer ces zones comme sinistrées pour éviter des financements
supplémentaires.
Mais l’absence d’interventions a aussi des causes purement bureaucra-
tiques : une fois les élections municipales passées, il a fallu attendre le
Conseil ministériel restreint (le 2 juin) pour que les médias soient auto-
risés à parler des inondations, et les différents organismes à commencer
leurs actions de secours ; la Croix-Rouge, par exemple, n’est intervenue
que trois jours après les intempéries. Ces lacunes découlent d’un compor-
tement où la peur est intériorisée, où le regard hiérarchique paralyse, où le
désintérêt et la crainte de la contradiction par le supérieur inhibent toute

1. F. SIINO, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, Karthala-IREMAM, Paris, 2004.


2. S. BEN ACHOUR, « Permis de bâtir et régulation urbaine », in Mélanges en l’honneur d’Habib Ayadi,
op. cit., p. 173-192 (notamment p. 179-183). Elle affirme qu’une « écrasante majorité des ménages sont pro-
priétaires de leur logement » dans ces quartiers dominés par l’habitation informelle, et qu’il ne s’agit en
aucun cas de squatters (citation p. 181). M. BEN LETAÏEF, « Institutions, modes de gestion et devenir : la
politique tunisienne de la ville », Revue tunisienne de droit, Centre de publication universitaire, Tunis,
2000, p. 159-193. Voir également P. SIGNOLES, « Acteurs publics et acteurs privés dans le développement
des villes du monde arabe », in P. SIGNOLES, G. EL KADI et R. SIDI BOUMEDINE (dir.), L’Urbain dans le
monde arabe. Politiques, instruments et acteurs, Éditions du CNRS, Paris, 1999, p. 19-53.
3. Cet exemple m’a été fourni par Adel Arfaoui, que je remercie infiniment. Enseignant à Jendouba et
membre de la LTDH, il m’a fourni les informations et la documentation, notamment des articles de presse,
de cet exemple et de bien d’autres.

135
l’adhésion encadrée

action. Les administrations locales n’ont pas prévenu la population des


inondations, inévitables, parce qu’elles fonctionnent à la routine et à
l’absence de prise de décision. Par la suite, les aides symboliques ont été
distribuées de façon clientéliste par le RCD et l’administration régionale,
souvent après des détournements ; elles ont été consacrées aux infrastruc-
tures et aux agriculteurs alors même que les principaux sinistrés étaient
des urbains de quartiers défavorisés. Cet exemple, que l’on pourrait qua-
lifier de caricatural, souligne le mode, politicien et sécuritaire, de gouver-
nement tunisien et, en creux, la vacuité de sa prétendue toute-puissance
administrative : les élections municipales de Bousalem ont été reportées
« à cause des pluies bénéfiques pour l’agriculture » ; les forces de l’ordre
ont réprimé les jeunes en colère plutôt qu’apporté de l’aide ; in fine la
situation a été réglée « politiquement » en manipulant les résultats des
concours nationaux et en octroyant aux lycéens de la ville des résultats
bien supérieurs à la moyenne.
Derrière les effets d’annonce et le harcèlement médiatique, l’adminis-
tration paraît surtout démobilisée. Comme l’organisation et la nature des
relations les y incitent, les fonctionnaires profitent, là où ils sont, des
avantages que leur position procure et sont plus soucieux de préserver,
voire d’élargir leurs réseaux de relations que de travailler avec zèle… Ils
exercent même, à la vue et au su de tous, un second métier, cette pra-
tique étant officiellement encouragée pour d’évidentes raisons budgé-
taires. L’appareil bureaucratique apparaît dès lors sous un autre jour,
faible, ne maîtrisant que partiellement les hommes, sans réelle capacité
d’entraînement. L’ensemble de ces interférences explique l’attentisme et
l’immobilisme qui caractérisent l’administration tunisienne : les déci-
sions sont lentes et leur mise en application plus encore, précisément
parce que la sanction nécessaire du Conseil ministériel restreint, ou même
du Président en personne, entretient la pusillanimité d’une bureaucratie
déjà incitée à l’autocensure.
Il faut cependant comprendre la logique de l’inaction. Dans ce sys-
tème, il est plus important de survivre que d’agir, d’autant plus que
l’emploi n’est pas garanti et que la situation politico-administrative n’est
pas toujours facile à décrypter. Le fonctionnaire sait qu’en l’absence
d’une parfaite connaissance des réseaux, par nature extrêmement fluides,
il risque toujours de se heurter malgré lui à des intérêts particuliers ou à
un individu directement connecté au sommet de l’État par la chaîne des
relations familiales, régionales, amicales ou clientélistes. C’est dans ce
cadre qu’il faut comprendre la mise en œuvre des actions étatiques et les
décalages, parfois abyssaux, entre discours et réalité concrète. Ce qui ne
veut pas dire pour autant que le caractère pesant de l’administration est
politiquement orchestré. La causalité est plutôt inverse : parce que
l’administration est largement inefficace et souffre d’un fonctionnement
lent et lourd, les interférences politiques peuvent s’y déployer aisément,
et les relations de pouvoir s’épanouir dans les rouages administratifs.

136
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

Outre l’absence totale d’autonomie du personnel, la démobilisation


résulte en partie de la préemption de l’action bureaucratique par le parti, à
sa seule gloire et à son seul profit. Le RCD fait passer comme siennes les
initiatives des autorités publiques et récupère le savoir-faire de l’appa-
reil étatique. Cette stratégie est rendue possible par sa présence institu-
tionnelle et surtout personnelle à tous les échelons administratifs, ainsi
que par l’absence de pensée critique et d’expression audible de désac-
cords. Tel est le cas de la caravane sanitaire ou des programmes d’aide
aux plus défavorisés 1. Ces actions sont conçues, programmées et gérées
par l’administration, mais elles sont présentées à la population comme
émanant des cellules et organisées par elles. Cette récupération touche
généralement la conception et la mise en œuvre de la politique publique,
mais aussi ses bénéficiaires, qui sont avant tout les membres éminents
du parti, les proches de l’omda et du délégué local et leurs clients. L’inter-
pénétration de l’appareil étatique et de l’appareil partisan est organisée
autour d’un partage inégal du travail. À l’administration revient la
conceptualisation, la mise en œuvre, la gestion ; au RCD la publicisation,
le choix des bénéficiaires, les avantages financiers et sociaux et, surtout,
la légitimité.
Cette captation n’est rendue possible qu’à travers l’organisation extrê-
mement hiérarchisée et disciplinée d’une administration fermée sur elle-
même. Mais elle ne s’exerce pas seulement au profit du parti. La capta-
tion est aussi un fait personnel, celui du Président, qui exerce alors un
pouvoir presque privatisé en s’appropriant la politique publique mise en
œuvre par l’administration. Hannah Arendt l’a montré dans la Condition
de l’homme moderne : les notions de public, de privé et de social sont
extrêmement relatives. Aujourd’hui, en Tunisie, cette indistinction fait
clairement partie des modes de gouvernement 2. Elle est parfois analysée
en termes de perte de sens de l’État ou de délitement 3 : traduisant une
vision normative du fonctionnement étatique, cette lecture est incapable
de saisir des modes de gouvernement nouveaux ou peu conceptualisés.
On peut cependant lire ces captations et ces privatisations rampantes
comme des techniques « positives » de gouvernement, des modalités
d’intervention comme les autres, mais peut-être moins lisibles du fait
de leur apparente nouveauté 4 . Le pouvoir étatique peut aussi

1. Les caravanes sanitaires sont des convois composés de médecins qui voyagent dans des régions
pauvres où un certain nombre de spécialités n’existent pas et où les actes de chirurgie ne sont pas exercés :
www.rcd.tn
2. M. KERROU (dir.), Public et privé en Islam, Maisonneuve et Larose, Paris, 2002 ; B. HIBOU, « Tunisie :
le coût d’un miracle », Critique internationale, nº 4, été 1999, p. 48-56.
3. A. BÉDOUI, « Limites, contraintes et perspectives de croissance et de développement en Tunisie »,
Horizons maghrébins, nº 46, 2002, p. 61-76, et « La question de l’État et la gouvernance en Tunisie », La
Lettre de la Dilapidation économique et budgétaire en Tunisie, nº 5, novembre 2003 ; S. KHIARI, Tunisie, le
délitement de la cité…, op. cit., chapitre III sur la désocialisation et chapitre IV sur la perte de sens de l’État.
4. Voir les différentes contributions de A. BARRY, T. OSBORNE et N. ROSE (dir), Foucault and Political
Reason. Liberalism, Neo-liberalism and Rationalities of government, University of Chicago Press, Chicago,
1996, ainsi que B. H IBOU , « Retrait ou redéploiement de l’État ? », Critique internationale, nº 1,

137
l’adhésion encadrée

s’exercer à travers des modalités d’action intermittentes et déléguées,


passant par des intermédiaires parfois distants du pouvoir et souvent auto-
nomes, mais liés à lui par des relations, des affinités, des alignements, des
réseaux de dépendance complexes. La situation tunisienne est ambiguë
en la matière. Malgré la délégation, le rôle de l’administration demeure
paradoxalement irremplaçable : la forme prééminente de l’action
publique est l’intervention bureaucratique, directe et réglementaire.
L’administration reste l’inspiratrice et la conceptrice de ces mesures.
C’est elle qui les rend effectives ou non. En revanche, le processus de
délégation, contraint ou voulu, contribue à déresponsabiliser l’appareil
administratif en alimentant le caractère discrétionnaire des interventions.
Il aggrave la démobilisation des fonctionnaires en laissant d’autres
acteurs s’accaparer la légitimité des politiques publiques.
En dépit d’une structure relativement bien organisée, de cadres sou-
vent compétents, d’une tradition étatiste profondément dirigiste, l’inertie
et l’immobilisme de l’administration s’expliquent par le travail de sape
que réalise le discours critique et populiste de dénigrement systématique
de la bureaucratie, d’autant plus puissant qu’il est relayé par le Président
en personne. La rigueur aussi ne cesse de réduire le budget de fonction-
nement d’une administration qui possède ainsi de moins en moins de
moyens. La pesanteur de l’organisation hiérarchisée et politisée ôte toute
motivation et toute capacité d’innovation aux fonctionnaires, y compris
les plus dynamiques d’entre eux. Les interventions intempestives mais
souveraines de la part des plus agréés des intermédiaires sont toujours à
craindre, de même que la captation de l’administration non par l’intérêt
général mais par des intérêts privés proches du Palais. Ce qui ne veut pas
dire que l’administration a perdu de sa centralité. Ni qu’elle n’exerce de
puissants effets de pouvoir sur les administrés 1. Plus que jamais, elle
fonctionne comme cet « habitacle de la servitude » dont parle Weber. Car
pour ce qui est de décider de la manière dont les affaires doivent être
menées, « la bureaucratie le fait incomparablement mieux que n’importe
quelle autre structure de domination 2 ».

« Il faut défendre la société » :


la justice au service de la normalisation

La justice est particulièrement sollicitée en Tunisie. On compte actuel-


lement plus de 1,5 million d’affaires devant les tribunaux pour une

octobre 1998, p. 151-168, et « De la privatisation de l’économie à la privatisation de l’État », in B. HIBOU


(dir.), La Privatisation des États, op. cit., p. 11-67.
1. C. Gaddès souligne ainsi que l’usage abusif de l’informatique est courant dans l’administration et qu’il
n’existe pas de lois qui préservent la vie privée en Tunisie : C. GADDÈS, « Nouvelles technologies de l’infor-
mation et mise à niveau de l’administration en Tunisie », in Mélanges en l’honneur d’Habib Ayadi, op. cit.,
p. 490 et suiv.
2. M. WEBER, « Parlement et gouvernement… », art. cit., p. 336.

138
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

population de 9 millions d’habitants, ce qui veut dire, dans une approxi-


mation quelque peu grossière, qu’une personne sur trois a recours à la
justice 1. Des interprétations opposées voire contradictoires peuvent
coexister pour expliquer cette situation : légitimité et crédibilité du sys-
tème judiciaire comme le confirme sa perception par les salariés et les
syndicalistes qui y ont recours 2 ; conflictualité des relations sociales et
finalement absence de consensus ; importance des illégalismes ; modalité
centrale de médiation dans la société tunisienne ; existence de nouveaux
espaces d’expression laissant une place non pas à la démocratie et au plu-
ralisme, mais à l’exercice de certains droits par la population 3.
Il m’est difficile d’entrer dans le détail d’une analyse qui mériterait à
elle seule une recherche approfondie. Cependant, au cours de mon tra-
vail, certaines données m’ont paru intéressantes à intégrer dans un pre-
mier aperçu de la fonction disciplinaire de la justice tunisienne. Même si
le chiffre est exagéré, l’information selon laquelle environ 50 % des
affaires économiques devant les tribunaux concerneraient des cas de spo-
liation contredit l’image de consensus et de modération que les autorités
veulent donner de leur pays ; elle suggère l’importance des rouages éco-
nomiques dans la gestion des relations de pouvoir. De fait, il est facile
de créer des problèmes économiques à un individu à travers les tribu-
naux. Ces derniers reçoivent les plaintes de personnes qui veulent récu-
pérer leur bien ; mais ceux-ci peuvent être les « spoliateurs » autant que
les « spoliés ». Cette information affine dans deux directions l’analyse
des dispositifs économiques comme rouages de la discipline. D’une part,
elle montre que les pratiques de captation de richesse ne peuvent être,
contrairement à ce que prétend souvent l’opposition, l’exclusivité des
cercles proches du sommet de l’État, mais qu’elles sont diffuses dans
l’ensemble de la société. D’autre part, elle suggère que la justice constitue
une autre modalité de ces techniques de contrôle et qu’elle est intensé-
ment mise à contribution pour gérer les relations sociales.
De fait, les présidents des tribunaux, les procureurs de la République,
le magistère en général ont constitué des courroies de transmission du
pouvoir central, notamment en cas de crise, pour lutter successivement
contre les mouvements étudiants, les mouvements de gauche, le mouve-
ment baathiste, les révoltes populaires, les mouvements syndicalistes, la
mouvance islamique bien sûr et les revendications démocratiques 4. Les

1. Toutes ces données et celles qui suivent sont issues du Conseil de l’ordre et du barreau de Tunis, à
partir d’entretiens que j’ai pu mener avec un nombre significatif de leurs membres. Tunis, décembre 2001,
décembre 2002 et décembre 2003.
2. Entretiens, Tunis, janvier-mars 2005.
3. Argument inspiré des travaux sur la Chine : I. THIREAU, « The moral universe of aggrieved Chinese
workers : workers’ appeals to arbitration committees and letters and visits offices », China Journal, vol. 7,
nº 50, 2003, p. 83-103 ; J.-L. ROCCA, La Condition chinoise. Capitalisme, mise au travail et résistances
dans la Chine des réformes, Karthala, Paris, 2006.
4. Pour les interventions du politique et l’usage politique de la justice, entretiens, Tunis, décembre 2001
et décembre 2002 principalement. Pour la période 1956-1988, voir également S. BELAÏD, « La justice poli-
tique en Tunisie », Revue tunisienne de droit, 2000, p. 361-404. Pour la période récente, voir les rapports de

139
l’adhésion encadrée

interventions pour orienter plaidoiries et jugements sont courantes et ren-


forcent d’autant plus le pouvoir de normalisation que les tribunaux de
droit commun sont compétents pour certaines infractions politiques 1.
Lorsque les enjeux économiques d’une décision de justice sont impor-
tants, l’intervention est systématique, ou presque. Les condamnations
pour crédits impayés, pour malversations, pour fraude ou évasion fiscale
dépendent largement de la personnalité des personnes jugées. Concrète-
ment donc, et en contradiction avec la Constitution, l’appareil judiciaire
est entre les mains du pouvoir exécutif.

Une justice fonctionnelle


Cette montée en puissance de l’exécutif se réalise à travers les jeux
d’influence sur les décisions et les jugements ; elle se concrétise surtout
dans l’exécution de ces derniers, ou plutôt dans leur non-exécution. Il est
important de s’arrêter un instant sur ce dernier point. Une statistique offi-
cielle, issue de l’Institut supérieur de la magistrature et publiée dans le
quotidien Ach-Chaab, est saisissante : 85 % des jugements en civil ne
seraient pas exécutés 2. Au moins trois facteurs expliquent cette situation.
Tout d’abord, les autorités peuvent entraver la réalisation de ces juge-
ments en n’aidant pas les huissiers-notaires dans leur travail qui néces-
site en effet l’intervention de la police et parfois d’autres acteurs éta-
tiques. L’insolvabilité des inculpés, ensuite, peut être facilement et
rapidement organisée par simple inscription des richesses au nom de leurs
épouse, enfants, parents, frères ou cousins ; dès lors, les inculpés ne sont
plus en possession des biens à réquisitionner ou des sommes à prélever,
et la sentence ne peut être exécutée. Enfin, il n’existe aucun moyen de
contrainte sur l’État.
De façon générale, il est cependant difficile d’interpréter ces dysfonc-
tionnements en termes de volonté politique et d’instrumentalisation
répressive, en premier lieu parce que ce sont principalement les ano-
nymes qui saisissent la justice et subissent son inefficacité. La grande
majorité des cas concerne le « Tunisien moyen » qui se heurte à des
intérêts économiques ou partisans plus puissants. Parfois, il touche ceux
de l’élite proche du sommet de l’État comme l’illustrent les cas d’appro-
priation illégale des terrains et maisons des banlieues huppées de Tunis.
Le plus souvent cependant, il ne fait que contrarier des réseaux de rela-
tions et les impératifs d’ordre social : défense de l’habitat spontané sur
des terrains privés dans l’esprit d’éviter des troubles sociaux et des mou-
vements de la part des populations les moins favorisées ; défense des

la LTDH, du CNLT et du Centre pour l’indépendance de la justice, notamment : COMMISSION INTERNATIO-


NALE DES JURISTES, Rapport sur la Tunisie, Human Rights Watch, 12 mars 2003 ; Avocats et défenseurs des
droits humains sous forte pression en Tunisie, 17 mars 2003.
1. S. BELAÏD, « La justice politique en Tunisie », art. cit., mentionne le code de la presse, le code de la
poste, la loi sur les associations et celle sur les réunions publiques.
2. Donnée publiée par le journal, le 12 décembre 2001, reprise dans Le Quotidien, 13 décembre 2001.

140
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

créanciers récalcitrants dans le contexte de la montée du chômage et de la


nécessité du maintien de la fiction bancaire ; tolérance à l’organisation
de l’insolvabilité dans l’espoir de calmer le mécontentement des classes
moyennes. Le « Tunisien moyen » peut, en outre, utiliser la justice pour
tenter de se protéger des illégalismes d’autres Tunisiens, tout aussi
« moyens ». Dans ces cas, très nombreux, les illégalismes s’apparentent
davantage à des ruses de survie qu’à des spoliations ou à des escro-
queries. Il faut par exemple rappeler que la justice était, ces dernières
années, tellement submergée par le traitement des chèques en bois qu’un
projet de loi de 1999 entend dépénaliser cette infraction 1.
Bien évidemment, de telles pratiques peuvent être sciemment utilisées
à des fins de répression contre les opposants politiques, comme le prou-
vent les cas du juge Yahyaoui qui n’a jamais pu recouvrer son terrain,
de l’homme d’affaires Majid Bouden qui n’a jamais pu récupérer les
sommes dues par sa banque, des nombreux candidats islamistes, réels ou
supposés, qui n’ont jamais pu réintégrer la fonction publique… Cepen-
dant, cette immixtion permanente doit être prise pour ce qu’elle est : non
pas, le plus souvent, une volonté explicite d’exclure, de punir, d’inti-
mider ou de convaincre, même si cette dimension existe pour les
« ennemis » avérés et les « amis » trop gourmands ; mais l’expression
d’une conception totalitaire des relations sociales et des relations de pou-
voir, d’un mode de gouvernement qui ne doit laisser aucune place à la
distinction et à une alternative.
Ainsi en est-il des banquiers analysés plus haut, qui n’arrivent jamais à
recouvrer les créances douteuses par voie judiciaire, ou des entrepreneurs
privés, qui refusent de participer à la politique économique nationale. Un
industriel florissant, par exemple, avait refusé de répondre favorable-
ment à la demande du gouvernement de fabriquer localement un produit
importé dont les agriculteurs avaient besoin, malgré l’assurance de la
garantie de l’État et d’une banque publique. Se sentant protégé par la loi,
l’industriel avait opposé des raisons techniques et financières. Mais pour
cela même, il a été sanctionné : alors que les commissaires aux comptes
désignés par la justice ont fourni un rapport établissant la santé de l’entre-
prise et l’équilibre de ses comptes, l’entreprise a tout de même été mise
en règlement judiciaire 2. Rien de politique dans cette affaire, comme
dans celles des banquiers et de bien d’autres ; mais une conception totali-
taire de la vie en société. Pour faire face à une demande économique et
sociale et éviter une aggravation du déséquilibre de la balance commer-
ciale, tous les moyens sont permis, y compris les abus de pouvoir et la
violation flagrante de la loi par l’exécutif. Et cette conception ne concerne

1. M.-H. LAKHOUA, « L’encombrement de la justice pénale », Revue tunisienne de droit, Centre de publi-
cation universitaire, Tunis, 2000, p. 287-298. Les chèques en bois ne constituent pas la seule infraction
concernée ; sont touchés également la prostitution, le vagabondage, le suicide, la toxicomanie et la délin-
quance juvénile.
2. Entretien, Tunis, décembre 2002.

141
l’adhésion encadrée

pas seulement les grosses affaires économiques et les élites sociales. Le


petit épicier, l’artisan ou le commerçant peuvent être de la même manière
victimes d’une injustice, tout simplement parce que ce n’est pas la loi qui
s’impose, mais la loi du plus fort socialement.
En contribuant, par l’intimidation, la peur et le contrôle social, à stig-
matiser et sanctionner celui qui veut se démarquer, le système judiciaire
apparaît comme un mécanisme central du pouvoir de normalisation. Ce
contrôle ne s’exerce pas à l’encontre d’un groupe de personnes, d’une
catégorie sociale ou professionnelle ou d’une classe, mais touche chacun,
individuellement. Il fonctionne moins comme un système de justice que
comme un système de contrôle individuel ; il fonctionne moins à la loi
qu’à la protection sociale. Comme le suggère la systématicité, en cas de
litige, des décisions judiciaires en faveur des entreprises 1, la justice tuni-
sienne est une justice fonctionnelle, et sa fonction, c’est essentiellement
de « protéger la société » – ou plutôt de protéger un certain ordre de la
société –, d’assurer le bon fonctionnement des mesures de sécurité et la
réalisation du pacte de sécurité.

Une justice sous pression


L’indépendance de la justice est pure illusion dans cette conception
totalitaire du pouvoir. C’est aussi ce qui explique l’importance des réac-
tions et l’intensité des luttes et conflits dans la profession. Partout ail-
leurs, la désapprobation, le mécontentement, voire la résistance s’expri-
ment de façon feutrée, en faisant jouer les rapports de force dans le
respect de l’ordre social. Dans le secteur de la justice, au contraire,
s’exprime une opposition affirmée et ses membres, non pas quelques
individus mais une partie notable d’entre eux, tentent de rompre publi-
quement avec la logique du clientélisme politisé, de la discipline et du
dressage. L’émancipation de la profession a été progressive. En
juin 2001, les avocats élisaient massivement Béchir Essid à la fonction
de bâtonnier, battant le candidat officiel. Le barreau de Tunis, le Conseil
de l’ordre et les associations catégorielles, telle l’Organisation arabe des
jeunes avocats, jouent un rôle de dénonciation des violations des libertés
publiques, de même que les avocats dans les organisations indépendantes
(LTDH, par exemple, ou CNLT). Rendue publique le 6 juillet 2001, la
lettre ouverte du juge Yahyaoui, qui dénonçait l’absence de séparation
des pouvoirs et les intrusions politiques systématiques dans le fonction-
nement de la justice, a eu un énorme impact, pas seulement à l’étranger.
Les juges peuvent exercer leur pouvoir en produisant des jugements
conformes à la loi, mais non aux modes de gouvernement « normaux ».
La justice administrative est ainsi beaucoup plus courageuse que la

1. Commentaire significatif proposé par Amel Mamlouk : A. MAMLOUK, « Commentaire de l’arrêt


nº 69197 du 6 octobre 2000 de la cour d’appel de Tunis », Revue tunisienne de droit, Centre de publication
universitaire, Tunis, 2000, p. 463-475.

142
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

justice de droit commun et, dans les affaires contre l’État, elle a conservé
une certaine crédibilité. Même si elle sait que son jugement ne sera pas
exécuté, elle n’hésite pas à condamner l’administration pour ne pas avoir
autorisé un ancien opposant à s’inscrire à la faculté ou à retrouver son
poste. Dans d’autres occasions, l’avocat sera amené, pour le bien de son
client et pour l’efficacité de son action, à agir selon des comportements
qu’il réprouve et dénonce par ailleurs 1 : il lui demandera quelles sont ses
relations et connaissances socialement utiles, de quels moyens il dispose
pour passer par des intermédiaires ou des médiateurs informels et pour
utiliser des procédures non codifiées, ni réglementées. Ce qui produit
bien entendu des bénéfices en termes d’efficacité et d’application
conforme du droit, mais favorise simultanément l’épanouissement d’un
ordre social et de modes de gouvernement où prédominent négociation et
persuasion, arbitraire et bon vouloir du Prince.
Les avocats forment la profession la plus exposée et la plus sensible
aux aléas des modes de gouvernement tunisiens, du fait de la nature
même de leurs activités : gérer les conflits entre personnes. Parce qu’ils
sont quotidiennement confrontés, à travers leurs clients, aux pratiques
policières, mais aussi à l’arbitraire des décisions administratives, aux
techniques de contrôle et de surveillance, aux actes de prédation et d’inti-
midation, ils forment la classe socioprofessionnelle la plus engagée poli-
tiquement. Une partie significative d’entre eux ressent durement ces pra-
tiques, les dénonce et tente de s’y opposer. La presse étrangère et
notamment française a longuement relayé la grève de la faim de Radhia
Nasraoui qui voulait ainsi sensibiliser l’opinion étrangère aux violences
policières et aux intrusions dans sa vie privée. Au-delà de ce cas per-
sonnel médiatisé, le nombre élevé des plaintes déposées par des avocats
pour harcèlement ou brutalités – selon les organisations de défense des
droits de l’homme, pour les seules années 2001 et 2002 plus de
soixante-dix d’entre elles n’ont jamais été instruites par la justice –
confirme la récurrence de cette technique 2. Il est intéressant de s’appe-
santir sur certaines de ces pratiques parce qu’elles suggèrent l’importance
des mécanismes économiques et sociaux dans les tentatives de normali-
sation d’une « population dangereuse » 3.
La première stratégie de contrôle de cette profession rebelle est clas-
sique. Depuis la fin des années 1980, la surveillance policière et partisane
des avocats est opérée par les cellules professionnelles RCD 4. Au sein de

1. Entretiens, Tunis, principalement décembre 2001 et décembre 2002.


2. Entretiens à Tunis, décembre 2002 et décembre 2003, et FNUJA, Rapport de la commission des droits
de l’homme et des libertés de la Fédération nationale des unions de jeunes avocats, mission à Tunis du 10
au 14 juillet 2003, Miméo, Paris.
3. Toutes les informations qui suivent ont été recueillies lors d’entretiens, à Tunis, principalement en
juillet 2000, décembre 2001, décembre 2002 et décembre 2003.
4. Cette évolution a correspondu à l’affaire Bab Souikha, en février 1991 : dans le cadre de la lutte systé-
matique contre les islamistes, il s’agissait d’empêcher la machine judiciaire de défendre équitablement les
opposants.

143
l’adhésion encadrée

tous les organes de la profession, les représentants des cellules relatent


les paroles et les actes de leurs confrères. Ces rapports sont présentés au
RCD et à la police, ils énumèrent ce qui se passe dans ces assemblées,
quels sont les éléments subversifs, qui sont les récalcitrants, les mal-pen-
sants ou au contraire les plus zélés… Quand le bâtonnier demande à un
membre de représenter le barreau dans une conférence à l’étranger, un
avocat affilié au RCD est parallèlement envoyé par le parti pour contrôler
les paroles de son collègue et en prendre bonne note 1. Si un avocat émet
une réserve ou un doute, non pas sur la politique du gouvernement tuni-
sien, mais sur les modalités de fonctionnement de la justice, il est immé-
diatement classé comme « opposant ». Cette donnée est transmise au
parti, au ministère et à la police et, à ce titre, l’avocat indiscipliné est
exclu des marchés lucratifs de la défense des administrations et des entre-
prises publiques. En outre, la police peut directement intervenir auprès de
ses clients, ou de ceux qui envisageaient de le devenir, en les détournant
de certains cabinets et en les orientant vers d’autres ; les cabinets peu-
vent être encerclés par des agents en civil qui empêchent les clients ou les
confrères d’y pénétrer ou qui surveillent les allées et venues. Le bureau
et le domicile de ces avocats sont sous surveillance continue ; ils sont
l’objet d’actes de vandalisme et d’agressions ; leur courrier est saisi et
leurs lignes téléphoniques écoutées…
Tout est fait pour affaiblir le barreau et pour atteindre le moral des
avocats : des tentations économiques doivent pouvoir les discipliner, les
normaliser ou les exclure. Depuis le début des années 1990, parallèle-
ment à la lutte sans merci contre les islamistes, le pouvoir central n’a eu
de cesse de réduire le champ d’intervention des avocats. Une série de
mesures d’ordre législatif a été édictée, avec pour logique commune la
diminution de l’utilité juridique de l’avocat, par exemple dans le cas de
la justice cantonale ou des affaires fiscales 2. De même, les intermé-
diaires attitrés – conseils juridiques sans réglementation ou fonction-
naires du contentieux – peuvent faire office d’avocat dans des situations
de plus en plus nombreuses. Tel est le cas aux prud’hommes, lorsque la
responsabilité de l’État est en jeu ou dans les situations de contentieux
administratif, à l’instar des attaques de l’administration en responsabi-
lité, de l’indemnisation par l’administration ou des problèmes d’expro-
priation. Au total, entre 2000 et 2001, dix-huit textes juridiques ont été
édictés qui réduisent le rôle des avocats, notamment dans les affaires éco-
nomiques, sans pour autant établir de façon claire la fonction des uns et

1. Cas de Me Ayadi et de Me Jmour à la réunion de l’Union des avocats africains au Ghana, de la parti-
cipation de Me Ben Amor à Genève à des conférences d’organisations de défense des droits de l’homme :
entretiens, décembre 2003.
2. Alors qu’auparavant le juge cantonal pouvait se substituer au ministère de l’avocat pour les sommes
inférieures à 3 000 DT, la limite est désormais relevée à 7 000 DT. Selon le code de 2002, le conseil fiscal
suffit pour les affaires fiscales, et les contribuables sont dissuadés de prendre un avocat par l’administration.
Cependant, aucune loi n’a pris acte de cette nouveauté et selon le code de procédure civile tunisien, seul
l’avocat peut conseiller un client sur des affaires fiscales.

144
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

des autres. On retrouve là une procédure classique : le jeu sur le vide juri-
dique et sur les incompatibilités, le désordre juridique et, pour tout dire,
une sorte d’état d’exception.
La tentative de dressage des avocats se traduit de surcroît par des
mesures tout simplement destinées à les empêcher de travailler et à pré-
cariser leurs conditions de vie professionnelle et sociale. Les pressions
sur les clients, publics ou privés, peuvent s’exercer par de simples
conseils d’amis, des directives passant par le parti, la visite d’une
connaissance bien placée dans la police ou dans telle administration éco-
nomique, ou par des moyens plus musclés comme le chantage au contrôle
fiscal ou à celui, plus sévère encore, de la sécurité sociale. Tel est le cas
par exemple de l’avocat Abderrazak Kilani qui semble avoir peu à peu
perdu tous ses clients publics et son principal client privé, la Banque de
Tunisie, pour des raisons politiques liées à sa candidature aux élections
de la présidence de section des avocats de Tunis, à la défense du juge
Moktar Yahyaoui et à la création du Centre tunisien pour l’indépen-
dance de la justice 1. Pour renforcer les pressions et le dissuader d’intenter
une action en justice, le ministère des Finances a demandé son dossier
fiscal. Un deuxième procédé consiste à harceler l’avocat dans ses tâches
quotidiennes, par exemple pour payer les cotisations dues ou pour louer
ou acheter un appartement pour l’installation d’un cabinet. Pour le
Conseil de l’ordre des avocats, il est même difficile de se procurer tempo-
rairement un local pour des activités purement culturelles ; sous la pres-
sion des autorités, des hôtels peuvent annuler les réservations pourtant
acceptées peu de temps auparavant. Le développement de la conciliation
pour les problèmes de coups et blessures et pour tout ce qui concerne les
dégâts matériels constitue une troisième technique qui atteint indirecte-
ment l’avocat à travers ses clients. En évitant le contentieux, il y a certes
accélération de la justice et parfois règlement aussi juste que possible des
litiges. Mais cette mesure ne fait pas que nuire durement à un intermé-
diaire suspect ; elle contribue également à la fragilisation de la vie
sociale, et surtout privée, des clients.
Bien entendu, la profession n’est pas un tout uni et indivisible, et il
existe des avocats plus ou moins coopératifs, plus ou moins récalcitrants,
plus ou moins engagés, plus ou moins indifférents au bon déroulement
de la justice, plus ou moins sensibles aux pressions et notamment aux
atteintes à leur niveau de vie. L’arme matérielle est assurément la plus
efficace. Le fait même d’avoir réservé le contentieux des affaires de l’État
aux avocats membres ou proches du RCD, à partir d’une liste fournie aux
administrations, aux entreprises et banques publiques, a eu un impact
considérable dans la modification des rapports de force au sein de la pro-
fession : cette liste s’est peu à peu élargie tout simplement parce que « les
gens veulent vivre ». Dans ces conditions, le pouvoir central peut facile-
ment atteindre ses buts et contourner les règles établies. À l’instar des

1. Entretiens, Tunis, décembre 2002.

145
l’adhésion encadrée

entrepreneurs qui relaient les pratiques de contrôle et de discipline, cer-


tains avocats agissent comme des courroies de transmission du pouvoir
central : ils s’adressent aux entreprises et leur disent de faire attention,
que leur avocat n’est pas forcément le bon, que tel confrère est plus effi-
cace que tel autre. Mais en tant qu’intermédiaires influents dans la
société, certains avocats transmettent également d’autres conseils dans le
domaine de la fiscalité, de la sécurité sociale, de la relation avec telle ou
telle administration. Depuis le milieu des années 1990, la distinction entre
« bons » et « mauvais » avocats (mais aussi « bons » et « mauvais »
médecins, experts-comptables…) existe très concrètement. D’abord éta-
blie selon une liste noire des avocats avec lesquels ne pas travailler, elle
s’est transformée après de vives et amples protestations en une « liste
blanche » des avocats avec lesquels travailler. Cette liste est distribuée
aux secrétaires généraux d’administration, aux P-DG des entreprises et
sociétés étatiques, aux sièges des gouvernorats, aux conseils municipaux
et elle est, de fait, connue de tous.
Ces quelques éléments, fragmentaires et certainement incomplets, per-
mettent néanmoins de comprendre qu’il est impossible de distinguer stra-
tégies et conceptions individuelles, d’une part et, de l’autre, fonctionne-
ment global de l’appareil judiciaire. Ce dernier n’est pas soumis de façon
uniforme et générale par des décisions venues d’en haut, c’est-à-dire du
« régime », tout comme il ne fait pas face à des actes de résistance auto-
nomes et parcellaires. C’est à travers des individus que passent les stra-
tégies de normalisation, les objectifs de protection et de défense de
l’ordre social. Tout cela est intégré dans une économie politique géné-
rale qui fait de la justice une technique permettant l’exercice de certains
droits par la population et, simultanément, un mécanisme disciplinaire
dont la fonction prioritaire est le respect du pacte de sécurité. En cela, la
justice est un rouage essentiel de l’État de police : au même titre que
l’administration, l’appareil judiciaire participe aux objectifs d’accroisse-
ment des forces de l’État et de la société, mais un accroissement dans le
respect de l’ordre social établi.

Bureaucratisation et disciplinarisation
des organisations économiques intermédiaires

Aux marges de l’appareil bureaucratique, les organisations de nature


économique, notamment les syndicats, ont été intégrées, de façon plus ou
moins systématique et plus ou moins intense, dans les rouages de la dis-
cipline. Elles jouent un rôle d’autant plus central dans ces techniques de
domination qu’elles constituent des intermédiaires incontournables dans
les relations économiques quotidiennes.

146
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

L’UGTT, un dressage par l’économique


L’histoire de l’UGTT et de ses relations évolutives et ambiguës avec
le pouvoir central – bureaucratie d’État, parti et sommet du pouvoir à
Carthage – a été abondamment analysée 1. Je ne vais pas en proposer une
lecture supplémentaire mais, à partir de cette littérature et d’entretiens
personnels, tenter de comprendre la nature de l’insertion de l’organisa-
tion syndicale dans l’ensemble des pratiques de quadrillage, de domina-
tion politique et de discipline dans la période actuelle. Les pages qui sui-
vent mettent en évidence les techniques par lesquelles le syndicat est
« tenu » et les jeux de pouvoir qu’il abrite.
La centralisation récente des modes d’organisation et de fonctionne-
ment de l’UGTT, qui va de pair avec une certaine mise au pas, reflète une
situation économique et sociale objective caractérisée par des transforma-
tions économiques structurelles, une démobilisation du monde du tra-
vail, les effets ambigus de la libéralisation et de la globalisation et l’obso-
lescence des structures anciennes de lutte pour les revendications
sociales. Elle résulte également d’une désaffection vis-à-vis de la cen-
trale, alimentée par ses dérives et son suivisme. Cette situation, nou-
velle, est symptomatique du processus de verrouillage de la seule insti-
tution longtemps concurrente du parti unique, symptomatique aussi de la
transformation de sa fonction et de son emplacement dans le système de
pouvoir. Contrairement aux années 1960 et 1970, et même au début des
années 1980, le syndicat n’est plus aujourd’hui une force vive.
Désormais, la centrale est une courroie de transmission essentielle pour
les autorités politiques, même si cette fonction n’est pas toujours assurée
avec la docilité et l’efficacité que ces dernières souhaiteraient. Elle n’est
plus qu’une composante parmi d’autres du pouvoir central, certes fonda-
mentale et parfois exprimant des velléités d’autonomie, mais contrainte
par les limites qui lui sont imposées et qu’elle connaît avec plus ou moins
de précision. Les conflits permanents et la concurrence de fait entre le
syndicat et le parti unique ont disparu 2. Ne restent que les fonctions
d’intermédiaire et, souvent, d’appendice pur et simple du pouvoir. « La

1. Voir les travaux de R. ZGHAL et notamment, « Hiérarchie et processus du pouvoir dans les organisa-
tions », in Élites et pouvoir dans le monde arabe pendant la période moderne et contemporaine, CERES,
série Histoire nº 5, Tunis, 1992, p. 237-250, et R. ZGHAL, « Nouvelles orientations du syndicalisme tuni-
sien », Monde arabe, Maghreb-Machrek, nº 162, octobre-décembre 1998, p. 6-17 ; diverses contributions
des Actes du séminaire Syndicat et société, 1er décembre 1987, Tunis, CERES, série sociologique nº 14,
1989 ; S. ZEGHIDI, « L’UGTT, pôle central de la contestation sociale et politique », in M. BEN ROMDHANE
(dir.), Tunisie : mouvements sociaux et modernité, op. cit., p. 13-61 ; S. HAMZAOUI, « Champ politique et
syndicalisme », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 37, 1999, p. 369-380 ; S. KHIARI, Tunisie, le délitement de
la cité…, op. cit. et « Reclassement et recompositions au sein de la bureaucratie syndicale depuis l’Indépen-
dance. La place de l’UGTT dans le système politique tunisien », La Tunisie sous Ben Ali, site CERI,
www.ceri-sciences-po.org/kiosque/archives/déc.2000 ; K. ZAMITI, « De l’insurrection syndicale à la révolte
du pain : janvier 1978-janvier 1984 », Revue tunisienne de sciences sociales, t. 28, nº 104-105, 1991,
p. 41-68 ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.
2. S. ZGHIDI, « Les mutations du mouvement syndical tunisien au cours des quinze dernières années » in
Actes du séminaire Syndicat et société, op. cit., p. 275-294.

147
l’adhésion encadrée

fonction désormais dévolue à l’UGTT est de servir de relais au Palais de


Carthage : avant tout, garantir la paix sociale, contribuer à la circulation
du discours officiel, mettre sa propre légitimité au service de la légiti-
mité du pouvoir, impliquer les travailleurs et les syndicalistes dans les
réseaux clientélistes benalistes, participer à l’opération de dépolitisation
générale et de dénonciation de l’opposition, réprimer les syndicalistes
dissidents, voire relayer la police dans les entreprises (délation des isla-
mistes, par exemple) 1. »
Ce processus de dressage de l’UGTT n’a pas été obtenu par l’usage de
la force dans son expression la plus brutale ou par des ruses institution-
nelles. Contrairement à ce qui s’était passé au début de l’indépendance,
notamment en 1956, et durant les trois décennies suivantes, il n’y a pas
eu de création d’organes syndicaux parallèles, ni d’arrestations massives
depuis le « Changement ». Dans les années 1990, il y a bien eu quelques
emprisonnements, mais le « nettoyage » procédait principalement du tra-
vail de la centrale elle-même. Désormais, la discipline s’exerce avant tout
par l’obtention de compromis et par la persuasion de dirigeants. C’est
ainsi que le « don volontaire » au Fonds de solidarité nationale a été établi
avec l’aval explicite et la collaboration active de la centrale syndicale.
Cette dernière a conclu un accord avec les autorités publiques pour que la
somme représentant une journée de travail soit retirée d’office du salaire
annuel de base des employés 2.
La dimension matérielle de l’encadrement connaît plusieurs configu-
rations. Les cotisations de l’UGTT étant retenues à la source et reversées
par l’administration à la centrale, cette procédure peut être utilisée pour
empêcher un candidat indésirable de se présenter, pour diminuer le poids,
au sein de la centrale, de tel syndicat jugé indocile, mal-pensant ou réfrac-
taire, ou encore pour modifier le poids de l’UGTT au sein de l’appareil
de pouvoir 3. Pour ce faire, il suffit de dire que tel ou tel candidat n’a pas
cotisé ou d’accroître le nombre de cotisants de tel ou tel syndicat jugé
politiquement loyal. Une autre configuration, très classique, réside dans
la distribution de divers avantages. Il est difficile de savoir si, comme les
syndicalistes critiques le pensent, l’appareil de l’UGTT est effectivement
« gangrené par l’argent », mais il est certain que la corruption, qui ne peut
être comprise indépendamment de ces relations de pouvoir, existe et se
développe. La hiérarchie bureaucratique de l’État et du parti donne des
instructions pour que les différents services administratifs distribuent des
avantages aux syndicats et, surtout, à leurs membres dirigeants. Les déta-
chements syndicaux (pendant lesquels le salaire reste payé par l’État) font
l’objet d’une concurrence effrénée, notamment parce que cette situation
permet au syndicaliste d’être libéré de son travail tout en bénéficiant

1. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 33-34.


2. Entretiens, Sfax, décembre 2002 et Tunis, décembre 2003.
3. Source : entretiens, Tunis, décembre 2003. Cas du Dr Ezzaoui qui n’a pas pu se présenter aux élections
du syndicat des médecins hospitalo-universitaires.

148
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

d’avantages substantiels. La pratique du second emploi étant généra-


lisée, il n’est pas rare non plus de voir le dirigeant d’un syndicat sectoriel
en détachement à l’UGTT travailler dans une activité complémentaire ou
concurrente 1. Dès lors, il est facile de « tenir » ces syndicalistes fragilisés
par les compromissions et les avantages. S’ils deviennent trop critiques,
si leurs positions sont considérées comme inadaptées ou inconvenantes,
si un besoin de renouvellement, de sanction ou de changement de ligne se
fait sentir, ces dossiers sont opportunément rendus publics, ce qui généra-
lement incite très vite les personnes concernées à revenir à de bien meil-
leures intentions. Il en va de même pour les hauts responsables syndi-
caux à qui l’on octroie des postes dans l’administration. Ces nominations
se transforment en moyen de contrôle à la hauteur de la promotion ainsi
obtenue, qui peut être dans certains cas extrêmement rapide, pour ne pas
dire inespérée : il est arrivé qu’un enseignant du secondaire ou un barman
devienne directeur dans un office ou une agence 2.
La distribution d’avantages matériels est également assez efficace pour
calmer les ardeurs revendicatrices des syndicalistes. Le président de la
République a ainsi récemment décidé d’étendre l’exemption de droits de
douane des véhicules du parc administratif aux membres du bureau exé-
cutif de l’UGTT. Ces derniers se déplacent donc désormais en Peugeot
406 gris métallisé… ce qui matérialise de façon symbolique leur soumis-
sion à l’administration. Seuls deux membres auraient refusé un tel avan-
tage, suscitant un tollé général 3. En tant qu’institution, l’UGTT est, en
outre, relativement riche, bénéficiant d’un versement bisannuel des
retenues à la source sur les fonctionnaires syndiqués, de financements
conjoncturels du Palais destinés notamment à influencer les négocia-
tions en cours et, de surcroît, de versements ponctuels, par exemple pour
l’organisation de séminaires ou de colloques par la CNSS. Ce clienté-
lisme n’est pas propre à une direction plutôt qu’à une autre ; il existait
déjà dans les années précédant la mise sous tutelle de l’UGTT, mais il
s’est largement développé depuis lors et il se perpétue depuis le rempla-
cement de son secrétaire général en 2001.
Certains auteurs parlent ainsi de « syndicat managérial 4 » ou encore
« gestionnaire 5 » pour traduire ce nouveau positionnement, dans lequel
l’UGTT ne s’oppose plus aux autres instances de l’État-parti, ne serait-ce
que sur les registres du travail et du salariat, mais participe, au même titre
que les autres institutions, à l’élaboration des politiques économiques,
contribue à la régulation de la crise de l’emploi et in fine au maintien de
l’« ordre public » et de la « paix sociale ». Cette dimension permet de
comprendre la place de la centrale syndicale dans les relations de

1. Par exemple, un secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire qui travaille dans une
école privée. Entretiens, Tunis, décembre 2002.
2. Source : entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003.
3. Entretien, Tunis, décembre 2003.
4. R. ZGHAL, « Nouvelles orientations du syndicalisme tunisien », art. cit., p. 6.
5. S. ZGHIDI, « L’UGTT, pôle central de la contestation… », art. cit., p. 52.

149
l’adhésion encadrée

pouvoir : un rouage pas forcément soumis, ni entièrement docile, mais un


rouage fondamental dans la recherche de l’ordre, de la stabilité et de la
quiétude. De fait, les lenteurs des privatisations, le maintien de protec-
tions, les tentatives de traitement social du chômage, la libéralisation sou-
vent en trompe l’œil, tout cela s’explique aussi par la prise en compte de
demandes relayées, et parfois suscitées, par le syndicat.
De fait, le clientélisme et la fonction de relais du pouvoir ne sont eux-
mêmes rendus possibles que par le rôle d’intermédiaire et de redistribu-
tion que le syndicat joue pour ses adhérents. On retrouve la configura-
tion analysée précédemment pour le RCD, les comités de quartier ou
l’omda, à un degré peut-être plus intense du fait de sa profonde insertion
dans les relations de travail, mais aussi, de façon plus large, dans les
mécanismes de redistribution et dans la pratique de la négociation perma-
nente. L’UGTT assoit son pouvoir par la distribution de biens,
d’influences (opportunités de carrière), de gestes symboliques (notabi-
lité, promotion sociale, voire morale), d’aides, de voyages, de colonies
de vacances pour les enfants… Au moment des élections, ce sont autant
de voix qui sont mobilisées. Et, inversement, toujours selon le schéma
en vigueur au sein du parti unique, l’UGTT est également le lieu
d’expression des attentes du monde du travail, dont elle relaie les
craintes, les doutes, les demandes surtout.
Cette médiation ne se réalise pas par un discours ouvert qui critique et
propose de nouvelles orientations économiques et sociales au gouverne-
ment. Mais les mobilisations organisées ou contrôlées par l’UGTT ser-
vent de soupape et d’avertisseur pour le pouvoir central. En 2003 par
exemple, la centrale syndicale s’est largement mobilisée autour de la lutte
contre le travail précaire, contre le commerce informel et contre les fail-
lites frauduleuses. Elle a, de ce fait, donné l’alerte sur l’ampleur et les
conséquences d’un phénomène qui touche un nombre croissant de
salariés, tout en tentant de circonscrire les mécontentements qu’il suscite
et en évitant que les accusations ne s’adressent ouvertement aux princi-
paux acteurs de cette évolution, souvent des proches de la Présidence.
Si la centrale doit habilement naviguer pour maintenir un statut qui ne
cesse de s’effriter sous les coups de boutoir d’un pouvoir central toujours
plus dominateur, elle doit également tenir compte d’une base de plus en
plus réticente face aux évolutions du rôle et du fonctionnement interne
de l’UGTT. Les divergences, voire les conflits entre le « sommet » et la
« base » vont croissant et la centrale se heurte de façon récurrente aux
demandes des adhérents. En raison précisément de cet ancrage dans les
relations sociales et économiques, la centrale ne peut être parfaitement
disciplinée. Du fait aussi de son histoire, les conflits y demeurent donc
plus importants qu’ailleurs, même si l’appareil bureaucratique de la cen-
trale sort toujours – ou presque – gagnant des batailles et des conflits
larvés avec des individus, des syndicats adhérents ou la « base ». La
défaite et le silence des oppositions au sein de l’UGTT constituent cepen-
dant davantage une stratégie d’attente de jours meilleurs qu’un

150
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

alignement ou un ralliement. La multiplicité des réseaux, des clientèles,


des amitiés et des alliances permet à une compétition souterraine de
sourdre et, dans certaines circonstances, à des oppositions de s’exprimer.
Il n’est pas rare que le conseil des cadres d’un syndicat sectoriel soit désa-
voué par l’appareil dirigeant de l’UGTT qui impose sa solution 1. C’est
ce qui explique aussi le soutien ambigu aux travailleurs lorsque les bases
décident, en dépit des injonctions de la centrale, d’entamer une action.
Les dissensions et les craquements au sein de l’UGTT sont également
révélés par les relations tumultueuses que celle-ci entretient avec les asso-
ciations indépendantes. Dans des conflits bien précis qui se développent
depuis le début des années 2000 – ceux de Moknine et de façon générale
des usines textiles anciennement publiques et « mal » privatisées, dans
les entreprises offshore qui ferment du jour au lendemain, dans certains
hôtels d’Hammamet –, les discussions autour des débrayages, des occu-
pations, des grèves de la faim sont le plus souvent le fait de syndicalistes
bien particuliers 2 : opposants à la ligne actuelle de l’UGTT mais ne vou-
lant pas renoncer à l’action syndicale, ils agissent à titre individuel,
adossés à d’autres entités, particulièrement la LTDH et RAID/Attac-
Tunisie. La défense des travailleurs fait désormais l’objet d’un conflit
ouvert entre ces institutions.
Institution centrale bien qu’en déclin du fait des transformations éco-
nomiques et de la mise au pas politique, l’UGTT n’est pour autant ni tota-
lement « soumise », ni totalement « alignée ». Au-delà du mythe du
consensus, son analyse fait apparaître l’ampleur des tensions, des conflits
latents et des négociations dans la société tunisienne comme dans l’exer-
cice du pouvoir, et met à mal l’image d’une action entièrement répressive
du pouvoir central. Elle souligne aussi l’absence d’homogénéité d’une
institution dont la direction est incontestablement intégrée dans le pro-
cessus de normalisation disciplinaire, mais dont la base n’apparaît pas
aussi docile et facile à orienter. Plus que d’alignement, il faut certaine-
ment parler de cohabitation instable entre une direction neutralisée et une
base non maîtrisée. Consciente de sa force déclinante, l’UGTT tente aussi
de jouer sa survie en cherchant à ne pas perdre ce qui lui reste.
Le recul historique de l’UGTT et sa mise en dépendance sont égale-
ment le fait de l’évolution de la structure sociale et des transformations
du monde du travail. Dans le secteur privé, le taux de syndicalisation est,
depuis 1987, très bas. Beaucoup de syndicats tournent à vide et dans cer-
taines entreprises, par exemple dans le textile, le droit à l’exercice syn-
dical n’existe pas, de facto. Le RCD exerce par ailleurs une concurrence
particulièrement efficace dans sa stratégie de redistribution et de promo-
tion sociale. Enfin, l’UGTT est fragilisée par la montée relative de
l’UTICA. Comme me l’affirmait un entrepreneur du textile, lors d’un
entretien en 1997, « l’UGTT est très forte dans le secteur, mais le patronat

1. Cas de l’enseignement supérieur, depuis 2004. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et janvier 2005.
2. Entretiens, Tunis et Monastir, janvier-mars 2005.

151
l’adhésion encadrée

aussi grâce à la politique de Ben Ali ». La volonté de contrôle et de disci-


pline du monde du travail est effectivement passée, depuis l’accession de
l’actuel président au pouvoir – qui correspond également à la mise en
œuvre des ajustements structurels –, par un rééquilibrage entre le syndicat
ouvrier et le patronat. Ce rééquilibrage n’est pas allé sans heurts puisque,
aujourd’hui, trois conflits du travail sur quatre concerneraient le non-res-
pect de l’accord-cadre salarial signé, tous les trois ans, entre l’UGTT et
l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA)
sous l’égide du gouvernement 1.

L’UTICA, appendice et intermédiaire agréé


de l’appareil de pouvoir partisan
Historiquement, l’UTICA, qui n’a pas de légitimité historique
puisqu’elle a été créée par l’État-parti après l’indépendance, ne s’est
jamais placée en opposition au pouvoir central, ni même en conseil cri-
tique. Au contraire, elle a toujours constitué un appendice de l’appareil de
pouvoir partisan, sans dynamique propre. Les dirigeants de l’UTICA sont
pour la grande majorité d’entre eux des membres actifs du RCD, et font
même le plus souvent partie de son élite. Les cotisations des membres
étant relativement faibles, l’organisation patronale est largement financée
par l’État, soit à travers un pourcentage de la taxe sur le chiffre d’affaires,
soit à travers des aides directes, soit encore à travers la captation, avec
l’aval explicite du gouvernement, de fonds étrangers, par exemple des
financements de la Fondation Konrad Adenauer 2. Cette soumission s’est
accrue depuis les années 1990 grâce à l’activation des stratégies
d’alliance et des réseaux de pouvoir chevauchant monde des affaires et
monde politico-administratif. L’UTICA constitue l’une des instances pri-
vilégiées de l’exercice de cette stratégie de dressage qui passe largement
par des pratiques d’intimidation, de sanctions et de gratifications. Elle est
un rouage important de la politique d’ordre, de paix et de stabilité sociale
aux objectifs clairs et impératifs. De fait, elle remplit le plus souvent un
rôle de courroie de transmission pure et simple du pouvoir central.
Deux illustrations presque trop parfaites en sont fournies par le Fonds
de solidarité nationale et par la politique de « mise à niveau » des entre-
prises. Dans le premier cas, l’UTICA a signé un accord pour ainsi dire de
sous-traitance avec le pouvoir présidentiel et c’est donc elle qui, au nom
du Président et en coopération avec la CNSS, envoie les formulaires et
les mandats de versement aux employeurs, afin qu’ils versent les sommes
dues au 26.26 3. Dans le second cas, l’UTICA a joué le rôle de fidèle

1. Information fournie à plusieurs reprises lors d’entretiens (Tunis, janvier-mars 2005) mais que je n’ai
jamais pu confirmer. R. ZGHAL, « Nouvelles orientations du syndicalisme tunisien », art. cit., le mentionne
également sans citer de données chiffrées.
2. E. BELLIN, Stalled Democracy…, op. cit., p. 61-66.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2002. Il faut noter que, dans l’agriculture, c’est l’UTAP (Union tunisienne
pour l’agriculture et la pêche) qui remplit ce rôle.

152
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

disciple dans la diffusion du discours sur les bienfaits de la « mise à


niveau », a contribué au choix des élus de la phase expérimentale du pro-
gramme et a, plus tard, rallié les troupes quand il s’est avéré que les entre-
preneurs doutaient du processus bureaucratique mis en place par l’admi-
nistration 1. Le patronat émet parfois des propositions pour modifier une
politique ou un dispositif en cours, mais il ne peut, au mieux, que pro-
poser des corrections et des nuances. Ces critiques autorisées ne peuvent
être articulées que par certains patrons, ceux que Jean-Pierre Cassarino
nomme les « opposants officiels » qui appartiennent à l’UTICA et bien
souvent au RCD, qui bénéficient aussi d’une très bonne connaissance des
mécanismes à l’œuvre au sein des appareils de pouvoir et savent donc
avec une parfaite précision les limites à ne pas dépasser. Les mises en
garde et même les réactions motivées aux politiques publiques (par
exemple autour de l’ouverture économique, de la libéralisation des ser-
vices ou de la restructuration bancaire) sont rares et, lorsqu’elles exis-
tent, elles sont exprimées avec retard, en des termes euphémisés et sou-
vent timorés, et sont toujours assorties de rappels répétés aux « acquis du
Changement ». L’UTICA est partie prenante de cette économie politique
du non-dit, de l’impossible critique, du mythe du chiffre et du progrès
perpétuel qui contribuent à former la fiction du miracle économique.
Dans ces conditions, la majorité des entrepreneurs, y compris ceux qui
appartiennent au syndicat patronal, déplorent son inconsistance dans les
rapports de force. L’UTICA est rarement considérée comme une organi-
sation patronale, jouant son rôle de défense des entrepreneurs, encore
moins comme un lobby facilitant l’action collective afin de promouvoir
des stratégies innovantes et productives, contribuer à la diffusion de
l’information, participer aux programmes de formation et de recherche,
favoriser le développement des relations entre entrepreneurs, animer des
débats et des discussions critiques, créer des districts industriels
(clusters) 2. Elle est plutôt perçue comme un intermédiaire au service du
pouvoir central, une instance politisée mais sans pouvoir politique,
comme la représentation institutionnelle par excellence de l’imbrication
de l’économique et du politique. En Tunisie, des études ont montré que
les entrepreneurs faisaient mine de paraître contents d’eux-mêmes et de
l’action gouvernementale ; que l’adhésion aux programmes des ins-
tances patronales était timide ; que les professionnels étaient incapables
de s’unir pour promouvoir collectivement leurs activités ; que le dialogue
économique et social était peu poussé 3…

1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experience of Migration in Europe…, op.
cit.
2. M. PORTER, « Clusters and the New Economics of Competition », Harvard Business Review, vol. 76,
nº 6, 1998, p. 77-90.
3. M. CAMMETT, « The Politics of Constructing “industrial clusters” : Comparative Insights from
Morocco and Tunisia », papier présenté au Fifth Mediterranean Social and Political Research Meeting,
European University Institute, Florence et Montecatini Terme, 24 au 28 mars 2004 ; K. DAMMAK-CHEBBI,
« Situation et perspectives de l’industrie textile tunisienne… », art. cit. ; CETTEX-GHERZI, Mise à jour de

153
l’adhésion encadrée

La soumission de l’UTICA est d’autant plus facile à obtenir qu’il


n’existe en son sein aucun consensus sur les politiques économiques à
suivre, sur les instruments à mettre en place, sur le niveau et surtout les
modalités de l’intervention étatique, sur la gestion de l’insertion interna-
tionale… Contrairement à ce que l’on a pu observer au Maroc, le
« patronat » tunisien n’est pas devenu un instrument d’influence aux
mains des entrepreneurs, un lieu d’élaboration de politiques alterna-
tives 1. Il reste destiné à diffuser le discours officiel, largement investi par
le parti et par les segments de l’élite les plus liés au pouvoir central. Il
est un espace de diffusion unidimensionnelle de l’information et des
opportunités économiques du moment, à la condition expresse que les
intéressés se comportent selon les règles du consensus 2. Dans l’univers
du discours clos et du repli sur soi, l’absence de consensus, et même de
convergence, ne peut se traduire que par le silence et l’art consommé du
commentaire. L’adhésion des entrepreneurs à ces normes est majoritaire-
ment factice et le véritable comportement est le mutisme, non l’acquies-
cement. Il n’y a pas de débats publics ni d’élaboration contradictoire
d’une position consensuelle, la définition conjointe des politiques écono-
miques relevant davantage du mythe. La communauté des affaires béné-
ficie de peu de moyens pour influencer l’administration, pour faire passer
des demandes cohérentes, pour articuler un soutien ou une opposition à
des réformes 3.
Cette situation s’explique d’abord par la prégnance du dirigisme, d’une
conception étatiste de l’économie et d’une vision tiers-mondiste des rap-
ports internationaux 4. Ces « traditions » sont profondément ancrées dans
les comportements et dans les façons de penser, y compris chez les libé-
raux déclarés qui sont souvent les mêmes individus que les étatistes
convaincus des années précédentes – et ce en dépit du libéralisme affiché
depuis les années 1970 et plus encore depuis le « Changement » 5. Cette

l’étude stratégique du secteur textile-habillement, op. cit. ; FICH RATINGS, L’Industrie touristique tuni-
sienne, op. cit., et R. MEDDEB, L’Industrie du textile-habillement en Tunisie…, op. cit.
1. M. CATUSSE, L’entrée en politique des entrepreneurs au Maroc. Libéralisation économique et réforme
de l’ordre politique, thèse de doctorat en science politique, IEP d’Aix-en Provence, Aix-en-Provence, 1999.
2. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…,
op. cit.
3. M. CAMMETT, « The Politics of Constructing “industrial clusters” », art. cit.
4. Cette prégnance s’explique par l’importance du nombre d’hommes d’affaires venant du public et d’un
effet générationnel : formés dans les années 1960 et 1970, ils ont été influencés par cette tradition intellec-
tuelle et ont vécu ces pratiques étatistes comme seules pratiques légitimes ; ils ont profité de la libéralisation
pour aller dans le privé, mais cette mutation a été conçue comme une opportunité supplémentaire, une nou-
velle modalité de l’action étatique, non comme une nouvelle philosophie politique. Voir J.-P. CASSARINO,
Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
5. La persistance de la pensée tiers-mondiste et antilibérale est sans doute ce qui apparaît le plus claire-
ment lors des entretiens avec les entrepreneurs, mais aussi avec les hommes politiques et les hauts fonction-
naires. Voir aussi H.-R. HAMZA, « Rôle et centralité des enseignants et du syndicalisme enseignant dans le
processus de formation du nationalisme et de l’État national tunisien », in Élites et pouvoir dans le monde
arabe…, op. cit., p. 221-237, qui suggère que le dirigisme et l’étatisme peuvent être expliqués historique-
ment par le lien indéfectible entre nationalisme, lutte pour l’indépendance et construction de l’État national
d’une part et, de l’autre, accès à la fonction publique, aussi bien en termes d’emplois (le fonctionnaire)

154
le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique

situation est aggravée, ensuite, par l’hétérogénéité des entreprises et des


intérêts sectoriels et entrepreneuriaux représentés au sein de l’UTICA.
Elle englobe en effet aussi bien des patrons de conglomérat que des entre-
preneurs individuels, des entreprises modernisées, travaillant à l’export et
associées à des intérêts étrangers que des entreprises familiales réticentes
à toute transformation de ses modes de gestion, des entreprises du sec-
teur électronique et des entreprises du textile et du plastique… Un
exemple, mieux que tout autre, résume ces contradictions indépassables.
Les activités illégales sont le fait de puissants acteurs de l’élite écono-
mico-politique également représentée en son sein. Ces derniers entrent en
contradiction avec les intérêts de l’immense majorité des petits et moyens
entrepreneurs et même des grandes entreprises exerçant dans une certaine
légalité, particulièrement dans le textile, le vêtement, le cuir, les petits
produits de consommation 1.
Pour autant, le syndicat patronal n’est pas totalement soumis aux exi-
gences disciplinaires du pouvoir central. À l’instar des différents syn-
dicats au sein de l’UGTT, les différentes fédérations ont parfois des posi-
tions plus nuancées que ce que l’UTICA ne laisse percevoir sur la scène
publique. En coulisse, des tensions s’expriment, toujours plus tamisées et
euphémisées que dans le monde « du travail », jamais rendues publiques,
mais non moins réelles. En conséquence, l’organisation patronale rem-
plit également une fonction, certes limitée, d’intermédiation : elle relaie
les « humeurs », notamment de la masse des petits fabricants et des petits
métiers qui constituent l’immense majorité du tissu industriel tunisien.
Du fait de cette soumission presque totale, l’UTICA paraît vidée de
son sens. L’adhésion à l’organisation patronale – de même qu’aux autres
organismes professionnels – ne représente rien de concret. Elle vaut
essentiellement comme « valeur symbolique 2 », pour signifier le
consensus : on n’est pas contre, on n’est pas en opposition, sans pour
autant être dedans. Les adhérents ne considèrent pas l’UTICA comme un
organe représentatif et participent pour ainsi dire par défaut, parce que

qu’en termes d’imaginaire politique et économique (il reprend l’expression de « paradis administratifs »,
p. 22). Des biographies rapides d’entrepreneurs ou hommes d’affaires influents montrent que les chantres
actuels du libéralisme et du libre-échange avec l’Europe ont, en d’autres temps, activement participé à la
définition des politiques économiques dans la période des nationalisations et de la collectivisation des
années 1960 ou dans la période de l’interventionnisme étatique « libéral » des années 1970-1980. C’est le
cas par exemple d’Ahmed Abdelkefi, actuel président de la première société de capital-risque, qui fut direc-
teur de cabinet de Ben Salah pendant les nationalisations et l’expérience des coopératives (source : entre-
tiens, Tunis, avril 1998, janvier 1999 et décembre 2003).
1. Entretiens, Tunis, avril 1997, mai 1998, janvier-mars 2005.
2. L’expression est de M. GASMI, « L’espace industriel à Sfax… », art. cit., p. 83. Sur la marginalité des
conseils et commissions en Tunisie, H. ROUSSILLON, « Administration consultative et représentation des
intérêts professionnels en Tunisie », Revue franco-maghrébine de droit, nº 2, 1994, p. 181-197. À titre
comparatif, pour l’Égypte, F. CLÉMENT, « Libéralisation économique et nouvelles configurations de
l’emploi en Égypte », Revue Tiers-monde, nº 163, juillet-septembre 2000, p. 669-691 ; pour le Mexique,
R. CAMP, Entrepreneurs and Politics in Twentieth-Century Mexico, Oxford University Press, New York,
1989 ; et, pour le Portugal, F. ROSAS, O Estado Novo nos Anos Trinta, 1928-1938, Editorial Estampa,
Lisboa, 1986.

155
l’adhésion encadrée

rien d’autre n’existe, parce que, surtout, ne pas y participer constituerait


un acte dangereux de singularisation suspecte. Derrière cet alignement et
les silences assourdissants qui l’accompagnent, on perçoit les doutes, les
réticences, les tensions et les conflits latents qui habitent, au niveau indi-
viduel, les relations entre entrepreneurs, entre entrepreneurs et entités
publiques et partisanes aussi. L’opposition est rare mais si adhésion il y a,
elle est fortement contrainte et toujours encadrée.

Entre adhésion encadrée et normalisation bureaucratique, les Tunisiens


semblent définitivement maintenus « dans le statut de “mineur poli-
tique” 1 ». Les développements précédents ont suggéré la part de démobi-
lisation, d’atonie, en tout cas leur retrait forcé de la scène publique du
fait de la censure, de la « policiarisation » de la vie quotidienne, des effets
dirimants de la stratégie du pourtour, des manipulations en tous genres,
du quadrillage et de l’encadrement partisan, du processus d’allégeance
perpétuelle, de la clôture des débats et de l’enfermement de la pensée…
Au point que les Tunisiens eux-mêmes se considéreraient le plus souvent
comme des sujets et non comme des citoyens 2.
L’analyse proposée jusqu’ici fait cependant comprendre une autre
dimension des mécanismes de discipline et de contrôle politique : ceux-ci
ne sont pas forcément envisagés, conçus et mis en œuvre à partir d’une
conception volontariste et disciplinaire, ils n’émanent pas d’une omni-
science étatique, d’un cynisme brut qui voudrait faire croire à une fausse
ouverture pour accroître une mainmise directe sur la société. Plutôt,
l’indétermination intrinsèque des instruments juridiques, politiques, éco-
nomiques et sociaux les rend aptes, dans des circonstances spécifiques, à
remplir une telle fonction. Ces différentes modalités du quadrillage sug-
gèrent en outre l’importance des mécanismes économiques et sociaux, la
profondeur de leur insertion dans les relations au sein de la société et
l’impossibilité de comprendre la « répression » – ou plutôt le contrôle et
la domination – en se cantonnant à une analyse strictement politique. À y
regarder de plus près, on perçoit donc des tensions, des négociations, des
arrangements, en bref toute une série de modalités non répressives, faites
aussi d’adhésion partielle et de compréhensions parfois partagées. On se
rend compte, surtout, que la domination n’est pas une machine uniforme
et réglée à l’avance, mais qu’elle se réalise avec sa part d’imprécisions,
de tâtonnements, d’incertitudes et d’arbitraire. La discipline, mais aussi
l’indiscipline se jouent dans les interstices des relations de pouvoir. C’est
ce à quoi les pages qui suivent vont être consacrées dans le cadre du capi-
talisme tunisien.

1. M. KILANI, « Sur-pouvoir personnel et évanescence du politique en Tunisie », art. cit., p. 2.


2. Voir par exemple R. CHENNOUFI, « Sujet ou citoyen », Revue tunisienne de droit, Centre de publication
universitaire, Tunis, 2000, p. 205-220 ; I. MARZOUKI, « L’individu au mépris du citoyen », Bulletin de
l’AISLF, nº 21, 2005, p. 169-182.
III
Négociations et consensus :
la puissance des « douceurs
insidieuses »
L’ambition de cette partie est d’aller un peu plus loin dans la compré-
hension des formes de domination, en concentrant cette fois-ci l’analyse
sur ses configurations plus locales et surtout moins policières, moins juri-
diques et moins institutionnelles, et en saisissant le pouvoir à ses extré-
mités économiques et sociales. La prise en compte de cette dimension
n’est pas nouvelle, comme le rappelle la lecture des fondateurs de la
sociologie historique de l’État, à commencer par Marx et Weber. En leur
temps, ces derniers avaient consacré une grande partie de leur œuvre à
démontrer que l’économique avait quelque rapport avec la coercition :
« S’“approprier” quelque chose, c’est acquérir des droits. […] Plus préci-
sément, ce sont des pouvoirs de disposition (Verfügungsgewalten) 1. »
L’analyse politique ou sociologique des « régimes autoritaires » néglige
cependant souvent la dimension économique, pour ne pas dire qu’elle
l’oublie purement et simplement. Ceux qui, à l’instar de Juan Linz et
Alfred Stepan, la prennent en compte, par exemple en termes de « société
économique », n’entrent pas dans la mécanique de celle-ci et dans cette
« anatomie du détail » qui seule permet de comprendre sa signification
politique 2. L’économie politique libérale, quant à elle, a tendance à ana-
lyser l’autoritarisme comme un simple « échange » entre, d’une part,
bien-être économique et social, garantie de l’emploi et une certaine pro-
tection sociale et, de l’autre, violation des libertés publiques à partir d’une
conception macroéconomique et économiciste du politique 3.

1. La notion de « pouvoir de disposition » est de M. WEBER, dans Économie et Société, p. 65. La citation
est de C. COLLIOT-THÉLÈNE, Études wébériennes, PUF, Paris, 2001, p. 290.
2. J. J. LINZ ET A. STEPAN, Problems of Democratic Transition and Consolidation…, op. cit.
3. Pour la Tunisie, E. BELLIN, Stalled Democracy…, op. cit., et E. MURPHY, Economic and Political
Change in Tunisia…, op. cit. Dans d’autres pays du monde arabe, R. SPRINGBORG, Mubarak’s Egypt : Frag-
mentation of a Political Order, Westview, Boulder, 1989 ; C. M. HENRY et R. SPRINGBORG, Globalization
and the Politics of Development in the Middle East, op. cit. ; S. HEYDEMANN, « The political logic of eco-
nomic rationality : selective stabilization in Syria », in J. BARKEY (dir.), The Politics of Economic Reform in
the Middle East, St Martin Press, New York, 1992, et Authoritarianism in Syria. Institutions and Social
Conflict, 1946-1970, Cornell University Press, Ithaca, 1999 ; M. HACHEMAOUI, Clientélisme et corruption

159
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

Dès lors, il m’a semblé plus novateur de m’attarder sur les procédures
plus cachées de domination, sur les petites interventions quotidiennes et
anodines, sur les arrangements divers qui lient les gens les uns aux autres
en considérant la réalité économique comme indissociable des relations
de pouvoir. Cette démarche intellectuelle n’est pas seulement le fruit
d’influences théoriques. Elle répond aussi aux enseignements d’un « ter-
rain » qui mettait en évidence un continuum entre vie quotidienne et exer-
cice du pouvoir – continuum que laissaient entrevoir des expressions
comme « le système qui contrôle est celui qui donne » ou, ce qui revient
au même, « ce qui pèse sur nous est en même temps ce qui nous pro-
tège ». Je voudrais donc m’attarder maintenant sur ces ambivalences, ces
relations réciproques et ces va-et-vient permanents qui permettent eux
aussi un exercice, disciplinaire et coercitif, du pouvoir, mais qui simulta-
nément font que les gens non seulement l’acceptent, mais pour une part,
pour une part importante même, y adhèrent.
Ces expressions révèlent une conception volontariste du « régime Ben
Ali » et l’image d’un Président démiurge et omnipotent. Incontestable-
ment, l’entrepreneur ressent de façon pesante la contrainte du système
politique et, à certains moments du moins, il perçoit effectivement ce der-
nier comme un système d’observation et de contrôle. Néanmoins, ce
même entrepreneur sera le premier à affirmer, et pas seulement par inté-
riorisation de la contrainte et du politiquement correct, qu’il « doit au
“régime” » la paix sociale et la stabilité géopolitique, que les contraintes
sont pour ainsi dire « compensées » par une série de bénéfices très
concrets, tels que la protection des marchés ou l’obtention d’exonérations
fiscales. De même, un individu peut considérer que « le régime peut me
pousser à la faim », suggérant ainsi l’immixtion – largement considérée
comme hostile – du politique dans sa vie quotidienne, mais simultané-
ment il va reconnaître une légitimité certaine du gouvernement et même
du « régime » pour sa capacité à « offrir un mode de vie », un bien-être
relativement plus élevé qu’ailleurs, un niveau de consommation en pro-
gression, une stabilité sociale certaine 1.
Adhérer à cette interprétation en termes de compensation, de contre-
partie inéluctable et de machination gouvernementale consciemment
pensée amènerait à réduire le politique au « régime », à considérer l’exer-
cice du pouvoir comme un échange de satisfaction, au même titre qu’un
bien. La critique de cette vision ne doit cependant pas amener à négliger
ce que disent les acteurs. Tous, entrepreneurs, fonctionnaires, consomma-
teurs, artisans, commerçants, affirment ainsi quelque chose de fonda-
mental : les mécanismes administratifs, économiques, sociaux sont par
nature ambivalents et équivoques, permettant simultanément du contrôle
et de la marge de manœuvre, de la domination et de la résistance, des

dans le système politique algérien (1999-2004), thèse de doctorat en science politique, IEP de Paris, Paris,
Miméo, décembre 2004.
1. Toutes ces expressions sont tirées d’entretiens, Tunis, divers terrains.

160
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

contraintes et des opportunités économiques, des coûts et des avantages


financiers… Autrement dit, les acteurs économiques comme les indi-
vidus subissent le pouvoir disciplinaire, mais le relaient aussi bien en ali-
mentant cette logique de négociation, d’arrangements et d’accommode-
ment.
C’est ce que je vais essayer de montrer dans les pages qui suivent à
partir d’une analyse des relations de pouvoir dans le champ des activités
économiques. Pour ce faire, je partirai des interprétations dominantes de
la relation entre capitalisme et domination politique pour intégrer au
mieux les façons dont les acteurs comprennent leur insertion dans la
société. Ces interprétations sont doubles, partiellement en contradiction
l’une avec l’autre, encore qu’on les retrouve parfois dans la bouche des
mêmes acteurs ou sous la plume des mêmes analystes. En allant vite, la
première lecture pourrait être nommée « interprétation par la contrainte »
et résumée de la sorte : les entreprises et plus généralement le monde des
affaires subissent la contrainte de l’autoritarisme et plus précisément des
formes particulières du « régime » alliant corruption, népotisme et inter-
diction de constitution d’un pôle économique fort ; tout-puissant, le pou-
voir central peut sans cesse intervenir, créant un climat peu propice à
l’épanouissement des forces économiques. La seconde pourrait être bap-
tisée « interprétation par la collaboration » et synthétisée par l’enchaîne-
ment suivant : au niveau national, l’alliance objective d’une bourgeoisie
parasitaire et de l’État permet la survie d’une économie de rente ; le
« régime » ayant besoin de ressources, il répond d’autant plus favorable-
ment aux exigences du capital international que celles-ci sont avant tout
centrées sur un contrôle strict et hiérarchisé du monde du travail. Ma cri-
tique de ces deux interprétations a pour ambition, d’une part, de montrer
qu’il est impossible de distinguer logique capitaliste et logique politique
et, de l’autre, de suggérer l’existence, au-delà des négociations perma-
nentes et des stratégies d’accommodement, d’un pacte de sécurité révé-
lant des rapports de l’État à sa population autrement plus complexes
qu’un objectif de contrôle absolu et de répression.
5

Entre conflictualité cachée


et recherche permanente de compromis

L’interprétation par la contrainte est particulièrement répandue dans le


monde des affaires, dans la bourgeoisie tunisienne et notamment tuni-
soise, dans le monde de l’opposition et parmi les intellectuels critiques,
ainsi que, dans une forme légèrement différente, dans la communauté
internationale. Elle consiste à mettre en avant toutes les immixtions du
Pouvoir dans le monde économique en en soulignant les entraves, les
inefficacités, les perversions. À partir d’exemples concrets tirés de la
relation fiscale et des stratégies de déploiement des entrepreneurs tuni-
siens, je me propose de mener une analyse critique de cette interpréta-
tion en soulignant la complexité des liens ainsi tissés entre ceux qui gou-
vernent et ceux qui sont gouvernés – la complexité, donc, des relations
de pouvoir, et notamment le fait que l’entreprise est un lieu de rapports
de force et qu’elle participe activement à modeler les contours de la
« contrainte » politique. Partout, l’impôt est la plus politique des actions
publiques. Son analyse permet de mieux pénétrer la signification poli-
tique d’une économie historiquement située, en l’occurrence ici celle de
la Tunisie contemporaine, et notamment de mieux comprendre le carac-
tère indissociable des pratiques économiques et des relations de pouvoir.

Les méandres de la relation fiscale

En Tunisie, la fiscalité est assez peu conçue comme un instrument éco-


nomique. Des juristes tunisiens ont montré l’absence de cohérence glo-
bale des réformes qui se sont succédé depuis l’indépendance et mis en
évidence la récurrence des modifications fiscales, issues de l’accumula-
tion de mesures contradictoires et de l’enchevêtrement de logiques éco-
nomiques pas toujours compatibles entre elles 1 . La succession de

1. Pour les années 1970, H. AYADI, « Les tendances générales de la politique fiscale de la Tunisie depuis
l’indépendance », Revue tunisienne de droit, CPU, Tunis, 1980, p. 17-75. Pour les années 1980, L. Chik-

163
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

mesures et de contre-mesures, d’amendements et d’interprétations admi-


nistratives a eu tendance à voiler les lignes de la rationalité économique
de l’impôt. En revanche, il apparaît clairement que la fiscalité est avant
tout conçue comme un instrument financier, variant largement en fonc-
tion des besoins budgétaires de l’État, de la conjoncture nationale et inter-
nationale ainsi que des accords internationaux.
Les recettes courantes de l’État reposent totalement, ou presque, sur
le revenu des impôts, impôts indirects surtout avec l’ampleur croissante
de la TVA, mais aussi impôts directs grâce à l’impôt sur le revenu des
salariés. Le panorama fiscal est incomplet si l’on ne prend pas en compte
la sécurité sociale du secteur privé qui joue en Tunisie un rôle assez
proche de celui de la fiscalité 1 : excédentaire, la Caisse nationale de sécu-
rité sociale (CNSS) constitue aujourd’hui encore une vraie puissance
financière. Elle accorde des prêts (crédit automobile dans le cadre du pro-
gramme des « voitures populaires » et crédit immobilier principale-
ment), réalise des plus-values sur la gestion de son portefeuille (cas des
accidents du travail durant le milieu des années 1990), accumule du
capital grâce aux bénéfices de ses opérations financières (rendements
avantageux des bons du Trésor et des bons d’équipement), investit dans le
capital d’entreprises profitables (elle est actionnaire de la plus impor-
tante clinique privée) et se paie ainsi le luxe de pouvoir aider au bou-
clage du budget (financement du déficit), d’être le principal contributeur
du financement de la solidarité nationale (participation aux programmes
« familles nécessiteuses », au Fonds de solidarité nationale, aide aux étu-
diants non boursiers, aux femmes divorcées et aux chômeurs) ou encore
de financer la résolution de conflits sociaux 2. Ces contributions sont donc
largement considérées comme des impôts par les acteurs économiques
suivant l’idée – vraie ou fausse, peu importe ici – qu’en Tunisie les coti-
sations versées à la CNSS sont relativement importantes pour des presta-
tions très faibles, voire inexistantes 3.

haoui conclut : « Toute la difficulté venait donc de la mise en œuvre de la réforme, et non de sa conception,
et cette mise en œuvre se heurtait justement à une volonté politique incohérente en matière fiscale, marquée
par des hésitations, et surtout par une augmentation constante des taux, accompagnée d’une érosion légale
de l’assiette imposable par la multiplication des régimes de faveur, des exonérations, des indemnités non
imposables… » (L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit., p. 95). Pour les années
1990, N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier », in
Mélanges en l’honneur d’Habib Ayadi, op. cit., p. 5-27.
1. La caisse du secteur public (CNRPS : Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale) est, quant
à elle, beaucoup plus « conforme » aux canons internationaux du secteur et présente désormais un déficit
chronique.
2. Entretiens divers, Tunis, 1997-2005, ainsi que A. BÉDOUI, « Spécificités et limites du modèle de déve-
loppement tunisien », communication au colloque Démocratie, développement et dialogue social, organisé
par l’UGTT à Tunis en novembre 2004.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et janvier-mars 2005 notamment. Pour être remboursé ou bénéficier
de soins gratuits, il faut aller dans les hôpitaux publics ou les dispensaires dont les heures d’ouverture sont
très réduites, généralement le matin uniquement entre 8 heures et 14 heures et qui sont fermés le samedi et
le dimanche ; la CNSS ne rembourse les absences qu’à partir du quatrième jour d’absence, alors même que
la plupart des arrêts ne durent pas plus de deux ou trois jours ; la gratuité des médicaments n’est réelle que

164
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

Dès lors, comment interpréter, malgré cette fonction financière émi-


nente, la vision, largement partagés de la communauté des affaires, d’une
fiscalité au service de la répression politique ? Lorsque l’on interroge un
entrepreneur sur la fiscalité tunisienne, on se voit presque systématique-
ment répondre : « intrusion du Pouvoir ou de l’Administration » et
« incompétence des contrôleurs ». Et lorsque l’on s’aventure à demander
s’il existe en Tunisie des instruments économiques de contrôle politique,
la réponse est unanime : la fiscalité. Cette thèse me semble devoir être
prise avec d’autant plus de sérieux que finalement les autorités tuni-
siennes ont fait le choix, depuis l’indépendance au moins, d’une pression
fiscale faible : celle-ci ne représente que 20,5 % du PIB en 2003 (contre
21,5 % en 2002 – ce niveau étant à peu près stable depuis la fin des années
1980, en légère augmentation par rapport aux années 1960 et 1970), ce
qui est très peu, alors que les ressources budgétaires tirées de l’emprunt
sont allées croissant. Cette appréciation intuitive de la fiscalité est pour
ainsi dire corroborée et théorisée par certaines études 1. Les caractéris-
tiques de la fiscalité seraient révélatrices de la prégnance d’un régime
répressif et de la contrainte pesant sur le monde économique, avec notam-
ment des « punitions » sous forme de contrôles fiscaux ; l’impôt serait
illégitime en raison des pratiques étatiques d’intrusion et du caractère non
démocratique du « régime » ; l’évasion fiscale serait un acte de dissi-
dence ou, du moins, d’opposition.
Reprenant implicitement la théorie politique classique sur la relation
entre impôt et représentation politique – le traditionnel « no taxation
without representation », inversé pour les États rentiers en « no represen-
tation without taxation 2 » –, ces analyses soulignent les difficultés à
réformer la fiscalité, la stagnation des recettes fiscales, voire leur baisse,
ainsi qu’une tendance à la substitution de l’impôt par l’endettement exté-
rieur. Le recours à l’emprunt soulignerait « aussi et surtout l’incapacité
d’un État de non-droit à mettre en place une véritable réforme fiscale
acceptée par les contribuables […] l’absence d’État de droit ne [pouvant]
qu’alimenter un comportement rentier des acteurs, habitués à exprimer
une allégeance politique en contrepartie de privilèges économiques 3 ».

lorsque le patient s’adresse aux pharmacies des hôpitaux et que celles-ci ont en stock les médicaments
demandés… ce qui n’est pas souvent le cas ; etc.
1. A. BÉDOUI, « La question de l’État et la gouvernance en Tunisie », La Lettre de la dilapidation écono-
mique et budgétaire en Tunisie, nº 5, novembre 2003. L’auteur y rappelle que les ressources d’emprunt sont
passées de 5,7 % du PIB en 1987 à 14,5 % en 1996 et 13 % en 2001. À titre de comparaison, il faut rappeler
que les pays européens connaissent une pression fiscale de 40 % en moyenne.
2. G. LUCIANI, « Allocation vs production states : a theoretical framework », in H. BEBLAWI et G. LUCIANI
(dir.), The Rentier State, Croom Helm, Londres, 1987, et « Rente pétrolière, crise fiscale de l’État et démo-
cratisation », in G. SALAMÉ (dir.), Démocratie sans démocrates…, op. cit., p. 199-231 ; L. ANDERSON, « The
state in the Middle East and North Africa », Comparative Politics, nº 20, octobre 1987 ; A. RICHARDS et
J. WATERBURY, A Political Economy in the Middle East, Westview Press, Boulder, 1996. Cette thèse a
essaimé dans de nombreux pays, y compris non rentiers. Pour la Chine, T. P. BERSTEIN et X. LU, Taxation
Without Representation in Contemporary China, Cambridge University Press, 2003.
3. A. BÉDOUI, « La question de l’État et la gouvernance en Tunisie », art. cit., p. 2 et 5.

165
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

La légitimité du contrôle comme de l’évasion


Quoi qu’il en soit, il existe, de fait, une certaine légitimité de l’État à
intervenir et à exercer de puissants contrôles, tout simplement parce que
les gens fraudent effectivement. Pour mieux comprendre le rôle de la fis-
calité dans l’exercice du pouvoir, une analyse plus fine est nécessaire, qui
examine les rouages des mécanismes microéconomiques et micropoli-
tiques de la fiscalité.
À la fin des années 1990, le nouveau directeur général du contrôle
fiscal faisait publiquement savoir qu’il estimait que le manque à gagner
fiscal dû à la fraude et à l’évasion représentait 50 % des recettes tirées
des différents impôts 1. Au milieu des années 1980 déjà, le FMI avait
estimé la fraude fiscale à plus de la moitié des recettes attendues 2.
Comme au Maroc, en Grèce ou au Portugal, autres pays que j’ai étudiés,
deux caractéristiques sont évoquées pour donner une légitimité aux
contrôles fiscaux 3 . D’un côté, la fraude est ample et généralisée :
l’absence ou la minoration des déclarations et le faible taux de recouvre-
ment se conjuguent effectivement pour diminuer les recettes fiscales de
façon significative. Il faut cependant prendre le chiffre de 50 % avec la
plus grande précaution : concrètement, ce chiffre permet de justifier les
contrôles et les ponctions de toutes sortes ; il autorise également le dis-
crédit du monde économique et financier, et par là même le processus
de surveillance et de négociation avec les hommes d’affaires. De l’autre,
l’appareil étatique est présenté comme ayant la capacité technique de
connaître les principaux lieux de la fraude et de cibler les contribuables
à redresser : si les compétences de l’administration fiscale sont souvent
sujettes à doute et caution, l’administration de la CNSS a une très bonne
réputation en la matière 4 . Précisément parce qu’elle est considérée
comme la plus efficace, elle est la plus crainte et, selon les entrepreneurs
interrogés, elle constitue l’appareil le plus susceptible d’être utilisé à des
fins politiques 5.

1. Entretiens, Tunis, avril-mai 1997 et avril 1998 ; cité également par Marchés tropicaux et méditerra-
néens, 17 janvier 1997.
2. Données FMI de 1985 citées par L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit.,
p. 84.
3. Cas du Maroc, B. HIBOU, « Les enjeux de l’ouverture au Maroc : dissidence économique et contrôle
politique », Les Études du CERI, nº 15, avril 1996 ; B. HIBOU, « Fiscal trajectories in Morocco and
Tunisia », in S. HEYDEMANN (dir.), Networks of Priviledge in the Middle East. The Politics of Economic
Reform Revisited, Palgrave-MacMillan, New York, 2004, p. 201-222 ; B. HIBOU, « Greece and Portugal :
convergent or divergent europeanization ? », in S. BULMER et C. LEQUESNE (dir.), The Member States of the
European Union, Oxford University Press, Oxford, 2005, p. 229-253.
4. L. Chikhaoui démontre que « l’administration fiscale tunisienne souffre d’une insuffisance à la fois
quantitative et qualitative concernant ses moyens humains » ; elle ajoute que « les moyens matériels de
l’administration fiscale n’offrent pas toujours des conditions de travail idéales » et constate « l’état vétuste
et délabré des locaux de nombreuses recettes » (L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…,
op. cit., p. 124 et 127).
5. Entretiens, Sfax avril 1998 ; Tunis, juillet 2000.

166
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

Les contrôles fiscaux se sont intensifiés depuis les années 1997-1998,


pour compenser le manque à gagner découlant de la baisse des recettes
pétrolières et de l’Accord de libre-échange avec l’Europe, évalué par les
autorités tunisiennes à 70 % des recettes douanières environ, soit 18 %
des recettes fiscales 1. Grâce à l’importance de l’évasion, l’administration
a transformé les redressements en un instrument fiscal comme un autre,
selon une logique financière, et non de justice ou de droit. Par ailleurs,
la baisse des droits de douane a conduit à l’accroissement des taux de
TVA et à l’élargissement de son assiette. Un gel des crédits TVA au
31 décembre a été instauré en 1998 dans des conditions draconiennes
sans que les entreprises ne s’en émeuvent plus que de coutume. Les entre-
preneurs ont été avertis que les crédits d’impôt étaient abandonnés et
qu’ils seraient éventuellement remboursés ultérieurement. La plupart des
entreprises ont jugé plus sage de renoncer à ces crédits de TVA, y
compris les investisseurs étrangers 2. Ceux qui, par principe et sûrs de leur
bon droit, ont décidé de suivre les chemins ardus de la légalité ont été
soumis à un contrôle fiscal approfondi dès le lancement de la procédure
de recouvrement de leur crédit TVA, les sommes étant finalement rem-
boursées de façon incomplète et au compte-gouttes, par tranches de plus
en plus réduites 3. C’est dans ce contexte que les entrepreneurs se plai-
gnent de l’arbitraire des contrôles, ainsi que de la lourdeur des redresse-
ments. Il faut dire que, durant trois décennies, la sous-fiscalisation des
acteurs économiques a été la règle – et elle le reste d’ailleurs pour l’agri-
culture, toujours exonérée d’impôts. Surtout, l’évasion fiscale a été
tolérée pour favoriser le développement et la constitution d’une bour-
geoisie nationale 4, ce que le contexte actuel, fait du déclin, voire de la
disparition des revenus du pétrole, du gaz et du phosphate et de l’applica-
tion des normes libérales, ne permet plus – ou plus aussi bien.
Cette nouvelle conjoncture ne retire pour autant à l’impôt ni son rôle
politique, ni son rôle de médiation. Bien que cela ne soit évidemment
jamais dit, la fraude fiscale, pratique courante de la très grande majorité
des entrepreneurs, continue à être tolérée et même favorisée. Parfois,
cette tolérance est involontaire, expliquée par le fonctionnement même
de la chaîne des décisions. Il y a souvent loin, dans le temps comme dans
le contenu, entre discours présidentiel, adoption de la loi, décrets

1. Source : FMI et Mission économique de l’Ambassade de France. Voir, par exemple, IMF, Tunisia :
2004 Article IV Consultation – Staff Report, IMF Country Report nº 04/359, novembre 2004.
2. Entretiens, Tunis, avril 1998 et janvier 1999.
3. Lors de plusieurs entretiens (Tunis et Sfax, juillet 2000, décembre 2002, décembre 2003 et jan-
vier 2005), le même récit m’a été conté : extrême lenteur du remboursement des crédits TVA allant jusqu’à
cinq ou six ans ; récurrence des contrôles fiscaux en cas d’exigence du respect des textes ; remboursement
par tranches dégressives, par exemple 20 % la première année, 15 % la deuxième, 5 % la troisième…
4. P. SIGNOLES, « Industrialisation, urbanisation et mutations de l’espace tunisien », art. cit., rappelle le
discours de Hédi Nouira expliquant que les avantages fiscaux « sont une renonciation de l’État au profit de
certains investisseurs, contre le concours de ces entreprises à la solution des problèmes qui se posent au
pays » (déclaration de Hédi Nouira à La Presse, citée par Signoles, p. 290). Voir également H. DIMASSI et
H. ZAÏEM, « L’industrie : mythe et stratégies », art. cit.

167
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

d’application et réalité. Les documents sont souvent inaccessibles et très


chichement diffusés, et il n’est pas rare de chercher en vain les textes de
certaines décisions, qui pourtant sont bel et bien appliquées 1. Cette situa-
tion est aggravée par des difficultés pratiques : insuffisance d’imprimés,
impossibilité de déclarer des résultats déficitaires sur certains d’entre eux,
absence de standardisation des comptes annuels, oubli d’un emplacement
pour les revenus exonérés. Elle est également alimentée par « le poids
grandissant du formalisme de l’administration », ainsi que par « des
limites réelles de la censure judiciaire et des limites du canal de diffu-
sion de la doctrine administrative tant à l’intérieur de l’administration
elle-même qu’entre celle-ci et les contribuables », de sorte que le risque
existe de « perpétuer les applications personnalisées, d’un centre à un
autre, d’un contribuable à un autre 2 ». La montée en puissance de l’exé-
cutif dans des domaines législatifs et le développement des interpréta-
tions abusives des textes expliquent aussi cette facilité à frauder,
consciemment ou non. Les fiscalistes citent le cas de l’extension des
amnisties des impôts directs aux impôts indirects ou celui de la fixation
des conditions de non-imposition des indemnités et des avantages sur
salaires par l’administration.
Surtout, les textes fiscaux peuvent être si flous qu’« il arrive que des
réponses données à des questions similaires et à des dates proches soient
contradictoires 3 », créant de facto de réels encouragements à la fraude.
Tel est le cas, par exemple, de la TVA avec ses multiples dérogations, la
complexité des règles de récupération de crédits d’impôt, les difficultés
introduites dans les textes pour des groupes composés de filiales, ou sa
cohabitation problématique avec des droits de consommation 4. Tel est le
cas aussi du système d’imposition forfaitaire pour lequel il y a eu, de la
part du législateur, une volonté manifeste de laisser les petits entrepre-
neurs et l’immense vivier des PME – 90 % des personnes physiques sou-
mises à l’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux – dans un
système laxiste qui les favorise : la moyenne d’imposition des
260 000 contribuables au régime forfaitaire – ce qui veut dire autant de
familles représentant donc une proportion importante des contribuables,
70 % d’entre eux en 1997 – est de l’ordre de 50 DT par an alors qu’un
instituteur, par exemple, paie chaque année 500 DT 5. « En Tunisie, le

1. Entretiens, Tunis et Sfax, avril-mai 1997, avril 1998 et janvier 1999.


2. M. AFFES et A. YAICH, « Les difficultés pratiques de la nouvelle imposition des revenus », Études juri-
diques, nº 2, 1992, Faculté de droit de Sfax, p. 151-168 (citations p. 168 et 165).
3. Ibid., p. 168.
4. Voir A. YAICH et M. AFFES, « Les difficultés pratiques d’application de la TVA », Études juridiques,
nº 1, 1991, Faculté de droit de Sfax, p. 101-105, et L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…,
op. cit., p. 103-106 et 111-113. Ces textes sont quelque peu anciens mais, au travers d’entretiens (à Tunis et
Sfax, 1997-1998), notamment avec certains de ces auteurs, leur actualité m’a été confirmée.
5. Les chiffres bruts sont ceux de 1997 cités par S. ZAKRAOUI, « Le régime forfaitaire d’imposition, quoi
de neuf ? », Revue tunisienne de droit, CPU, 2000, p. 389-400 ; la proportion d’entreprises en régime for-
faitaire est tirée de UGTT, Rapport économique et social 2002, miméo, Tunis, décembre 2001. La compa-

168
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

régime forfaitaire s’est transformé au fil des années en véritable refuge


pour de nombreux contribuables dont l’objectif principal est de se sous-
traire totalement ou partiellement au paiement de l’impôt 1 », écrit
S. Zakraoui. Cet état de fait a pu être interprété comme la volonté
d’apporter une certaine paix fiscale et d’apaiser les relations entre l’admi-
nistration et les contribuables 2.
Cette tolérance de l’évasion est également illustrée par la très faible
proportion des contribuables soumis au régime forfaitaire qui paient
effectivement leur impôt. Ainsi, les mêmes sources mentionnent qu’en
1997 le taux de dépôt de ces déclarations ne s’élevait qu’à 57,9 % 3. La
réforme du régime forfaitaire en 2000 ne semble pas avoir changé la
donne ; elle l’aurait même aggravée, puisqu’en 2002 65 % des contri-
buables auraient encore fait le choix du régime forfaitaire, payant en
moyenne 73 DT d’impôt par an, alors qu’à la même date les salariés en
paieraient 72 DT… par mois 4. De façon similaire, la technique qui
consiste à réinvestir tout le bénéfice dans la création d’une nouvelle
société, au lieu de consolider et de recapitaliser la société existante, n’est
pas contrée par l’administration fiscale, quand bien même elle constitue
une stratégie claire d’évasion 5. Au contraire, elle est favorisée par des
textes, certainement conçus dans un tout autre état d’esprit, qui concrète-
ment encouragent la création de nouvelles entités par des avantages
fiscaux.
Un autre mécanisme favorable au développement de la fraude est lié
aux techniques budgétaires. Chaque nouvelle loi de finances modifie le
code des investissements, ainsi que diverses réglementations fiscales 6.
En outre, ces lois sont souvent rétroactives, si bien que les entreprises
– ou leur comptable, juriste ou expert-comptable – peuvent travailler une
année entière sans connaître avec précision les charges qui pèseront
effectivement sur elles 7 . Par ailleurs, les entrepreneurs usent avec
constance d’un argument auquel les autorités tunisiennes sont particuliè-
rement sensibles : les risques de remise en cause du « miracle tunisien »
du fait de l’asphyxie financière des entrepreneurs par le fisc. Depuis

raison avec un fonctionnaire de base (en l’occurrence un instituteur) m’a été fournie lors d’un entretien à
Tunis, avril 1998.
1. S. ZAKRAOUI, « Le régime forfaitaire d’imposition, quoi de neuf ? », art. cit., p. 391.
2. Ibid. et L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit.
3. Sur 253 398 contribuables au régime forfaitaire, seuls 146 614 avaient déposé la déclaration auprès de
l’administration fiscale.
4. A. BÉDOUI, « Spécificités et limites du modèle de développement tunisien », art. cit. : l’auteur men-
tionne en outre l’inégalité importante à l’intérieur même de ce régime puisque 66 % des contribuables
soumis au régime forfaitaire ne paieraient environ que 15 DT par an.
5. Entretiens, Tunis, divers terrains entre 1997 et 2000.
6. Ceci est noté par pratiquement tous les fiscalistes, experts-comptables, juristes et entrepreneurs inter-
viewés sur la fiscalité. Voir en outre S. ZAKRAOUI, « Le régime forfaitaire d’imposition, quoi de neuf ? »,
art. cit. ; L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit., et surtout N. BACCOUCHE,
« Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses démembrements », Revue tunisienne
de droit, Centre de publication universitaire, Tunis, 2000, p. 1-47.
7. Entretiens, Sfax, avril 1998.

169
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

septembre 2001, l’administration fiscale et la CNSS font ainsi preuve


d’une indulgente bienveillance à l’égard du secteur touristique et les
unités en difficulté ne subissent temporairement plus de contrôles 1.
On est ainsi dans un cercle vicieux ou vertueux selon la perspective que
l’on choisit : d’un côté, les entrepreneurs pratiquent, parfois malgré eux,
l’évasion fiscale, tout à la fois comme effet imprévu d’une faible maîtrise
des règles en vigueur, comme pratique d’allégement des charges, comme
stratégie de survie face à la concurrence, comme rapport de force avec
le fisc, comme tactique préventive face aux ponctions à venir et comme
« contre-conduite » par rapport aux comportements d’une administration
considérée a priori comme intrusive et arbitraire ; de l’autre, l’existence
de la fraude fiscale autorise légitimement les autorités à s’immiscer dans
les affaires économiques. Ces redressements peuvent parfois être si
lourds qu’ils impliquent une négociation entre la hiérarchie de l’adminis-
tration fiscale et les contribuables. Pour les plus gros d’entre eux, celle-ci
s’effectue directement entre le chef d’entreprise et le conseiller per-
sonnel du Président 2. L’un des plus grands groupes du pays, qui devait
subir un redressement de l’ordre de trois ou quatre fois son bénéfice
annuel, aurait réussi à le réduire de moitié, moyennant versement au
26.26 et introduction d’une de ses sociétés en Bourse. Un certain mar-
chandage implicite est bien au cœur des pratiques fiscales actuelles,
comme le suggère, a contrario, le cas d’entreprises parfaitement légales
qui se permettent… de ne pas cotiser au 26.26 ! Contrairement à ce
qu’elle prétend, la communauté des affaires n’est sans doute pas perdante
– financièrement, s’entend – dans ce jeu. Il n’est pas certain qu’elle soit
une victime si impuissante face à un pouvoir central omnipotent et à une
administration impitoyable.

L’importance politique de la relation fiscale


On ne peut donc interpréter l’évasion fiscale comme une absence de
contrôle de la part des autorités tunisiennes, comme une résistance de la
« société civile », comme une soupape de sécurité généreusement
octroyée par un pouvoir central tout-puissant ou comme une contre-
partie à l’absence de représentation politique et au manque de démo-
cratie. Les négociations, les arrangements et les enchaînements incon-
trôlés expliquent par exemple qu’une immense majorité d’entrepreneurs
vivent en toute tranquillité dans la fraude. Tout fonctionne parfaitement
jusqu’au jour où un concurrent plus puissant active ses connaissances, où
un comportement déplaît, où il faut faire un exemple, où les besoins
financiers nécessitent un resserrement de la discipline fiscale… Ces pra-
tiques permettent aussi de comprendre pourquoi les autorités acceptent

1. Entretiens, Tunis et Hammamet, janvier-mars 2005.


2. Outre les entretiens à Tunis et Sfax (divers terrains entre 1998 et 2001), M. AFFES, « Projet de loi relatif
aux droits fiscaux », miméo, Sfax, 1997.

170
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

des comportements à la marge de la légalité quand ceux-ci, contrebande,


informel, racket ou ponctions, les pénalisent : alors que la fraude fiscale
procure aux acteurs économiques d’importants avantages financiers et
parfois le sentiment d’être rusé, elle offre aux autorités tunisiennes des
points d’ancrage à ses velléités de contrôle et d’intimidation.
Inversement et de façon complémentaire, la capacité à contrôler et à
ponctionner peut être utilisée pour faire peur, pour exercer son autorité
ou pour punir. Tel est le cas, par exemple, d’une disposition de la loi fis-
cale qui peut aboutir, in fine, à mettre une entreprise en faillite grâce à la
procédure de taxation d’office. Celle-ci peut être l’aboutissement d’un
contrôle fiscal et concrétiser l’échec de l’œuvre de conciliation d’une
commission mise en place à cette fin ; elle correspond alors à un redres-
sement légal et à la volonté d’accroître les recettes budgétaires 1. Mais
elle peut être également l’objet d’une instrumentalisation politique, ou
tout simplement disciplinaire, grâce aux innombrables procédures légis-
latives qui peuvent toujours justifier une intervention. La taxation est
alors arbitraire ou hors de proportion avec les sommes réellement dues et,
dans le cadre de la révision des livres comptables, l’administration fiscale
ordonnera de payer une somme démesurée 2. L’entrepreneur pourra, bien
entendu, attaquer cette décision, refuser la révision et demander l’aide
d’avocats pour mettre en place une procédure judiciaire. Mais, pour ce
faire, il sera obligé de verser à l’administration 30 % de la somme arbi-
traire exigée au titre de la taxation d’office. En outre, les chances de
gagner le procès sont extrêmement réduites 3. On comprend la fonction
que cette procédure peut alors jouer : déclencher à tout moment un méca-
nisme d’intimidation, de négociation et de punition. Dans les faits, cette
mesure est réservée aux plus importants des hommes d’affaires qui, dans
le cadre de la stratégie du pourtour, seraient désormais considérés comme
dangereux ou tout simplement gênants, notamment face à des « amis »
en cour. C’est ainsi qu’un redressement fiscal bien ciblé aurait permis la
consolidation du monopole privé sur les voyages à La Mecque et que le
principal actionnaire d’un grand groupe commercial aurait subi une taxa-
tion d’office destinée à lui faire accepter la vente de ses parts à des

1. Sur les commissions de conciliation et la taxation d’office (et la complexité des problèmes juridiques
qu’ils soulèvent), voir L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit., et S. ZAKRAOUI,
« Le régime forfaitaire d’imposition, quoi de neuf ? », art. cit., qui mentionne notamment le caractère peu
légal de ces commissions régionales de concertation et les possibilités d’interprétation offertes par les textes
régissant les taxations d’office.
2. M. AFFES, « Projet de loi relatif aux droits fiscaux », art. cit., p. 3, note l’existence de « dispositions
légales ou administratives qui aboutissent à des redressements débouchant sur des trop-perçus », ainsi que
le caractère démesurément long des contrôles et leur récurrence souvent pour une même affaire, la rétroac-
tivité des lois, l’indisponibilité de la charte du contribuable (qui ne connaît ainsi pas en détail ses droits), la
charge de la preuve qui incombe au contribuable…
3. Entretiens, Tunis, décembre 2002. Voir L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op.
cit., p. 148, note 43. L’auteur mentionne que, « sur 386 pourvois en cassation fiscale, seulement 28 arrêts
ont été cassés au bénéfice des requérants contribuables, 6 arrêts ont été cassés au profit de l’administration,
113 requêtes ont été rejetées, 225 ont été déclarées irrecevables, et il y a eu 15 désistements ».

171
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

proches du Président 1. La fiscalité, on le voit, permet de fragiliser ou de


fortifier tel ou tel entrepreneur, d’opérer des différenciations au sein de
l’élite économique et des notabilités, d’étayer leur position ou de sug-
gérer au contraire la vulnérabilité des individus.
Ces développements suggèrent que si la fiscalité n’est pas importante
d’un point de vue macroéconomique en raison de la faiblesse des taux
d’imposition, elle peut l’être en termes d’économie politique. Cette
compréhension de la relation fiscale, faite à la fois de contrainte et de
laxisme, de contrôle et de tolérance, remet en cause l’idée selon laquelle il
serait impossible d’imposer la population, et singulièrement les entre-
prises, en l’absence d’une certaine démocratie. Je ne reviendrai pas sur
les critiques développées depuis longtemps déjà à l’encontre de cette
thèse et que les exemples développés ici corroborent 2. Je voudrais plutôt
mettre l’accent sur deux critiques complémentaires et néanmoins conver-
gentes. D’abord, la dimension quantitative n’est pas significative en
termes politiques : la faiblesse des sommes récoltées peut au contraire
refléter l’intensité de la relation fiscale. Ensuite, la fraude et l’évasion fis-
cale, l’ampleur des exemptions, des avantages et des négociations sur le
montant de l’impôt à payer, toutes ces pratiques ne disent rien des condi-
tions politiques d’une société : elles peuvent être compatibles avec un
processus de démocratisation, comme le suggèrent les exemples de la
Grèce et du Portugal 3.
L’accent mis sur les négociations et les arrangements permet de
comprendre comment l’arme fiscale peut également être maniée en pure
répression. Elle le peut d’autant mieux que, précisément, elle est consi-
dérée par tous comme l’un des principaux lieux d’expression des luttes,
des rapports de force et des accommodements. Cette évidence résulte en
partie d’une interprétation romantique et certainement biaisée de l’his-
toire tunisienne. Il est à ce titre frappant d’entendre, aujourd’hui, des

1. Entretiens, Tunis, 2000 – 2003. Toutes ces informations sont notées au conditionnel car il n’en existe
pas de preuve formelle accessible à un chercheur étranger. Il me semble tout de même important de les men-
tionner pour au moins deux raisons. D’une part, la probabilité est forte pour que ces faits soient avérés étant
donné la diversité des sources dont ils sont issus, y compris des sources hostiles à la thèse de la diffusion des
pratiques délictueuses dans les sphères du pouvoir. D’autre part, même s’il ne s’agit que de rumeurs, la pré-
gnance de celles-ci façonne les comportements et les manières d’agir et alimente en outre un imaginaire qui
fait de la fiscalité l’arme du pouvoir central par excellence.
2. Voir Y. MATSUNAGA, « L’État rentier est-il réfractaire à la démocratie ? », Critique internationale,
nº 8, juillet 2000, p. 46-58. Voir également, J. LECA, « La démocratisation dans le monde arabe : incertitude,
vulnérabilité et légitimité », notamment p. 77 et suiv., et J. WATERBURY « Une démocratie sans démo-
crates ? Le potentiel de libéralisation politique au Moyen-Orient », notamment p. 103 et suiv., in G. SALAMÉ
(dir.), Démocraties sans démocrates…, op. cit. Ces textes soulignent que la fiscalité n’est pas la seule condi-
tion à la revendication de droits politiques par les citoyens ; que l’autonomie politique de l’État, symbolisée
par l’absence d’impôt, n’équivaut pas à son immunité vis-à-vis des revendications démocratiques ; qu’entre
l’État et les acteurs de la société il existe d’autres dispositifs de marchandage que l’impôt ; que la coercition
et la discipline existent et exercent une influence fondamentale…
3. B. HIBOU, « L’intégration européenne du Portugal et de la Grèce : le rôle des marges », in S. MAPPA
(dir.), La Coopération internationale face au libéralisme, Karthala, Paris, 2003, p. 87-134.

172
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

entrepreneurs tunisiens évoquer de façon détournée les mehalla 1 fis-


cales et leur dimension symbolique d’exercice du pouvoir, d’envisager la
fiscalité comme un système de récompense et de sanction, de ne consi-
dérer l’impôt qu’en termes de négociation et d’absence de soumission,
de faire un lien direct entre proximité du centre du pouvoir et imposition
minimale, voire inexistante – autant de thèmes que les historiens ont mis
en évidence depuis l’indépendance, souvent de façon beaucoup plus sub-
tile 2. Les simplifications sont évidentes et les analogies historiques dan-
gereuses. Mais l’imaginaire tunisien se nourrit du mythe de la résistance
à l’impôt comme mode d’expression du soutien à la lutte nationale ou
d’opposition à un pouvoir « venu de l’extérieur » 3. Il est alimenté par la
« stratégie du pourtour » qui peut se matérialiser par des sanctions
comme par du laxisme ou des amnisties fiscales. L’objet de ces der-
nières est d’apaiser les relations, de lever des inquiétudes et de permettre
des rapprochements 4. La taxation est incontestablement perçue comme
un haut lieu de pouvoir. Lorsqu’un « ami » est disgracié ou qu’il sent
qu’il va l’être, son premier réflexe est de tenter de mettre sa fortune à
l’abri d’une punition fiscale, par l’usage de prête-noms, par les pratiques
de transvasement, par le placement à l’étranger, par l’utilisation de cer-
tains textes et notamment de la loi sur les faillites de 1995.
Peu importe que cette stratégie soit efficace ou non : ce qui joue, en
l’occurrence, c’est cette perception de la fiscalité comme instrument par
excellence de la punition. Perception d’autant plus prégnante que des
événements interprétés dans ce sens et présentés comme « illustrations
réelles » de cette fonction répressive de la fiscalité réactivent sans cesse
cet imaginaire. Lorsqu’un bras de fer s’instaure entre les autorités en
place et des opposants politiques reconnus, l’impôt est incontestablement
l’une des premières mesures répressives à être mobilisées. Par exemple,
les biens d’un entrepreneur par ailleurs membre de la LTDH ont été mis

1. Les mehalla, littéralement « campement » ou « emplacement », font référence au mouvement paci-


fique des troupes du Bey qui se déplaçaient dans le pays, notamment à des fins fiscales.
2. M.-H. CHÉRIF, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin Ali (1705-1740), Université de Tunis,
Tunis, vol. 2, 1986 ; J. GANIAGE, Les Origines du Protectorat français en Tunisie (1861-1881), PUF, Paris,
1959 ; L. C. B ROWN , The Tunisia of Ahmad Bey (1837-1855), Princeton University Press, 1974 ;
T. BACHROUCH, Formation sociale barbaresque et pouvoir à Tunis au XVIIe siècle, Publications universi-
taires de Tunis, Tunis, 1977 ; A. HÉNIA, Le Grîd, ses rapports avec le Beylik de Tunis (1676-1840), Publi-
cations de l’Université de Tunis, Tunis, 1980 ; J. DAKHLIA, L’Oubli de la cité. La mémoire collective à
l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, La Découverte, Paris, 1990 ; K. CHATER, Dépendance et muta-
tions précoloniales. La Régence de Tunis de 1815 à 1857, Publications de l’Université de Tunis, Tunis,
Faculté des lettres et sciences humaines, série Histoire, nº 28, 1984 ; L. VALENSI, Fellahs tunisiens. L’éco-
nomie rurale et la vie des campagnes aux XVIII et XIXe siècles, Mouton et EHESS, Paris, 1977. Voir aussi
J. DAKHLIA Le Divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam, Aubier, Paris, 1998 ; l’auteur y remet
en cause l’idée que l’absence de fiscalité est un signe de liberté.
3. Voir par exemple L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit.
4. Quelques jours après le 7 novembre 1987 (le 26 novembre exactement), une amnistie fiscale a été pro-
mulguée, voulant symboliser une nouvelle ère politique et non pas, comme des interprétations plus techni-
cistes le prétendaient, le début des réformes fiscales : N. BACCOUCHE, « L’amnistie fiscale de 1987 », Revue
tunisienne de droit, CPU, 1988, p. 13-35, et L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op.
cit.

173
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

sous séquestre… sous le prétexte que son frère avait des arriérés auprès
de la CNSS après la faillite de l’une de ses entreprises 1. Dans ce cas
comme dans beaucoup d’autres, la Sécurité sociale use de sa spécificité
juridique pour séquestrer des avoirs. Elle est en effet la seule entité admi-
nistrative à pouvoir légalement définir sa propre jurisprudence en déci-
dant elle-même de la condamnation et de son application, sans passer par
la justice. On voit clairement comment ce droit exorbitant, lié au rôle de
« tirelire de l’État » et à sa fonction de fiscalité autonome, peut ouvrir la
porte à des excès. Un autre exemple est fourni par le juge Yahyahoui,
désormais symbole de la lutte pour l’indépendance de la justice en
Tunisie. Il est particulièrement révélateur que ce juge ait commencé sa
lutte acharnée avec les autorités tunisiennes et le président Ben Ali à
partir d’une histoire fiscale personnelle 2. On retrouve l’un des ingré-
dients fondamentaux du système répressif tunisien, qui touche à la vie
privée, à l’intime, au mélange des genres entre public et privé.
Au terme de ce détour fiscal, deux conclusions peuvent être tirées. En
premier lieu, la contrainte extérieure apparaît extrêmement faible dans ce
domaine. Malgré la pression des bailleurs de fonds étrangers, la fiscalité
est trop puissamment ancrée dans les relations de pouvoir pour tolérer des
modifications, même non centrales, de ses structures et surtout de son
mode de fonctionnement. Elle constitue un capital politique fondamental
qui étaye la position des élites, des notables, des gens bien introduits et
de ceux qui dirigent ; qui permet de jouer sur la fraude et le redressement
comme rapports de force entre ces élites et le pouvoir central ; qui permet
sévérité et laxisme, mais surtout beaucoup d’accommodements pour la
grande majorité de la population. En second lieu, la fonction répressive
n’apparaît pas fondamentale. Lorsqu’elle veut s’exercer, l’arme fiscale
est indéniablement l’instrument le plus efficace et le plus systématique-
ment utilisé. Mais les développements précédents permettent d’énoncer
deux corollaires à cette affirmation : tout d’abord, le moteur de la dyna-
mique fiscale n’est pas prioritairement, pas même majoritairement, cette
fonction disciplinaire : les contraintes de revenu, les logiques bureaucra-
tiques, les adaptations aux contraintes de l’environnement international,
les tactiques clientélistes et les comportements économiques et sociaux
définissent largement les contours de l’impôt. Ils soulignent ensuite que
la « punition fiscale » ne tombe que très rarement « d’en haut ». Dans les
cas, finalement rares, où l’arme fiscale entend clairement affirmer un
contrôle et une domination, son utilisation n’est rendue possible que par
l’existence de toute une série de comportements et de mécanismes qui
offrent des points d’ancrage à l’administration fiscale et au pouvoir
politique.

1. Entretien, Tunis, décembre 2003.


2. Entretien, Tunis, décembre 2001. Les détails de cette dimension fiscale de l’affaire Yahyahoui sont
décrits dans LTDH, Rapport annuel 2003, Tunis.

174
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

Le déploiement national et international


des entreprises tunisiennes

Ces dernières années, l’analyse des relations entre « Pouvoir » et


« entrepreneurs » en termes d’immixtion politique hostile a eu tendance
à être généralisée à l’ensemble des activités économiques. La dimension
autoritaire du « régime Ben Ali » susciterait deux types de comporte-
ments problématiques en termes de rationalisation et de compétitivité 1 :
d’une part, une prudence, voire une grève des investissements nationaux
et, de l’autre, une stratégie d’éparpillement dans l’espoir de se protéger
d’un pouvoir central avide. Pour les plus solides et structurés des groupes
économiques, s’y ajouterait une internationalisation plus ou moins
contrainte.

Rester petit pour rester libre ?


Selon cette thèse, les entrepreneurs, gênés par la peur de l’immixtion
directe de la « famille », des « clans » et des « amis », par la prédation et
la corruption généralisée, par la crainte de la ponction fiscale arbitraire et
imprévisible, par l’absence de l’État de droit et par l’insécurité juri-
dique, par le climat des affaires et la dégradation de l’environnement, par
l’appréhension d’apparaître trop puissants, d’attiser la convoitise du pou-
voir et donc d’être englobés dans la stratégie du pourtour, préféreraient
rester « petits » et minimiser leur puissance potentielle par la multiplica-
tion de petites sociétés indépendantes les unes des autres. Ils adopteraient
également un profil bas en réduisant les investissements et en s’asso-
ciant à des sociétés étrangères pour se protéger des prédations et s’assurer
un accroissement significatif des activités sans s’attirer les foudres du
pouvoir.
Des faits sont là qui peuvent effectivement nourrir cette interprétation :
propension à la diversification des entreprises plutôt qu’à leur consolida-
tion ; maintien des structures familiales et faible ouverture des capitaux ;
nombre extrêmement limité de grandes et même de moyennes entre-
prises 2. Le plus grand des groupes tunisiens, Poulina, est par exemple un

1. Ces deux « nuisances » m’ont été fournies lors de mes entretiens, entre 1997 et 2005. Avec le temps, la
thèse de la grève des investissements a pris de l’importance. Ces thèmes sont également repris par certains
opposants : voir les sites de TuneZine ou de Kalima ou encore la publication de l’opposant affairiste
Khémaïs TOUMI, La Lettre de la dilapidation économique et budgétaire en Tunisie. Voir également
M. MARZOUKI, Le Mal arabe…, op. cit., p. 97-100 ; M. MARZOUKI, « Entretien avec Ben Jaafar », in
O. LAMLOUM et B. RAVENEL (dir.), La Tunisie de Ben Ali…, op. cit., p. 216-217 ; S. BENSEDRINE et O. MES-
TIRI, L’Europe et ses despotes…, op. cit., chapitre V. Les uns et les autres centrent leurs critiques sur
l’absence ou les insuffisances de l’État de droit et sur la corruption des « proches ».
2. Entretiens, Tunis, juillet 2000 et décembre 2001. Voir également WORLD BANK OPERATION EVALUA-
TION DEPARTMENT, Republic of Tunisia. Country Assistance Evaluation, Advance Copy, op. cit., et les sta-
tistiques de l’INS. En 1996, les grandes entreprises – effectif de plus de 100 salariés – représentaient 0,4 %
du total des entreprises ; les moyennes entreprises – plus de 50 salariés – 0,3 % du total ou 1,7 % si le
nombre de leurs employés est abaissé à plus de 10 salariés ; près de 82 % des entreprises sont le fait d’indé-
pendants et la majorité des entreprises sont des entreprises de moins de 6 salariés (15,2 %).

175
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

conglomérat de 71 filiales pour 6 000 salariés seulement 1. De même, en


matière d’investissement, les performances ne sont pas vraiment bonnes :
représentant 30 % du PIB dans les années 1983-1986, les investisse-
ments n’en représentent plus que 25 % dans les années 1996-2003. S’ils
ne sont pas déshonorants en termes de comparaisons régionales, ils sont
décevants au regard des incitations et des programmes de soutien à
l’investissement 2. Surtout, ils sont dans une grande proportion le fait du
secteur public et les bailleurs de fonds étrangers estiment que les investis-
sements privés manquants représentent au moins 3,5 % du PIB malgré
le programme de mise à niveau 3. Enfin, on assiste effectivement depuis
quelques années à des rapprochements avec des entreprises étrangères :
les groupes les plus importants se sont alliés, par association ou partage
du capital, à des multinationales ou à des groupes étrangers, notamment
dans l’agroalimentaire, la grande distribution, la chimie ; dans le tou-
risme, l’alliance s’est concrétisée par des représentations exclusives ou
des contrats de gestion ou de location à long terme 4 ; et l’une des sociétés
les plus solides – le groupe Chekira, spécialisé dans la céramique – préfé-
rait investir à l’étranger, en l’occurrence au Portugal, plutôt que de conti-
nuer à investir en Tunisie 5.
Pourtant, cette stratégie d’éparpillement est loin d’être uniquement
expliquée par la peur de l’immixtion politique. Comme le suggère son
existence dans le secteur public productif et parmi les entreprises étran-
gères du secteur offshore 6, elle l’est par beaucoup d’autres variables et,
tout d’abord, par l’étroitesse du marché tunisien. Sur un marché de neuf
millions d’habitants seulement, le niveau de saturation d’un secteur est
vite obtenu, surtout lorsque la structure entrepreneuriale du pays est duale
et que les entreprises exportatrices fonctionnent presque exclusivement
en offshore, sans lien avec le tissu des entreprises tournées vers le marché
national. Un chef d’entreprise dynamique a tout intérêt à diversifier sa

1. H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit. : la loi sur les hol-
dings ne date que de 2001 et n’est pas encore vraiment appliquée. Auparavant sociétés indépendantes, elles
sont peu à peu réorganisées en filiales et en un « siège qui s’apparente à une société holding » (ibid., p. 31).
2. S. RADWAN et J.-L. REIFFERS, Le Partenariat euro-méditerranéen, 10 ans après Barcelone. Acquis et
perspectives, BCT et FEMISE, février 2005.
3. P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of Doing Business in
Tunisia…, op. cit.
4. FICH RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne, op. cit.
5. Voir A. BÉDOUI, « Le désarroi et le comportement de repli du secteur privé tunisien… », art. cit.
6. Les privatisations ont rendu visible le fait que les entreprises publiques et l’État avaient adopté la
même technique de l’éparpillement de leurs avoirs : R. ZGHAL, « Le développement participatoire, partici-
pation et monde du travail en Tunisie », art. cit. ; A. GRISSA, « The Tunisian state entreprises and privati-
zation policy », p. 109-127, in W.-I. ZARTMAN (dir.), Tunisia : Political Economy of Reform, op. cit., et
P.-D. PELLETREAU, « Private sector development through public sector restructuring ?… », art. cit. Pour le
textile, MISSION ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE DE L’AMBASSADE DE FRANCE À TUNIS, Le secteur textile-habille-
ment, fiche de synthèse, septembre 2004 ; J.-R. CHAPONNIÈRE et S. PERRIN, Le textile-habillement tunisien
et le défi de la libéralisation. Quel rôle pour l’invetissement direct étrange ? AFD, Paris, mars 2005.

176
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

production dans d’autres secteurs industriels, dans le bâtiment, voire, s’il


en a les moyens, en exportant ses capitaux 1.
Ce comportement est d’autant plus rationnel qu’existent d’autres fac-
teurs purement administratifs, économiques ou fiscaux susceptibles de
conforter ce choix 2. Jusqu’en 2001, l’absence de cadre juridique pour les
holdings a empêché les regroupements et les consolidations. Les avan-
tages fiscaux pour certains secteurs et pour la création de nouvelles struc-
tures constituent d’autres incitations à la diversification. La démultiplica-
tion des unités d’un même groupe permet d’alléger les contraintes du
droit du travail : le personnel « tourne » ainsi d’une société à l’autre tous
les quatre ans, durée maximale des contrats à durée déterminée, ou bien
l’une de ces entités gère l’ensemble de la main-d’œuvre par sous-trai-
tance. L’absence de comptes consolidés et d’une banque de données sur
les entreprises favorise les stratégies de transvasement entre sociétés, les
déficits pouvant être rejetés sur l’une d’entre elles ou, au contraire, dis-
persés dans les diverses sociétés. La concurrence acharnée entre entrepre-
neurs n’incite pas à la consolidation et, d’un point de vue strictement ges-
tionnaire, l’éparpillement des activités permet aussi la répartition des
risques.
Des contraintes sociales peuvent également circonscrire les comporte-
ments et favoriser des choix considérés, dans d’autres circonstances,
comme non rationnels : la stratégie de la diversification peut ainsi résulter
de la répartition du capital et des bénéfices entre différents membres de
la famille, ou encore du manque de confiance dans les sous-traitants
potentiels et du choix de l’intégration verticale (yaourt, pot de yaourt et
emballage par exemple). L’éparpillement – ce que Moncef Bouchrara
nomme « la rampance » et Pierre-Noël Denieul « la démultiplication des
unités de production » – procède également de la décision de ne pas
changer de modes de fonctionnement, de ne pas briser la logique des res-
sources « souterraines » ou informelles, de ne pas remettre en cause les
modes de faire. La volonté des entrepreneurs de rester dans des structures

1. Cette dernière option n’est pas légale, mais elle est rendue possible par l’importance de la communauté
émigrée : H. BOUBAKRI, « Les entrepreneurs migrants d’Europe : dispositifs communautaires et économie
éthique. Le cas des entrepreneurs tunisiens en France », in J. CESARI (dir.), Les Anonymes de la mondiali-
sation, Cultures & Conflits, nº 33-34, printemps-été 1999, p. 69-88 ; J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entre-
preneurs and their Past Expriences of Migration in Europe…, op. cit., ainsi que S. BAVA et S. MAZZELLA,
« Samir en voyage d’affaires. Le business entre plusieurs mondes », in M. PÉRALDI (dir.), Cabas et
containers. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Maisonneuve et Larose,
Paris, 2001, p. 269-277.
2. L’énumération qui suit est une synthèse d’entretiens (1997-2005) et de travaux sur les stratégies
d’entreprises : M. BOUCHRARA, 7 millions d’entrepreneurs. Études sur l’esprit d’entreprise, l’innovation et
la création d’emplois en Tunisie, 1984-1987, miméo, Tunis, juin 1996, et L’économie tunisienne entre sa
légalité et son identité. 12 propositions pour ramener la confiance économique, miméo, Tunis, 1995 ;
P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement. L’ethno-industrialisation en Tunisie. La dynamique
de Sfax, L’Harmattan, Paris, 1992 ; R. ZGHAL, « Postface », in P.-N. DENEUIL, Les Entrepreneurs du déve-
loppement…, op. cit. ; P.-N. DENIEUL et A. B’CHIR, « La PME tunisienne », in A. SID AHMED (dir.), Éco-
nomies du Maghreb. L’impératif de Barcelone, Éditions du CNRS, Paris, 1998, p. 181-193 ; H. YOUSFI,
E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit.

177
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

familiales et de n’ouvrir ni le capital ni les comptes s’explique moins par


des contraintes politiques que par des facteurs humains, tels que le souci
de garder le contrôle d’une affaire créée de toutes pièces, la peur de la
transparence et du regard extérieur, la préférence pour des bricolages, des
arrangements, des ruses avec le fisc ou toute autre autorité administrative.
Il est plus facile de « tricher » avec et entre petites structures qu’au sein
d’un grand groupe surveillé et soumis à des techniques de gestion autre-
ment plus rigoureuses.
L’un des mythes dominants de l’histoire politico-économique de la
Tunisie est celui de la vulnérabilité du « puissant », y compris du puis-
sant économique : le pouvoir central n’aurait jamais aimé les riches
hommes d’affaires, perçus comme de potentiels concurrents, d’autant
plus dangereux que le Pouvoir est présenté comme extérieur à la société ;
devenus trop « gros », ils auraient tous connu la disgrâce 1. Il faut d’ail-
leurs comprendre en ces termes la réactivation actuelle de la crainte de
l’immixtion politique, à la suite des tentatives des autorités tunisiennes de
favoriser les concentrations économiques dans le contexte de la privati-
sation des entreprises publiques et de la « mise à niveau », l’une et l’autre
perçues comme instruments de contrôle 2. Cette préférence pour la discré-
tion et l’éparpillement peut être perpétuée par des pratiques de préda-
tion, et plus encore par des rumeurs sur ces pratiques et par la crainte
qu’elles n’adviennent 3. Mais l’éparpillement n’en est en aucun cas le
résultat direct. Il existe d’ailleurs des contre-exemples d’envergure. Le
groupe Aziz Miled est entièrement centré sur le tourisme 4. Poulina
illustre aussi bien la théorie de l’éparpillement que celle de l’intégration.
Le groupe d’Abdelwaheb Ben Ayed qui avait débuté dans l’aviculture a
certes investi dans la chimie, la mécanique, le bois reconstitué, la céra-
mique et le tourisme ; mais il a aussi pénétré l’agro-industrie, le matériel
avicole, les nourritures animales et les congélateurs. Force est de

1. Ce mythe repose sur des cas exemplaires ou sur des relectures consistant à créer de tels cas. On peut
évoquer ici l’affaire BIAT mentionnée au chapitre 2, ou encore les difficultés qu’aurait vécues le groupe
Poulina ces dernières années, avec des pressions facilitant l’entrée d’« intrus » dans le capital de certaines
de ses sociétés, des contraintes d’entrée en Bourse, des chantages à l’impôt. Entretiens, Tunis, 1997-2005.
2. J.-P. CASSARINO, « Participatory development and liberal reforms in Tunisia : the gradual incorporation
of some economic networks », in S. HEYDEMANN (dir.), Networks of Priviledge in The Middle East…, op.
cit., p. 223-242 (notamment p. 232-233).
3. Pour les rumeurs, Les familles qui pillent la Tunisie ou les différents tracts et pamphlets qui circulent
sur les sites d’opposition. Pour des interprétations politiques, S. BENSEDRINE et O. MESTIRI, L’Europe et ses
despotes…, op. cit. ; M. MARZOUKI, Le Mal arabe…, op. cit. Pour une critique universitaire, N. BACCOUCHE,
« Regards sur le code d’incitations aux investissements… », art. cit. ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syn-
drome autoritaire…, op. cit., p. 197-198 ; E. MURPHY, Economic and Political Change in Tunisia…, op. cit.
4. Entretiens, Tunis, janvier et février 2005 : à partir de son activité de représentation de Neckerman en
Tunisie, le groupe s’est spécialisé dans les services touristiques et dans le transport aérien. La seule diversi-
fication, dans la laiterie, a été motivée par des considérations politiques, plus précisément, selon M. Aziz
Miled lui-même, « pour répondre à la demande du Président qui avait enjoint les entrepreneurs de participer
à l’objectif d’autosuffisance dans ce domaine », dans un « acte nationaliste » (entretien, Tunis, jan-
vier 2005). Il est intéressant de noter qu’au lieu de s’en féliciter, le P-DG du groupe regrette pour des raisons
économiques, et notamment de concentration des risques, cette stratégie d’intégration. Il faut dire que le
secteur touristique traverse actuellement une grave crise.

178
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

minimiser le poids de la répression – ou plutôt de comprendre que cette


dernière ne peut s’exercer qu’en raison de la multiplicité des facteurs, des
rationalités et des comportements qui amènent les acteurs à adopter une
telle stratégie.

Internationalisation et grève des investissements,


une surinterprétation politique
Certains cas, par exemple celui de Poulina dont la rumeur veut qu’il
se soit allié à Danone pour des raisons politiques, corroborent l’interpré-
tation de l’internationalisation par crainte des actes prédateurs du pou-
voir central. Néanmoins, cette lecture peut également être mise en défaut,
ne serait-ce que par le fait que des proches de la Présidence peuvent eux
aussi choisir cette stratégie pour prospérer. Tel est le cas de Hédi Jilani,
le « patron des patrons » lié – financièrement et surtout familialement –
au Président, du groupe Mabrouk ou des entrepreneurs comme Aziz
Miled ou Chekib Nouira. Dans ces cas, les alliances sont même encou-
ragées, entre autres parce qu’elles promeuvent une vision de modernité et
d’ouverture de l’économie tunisienne 1. L’exemple de la BIAT suggère
la coexistence de logiques multiples et potentiellement contradictoires :
l’alliance avec Natexis peut simultanément être considérée comme une
protection des actionnaires historiques contre le pouvoir central et
comme une alliance de prospérité de la part des actionnaires proches de
lui. Les associations avec des acteurs étrangers procèdent en effet de
nombreuses rationalités : recherche de normalisation, de savoir-faire, de
marchés extérieurs et de nouveaux produits ; volonté de préparer une suc-
cession dans un contexte de libéralisation ; apprentissage d’expertise à
l’international et de modernisation des processus de production ; néces-
sité de dépasser les contraintes d’un marché national étroit et d’un marché
régional inexistant ; stratégie de contournement de la concurrence étran-
gère… Ce sont d’ailleurs les plus dynamiques des entreprises – et c’est
pourquoi l’on retrouve aussi les groupes proches de la « famille » – qui
s’allient ainsi à des entreprises étrangères, par rachat total, par vente de
parts du capital, par joint-venture.
L’idée de l’internationalisation comme réaction aux immixtions du
pouvoir central repose en outre sur l’hypothèse que les partenaires
étrangers sont à même de protéger l’entreprise tunisienne et de résister
aux velléités de contrôle politique, de clientélisme et de prédation. Ce qui
est loin d’être le cas, comme le prouvent les processus de « tunisifica-
tion » des entreprises étrangères, c’est-à-dire d’adoption par les étrangers
des pratiques apparemment les plus efficientes dans l’économie politique
tunisienne. Les entreprises étrangères peuvent même être plus vulné-
rables que les entreprises tunisiennes, si elles ne font pas partie de grands

1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Expriences of Migration in Europe…, op.
cit., p. 125-126.

179
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

groupes internationaux aux pouvoirs de négociation importants. Peu


insérées dans le tissu social tunisien, leur savoir-faire est moindre pour
se prémunir de l’appétit grandissant de certains affairistes. Elles peuvent
être amenées à compenser ce déficit en utilisant des intermédiaires, pas
toujours fiables.
La dernière stratégie évoquée est celle de la grève des investisse-
ments. Je serai plus brève encore car cette thèse relève plus de la pro-
phétie autoréalisatrice que de la réalité. S’il est vrai que la part des inves-
tissements publics est particulièrement importante dans l’ensemble des
investissements, représentant environ la moitié de ceux-ci, que les inves-
tissements réalisés dans le cadre de la mise à niveau sont moins signifi-
catifs que prévu, que les objectifs du IXe Plan n’ont pas été atteints et que
les plus gros investissements sont le fait d’entreprises offshore, il reste
que le niveau des investissements privés tunisiens ne s’est pas arrêté sous
l’effet d’un environnement qui ne serait pas ou plus « business
friendly 1 ». Le taux d’investissement privé en Tunisie tourne autour de
13 % depuis deux décennies, alors que dans les pays émergents il atteint
25 %. En réalité, les statistiques suggèrent moins une grève des investis-
sements que leur très léger ralentissement, le taux d’investissement privé
étant passé de 13,5 % du PIB entre 1970 et 2000 à 13 % entre 1990
et 2000. Elles montrent surtout que les investissements se font peu dans
l’industrie et dans les secteurs ouverts à la concurrence. En raison d’inci-
tations fiscales et de la faible compétitivité internationale des entreprises
onshore tunisiennes, les entrepreneurs investissent, en toute logique éco-
nomique et financière, vers les secteurs protégés (agroalimentaire, ser-
vices) ou défiscalisés (agriculture), vers les industries de montage et de
biens non échangeables (matériaux de construction, céramique, verres) et
vers des rentes (construction, immobilier) 2. Quant au ralentissement des
investissements, il s’explique aisément par le contexte économique de la
Tunisie : les incertitudes sont nombreuses, nées de la libéralisation, de la
perspective de libre-échange avec l’Europe, du ralentissement de la crois-
sance, lui-même lié à la conjoncture régionale et internationale. La situa-
tion bancaire, notamment l’ampleur des impayés, pèse lourdement sur la
rentabilité des investissements tandis que le retard technologique et la
faible attractivité de la région tout entière ne favorisent pas les conditions
recherchées pour investir.

1. L’expression est de H. FEHRI et M. SOUSSI, « Politiques d’investissement et chômage en Tunisie »,


miméo, Tunis, 2003, qui reprennent ironiquement les analyses de la Banque mondiale. Pour toutes les
données chiffrées de ce paragraphe : WORLD BANK, Tunisia. Economic Monitoring Update, The World
Bank, MENA Region, septembre 2003 ; WORLD BANK OPERATION EVALUATION DEPARTMENT, Republic of
Tunisia. Country Assistance Evaluation, Advance Copy, op. cit.
2. WORLD BANK, ibid., UGTT, Rapport économique et social 2002, op. cit., ainsi que A. BÉDOUI, « Le
désarroi et le comportement de repli du secteur privé tunisien… », art. cit., et H. FEHRI et M. SOUSSI, « Poli-
tique d’investissement et chômage en Tunisie », art. cit.

180
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

Soumission réelle, soumission imaginée


Pour autant, ces lectures ne peuvent être uniquement interprétées en
termes de fantasmes ou de surinterprétation politique. Les pratiques éco-
nomiques sont de fait indissociables des représentations sociales, notam-
ment de la liaison entre richesse, pouvoir et prestige. Le monde des
affaires est investi par le champ des rapports de force, et les relations de
pouvoir qui s’y déploient peuvent permettre un processus effectif de
contrôle et de domination. Parfois, l’action est spectaculaire et l’instru-
mentalisation politique opère par la mise en œuvre de mesures discipli-
naires, voire répressives. Les élites politiques dirigeantes utilisent alors
les rouages économiques pour asseoir leur domination, éliminer des
concurrents, accroître leur assise matérielle, éviter la consolidation éco-
nomique et sociale d’un potentiel concurrent. Les mécanismes sont en
l’occurrence classiques : chasses gardées et création d’un monopole de
fait 1 ; avantages et népotisme bien entendu, mais aussi nominations au
sein d’entreprises ; modifications rapides de la loi ou de la réglementa-
tion autorisant subitement telle activité jusque-là interdite ou strictement
contrôlée ou modifiant les règles du jeu sur un segment de marché 2 ;
entrées dans le capital avec ou sans le consentement de l’entrepreneur ;
privatisations réservées ; appels d’offres faussés…
Dans ce domaine, l’instrumentalisation de la « corruption » constitue
l’un des dispositifs les plus puissants de la décision arbitraire. Le favori-
tisme et les arrangements, les détournements de fonds et les abus de pou-
voir tiennent les personnalités insérées dans les relations de pouvoir, et
la publicité de ces actes permet de les punir, de les évacuer du champ
politique, à l’occasion de débordements individuels, d’événements poli-
tiques, de situations sociales délicates, de conflits entre segments de
l’élite politico-économique ou tout simplement selon l’humeur du prince.
Ce qui ne veut pas dire pour autant que la « corruption » soit une créa-
tion diabolique des autorités tunisiennes. Ces dernières profitent tout sim-
plement de sa présence inéluctable dans la société et dans ces cercles très
politiques d’affaires pour exercer leur pouvoir d’inclusion ou d’exclu-
sion. Longtemps le laisser-faire domine et rien n’est fait pour entraver
les transgressions. En véritable épée de Damoclès, la menace de l’incri-
mination du corrompu, du prévaricateur, du malhonnête peut cependant
tomber à tout moment pour punir tel ou tel « proche » suffisamment puis-
sant pour être considéré comme potentiellement dangereux, ou tout

1. Cas de l’organisation du pèlerinage des Tunisiens à La Mecque, sous prétexte de normes de sécurité et
de l’organisation du pèlerinage des Israéliens à la synagogue de la Ghriba, à Djerba : voir J.-P. BRAS,
« L’islam administré : illustrations tunisiennes », in M. KERROU (dir.), Public et privé en Islam, op. cit.,
p. 227-246 ; N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier »,
art. cit.
2. Cas de l’audiovisuel privé fin 2003 : entretiens, décembre 2003. Voir également la presse nationale de
la fin de l’année 2003. De façon générale, N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur
le droit fiscal et douanier », art. cit., et « Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses
démembrements », art. cit.

181
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

simplement pour servir d’exemple, faire peur, rappeler que la richesse


est, à l’instar des autres attributs de puissance, soumise au principe de
l’allégeance, de l’aléatoire et du discrétionnaire. Le fait que la sanction
soit sans commune mesure avec les actes dénoncés permet de parler de
« répression ». La stratégie du pourtour est là : servir d’exemple, donner à
comprendre les limites de la norme, donner à voir surtout l’exercice maî-
trisé du pouvoir.
Cette immixtion politique doit être interprétée en termes de châtiment
normalisateur et de dressage. La punition apparaît comme un élément du
double système de gratification et de sanction – selon la terminologie de
Michel Foucault – ou de glorification et d’intimidation – selon celle de
Roland Barthes. « Châtier, c’est exercer 1 » : l’art de punir ne vise ni
l’expiation, ni la disparition pure et simple des comportements dénoncés,
mais la discipline. L’enchevêtrement des politiques publiques, des aides,
des niveaux de vie, de la reconnaissance sociale explique que la pire des
punitions soit la banqueroute 2. Quand l’entrepreneur est contraint à la
vente de ses biens ou à l’exil, ou lorsque l’affairiste est emprisonné, il
s’agit avant tout de différenciation des « bons » et des « mauvais »
acteurs, de définition des actes « honorés » et des actes « répréhensibles »
et d’imposition de normes. Mais on pourrait ajouter aussi : « humilier,
c’est exercer ». Quand un homme d’affaires est détrôné, un affairiste
tabassé, il s’agit de rappeler que l’allégeance perpétuelle est indisso-
ciable des mécanismes de pouvoir, que l’ascension sociale, la réussite ou
la chute économique s’inscrivent dans des rapports de force, que l’auto-
nomisation est illusion, que l’humiliation – comme le châtiment – est un
pouvoir de normalisation, avec des effets à la fois d’homogénéisation et
d’individuation.
Cependant, ces intrusions ne sont rendues possibles qu’en raison des
oppositions et des conflits qui traversent le « monde des affaires ». Loin
d’être uni, ce dernier est, comme partout, le théâtre de concurrences, de
jalousies, de petits coups. Lors de mes entretiens, les rivalités entre diffé-
rents groupes ou individus d’un même secteur étaient rarement cachées.
Parfois le poids des connexions politiques, le rôle dans le financement
du RCD ou l’archaïsme des pratiques étaient simplement sous-entendus.
D’autres interlocuteurs au contraire clamaient haut et fort la « corrup-
tion » de l’un ou la « bêtise » de l’autre. Parlant d’un de ses confrères,
l’un de mes interlocuteurs m’a même affirmé, sur le mode de la fanfaron-
nade, bénéficier de l’accord du parti et du Président en personne « pour le
tuer », faisant semblant de s’étonner naïvement : « Je ne sais pas pour-
quoi ils ne m’ont toujours pas donné le feu vert 3 . » On voit là très

1. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 208.


2. Ceci n’est pas propre à la Tunisie. Voir A. ONG, Flexible Citizenship. The Cultural Logics of Transna-
tionality, Duke University Press, Durham et Londres, 1999. L’auteur le souligne à propos de l’Asie du Sud-
Est, et David Wank à propos de la Chine (D. WANK, Commodifying Communism. Business…, op. cit.).
3. Entretien, Tunis, janvier 2005.

182
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

concrètement comment s’opère aussi le contrôle, par intrusion dans des


conflits existant entre personnes ou entre visions, par instrumentalisa-
tion de ces rivalités pour départager les hommes d’affaires, pour main-
tenir l’incertitude, pour discipliner le milieu. Ce qui n’empêche pas non
plus ces mêmes hommes d’affaires d’instrumentaliser eux-mêmes ces
relations politiques à leur propre fin.

De quel interventionnisme s’agit-il ?

Ces cas sont circonscrits aux grands entrepreneurs, finalement peu


nombreux. Pour l’immense majorité des entreprises et des indépendants
– 97 % des entreprises, faut-il le rappeler emploient moins de six
salariés –, l’immixtion est beaucoup plus insidieuse, passant par les
rouages les plus banals de la vie économique.

Des interventions incessantes et routinières


Le premier d’entre eux, le plus évident sans aucun doute, est le jeu sur
les lois et les textes. Juristes et politologues ont mis en évidence un cer-
tain nombre de caractéristiques législatives qui facilitent ces immix-
tions : instabilité des lois et très faible durée des règles légales en
vigueur ; éparpillement des textes dans divers codes, lois, règlements ;
foisonnement des points d’intervention de l’administration par multipli-
cation des organes de régulation et des instances administratives ; montée
en puissance de l’exécutif ; multiplication de textes aux statuts diffé-
rents ; contradictions entre textes ; prolifération de régimes dérogatoires
sans cesse révisés 1. Le caractère conjoncturel de la législation, la centra-
lisation, la déresponsabilisation et le cloisonnement bureaucratique, les
lenteurs et les inerties dues à un sureffectif massif et à un surcroît de
réformes, tout cela rend le fonctionnement administratif hautement arbi-
traire et susceptible d’instrumentalisation politique 2. Personne ne peut
être totalement en règle du fait des incertitudes, des failles inévitables,
des vides et du flou des législations qui encadrent l’activité économique
privée, et notamment le droit fiscal et le droit du travail 3. D’autant

1. N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier », art. cit., et
« Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses démembrements », art. cit. ; S. BEN
ACHOUR, « L’administration et son droit, quelles mutations ? », introduction au colloque Les Mutations de
l’administration et de son droit, Association tunisienne pour les sciences administratives, Faculté des
sciences juridiques de Tunis, Tunis, 17 avril 2002.
2. L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit. ; A. LARIF-BEATRIX, Édification éta-
tique et environnement culturel. Le personnel politico-administratif dans la Tunisie contemporaine,
Publisud-OPU, 1988 ; S. BEN ACHOUR, « L’administration et son droit, quelles mutations ? », art. cit.
C. Gaddes mentionne des « dizaines de commissions nationales » qui ont donné lieu à « des réformes suc-
cessives », voir C. GADDES, « NTI et mise à niveau de l’administration en Tunisie », in Mélanges en l’hon-
neur de Habib Ayadi, op. cit., p. 453-497 (citation p. 469).
3. Entretiens, Tunis, avril 1998 et janvier 1999 et Sfax, avril 1998.

183
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

qu’« aucun texte ne fait peser sur l’administration une obligation de


communication des données et documents qu’elle stocke chez elle 1 ». On
perçoit facilement comment les relations de pouvoir peuvent alors jouer
dans ces interstices : favoriser tel entrepreneur ou tel autre, faire perdre
des marchés à l’un et en gagner à l’autre, mettre en faute certains et en
privilégier d’autres du fait d’un accès facilité à l’information. Sans être
une création machiavélique d’un gouvernement tout-puissant, l’instabi-
lité et l’incertitude permettent cependant une ingérence de l’administra-
tion et des pouvoirs locaux dans les activités économiques et, par là
même, dans les conditions de la réussite – ou de la chute – économique.
On aurait pu penser que le passage de l’autorisation administrative à la
libéralisation modifierait la donne en réduisant le nombre des interven-
tions étatiques, et surtout leur caractère discrétionnaire. Mais, comme me
l’ont fait remarquer tous les acteurs économiques interrogés, il y a plutôt
eu multiplication des possibilités d’interférence des mécanismes de pou-
voir 2, confirmant à première vue qu’en Tunisie, socialisme ou libéra-
lisme, « ces étiquettes n’ont pas grande signification […] lorsqu’on
constate qu’elles permettent dans tous les cas un système identique de
contrôle des individus 3 ». Alors que, pour l’autorisation, l’administra-
tion détenait à un moment précis le pouvoir absolu de la donner ou de la
refuser, la définition des exigences contenues dans le cahier des charges
et leur contrôle, par exemple, fournissent une grande diversité des lieux
d’application de l’arbitraire, du favoritisme, voire de la corruption. Dans
de très nombreux cas, les garanties et les règles de fonctionnement sont
en outre inexistantes, difficiles à connaître ou tout simplement non res-
pectées 4. Parfois le cahier des charges est tellement vague qu’il peut per-
mettre tout et son contraire. Surtout, l’administration peut ou non suivre
les exigences de celui-ci, elle peut ou non exercer des contrôles, elle peut
ou non respecter les règles qu’elle avait elle-même fixées, elle peut être
laxiste ou sévère… Autant de points d’exercice d’un pouvoir qui peut
favoriser, louer, récompenser ou au contraire remettre en place, enca-
drer, contrôler, punir, corriger. On comprend dès lors que les politiques
de « désengagement de l’État » ont accru l’importance des réseaux au
sein de l’administration et du monde partisan, seuls moyens d’accès aux
ressources financières et économiques, et surtout à l’information 5.

1. C. GADDES, « NTI et mise à niveau de l’administration en Tunisie », art. cit., p. 490.


2. Pour un développement théorique et général de cette thèse, B. HIBOU, « Retrait ou redéploiement de
l’Etat ? », Critique internationale, nº 1, octobre 1998, p. 151-168 ; pour la Tunisie, voir S. BEN ACHOUR,
« L’administration et son droit, quelles mutations ? », art. cit. B. Müller observe le même phénomène dans
l’Allemagne de l’Est réunifiée, voir B. MÜLLER « Pouvoir et discipline, du monde du plan à celui du
marché », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCV, 1993, p. 333-353.
3. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit., p. 66.
4. Entretiens, Tunis janvier 1999, juillet 2000 et décembre 2003, ainsi que Y. BEN ACHOUR, « Le pouvoir
réglementaire général et la Constitution », Mélanges Habib Ayadi, op. cit., p. 193-214.
5. Sur le poids de ces réseaux durant la période interventionniste, J. LECA et Y. SCHEMEIL, « Clientélisme
et néo-patrimonialisme dans le monde arabe », Revue internationale de science politique, vol. 4, nº 4, 1983 ;
pour la période libérale, J. LECA, « La démocratisation dans le monde arabe… », art. cit.

184
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

Ce que l’on vient d’évoquer à propos des textes juridiques se retrouve


dans le fonctionnement des institutions en contact avec les acteurs écono-
miques. Le jeu sur les arriérés auprès du fisc ou de la CNSS, sur les
retards de remboursement auprès des banques, sur les flous de la régle-
mentation du travail, sur l’application effective de normes, de règles ou
de standards définis avec plus ou moins de précision ouvre autant
d’opportunités de clientélisme et d’interventionnisme. Au niveau local,
l’administration de l’hygiène et l’administration municipale remplissent
le même rôle. Dans la mesure où le RCD est davantage instrument de
médiation et de clientélisme qu’institution politique, il intervient égale-
ment dans cet agencement. À l’image des grands hommes d’affaires qui
entrent au comité central ou s’allient à la famille présidentielle pour
réussir, les « petits », selon leur degré d’insertion sociale, leur lieu de
résidence, leur richesse initiale et leur ambition, entrent dans les cellules
ou dans les fédérations du parti, tissent des liens avec les notabilités
locales, avec les familles destouriennes connues de la région, assistent
aux réunions convoquées par le gouverneur, donnent de façon ostensible
au 26.26 ou aux activités du parti 1…
Dans le contexte du contrôle de la réussite économique, la pratique
extrêmement courante du non-respect et de la non-application des juge-
ments doit être rappelée. Des ascensions sociales peuvent se faire sur des
loyers, des impôts ou des cotisations non payés ou sur des créances non
remboursées, et inversement des chutes sur des saisies non réglemen-
taires, des rétrocessions non réalisées ou des reconnaissances non appli-
quées. À partir de décisions politiques et même souvent d’anticipations
sur ce que les autorités souhaiteraient, une sentence de justice est ou n’est
pas mise en œuvre. Le caractère systématique de cet arbitraire est lui-
même fait de pratiques coercitives sur l’administration : si un intermé-
diaire consciencieux, policier ou fonctionnaire civil, veut faire appliquer
une décision de justice non souhaitée, il est tout simplement muté 2. On
voit là très clairement l’ensemble des ingrédients qui font l’efficacité du
procédé : de la coercition, de l’intimidation, un usage spécifique de
l’autorité et notamment de l’arbitraire, mais aussi une insertion des diffé-
rents acteurs dans le jeu des relations économiques et une intériorisation
d’un certain ordre social.
Dès lors, on ne peut se borner à parler de répression économique. Tout
un système de contraintes plus ou moins anodines et de petits services
rendus alimente l’ensemble de la société et permet aux relations de pou-
voir de se déployer dans les interstices de ces pratiques sociales. Dans
les quartiers, n’importe quelle petite échoppe, n’importe quel stand ou
emplacement commercial, n’importe quel cabinet (d’avocat,
d’expert-comptable, de médecin) est soumis à la ronde incessante des
membres du parti ou des comités de quartier, des représentants de la

1. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003.


2. Entretiens, Tunis, décembre 2003.

185
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

police ou d’autres administrations disciplinaires, des « indicateurs » en


tout genre… qui demandent argent ou engagement, qui pour le 26.26, qui
pour le RCD, qui pour une association, qui pour une amicale. Ces inter-
médiaires, attitrés ou non, clament ouvertement : « On peut tout vous
faciliter. » Concrètement, une photo du président Ben Ali affichée dans
son magasin, sa loge, son local ou son cabinet, un certificat joliment
encadré attestant le financement ou la fourniture de travaux pour le bien-
être du quartier ou le versement de dons au 26.26, au parti ou à l’organi-
sation des fêtes du 7 Novembre constituent des laissez-passer. À un
niveau ou à un autre, ceux-ci huilent les mécanismes de contrôle. Ils per-
mettent d’obtenir des certificats qui autorisent le stationnement gratuit du
véhicule professionnel ou des facilités pour un crédit bancaire, ils lissent
les relations avec telle ou telle administration économique, ils dénouent
des problèmes au fisc, aux douanes ou à la sécurité sociale, ils ouvrent
le réseau de relations susceptibles de favoriser l’activité économique,
d’amadouer les services de l’hygiène ou de mettre l’omda de son côté.

Un interventionnisme largement sollicité


On pourra m’opposer le fait que ces choix économiques ou financiers,
ou encore les dysfonctionnements de la justice ont été provoqués par les
autorités publiques pour pouvoir instrumentaliser ces interventions
devenues inéluctables 1. Cette interprétation me semble céder à l’illusion
volontariste, prêter à l’État une vision cohérente de son rôle et de l’orien-
tation de son économie et plus encore : une capacité d’action quasi
absolue 2. Elle sous-estime la part de son impuissance et l’« art de faire »
des entrepreneurs ; elle lisse la vie du monde des affaires et ne rend pas
compte des tensions, des conflits, des oppositions d’intérêts, des multipli-
cités de comportements en son sein. Le pouvoir policier est incapable
d’imposer telle ou telle organisation disciplinaire de l’économie pour
encadrer les masses laborieuses et rallier les capitalistes nationaux et
étrangers. Et tel n’est généralement pas son propos. Il faut donc cher-
cher ailleurs la fonction et surtout le pourquoi de ces interventions quoti-
diennes. Mon hypothèse est que ces « interventions incessantes » sont
moins imposées et subies qu’elles ne sont admises, utilisées, voire solli-
citées par les acteurs économiques eux-mêmes. Elles sont acceptées parce
qu’elles sont indolores, parce qu’elles sont banales et parce que, surtout,
elles peuvent être renversées. Un extrait d’entretien permet immédiate-
ment de saisir la logique de réciprocité et d’avantages mutuels de
ces « douceurs insidieuses » dont parlait Foucault 3 : « Ce n’est pas

1. Propos qui m’ont souvent été affirmés lors d’entretiens avec des opposants ou des esprits critiques.
2. R. DELORME et C. ANDRÉ, L’État et l’économie. Un essai d’explication de l’évolution des dépenses
publiques en France, 1870-1980, Seuil, Paris, 1983.
3. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 360.

186
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

douloureux, on fait avec facilement même si, à la longue, c’est épuisant »


mais c’est aussi très « avantageux car rien n’est impossible en Tunisie ! »
Ces interventions sont simultanément des demandes et des interces-
sions. Dans les entreprises offshore par exemple, il n’est pas rare que les
services du gouverneur ou du délégué, ou encore ceux de l’inspection du
travail fournissent un ou deux employés. Cette pratique est très large-
ment acceptée : « Comme on a besoin de protection, on fait avec ; on
accepte une ou deux personnes fournies par les autorités, ça ne mange
pas de pain. » Lorsque survient un bras de fer entre l’entrepreneur et les
autorités, le RCD ou des associations qui lui sont liées ne manquent pas
de venir solliciter celui-là pour un don : le « c’est énervant mais c’est de
bonne guerre » est une réaction « normale ». Car les interventions sont
souvent souhaitées. Aujourd’hui par exemple, il n’est pas rare d’entendre
les acteurs du tourisme tunisien affirmer que le problème de la ghettoï-
sation et de la faible diversification de l’offre, « c’est un problème
d’encouragement ; aujourd’hui, il n’y a aucun encouragement pour ouvrir
des bars, des restos 1 … ». Les interventions sont attendues dans le
domaine de la restructuration financière des hôtels, dans la protection du
secteur textile ou dans les processus de privatisation. Peut-être y a-t-il là
une « demande d’État » systématique de la part d’une « bourgeoisie para-
sitaire » habituée aux aides, aux subventions, aux exonérations et arran-
gements ad hoc 2. « Ce système de relations, d’interventionnisme systé-
matique rend service aussi à l’entreprise : grâce à ça, il n’y a pas de causes
perdues », entend-on. Il est possible d’utiliser ces relations pour faire
passer les demandes de l’entreprise, faire « monter » sa vision des choses
mais aussi, plus prosaïquement, terminer un conflit, faire « passer un
message au syndicat », « passer l’éponge sur une connerie », « arranger
un malentendu ».
Cette explication est cependant incomplète. Elle néglige les demandes
tout aussi pressantes de la part des employés et des salariés, demandes de
protection de l’emploi, d’obtention de postes, de facilitations administra-
tives. Elle oublie aussi les sollicitations de l’État lui-même pour que tel
objectif soit atteint, tel programme de solidarité visible, tel financement
international obtenu. Elle passe également sous silence la nature coerci-
tive de certaines de ses actions. Plutôt que de « bourgeoisie parasitaire »
ou de « bourgeoisie rentière », il faudrait plutôt parler de dépendances
mutuelles 3. Pour reprendre l’expression d’un entrepreneur interviewé, les
tenants du pouvoir doivent moins « créer des dépendances […] que jouer

1. Toutes ces citations et celles qui suivent sont tirées d’entretiens, janvier, février et mars 2005, gouver-
norats de Tunis et de Nabeul.
2. A. BÉDOUI, « Analyse critique des fondements du PAS et propositions pour un projet alternatif »,
Revue tunisienne d’économie, nº 3/4, 1993, p. 340-365 ; S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…,
op. cit., p. 96-97.
3. Pour la première dénomination, voir A. BÉDOUI (op. cit.) et S. KHIARI (op. cit.) et pour la seconde,
E. BELLIN, « Tunisian industrialists and the state », in W.-I. ZARTMAN, Tunisia. The Political Economy of
Reform, op. cit., p. 45-65.

187
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

avec elles 1 ». Le RCD peut solliciter les entrepreneurs pour faire passer
des publicités ou pour récolter des sommes parce qu’il est l’un des prin-
cipaux rouages de transmission de leurs demandes. Inversement, il n’est
pas rare que les entrepreneurs soient interpellés par ces intermédiaires qui
leur rappellent qu’ils « n’ont pas donné pour rien » et que l’« on peut
vous offrir des services ». Le pouvoir central ne peut contrôler que parce
que de tels intermédiaires existent dans la société, parce que, aussi, ses
« interventions incessantes » rencontrent des demandes permanentes et
font écho à des préoccupations de la part des acteurs économiques. Ces
derniers ne peuvent donc pas être considérés comme étant seulement
dépendants d’acteurs politiques et administratifs tout-puissants ; les stra-
tégies entrepreneuriales façonnent aussi le politique et ses modalités
d’intervention. C’est ainsi qu’il faut comprendre la remarque d’un entre-
preneur interviewé : « En Tunisie, les interventions sont incessantes mais
il faut avouer qu’elles sont très bien “drivées” […]. Même dans l’off-
shore, “ils” contrôlent très bien, tout en étant conscients que l’offshore
est vital pour l’économie 2 . » Rien ne peut empêcher le « régime »
d’intervenir, mais les contours de son immixtion sont délimités par les
contraintes économiques qui ne peuvent être éliminées, ni même
neutralisées.
L’exemple des entrepreneurs investis d’un rôle national est éloquent.
À travers la rhétorique de la « citoyenneté participative » et la célébra-
tion de la « Journée nationale de l’entreprise », la mise en scène de ces
nouveaux héros nationaux veut symboliser l’intégration des objectifs de
croissance, de développement et d’accumulation dans le projet national.
Cette pratique n’est d’ailleurs pas nouvelle et remonte aux débuts de la
construction de l’État indépendant même si elle était alors moins théâtra-
lisée qu’aujourd’hui 3. Le pouvoir central montre que le politique peut
interférer sur le comportement des individus et qu’il est le seul à même de
récompenser le dévouement des hommes d’affaires. L’exemple de Pou-
lina suggère cependant que cette mise en scène trahit des relations plus
complexes qu’un simple acte d’allégeance. « Le personnel de Poulina est
fier d’appartenir à notre institution et Poulina existe et se développe grâce
à ce personnel. Toute personne honorable devient, au bout de sa dixième
année de travail, un Compagnon de Poulina, rebaptisé Compagnon du
Changement en l’honneur du Changement (7 novembre 1987) » rappelle
le document de présentation du groupe 4. La mise à l’honneur d’individus

1. Entretien, février 2005, Tunis.


2. Entretien, Tunis, janvier 2005.
3. La journée a lieu le 17 janvier de chaque année : J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and
their Past experiences of Migration in Europe…, op. cit., rappelle que la presse tunisienne se fait l’écho
quotidien des discours sur la « responsabilité » des entrepreneurs. Pour les années 1970, R. ZGHAL, « Post-
face », art. cit.
4. Paragraphe « Appartenance » du document Politique générale de Poulina, accessible sur www.pou-
lina.gnet.tn et repris dans H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit.,
p. 97.

188
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

apparaît avant tout comme une pratique sociale qui simultanément res-
sortit au nationalisme et au paternalisme. Elle suggère évidemment
l’opportunisme d’un homme d’affaires avisé, mais un opportunisme qui
ne peut être analysé seulement en termes de soumission, mais bien plutôt
en termes de jeu dans les rapports de force avec un pouvoir central qui
tente aussi de l’instrumentaliser.
Cet accent mis sur les négociations, les arrangements et les sollicita-
tions venues « d’en bas » nuance l’une des interprétations majeures du
politique en Tunisie, à savoir le couple soumission/sédition et les stra-
tégies d’exit option et de hidden disaffection 1. Il remet également en
cause la thèse, qui est avant tout mythe, de l’indépendance des entrepre-
neurs 2. Tous les exemples précédents soulignent plutôt la centralité d’une
conflictualité qui ne dit pas son nom, cachée par des transactions aussi
incessantes que les interventions, par des conciliations temporaires, par
un consensus aussi qui est en partie construit par une violence contenue
et, en partie, par une adhésion contrainte. Dans l’économie politique tuni-
sienne, la soumission, la sédition et l’exit option sont finalement excep-
tionnelles parce que l’opposition n’est jamais frontale et que les moda-
lités de la domination disciplinaire créent aussi des espaces de liberté et
laissent systématiquement la place à des accommodements.

Le consensus dans le monde économique :


ambiguïtés politiques
Certains observateurs mettent précisément en avant cette dimension
pour souligner l’originalité des modes de gouvernement en Tunisie,
notamment en matière économique. Sensibles à la thématique des
réformes, les autorités publiques seraient particulièrement « à l’écoute »
du monde économique, conscientes de ses difficultés et de ses demandes
souvent jugées légitimes. Cette écoute se traduirait par des discours sur
la nécessaire intégration des entrepreneurs à la vie de la cité et sur leur
responsabilité économique et sociale, ainsi que par la rhétorique sur la
« citoyenneté participative » que symbolise la remise de décorations. Elle
se concrétiserait par la prolifération des programmes définis en accord
avec les organisations professionnelles et par la participation de celles-ci
à la mise en œuvre des politiques économiques et des réformes. Chez les
bailleurs de fonds, cette caractéristique est parfois interprétée en termes
politiques : le consensus méthodiquement construit par des discussions
entre partenaires économiques indiquerait le chemin d’une véritable

1. Sur le couple soumission/sédition, M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique aujourd’hui au Ma-
ghreb », in J.-F. BAYART (dir.), La Greffe de l’État, Karthala, Paris, 1996, p. 63-93 ; pour les stratégies d’exit
option, L. C. BROWN, The Tunisia of Ahmad Bey…, op. cit. ; S. WALTZ, « Clientelism and reform in Ben
Ali’s Tunisia », in W.-I. ZARTMAN (dir.), Tunisia : The Political Economy of Reform, op. cit., p. 29-44, et
J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
2. Cette thèse a d’abord été élaborée pour les entrepreneurs sfaxiens puis a été étendue : M. BOUCHRARA,
7 millions d’entrepreneurs…, op. cit. ; P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit.

189
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

démocratisation. Il expliquerait aussi les tensions actuelles, issues du


décalage aberrant entre une relative liberté d’expression dans le monde
des affaires et un verrouillage politique total. Pour d’autres, la crise éco-
nomique et les réformes libérales auraient favorisé une autonomisation
du secteur privé ; le poids de la bourgeoisie industrielle dans les négocia-
tions s’en trouverait accru, amorçant un processus de démocratisation 1.
De fait, les acteurs économiques interviewés sont nombreux, pour ne
pas dire unanimes, à souligner une certaine « écoute » et une réelle
volonté des administrations à accompagner les entreprises. Si l’on rap-
pelle, en outre, l’importance prise par les commissions, réunions et
conseils ministériels restreints dédiés aux questions économiques, il ne
fait aucun doute que le rythme de croissance, les conditions d’épanouis-
sement des activités économiques, l’amélioration de la situation de
l’emploi constituent de véritables préoccupations étatiques 2. Ces mêmes
acteurs s’empressent cependant d’ajouter que le discours gouvernemental
est largement « inadapté » aux problèmes réels que vivent les entre-
prises, que les problématiques développées au sein des administrations
sont « artificielles » face aux préoccupations des PME, que les actions
centrées sur le « développement participatif » ne fonctionnent pas vrai-
ment, ou encore que la « coopération public/privé demeure difficile », les
autorités étant incapables de comprendre les « préoccupations réelles »
du secteur privé 3. Des travaux ont très concrètement montré comment le
consensus était obtenu : avant tout par l’assujettissement à la logique
administrative et politique, la règle étant « l’apparence de décisions
“concertées” avec en fait le gouvernement comme principal artisan 4 ».
Au point que « l’entreprise apparaît à la limite comme le prolongement
de l’administration, plaçant ainsi l’économique sous la tutelle du
politique 5 ». Le consensus est donc construit administrativement, mais
il l’est aussi par la peur et l’efficacité de la « stratégie du pourtour »,
par le silence et l’acquiescement contraint et par les stratégies

1. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2003 ; Bruxelles, mai 2002 ; Paris, novembre 2003. On
retrouve très largement diffusées dans la communauté internationale les thèses classiques de political eco-
nomy libérale américaines. E. MURPHY reprend cette thèse dans Economic and Political Change in
Tunisia…, op. cit.
2. M. BOUCHRARA, 7 millions d’entrepreneurs…, op. cit. et L’Économie tunisienne entre sa légalité et son
identité…, op. cit. ; B. HIBOU, « Les marges de manœuvre… », art. cit.
3. Ces expressions sont issues d’entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000 ; Tunis et Hammamet, jan-
vier-mars 2005. Voir également M. GASMI, « L’espace industriel à Sfax : un système productif local »,
Maghreb-Machrek, nº 181, automne 2004, p. 69-92, et L.-M. EL HÉDI, « The Business Environment in
Tunisia », communication à l’atelier Public-Private Partnership in the MENA Region, Marrakech, 3-6 sep-
tembre 1998. Pour une illustration à propos des financements « Jeunes Promoteurs », voir J.-P. CASSARINO,
Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit., et pour l’échec
du FOPRODI, P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of Doing
Business in Tunisia…, op. cit.
4. H. FEHRI, « Économie politique de la réforme : de la tyrannie du statu quo à l’ajustement structurel »,
Annales d’économie et de gestion, vol. 5, nº 10, mars 1998, p. 104.
5. A. BÉDOUI, « Les relations sociales dans l’entreprise », L’Entreprise et l’environnement social, IACE,
Tunis, 1990, p. 159-223 (citation p. 101).

190
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

d’accommodement de la part d’entrepreneurs avant tout soucieux de ne


pas se distinguer dans un environnement confiné, prêts à des compromis
et à des demi-satisfactions plutôt qu’à des rapports de force incertains.
Enfin et surtout, l’interprétation du consensus en termes de démocrati-
sation trahit une vision étroitement économiciste et mécaniciste de ce
processus politique et suggère les ambiguïtés de ce mot-valise. La plupart
des investisseurs étrangers et des bailleurs de fonds, ces « apôtres naïfs de
la “démocratie libérale” », partagent en effet la croyance selon laquelle
« la démocratie et la généralisation des valeurs et des institutions libé-
rales accompagnent de façon nécessaire l’expansion du capitalisme 1 ».
Les donateurs sont amenés à légitimer leurs interventions en faveur du
capitalisme – d’un « vrai » capitalisme, bien sûr – en arguant de la rela-
tion positive entre libéralisation politique et diffusion d’un capitalisme
libéral 2. Max Weber avait pourtant, il y a plus d’un siècle, magistrale-
ment critiqué le « monisme économique » : il montrait que la séquence
historique qui avait vu le jour en Europe était unique et réfutait définiti-
vement l’existence d’un lien automatique entre capitalisme et démo-
cratie ; il mettait l’accent sur la plasticité des formes sociales qui interdi-
sent de préjuger des connexions nécessaires entre variables, par exemple
entre libéralisation économique et libéralisation politique, ou entre capi-
talisme et démocratie 3.
Bien que l’inanité de cette thèse soit donc depuis longtemps démon-
trée, il est étonnant de la voir reprise de façon aussi catégorique, comme
est reprise la thèse inverse, cette fois-ci par les autorités tunisiennes, selon
laquelle un certain dirigisme – pour ne pas dire l’autoritarisme – est le
système le plus performant pour le développement économique d’un pays
peu développé 4. Des travaux de terrain très documentés suggèrent cepen-
dant que les chemins du développement comme de la démocratie sont
plus que déroutants. Pour Taiwan, Françoise Mengin a mis en évidence
une relation autrement plus tortueuse, passant par des acteurs étrangers,
par des alliances de revers, des démarches contrariées et des malentendus.
Elle montre notamment comment le modèle de l’État développementa-
liste n’est pas forcément passé par un dirigisme autoritaire aussi efficace
qu’il ne voulait le laisser paraître et que la démocratisation ne résulte pas
d’une demande explicite de la part des industriels 5. Il est désormais

1. C. COLLIOT-THÉLÈNE, « Introduction aux textes politiques de Max Weber », art. cit. p. 96, qui, à la suite
de Max Weber, conteste cette vision ahistorique et naïve de la démocratie.
2. Entretiens, Paris, Bruxelles, Washington, 1997-2003 ; voir également les textes sur la bonne gouver-
nance de ces institutions internationales et, par exemple, THE WORLD BANK, Governance and Development,
The World Bank, Washington, D.C., 1992.
3. Divers textes des Œuvres politiques de Max Weber ainsi que la lecture qu’en propose C. COLLIOT-THÉ-
LÈNE, Études wébériennes, op. cit., et « Introduction… », art. cit.
4. Ce qui est un grand classique des situations autoritaires. Sur la Chine, J.-L. ROCCA, La Condition chi-
noise…, op. cit.
5. F. MENGIN, travaux en cours et « A contingent outcome of the unfinished Chinese civil war : state-
formation inTaiwan by transnational actors », communication au colloque franco-britannique Économies

191
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

inutile de revenir sur l’inconsistance de telles thèses qui pèchent par fonc-
tionnalisme et, pour reprendre la belle expression d’Amaryatha Sen, par
« empirisme sporadique 1 ». Il est frappant de noter que consensus et una-
nimisme sont interprétés comme des vecteurs de démocratisation, tradui-
sant incontestablement une définition particulièrement pauvre de la
démocratie dans la mesure où celle-ci n’est pas la négation du conflit,
mais son institutionnalisation.
Les acteurs économiques sont donc largement apolitiques. Ils deman-
dent au nom de leurs intérêts particuliers, parfois au nom d’un certain
intérêt général, plus de liberté d’entreprendre, plus de transparence et de
prévisibilité, plus de débat, moins d’arbitraire et plus « d’État de droit »,
ce qui ne veut pas dire qu’ils demandent plus de démocratie 2. Ils regret-
tent l’existence de blocages qui ressortissent effectivement à des modes
de gouvernement, mais ils ne l’expriment pas en termes politiques de
déficit démocratique. Ils revendiquent les conditions juridiques et régle-
mentaires qui devraient leur permettre de maintenir leur position domi-
nante, pas un « changement de régime ». Ils déplorent l’« intervention-
nisme tatillon », la « bureaucratie », les « tracasseries administratives »,
l’« incompétence des fonctionnaires locaux », la « concurrence
déloyale », la « corruption », les « intercessions » et, pour les étrangers,
le « nationalisme économique exacerbé 3 ». Lors des entretiens que j’ai
pu mener avec les entrepreneurs, nombreux sont ceux qui, malgré leur
critique implicite de la contrainte politique, m’ont affirmé en des termes
souvent similaires que « si Ben Ali a fait au moins une bonne chose, c’est
de casser le syndicat », qu’il était « bon que l’UGTT soit une courroie
de transmission », ou encore que « c’est très bien qu’il n’y ait qu’un seul
syndicat qui négocie un protocole tous les trois ans 4 ». L’absence de
demande explicite de démocratisation ne s’explique pas, à mon avis, par
la nature rentière du capitalisme tunisien 5. L’apolitisme des entrepre-
neurs est en partie contraint : la préférence pour le silence et l’aversion
pour l’opposition frontale résultent aussi des conditions politiques et de la
violence latente d’un monde clos où la critique est interdite. Ce qui n’a
pas grand-chose à voir avec le caractère « rentier » ou « parasitaire » de la
bourgeoisie – mais explique que « les capitalistes ne prendront jamais le

morales et formation de l’État dans le monde des extra-Européens, CERI, Paris, FASOPO, Paris et Trinity
College, Cambridge, Paris, le 27 mai 2005.
1. A. SEN, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, Paris, 2000.
2. J. LECA, « La démocratisation dans le monde arabe… », art. cit.
3. Toutes ces expressions sont tirées d’entretiens centrés sur la question de l’immixtion du politique dans
les affaires, Tunis, 1997-2005.
4. Entretien, Paris, janvier 2005 ; Tunis, janvier et mars 2005. Il est à noter que ces appréciations sont
partagées par les entrepreneurs tunisiens et étrangers.
5. C’est la thèse développée par exemple par E. BELLIN, Stalled Democracy…, op. cit.

192
entre conflictualité cachée et recherche permanente de compromis

maquis 1 » : entre leur prospérité et le changement politique, les entrepre-


neurs ont clairement choisi 2.

La thèse de la « contrainte politique » pesant sur le monde des affaires


apparaît ainsi pour le moins unilatérale et en partie fantasmatique,
péchant notamment par surinterprétation politique. Dans le contexte tuni-
sien, le pouvoir central se montre moins puissant et omnipotent que
préoccupé par des négociations incessantes et la recherche de compromis
continuellement recomposés et présentés comme un consensus naturel.

1. Entretien, Tunis, mars 2005.


2. Ceci n’est évidemment pas propre à la Tunisie. En Chine aussi, on a montré que les patrons préféraient
la prospérité au changement politique : D. L. WANK, Commodifying Communism…, op. cit.
6

L’accommodement négocié

À l’inverse de la thèse de la contrainte et de l’immixtion, hostile, du


politique dans le monde des affaires, une autre thèse répandue en Tunisie,
d’inspiration marxiste ou dépendantiste, insiste au contraire sur les affi-
nités électives qui existeraient entre libéralisme économique et autorita-
risme. Bien que marginale dans sa forme explicite et élaborée, cette lec-
ture, ou plutôt certains éléments de celle-ci sont partagés par des
segments importants du syndicalisme et de la fonction publique et par
quelques intellectuels critiques. La soumission des individus au Pouvoir
passerait par l’alliance du régime, d’une part, avec la « bourgeoisie para-
sitaire » grâce à la constitution de rentes et à la soumission du travail par
« marginalisation du social » et, de l’autre, avec le « capitalisme interna-
tional 1 ». Cette interprétation met en exergue le fait que la profusion de
processus locaux, non directement sécuritaires, contribue à former les
contours de la domination et de la discipline par « mise au travail » de la
population. À partir de leur filiation marxiste, ces auteurs montrent que le
pouvoir politique n’est pas étranger aux relations économiques : rationa-
lisation des techniques de pouvoir et rationalisation économique sont des
phénomènes concomitants.
Ils partagent donc en partie l’analyse proposée dans cet ouvrage à
partir d’une tradition wébérienne et foucaldienne 2. À travers le tourisme
et le textile, je voudrais cependant mettre en évidence la multiplicité des
relations entre technologies de pouvoir, développement des forces pro-
ductives et modalités de régulation économique et politique. Je voudrais
aussi suggérer, d’une part, que les « conditions matérielles » et les

1. A. BÉDOUI, « La question de l’État et la gouvernance en Tunisie », art. cit. ; H. FEHRI, « Économie poli-
tique de la réforme… », art. cit. ; certaines analyses de RAID/Attac Tunisie parues dans son bulletin Raid-
Niouz.
2. Sur cette réconciliation des deux pères fondateurs de la sociologie historique, voir J. LONSDALE,
« States and social processes : a historical survey », African Studies Review, t. 24, nº 2-3, juin-septembre
1981, p. 140 ; J.-F. BAYART, « L’invention paradoxale de la modernité économique », in J.-F. Bayart, (dir.),
La Réinvention du capitalisme, op. cit., p. 9-43 ; C. COLLIOT-THÉLÈNE, Études wébériennes, op. cit.

194
l’accommodement négocié

« constellations d’intérêts » sont loin d’être les déterminants inéluctables


de l’évolution politique et que, de l’autre, il est impossible de séparer des
sphères – le capital, le régime ; le capitalisme, la domination politique –
fixes et délimitées avec précision 1. Mon propos montre que capitalisme
et discipline sont indissociables, sans pour autant être réductibles l’un à
l’autre.

Offshore et flux tendus

L’économie tunisienne demeure organisée sur un modèle dual de pro-


duction, avec un secteur offshore dynamique, bien qu’instable, et un sec-
teur onshore largement dominé par l’agriculture et les services non
sophistiqués. Les investissements étrangers ne représentent que 10 % des
investissements productifs, mais ils représentent plus de 34 % du total
des exportations et 65 % environ des exportations manufacturières, créent
17 % des emplois et couvrent 80 % du déficit courant 2. On comprend dès
lors leur caractère crucial.

Les atouts du dualisme


Pour les autorités, les avantages de ce modèle sont évidents en termes
de devises et d’emplois, mais aussi en termes politiques : cette organisa-
tion duale ne met pas en danger les producteurs tunisiens, elle n’exerce
pas de pression pour une accélération des réformes structurelles, elle
n’exacerbe pas les revendications protectionnistes des entrepreneurs, elle
permet au pouvoir central de conserver des leviers d’action au niveau
national 3. Le cantonnement peut ainsi être compris comme une technique
de pouvoir à part entière. Les subventions, la bonification d’intérêts, le
laxisme sur les créances accrochées, les programmes successifs d’aide à
l’investissement peuvent être interprétés comme des instruments

1. M. WEBER, Œuvres politiques…, op. cit., notamment p. 139-179 : « À propos de la situation de la


démocratie bourgeoise en Russie », dont on peut citer cet extrait : « Si tout dépendait seulement des condi-
tions “matérielles” et des constellations d’intérêts qu’elles “créent” directement ou indirectement, toute
considération devrait dire sobrement : tous les baromètres économiques indiquent une tendance orientée
vers une “non-liberté” croissante. Il est parfaitement ridicule d’attribuer à l’actuel capitalisme à son apogée,
tel qu’il existe en Amérique et tel qu’il est actuellement importé en Russie – phénomène “inéluctable” de
notre évolution économique –, une affinité élective avec la “démocratie” ou même avec la “liberté” (en
quelque sens du terme que ce soit) alors que la seule question qui se pose est de savoir comment, sous sa
domination, toutes choses seront, à la longue, “possibles”. Elles ne le sont effectivement que là où existe
durablement pour les appuyer la volonté résolue d’une nation de ne pas se laisser gouverner comme un trou-
peau de moutons » (p. 173).
2. Ces chiffres sont des moyennes sur la période 1997-2002. Source : Mission économique et financière
de l’Ambassade de France à Tunis.
3. Ceci encore n’est pas propre à la Tunisie et se retrouve en Chine par exemple. C’est la thèse principale
du livre de Y. S. Huang qui interprète l’importance des IDE en Chine comme un révélateur de la faiblesse
de l’économie chinoise, voir Y. S. HUANG, Selling China : Direct Investment During the Reform Era, Cam-
bridge University Press, New York, 2003.

195
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

permettant la survie des entreprises tunisiennes non compétitives et le


maintien du dualisme 1. Ces pratiques se perpétuent en effet jusqu’à ce
jour, en dépit de l’accord de libre-échange et des pressions internationales
en faveur de la libéralisation. Créés dans les années 1970, les avantages
accordés aux investisseurs sont renouvelés de façon quasi automatique et
les autorités tunisiennes négocient avec pugnacité le maintien d’un sys-
tème qui aurait dû être supprimé depuis 2002. Les responsables affir-
ment d’ailleurs ouvertement que « la Tunisie recherche des investisse-
ments directs étrangers (IDE) pour l’exportation, pas pour le marché
national ». Officieusement, ils complètent leur discours en rappelant la
prégnance des situations rentières, la nécessité de protéger les produc-
tions nationales non compétitives et les positions acquises 2.
De fait, tout est mis en œuvre pour attirer les investissements offshore :
les salaires réels subissent une pression tendancielle à la baisse même
s’ils demeurent comparativement élevés ; le syndicat unique a largement
été soumis aux pouvoirs publics ; les délais pour la création d’entre-
prises sont relativement courts ; les organismes officiels, notamment
l’Agence de promotion des investissements (API) et la Foreign invest-
ment promotion agency (FIPA), offrent des prestations – fourniture de
documentations, procédures à suivre, législation en cours – appréciées
des investisseurs 3. Les effets de cette politique sont indéniables : en
dehors des privatisations, tous les IDE ont été effectués en offshore 4. Les
enquêtes montrent que, pour ces derniers, le choix de la Tunisie résulte
de toute une série de facteurs parmi lesquels l’ordre, la stabilité politique
et la sécurité des personnes apparaissent toujours en bonne position 5. Si
les investisseurs étrangers des zones offshore échappent à l’essence des
relations administratives en Tunisie, et en partie aux relations sociales, ils

1. H. DIMASSI et H. ZAÏEM, « L’industrie : mythe et stratégies », art. cit., et P. SIGNOLES, « Industrialisa-


tion, urbanisation et mutations de l’espace tunisien », art. cit., ainsi que les agences de coopération (entre-
tiens, Tunis, 1997-2005, et FMI, Article IV 2003, op. cit., p. 20).
2. Entretiens, Tunis, janvier-mars 2005.
3. Entretiens, Tunis, juillet 1999, janvier 2000, janvier-mars 2005, ainsi que A. BÉDOUI, Spécificités et
limites du modèle de développement tunisien, op. cit. ; WORLD BANK, Republic of Tunisia. Development
Policy Review. Making Deeper Trade Integration Work for Growth and Jobs, Washington D.C., Report
nº 29847-TN, octobre 2004 ; P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of
Doing Business in Tunisia…, op. cit., et BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération, République tuni-
sienne…, op. cit.
4. MISSION ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE DE L’AMBASSADE DE FRANCE À TUNIS, Les investissements directs
étrangers en Tunisie, fiche de synthèse, novembre 2004.
5. Il faut citer : la proximité physique, linguistique et culturelle à l’Europe ; les salaires peu élevés ; les
facilités fiscales et douanières ; l’efficacité du guichet unique ; l’aide de la FIPA pour l’achat du terrain et
l’accès aux textes en vigueur ; la flexibilité de la main-d’œuvre ; les aides de l’État pour des emplois jeunes
et pour la formation ; le cadre agréable pour les expatriés ; la disponibilité de la main-d’œuvre… Source :
entretiens, Tunis, janvier-mars 2005 ; B. BELLON et R. GOUIA (dir.), Investissements directs étrangers et
développement industriel méditerranéen, Economica, Paris, 1998 ; Livre blanc sur l’environnement indus-
triel en Tunisie, Les Cahiers du CEPI, Rapport final, nº 1, décembre 1999 ; J.-P. BARBIER et J.-B. VÉRON,
Les Zones franches industrielles d’exportation (Haïti, Maurice, Sénégal, Tunisie), Karthala, Paris, 1991 ;
voir également des sites comme www.offshore-developpement.com ; www.tunisie.com/économie/
douanes ; www.industrie.web-tunisie.com

196
l’accommodement négocié

partagent avec la majorité de leurs homologues tunisiens un éthos qui fait


de la stabilité, de la sécurité, de l’ordre et de la discipline les valeurs les
plus sûres, et du consensus la qualité sociale par excellence. À entendre
les critiques dénonçant l’absence d’effets d’entraînement des investisse-
ments offshore sur le tissu industriel national, le dualisme et donc la stra-
tégie de cantonnement des investissements étrangers semblent effectifs 1 :
les exportations sont quasiment produites en autarcie, sans que cela soit
considéré comme problématique par les autorités tunisiennes.
Jean-Pierre Cassarino a montré comment ce dualisme était organisé 2 :
l’application de la règle des 20 % – les entreprises offshore pouvant,
moyennant autorisation, écouler jusqu’à 20 % de leur production sur le
territoire national – aurait été rendue difficile par les procédures adminis-
tratives, douanières et réglementaires définies par la loi de 1993, mais
aussi par le décret de 1997 censé améliorer la situation. C’est en toute
connaissance de cause que les autorités ont adopté cette stratégie. Le can-
tonnement est d’ailleurs poussé assez loin en Tunisie : contrairement à
ce qui se passe dans d’autres pays, le contrôle douanier se fait à domi-
cile. Cette modalité trahit une conception sécuritaire de l’offshore et une
vision assez primaire du contrôle, qui doit être direct et administratif.
Cette vision est corroborée par l’existence d’autres règles extrêmement
strictes qui régissent les entreprises offshore : l’accès est interdit aux per-
sonnes étrangères à l’entreprise, le nom de cette dernière n’est pas ins-
crit sur les bâtiments, les murs ont été construits de façon suffisamment
élevée pour que l’on ne puisse apercevoir l’usine de l’extérieur, obliga-
tion est faite de travailler portes fermées à clé et grillage aux fenêtres… ce
qui n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes de sécurité 3. Même si
certaines sociétés appliquent ces règles avec un zèle particulier, celles-ci
ont été définies par le législateur et mises en œuvre par une bureaucratie
qui conçoit la surveillance et l’étanchéité de façon absolue.
Pour étonnant que cela puisse paraître, ce cantonnement se retrouve
aussi dans le tourisme. La ghettoïsation de cette activité est en partie le
fruit d’une stratégie étatique, pour des raisons similaires à celles de l’off-
shore 4. À une époque où le tourisme intérieur n’était pas envisagé, la
concentration géographique sur la côte, en des endroits bien délimités,
généralement loin des agglomérations, résulte d’une stricte planification

1. C.-A. MICHALET, « Investissements étrangers : les économies du sud de la Méditerranée sont-elles


attractives ? », Monde arabe, Maghreb-Machrek, décembre 1992, p. 3-82 ; J.-P. BARBIER et J.-B. VÉRON,
Les Zones franches industrielles d’exportation…, op. cit. ; A. FERGUENE et E. BEN HAMIDA, « Les implan-
tations d’entreprises off shore en Tunisie : quelles retombées sur l’économie ? », Monde arabe, Maghreb-
Machrek, nº 160, avril-juin 1998, p. 50-68 ; P. SIGNOLES, L’Espace tunisien : capitale et Etat-région,
URBAMA, Tours, 1985, 2 volumes.
2. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…,
op. cit.
3. Entretiens et visite d’usines, gouvernorat de Tunis et Nabeul, janvier-mars 2005.
4. BANQUE MONDIALE, Stratégie de développement touristique en Tunisie…, op. cit., et FICH RATINGS,
L’Industrie touristique tunisienne…, op. cit. ; entretiens, Paris, décembre 2004 et février 2005, et gouver-
norats de Tunis et Nabeul, janvier-mars 2005.

197
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

et d’une vision rationnelle d’un État ingénieur. Des zones touristiques


étaient définies et leurs terrains aménagés et viabilisés par l’administra-
tion selon des plans conçus par elle ; pour pouvoir bénéficier des nom-
breux avantages donnés au secteur, il était impératif d’investir dans une
de ces zones 1. Aujourd’hui, le cantonnement se traduit en outre par une
préférence pour les clubs et les formules fermées sur elles-mêmes – tou-
risme médical, tourisme du troisième âge. Cette tendance a été impulsée
par les grands tour-opérateurs, mais elle convient parfaitement aux pou-
voirs publics tunisiens : dans les complexes hôteliers, on décourage les
contacts entre touristes étrangers et Tunisiens qui sont, par exemple,
interdits d’entrée dans les enceintes des hôtels, et dans les night-clubs ou
les bars qui en font partie. Alors que dans les années 1960-1970 les jeunes
qui fréquentaient les boîtes de nuit se faisaient parfois raser le crâne par la
police lors des campagnes de moralisation, une loi réprime désormais les
Tunisiens qui ennuieraient des touristes 2. Toutes ces mesures, les unes
provenant des professionnels, les autres des autorités, trahissent une
même vision. L’image de la Tunisie sûre, lisse, sans vols, arnaques ni
drague est simultanément la garantie du succès du tourisme familial et
populaire, l’assurance de l’obtention de devises et le gage d’une recon-
naissance internationale. Malgré la nature intrinsèquement globalisée du
secteur, le tourisme tunisien reste principalement entre les mains
d’acteurs nationaux 3 : les opérateurs étrangers n’interviennent que très
rarement en direct et, à l’instar du textile-habillement, ils exercent leur
influence, fort importante au demeurant, comme donneurs d’ordre.
Ce dualisme renforce et légitime les mécanismes disciplinaires à
travers la mise au travail capitaliste des ouvriers et des employés, la loca-
lisation stricte des activités et le contrôle rigoureux des mouvements de
biens et surtout de personnes. L’offshore fait pleinement partie d’une
économie nationale qui reste, malgré les ajustements et les programmes
successifs de libéralisation, fortement protectionniste, et en cela aussi
plus facile à surveiller et à normaliser. En paraphrasant Janet Roitman et
Gérard Roso, on pourrait dire que le pays favorise l’offshore pour rester
national 4.

1. J.-M. MIOSSEC, « Le tourisme en Tunisie : acteurs et enjeux », Bulletin de l’Association des géo-
graphes français, nº 1, mars 1997, p. 56-69 ; M. SAHLI, « Tourisme et développement en Tunisie », Bulletin
du groupe de recherche et d’étude en économie du développement, nº 15, décembre 1990, p. 37-50 ;
R. MEDDEB, Le tourisme en Tunisie, présentation du 10 janvier 2003, Club Bochra El Khair. En général, sur
les effets pervers des « zones » touristiques, O. DEHOORNE, « Tourisme, travail et migration : interrelations
et logique mobilitaires », Revue européenne des migrations internationales, vol. 18, nº 1, 2002, p. 7-36.
2. Entretiens et visite de complexes, Tunis et Hammamett, janvier-mars 2005. M. KERROU, « Le mezwâr
ou le censeur des mœurs au Maghreb », art. cit.
3. BANQUE MONDIALE, Stratégie de développement touristique en Tunisie…, op. cit.
4. J. ROITMAN et G. ROSO, « Guinée équatoriale : être “offshore” pour rester national », Politique afri-
caine, nº 81, mars 2001, p. 121-142.

198
l’accommodement négocié

Flux tendus et gouvernement disciplinaire


La dimension disciplinaire du capitalisme international ne s’arrête pas
là. L’organisation en flux tendu, le just-in-time et la flexibilité de la main-
d’œuvre, caractéristiques du capitalisme globalisé actuel, concernent au
premier chef un pays comme la Tunisie qui attire des entreprises déloca-
lisées dont la production se situe en bout d’une chaîne mondialisée et
dépend de donneurs d’ordre étrangers. Ceci vaut aussi pour les tour-
opérateurs qui considèrent le tourisme comme un produit industriel de
masse, standardisé et soumis aux mêmes exigences de compression des
prix (charter, « low cost », « last minute »…). Les entreprises exigent
avant tout une extrême flexibilité de la main-d’œuvre et de la souplesse
dans l’organisation du travail. Concrètement, dans l’industrie comme
dans les services, la Tunisie leur offre de telles conditions. Usage perpé-
tuellement renouvelé de CDD par rotation du personnel et appel à des
structures de sous-traitance, démultiplication des groupes en de nom-
breuses sociétés à partir desquelles il est possible de contourner les règles
d’embauche et de licenciement, emploi prolongé de stagiaires, flexibilité
des emplois jeunes très bon marché, tolérance par les autorités d’un tra-
vail en partie informel, y compris dans les entreprises étrangères, arran-
gements en tous genres – tout cela rend finalement le droit du travail
extrêmement souple malgré les textes protecteurs des salariés 1. Même si
les discussions s’éternisent, en cas de grève, de séquestration de diri-
geants ou d’occupation d’usine, la flexibilité n’est pas remise en cause.
Tout ceci est reconnu par ceux-là mêmes qui soutiennent ces prin-
cipes : la Banque mondiale souligne que la réglementation tunisienne est
bien adaptée aux besoins des entreprises, que les conditions de fonction-
nement réglementaires et administratives sont plutôt bonnes et que la
flexibilité de l’emploi est désormais réalisée 2 ; les candidats européens à
la délocalisation s’accordent sur la compression des salaires et l’impor-
tance des incitations pour les investissements offshore 3. La flexibilité du
travail n’est pas nouvelle en Tunisie et date de la libéralisation des années
1970. À cette époque, elle était obtenue par l’usage intense des apprentis,
du temps partiel et des heures supplémentaires… Aujourd’hui, les moda-
lités de flexibilisation se sont diversifiées, avec le recours systématique à
des sociétés de sous-traitance et de main-d’œuvre, avec aussi une certaine

1. Les stagiaires sont payés environ 80-100 DT/mois, mais parfois beaucoup moins (cas de 20 DT/mois) ;
la durée du stage peut aller jusqu’à trois ou quatre années. Les contrats « stages d’insertion à la vie profes-
sionnelle » ne coûtent pas cher à l’employeur car l’État finance ces emplois et les entrepreneurs ne rajoutent
qu’une somme minimale. Le personnel peut être partiellement employé au noir, ses heures supplémentaires
n’étant pas reportées, une partie du salaire n’étant pas déclarée au fisc et à la CNSS. Entretiens, Tunis,
décembre 2003, janvier-mars 2005.
2. P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS, Growth, Private Investment, and the Cost of Doing Business in
Tunisia…, op. cit. ; WORLD BANK, Tunisia. Economic Monitoring Update, op. cit.
3. DREE, Le textile-habillement dans les pays méditerranéens et d’Europe centrale : l’enjeu de la
compétitivité, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Paris, décembre 2002.

199
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

réorganisation du travail, en usine, un recours plus fréquent aux travaux à


la pièce et dans les services, une polyvalence des emplois 1.
La flexibilité est un aspect de l’organisation plus générale en flux tendu
qui symbolise la nouvelle formule disciplinaire du capitalisme 2. Le flux
tendu ne concerne pas seulement la livraison des biens ; il est avant tout
réorganisation du travail et individualisation de la relation salariale. Jean-
Pierre Durand explique ainsi que, « dans l’acceptation du principe du flux
tendu, il n’y a plus besoin de chef disciplinaire : la discipline est dans le
flux tendu […]. Accepter le flux tendu, c’est accepter la discipline qu’il
impose ; alors il n’y a plus besoin de maîtrise disciplinaire. Voici la signi-
fication profonde du concept paradoxal d’implication contrainte : le
salarié pris dans le tourbillon du flux tendu se mobilise et s’implique
parce qu’il n’a pas le choix, le flux requérant toutes ses facultés pour être
maintenu tendu. D’une certaine façon, on pourrait dire en plagiant les
slogans de mai 1968 que le “flic est dans le flux”. C’est-à-dire que le
contrôle social d’hier effectué par un chef ou une maîtrise n’a plus lieu
d’être puisque le salarié se conforme aux exigences du flux tendu en
ayant accepté son principe de fonctionnement 3 ».

Contrôle social et mise au travail des Tunisiens

Cette mise au travail des Tunisiens n’est évidemment pas cantonnée à


l’organisation en flux tendu ; elle concerne aussi bien l’organisation plus
taylorienne du travail, dans les petites et moyennes entreprises et dans les
ateliers.

La « mise au travail capitaliste » des Tunisiens


Dans le cas tunisien, la fonction disciplinaire du travail est d’autant
plus effective que les entreprises sont organisées sur le modèle fordiste 4.
Ce modèle vaut plus encore pour les petites entreprises de quelques
salariés et pour celles qui travaillent tout ou partie dans l’informel.
L’offshore étranger est également concerné, peut-être plus encore dans la

1. Entretiens, Tunis, janvier-mars 2005.


2. T. COUTROT, L’Entreprise néolibérale, nouvelle utopie capitaliste, La Découverte, Paris, 1998, et
« Néolibération du travail et autogestion », La Pensée, nº 330, avril-juin 2002, p. 5-20 ; L. BOLTANSKI et
E. CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
3. J.-P. DURAND, La Chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Seuil,
Paris, 2004, p. 78-79.
4. Comme l’ont montré Le Capital de Marx ou les travaux de E. P. THOMPSON (notamment Temps, disci-
pline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, Paris, 2004) et les analyses de FOUCAULT sur le libé-
ralisme (notamment « L’œil du pouvoir », in Dits et Écrits, 3, op. cit., p. 190-207). Plus récemment et sur la
Malaisie, A. ONG, Spirits of Resistance and Capitalist Discipline, State University of New York Press, New
York, 1987. Un expatrié me résumait ainsi la situation : « En Tunisie, c’est le modèle de l’atelier qui fonc-
tionne : il n’y a pas de cadres, pas de transfert de pouvoir au sein de l’entreprise, il n’y a que des “gardes-
chiourmes’’ », entretien, gouvernorat de Tunis, janvier 2005.

200
l’accommodement négocié

mesure où l’entité tunisienne ne s’occupe finalement que de verser la paie


des ouvriers et de mener une comptabilité-matière (c’est-à-dire une
comptabilité des biens qui entrent et sortent de l’entreprise) sans
s’occuper elle-même de sa propre gestion, ni même de sa comptabilité 1.
La « mise au travail capitaliste » passe par des techniques banales 2 :
surveillance continue des postes de travail, amplifiée dans les grandes
entreprises par l’usage d’Internet ; durée du travail relativement longue
– 8 à 9 heures par jour, 6 jours sur 7 dans le textile ; mise en place de
procédures et de normes ; organisation hiérarchisée et centralisée du tra-
vail laissant peu de place à la délégation et à l’initiative personnelle ;
contrôles croisés et audits externes pour les plus grandes entreprises. Il
existe en outre une pratique propre à la Tunisie qui révèle peut-être plus
que d’autres la nature disciplinaire du capitalisme tunisien. Le question-
naire, qui est une obligation légale, contraint les employeurs à interroger
par écrit leurs ouvriers sur les absences, les maladies, les incidents, les
fautes professionnelles 3. Alors même qu’il n’était pas demandé par les
employeurs, il est entré dans les mœurs en raison de la place fondamen-
tale que l’inspection du travail lui accorde : lorsque s’ouvre un conflit
entre l’entrepreneur et l’un de ses employés, l’inspecteur demande à
consulter le questionnaire qui fait foi. Si une absence ou une faute n’est
pas mentionnée, l’inspecteur donnera par exemple raison à l’employé au
détriment de l’employeur. On comprend le rôle du questionnaire : s’il
constitue pour l’employeur un contrôle interne imposé de l’extérieur et
une technique de disciplinarisation de la force de travail, il est pour
l’administration un moyen de jouer son rôle d’intercesseur tout en gar-
dant un œil sur l’entreprise et ses acteurs.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les plaintes récurrentes
des chefs d’entreprise sur le manque de ponctualité des employés tuni-
siens, sur l’absentéisme et l’irrégularité dans le travail, sur l’indiscipline
des salariés et leur besoin « culturel » d’un chef, sur leur irrationalité
enfin qui expliquerait leurs démissions inopportunes ou leurs congés
« démesurés » durant le Ramadan et les mois d’été 4. Lors d’entretiens,
les dirigeants d’entreprises étrangères m’ont souvent affirmé que « la dis-
cipline au niveau politique ne se retrouve pas au niveau du travail ». Les
salariés tunisiens ne seraient pas « totalement disponibles mentalement,
affectivement et physiquement » pour l’entreprise, ils n’exprimeraient

1. Entretiens, gouvernorats de Tunis, Nabeul et Monastir, décembre 1999, janvier et mars 2005.
2. Ce titre fait bien sûr référence au travail de J.-L. ROCCA sur la Chine : « La “mise au travail’’ capitaliste
des Chinois », in J.-F. BAYART (dir.), La Réinvention du capitalisme, Karthala, Paris, 1994, p. 47-72, et sur-
tout J.-L. ROCCA, La Condition chinoise…, op. cit. Pour ces techniques en Tunisie, entretiens, gouvernorats
de Tunis, Nabeul, Sfax et Monastir, 1997-2005, ainsi que H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina,
un management tunisien, op. cit.
3. Entretiens, gouvernorats de Tunis, Nabeul et Monastir, janvier et mars 2005.
4. Multiples entretiens, entre 1999 et 2005.

201
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

pas d’« adhésion à la culture ou aux objectifs de l’entreprise ». Autrement


dit, ils ne seraient pas « mobilisés 1 ».
On peut interpréter ces propos en suivant E. P. Thompson : ces
comportements ne relèveraient pas de l’indolence, de la paresse, de la
puérilité ou de l’indiscipline propres aux Tunisiens, mais devraient être
interprétés comme un acte de rébellion, de résistance, de refus d’une dis-
cipline imposée et de rejet partiel de la contrainte. Ils pourraient encore
être compris comme l’expression d’une « main-d’œuvre qui ne s’investit
que provisoirement et partiellement dans le mode de vie industriel 2 ». On
ne devrait voir dans ces « tares » ni une critique du capitalisme, ni une
protestation contre la perte d’autonomie et d’humanité dans le travail,
mais plutôt une recherche de résolution du conflit entre monde du travail
et monde hors travail 3.
Mais ces propos peuvent étre également lus comme une construction
produite par une représentation mythique – celle d’un peuple indiscipliné
ayant en politique comme en entreprise besoin d’un chef – qui justifie la
domination et le paternalisme entrepreneurial de façon similaire 4. Cette
perception est largement relayée par les autorités tunisiennes à travers des
discours moralisateurs. « Il est grand temps que le laisser-aller cède le pas
à la discipline et que chaque Tunisien et chaque Tunisienne se remette au
travail », disait déjà Ben Ali en 1988. L’intériorisation de la discipline
se réalise aussi par les discours centrés sur le travail comme valeur fonda-
mentale et sur l’immoralité du loisir et de l’indocilité : « Le travail n’est
pas seulement un gagne-pain mais aussi un attribut de citoyenneté tout
autant qu’un motif d’attachement à la terre » ; « Nous sommes impérieu-
sement appelés à réhabiliter le travail en tant que valeur civilisationnelle,
sociale et économique. Il faut que nous redonnions au travail sa valeur
et son caractère sacré en tant que meilleur moyen de s’accomplir et de
contribuer à la gloire de la patrie. Il n’est point de progrès sans travail
sérieux et inlassable 5. » Ces citations sonnent comme de pâles copies
d’autres situations autoritaires, l’Italie mussolinienne, le Portugal

1. Toutes ces expressions et citations sont tirées d’entretiens, gouvernorat de Tunis et de Nabeul, jan-
vier-mars 2005.
2. E. P. THOMPSON, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, op. cit., p. 82, c’est moi qui
souligne.
3. Analyse inspirée de Aiwha Ong (A. ONG, Spirits of Resistance…, op. cit.) qui analyse les actes de pos-
session des ouvrières du textile malaisien comme des tentatives de conciliation entre leur monde “tradi-
tionnel” et la modernité de l’entreprise.
4. Les entrepreneurs justifient très souvent la rigueur des contrôles et de la discipline par le vol des
employés, effectif ou potentiel. Entretiens divers. H. Yousfi, E. Filipiak et H. Bougault affirment : « Le mot
dérapage revient tout le temps et nos interlocuteurs entendent par dérapage l’ensemble des pratiques frau-
duleuses ou clientélistes qui peuvent tenter les employés Poulina s’il n’y a pas de contrôle. On part du prin-
cipe que l’ouvrier va toujours essayer de trouver des “combines” pour voler ou ne pas faire son travail »
(H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit. p. 39, note 18).
5. Ben Ali, respectivement discours du 3 février 1988, Carthage, du 7 novembre 1988, Le Bardo, et du
31 juillet 1988, Tunis.

202
l’accommodement négocié

salazariste ou la Malaisie actuelle 1. Organisation du travail et surveil-


lance de la population sont donc d’autant plus indissociables que l’inté-
riorisation de la discipline ne découle pas seulement d’un processus éco-
nomique mais relève d’un éthos transmis par des institutions, par un
discours, par un mode de gouvernement 2.

Un paternalisme affirmé et diffus


Le contrôle social de la main-d’œuvre passe par un paternalisme
diffus, parfois ouvertement assumé, parfois nié mais non moins réel. Le
premier cas est illustré par ce patron que j’ai interviewé et qui m’a tout
simplement déclaré : « On est dans une société paternaliste et je dois
avouer que j’en profite » ; tandis que le second l’est par ces dirigeants
d’entreprises modernes qui s’en défendent : « Il n’y a pas de paterna-
lisme, c’est un dialogue permanent 3. » On peut cependant en douter
lorsqu’on prend en compte le discours quotidien au sein de l’entreprise :
« Poulina, c’est donc la poule féconde, elle a pondu des œufs et à chaque
fois qu’un œuf se transforme en poussin, elle le charge d’une activité pour
subvenir aux besoins de la famille. Et puis le temps passe et la famille ne
cesse d’évoluer. Poulina devient alors grand-mère ; elle s’est contentée
de veiller, de conseiller et de garder le contact avec ses poussins à travers
l’élaboration des stratégies et des politiques générales du Groupe »,
déclare d’emblée la présentation du conglomérat sur son site Internet 4.
« Poulina est notre mère », dit un ouvrier, alors qu’un directeur de filiale
acquiesce d’un « Poulina est un groupe organique qui s’apparente à une
grande famille avec des règles écrites » et qu’un cadre précise : « Le fait
qu’il soit le seul garant, c’est-à-dire c’est lui seul qui peut permettre les
dérogations, c’est important […]. Le système dans son fonctionnement, il
y a des côtés très formalisés avec les procédures, et une souplesse qui est
garantie par M. Ben Ayed 5. » Le système d’aide s’appuie largement sur
de la surveillance sociale 6 : les patrons paternalistes signent le crédit

1. E. G ENTILE , Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Gallimard, Paris, 2004 ;


J.-C. VALENTE, Estado Novo e Alegria no Trabalho. Uma Historia Politica da FNAT (1935-1958), Edições
Colibri, Lisbonne, 1999, et A. ONG, Spirits of Resistance…, op. cit.
2. On reconnaîtra le raisonnement de M. WEBER, par exemple dans L’Éthique protestante et l’esprit du
capitalisme. Également, la préface de A. MAILLARD, « E. P. Thompson. La quête d’une autre expérience des
temps », à E. P. THOMSON, Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, op. cit.
3. Comme l’affirme un cadre dirigeant de Poulina cité par H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, ibid.,
p. 65.
4. www.poulina.gnet.tn, cité par ibid., p. 31.
5. Toutes les citations sont tirées de ibid., p. 55 et 65.
6. Entretiens, gouvernorats de Tunis et de Nabeul, janvier-mars 2005. On peut faire ici encore une
comparaison avec Taiwan (G. GUIHEUX, Les Grands Entrepreneurs privés à Taiwan, La main visible de la
prospérité, Éditions du CNRS, Paris, 2002) ou avec la Chine du Sud où le paternalisme est plus visible
encore (C. K. LEE, « Factory regimes of China capitalism : different cultural logics in labor control », in
A. ONG et D. NONINI (dir.), Undergrounded Empires : The Cultural Politics of Modern Chinese Transnatio-
nalism, Routledge, New York, 1997, p. 115-142, et Gender and the South China Miracle : Two Worlds of
Factory Women, University of California Press, Berkeley, Los Angeles et Londres, 1998).

203
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

bancaire de leurs employés, leur servent de garant ou leur font eux-


mêmes des crédits à la consommation ; ils acceptent de verser des
avances sur salaire ; ils contribuent au financement des soins ; ils utili-
sent leurs réseaux de connaissance pour obtenir un rendez-vous chez un
médecin ou auprès d’un fonctionnaire…
Mais le paternalisme a avant tout une fonction de discipline au travail :
les dirigeants d’entreprise choisissent certains employés pour sous-traiter
la production dans une totale dépendance ; ils usent et abusent de la méta-
phore de la famille au sein de l’entreprise ; ils « contrôlent pour aider » et
se comportent comme un père éducateur ; ils surveillent les modes de vie
des employés, avec par exemple interdiction de fumer, « pour leur bien ».
Le patron est le seul à pouvoir déroger à la règle et permettre aux salariés
d’en faire de même 1. Dans ces conditions, les entrepreneurs disent pré-
férer recruter dans le voisinage ou à travers les ouvrières déjà présentes
dans l’usine, précisément pour ces raisons de maîtrise et de connaissance
du milieu 2. C’est d’ailleurs une des raisons qui explique l’acceptation de
ce travail par les pères des jeunes filles : ces dernières restent contrôlées
par la société locale et il n’existe pas de bouleversement significatif de la
ségrégation sexuelle qui structure les espaces et les activités tradition-
nelles. Par ailleurs, le partage sexué des tâches et des champs d’interven-
tion n’est que modérément transformé. À partir d’enquêtes sur le par-
tage de la décision en famille, un anthropologue a ainsi montré que la
femme gardait jusqu’à ce jour ses prérogatives traditionnelles et que, en
dépit de toutes les actions prises en sa faveur depuis l’indépendance, elle
ne semblait pas avoir acquis la maîtrise des décisions stratégiques, des
enjeux majeurs de la vie de la famille et de l’espace public 3.
Ce paternalisme est partagé par les entrepreneurs étrangers. C’est sans
doute ainsi qu’il faut interpréter leurs remarques d’un culturalisme avéré :
« Ce sont des enfants » ; « ils aiment être commandés » ; « celui qui
commande doit le faire sévèrement, il doit être autoritaire » ; « ils aiment
avoir un père avec un bâton » ; « la société [entendre l’entreprise] est vue
comme extérieure à eux ; ils cherchent à en tirer un profit instantané, c’est
tout ; et si un sentiment d’appartenance existe, il ne va pas jusqu’au point
de se responsabiliser 4 ». Les uns et les autres s’accordent sur le rôle du
chef idéal dans l’entreprise : le paternalisme contribue à légitimer une
organisation disciplinaire de la main-d’œuvre et une vision sécuritaire du

1. Tous ces exemples sont issus d’entretiens, gouvernorats de Tunis, Nabeul et Monastir, janvier-mars
2005 et décembre 2000, décembre 2001 et décembre 2003. Ce système ne concerne pas seulement les
ouvrières du textile, bien entendu. Les sociétés du secteur touristique peuvent faire de même avec leurs
employés (principalement masculins).
2. Entretiens, gouvernorats de Tunis et Nabeul, janvier et mars 2005 ; I. RUIZ, « Du rural à l’urbain. Tra-
vail féminin et mutations sociales dans une petite ville du Sahel tunisien », Correspondances, nº 25, IRMC,
Tunis, et M. PERALDI (avec H. BETTAIEB et C. LAINATI), « Affranchissement et protection : les petits mondes
de la confection en Tunisie », communication au colloque de Sousse, Tunisie, 2003.
3. I. MELLITI, « Observatoire de la condition de la femme en Tunisie », Correspondances, IRMC, nº 26,
Tunis.
4. Toutes ces expressions et commentaires sont tirés d’entretiens, janvier-mars 2005.

204
l’accommodement négocié

travail en usine. Il est d’autant plus prégnant qu’il se fonde d’une part sur
un imaginaire partagé de l’homme fort et du « besoin d’un chef » et, de
l’autre, sur le mythe de l’État extérieur à la société et son corollaire, la
« culture de l’émeute et de la sédition 1 ». Capitalisme et pouvoir disci-
plinaire forment un tout, notamment parce que les individus partagent un
éthos qui voit dans la discipline l’obtention de la stabilité et de la sécurité
nécessaires pour prévenir le désordre toujours possible 2.

Un contrôle social assumé


Un autre élément doit être évoqué dans cette analyse du caractère disci-
plinaire du capitalisme : la bureaucratisation et la subordination du syndi-
calisme tunisien. « Avant, il y avait deux pouvoirs à gérer, le syndicat et
le politique ; aujourd’hui, il n’y en a plus qu’un seul. Quand on a un pro-
blème avec l’UGTT, on appelle le gouverneur et tout se règle » m’expli-
quait un entrepreneur. « L’UGTT existe pour le symbole mais elle n’est
pas dangereuse, ni pour le pouvoir, ni pour l’entreprise » renchérissait un
autre. « S’il y a une bonne chose que Ben Ali ait faite, c’est d’avoir
soumis le syndicat 3 » disait plus clairement encore un autre interlocu-
teur. Ces propos sont sans ambiguïté, comme l’est la conception de la
grève par le président Ben Ali lui-même : « Le recours à la grève, bien
que garanti par la loi, est un indicateur du manque d’efficacité du dia-
logue et d’une carence à ce niveau, parce que, dans une société démocra-
tique, la paix sociale est un impératif capital auquel doivent tendre tous
les partenaires sociaux et dont la réalisation dépend du degré d’effi-
cience du dialogue et de la maîtrise de ses canaux 4. » Paternalisme et
neutralisation du syndicat vont de pair.
Le contrôle social ne s’exprime cependant pas seulement par la sou-
mission de l’UGTT et par le paternalisme au sein de l’entreprise. D’autres
pratiques permettent simultanément d’intégrer la discipline du travail et
d’alimenter les rouages de la domination politique. Par exemple, les
jeunes filles du textile sont recrutées dans le voisinage de l’usine par les
ouvrières déjà employées : « Comme ça, on peut aller voir la famille, le
voisinage et mieux contrôler. » Le contrôle joue dans les deux sens : pour
les entreprises, il est apparemment plus fonctionnel de bénéficier d’un
contact direct avec la famille et le voisinage et de savoir pourquoi il y a eu
absence ou retard ; il est également plus commode de pouvoir faire venir

1. Cette idéologie du « chef » dans le monde entrepreneurial imprègne toute la société, y compris beau-
coup d’intellectuels sous le thème de la « culture d’allégeance » (voir H. REDISSI, L’Exception islamique,
Seuil, Paris, 2004) ou de la « domination d’une culture servile » (voir R. CHENNOUFI, « Sujet ou citoyen »,
Revue tunisienne de droit, 2000, Centre de publication universitaire, Tunis, p. 205-550). Pour l’image de
l’État étranger à la société, J. LECA, « La démocratie dans le monde arabe… », art. cit. Pour la culture de la
sédition et de l’émeute, M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique aujourd’hui au Maghreb », art. cit.
2. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit. ; D. LE SAOUT et M. ROLLINDE (dir.), Émeutes et
mouvements sociaux au Maghreb, Karthala, Paris, 1999.
3. Entretiens, gouvernorat de Nabeul et de Tunis, janvier-mars 2005.
4. Discours de Ben Ali, 1er mai 1990, Carthage (c’est moi qui souligne).

205
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

les ouvrières le dimanche ou le soir pour des urgences 1. Pour les familles,
cela facilite la surveillance des jeunes filles, via le voisinage, les parents
présents sur place, les intermédiaires attitrés, ou directement lorsque
l’entreprise se trouve dans la localité des parents 2.
On pourrait faire la même analyse de la survalorisation du poids de la
famille et, plus généralement, du fait que la place dans la hiérarchie
sociale l’emporte largement sur les aptitudes personnelles. La surveil-
lance passe également par l’apprentissage ou les pratiques d’essaimage,
c’est-à-dire de sous-traitance contrôlée 3. Il est tout simplement le fait des
codes de la vie en société comme me l’a rappelé un patron de PME qui
m’interpellait : « Dans vos questions, vous insistez trop sur les relations
avec l’administration ; il n’y a pas que cela qui est problématique et
même, pour une entreprise offshore, l’administration ce n’est pas grand-
chose. Pour moi, c’est encore plus problématique dans les relations avec
tous mes interlocuteurs privés, les fournisseurs, les clients, les artisans
qui viennent réparer, les chauffeurs 4. »
Toutes ces pratiques n’ont rien de politique. Le recrutement est avant
tout une question relationnelle, reposant sur les réseaux familiaux, régio-
naux, amicaux, de voisinage. Quand il joue un rôle, le clientélisme des
bureaux de l’emploi semble moins partisan que régional. Le choix des
marchés, l’obtention des contrats et la sélection du sous-traitant passent
par ces mêmes relations. En Tunisie, l’entreprise n’est pas un lieu de
contrôle politique. Dans certains cas, « il y a plein d’indics » comme me
l’ont répété un certain nombre d’entrepreneurs. Pour autant, il n’y a pas
eu volonté, de la part de l’État-parti, de les faire recruter. Ils ne sont pas
« placés par le pouvoir » pour contrôler, mais, une fois dans l’entreprise,
les employés peuvent être approchés par la police, ou par d’autres auto-
rités, pour qu’ils fournissent des informations contre l’annulation d’un
PV, des facilités administratives, des avantages financiers. Dans d’autres
cas, « on ne sent pas du tout l’État policier 5 ». De fait, les cellules UGTT
sont peu nombreuses dans les entreprises privées et les cellules RCD
encore plus rares. Quant au douanier, seul représentant de l’administra-
tion constamment présent dans l’entreprise, il ne joue pas ce rôle et

1. Entretiens, Tunis, janvier 2005 et mars 2005.


2. Entretiens, gouvernorat de Tunis et de Nabeul, janvier-mars 2005, et I. RUIZ, « Du rural à l’urbain… »,
art. cit. Cette pratique n’est pas propre à la Tunisie, même si les modalités de contrôle diffèrent. Pour la
Chine, voir C. K. LEE, Gender and the South China Miracle…, op. cit., et A. CHAN, China’s Workers under
Assault : the Exploitation of Laborina Globalizing Economy, M.E. Sharpe, Armonk, 2001. Pour la Malaisie,
Aiwha Ong montre comment la discipline industrielle est relayée par le contrôle familial, voir A. ONG,
Spirits of Resistance and Capitalist Discipline, op. cit. ; en dehors des pratiques décrites pour la Tunisie, les
parents sont invités par l’entreprise à venir voir le travail de leur fille et à s’impliquer dans le système de
surveillance.
3. J. MAALEJ cité par P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit., p. 69 ; R. ZGHAL,
« Postface », art. cit. ; H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit.
4. Entretien, Tunis, mars 2005.
5. Entretiens, Paris décembre 2004 et Tunis, janvier 2005.

206
l’accommodement négocié

lorsqu’il outrepasse ses devoirs professionnels, c’est pour des raisons


strictement personnelles… et lucratives 1.
On comprend que l’entreprise, contrairement aux associations par
exemple, n’a pas besoin d’être observée. Les raisons de cet « oubli » de
l’obsession sécuritaire sont au moins doubles. D’une part, le quadrillage
de la société est tel qu’il n’est pas nécessaire d’investir un lieu qui
n’abrite pas une catégorie de la population qui ne soit déjà sous surveil-
lance : les ouvriers et ouvrières sont connus des comités de quartier ; les
chefs d’entreprise sont connus des fédérations patronales, des agents du
fisc ou de la sécurité sociale. Les uns et les autres maîtrisent en outre par-
faitement les règles disciplinaires qu’ils ont depuis longtemps intério-
risées : les gens savent ce qu’ils peuvent dire et ne pas dire, et ils s’aven-
turent rarement à discuter sur le lieu de travail. D’autre part, l’entreprise
n’est pas un lieu subversif, il n’est pas considéré comme un lieu dange-
reux puisqu’il est contrôlé et « sécurisé » autrement, par la discipline
d’un certain capitalisme.

Rapports de force et conflictualité cachée

L’exercice occasionnel, mais récurrent, d’actions répressives ou de


pressions ouvertement sécuritaires à l’encontre des « capitalistes » sug-
gère que le capitalisme ne peut cependant être résumé à sa nature disci-
plinaire et que d’autres dynamiques sont à l’œuvre. Lorsque l’administra-
tion impose des règles qui handicapent le secteur touristique – par
exemple en interdisant la fréquentation de certains lieux publics aux
Tunisiens ou en établissant les taxes sur les boissons à un niveau exorbi-
tant –, un bras de fer entre professionnels et ministère est inévitable,
même s’il reste caché. Il en va de même lorsqu’un patron est convoqué
par le gouverneur pour exiger de lui qu’il fasse retirer le voile de telle ou
telle de ses salariées, en lui laissant savoir, par une liste opportunément
laissée sur la table, qu’il connaît exactement le nombre de femmes voilées
dans chaque entreprise de son gouvernorat. Tel est le cas enfin lorsqu’un
gouverneur appelle un directeur d’usine pour lui imposer de prélever
quelques dinars sur chacune des paies de ses employés ou lorsqu’un res-
ponsable de société reçoit, dès le premier jour de son installation en
Tunisie, la visite de personnes se recommandant d’associations ou
d’entités proches du pouvoir central 2. Incontestablement, ces pratiques
heurtent d’autres ressorts du capitalisme (autonomie des décisions,
logiques économiques, sectorielles ou financières, respect d’une certaine
hiérarchie au sein de l’entreprise…) et, conscients de ces interférences

1. La position de douanier à domicile est extrêmement prisée car le travail y est peu contraignant et les
avantages en nature importants. La corruption dans ce secteur est monnaie courante et largement dénoncée
par les entrepreneurs. Entretiens, janvier-mars 2005.
2. Tous ces exemples sont tirés d’entretiens, gouvernorat de Tunis et Hammamet, janvier et mars 2005.

207
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

considérées comme négatives, les investissements étrangers ne sont d’ail-


leurs pas si nombreux à s’implanter en Tunisie 1. Ceux qui décident de le
faire sont rarement des filiales de grands groupes internationaux. Ce sont
plutôt des PME européennes ou des cadres de grands groupes qui mon-
tent leurs propres affaires en quête de reconversion après de difficiles
moments dans leur pays d’origine 2.
La sociologie historique de l’économie nous rappelle que le capita-
lisme est conflit, moins du fait de la résistance de certains acteurs que de
la multiplicité des logiques à l’œuvre en son sein et de la plasticité des
relations qu’il induit 3. La recherche de Jean-Louis Rocca sur le capita-
lisme chinois et l’utilisation qu’il fait du concept de « mise au travail »
de Henri Lefebvre présentent l’intérêt de rappeler très concrètement
comment, aujourd’hui, la logique capitaliste suppose par nature des
conflits, des contradictions, des violences, des inégalités, des injustices
et des crises. En Tunisie, où les mots d’ordre sont « sécurité », « stabi-
lité » et « paix sociale », les conflits inhérents à la logique capitaliste ne
sont pas pour autant absents. Ils sont simplement dissimulés par les nom-
breuses techniques de normalisation disciplinaire, notamment par la
construction d’un consensus largement fictif. Je voudrais ici montrer que
ces conflits sont plus nombreux que la monotonie de la vie politique et
sociale tunisienne ne voudrait le laisser paraître, et par là même suggérer
que la dimension disciplinaire du capitalisme ne résume pas à elle seule la
nature et surtout les logiques d’action de celui-ci.

1. Ceci s’explique certainement par la faible attractivité de toute la région. Cependant, on ne peut s’empê-
cher de noter la tendance régressive à l’œuvre depuis une dizaine d’années : alors que la Tunisie détenait
près de la moitié du stock d’IDE du Maghreb central jusqu’en 1997, il n’en attire plus que le quart des flux.
Surtout, les statistiques officielles ne mentionnent jamais les sorties d’IDE ; or celles-ci sont presque égales
aux entrées (environ 650 MDT/an pour les sorties contre 700-750 MDT pour les entrées), ce qui fait qu’en
net les IDE sont excessivement peu nombreux. Source : FEMISE 2005, Le Partenariat euro-méditerranéen,
10 ans après Barcelone…, op. cit ; Les investissements directs étrangers en Tunisie, fiche de synthèse de la
Mission économique et financière de l’Ambassade de France à Tunis, décembre 2003 ; C.-A. MICHALET,
« Investissements étrangers : les économies du sud de la Méditerranée sont-elles attractives ? », art. cit.
2. C’est le résultat original des études menées conjointement par l’AFD et la DREE du ministère français
de l’Économie : J.-R. CHAPONNIÈRE et S. PERRIN, Le Textile-habillement tunisien et le défi de la libérali-
sation…, op. cit., et J.-R. CHAPONNIÈRE, J.-P. CLING et M.-A. MAROUANI, Les conséquences pour les pays en
développement de la suppression des quotas dans le textile-habillement : le cas de la Tunisie, Document de
travail, DIAL, Paris, DT/2004/16. Pour l’Italie, voir C. LAINATI, Le imprese straniere in Tunisia. Nascita e
sviluppo dei circuiti produttivi : gli italiani nel tessile-abbigliamento, rapport de recherche, miméo,
octobre-décembre 2001 ; M. PERALDI (avec la collaboration de H. BETTAIEB et C. LAINATI), « Affranchis-
sement et protection… », art. cit. Les cas de la France et de l’Italie sont révélateurs car ils représentent les
deux nationalités les plus implantées en Tunisie.
3. Voir les travaux de Marx et des marxiens (par exemple I. WALLERSTEIN, The Capitalist World-Eco-
nomy, Cambridge University Press, 1979 et The Modern World System II. Mercantilism and the Consoli-
dation of the European World-Economy, 1600-1750, Academic Press, New York, 1980, ou
E. P. THOMPSON, The Making of the English Working Class, Vintage Books, New York, 1963), mais égale-
ment de Weber (la relecture que C. Colliot-Thélène en propose met aussi l’accent sur cette dimension), de
Polanyi ou de Braudel. Pour une relecture politique contemporaine, voir diverses contributions de
J.-F. BAYART (dir.), La Réinvention du capitalisme, op. cit.

208
l’accommodement négocié

Tensions et étouffement des conflits de travail


Le recours intense à la justice est un premier symptôme de ces ten-
sions. Les chiffres n’existent pas à ma connaissance, mais lors de mes
entretiens, les représentants « de terrain » de l’UGTT ont insisté sur cette
pratique et pas un seul entrepreneur interviewé ne m’a dit avoir pu éviter
la justice, notamment dans le cadre de la gestion des relations de travail.
Les employés apprécient une justice qui tranche le plus souvent en leur
faveur et, pour les mêmes raisons, les employeurs la dénigrent systémati-
quement. Mais cette situation n’est pas synonyme d’application de la
décision, bien au contraire même : l’administration économique et surtout
la police – au sens large du terme – sont sensibles à la logique strictement
financière et économique du capitalisme.
Un dirigeant étranger d’une entreprise offshore résumait la situation
ainsi : « Aujourd’hui, les autorités agissent avec plus de finesse, elles sont
plus réalistes et moins nationalistes car elles évaluent bien les rapports de
force 1. » C’est en effet principalement une question de rapports de force,
comme le suggèrent aussi les difficultés rencontrées par les entrepre-
neurs qui veulent licencier. Observer qu’au final ceux-ci ont bien obtenu
satisfaction et que le « régime » a bien favorisé les « intérêts capitalistes »
ne veut pas dire qu’arrangements, négociations mais aussi oppositions et
tensions n’existent pas entre les uns et les autres. La flexibilité du tra-
vail, par exemple, a nécessité de longues luttes, elle a impliqué la justice,
et divers rouages administratifs ont tenté d’endiguer le fléau du chômage
dans une logique de « défense de la société » contraire à la logique libé-
rale. C’est ainsi qu’il faut comprendre les entraves mises au licenciement,
notamment à l’encontre d’entreprises étrangères, les obstacles opposés
par l’administration pour que les patrons n’entament pas d’actions en jus-
tice contre leurs salariés, la pression de la police ou du gouvernorat pour
ne pas sanctionner un employé et favoriser sa réintégration dans l’usine,
la multiplicité des arrangements financiers et réglementaires pour encou-
rager l’emploi 2. Toutes ces tractations montrent que la stabilité sociale
est largement une harmonie de façade et que la part de conflits latents ne
doit pas être sous-estimée.
Les pouvoirs publics n’interviennent directement que si le méconten-
tement prend de l’ampleur, pour éviter un mouvement social. Que ce non-
engagement des autorités dans les conflits soit interprété comme un sou-
tien déguisé aux employeurs n’est pas illogique. Il est cependant difficile
de distinguer aussi nettement Administration et Politique, même si les

1. Entretien, janvier 2005, gouvernorat de Nabeul.


2. À partir de cas très précis, ces situations m’ont été contées par des entrepreneurs, des salariés et des
syndicalistes : terrains janvier-mars 2005. P.-A. Casero et A. Varoudakis montrent que les mesures adminis-
tratives réglementant le fonctionnement de l’entreprise ont été mises en œuvre, mais que celles traitant du
licenciement et de la fermeture d’entreprises se sont révélées beaucoup plus difficiles à appliquer, voir
P.-A. CASERO et A. VAROUDAKIS Growth, Private Investment, and the Cost of Doing Business in Tunisia…,
op. cit.

209
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

tendances à l’autonomisation administrative existent. Les tensions nais-


sent plutôt d’un jeu complexe entre intérêts divergents, par exemple et
en schématisant beaucoup, entre, d’une part, la défense de la classe
moyenne, soutien central du « régime disciplinaire », et, de l’autre, celle
des capitalistes, soutien central du « régime développementaliste », c’est-
à-dire de cette facette de l’État tunisien qui entend favoriser, par des
choix de politiques économiques et des interventions directes, le dévelop-
pement du secteur productif. Elles sont également issues de logiques
d’action différentes, par exemple et en simplifiant tout autant, entre pro-
tection et maintien d’un niveau de vie, d’une part, et, de l’autre, compéti-
tivité, ou encore entre emploi et recherche de devises, entre sécurité et
attractivité. Le gouvernement est traversé par toutes ces logiques en
même temps : tout peut être fait pour favoriser les exigences des entre-
prises et simultanément tout peut être tenté pour éviter des licenciements.
Les pouvoirs publics sont en effet conscients des tensions sur le marché
de l’emploi et des peurs que le chômage suscite dans la population.
Récemment, ses interventions croissantes sont liées à la multiplication
des grèves de la faim, des occupations de locaux ou des grèves illé-
gales 1. Pour les autorités, ces conflits doivent être d’autant moins visibles
qu’ils bénéficient d’un écho favorable dans toute la population. Leur ges-
tion est néanmoins bien réelle : tout est entrepris pour régler le problème
à la source et dans les plus brefs délais, à travers des interventions de
l’UGTT, des délégués et gouverneurs de province, des réseaux RCD, des
inspecteurs du travail et des secrétaires généraux des municipalités, ainsi
qu’avec le soutien financier de la CNSS. La normalisation disciplinaire se
fait en douceur et de façon souvent insidieuse. Les protestations n’appa-
raissent sur la scène publique que si les comportements des employeurs
sont maladroits, voire frauduleux, si les autorités font des erreurs d’appré-
ciation ou si le contexte social local permet à des mouvements poli-
tiques protestataires de se glisser dans ces interstices 2. Néanmoins, le
mécontentement n’est ni politique, ni organisé, ni oppositionnel. Les gens
se battent pour garder un emploi et conserver une certaine garantie
sociale. Même lorsque le conflit est politisé par l’intervention d’organi-
sations comme le CNLT et surtout la LTDH ou RAID/Attac Tunisie, la
stratégie de négociation l’emporte : la répression ne touche que les
membres de ces organisations et elle joue essentiellement par l’intimida-
tion. Négociation et endiguement sont les maîtres mots.

1. Entretiens, janvier-mars 2005 ; S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., et communiqués
de la LTDH qui s’implique de plus en plus sur le sujet et de RAID/Attac-Tunisie dont c’est l’un des princi-
paux sujets de préoccupation.
2. Les employeurs qui ne connaissent pas de conflits graves accusent d’ailleurs souvent leurs homologues
de « manquer de tact », de ne pas être « réglo », de vouloir « passer en force » ou tout simplement d’« être
malhonnêtes ». Entretiens, janvier-mars 2005.

210
l’accommodement négocié

Des logiques et des objectifs pas nécessairement convergents


Que des politiques économiques ou sécuritaires cherchent à renforcer
la nature disciplinaire du capitalisme ne préjuge en rien de l’efficacité du
« régime » à orienter le comportement de « ses » entrepreneurs. L’ina-
chèvement et la pluralité des logiques à l’œuvre l’expliquent, mais égale-
ment la plasticité des formes sociales et des relations entre variables. La
contingence des situations provient précisément de la multiplicité des
objectifs, des représentations et des compréhensions de la notion de
sécurité 1.
Pour les entrepreneurs par exemple, les tactiques de réduction de la
contrainte syndicale sont nombreuses et pas toujours volontairement
mises en œuvre : le développement des CDD, de l’intérim, du travail à la
tâche… permet de ne titulariser que « les gens qui ont la tête au tra-
vail » ; il est également possible d’acheter les employés par de l’argent,
ou l’espoir de promotions, afin qu’ils ne créent pas de cellule syndicale ;
un contact plus ou moins régulier avec le délégué ou le gouverneur
permet de « faire passer le message ». Plus généralement, la baisse
d’influence syndicale s’explique en Tunisie par l’amélioration des condi-
tions de travail, par la poursuite de politiques paternalistes et antisyndi-
cales ostentatoires, par le développement de la sous-traitance et de
l’externalisation grâce à la démultiplication de petites unités non syndi-
calisées et, dans les entreprises les plus modernes, notamment étran-
gères, par la modification des modalités d’encadrement qui adoucit les
formes de commandement 2. Dans ce contexte, employeurs et observa-
teurs extérieurs peuvent considérer que la soumission du syndicat par le
pouvoir central est une contribution importante à la stratégie
entrepreneuriale.
L’analyse historique du mouvement syndical nous a cependant montré
que l’UGTT était bien autre chose, principalement un acteur politique.
C’est précisément pour ces raisons politiques, et non pour des raisons
économiques, qu’il a été soumis : il fallait discipliner et contrôler une
force potentiellement concurrente. Une institution comme l’UGTT a une
mémoire et celle-ci se traduit par des microdécisions et des modes de
pensée qui perpétuent des comportements et surtout des compréhensions

1. Cet argument m’a été inspire par le travail de F. Mengin sur la plasticité des formes relationnelles entre
rationalités étatiques et entrepreneuriales dans la Grande Chine : F. MENGIN, Trajectoires chinoises.
Taïwan, Hong Kong, Pékin, Karthala, Paris, 1998, et « A contingent outcome of the unfinished Chinese
civil war… », art. cit.
2. Entretiens, janvier-mars 2005. Voir également BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération Répu-
blique tunisienne-Banque mondiale, 2005-2004, décembre 2004, et WORLD BANK OPERATION EVALUATION
DEPARTMENT, Republic of Tunisia. Country Assistance Evaluation…, op. cit. ; INTERNATIONAL CONFEDERA-
TION OF FREE TRADE UNIONS, Tunisia, Annual Survey of Violations of Trade Unions Rights, années 2002,
2003 et 2004 ; BANQUE MONDIALE, Stratégie de développement touristique en Tunisie…, op. cit. ; FICH
RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne…, op. cit. ; L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du
capitalisme…, op. cit. ; T. COUTROT, L’Entreprise néolibérale…, op. cit. ; J.-P. DURAND, La Chaîne invi-
sible…, op. cit.

211
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

qui ne correspondent plus forcément aux rapports de force et aux situa-


tions concrètes présentes 1. Cette mémoire laisse ainsi moins de place à
la lutte des classes qu’à l’unité nationale, à la construction de l’État-
nation et à la contribution à la paix sociale 2. Le malentendu est pour l’ins-
tant opératoire et la mise au pas politique de la centrale syndicale sert la
dynamique capitaliste actuelle, mais les dissensions au sein de l’UGTT et
l’écart grandissant entre un sommet coopté par le pouvoir central et une
base de plus en plus mobilisée en faveur des salariés pourrait remettre en
cause cette convergence.
Il en va de même pour le dualisme décrit plus haut. La politique volon-
tariste de l’État tunisien n’est pas la seule à expliquer la « réussite » de
cette stratégie de cantonnement des entreprises offshore. Celle-ci résulte
de nombreux facteurs. Un industriel implanté en offshore n’aura aucun
intérêt à entrer sur un marché intérieur peu attractif, segmenté et peu
intégré, et il tentera de minimiser les relations avec une administration
jugée trop tatillonne, de contourner les éléments « hors marché » peu
maîtrisables pour un étranger, de se garder des créances douteuses et de
la « culture des impayés ». De même, dans le domaine du tourisme, la
nature de la clientèle, la stratégie des tour-opérateurs et le développe-
ment des formules « Club » ou « tout compris », la faiblesse de l’offre
en dehors des complexes hôteliers, les pesanteurs administratives, les
modes de vie tunisiens… tout cela concourt à la ghettoïsation du tou-
risme évoquée plus haut 3. La thèse du dualisme consciemment conçu et
volontairement construit apparaît ainsi trop univoque. Elle ne prend pas
en compte les multiples raisons, parfois propres à la société tunisienne,
parfois dépendantes de stratégies économiques et financières globa-
lisées, parfois encore de représentations caricaturales ou d’intérêts bien
particuliers.
En somme, la nature disciplinaire du capitalisme ne peut être lue
comme l’expression de l’« écoute » particulièrement attentive du
« régime » aux attentes des entrepreneurs tunisiens. Les relations de pou-
voir servent indéniablement le capitalisme ; cependant elles le servent
non pas au sens de « rendre service à », mais en ce sens qu’elles peuvent
être utilisées dans des stratégies 4.

1. M. LALLEMENT, Temps, travail et modes de vie, PUF, Paris, 2003.


2. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit.
3. Entretiens, janvier-février 2005, ainsi que BANQUE MONDIALE, Stratégie de développement touristique
en Tunisie…, op. cit., et FICH RATINGS, L’Industrie touristique tunisienne…, op. cit.
4. M. FOUCAULT, « Pouvoirs et stratégies », in Dits et Écrits, 3, op. cit., nº 218, p. 418-428. À titre compa-
ratif, il est intéressant de lire la critique que fait Emilio Gentile de la thèse du fascisme comme instrument
au service du grand capital (Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?…, op. cit.).

212
l’accommodement négocié

Les multiples voies de l’accommodement négocié

Dans le domaine de l’emploi comme dans celui de la réussite écono-


mique, la répression en tant que telle est donc exceptionnelle. Ce qui
fonctionne, ce sont des mécanismes très fins de contrôle et de normali-
sation qui peuvent, en des moments très précis et par nature rares, se
transformer en harcèlement, en châtiment et en exclusion pure et simple,
mais qui, le plus souvent, se traduisent par la pression et parfois par des
brimades, par l’usage de l’arbitraire et du favoritisme, par la mobilisa-
tion de l’intérêt individuel, par de petites entraves et des tracasseries
administratives quotidiennes et plus encore par une délimitation stricte
des possibles économiques et sociaux. Dans ces conditions, la question
qui se pose avec le plus d’acuité est celle de la « servitude volontaire » :
qu’est-ce qui « tient » et les gens et le système ? Si les principes de
l’obéissance absolue et de la contrainte pure et simple ne sont pas cen-
traux, de quoi s’agit-il ? D’adhésion ? De négociations et d’accommode-
ment ? Probablement un mélange de tout cela, rendu matériellement pos-
sible par une multitude de mécanismes imperceptibles et insidieux, qui
forment finalement un environnement produisant simultanément des
contraintes et des avantages, des occasions économiques et des opportu-
nités de dressage, des conditions de domination et d’émancipation.
On peut maintenant revenir à la remarque des entrepreneurs évoquée
en introduction de cette partie : « Ce qui pèse sur nous est ce qui nous pro-
tège. » Les mécanismes ressentis comme contraignants sont recherchés
car ils sont simultanément protecteurs, enrichissants et sécurisants ; ce
qui peut être présenté comme une écoute peut également s’avérer un ins-
trument de contrôle ; inversement, ce qui peut être perçu comme une sou-
mission peut aussi bien résulter d’une convergence de logiques et
d’intérêts différents. Le détour par les relations de travail et le fonction-
nement des entreprises permet d’avancer dans cette compréhension du
« ce qui tient les Tunisiens » en suggérant les ambivalences de la domina-
tion, les multiples voies par lesquelles le politique s’insère dans des rap-
ports de pouvoir existants et les modalités concrètes de cet accommode-
ment à la contrainte et à la surveillance.

Assentiment et habitude
Une première modalité de l’accommodement réside dans un assenti-
ment pur et simple. Ce que des observateurs extérieurs peuvent présenter
comme une contrainte, voire une coercition, un pouvoir de normalisa-
tion et de discipline est le plus souvent vécu sur le mode de la normalité,
autrement dit comme des règles intériorisées 1. Seules la systématicité des
incidents, l’interdiction de débats inéluctables ou l’apparition de

1. Sur l’importance de l’intériorisation, E. DE LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire, op. cit.,


ou Bentham lu par M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit.

213
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

contradictions entre principes d’action rendent ces pratiques déplaisantes,


voire insupportables. En Tunisie comme ailleurs, cet assentiment impli-
cite s’explique, tout d’abord, par une absence d’interrogation sur l’envi-
ronnement dans lequel les individus vivent et travaillent. Ni consente-
ment, ni rejet : ils ne sont, la plupart du temps, absolument pas gênés par
les contraintes du travail, par les arrangements politico-affairistes, par le
fonctionnement disciplinaire de l’entreprise, de l’administration ou de
toute organisation économique, par l’exercice d’un certain contrôle poli-
cier. Ensuite, lorsque par intermittence ou temporairement cette gêne
existe, l’assentiment fonctionne par l’apolitisme généralisé des acteurs et
donc par leur faible perception des mécanismes de dressage 1. Ces der-
niers, indissociables du concret des politiques économiques, des pro-
grammes sociaux, des aides et des subventions, ne sont pas forcément
perçus pour ce qu’ils sont. Tant qu’ils ne suscitent pas de rejet massif et
d’affrontement, tant que les individus les acceptent parce qu’ils en tirent,
d’une certaine manière, un avantage ou une satisfaction, il n’y a pas de
distanciation critique. La plupart des entrepreneurs tunisiens ne raison-
nent pas en termes politiques lorsqu’ils critiquent les immixtions inces-
santes de l’administration, les sollicitations financières du parti et de ses
multiples associations satellites, ou lorsqu’ils déplorent l’absentéisme des
ouvriers ; la plupart des salariés ne raisonnent pas en termes politiques
lorsqu’ils regrettent la précarisation croissante du travail et la diffusion
des normes libérales. Pour les uns comme pour les autres, il faut un évé-
nement traumatique, ou du moins une exaspération – souvent d’ordre per-
sonnel – pour que ces petits regrets et mécontentements se transforment
en résistance, et donc en acte politique. Enfin et surtout, l’assentiment
s’explique par la participation, y compris involontaire et non consciente,
des acteurs économiques au pouvoir disciplinaire. Comme les exemples
ci-dessus l’ont montré, il s’agit souvent beaucoup moins de « créer des
dépendances » que de jouer avec et sur elles.
Une deuxième modalité de l’accommodement réside dans le caractère
indolore et pour ainsi dire invisible de la contrainte et même de la coerci-
tion, rendu possible par le processus de routinisation des interventions et
de l’exercice du pouvoir. Ou, pour parler comme Max Weber, par leur
« quotidianisation » (Veralltäglichung) et comme Étienne de La Boétie,
par l’« habitude » 2. « On enfonce le clou peu à peu » ; « c’est un inter-
ventionnisme gentil et non violent, qu’on ne sent même pas » ; « c’est

1. On peut ici rappeler la phrase de Foucault : « Rien n’est politique, tout est politisable, tout peut devenir
politique. La politique n’est rien de plus rien de moins que ce qui naît avec la résistance à la gouvernemen-
talité, le premier soulèvement, le premier affrontement », manuscrit sur la gouvernementalité cité par
M. SENELLART, « Situation des cours », in M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population…, op. cit.,
p. 381-411(citation p. 409).
2. Les propos de La Boétie sont clairs : « Disons donc que, si toutes choses auxquelles l’homme se fait et
se façonne lui deviennent naturelles, cependant celui-là seul reste dans sa nature qui ne s’habitue qu’aux
choses simples et non altérées : ainsi, la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude », E. DE
LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire…, op. cit., p. 195-196.

214
l’accommodement négocié

naturel, ça a toujours été comme ça » : toutes ces remarques suggèrent


cette invisibilité du dressage et de la normalisation 1. Dans le monde du
travail comme dans l’ensemble des relations sociales, les tactiques de
pouvoir ne sont pas forcément visibles parce qu’elles sont médiatisées par
des croyances et des représentations. L’internalisation de la contrainte est
si forte qu’elle est gommée par le déploiement d’une certaine éthique – ou
rhétorique morale – autour des valeurs du travail, de la nation, du bien du
pays, du bien-être et de la croissance, du devoir moral du citoyen 2 : « En
Tunisie, on a le sens de la famille et de la communauté », « c’est pour le
bien de la nation », « on le fait pour le pays », « c’est le sens de la solida-
rité islamique »… L’exercice du pouvoir est compris aussi en termes de
croyance religieuse, d’unité nationale ou encore de tunisianité, qui asso-
cient tous les individus, dans le tissu des relations sociales, dans la chaîne
de microscopiques dépendances. Les campagnes de moralisation, l’isla-
misation de la vie en société ou encore le discours sur la tradition de
modération des Tunisiens participent de ces mécanismes de médiatisa-
tion de la discipline 3. Dans ce contexte, le processus de normalisation est
imperceptible ; transformé, il devient acceptable.

Entre adhésion et distanciation


La dynamique des rapports de force et le jeu des relations de pouvoir
constituent une troisième modalité de l’accommodement. L’absence de
« révolte » à l’encontre d’un rapport de domination ou d’une surveil-
lance systématique n’est en rien synonyme d’acquiescement. Des résis-
tances peuvent exister, qui modèlent les formes des relations à l’inté-
rieur de l’entreprise, à l’intérieur de la société, entre l’entreprise et le
pouvoir central, sans pour autant remettre en cause l’économie générale
du contrôle et de la domination. Ces résistances ou « contre-conduites »
définissent, à un moment donné et sur un sujet donné, des comporte-
ments qui ne vont pas forcément dans le sens de la normalisation. Elles
traduisent l’état des rapports de force à un moment précis mais ne sont ni
suffisamment puissantes, ni fixes et définitives pour pouvoir qualifier un
comportement. Dans le monde de l’entreprise comme dans la société, il
y a rarement opposition, dissidence, révolte. Comme le résumait l’un de
mes interlocuteurs tunisiens, « les capitalistes n’aiment pas les vagues et

1. Entretiens, gouvernorats de Tunis et de Nabeul, janvier-mars 2005.


2. On retrouve ce que E. P. Thompson a pu décrire pour le début du XIXe siècle (E. P. THOMPSON, Temps,
discipline du travail et capitalisme industriel, op. cit.) Les citations sont extraites d’entretiens.
3. Sur la permanence, renouvelée, des préoccupations de moralisation ou de maintien de « bonnes
mœurs », M. KERROU, « Le mezwâr ou le censeur des mœurs au Maghreb », art. cit. ; sur le lien entre mora-
lisation et islamisation de la société, voir Y. BEN ACHOUR, Politique, religion et droit dans le monde arabe,
Cérès production-CERP, Tunis, 1992 ; F. FRÉGOSI, « Les rapports entre l’islam et l’État en Algérie et en
Tunisie : de leur revalorisation à leur contestation », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 34, 1995,
p. 103-123 ; J.-P. BRAS, « L’islam administré : illustrations tunisiennes », in M. KERROU (dir.), Public et
privé en Islam, op. cit., p. 227-246.

215
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

le risque, ils n’entrent pas en dissidence 1 ». Les employés qui de façon


récurrente sont absents au moment des fêtes et d’événements familiaux,
les salariés qui « n’adhèrent pas » à l’entreprise et ne la font pas « leur »,
ne sont pas pour autant des opposants 2. Il peut y avoir grève et même
grève de la faim, résistances sectorielles et ponctuelles, conflits sociaux,
sans pour autant que soit développée une critique des pratiques écono-
miques et sociales, encore moins des mécanismes de discipline et de
surveillance.
Comme le rappelle l’adage : « on obéit mais on n’applique pas », le
comportement des individus oscille en permanence entre adhésion et dis-
tanciation, entre tentative d’exercice d’un certain pouvoir et subordina-
tion, entre « prêt de soi » et « reprise de soi ». L’identité au travail ou au
sein de la société se vit le plus souvent sur le mode du dédoublement, un
dédoublement contrôlé du rapport à soi-même et aux autres, autrement
dit un « effort constant de réappropriation de son être » dans le travail
comme dans la société 3. Ces comportements ne peuvent se transformer
en rejet que si la détérioration des niveaux de vie, des services offerts,
des conditions de travail devient trop importante, et si, dans d’autres
espaces, les craintes rencontrent des revendications plus politiques. Pour
ne pas vivre déchiré et s’accommoder de ces situations, chaque individu
négocie perpétuellement, avec lui-même mais aussi avec les autres,
l’acceptation de son implication, de sorte que ce qui est objectivement
une contrainte se transforme en un engagement volontaire.
Ce que Jean-Pierre Durand appelle un « contentement paradoxal » peut
s’étendre à toutes les relations au sein de la cité : puisque « l’implication
est contrainte, la sortie du paradoxe réside dans la construction volon-
taire de l’acceptabilité 4 » du travail comme de la vie en société. Autre-
ment dit, la surveillance et la domination n’empêchent pas que, simulta-
nément, les individus trouvent à s’inventer individuellement des marges
de manœuvre, des espaces propres d’agissements. Les relations qui se
déploient dans ces mondes permettent à la fois discipline et assouplisse-
ment de la discipline, ainsi que l’existence d’espaces de liberté : « Tra-
vailler, c’est constamment œuvrer, dans la tension entre normes insti-
tuées et autonomie personnelle, à mettre au point les conditions
permettant de supporter les contraintes du travail 5. » De la part du « capi-
talisme » comme du « régime », il n’y a pas de domination brutale, sauf
à considérer ces cas limites que constituent les « exemples », la théâtrali-
sation ponctuelle de la force et la stratégie du pourtour. Les relations de
pouvoir suscitent l’adhésion mais aussi la résistance ; celle-ci amène le

1. Entretien, Tunis, mars 2005.


2. Entretiens, Monastir, janvier 2005 et Tunis, mars 2005.
3. Cette analyse est inspirée de N. HATZFELD, « La pause casse-croûte. Quand les chaînes s’arrêtent à Peu-
geot-Sochaux », Terrain, nº 39, septembre 2002, p. 33-48, dont j’ai repris ici quelques-unes des expres-
sions.
4. J.-P. DURAND, La Chaîne invisible…, op. cit., p. 373.
5. N. FLAMAND et M. JEUDY-BALLINI, « Le charme discret des entreprises… », art. cit, p. 9.

216
l’accommodement négocié

pouvoir central à développer une stratégie pour se maintenir, déployée


avec d’autant plus de ruse que la résistance est puissante et persistante. Il
y a donc un mouvement continuel, sans stabilité malgré l’accent tou-
jours mis par les autorités tunisiennes sur cette qualité intrinsèque du
« régime ». L’accommodement ne traduit pas « la domination morne et
stable d’un appareil uniformisant », mais bel et bien la simultanéité de
l’adhésion et de la résistance dans une « lutte perpétuelle et
multiforme 1 ».
Toutefois, cet accommodement négocié peut également résulter d’une
situation beaucoup plus simple, à savoir l’adhésion partielle mais néan-
moins réelle à la discipline. L’acceptation peut provenir de l’attente
d’avantages concrets et matériels. Certains segments de l’élite adhèrent
ainsi à une logique de cooptation et de différenciation, avec le secret
espoir de faire partie des « élus », d’être « choisis » même si la contre-
partie est la possible disgrâce. Cette adhésion active est donc indisso-
ciable de la volonté de toujours mieux servir, qui occulte les contraintes et
ne met en lumière que les améliorations et les progrès. Il en va de même
des entrepreneurs qui aspirent à la stabilité et à la sécurité et aimeraient
bénéficier d’une main-d’œuvre plus disciplinée et normalisée encore ;
des classes moyennes inquiètes de la délinquance et des « classes dange-
reuses » ; des travailleurs du secteur touristique ou des entreprises off-
shore qui partagent une certain accès à la modernité et à la « vie occiden-
tale » ; et des citoyens qui acceptent la discipline parce qu’elle leur
apporte un certain niveau de vie, des infrastructures de base, une paix
sociale, même si ceux-ci sont obtenus au prix de pratiques qui ont plus à
voir avec la coercition qu’avec la persuasion. Comme le disait La Boétie,
« en somme, par les gains et parts de gain que l’on fait avec les tyrans, on
arrive à ce point qu’enfin il se trouve presque un si grand nombre de ceux
auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait
utile 2 ».
Cependant, les avantages de la discipline et de la domination peuvent
être le fruit de jeux plus subtils sur les modes de vie et la constitution en
sujets. Les ouvrières tunisiennes des usines offshore sont certes sou-
mises à une forte discipline, à des contraintes de temps et d’organisation,
mais elles trouvent simultanément dans leur travail une source indiscu-
table de revenus et de ressources complémentaires, d’émancipation et de
transformation de leur mode de vie. Le statut social lié au travail apporte
aussi satisfactions, plaisirs et considérations, ce qui explique aussi pour-
quoi « le travail, même dans ses contrecoups négatifs, est acceptable et
accepté 3 ». Contrairement à ce qu’ont pu mettre en avant des auteurs
comme E. P. Thompson ou plus récemment A. Ong, la discipline du capi-
talisme et de la modernité urbaine n’introduit pas seulement de nouveaux

1. M. FOUCAULT, « Pouvoir et savoir », in Dits et Écrits 3, op. cit., nº 219, p. 407.


2. E. DE LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 213.
3. J.-P. DURAND, La Chaîne invisible…, op. cit., p. 311.

217
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

rapports sociaux et de nouvelles relations de pouvoir favorisant domina-


tion, contrôle et surveillance 1. Les perspectives d’autonomie, de liberté
et d’obtention d’avantages matériels ou immatériels apparaissent claire-
ment 2. Les ouvrières du secteur offshore préparent ainsi leur dot et parti-
cipent au financement du ménage, le leur ou celui de leurs parents. Les
relations sociales de ces jeunes femmes se sont incontestablement moder-
nisées, même si les comportements paternalistes restent massifs et le
contrôle social, notamment familial, tout aussi pesant 3.

La multiplicité de sens du travail et la pluralité des façons de le vivre


proviennent de la profonde hétérogénéité des perceptions de la réalité : à
la fois discipline et émancipation, soumission et accès à une certaine
liberté, rigidité et latitude nouvelle d’action… On pourrait en dire autant
de la vie en société, du rôle du parti, des interventions administratives
ou politiques. Ce foisonnement permet toujours – ou presque – de trouver
des points d’acceptation, d’utilisation et de convergence qui rendent le
pouvoir disciplinaire tolérable, acceptable ou même désirable. Liberté et
obéissance apparaissent indissociables : toutes deux sont ancrées dans les
relations de pouvoir et ne prennent forme que dans le détail de situations
concrètes. Dès lors, on comprend mieux ce que signifie cette servitude
volontaire qui ne peut être réduite à l’amour de la domination 4. « La ser-
vitude, ce n’est pas l’acceptation aveugle et franche de l’ordre établi ; le
contraire de la servitude, ce n’est pas simplement la révolte qui réguliè-
rement vient ébranler l’ordre établi », mais bien le lien et la tension per-
manente entre désir de révolte et volonté de servir 5. Elle signifie soumis-
sion et peur du pouvoir, mais aussi son appropriation, son
infléchissement, son utilisation, son bénéfice. « L’intervention du pou-
voir politique, sans limites dans le rapport quotidien, devient ainsi non
seulement acceptable et familier, mais profondément souhaitée, non sans
devenir, du fait même, le thème d’une peur généralisée […] il devient
objet de convoitise et objet de séduction ; désirable donc, et cela dans la
mesure même où il est absolument redoutable 6. »

1. E. P. THOMPSON, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, op. cit., et A. ONG, Spirits of
Resistance and Capitalist Discipline, op. cit.
2. N. FLAMAND et M. JEUDY-BALLINI, « Le charme discret des entreprises… », art. cit. ; J.-P. PARRY, « Du
bagne des champs aux riantes usines. Le travail dans une entreprise sidérurgique indienne », Terrain, nº 39,
septembre 2002, p. 121-140. Sur le Cambodge, R. BOTTOMLEY, « Contested forests : an analysis of the
Highlander response to logging, Rattanakiri Province, Northeast Cambodia », Critical Asian Studies,
vol. 34, nº 4, 2002, p. 587-606.
3. Entretiens et I. RUIZ, « Du rural à l’urbain… », art. cit.
4. E. DE LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire…, op. cit.
5. M. ABENSOUR et M. GAUCHET, « Présentation. Les leçons de la servitude et leur destin », in ibid., p. 21.
6. M. FOUCAULT, « La vie des hommes infâmes », in Dits et Écrits, 3, op. cit., nº 198, p. 247.
7

Les contours du pacte de sécurité tunisien

L’exercice du pouvoir n’a pas seulement à faire avec l’obéissance et


l’interdit, la peur et la violence. Il prétend aussi favoriser la croissance et
attirer des investissements étrangers, créer des emplois et un environne-
ment propice aux affaires, protéger les activités et garantir une stabilité
sociale, favoriser le bien-être et la consommation, réduire les inégalités
et encourager la solidarité… Les multiples voies de l’accommodement
négocié suggèrent que le pouvoir ne s’impose pas d’en haut, mais qu’il
joue aussi sur les désirs, sur ces éléments positifs qui font agir les indi-
vidus. Le désir est donc « pénétrable à la technique gouvernementale 1 »,
précisément parce qu’il est aussi un « désir de l’État 2 ».
Alimentée depuis l’indépendance, et dans une certaine mesure sous le
Protectorat aussi, cette demande d’État est puissante en Tunisie, comme
l’a rappelé l’économie politique de l’« intervention incessante ».
L’exemple de la banque et de la chaîne d’endettement a suggéré qu’un
contrat social implicite était au centre des modes de gouvernement. Dans
les pages qui suivent, je voudrais démontrer son existence effective.
Diffus, on pourrait le qualifier de « pacte de sécurité » pour faire écho
simultanément, d’une part, à la rhétorique gouvernementale du Pacte
national de 1988 qui avait été signé par l’ensemble de la classe politique
tunisienne au lendemain de la prise du pouvoir par Ben Ali et plus encore
au fameux Pacte fondamental de 1857 – première traduction d’un certain
nombre de principes politiques fondamentaux dont la traduction littérale

1. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire et population…, op. cit., notamment leçon du 25 janvier 1978, p. 75.
2. M. F OUCAULT , « Méthodologie pour la connaissance du monde : comment se débarrasser du
marxisme », entretien avec R. Yoshimoto in Dits et Écrits 3, op. cit., nº 235, 25 avril 1978. M. Foucault y
parle de « sorte de soif gigantesque et irrépressible qui oblige à se tourner vers l’État. On pourrait parler de
désir de l’État », p. 618. Voir aussi M. FOUCAULT, « Leçon du 7 mars 1979 », in Naissance de la biopo-
litique, op. cit., p. 192-196. Ce point a été mis en évidence par M. SENELLART « Situation de cours », art. cit.,
p. 398.

219
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

est précisément Pacte de sécurité (Ahd al-aman) 1 – et, de l’autre, à l’ana-


lyse foucaldienne des mécanismes de sécurité.

Le pacte de sécurité, ou comment assurer ordre et quiétude

Une précision tout d’abord. Un pacte, ce n’est absolument pas un


échange. Il n’entend pas donner quelque chose contre quelque chose
d’autre, par exemple, procurer de la croissance, garantir des emplois,
assurer un niveau de vie, faire prévaloir la sécurité contre la brutalité poli-
tique et la réduction des libertés publiques. Un pacte, c’est un rapport
beaucoup plus complexe de l’État à sa population, c’est l’expression de la
sollicitude permanente et omniprésente de l’État, la façon dont il entend
se présenter et se légitimer aux yeux de sa population. Un pacte de sécu-
rité, c’est un rapport au centre duquel l’État tente de prévenir tout ce qui
peut être incertitude, risque et danger.

Une sécurité économique et sociale


pour parer au plus grand des dangers
En Tunisie, le danger est le maître mot qui oriente les modes de gou-
vernement : danger islamiste bien sûr ; mais aussi danger de la pauvreté et
de l’inégalité, vecteurs de l’islamisme ; danger d’une trop forte occiden-
talisation qui alimente l’islamisme ; danger de la crise économique qui
favorise le chômage et la désocialisation, facteurs d’islamisation ; danger
de la globalisation, de l’ouverture et de la concurrence étrangère… On
est donc en présence d’une véritable culture politique du danger, sans
cesse réactualisée. On l’aura compris, le danger ultime, c’est l’isla-
misme. Le rôle du pouvoir politique et de l’État est d’assurer sécurité et
ordre face à ce dernier, par la répression et la stratégie du pourtour, mais
aussi et surtout par des mesures positives, des programmes sociaux, des
politiques publiques, des orientations économiques, des alliances interna-
tionales. Le président tunisien justifie ses actions en ces termes : « Je ne
puis que vous répéter ma conviction que la racine profonde du fondamen-
talisme est l’extrême pauvreté. D’où l’importance de combattre cette der-
nière par des réformes économiques et sociales ambitieuses 2 . » De
même, le RCD a développé, en marge de ses techniques purement poli-
cières, une approche globale de garantie contre ces dangers : depuis 1987
et surtout depuis 1989, la poursuite de la politique de généralisation de
l’éducation et de promotion de la femme, le désenclavement des

1. Jean Ganiage nous le rappelle : « Le Pacte fondamental, véritable déclaration des droits, proclamait la
sécurité complète de la vie et de la propriété des habitants de la Régence, l’égalité devant la loi et devant
l’impôt, la liberté de religion, la limitation de la durée du service militaire », J. GANIAGE, Les Origines du
Protectorat français en Tunisie…, op. cit., p. 67 (c’est moi qui souligne).
2. Ben Ali, entretien à Politique internationale, nº 89, automne 2000, p. 390.

220
les contours du pacte de sécurité tunisien

provinces déshéritées du pays, l’importance des transferts sociaux


(évalués à 20 % PIB) sont présentés comme des techniques directement
destinées à assurer la sacro-sainte sécurité.
Ce qui est avant tout recherché, c’est une sécurité que l’on pourrait
qualifier de sociétale pour la différencier de la sécurité sociale garantie,
dans les pays occidentaux, à travers de véritables institutions. En Tunisie,
la sécurité résulte moins de mécanismes institutionnels que de rapports
sociaux et d’un système d’interdépendances dans lequel le pouvoir cen-
tral se déploie et joue de ces enchevêtrements 1. L’État est dispensateur de
biens, de modes de vie et d’être dans la société et, à travers ces méca-
nismes, garantit cette dernière contre les dangers qui la menacent. Il joue
de la solidarité, de la lutte contre la pauvreté, de la surveillance policière
contre les potentiels destructeurs de l’ordre social… Si légitimité du pou-
voir il y a, elle réside bien là, et plus précisément dans cette capacité à
offrir toujours plus de sécurité économique et sociale, toujours plus de
prospérité. Ceci n’est pas propre à la Tunisie bien sûr, mais s’étend à
toutes ces situations où l’exercice disciplinaire du pouvoir est associé à
une sorte de productivisme économique et social 2. L’appréciation posi-
tive provient du fait que les autorités apparaissent ainsi « responsables »,
le gouvernement « attentif » aux demandes matérielles, l’État « sou-
cieux » d’assurer la prospérité du pays 3. Les mécanismes de sécurité sont
incontestablement des dispositifs de protection – ou des « systèmes de
protection » pour utiliser un autre vocabulaire, celui de Polanyi 4. C’est
pourquoi aussi ces interventions sont quotidiennes : plus adaptées que la
loi pour protéger la population contre les dangers qui la menacent, elles
représentent la « sollicitude omniprésente 5 » de l’État.
Concrètement, qu’est-ce aujourd’hui que le pacte de sécurité en
Tunisie ? C’est assurément l’assurance de l’ordre et de la quiétude. D’un
point de vue matériel, c’est le bon fonctionnement d’une certaine société
de consommation et de bien-être. Les autorités tunisiennes mettent ainsi
un point d’honneur à énumérer les bienfaits qu’elles apportent à leur
classe moyenne, et ce n’est pas un hasard si les discours sont précisément
centrés sur cette dimension : la croissance s’élève annuellement autour
des 5 %, alimentant un développement réel du pays ; près de 80 %
des familles sont propriétaires de leur logement ; la voiture est

1. En suivant Pierre Rosanvallon, Ezzedine Bouslah parle d’État tutélaire instituteur du social, ou plus
simplement d’État redistributeur, clientéliste et autoritaire, suggérant par là que le nombre et l’importance
des politiques sociales, l’intérêt aussi pour « le social » ne faisaient pas pour autant un État-providence :
E. BOUSLAH « Politiques de protection sociale et sociétés : quelques réflexions théorico-méthodologiques »,
Revue tunisienne de droit 2000, CPU, Tunis, 2001, p. 195-204 ; voir aussi D. CHAMEKH, État et pauvreté en
Tunisie…, op. cit.
2. Pour les pays d’Asie du Sud-Est par exemple, Aiwha Ong souligne que ces attentes matérielles
l’emportent largement sur les demandes politiques : A. ONG, Flexible Citizenship…, op. cit.
3. Tous ces qualificatifs sont issus d’entretiens.
4. K. POLANYI, La Grande Transformation…, op. cit.
5. Expression de M. FOUCAULT, « Michel Foucault : la sécurité et l’État », in Dits et Écrits 3, op. cit.,
nº 213, p. 383-388.

221
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

« popularisée » à la fois par des programmes d’aide à l’achat et, en


période de hausse du prix du pétrole, par subvention de l’essence ; l’élec-
trification et l’adduction d’eau touchent plus de 90 % de la population ;
le téléphone est de plus en plus accessible, de même qu’Internet ; la
fécondité a baissé et la croissance démographique a été limitée grâce à
une politique active de planning familial ; etc. Le Plan est le principal
indicateur de l’effectivité du pacte : en tant que technique de chiffrage, il
cherche à tout ordonner pour que l’objectif de sécurité soit atteint.
L’endettement en est le mécanisme central : le pouvoir à crédit, la vie à
crédit, le crédit comme cheville ouvrière du pacte de sécurité. On peut
maintenant mieux comprendre la centralité de l’économie politique du
crédit et de l’endettement sur laquelle je me suis attardée au début de cet
ouvrage. La banque est à la fois une institution de protection et de sécu-
rité et une institution de création de dépendances, de contrôle et de sur-
veillance. Le crédit est d’autant plus central qu’en période libérale les
modalités classiques de soutien et d’intervention sont partiellement
remises en cause. Aujourd’hui, en Tunisie, le poids financier des subven-
tions et des compensations ne cesse de baisser. Certains en concluent
même que la diminution des transferts aboutit à une déconstruction des
relations sociales, au démantèlement de l’État protecteur et dispensateur,
à la fin de l’« État corporatiste », ou encore à l’essoufflement du modèle
« extensif et redistributif » tunisien 1. Il est incontestable que la libérali-
sation a entraîné une baisse importante des subventions et de la contribu-
tion étatique au fonctionnement des mécanismes de sécurité les plus cen-
traux 2. Derrière la déconstruction d’un ordre apparent, l’observateur
extérieur est cependant frappé par la persistance des interventions.
Celles-ci sont certainement d’une tout autre nature, mais elles n’en sont
pas moins efficaces 3 : le crédit bien sûr, mais aussi les modalités, pas seu-
lement statistiques, du traitement social du chômage ; un ciblage des sub-
ventions sur certaines catégories de la population ou sur certains produits
comme l’essence ; la maîtrise d’une croissance soutenue malgré les aléas
internationaux ; la construction et la préservation d’une bonne image
garante de l’obtention de crédits extérieurs à coût faible ; la poursuite

1. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., chapitre IV ; E. MURPHY, Economic and Political
Change in Tunisia…, op. cit. ; A. BÉDOUI, « Limites, contraintes et perspectives de croissance et du déve-
loppement en Tunisie », Horizons maghrébins, nº 46, 2002, p. 61-76.
2. La réforme de l’assurance maladie, Ministère des Affaires sociales, Tunis, novembre 2000 ;
A. BÉDOUI, « La question de l’État et de la gouvernance en Tunisie », art. cit. ; S. KHIARI, Tunisie, le délite-
ment de la cité…, op. cit. ; H. FEHRI, « Économie politique de la réforme… », art. cit. ; D. CHAMEKH, État et
pauvreté en Tunisie…, op. cit.
3. D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie…, op. cit. ; A. GUELMAMI, La Politique sociale en Tunisie de
1881 à nos jours, L’Harmattan, Paris, 1996 ; H. FEHRI, « Économie politique de la réforme… », art. cit. En
2004 par exemple, le litre de diesel restait à 30 centimes d’euro et le sans-plomb à 50 centimes d’euro
malgré la flambée des prix internationaux. La subvention de l’État s’est ainsi élevée à 580 MDT, soit 1,7 %
du PIB. Les consommateurs n’ont payé que 20 % du prix réel de l’essence. Source : agences de coopérations
européennes et entretiens, Tunis, janvier-mars 2005.

222
les contours du pacte de sécurité tunisien

d’une politique sociale à travers des programmes largement symboliques


mais néanmoins fonctionnels dans le cadre du pacte de sécurité.
On est en présence d’un système hybride où l’État est simultanément
omniprésent et défaillant au regard des normes d’interventions passées 1.
Les dispositifs publics nés des conceptions des années 1930, destinés à
prendre en charge une véritable protection sociale et à assurer le plein
emploi, sont en effet mis à mal par la rigueur budgétaire. De nouveaux
mécanismes se mettent néanmoins en place, que caractérisent notam-
ment un certain flou entre public et privé et une redéfinition des fron-
tières de l’interventionnisme. De nouvelles modalités d’exercice de la
protection, de la redistribution, de la sécurité sont peu à peu inventées.
« La priorité donnée au social » n’est pas seulement rhétorique, elle
constitue un élément fondamental de la légitimité du pouvoir tunisien en
même temps qu’elle reflète une réelle crainte face aux dangers de la pau-
vreté et de ses conséquences politiques. Les normes de protection et les
conditions sociales des travailleurs sont parmi les plus élevées de la
région et, en la matière, la Tunisie n’a pas à rougir des comparaisons
internationales 2. Contrairement à d’autres pays ayant fait massivement le
choix de l’offshore, ces zones n’y sont pas des « zones d’oppression 3 ».
Le pacte de sécurité véhicule l’idée que l’État est incontestablement
la seule instance susceptible de répondre à ces besoins de justice et
d’attention aux pauvres, de satisfaction des besoins de base, d’intégra-
tion et d’ascension sociales. La solidarité se fait au nom de valeurs
« culturelles », c’est-à-dire religieuses, mais seul l’État et les représen-
tants directs du pouvoir central peuvent concrètement mener à bien ces
politiques.

Dépendance et sécurité : les contours du pacte


Ce pacte de sécurité ne se cantonne cependant pas à l’ordre de la maté-
rialité. L’autre facette de la consommation, de l’élévation des revenus et
des niveaux de vie, de la croissance à tout prix, c’est un mode de vie parti-
culier. Le pacte entend aussi garantir un certain éthos, une certaine
manière d’être et d’agir dans la société. La sécurité et la sollicitude de
l’État sont simultanément dépendance et modalités de surveillance. Le

1. E. LONGUENESSE, M. CATUSSE et B. DESTREMAU, « Le travail et la question sociale au Maghreb et au


Moyen-Orient », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, nº 105-106, mis en ligne le 1er mars
2005 (http ://remmm.revues.org/document2340.html).
2. Le satisfecit est donné par les institutions internationales spécialisées comme l’OIT et les confédéra-
tions de syndicats : rapports annuels de l’International Confederation of Free Trade Unions (INTERNATIONAL
CONFEDERATION OF FREE TRADE UNIONS, Tunisia, Annual Survey of Violations of Trade Unions Rights.) Il
est évidemment repris par les autorités tunisiennes qui essaient de créer un label à partir de ce satisfecit et
tentent de sauver la filière. Cette bonne image sociale est relayée par les bailleurs de fonds (BANQUE MON-
DIALE, Stratégie de coopération République tunisienne-Banque mondiale, 2005-2004, op. cit.) et par les
industriels (par exemple rapport Gherzi de 2004, Mise à jour de l’étude textile-habillement…, op. cit., pour
qui les bonnes conditions sociales du travail sont l’un des seuls points forts du textile tunisien).
3. J.-P. CLING et G. LETILLY, Export Processing Zones…, op. cit.

223
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

mode de vie garanti par l’État assujettit les individus : ceux qui ne peu-
vent ou ne veulent accéder à ces crédits à la consommation, à cette fic-
tion bancaire, à ces programmes sociaux ou à ces sociabilités se trouvent
marginalisés par le jeu même des institutions. Les programmes à voca-
tion redistributive sont aussi des mécanismes de mise en dépendance et
de contrôle des « laissés-pour-compte 1 ».
L’usage des programmes sociaux est l’un des grands classiques du
clientélisme autoritaire, comme le rappellent les travaux sur le Mexique,
l’Angola, Singapour ou le Portugal de Salazar 2 . Ils expriment une
volonté d’apaiser les relations sociales, de poursuivre des objectifs de jus-
tice et de charité, d’obtenir aussi une sécurité dans l’ordre sociétal et,
simultanément, une volonté de contrôle et de surveillance. La Tunisie ne
fait pas exception à ce tableau. L’orientation politique et sécuritaire, au
double sens de ces termes, des programmes sociaux y est même
reconnue : la sollicitude de l’État est indissociable de la dépendance qu’il
crée. Plus on offre de sécurité aux individus, plus on augmente leur
dépendance.
Dans le contexte tunisien, fait d’interdiction de penser et d’encadre-
ment strict de la société, la sollicitude assujettit d’autant plus qu’elle est
inséparable de la stabilité, entendue comme gestion de la crise par la pru-
dence, par le consensus et l’adhésion de tous. Rarement brutale, elle est
indolore, invisible et devenue naturelle par la force de l’habitude. « Ne
jamais trancher dans le vif » : le pouvoir en Tunisie ne s’exerce pas par
des mesures radicales, des chocs, des antagonismes assumés, mais à
travers ces multiples voies de l’accommodement, ces petites interven-
tions et mesures en demi-teintes qui permettent finalement à tous, du
moins au plus grand nombre, de trouver des arrangements, des avan-
tages, des modalités de fonctionnement tout en douceur mais aussi tout en
dépendance.
Sollicitude indissociable de la dépendance et du désir de l’harmonie
avec l’État bienfaiteur de la nation : la question de la sécurité écono-
mique et sociale est avant tout une question nationale qui ressortit au désir
d’unité nationale 3. La protection vis-à-vis de l’extérieur, de l’Autre est
un ressort essentiel de l’action de l’État tunisien. En ce sens, c’est

1. H. FEHRI, « Économie politique de la réforme… », art. cit. ; A. GUELMAMI, La Politique sociale en


Tunisie de 1881 à nos jours, op. cit. ; D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie…, op. cit. ; D. CHAKERLI,
« Lutte contre la pauvreté et solidarité nationale », art. cit.
2. A. BIZBERG, « La transformation politique du Mexique : fin de l’ancien régime et apparition du nou-
veau ? », Critique internationale, nº 19, avril 2003, p. 84-91 ; C. MESSIANT, « La Fondation Eduardo dos
Santos (FESA). À propos de “l’investissement” de la société civile par le pouvoir angolais », Politique afri-
caine, nº 73, mars 1999, p. 82-102 ; B.-H. CHUA, Communitarian Ideology and Democracy in Singapore,
Routledge, Londres et New York, 1995 ; A. CARVALHO et H. MOURO, Serviço Social no Estado Novo, Cen-
thela, Coimbra, 1987, et F. ROSAS, O Estado Novo, 1926-1974, Circula de Leitores, Historia de Portugal,
vol. 7, Lisbonne, 1994.
3. C. LEFORT, « Le nom d’Un », p. 247-307, et P. CLASTRE, « Liberté, malencontre, innommable »,
p. 229-246, in E. DE LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire, op. cit.

224
les contours du pacte de sécurité tunisien

incontestablement un « État social-national 1 », au sens que lui donne


Étienne Balibar pour les États-providence occidentaux, malgré ses diffé-
rences : l’intervention de l’État dans la reproduction de l’économie et
dans la formation des individus y est systématique, l’existence des indi-
vidus est toujours subordonnée à leur statut de « national ».
En Tunisie, le mouvement national et la lutte pour l’indépendance se
sont en effet structurés autour de la question de la sécurité économique et
sociale 2. La constitution du Néo-Destour et la radicalisation du mouve-
ment national se sont cristallisées sur des questions de développement et
sur des interrogations quant aux conséquences de la crise économique des
années 1930. Le pacte s’est défini contre la politique discriminatoire du
Protectorat et les antagonismes entre populations créés par les autorités
coloniales, avec pour corollaire une volonté d’intégration économique et
sociale des indigènes. L’État colonial avait cependant lui aussi cherché
une sorte de sécurité sociétale, selon la logique de l’État hygiéniste et de
la valorisation du territoire et de sa population ; à partir des années 1930,
il tenta d’intégrer la population en quadrillant le territoire et en assurant
une certaine redistribution. Cet héritage dessine les contours de la poli-
tique sociale suivie tout au long des trois premières décennies de
l’indépendance 3.
Pour que l’équation entre citoyenneté et nationalité naisse, pour qu’elle
tienne ensuite, « il a fallu que la citoyenneté devienne de plus en plus,
dans les faits et dans les principes, une citoyenneté sociale 4 ». Le dis-
cours de la primauté des droits sociaux sur les libertés publiques est en
Tunisie avant tout une rhétorique et le produit d’une instrumentalisation
autoritaire. Mais cette dimension positive (c’est-à-dire la volonté d’inté-
gration nationale) ne doit pas être négligée. Le pacte de sécurité est insé-
parable du nationalisme et de l’unité du corps social. Il permet de légi-
timer l’exercice du pouvoir et de justifier les stratégies de contrôle des
populations. Il permet d’exclure aussi, par exemple, les islamistes « sou-
tenus par l’extérieur » et influencés par une « idéologie importée » 5.

1. E. BALIBAR, notamment dans « La forme nation… », art. cit.


2. E. LONGUENESSE, M. CATUSSE et B. DESTREMAU, « Le travail et la question sociale au Maghreb et au
Moyen-Orient », art. cit.
3. M. KRAIEM, Pouvoir colonial et mouvement national. La Tunisie des années trente, vol. 1, Alif, Tunis,
1990 ; A. MAHJOUBI, Les Origines du mouvement national en Tunisie, 1904-1934, Publications de l’Univer-
sité de Tunis, Faculté des lettres, Tunis, 1982 ; A. LARGUÈCHE, Les Ombres de la ville. Pauvres, marginaux
et minoritaires à Tunis (XVIII-XIXe siècles), Centre de publication universitaire, Faculté des lettres de
Manouba, Tunis, 1999 ; A. GUELMAMI, La Politique sociale en Tunisie de 1881 à nos jours, op. cit.
4. E. BALIBAR, « Insurrection et Constitution : la citoyenneté ambiguë », Mouvements, nº 1, novembre-
décembre 1998, p. 113.
5. S. CHAABANE, Ben Ali et la voie pluraliste en Tunisie, op. cit.

225
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

Sécurité et laisser-faire :
deux facettes complémentaires du pacte
Pour qu’elles soient prises en considération, crédibles et rentables poli-
tiquement, les mesures destinées à assurer la sécurité doivent être accom-
pagnées de gestes spectaculaires. C’est ainsi que l’on peut comprendre
les campagnes de moralisation ou les décisions successives d’arabisation.
Mais ces actes symboliques sont finalement assez rares et peu nombreux.
Le lot commun, c’est avant tout l’interventionnisme et la sollicitude quo-
tidienne de l’État. C’est aussi, paradoxalement, le laisser-faire.
À regarder la vie économique et sociale tunisienne, on est en effet
frappé par la simultanéité de principes d’action bien définis et du non-res-
pect de ceux-ci. Le cas de l’assurance maladie illustre précisément cette
situation. Alors que les autorités ont mis en place un système de sécurité
sociale parmi les meilleurs de la région et qu’ils tentent périodiquement
de le réformer, il apparaît qu’au quotidien l’accès aux soins est rendu pos-
sible par les réseaux familiaux, amicaux, professionnels ou de voisinage,
au même titre que l’accès à l’emploi 1. Les travaux de sociologie suggè-
rent que le pouvoir ne détient pas la maîtrise qu’il prétend avoir sur le
social, par exemple dans les quartiers périphériques des villes où l’habitat
spontané, les constructions anarchiques et l’informel prennent des pro-
portions déroutantes, ou encore dans les situations d’urgence 2 . On
observe surtout la simultanéité d’interdits extrêmement forts et de
contournements systématiques de ceux-ci, tolérés de façon plus impor-
tante et fréquente encore. Ces tolérances ont pu être comprises comme
des soupapes face aux contraintes systématiques, à la puissance des
interdits ou à l’exaspération suscitée par l’absence de liberté. Illégales,
illicites, transgressant systématiquement les lois, elles ont pu être consi-
dérées comme paradoxales au regard du quadrillage systématique de la
société et de la surveillance quotidienne des activités économiques 3.
L’analyse menée en termes de pacte de sécurité permet d’avancer une
autre interprétation : le laisser-faire est une modalité complémentaire des
mécanismes de sécurité. Dans la réalité comme dans les discours, le pacte
de sécurité ne peut tout englober. Le contrôle ne peut être aussi absolu
que le pouvoir central voudrait lui-même le faire croire, et la disciplinari-
sation n’est pas complète. Si l’interventionnisme pointilleux peut, dans
certaines circonstances, constituer la technique la plus adéquate pour

1. Entretiens, Tunis, juillet 2000, décembre 2001 et février 2005. Voir également, P. HOLMES-EBER,
Daughters of Tunis. Women, Family, and Networks in a Muslim City, Westview Press, Boulder et Oxford,
2003, et La Débrouille au féminin. Stratégie de débrouillardise des femmes de quartiers défavorisés en
Tunisie, Enda inter-arabe, 1997.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et M. BEN LETAÏEF, « Institutions, modes de gestion et devenir… »,
art. cit., et S. BEN ACHOUR, « Permis de bâtir et régulation urbaine », art. cit. De nombreux lotissements sont
implantés dans l’illégalité sur des terrains non viabilisés et vendus à bas prix.
3. L. CHOUIKHA, « Autoritarisme étatique et débrouillardise individuelle… », art. cit. ; A. LARIF-BEATRIX,
Édification étatique et environnement culturel…, op. cit., ainsi que les travaux en cours de Medhi Mabrouk
sur l’émigration illégale.

226
les contours du pacte de sécurité tunisien

assurer une certaine stabilité sociale, pour préserver des emplois ou pour
abaisser les inégalités, le laisser-faire peut, dans d’autres circonstances
et sur d’autres objets, apparaître comme une technique autrement plus
efficace lorsqu’il reste cantonné. Les zones de laisser-faire font donc
partie des technologies sécuritaires du pouvoir pourvu, bien évidemment,
que tout ne soit pas permis et que le niveau en deçà duquel l’interven-
tion n’est pas nécessaire soit maîtrisé. Cette configuration est illustrée par
les exemples de l’informel, de la contrebande et de la contrefaçon. Mais
avant de passer à ces études de cas, il importe de préciser que ce laisser-
faire lui-même n’est pas entièrement sous contrôle. L’enchevêtrement de
la surveillance et de la tolérance n’est pas totalement maîtrisé par ceux
qui gouvernent ; l’exercice du pouvoir de domination se réalise égale-
ment à tâtons. Néanmoins ces incertitudes et l’inachèvement des pra-
tiques de discipline et de laisser-faire n’empêchent pas, in fine, le quadril-
lage et la domination.
Les activités illicites, voire délictueuses sont effectivement plus que
tolérées comme l’indique l’importance du phénomène et sa notoriété 1.
Dès lors, il est difficile de partager la thèse de Michel Péraldi selon
laquelle ces activités, au début tolérées parce que marginales et consi-
dérées comme inoffensives, deviendraient peu à peu dangereuses pour
l’ordre établi : « Le commerce informel transnational n’est donc si mena-
çant pour l’ordre établi que parce qu’il prend la singulière apparence
d’une résistance associée au pragmatisme économique d’une économie
politique, celle du lien personnel et du primat de la relation, qui invalide
et rend obsolète le principe d’organisation bureaucratique à la base de
l’éthique par laquelle les États entendent “encastrer” l’économique dans
l’ordre social 2. »
Parler de résistance en la matière est sans doute trop fort. Ces petits
ou moyens commerçants sont avant tout à la recherche de revenus, de
profits, de ressources monétaires. Leur activité n’est pas pensée comme
politisée et même politisable. Il s’agit d’une activité comme une autre,
d’autant plus tolérée qu’elle peut être largement investie et, par là même,
en partie contrôlée. Le fait de permettre ces activités montre que les auto-
rités politiques prennent acte d’une réalité effective, difficile si ce n’est
impossible à modifier, et que, à partir de cette réalité qui s’impose à elles,
elles la font jouer, elles tentent de la pénétrer pour en tirer bénéfice. Ces
activités ne pouvant être interdites, une compréhension souple et

1. Pour l’informel, voir les travaux susmentionnés de M. Bouchrara, P.-N. Denieul, J. Charmes. Sur la
contrefaçon, voir La Contrefaçon et la Piraterie, Union des fabricants, Paris, 2003. Voir également diffé-
rentes contributions de M. PÉRALDI (dir.), Cabas et containers…, op. cit., notamment M. PÉRALDI (et al.),
« L’esprit de bazar. Mobilités transnationales maghrébines et société métropolitaines. Le comptoir déman-
telé », p. 33-64 ; S. BAVA et S. MAZELLA, « Samir en voyage d’affaires… », art. cit. ; S. MAZELLA,
« L’arrière-boutique du port de Marseille… », art. cit. ; V. MANRY, « “Être en affaire”. Compétences rela-
tionnelles, éthique de la performance et ordre social au marché des Puces », p. 279-314.
2. M. PÉRALDI (et al.), « L’esprit de bazar… Les routes d’Istanbul », in M. PÉRALDI (dir.), Cabas et
containers…, op. cit., p. 329-361, citation p. 360.

227
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

astucieuse des mécanismes de sécurité consiste plutôt à délimiter les


bornes de l’acceptable. D’une part, le gouvernement ferme les yeux sur
les flux continus de biens – voire de personnes – qui violent les fron-
tières géographiques, normatives, légales dans le but précisément de
lutter contre la misère, le chômage, le sous-emploi, la pauvreté, c’est-
à-dire dans la logique même du pacte de sécurité. Considérée alors
comme une pratique de survie – ce qui n’est pas forcément le cas même
si elle reste toujours dans l’ordre de l’acceptable –, l’informalité est
considérée comme maîtrisable par ce laisser-faire 1. Mais, d’autre part,
ces activités sont largement investies par différents réseaux de pouvoir,
directement par des gens en cour ou indirectement à travers les multiples
modalités de l’encadrement politique, cellules RCD, activités organisées
par l’ambassade ou les consulats tunisiens à l’étranger, associations liées
au parti, fêtes sponsorisées par lui 2.
Enfin, la thèse d’une remise en cause de l’ordre établi repose sur l’idée
que les liens personnels et le primat du relationnel jouent contre la régu-
lation étatique. Tous les exemples évoqués jusqu’ici suggèrent au
contraire que l’exercice du pouvoir passe précisément par ces rapports
sociaux et ces liens personnels 3. Ces remarques sont d’ailleurs conver-
gentes avec d’autres aspects de la recherche de Michel Péraldi et de ses
collègues. Les mesures restrictives mises en place par les États euro-
péens et notamment par la France, mais également certaines mesures
tunisiennes, ont transformé les circuits et la nature du commerce
informel, faisant apparaître de nouveaux acteurs 4. On assiste ainsi,
depuis la fin des années 1980, à la baisse du trafic de « cabas » et à la
montée en puissance des « containers », c’est-à-dire à la diminution du
petit trafic artisanal et plus ou moins individuel et à l’accroissement des
filières beaucoup plus structurées nécessitant des soutiens financiers et
politiques autrement plus puissants. Surtout, toutes ces activités, à l’instar
des vols, des trafics en tous genres, y compris de la drogue, sont connues
des services de police. Les fraudeurs, les voleurs, les criminels, les délin-
quants ne sont pourtant pas arrêtés. Les fiches détaillées sont sans cesse

1. Ceci est reconnu par les autorités tunisiennes. Ben Ali affirmait ainsi : « Si notre détermination à
combattre l’émigration clandestine est évidente, force est de reconnaître cependant que nos efforts isolés ne
sauraient suffire. […] Les relations humaines entre les peuples riverains de la Méditerranée constituent un
phénomène des plus anciens, et une source d’enrichissement qui ne peut s’accompagner de la politique des
portes fermées. Pour notre part, nous n’avons pas les moyens suffisants qui nous permettent d’endiguer de
manière durable et efficace ce phénomène […] », Le Figaro, 3 décembre 2003 (c’est moi qui souligne).
2. Entretiens, Tunis, divers terrains 1998-2005, ainsi que M. PÉRALDI (et al.), « L’esprit de bazar… »,
art. cit., et S. MAZELLA, « L’arrière-boutique du port de Marseille… », art. cit.
3. Dans d’autres configurations, B. HIBOU, L’Afrique est-elle protectionniste ? op. cit. ; E. GRÉGOIRE et
P. LABAZÉE (dir.), Grands commerçants d’Afrique de l’Ouest : logiques et pratiques d’un groupe d’hommes
d’affaires contemporains, Karthala-ORSTOM, Paris, 1993 ; J. ROITMAN, « Le pouvoir n’est pas souverain.
Nouvelles autorités régulatrices et transformations de l’État dans le bassin du lac Tchad », in B. HIBOU
(dir.), La Privatisation des États, op. cit., p. 163-196, et « The Garrison entrepôt », Cahiers d’études afri-
caines, 38 (2-4), 150-152, 1998, p. 297-329.
4. M. PÉRALDI et al., « L’esprit de bazar. Mobilités transnationales maghrébines et sociétés métropoli-
taines… », art. cit.

228
les contours du pacte de sécurité tunisien

actualisées, les dossiers complétés, et ils permettent, le moment venu, de


sanctionner. Le laisser-faire doit être également compris dans ce sens : la
liberté y est enserrée dans les mailles de la peur, de la menace potentielle
de la sanction légitime. Car « on a tous à se reprocher quelque chose 1 ».
Pour ceux qui gouvernent, il s’agit donc moins de contrôler l’activité
économique que de contribuer à la définition de son image et de ses
contours 2. Le laisser-faire permet d’englober des choses que le pouvoir
central ne peut contrôler. Il les englobe d’autant mieux qu’existent des
représentations, voire des mythes qui donnent une consistance accrue au
laisser-faire comme liberté. En Tunisie, ils sont principalement constitués
de l’imaginaire beylical d’un État étranger à la société et de celui de
l’autonomie des entrepreneurs 3. Le laisser-faire est un mécanisme qui,
dès lors, se révèle être aussi une technique de discipline et de surveil-
lance parce qu’il permet de multiplier les occasions de punir et de dési-
gner les « ennemis », qu’ils soient islamistes, délinquants, fraudeurs, tra-
fiquants ou escrocs. Le laisser-faire est une technique de contrôle parce
que, contrairement à ce que veut la vulgate libérale, il n’a « rien de
naturel 4 ».

L’insertion économique par tous les moyens

La préoccupation majeure, c’est l’emploi. Aujourd’hui, le taux de chô-


mage officiel tourne autour des 15 %, mais les spécialistes estiment qu’il
gravite plutôt autour des 20 %, voire plus. La baisse enregistrée ces der-
nières années semble essentiellement due au traitement social du chô-
mage 5 . Les évolutions récentes du marché du travail ne peuvent
qu’accroître cette préoccupation : le contenu en emploi de la croissance
ne cesse de baisser, la reconversion du textile apparaît difficile, le phéno-
mène, relativement nouveau, des jeunes diplômés ne fait que s’aggraver

1. Expression et analyse d’un observateur averti de la scène tunisienne, Paris, mai 2005.
2. T. Mitchell montre que l’État contrôle moins qu’il ne désigne l’économique et ce faisant se désigne
lui-même, voir T. MITCHELL, « Nationalism, imperialism, economism : a comment on Habermas », Public
Culture, vol. 10, nº 2, 1998, p. 417-424,
3. Sur le mythe de la marginalité de l’État tunisien par rapport à la société, voir, pour l’histoire,
M.-H. CHÉRIF, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn bin’ Ali (1705-1740), Publications de l’Uni-
versité de Tunis, vol. 2, Tunis, 1986, et pour la période contemporaine, J. LECA, « La démocratisation dans
le monde arabe… », art. cit. et M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique au présent… », art. cit. En
revanche, les travaux de L. C. BROWN, The Tunisia of Ahmad Bey…, op. cit. et L. VALENSI, Fellahs tuni-
siens…, op. cit. ont alimenté cet imaginaire pour la période beylicale comme le font aujourd’hui les livres
dénonçant l’autoritarisme de Ben Ali. Le mythe de l’autonomie des entrepreneurs a d’abord été mis en évi-
dence pour les Sfaxiens (par M. Bouchrara et P.-N. Denieul) mais il a été popularisé à toute la communauté
tunisienne.
4. K. POLANYI, La Grande Transformation…, op. cit., p. 191.
5. 2004 : 13,9 % chômage ; 14,3 % en 2003 et 14,9 % en 2002, 15,8 % en 1999. Source : INS. Le condi-
tionnel est cependant de rigueur tant ces chiffres peuvent être manipulés et négociés.

229
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

et les créations d’emplois ont lieu dans des secteurs à l’activité cyclique
et sans qualifications 1.

La Banque tunisienne de solidarité, crédit garanti


La Banque tunisienne de solidarité (BTS) est l’un des instruments
fétiches des pouvoirs publics. C’est un mécanisme de sécurité conçu pour
favoriser l’accès à l’emploi et pour développer les petits emplois de
survie. La BTS révèle la place qu’occupe le crédit dans le pacte de
sécurité.
Son origine remonte au milieu des années 1990, lorsque la restructu-
ration bancaire a définitivement exclu les plus petits agriculteurs de
l’accès à la Banque nationale agricole (BNA). Dans le cadre de la libéra-
lisation économique, l’idée a germé de mettre en place des fonds pour
ces derniers, sur le modèle désormais mondialement connu de la Gra-
meen Bank : en prêtant à des membres qui se cooptent, cette organisation
permet de jouer sur la pression sociale pour assurer d’excellents taux de
remboursement. Cependant, sous prétexte de possibles infiltrations isla-
mistes, les propositions faites jusqu’au milieu des années 1990 ont toutes
été refusées et c’est le président Ben Ali en personne qui, le 7 novembre
1997, annonça la création de la Banque tunisienne de solidarité 2. Le dis-
cours reprenait l’idée que les « petits boulots », les « emplois de proxi-
mité » et l’« artisanat » devraient combler le déficit d’emploi créé par la
libéralisation. Le rôle de la BTS serait d’aider ces exclus de la mise à
niveau à trouver des financements. Peu à peu, cependant, le champ
d’intervention de la banque s’est étendu, notamment après la mise en
place du Fonds national pour l’emploi (FNE ou 21.21 du nom du numéro
de son compte postal) et la prise de conscience de l’importance du chô-
mage des diplômés 3. Elle finance désormais des projets plus consé-
quents comme l’ouverture de cabinets médicaux ou de sociétés de ser-
vices informatiques.
Avant que les activités de cette banque ne démarrent, les bailleurs de
fonds (Banque mondiale et Agence française de développement, par
exemple) ont envisagé de participer à son financement. Mais l’examen
des modalités d’action de la BTS a finalement dissuadé les agences
d’aide d’entrer dans le capital : le projet se révélait non pérenne et totale-
ment dépendant de refinancements annuels 4. Les banques de la place ont

1. On estime à 80 000 le nombre de nouveaux entrants sur le marché de l’emploi au cours du Xe Plan.
Source : BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération…, op. cit.
2. Tout cet historique est issu de A. NARÂGHI, Les Contours de l’entente politique…, op. cit.
3. Pour plus de détails institutionnels sur le 21.21 et la BTS, voir la documentation publique de la banque
elle-même et les articles réguliers dans la presse à propos de ses actions bienfaitrices, notamment La Presse,
17 décembre 2003.
4. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000 et Paris, janvier 2001 ; pour plus de détail, B. HIBOU,
« Les marges de manœuvre… », art. cit. Sur les « déviances » de la BTS et son non-respect des règles ban-
caires, voir IMF, Tunisia. Financial System Stability Assessment, Washington D.C., 17 mai 2002, p. 22.

230
les contours du pacte de sécurité tunisien

alors capitalisé la BTS en sachant parfaitement qu’elles ne recevraient


pas le retour sur investissement nécessaire et qu’elles ne seraient jamais
remboursées. Elles l’ont fait soit par conviction parce que telle était la
demande du chef de l’État, soit par intérêt – devant la réticence de cer-
taines d’entre elles, des exemptions fiscales ont été décidées. Les offi-
ciels tunisiens ont toujours nié la faiblesse des remboursements et l’exis-
tence d’impayés. Ils n’ont cependant pas pu convaincre les financiers
étrangers. Il est impossible pour un observateur extérieur de vérifier la
véracité de l’une ou l’autre de ces analyses, mais une interrogation ne
peut être occultée, que les banquiers de la place partagent générale-
ment : comment la BTS peut-elle atteindre des résultats positifs alors
même que le taux de créances douteuses est écrasant dans le secteur ban-
caire et que l’environnement en Tunisie est favorable au non-rembourse-
ment ? L’absence ou la faiblesse des remboursements est à analyser dans
les mêmes termes que les créances douteuses, à savoir comme des méca-
nismes de protection au cœur du pacte de sécurité.
Quoi qu’il en soit, le capital de la BTS a été « mangé » dès la pre-
mière année et l’État, depuis lors, renfloue la banque. Mais ceci ne doit
pas être interprété comme une dérive ou un échec. Ce résultat était inéluc-
table – c’était la raison même de la non-participation des bailleurs de
fonds – et, de fait, la BTS avait pour instruction de fonctionner comme
un guichet de distribution plutôt que comme une banque. L’organisation
spécifique de l’institution confirme ce choix : la BTS est une « banque
sans huissiers ni secrétaires, ni chauffeurs, ni dossiers, ni matricules »
pour symboliser précisément sa proximité avec les bénéficiaires de prêts
et éviter une bureaucratisation 1. On pourrait plutôt dire, avec un banquier
de la place, que c’est « une ligne de crédit à orientation sociale ». De fait,
la banque prête sans garantie et sur simple entretien avec le bénéficiaire
potentiel du crédit. Il est difficile de savoir comment l’argent est dis-
tribué, mais il va de soi que si les bénéficiaires ont été nombreux 2, l’accès
aux microcrédits de la BTS est rendu d’autant plus facile que le candidat
au prêt est membre d’une des nombreuses associations liées au parti ; les
services de la banque prennent également leurs décisions sur la base de
fiches fournies par ces associations, les cellules du RCD, l’omda ou la
police. La volonté de contrôler politiquement la microfinance, qui se
développait alors à la marge de la légalité, est réelle. Ainsi, Ali Narâghi
a montré comment les associations indépendantes impliquées dans cette
activité ont interprété la création de la BTS comme une mise sous
tutelle 3 . Dès lors, le microcrédit a effectivement fait l’objet d’un

1. Le Nouvel Afrique Asie, 115, avril 1999, p. 50, qui rapporte le discours officiel (c’est moi qui souligne).
2. Selon le Premier ministre tunisien, dès septembre 1999, 17 000 projets ont été financés depuis l’ouver-
ture opérationnelle de la BTS, début 1998 ; le financement global s’élève à 25 MDT et a permis la création
de 25 000 emplois directs. Cité par Marchés tropicaux et méditerranéens, 8 octobre 1999.
3. A. NARÂGHI, Les Contours de l’entente politique…, op. cit.

231
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

encadrement juridique extrêmement strict 1. Comme pour toutes les


autres immixtions, il serait cependant réducteur et même incorrect
d’interpréter la création de la BTS uniquement comme un instrument de
contrôle, de discipline et de clientélisme. En tant que modalité du pacte
de sécurité, la banque des pauvres a pour fonction d’aider à l’insertion
dans le monde professionnel. La dimension disciplinaire n’est qu’une des
conséquences indirectes de cette volonté de garantir stabilité et sécurité.

Les jeunes, entre contrôle et laisser-faire


Selon le dernier rapport de la Banque mondiale, le niveau des dépenses
consacrées au traitement actif du chômage est élevé en Tunisie, représen-
tant 1,5 % du PIB, ce qui correspond à la tranche supérieure de ce que
dépensent les pays de l’OCDE. Cependant, ces dépenses touchent un
nombre bien moindre de personnes – 5 % de la population active en
Tunisie contre 10 % dans l’OCDE – essentiellement parce que ce sont
les jeunes qui préoccupent les autorités tunisiennes. En un sens, elles ont
raison : le chômage des jeunes est une donnée objectivement explosive
puisque ces derniers représenteraient à eux seuls plus des trois quarts des
chômeurs 2. Selon les données de 2004, le taux de chômage atteindrait
37 % pour les 15-17 ans, 32 % pour les 17-19 ans, 29 % pour les 20-24
ans et 22 % encore pour les 20-29 ans. C’est même une donnée d’autant
plus explosive que les jeunes diplômés sont les plus touchés : le chô-
mage atteindrait jusqu’à 40 % pour les jeunes de 20-24 ans diplômés ou
munis d’au moins une année universitaire. En outre, les moins de 25 ans
trouvent surtout du travail dans l’agriculture, activité particulièrement
instable, et dans le textile, secteur en grave crise. Cette préoccupation est
reconnue par les plus hautes autorités de l’État. En 2004, le premier
Conseil ministériel restreint, véritable instance décisionnaire, consacré
aux loisirs des jeunes était commenté par l’agence officielle TAP en ces
termes : « Ces mesures montrent que l’encadrement des jeunes, l’attache-
ment à être constamment à l’écoute de leurs préoccupations et le souci
de les associer à l’exercice de la responsabilité figurent parmi les
constantes de la politique sociale avant-gardiste du président Ben Ali qui
s’emploie sans relâche à cibler les plans de développement tant nationaux
que régionaux, particulièrement en matière d’emploi, sur les jeunes 3. »
La mise en œuvre de nombreuses mesures, d’une consultation nationale

1. S. BEN ACHOUR, « La liberté d’association entre droit et société », article pour la LTDH, 10 décembre
2004.
2. Plus précisément, les moins de 29 ans représenteraient 76 % des chômeurs. Toutes ces données et
celles qui suivent sont issues de BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération République tunisienne-
Banque mondiale, 2005-2004, op. cit., à partir de données fournies par les ministères tunisiens. J’indique
ces chiffres au conditionnel car rien n’est sûr en la matière et les motifs de manipulation et d’arrangement
sont suffisamment nombreux pour inciter à la précaution.
3. Communiqué de la TAP, janvier 2004.

232
les contours du pacte de sécurité tunisien

des jeunes tous les cinq ans et la création, en 2002, d’un Observatoire
national de la jeunesse concrétisent ce souci.
La difficulté des jeunes à s’insérer dans la vie économique suggère un
autre type de critique à la thèse de la répression des « puissants écono-
miques ». Ce ne sont pas seulement les « grands » et les « riches » qu’il
s’agit de contrôler et, le cas échéant, de réprimer ; toute la population doit
pouvoir être accessible aux mécanismes de sécurité. C’est ce qui explique
l’ampleur des efforts déployés pour étendre le pacte à ce segment de la
population. Après avoir terminé leurs études et en raison de l’ampleur du
chômage, ils sont autant incités à trouver un emploi qu’à aller dans un
centre d’information et d’orientation. Constitués depuis peu en guichet
unique, ces centres leur fournissent conseils et aides 1. Ils ont ainsi accès à
des stages, au financement, par la BTS, de projets grâce à des crédits bon
marché sur 10 ou 15 ans, à des aides pour la création de petites sociétés, à
des programmes d’insertion professionnelle. En 2000, le Fonds national
pour l’emploi a été créé afin d’aider les jeunes à se former, se réinsérer
et se requalifier. Les stages « Initiation à la vie professionnelle » ont été
élaborés pour les titulaires d’une maîtrise (SVP1) ou du bac (SVP2), afin
qu’ils soient temporairement recrutés à des salaires très faibles – infé-
rieur au salaire minimum – par des entreprises publiques ou privées sur
financement public. On peut encore citer la mise en place des contrats
emploi-formation ou des fonds d’insertion et d’adaptation profession-
nelles. Les chantiers de l’emploi proposent aux jeunes une occupation
contre une indemnité financière, environ 60 DT pour quinze jours de
chantier, soit 4 DT par jour. De plus en plus utilisés, ils offrent en milieu
rural un complément au revenu familial et tentent de limiter l’exode
rural 2.
Toutes ces mesures sont prioritairement destinées à diminuer le chô-
mage et à garantir un minimum vital aux jeunes. Elles fournissent en
même temps de nouvelles modalités de contrôle. Il faut dire que les
jeunes sont réticents à adhérer au parti. Les chiffres n’existent pas pour
le RCD mais il est officiellement admis que le taux d’adhésion des jeunes
aux associations ne s’élève qu’à 2 %, ce qui suggère plus qu’une désaf-
fection, un véritable rejet d’un encadrement qu’ils jugent pesant, suranné
et en outre relativement inefficace pour l’obtention d’un emploi 3 .
À défaut donc de réussir à les faire affilier au parti ou à ses organisa-
tions de jeunesse (Chabiba al Madrassia), on les introduit dans un sys-
tème d’observation professionnelle. Les mesures pour l’emploi jouent
alors comme une mise en discipline, le chômage étant l’« anormal »,
l’emploi ou son succédané la norme. La préoccupation sécuritaire

1. Pour toutes ces mesures, voir A. BÉDOUI, Spécificités et limites du modèle de développement tunisien,
op. cit., ainsi que la presse et les sites officiels.
2. Le nombre d’emplois dans les chantiers est passé de 500 000 à 1 200 00 en 5 ans. Source : MEF.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2003, janvier 2005 et Paris, septembre 2004. Chiffre issu de la dernière
Consultation nationale des jeunes.

233
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

s’exprime aussi par le ciblage des aides : les non-diplômés sont très peu,
voire pas du tout touchés par les programmes actifs d’aide à l’emploi, qui
ciblent essentiellement les « populations dangereuses », jeunes diplômés
et hommes 1. Pour bénéficier du peu d’emplois disponibles, il faut être
toujours plus loyal, il faut surtout être plus zélé que son concurrent.
Malgré le discours volontariste, le maintien du chômage des jeunes
suggère la faible efficacité des mesures et des aides. L’informel reste le
passage obligé pour entrer dans la vie active 2 tandis que le départ à
l’étranger est toujours plus attractif. Selon des données officielles, deux
tiers des jeunes Tunisiens voudraient partir et, contrairement aux ten-
dances précédentes, ce phénomène s’étendrait aux jeunes filles – plus de
50 % d’entre elles seraient candidates à l’émigration 3. Ce choix de l’exit
option est une situation imprévue et non souhaitable au regard de l’image
de la Tunisie, mais c’est une solution tolérable pour les autorités du pays.
La stratégie de la « centrifugeuse » permet en effet d’expulser de la
société les individus non intégrables. Elle est d’autant plus acceptée
qu’elle se déploie de façon discrète et dissimulée. Officiellement, il n’y a
ainsi pas, ou extrêmement peu, de départs de jeunes clandestins tuni-
siens, les candidats à l’aventure étant essentiellement des Africains, des
Libyens, voire des Algériens et des Marocains. Officiellement toujours,
la Tunisie ne serait pas un point de départ, mais parfois seulement un pas-
sage intermédiaire pour des bateaux partis de Libye. Difficiles à établir,
les faits sont cependant plus ambigus, et les départs effectifs croissants.
Cette tolérance dévoile une autre facette des dispositifs de sécurité : il
s’agit moins de trouver réellement une solution à un problème – un
emploi à ces jeunes – que de circonscrire les populations dangereuses
pour assurer, in fine, ordre et quiétude.

Le Fonds de solidarité nationale, ou l’ombre intolérable

Le mécanisme de sécurité par excellence, celui qui a été rendu le plus


visible et qui est devenu le symbole du mode de gouvernement tunisien,
est le Fonds de solidarité nationale (FSN). Plus connu sous le nom de
26.26, du numéro de son compte postal, il était, pour reprendre les termes
de la prose officielle, un fonds destiné à « éradiquer les zones d’ombre »,
à faire disparaître la pauvreté et à fournir les « besoins de base » pour les
populations qui en étaient jusqu’alors exclues. Depuis l’an 2000, alors
que le Fonds continue à fonctionner malgré le dépassement de la date
butoir, il n’a pas été jugé nécessaire de développer un autre argument.

1. BANQUE MONDIALE, Stratégie de coopération République tunisienne-Banque mondiale, 2005-2004,


op. cit.
2. Ibid. et P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit.
3. Enquête du ministère de la Culture de 2001 dont les résultats ont été publiés courant 2003. J’utilise le
conditionnel car les résultats de l’enquête n’ont pas été rendus publics, la presse s’en faisant un écho partiel
et invérifiable.

234
les contours du pacte de sécurité tunisien

Mais l’évidence est là : la politique sociale du gouvernement tunisien


passe désormais aussi par une solidarité imposée et étendue à l’ensemble
des citoyens. Contrairement aux autres instruments de redistribution, qui
pour beaucoup d’entre eux sont toujours en place, les modalités de finan-
cement et de fonctionnement du 26.26 sont bien particulières 1. Trois élé-
ments au moins caractérisent donc cette nouvelle technique : le récit de
l’ombre et de la mise en lumière d’individus et de comportements ; le
thème du consensus et de la participation de tous à l’élimination de la
pauvreté ; la rhétorique de la solidarité comme pendant de la discipline
capitaliste et politique. Ensemble, ils font apparaître l’un des aspects fon-
damentaux du pacte : la lutte contre la pauvreté est une question de sécu-
rité, par participation de tous à l’ordre social existant. Ce faisant, le Fonds
est un mécanisme de contrôle à part entière : contrôle de zones et d’indi-
vidus du seul fait de leur localisation et de leur qualification en tant que
« pauvres » ; mais contrôle des non-pauvres aussi, par leur participation
« consensuelle » à la solidarité.

Le mécanisme du don obligatoire


Il est aujourd’hui bien connu que les dons volontaires au 26.26 sont
largement contraints : toutes les entreprises et sociétés doivent lui verser
2 DT par salarié et par mois ; de même, les entrepreneurs sont censés
verser des montants significatifs à un moment ou à un autre de l’année,
souvent le 7 novembre, le 8 décembre (journée de la Solidarité), en
période électorale, ou encore pour s’accorder la bienveillance des auto-
rités, être vus dans le journal local et « assurer ou acheter l’avenir ». Cette
contrainte est sans aucun doute implicite, mais non moins réelle. Un
entrepreneur qui se déroberait ostensiblement à ce devoir de solidarité ris-
querait de connaître des moments difficiles, se heurtant à des contrôles
fiscaux, à des entraves à l’accès à des marchés publics et à des tracas-
series administratives. Les gérants de bar sont par exemple obligés de
verser annuellement une somme allant de 5 000 à 10 000 DT sous peine
de se voir retirer leur licence, qui est une autorisation arbitraire et révo-
cable par le gouverneur. Celui de Jendouba a ouvertement averti en
public qu’il n’y avait pas d’alternative : soit les individus participaient au
26.26 et conservaient leur autorisation, soit ils seraient remplacés par les

1. Sur le 26.26, voir S. LOMBARDO, Un printemps tunisien…, op. cit. ; Les Cahiers de l’Orient, nº 66,
2e trimestre 2002 (notamment l’article de N. Hamza) et la presse tunisienne pour les discours et les justifi-
cations officiels, de même que pour les sommes officiellement reçues et dépensées. Pour une analyse cri-
tique, voir des journaux français et belges (Le Monde, Libération, Croissance, La Croix, Le Soir, La Libre
Belgique). Le meilleur article est sans doute celui de C. AYAD, « Le 26.26, c’est le président Ben Ali ! », Le
Soir, 2 août 1999. Les articles et ouvrages scientifiques sont très peu nombreux à s’étendre sur ses méca-
nismes : on peut citer K. ZAMITI, « Le Fonds de solidarité nationale : pour une approche sociologique du
politique », Annuaire de l’Afrique du Nord, XXXV, 1996, p. 705-712 ; B. HIBOU, « Les marges de manœuvre
d’un “bon élève” économique… », art. cit. ; D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie…, op. cit. ; D. CHA-
KERLI, « Lutte contre la pauvreté et solidarité nationale », art. cit.

235
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

nombreuses personnes qui attendaient 1… Parfois le don est sollicité en


nature. Au lieu de ponctionner l’entrepreneur en argent, celui-ci est incité
à construire à ses frais un bout de route ou une canalisation au nom du
26.26. En contrepartie de futurs marchés avec l’État, on lui fait miroiter
l’absence de problèmes avec l’administration ou, plus cyniquement
encore, le maintien de son agrément. Les fonctionnaires, quant à eux, doi-
vent une journée de salaire par an et les agriculteurs 1 % de leur vente. Au
tribunal, le procureur de la République fait passer une circulaire ordon-
nant aux magistrats et aux greffiers de donner une partie de leur salaire,
et même les enfants, de la maternelle au lycée, doivent participer à cette
solidarité obligatoire. Les sujets tunisiens, qu’ils résident en Tunisie ou
à l’étranger, sont en outre constamment soumis à cette pression lors du
renouvellement de leurs papiers et dans toute démarche administrative.
Enfin, l’État lui-même apporte une contribution substantielle au Fonds.
Il est très difficile de savoir avec exactitude ce que rapportent les dons :
officiellement, de 1994 à 2000, les recettes du 26.26 s’élevaient en
moyenne à 15 MDT, sans dotations budgétaires. Mais beaucoup d’obser-
vateurs ont rapidement mis en doute ces données : l’économiste Mah-
moud Ben Romdhane estimait ainsi, dès 1999, ces recettes à 24 MDT par
an pour les seules entreprises, soit deux fois plus, par exemple, que les
recettes officielles enregistrées en 1997 qui s’élevaient à 11,7 MDT 2. Les
milieux économiques estimaient à la même période ces recettes à
40 MDT, dont 38 MDT fournis uniquement par les gros hommes
d’affaires 3.
Il est quasiment impossible d’avoir des données détaillées sur les
actions effectives du Fonds autres que ce qu’offrent les plaquettes offi-
cielles. Même les bailleurs de fonds ne sont pas arrivés à obtenir les infor-
mations suffisantes pour élaborer une recension exhaustive des aides
sociales 4. Il n’existe pour ainsi dire pas de vrai budget, pas de liste des
récipiendaires, pas d’organigramme du système de gestion, pas de grille
de répartition des ressources, pas d’évaluation des actions menées. L’ana-
lyse d’un centre de recherche, le CERES, a provoqué une scission entre
chercheurs face aux interférences politiques, et finalement a entraîné la
non-publication du rapport complet. Ce qui ne veut pas dire que les
sommes ne sont pas distribuées : elles le sont effectivement, même si
c’est de façon discrétionnaire et clientéliste, même si l’efficacité des
actions n’est pas toujours assurée, même si tout n’arrive pas forcément à
destination, comme le prétend la rumeur sur le 26.27 ou sur les villas
financées par le Fonds 5.

1. Scène vécue par un de mes interlocuteurs. Tunis, décembre 2003.


2. M. BEN ROMDHANE : entretiens personnels et citation dans C. AYAD, « Le 26.26, c’est le président Ben
Ali ! », Le Soir du 2 août 1999.
3. Entretiens et citation dans C. SIMON, « Les appétits d’un clan », Le Monde, 22 octobre 1999.
4. Document confidentiel fait par un bureau d’études pour une agence de coopération.
5. S. KHIARI et O. LAMLOUM, « Le Zaîm et l’Artisan… », art. cit. Les auteurs écrivent : « Les fonds de
solidarité, destinés en principe à amortir le choc de la suppression des mécanismes de redistribution, fonc-

236
les contours du pacte de sécurité tunisien

La règle de fonctionnement est que tout le monde donne au nom de la


solidarité nationale. Dans le contexte décrit plus haut, les moyens de pres-
sion et de collecte varient d’un proviseur à l’autre, d’un directeur d’admi-
nistration à l’autre, d’un entrepreneur à l’autre, d’un représentant de cel-
lule ou de comité de quartier à l’autre. Au niveau local, l’émulation entre
cellules ou administrations alimente les pressions, les intimidations, voire
les pratiques répressives. Personne, dans la hiérarchie des écoles, des
lycées, des hôpitaux, des tribunaux, des administrations, des entreprises
publiques, des cellules, ne veut être classé dernier en termes de sommes
collectées, et la course au chiffre fonctionne également comme un res-
sort efficace de la ponction. Cela dit, des résistances existent et, avec le
temps, elles se multiplient. L’attestent, ce qui est nouveau, des plaintes
reçues à la LTDH et au CNLT de parents dont les enfants ont été ren-
voyés des cours, empêchés de passer des contrôles ou frappés par le
directeur d’école parce qu’ils n’avaient pas versé au 26.26 ; ou encore le
nombre croissant d’entrepreneurs qui critiquent, ouvertement, lors
d’entretiens, le principe de fonctionnement du FSN et affirment ne pas
donner 1. Malgré tout, l’hostilité ne peut, généralement, s’exprimer que
sous des formes ténues et nuancées. Pour exprimer sa désapprobation, un
entrepreneur contacté par le délégué du siège social de l’entreprise afin
de faire un don peut, dans un premier temps, décider de ne rien verser.
Mais si les pressions se font trop pressantes et si les sommes dérisoires
qu’il a finalement versées ne sont pas jugées suffisantes, il aura du mal à
ne pas donner les sommes exigées s’il n’est pas prêt à remettre en cause
ses affaires.
De même, les fonctionnaires opposés au paiement de ce tribut sont, le
plus souvent, contraints d’accepter le prélèvement d’une journée de
salaire sur leur fiche de paie car les démarches à suivre pour refuser cette
pratique sont particulièrement fastidieuses et dangereuses politiquement.
Ils exprimeront leur désapprobation en ne participant pas aux journées
de la Solidarité ou à d’autres célébrations exceptionnelles qui sont autant
d’opportunités de donner. Lors des entretiens que j’ai pu mener, un
nombre significatif d’entrepreneurs m’ont expliqué que, selon les
périodes, ils avaient donné aux amicales (de la police, de diverses organi-
sations et instances du parti), au RCD ou… au contrôle CNSS – ce qui
exprime bien l’indifférenciation entre les taxations et les ponctions extra-
étatiques pour la plupart des citoyens tunisiens ; et que depuis la fin des
années 1990, la priorité était au 26.26 et qu’ils ne donnaient qu’à ce
Fonds. Une autre considération, plus terre à terre mais tout aussi efficace,
explique la diffusion et l’acceptation de ces dons obligatoires : pour amé-
liorer la rentabilité financière du FSN, les sommes qui lui sont versées
sont déductibles de l’assiette fiscale.

tionnent en réalité comme instruments de clientélisme et de propagande ». Voir également K. ZAMITI, « Le


Fonds de solidarité nationale : pour une approche sociologique du politique », art. cit.
1. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.

237
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

Il est particulièrement difficile de synthétiser les perceptions que les


citoyens et les contribuables se font de cette technique spécifique de
redistribution. Certains affirment qu’il s’agit ni plus ni moins d’un racket,
d’autres qu’il est légitime de financer une politique sociale par la solida-
rité. Certains assimilent ce versement à un impôt, d’autres à un don,
d’autres enfin à une extraction. Deux appréciations, contradictoires mais
qui coexistent souvent au sein de chaque individu, apparaissent claire-
ment : d’un côté, l’exercice d’une pression est consubstantiel au fait de
« verser » puisque celui-ci exige le recours à l’autorité administrative ou
morale –le proviseur, l’instituteur, le directeur d’administration, le
patron ; de l’autre, le « versement » est incontestablement considéré
comme un acte faisant partie du pacte de sécurité. Les perceptions chan-
gent cependant avec le temps et le 26.26 est désormais apprivoisé.
Aujourd’hui, les uns sont lassés de donner, tandis que les autres jouent
les intermédiaires du Fonds ; certains osent plus aisément qu’hier
s’opposer ou arguer de contraintes économiques pour ne pas verser alors
que d’autres l’ont tout simplement intégré dans leur système de
contraintes et leur comptabilité. La publicisation des dons, qui durant les
premières années constituait l’un des procédés de pression disciplinaire, a
disparu trahissant une évolution ambiguë : d’un côté, le FSN fait définiti-
vement « partie du paysage tunisien » et de ses mécanismes de contrôle et
d’encadrement ; de l’autre, les recettes tirées de ces journées de Solida-
rité semblent médiocres et pourraient laisser apparaître les doutes, les
réticences voire les résistances au paiement. L’administration aussi a
dompté le 26.26. Alors que durant les premières années elle se sentait en
partie dépossédée d’une politique et surtout de ses effets légitimateurs,
elle a aujourd’hui retrouvé ses repères et récupéré en partie ses
prérogatives.

Le 26.26, technique d’assujettissement


Même si elles peuvent peser sur le bilan des entreprises ou plutôt de
certaines d’entre elles, les sommes affectées au 26.26 ne sont pas très
importantes, quantitativement. L’arsenal des interventions étatiques en
matière sociale n’a cessé d’augmenter et les instruments traditionnels ont
gardé leur importance 1. Mais sa visibilité est significative des motiva-
tions sous-jacentes à sa mise en place : discours politique en direction des
classes moyennes et ambition d’éliminer le principal « fléau » de l’ordre
et de la sécurité 2 ; volonté de contrôle politique des pauvres et d’élimi-
nation des islamistes par utilisation des méthodes que ces derniers avaient

1. D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie…, op. cit.


2. S. BENEDICT, « Tunisie, le mirage de l’État fort », art. cit., et J.-P. BRAS, « Ben Ali et sa classe
moyenne », art. cit.

238
les contours du pacte de sécurité tunisien

eux-mêmes empruntées au parti unique 1 ; façon de contourner les pres-


sions du FMI et de la Banque mondiale sur la baisse des aides et des
dépenses budgétaires ; instrument supplémentaire des arrangements entre
la communauté des affaires et Carthage en raison de la forte relation
entre, d’une part, tolérance au non-respect de certaines règles ou
résolution d’un conflit et, d’autre part, versement au 26.26 2 ; capacité
de récupération, de contrôle et d’appropriation de l’aide sociale et
des pratiques de charité et de don ; révélateur de la « privatisation de
l’État » dans la mesure où le caractère obligatoire du versement et
l’absence de tout contrôle par des instances publiques permettent d’inter-
préter le 26.26 comme une fiscalité privée 3 ; symbole, enfin, de la per-
sonnalisation du pouvoir de Ben Ali puisque le FSN a été créé à son ini-
tiative, qu’il en est le seul maître – en l’absence de contrôle parlementaire
ou de la Cour des comptes – et que les œuvres ainsi réalisées le sont en
son nom et non en celui de l’État ou d’une administration par ailleurs sou-
vent dénigrée 4.
Le 26.26 apparaît surtout comme un mécanisme de sécurité qui pré-
tend, par la disparition de l’« ombre », prévenir les dangers que la pau-
vreté ne manque pas de provoquer. La revendication de transparence est
un discours, mais la transparence est aussi une forme du pouvoir. C’est un
processus d’assujettissement parce qu’il met en lumière la localisation, la
bonne volonté et les comportements de certaines catégories de la popula-
tion et permet le fonctionnement de procédures d’appréciation, d’évalua-
tion, de classement. Le « bon » pauvre pourra bénéficier de gratifica-
tions en bénéficiant des dons du 26.26 ; le « mauvais » sera puni en n’y
ayant pas accès. La prétention du pouvoir central à faire disparaître les
« zones d’ombre » permet de créer un espace de lisibilité dont les critères
sont bien évidemment définis par l’État et lui seul. L’aide aux pauvres est
devenue une composante cruciale de la représentation du pouvoir central
tunisien, ce qui rend les pauvres plus visibles mais aussi, du coup, plus
contrôlables.
De sorte que le 26.26 apparaît comme l’une des techniques de contrôle
les plus significatives de l’art de gouverner en Tunisie. À l’instar de
l’« examen » dans l’analyse de la discipline par Michel Foucault 5, le FSN
exerce un regard normalisateur et surveille, il manifeste l’assujettisse-
ment de ceux qui sont perçus en tant qu’objets et l’objectivation de ceux
qui sont assujettis ; il rend visibles, dans l’exercice du pouvoir, les sujets

1. La lecture de la presse tunisienne est à ce titre édifiante : il s’agit d’« éradiquer les zones d’ombres »
(plaquette du FNS), de passer de « l’ombre » à « la lumière » (Le Renouveau, 8 décembre 1996, qui reprend
les termes religieux), d’œuvrer pour « ressaisir les laissés-pour-compte » auparavant attirés par les isla-
mistes (Le Renouveau, 11 décembre 1994), de « canaliser les oboles et les dons » (Le Temps, 22 mars 1993).
2. B. HIBOU, « Tunisie : le coût d’un miracle », art. cit.
3. B. HIBOU, « De la privatisation de l’économie à la privatisation de l’État », in B. HIBOU, (dir.), La Pri-
vatisation des États, op. cit.
4. M. CAMAU, « D’une République à l’autre… », art. cit.
5. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 217-227.

239
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

qui ont à être vus ; il fait de chaque individu un cas, un individu à jauger,
à classer, à dresser, à féliciter, à montrer en exemple, à corriger, à exclure,
à normaliser… Contrairement à ce qui est souvent affirmé, par exemple
par les opposants qui en font le symbole d’un régime despotique et cor-
rompu, cette technique n’est pas nouvelle et elle a déjà été utilisée en
Tunisie, par exemple pendant la colonisation : pour financer l’Exposition
universelle, une collecte avait été organisée auprès des tribus par l’inter-
médiaire des cheiks et notables locaux 1. Ce qui est peut-être nouveau, ce
sont les modalités de cette procédure de ponction et de contrôle, avec une
certaine rationalisation des techniques, d’ailleurs revendiquée : « Fort
d’une solide expérience acquise sur le terrain au contact direct des réa-
lités sur lesquelles il agit en permanence, le Fonds national de solidarité a
atteint sa vitesse de croisière s’étant doté d’une méthodologie spécifique.
Ses interventions se caractérisent désormais par la rationalité qu’impose
à tous les niveaux un sens aigu de l’efficacité 2. »
En soi, cette technique est même banale. On la retrouve en Afrique,
hier comme aujourd’hui ; elle est également utilisée au Mexique comme
en Iran 3. Les historiens de l’Antiquité mentionnent son usage en Grèce
et à Rome et ceux de l’Ancien Régime français également 4. Les compa-
raisons ne concernent cependant que la technique, non sa signification et
sa portée sociopolitique. Dans la Chine contemporaine par exemple, la
décentralisation permet, sous prétexte de lutte contre les inégalités, une
surfiscalisation informelle et l’enrichissement des notables et des
cadres 5 ; mais là s’arrête la similitude car les ponctions y sont tellement
importantes qu’elles ont provoqué une baisse des revenus ruraux, ce qui
n’est pas le cas en Tunisie.
Par ailleurs, cette technique disciplinaire ne peut fonctionner que parce
qu’elle s’insère dans les réseaux de pouvoir dans lesquels les individus
circulent. Les entrepreneurs – mais il en va de même pour les individus
ou les familles – sont certes en position de subir le 26.26, mais ils en sont
simultanément les relais en étant les intermédiaires du pouvoir central
pour ponctionner les salariés ; en profitant d’autres rapports de force (dis-
cussions salariales, conditions de travail…) pour faire pression sur eux ;
en négociant ce paiement contre une moindre fiscalité, voire une évasion
fiscale pure et simple ; en obtenant un marché, un contrat, une facilité

1. Exposition des documents aux Archives nationales du 9 Avril prouvant l’existence de tels méca-
nismes : janvier 2005.
2. La Presse du 18 octobre 1995, cité par F. SIINO, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine,
op. cit., p. 358 (c’est moi qui souligne).
3. A. MBEMBE, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960). Histoire des usages de la
raison en colonie, Karthala, Paris, 1996. C. MESSIANT, « La Fondation Eduardo dos Santos… », art. cit. ;
F. ADELHAH, Être moderne en Iran, Karthala, Paris, 1998.
4. C. NICOLLET, Censeurs et publicains. Économie et fiscalité dans la Rome antique, Fayard, Paris, 2000 ;
P. VEYNE, Le Pain et le Cirque…, op. cit ; P. BROWN, Pouvoir et persuasion…, op. cit., notamment cha-
pitre II ; D. DESSERT, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, op. cit. ; P. MINARD, La Fortune du colber-
tisme…, op. cit.
5. J.-L. ROCCA, La Condition chinoise…, op. cit.

240
les contours du pacte de sécurité tunisien

administrative. Le 26.26 ne peut fonctionner que parce qu’il trouve écho


dans les demandes constantes de sécurité, de protection et de facilitation
de la part des acteurs économiques. Les élites intermédiaires et les
notables, la hiérarchie sociale et professionnelle constituent des maillons
indispensables dans la collecte des sommes destinées au Fonds : l’entre-
preneur vis-à-vis de ses salariés, le proviseur vis-à-vis des instituteurs,
des élèves et des parents, le directeur d’administration vis-à-vis des fonc-
tionnaires qu’il dirige, l’omda vis-à-vis des chefs de cellule, le chef de
cellule vis-à-vis des artisans et des travailleurs indépendants. Ce rôle peut
facilement être transformé en source de pouvoir local. Là encore, les pra-
tiques actuelles ne sont pas sans rappeler les pratiques passées, sous le
beylicat comme durant le Protectorat. À l’époque, cette collecte était
source de profit pour ses intermédiaires.
Quoi qu’il en soit, la population paie aussi parce que la demande tran-
site par les notables, les élites partisanes et les intermédiaires agréés du
pouvoir central. « Le tyran asservit les sujets les uns par les autres 1 »,
rappelait Étienne de La Boétie. De façon comparable, l’acceptation du
principe même du Fonds s’enracine dans l’attachement populaire aux
pratiques de solidarité, réactivées dans les années 1980. Le mouvement
islamiste l’avait d’ailleurs envisagé dans ses programmes, mais la légiti-
mité même de la solidarité est ancrée dans une conception de l’islam qui,
elle, n’a rien de politique. Les principes de redistribution et de dévelop-
pement social font d’ailleurs partie de l’histoire de la construction de
l’État national tunisien et les fonds, qu’ils aient été privés ou publics, ont
participé de cette logique. Dans le cas du 26.26 comme dans les autres,
« le pouvoir transite par les individus, il ne s’applique pas à eux 2 ».

Une vision non libérale du pacte de sécurité


Pour autant, l’attention aux désirs, aux besoins, aux revendications
n’est pas démocratisation. La conception même de l’action sociale est
strictement circonscrite. La lecture des textes et justificatifs officiels,
l’analyse du discours ou de l’interview de responsables politiques et
administratifs permettent de comprendre que ceux-ci ont principalement
une approche sécuritaire, économiciste et étatiste du social. Il s’agit sur-
tout de « défendre la société » contre le chaos qu’entraînerait une situa-
tion sociale non maîtrisée, contre une hypothétique révolte créée par
l’insatisfaction des couches les plus défavorisées, contre des résistances,
voire des oppositions alimentées par la faible insertion dans la société,
contre une vague islamiste alimentée par la pauvreté et le chômage. Cette
conception trahit l’omniprésence du « danger islamiste » dans la

1. E. DE LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 214.


2. M. FOUCAULT, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France 1976, Gallimard, Seuil,
Paris, 1997, p. 26.

241
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

rhétorique officielle, mais aussi dans son analyse de la concurrence poli-


tique. Elle révèle également la prégnance du « danger de désocialisa-
tion » lié aux mutations économiques internationales, et notamment à
l’ouverture libérale. Elle suggère enfin une lecture économiciste de l’isla-
misme qui serait le fruit de la pauvreté et d’une faible insertion écono-
mique et sociale, alors même que de nombreux travaux ont depuis long-
temps mis à mal cette interprétation. Cette conception est d’autant plus
prégnante en Tunisie qu’elle reste très répandue dans les milieux de la
diplomatie et de la coopération internationale.
La trajectoire historique tunisienne circonscrit par ailleurs l’action
sociale, non pas en tant que continuité des pratiques, mais en tant qu’ima-
ginaire. Ce dernier est largement construit autour de l’idée que le contrôle
exercé par le pouvoir central est direct et absolu. L’administration beyli-
cale, à partir du XIXe siècle surtout, a pris en considération la pauvreté et
l’a considérée, à partir de ce moment, comme étant du ressort de l’État.
Ainsi que l’historien Abdelhamid Larguèche le suggère dans son ouvrage
consacré aux pauvres et marginaux de Tunis, bien que les pratiques de
charité et de bienfaisance aient continué à être exercées en toute auto-
nomie, le pouvoir husseïnite a, dès cette époque, politisé une partie de
l’action sociale. Dans cette conception étatique, la lutte contre la pau-
vreté a eu des finalités clairement idéologiques : « La solidarité civile en
action, bien que plus large, bien que structurelle, ne sera perçue
désormais dans les sources que comme un parent pauvre ou comme un
complément de la vraie charité : celle du prince, celle du pouvoir. Le
loyalisme des élites traditionnelles […] participe d’une forme de mystifi-
cation idéologique qui, en glorifiant le prince, et derrière lui l’État, efface
et écrase la société. Le politique finit par renverser l’image du réel, en fai-
sant de la charité des princes le modèle du bien et la référence première
proposée à l’ensemble du corps social 1. » La volonté de contrôle social
et d’encadrement était claire, de même que la détermination à détenir le
monopole de l’interprétation des pratiques sociales.
S’appuyant sur les mêmes ressorts, l’administration coloniale instru-
mentalisa ce mythe présenté comme une tradition, pour imposer son
contrôle sur la Régence. Depuis les années 1930 au moins, le Destour et
ses successeurs jouèrent un rôle fondamental dans la définition et la mise
en œuvre des politiques sociales en ayant constamment pour objectif
d’aboutir à l’hégémonie du pouvoir central. La volonté de construire la
nation comme représentant unique de la société amena ensuite le courant
majoritaire du mouvement national à user de la domination 2. Après l’indé-
pendance, dans le cadre de la construction nationale et de la lutte contre les
partisans présumés de Ben Youssef, contre le communisme et les loca-
lismes, les instances du parti ont monopolisé l’accès aux services sociaux

1. A. LARGUÈCHE, Les Ombres de la ville…, op. cit., p. 105-106.


2. Sur l’histoire de la politique sociale, voir A. GUELMAMI, La Politique sociale en Tunisie de 1881 à nos
jours, op. cit.

242
les contours du pacte de sécurité tunisien

dans le monde rural, le don du mouton de l’Aïd, l’organisation et le finan-


cement des repas du Ramadan, l’aide à la rentrée scolaire, la distribution
des bourses aux étudiants, la sélection des familles indigentes bénéficiant
de soins gratuits ou encore les bénéfices offerts par les divers programmes
sociaux du gouvernement. Bien que des actions autonomes de charité et
de bénévolat aient existé, celles-ci étaient souvent instrumentalisées. En
revanche, la volonté de contrôle absolu est une caractéristique récente qui
date de l’évolution policière des modes de gouvernement, à partir du
milieu des années 1980. Que cette évolution s’explique par le poids des
logiques et des réflexes sécuritaires ou par le fonctionnement routinier,
voire l’emballement de pratiques et d’appareils policiers, peu importe. Il
reste que la politique sociale est désormais indissociable de la dimension
disciplinaire du gouvernement tunisien.
Dans ces conditions, la réponse à la demande de sécurité et de prospé-
rité a pris des formes particulières. Dans la logique du parti unique, la
population ne peut bénéficier de ces différentes aides que sous des condi-
tions de participation concrète à une économie politique partisane : parti-
ciper aux réunions de la cellule, venir applaudir au passage d’un ministre
ou du Président en personne, aider à la récolte d’informations et au sys-
tème de surveillance, contribuer à la collecte de fonds… Et si telle famille
indigente ne vient pas à une réunion, y compris pour des raisons maté-
rielles ou de santé, l’aide peut être remise en cause 1. Cette hégémonie est
illustrée par l’impossibilité d’un autre mécanisme, la charité, qui a cette
particularité d’être une pratique individuelle et, en tant que bonne action,
circonscrite à la sphère privée 2. Elle est d’autant plus marquée qu’exis-
tait en Tunisie, comme dans tout le monde musulman, une pratique active
de la charité. Elle a progressivement été mise au pas, précisément parce
que le pouvoir central a eu du mal à tolérer toute forme de concurrence.
À l’instar des autres mécanismes de sécurité, les politiques sociales sont
une prérogative de l’État qui se pose en meilleur protecteur : « L’État sait
le mieux qui a besoin d’aide […]. Le FSN a en outre permis de canaliser
les oboles et les dons 3 », rappelait la presse officielle, faisant écho au
« seule la force de l’État peut garantir la sécurité et le bien-être des indi-
vidus 4 » de Bourguiba.
Il n’y a pas d’évergétisme en Tunisie, et ceci est sans doute l’un des
révélateurs les plus explicites du caractère totalitaire de l’exercice du
pouvoir en Tunisie. Paul Veyne a montré ce qu’impliquait l’évergé-
tisme 5 : le caractère spontané de la générosité ; une relation personnelle

1. Entretiens, Tunis, juillet 2000 et Paris, octobre 2000.


2. Sur l’impossibilité de rendre publique une « bonne œuvre », voir les développements de H. ARENDT,
Condition de l’homme moderne, Pocket, Paris, 1983, p. 119-120.
3. Le Temps, 22 mars 1993.
4. Discours du 1er juin 1959 devant l’Assemblée nationale constituante, cité par M. CAMAU, « Leader et
ladership en Tunisie… », art. cit., p. 174.
5. L’évergétisme est « la quête ancienne de la réputation personnelle au moyen de dons habilement
rendus publics » (P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit., p. 135). Paul Veyne

243
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

entre l’évergète et la plèbe ; une contribution aux dépenses publiques


sans que celle-ci soit assimilée à un impôt en raison de son caractère non
obligatoire ; et surtout le pluralisme politique. Au contraire, depuis
l’indépendance, le pouvoir central n’a eu de cesse de monopoliser
l’action sociale ; le projet de caisses de solidarité de Nahda n’a jamais
vraiment connu de mise en œuvre réelle. Le FSN est d’ailleurs directe-
ment inspiré des islamistes, le projet des plus ardents adversaires du
« régime Ben Ali » étant connu dans les détails grâce à l’exploitation des
archives de Nahda confisquées lors de l’éradication du mouvement.
Contrairement à une idée répandue, l’impossibilité de toute concurrence
n’est pas liée au caractère religieux du mouvement qui avait envisagé de
défier le monopole étatique. Toute forme de charité, aussi dépolitisée et
laïque soit-elle, est interdite, comme l’illustre le cas récent d’une section
du Lion’s Club qui avait décidé d’aider les plus pauvres d’un quartier à
financer le mouton de l’Aïd et, à cette fin, avait mené par ses propres
moyens une enquête pour sélectionner trois ou quatre familles parmi les
plus déshéritées. Le jour de la distribution, le délégué et le président de
la cellule RCD du quartier sont intervenus pour donner leur propre liste
et interdire la distribution aux familles sélectionnées par les membres du
Club. Ces derniers ont refusé et aucun don n’a pu être distribué 1. Même
une action microsociale est considérée comme potentiellement subver-
sive, non pas en tant que telle, mais dans son hypothétique capacité de
critique, dans sa possible aptitude à l’exemplarité, dans sa dimension
symbolique. Les membres du Rotary Club, eux, l’avaient compris très
tôt : dès 1996, ils versaient directement des sommes et donnaient des
ordinateurs au Fonds ; peu après, ils décidaient de fusionner leurs acti-
vités caritatives avec celles du 26.26 2.

« C’est le prix à payer » :


négociations et création du « consensus »

Un certain nombre de travaux centrés sur les pratiques de résistance


aux régimes autoritaires soulignent désormais la coexistence d’interdits
très forts et du contournement systématique et toléré de ces mêmes

le définit également en termes de mécénat civique, « le fait que les collectivités attendaient des riches qu’ils
contribuassent de leurs deniers aux dépenses publiques, et que leur attente n’était pas vaine, les riches y
contribuaient spontanément et de leur plein gré » (P. VEYNES, Le Pain et le Cirque…, op. cit., p. 21). C’est
en cela que l’évergétisme n’est pas synonyme de philanthropie : les mécènes évergètes contribuaient aux
dépenses publiques et répondaient ainsi à un devoir de toute une classe ; il ne s’agissait pas de don en tant
que tel et la motivation des évergètes n’était pas la charité, l’amour du prochain, le respect de règles reli-
gieuses, mais la reconnaissance d’une supériorité naturelle et d’un droit subjectif de commander.
1. Entretien, Tunis, décembre 2003.
2. Voir La Presse, 18 novembre 1996, et Tunisie Info (ATCE), 20 décembre 1996, cités par J.-P. CASSA-
RINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Expriences of Migration in Europe…, op. cit., chapitre IV,
note 46.

244
les contours du pacte de sécurité tunisien

interdits 1. On l’a vu, ce paradoxe est parfois analysé comme les effets
d’un système de pouvoir qui aménage contrôle et tolérance tant que le
régime n’est pas menacé. On peut cependant les comprendre comme des
mécanismes de « résistance » inscrits dans les relations de pouvoir et
simultanément des pratiques d’accommodement, d’arrangement et de
négociation, des mécanismes de sécurité qui intègrent interventions et
laisser-faire 2.

La négociation permanente, ciment de l’ordre social


Je voudrais porter mon attention sur cette dimension à partir d’une
expression quelque peu étrange mais récurrente en Tunisie : « C’est le
prix à payer ». La prédation, les malversations et la corruption de l’entou-
rage, la mise en coupe réglée de l’économie ou de certains lieux, l’usage
politique de l’impôt ou des programmes sociaux, le contrôle étroit de
l’emploi et des opportunités économiques ou encore l’absence de liberté
de parole et de pensée critique constituent les thèmes répétitifs des débats
de la bourgeoisie et de la classe moyenne tunisiennes. Mais ces critiques
sont le plus souvent assorties d’un « c’est le prix à payer », prix à payer
pour la sécurité et l’absence de violence – souvent sous-entendue isla-
miste –, pour la stabilité et la prospérité des affaires, pour le maintien de
la notabilité et l’espoir d’une ascension sociale…
Que signifie ce leitmotiv ? S’agit-il d’un simple échange où chacun se
retrouverait ? Quel rôle remplissent la répression et la peur ? Quelle
influence joue la rhétorique officielle sur le miracle économique ? Quelle
est la part de la rumeur et du fantasme ? Quelles que soient les réponses
apportées à ces questions, il est incontestable que la formule traduit un
certain accommodement avec des pratiques disciplinaires pourtant par-
tiellement ressenties comme telles. La discipline fonctionne beaucoup
moins par la répression que par la capacité régulatrice du pouvoir cen-
tral à travers des mécanismes sociaux et économiques, ainsi que par sa
capacité à fournir niveau de vie, croissance continue et stabilité. C’est
pour cette raison que la crise économique récente, particulièrement aiguë
en 2002 et 2003, n’a peut-être pas représenté un réel danger pour le pou-
voir central, mais a suggéré les lignes de fracture et les faiblesses d’une
telle régulation : la poursuite de la baisse de la croissance, de la montée du
chômage, des incertitudes internationales pesant sur l’économie natio-
nale, des restrictions relatives sur le crédit et sur certaines aides pour-
raient remettre en cause le pacte de sécurité implicite. Avec la crise et le

1. Pour un panorama général de ces pratiques de résistance au Maghreb et dans le monde arabe, voir
M. BENNANI-CHRAÏBI et O. FILLIEULE (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes,
Presses de Sciences Po, Paris, 2003, qui malheureusement ne traite pas du cas de la Tunisie. Pour les cas
particuliers tunisiens, J.-P. BRAS, « Les paradoxes de la parabole : images et identités au Maghreb »,
Hermès, nº 23-24, 1999, p. 235-242 ; L. CHOUIKHA, « Autoritarisme étatique et débrouillardise indivi-
duelle… », art. cit. ; B. HIBOU, « Fiscal trajectories in Morocco and Tunisia », art. cit.
2. B. HIBOU, « Tunisie : le coût d’un miracle économique », art. cit.

245
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

rétrécissement des avantages répartis, la politisation de l’économique et


du social apparaît plus clairement, les ponctions jusqu’alors tolérées
commencent à peser, le clientélisme politisé se rétracte, l’absence de
parole critique devient gênante, voire oppressante. Le politique occulté
réapparaît. Bien entendu, la dimension policière et répressive n’est jamais
totalement absente et l’insatisfaction grandissante s’explique également
par l’emballement de la machine disciplinaire et la difficulté, pour les dif-
férentes autorités policières, de ne pas utiliser d’efficaces instruments en
leur possession. Cependant, cette dimension n’apparaît pas première et,
pour la très grande majorité des individus, elle est éclipsée par la force
des mécanismes de sécurité ; les désagréments d’un grippage des rouages
économiques et sociaux restent supportables tant que les bases du pacte
ne sont pas atteintes. Une autre façon d’exprimer cette acceptation tacite
est précisément de mettre en évidence le couple sécurité-dépendance 1.
« Le prix à payer », c’est cette dépendance ; plus le pouvoir sécurise, plus
il met en dépendance et plus il est susceptible d’assujettir.
Ce qui tient la société ensemble, c’est donc la négociation permanente.
Non pas la négociation dans le domaine politique car l’assujettissement
y est total, mais les multiples et permanentes possibilités de négocia-
tions sociales et économiques. Dans un pays où la croissance provient
principalement de la multitude de petits entrepreneurs et artisans, la
police ne peut pas gouverner seule, la corruption non plus. Il n’y a ni pou-
voir absolu, ni oppositions affirmées, ni prises de position claires. La
Tunisie baigne dans le « règne du mineur 2 » : tout se négocie générale-
ment en douceur, en nuance, à la marge. Les salaires se négocient offi-
ciellement tous les trois ans, les violations des règles et la tolérance de
l’informalité se négocient tout aussi bien, de même que l’exécution des
jugements du tribunal, la cotation à la Bourse ou l’entrée dans le pro-
gramme de mise à niveau… Le mode de vie aussi se négocie, fait
d’alliances dangereuses, de silences désapprobateurs, de dépendances par
les financements, par la redistribution, par le partage d’avantages. Le
contrôle politique est en partie rendu possible par la prégnance du
contrôle social qui facilite l’insertion du parti unique et des organisa-
tions nationales, qui huile les rouages des pratiques disciplinaires et rend
impossibles blocages et absences de négociation. Casser cet assujettisse-
ment exigerait surtout que les contours des compromis possibles soient
délimités, afin qu’une part d’autonomie politique puisse apparaître. Dans
le cas tunisien, cette dernière semble extrêmement limitée du fait de la
confusion généralisée – entretenue par les pratiques discursives quoti-
diennes – entre compromis et consensus 3.

1. M. FOUCAULT, « Un système fini face à une demande infinie », in Dits et Écrits, 4, op. cit., nº 325,
p. 367-383.
2. Expression musicale qu’un intellectuel tunisien m’a « offerte » lors d’une discussion à bâtons rompus.
3. I. Marzouki le montre de façon convaincante à partir d’interviews auprès de l’élite politique dirigeante
et d’opposition : I. MARZOUKI, « Les alliances dangereuses », art. cit.

246
les contours du pacte de sécurité tunisien

La construction volontariste du consensus


Le mythe du consensus apparaît comme une technologie centrale de
pouvoir. Le consensus contribue à persuader les citoyens que les orienta-
tions prises l’ont été par eux, ou du moins avec leur consentement. Par
là même, il atténue la perception, récente mais désormais prégnante, des
contraintes du politique et des frustrations nées de l’absence de débats
publics. Ce consensus est une construction. C’est une fiction que le pou-
voir central tente de naturaliser, notamment par des discours répétitifs et
par la rhétorique de la classe moyenne et de la tunisianité 1.
Le règne du consensus n’est cependant pas le propre des rapports entre
« État » et « société », il imprègne tous les rapports sociaux. Ainsi, aucun
conseil d’administration ne peut être conçu sans unanimité ; briser le
consensus est choquant et le perturbateur est mal vu 2. Mettre en avant
ces consensus, c’est bien évidemment montrer que les différents acteurs
économiques et sociaux participent à l’élaboration des politiques, qu’ils
acceptent des choix qui par là même deviennent indiscutables ; c’est
montrer aussi l’unité d’un corps social dont les membres, malgré des
divergences de positionnement, ne peuvent s’opposer entre eux 3. On voit
là une interprétation subtilement disciplinaire d’une réalité tangible et
objective : le « consensus » résulte en réalité de rapports de force, de
négociations permanentes et parfois de coercition, qui tous sont occultés ;
le refuser, c’est s’opposer à l’ordre social naturel. Lorsque bailleurs de
fonds et entrepreneurs libéraux suggèrent qu’il existe une contradiction
apparente entre, d’une part, le consensus sur le fonctionnement du monde
économique, voire sur les orientations publiques, et, de l’autre,
l’archaïsme d’un contrôle disciplinaire parfois pesant, ils prennent pour
argent comptant l’existence d’un consensus et l’assimilent à la démo-
cratie 4. L’analyse des mécanismes économiques et sociaux menée tout
au long de ces pages suggère plutôt que le consensus est certainement
l’un des rouages les plus puissants de la servitude volontaire, notamment
parce qu’il est construit sur une violence silencieuse et indolore, mais non
moins réelle.
Cette situation n’est pas propre à la Tunisie. Des travaux sur l’Italie
de l’entre-deux-guerres ont montré l’importance du processus d’unifica-
tion et de construction du consensus dans l’exercice du pouvoir fasciste.
Il se réalisait au cœur de l’État, dont la principale fonction était d’unifier
et d’intégrer la complexité et le pluralisme social, de garantir l’harmonie,
notamment grâce au parti unique, et de promouvoir une unité morale,

1. J.-P. BRAS, « Ben Ali et sa classe moyenne », art. cit. Pour une critique de l’usage politique de la classe
moyenne (dans les années 1970, mais qui vaut encore maintenant), voir A. ZGHAL, « Classes moyennes et
développement au Maghreb », in A. ZGHAL et al., Les Classes moyennes au Maghreb, Éditions du CNRS,
Paris, 1980.
2. Entretiens, Tunis, mars 2005.
3. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit., p. 51 et suiv.
4. Entretien, Paris, décembre 2003.

247
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

politique et économique 1. À Singapour, la construction du consensus


s’est faite autour de l’idéologie du communautarisme et du pragma-
tisme, et de la construction d’un « intérêt national », celui de la survie
dans un environnement hostile 2. En Tunisie, le consensus se présente
comme un art de gouverner harmonieusement et comme un éthos caracté-
ristique du « peuple » ou de l’« identité nationale ». C’est un « brouil-
lard 3 » qui cache la vulgarité des rapports de force, des luttes, des négo-
ciations. Pour autant, la coupure entre la réalité complexe et le langage du
consensus n’est pas complète ; les relations sociales actuelles sont inter-
prétées à la lumière d’une histoire qui n’a cessé d’instrumentaliser l’idéal
de l’unicité et d’un imaginaire fait d’un pouvoir centralisé et de la néga-
tion de l’altérité 4.
La devise « Que Dieu rende victorieux celui qui prend le pouvoir » tra-
duit cette modalité de gouvernement où la légitimité du pouvoir réside
dans son exercice même, où consensus et unité prennent le pas sur les
conflits, les oppositions et la diversité 5. Sans cesse, ce mythe est réac-
tivé et réactualisé. D’abord par la lutte de libération nationale et par
l’interprétation dominante – rarement remise en cause jusqu’à ce jour –
de la création de l’unité nationale par l’action volontariste du Zaîm. La
nation tunisienne, « que j’ai fabriquée de mes mains pendant une lutte de
près d’un quart de siècle, que j’ai créée de toutes pièces à partir d’une
poussière d’individus 6 » dira Bourguiba, est présentée comme une créa-
tion, une rupture d’avec un passé fait de chaos et d’absence de sens et
surtout de divisions et de luttes intestines entre tribus, entre villages, entre
villes et campagnes, de dissensions et de rivalités au sein de l’élite 7, et
donc par déni de « l’autre Tunisie », celle du Sud, de l’archaïsme, de
l’ombre, de la misère, de l’insécurité, mais aussi celle des conflits, des
divisions, des tribalismes et des égoïsmes 8. Ensuite, par l’identification
de cette nation à Bourguiba et par « le choix “naturel’’du parti unique,
incarnation de la volonté d’unité supposée du peuple tout entier 9 ». Enfin,
par l’alimentation d’un nationalisme toujours puissant dans les termes de

1. E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?, op. cit. ; B. SORDI, « Le droit administratif sous le fascisme »,
conférence au séminaire « Administration et dictature » dirigée par M. O. Baruch et Y. Domenge, EHESS,
le 8 avril 2005.
2. B.-H. CHUA, Communitarian Ideology and Democracy in Singapore, op. cit., notamment p. 9-39.
3. P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit., p. 52.
4. À partir de l’histoire politique du Jérid, Jocelyne Dakhlia le montre dans L’Oubli de la cité…, op. cit.
5. Une analyse de ces jeux de négociation, arrangements et arbitrage réalisés par les notables comme
médiateurs du pouvoir est donnée par A. HÉNIA, Le Grîd, ses rapports avec le Beylik de Tunis…, op. cit.
6. H. Bourguiba, discours du 19 juin 1973 à Genève, cité par I. MARZOUKI, « L’individu au mépris du
citoyen », art. cit., p. 171.
7. F. SIINO, « Une histoire de rechange, le nouveau temps bourguibien », in M. CAMAU et V. GEISSER
(dir.), Bourguiba, la trace et l’héritage, op. cit., p. 151-166.
8. Dans cette construction de l’unité, la dénonciation des errements passés mais aussi de certains terri-
toires a été mise en lumière par J-.P. BRAS, « L’autre Tunisie de Bourguiba : les ombres du Sud », in
M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Bourguiba, la trace et l’héritage, op. cit., p. 295-309.
9. F. SIINO, « Une histoire de rechange… », art. cit, p. 163.

248
les contours du pacte de sécurité tunisien

la « tunisianité », à la fois « patriotisme civique » et « nationalisme


communautaire » 1.

Violence du consensus et idéologie du silence


Aujourd’hui comme hier, le « Changement » apparaît comme un choix
de consensus, né d’un pacte comprenant l’ensemble des forces du pays
et exprimant un acquiescement total aux modes de gouvernement, aux
silences imposés, aux manières de comprendre et de se comporter vis-
à-vis des « extrémistes »… Le Pacte national de 1988, « base d’un
consensus inébranlable 2 », est fondé sur un « unanimisme dévastateur
[…] fondateur du régime actuel 3 ». Tous se réfèrent à ces mots-valises
– tels l’islam, le nationalisme, le réformisme – qui effacent tout dis-
sensus 4. L’illusion de l’unité et de l’harmonie de tous dans l’Un – qu’il
soit État, nation, parti ou chef de l’État – reste d’actualité : il s’agit
d’« affronter ensemble les difficultés comme un seul homme », d’unifier
les citoyens « sur leur patriotisme et leur esprit de sacrifice 5 ».
Walter Benjamin a montré que le compromis, « quelque mépris qu’il
affiche pour toute violence ouverte, reste un produit qui appartient à
l’esprit de violence, car l’effort qui aboutit au compromis n’a pas ses
motifs en lui-même, mais les reçoit du dehors, précisément de l’effort
adverse, car aucun compromis, même librement accepté, ne peut
échapper au caractère d’une contrainte 6 ». À sa suite, Étienne Balibar
nous rappelle que le consensus, « bien loin de constituer une condition
de la démocratie, constitue une forme redoutable de la violence poli-
tique, qu’il porte sur les opinions, les mœurs, les valeurs culturelles ». En
reprenant l’expression d’Albert Hirschman, il continue en expliquant que
« ce dont la démocratie a besoin […], c’est d’un “régime régulier de
conflit”. À condition bien entendu que cette conflictualité soit elle-même
collectivement maîtrisée 7 ». N’en déplaise aux tenants de la « démo-
cratie consensuelle », thuriféraires du régime comme opposants « démo-
crates », le consensus est « empreint de violence implicite 8 » ; en se pré-
sentant comme idéal fondamental de pacification, il a simultanément
pour fonction de cacher la violence d’un certain exercice du pouvoir. Il
dissimule les stratégies de gouvernement pour s’immiscer dans les

1. Ces expressions sont celles de M. CAMAU dans « Leader et leadership en Tunisie », in M. CAMAU et
V. GEISSER (dir.), Bourguiba, la trace et l’héritage, op. cit., p. 169-191 (citation p. 175).
2. Ben Ali, discours du 21 mars 1989, Carthage.
3. S. BEN ACHOUR, « Les municipales de 2005… », art. cit, p. 4.
4. Ibid. ; I. MARZOUKI, « Alliances dangereuses… », art. cit. ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome
autoritaire…, op. cit., chapitre VI ; J.-P. Bras, « Élections et représentation au Maghreb », Monde arabe,
Maghreb-Machrek, nº 168, avril-juin 2000, p. 3-13.
5. Ben Ali, discours du 31 mars 1989, Tunis.
6. W. BENJAMIN, « Critique de la violence » in Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000 (1921), p. 210-243,
p. 226 pour la citation de E. UNGER, Politik und Metaphysik.
7. E. BALIBAR, « Vers une citoyenneté imparfaite », art. cit., p. 97.
8. W. BENJAMIN, « Critique de la violence », art. cit., p. 227.

249
négociations et consensus : la puissance des « douceurs insidieuses »

rapports de force et exercer un pouvoir répressif, sinon disciplinaire, par


exemple faire chuter un entrepreneur, contraindre un syndicaliste, faire
peur à un fonctionnaire, marginaliser un opposant, mener à la « mort
sociale » un islamiste. Le consensus se développe dans les failles des
relations disciplinaires et sécuritaires de pouvoir, procédant à la fois de la
violence et de son atténuation, ainsi que de l’occultation des inégalités et
des favoritismes. C’est donc un ensemble de mots, mais aussi de percep-
tions, de façons de penser, de manières d’être et d’agir dans cet espace
politique où règne le « mineur ».
Le consensus résulte, en Tunisie, d’une critique antilibérale du plura-
lisme, dans une lecture toute schmittienne de l’État et des rapports de
force 1 : la multiplicité, le pluralisme, la conflictualité des forces sociales
recèlent le chaos ; la réduction de celles-ci ne peut advenir que de l’unité
d’une forme étatique et de la naturalisation du consensus. La distinction ami/
ennemi est ainsi fondamentale dans le discours dominant tunisien : l’homo-
généité du peuple tunisien vient de son action unifiée contre l’ennemi exté-
rieur – pouvoir colonial, forces extérieures qui soutiennent les dissensions
internes, idéologies importées, internationale islamiste… Le patriotisme et
le nationalisme constituent des corrélats indissociables du consensus, avec
l’obligation d’identification unique à la nation : jouant des registres de la
dualité – avec/contre la nation, dedans/dehors, pour/contre l’intérêt
national –, toute opposition est une trahison, une entente avec un ennemi
extérieur. L’un des intellectuels organiques du « régime Ben Ali » résume
ainsi le projet du Président : « Assurer l’invulnérabilité de la Tunisie, dans
le contexte d’une société de juste équilibre au sein de laquelle la différence
devient concordance, et le dialogue consensus. De la sorte seront éloignés à
jamais les spectres du fanatisme et de l’extrémisme comme toutes les idéo-
logies importées. Il n’y aura plus qu’une seule voie, celle du pluralisme [sic].
Il n’y aura plus qu’une seule idéologie, celle du patriotisme attaché à la
Tunisie, et rien qu’à la Tunisie 2. »
De fait, la citoyenneté n’est comprise en Tunisie qu’en rapport au natio-
nalisme et au patriotisme. Bourguiba affirmait ainsi : « Je veux que vous
soyez convaincus que cet État c’est votre tribu, c’est la nation tout entière 3. »
La négation du pluralisme et de l’altérité empêche une réflexion profonde
sur l’accès à la citoyenneté et sur son exercice, cantonnant, selon la formu-
lation généralisée dans l’opposition tunisienne, les Tunisiens à être des
« sujets » ou des « individus », non des « citoyens » 4. Quelle que soit
l’appréciation que l’on porte à ces substantifs, la citoyenneté ne peut se
comprendre que dans un schéma où l’individu peut envisager alternative-
ment soutien et opposition à l’État et au pouvoir central, où il peut

1. À partir de la lecture qu’en fait E. BALIBAR dans « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes »
art. cit.
2. S. CHAABANE, Ben Ali et la voie pluraliste en Tunisie, op. cit., p. 141.
3. H. Bourguiba, discours du 3 décembre 1958, Ben Guardane, cité par I. MARZOUKI, « L’individu au
mépris du citoyen », art. cit.
4. I. MARZOUKI, ibid. ; R. CHENNOUFI, « Sujet ou citoyen », art. cit.

250
les contours du pacte de sécurité tunisien

alternativement passer de l’obéissance au refus, du commandement à la


résistance 1. En Tunisie, les oppositions, les critiques, les dissensions, les
énervements et les désaccords existent bien entendu ; mais ils sont interdits
de domaine public, contraints en quelque sorte à une privatisation obligée 2.
Le consensus, cette puissante technologie de pouvoir, est donc indisso-
ciable, aussi, du silence. Le consentement des individus passe par l’adhé-
sion et le silence, par l’intérêt personnel et la violence latente imposée. « Les
capitalistes ne prendront jamais le maquis », on l’a vu : le consensus permet
auxdits capitalistes de se convaincre qu’ils ne seront que « peu touchés par
les effets négatifs du régime » ; que ce consensus imposé, « ce n’est pas si
grave », que cela ne les met pas en danger « alors qu’une opposition fron-
tale est mortelle 3 ». Mais, à force de silence, ils acceptent des positions
contraires à leurs intérêts, voire à leurs comportements et plus encore à leur
façon de voir le monde. Parce qu’ils se trouvent peu à peu enchaînés par
leur propre silence, ces contradictions sont nécessairement tues et même
occultées. Cet enchaînement a pu être qualifié d’« idéologie du silence 4 » :
cet éthos constitue une protection pour les individus qui ne veulent pas
s’opposer à un ordre dominant sans renoncer pour autant à ce qu’ils pensent.
En masquant l’inquiétante complexité de la réalité, l’idéologie du silence
cimente un ordre. Mais contrairement à ce qu’a pu en dire Carl Schmitt, ce
silence n’est en rien une expression de la liberté 5 ; il est plutôt une tactique et
un accommodement, ni acquiescement ni rejet politique global. Consensus
et idéologie du silence s’apparentent davantage à ces « douceurs insidieuses,
méchancetés peu avouables, petites ruses, procédés calculés 6 » dont Michel
Foucault nous parle dans sa critique de l’exercice disciplinaire du pouvoir.

Élément essentiel du discours, le consensus produit du savoir et une nor-


malisation de la pensée et de la compréhension ; il exerce des effets de pou-
voir importants, à commencer par l’oubli et le silence qui se diffusent dans
toute la société, dans toutes les activités, dans les comportements de tous les
jours. Entre eux, dans les conseils d’administration comme dans les dîners,
dans les facultés comme dans les cafés, à l’Assemblée nationale comme à
la télévision, les gens ne s’éloignent jamais du consensus. Les pages qui sui-
vent sont dédiées à l’un des énoncés les plus prégnants du consensus, à
savoir la « tradition réformiste » de la Tunisie.

1. E. BALIBAR, « Vers une citoyenneté imparfaite », art. cit. Il y écrit notamment, p. 100, que la citoyen-
neté, c’est aussi de pouvoir « lutter contre les “hégémonies” majoritaires uniformes et uniformisatrices ».
2. M. KERROU (dir.), Public et privé en islam, op. cit.
3. Toutes ces expressions sont tirées d’entretiens, Tunis, mars 2005.
4. C. J. HALPERIN, Russia and the Golden Horde. The Mongol Impact on Russian History, Tauris,
Londres, 1985, p. 5, cité par P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit., cha-
pitre IV.
5. E. BALIBAR, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », art. cit., qui le lit comme une autojusti-
fication de Schmitt face à son positionnement pendant le nazisme. C’est précisément cette dimension qui est
intéressante dans le cas de la Tunisie : il suggère combien le silence n’est ni résistance, ni adhésion, ni ser-
vitude, ni acceptation volontaire ; mais finalement participation malgré tout.
6. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 360.
IV
Surveiller et réformer
En Tunisie comme ailleurs, une analyse du « régime autoritaire » qui
se contenterait des explications en termes de violence et de coercition, de
démagogie populiste et de manipulation, de mauvaise foi, d’ignorance et
d’illusion, de corruption et d’opportunisme, de discours dissimulateur et
de pragmatisme simplificateur ou même de discipline et de normalisa-
tion serait insuffisante pour saisir la dynamique de l’exercice du pouvoir.
Les développements précédents sur l’insertion des mécanismes d’autorité
dans l’économie tunisienne et la multiplicité des procédures d’accommo-
dement négocié à la domination politique ont montré qu’une telle analyse
éluderait alors la question de la pleine participation, souvent active, des
acteurs internes et du soutien massif des acteurs étrangers et internatio-
naux qui traduisent financièrement et diplomatiquement leur satisfaction
face à la réceptivité des autorités tunisiennes aux « réformes néces-
saires ». Après avoir détaillé les procédures matérielles de cette implica-
tion, je voudrais maintenant me pencher plus précisément sur ce qui fait
l’attrait des mouvements politiques, c’est-à-dire sur « les mythes, les
croyances, les passions, les idéaux et les formes de comportement, les
aspirations et les projets comme une partie intégrante et importante 1 » de
l’exercice du pouvoir.
Cette perspective permet, me semble-t-il, d’avancer dans la compré-
hension du paradoxe tunisien que l’on pourrait formuler de la manière
suivante : les pratiques et les modes de gouvernement qui s’apparentent
le plus souvent à du dressage et du contrôle sont largement acceptés. Plus,
ils sont généralement appréciés comme un « succès » par les bailleurs de
fonds, par les partenaires étrangers, par les dirigeants tunisiens, bien
entendu, mais aussi dans une large mesure par l’opposition et par
l’immense majorité de la population. Succès du modèle économique,
succès du volontarisme politique, succès des politiques sociales, succès
de la lutte contre l’extrémisme… Mon hypothèse est que cette vision

1. E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?…, op. cit., p. 404.

255
surveiller et réformer

positive est largement issue de la problématisation de l’exercice du pou-


voir dans les termes du réformisme 1. Dans cette dernière partie, je vou-
drais saisir dans sa complexité ce qui m’est peu à peu apparu comme l’un
des facteurs les plus structurants de la « servitude volontaire » et du
« bon » gouvernement tunisien.
Le réformisme doit être compris ici dans son acception spécifique au
monde musulman, et non dans son acception générale comme forme poli-
tique opposée à la révolution. Ce mouvement intellectuel et politique né
au XIXe siècle dans l’Empire ottoman entendait répondre aux défis lancés
par les puissances européennes grâce à l’adoption de toute une série de
réformes, politiques, juridiques, militaires, éducatives et administratives.
Tout au long du XXe siècle, ce thème du réformisme fut reformulé, notam-
ment en Tunisie, où il devint l’expression du « bon » gouvernement : être
réformiste signifie gouverner avec modération, en étant sensible à
l’ouverture à l’international tout en préservant les acquis et les spécifi-
cités nationales ; c’est valoriser la réforme en tant que manière d’être et
de se conduire.
Loin de moi, donc, l’idée de m’aventurer une nouvelle fois dans le
débat abstrait sur la relation entre réformes économiques et nature du
régime politique – débat dont Max Weber avait déjà brillamment montré
l’inanité, notamment dans ses écrits sur la Russie 2 – ni, pour son applica-
tion tunisienne, sur la relation entre réformes libérales et autoritarisme 3.
Mon analyse aborde l’exercice du pouvoir en Tunisie à partir d’une
compréhension historique de l’idée de réforme, en appréhendant cette
dernière de façon très large, c’est-à-dire moins en termes techniques
qu’en termes de pensée, de mode de vie, autrement dit d’éthos. Je par-
tirai pour cela de ce qui est, aujourd’hui, admis de tous les spécialistes de
la Tunisie et de l’Empire ottoman : le caractère autoritaire des réformes,
au XIXe siècle comme aujourd’hui ; ce que, à la suite ou parallèlement aux

1. Ce questionnement en termes de « problématisation » est tiré des travaux de Michel Foucault, notam-
ment M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité. II : L’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, notamment
chapitre I, introduction, p. 18-20. Voir également M. FOUCAULT, « Polémique, politique et problématisa-
tions », in Dits et Écrits 4, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 591-598.
2. Qui aura lu ses différents essais politiques ne peut qu’être étonné de la permanence de ces débats plus
d’un siècle après la brillante analyse proposée par Max Weber sur la plasticité des formes sociales, sur
l’importance de la contingence, sur l’exceptionnalité de l’expérience de l’Europe des Lumières. Voir
M. WEBER, Œuvres politiques…, op. cit.
3. S. Waltz met l’accent sur l’incompatibilité entre réformes libérales et autoritarisme, l’exit option de la
part des acteurs économiques étant la seule solution possible pour contourner ce dernier : voir S. WALTZ,
« Clientelism and reform in Ben Ali’s Tunisia », art. cit. Au contraire, E. Bellin soutient que le « travail » et
le « capital » favorisent le maintien de l’autoritarisme, voir E. BELLIN, « Tunisian Industrialists and the
State », art. cit., et Stalled Democracy…, op. cit. C. M. Henry montre que l’ouverture économique et la pres-
sion internationale devraient obliger les gouvernants à élargir leur base de légitimité pour nourrir un nou-
veau contrat social, ce qui, tôt ou tard, devrait entraîner une démocratisation ou au moins une ouverture du
régime. De même, L. Anderson (L. ANDERSON, « Politics pacts, liberalism and democracy… », art. cit., et
« The Prospects for democracy in the Arab world », Middle Eastern Lectures, nº 1, 1995, p. 59-71) voit dans
le Pacte national un pas, certes fragile, vers le pluralisme. Au contraire, E. Murphy (E. MURPHY, Economic
and Political Change in Tunisia…, op. cit.) montre que les réformes économiques ont plutôt renforcé le
parti unique et l’autoritarisme.

256
surveiller et réformer

travaux théoriques de Barrington Moore sur l’autoritarisme comme


modernisation conservatrice, Aziz Krichen et Michel Camau ont nommé
le « réformisme autoritaire », Clifford Geertz et Abdelbaki Hermassi, le
« libéralisme autoritaire », et Clement Henry Moore une « dictature
administrative moderne 1 ». Mon souci est d’appréhender le réformisme
dans sa profondeur historique, de l’appréhender donc dans son système
de croyance, pour comprendre la part d’adhésion et de valeurs positives
qu’il véhicule alors même que les pratiques qui s’y réfèrent sont contrai-
gnantes et parfois violentes. Pour ce faire, je voudrais remettre en cause
l’idée que « le réformisme est une bonne chose, ça va de soi 2 », en sou-
mettant à la critique non pas l’idée que le réformisme est une bonne (ou
une mauvaise) chose, mais l’idée que « ça va de soi », en tentant de mon-
trer comment elle a été construite, de quoi elle résulte, comment elle se
perpétue. Comme le rappelle Jean Leca, « malheureusement, quand un
mot évoque une chose aussi fortement auto-évidente, auto-explicative,
historiquement ou naturellement (ou surnaturellement) nécessaire en
même temps qu’universellement bonne, la raison est en danger, et en par-
ticulier la raison scientifique 3 ».

1. B. MOORE JR., Social Origins of Dictatorship and Democracy. Lord and Peasant in the Making of the
Modern World, Beacon Press, Boston, 1993 ; A. KRICHEN, « La fracture de l’intelligentsia. Problèmes de la
langue et de la culture nationales », in M. CAMAU (dir.), Tunisie au présent…, op. cit., p. 297-341 ;
M. CAMAU, « Tunisie au présent… », art. cit., et « Le Maghreb », art. cit. ; C. GEERTZ, The Interpretation of
Cultures, Basic Books, New York, 1973 ; A. HERMASSI, « Changement socio-économique et implications
politiques au Maghreb », in G. SALAMÉ (dir.), Démocratie sans démocrates…, op. cit., p. 313-334, et
C. H. MOORE, Politics in North Africa, Little Brown & Co, Boston, 1970, p. 108.
2. Lors de mes entretiens, cette appréciation m’a souvent été rapportée, sous cette forme ou sous d’autres
moins explicites mais partageant la même évidence.
3. J. LECA, « La démocratie dans le monde arabe… », art. cit, p. 44. Jean Leca poursuit : « Il en est ainsi
chaque fois qu’un concept, aussi vague soit-il et souvent parce qu’il est vague, s’impose à tous comme
l’expression d’une sagesse conventionnelle qu’il ne serait pas pensable de mettre en question. »
8

Le réformisme : un « bon dressement »

Le réformisme apparaît immédiatement comme l’épine dorsale du dis-


cours officiel actuel 1. Il n’est pas une allocution, un article de presse, une
conférence sans que l’attachement de la « Tunisie de Ben Ali » aux
réformes ne soit rappelé 2. Mais le réformisme n’est pas seulement un dis-
cours. Plus profondément, il doit être compris comme une modalité de
l’exercice du pouvoir dans la mesure où, au-delà de la rhétorique, le gou-
vernement de la Tunisie se donne à voir, à être, à être pensé comme réfor-
miste. Les acteurs économiques ou sociaux sont pour ou contre les
réformes selon qu’ils sont plus ou moins « éclairés » ; les politiques se
posent toujours comme réformistes, critiquant le « faux » réformisme des
autres ; la contrainte extérieure s’apprécie à l’aune des réformes, leur fai-
sant souvent obstacle, parfois les accélérant. Les réformes sont parfois
difficiles et douloureuses, mais elles sont toujours « bénéfiques ». On
l’aura compris, l’inscription dans la sphère publique se fait obligatoire-
ment à travers le prisme réformiste. Quand on interroge les Tunisiens sur
la spécificité de la Tunisie, la réponse est unanime : la « tradition réfor-
miste ». Durant mes neuf années de recherche, je n’ai jamais entendu un
seul acteur, un seul intellectuel, un seul observateur, un seul opposant ne
pas me citer cette « vertu » tunisienne, pas une seule personne remettre en
cause le réformisme, en faire une critique ou même une lecture distan-
ciée. Cet unanimisme, ce consensus trop évident a fait émerger en moi
un doute d’abord, une hypothèse de travail ensuite, une thèse enfin : le
réformisme est un mythe, un mythe central de la gouvernementalité tuni-
sienne, son imaginaire principal. Ce qui ne veut pas dire, bien au

1. Il suffit pour s’en convaincre de lire les discours du président Ben Ali ou tout simplement la presse. Le
Pacte national fait explicitement référence aux réformateurs : « Le Pacte national est venu ultérieurement
appeler nos penseurs à suivre l’exemple des hommes de la Renaissance et de la Réforme, qui avaient
ménagé une plate-forme solide pour asseoir le progrès et l’essor social et bâtir une société civilisée et évo-
luée, et à faire entendre l’appel à la promotion de la femme », discours du 15 août 1989.
2. Sur le site du RCD, la page consacrée au Président a pour titre « Zine El Abidine Ben Ali, Président
réformateur d’un parti novateur ».

259
surveiller et réformer

contraire, qu’il ne constitue pas une réalité pesante. Celle-ci se traduit


certes par des discours récurrents, mais surtout par un éthos, des façons
particulières de penser et d’appréhender le social et le politique.

Éléments de construction du mythe réformiste

À en croire la phraséologie officielle, le réformisme, c’est l’ouverture


sur l’Occident sans reniement de la religion et de la culture musul-
manes ; c’est la primauté des textes, des lois, de la Constitution ; c’est la
priorité donnée à l’ordre et à la stabilité, à la modération et au juste
milieu ; c’est l’expression d’un exercice rationnel du pouvoir ; c’est la
modernité et l’intégrité.

Les contours actuels du réformisme officiel


Les élites dirigeantes partagent une vision essentialiste et normative de
la réforme et du réformisme. Modéré par nature, ce dernier est un pro-
cessus de modernisation maîtrisée, soucieux de préserver les acquis du
passé. Il est assimilation des apports de l’Occident dans le respect de
l’islam et de la souveraineté nationale. Il est progrès, avancées écono-
miques et politiques, avantages sociaux ; il représente la sage voie de
l’adaptation à la mondialisation ; il entend restaurer le prestige de l’État et
le respect de l’État de droit. Il lutte contre la compromission, la corrup-
tion, le laxisme 1. Le discours sur la réforme est un discours clos, où rien
n’est discuté et qu’aucun regard extérieur ne vient perturber, où chacun
trouve sa place autour de Dieu le père Khayr ed-Din 2. Le mythe réforma-
teur est en effet indissociable du mythe de l’homme fort 3 : le réfor-
misme est élitiste, traduisant explicitement une vision dualiste de la
société, un peuple inculte, influençable, vivant dans l’obscurantisme et
facilement envahi par la passion, mais éclairé par une élite rationnelle,
cultivée, ouverte et structurée ; et sauvé par l’homme providentiel. Le
réformisme véhicule donc aussi le mythe de l’État en avance sur la

1. Cette analyse est tirée d’entretiens et de discussions informelles lors de mes neuf années de recherche,
mais également de l’analyse des discours officiels, notamment ceux de Ben Ali. Pour des citations, voir
B. HIBOU, Surveiller et réformer. Économie politique de la servitude volontaire en Tunisie, mémoire d’habi-
litation à diriger des recherches, IEP de Paris, Paris, 7 novembre 2005, chapitre V.
2. Mamelouk d’origine circassienne, Khayr ed-Din est considéré comme le grand réformateur précolo-
nial. Homme d’État, il fut notamment président de la Commission financière puis Premier ministre de 1873
à 1877. Il écrivit également des essais, notamment KHAYR ED-DIN, Aqwam-al-masalik fi ma’rifat ahwal-al-
mamalik, publié en 1867 dont la traduction parut en français l’année suivante sous le titre de Essai sur les
réformes nécessaires aux États musulmans, qui eurent un grand retentissement de son vivant, et jusqu’à ce
jour.
3. M. CAMAU, « Le Maghreb », art. cit. ; S. BENEDICT, « Tunisie, le mirage de l’État fort », Esprit,
mars 1997, p. 27-42.

260
le réformisme : un « bon dressement »

société, seul à même de concrétiser et de mettre en action les idées


modernes et rationnelles grâce à l’impulsion donnée par l’homme fort 1.
Sur tous ces points, le réformisme étatique est indissociable du réfor-
misme islamique, dans son exigence d’une croyance en un âge d’or et
de la recherche de la pureté des origines perdues, dans l’adhésion à la
réforme des institutions, dans un effort de rationalisation qui refuse la
fidélité aveugle aux anciens et aux écrits d’une part, et de l’autre, l’imita-
tion servile de l’Occident. Ou plutôt indissociable d’un certain réfor-
misme islamique puisque l’on sait combien les débats étaient riches et
les positions diverses en la matière 2. Les historiens ont mis en évidence
le caractère consubstantiel du réformisme islamique et du réformisme
d’État. Ils ont montré comment les deux réformismes, souvent présentés
comme opposés, constituaient en réalité les deux faces d’un même mou-
vement. L’un et l’autre étaient issus d’une même culture islamique ; le
réformisme musulman n’hésitait pas à faire des emprunts à l’Occident et
était lui aussi influencé par le rapport qu’il entretenait avec ce dernier.
Surtout, le retour à la pensée supposée originelle de l’islam est concomi-
tant d’une conception dogmatique et élitiste de l’exercice du pouvoir, ce
que El Ayadi a synthétisé de façon très expressive dans la formule sui-
vante : le réformisme comme « emprise du dogme sur la réalité 3 ».
Parallèlement aux tentatives de modernisation de l’appareil bureaucra-
tique et des modes de gouvernement, le réformisme fondateur du
XIXe siècle n’a eu de cesse de repenser son rapport au religieux et de cher-
cher les voies d’un islam moderne. Surtout, les oulémas ont activement
contribué aux transformations de l’État, en son sein même et non pas de
l’extérieur, et participé aux débats sur les reconfigurations politiques et
sociales en cours, même si les stratégies de repli pouvaient exister 4. Le
discours du « Changement » s’inscrit explicitement dans cette « tradi-
tion » et mentionne ces référents religieux constitutifs du réformisme his-
torique tunisien 5. Sur ce point, il revendique d’ailleurs une rupture avec

1. M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit. ; I. MARZOUKI, « L’individu au mépris du


citoyen », Bulletin de l’AISLF, nº 21, 2005, p. 169-182 (citation p. 175). Comme beaucoup d’autres thèmes,
celui-ci était également très présent chez Bourguiba qui affirmait ainsi : « Seule la force de l’État peut
garantir la sécurité et le bien-être des individus », 1er juin 1959, Assemblée nationale constituante, cité par
M. CAMAU, « Leader et leadership en Tunisie… », art. cit.
2. S. MARDIN, The Genesis of Young Ottoman Thought. A Study in the Modernization of Turkish Political
Ideas, Syracuse University Press, Syracuse, New York, 2000 ; B. TLILI, Les Rapports culturels et idéolo-
giques entre l’Orient et l’Occident en Tunisie au XXe siècle (1830-1880), Publications de l’Université de
Tunis, Tunis, 1974 ; C. KURZMAN, « Introduction : the modernist islamic movement », in C. KURZMAN
(dir.), Modernist Islam, 1840-1940. A Sourcebook, Oxford University Press, Oxford, 2002, p. 3-27.
3. M. EL AYADI, « Du fondamentalisme d’État et de la Nasiha sultanienne : à propos d’un certain réfor-
misme makhzénien », Hespéris-Tamuda, vol. XXXIX, fasc. 2, 2001, p. 85-107.
4. KHAYR ED-DIN, Essai sur les réformes…, op. cit. ; M. MORSY, « Présentation de l’Essai… », art. cit. ;
A. ABDESSELEM, Les Historiens tunisiens des XVII, XVIII et XIXe siècles. Essai d’histoire culturelle, Librairie
C. Klincksieck, Paris, 1973 ; M. TALBI et G. JARCZYK, Penseur libre en Islam…, op. cit. Sur la période post-
coloniale, A. HERMASSI, « Le mouvement islamiste en Tunisie et en Algérie… », art. cit.
5. Pacte national de 1988 : « L’État tunisien se doit de conforter cette orientation rationnelle qui procède
de l’Ijtihad et d’œuvrer pour que l’Ijtihad et la rationalité aient clairement leur impact sur l’enseignement,
les institutions religieuses et les moyens d’information. […] Le mouvement de Renaissance et de Réforme

261
surveiller et réformer

Bourguiba, renouant le dialogue, entre 1987 et 1989, avec les islamistes


et, au-delà des discours, prenant des mesures ostensiblement favorables
à une certaine expression de la religiosité 1. Cependant, le réformisme
actuel est avant tout relié à une tradition – parmi d’autres – du réfor-
misme, celle de Khayr ed-Din et du collège Sadiki qu’il créa pour former
l’élite bureaucratique, au détriment de celle de Thaalbi et de l’enseigne-
ment promu par la Zitouna, grande mosquée de Tunis 2.
La lecture des textes officiels et de la propagande gouvernementale
suggère que ce sont moins les réformes qui sont glorifiées que le réfor-
misme dont la définition, restrictive et normative, est fournie par les auto-
rités tunisiennes. Les réformes se comprennent par rapport à leur
contenu ; le réformisme est manière de voir et de comprendre. Le mythe
réformateur ne doit donc pas simplement être compris comme une ver-
sion, « tunisifiée », du mouvement général de valorisation de la réforme
entendue comme amélioration progressive de l’ordre social, opposée à la
révolution aussi bien qu’au statu quo. En Tunisie, le réformisme est une
posture qui prend en compte la dimension pour ainsi dire identitaire d’une
mise en œuvre récurrente des réformes ; il constitue la principale forme
de la rémanence historique dans les rapports sociaux 3.

Techniques de mythification du réformisme


Ce réformisme des autorités tunisiennes est une construction. Le pou-
voir central a préempté à la fois le contenu, la conception et l’idée même
de la réforme, ainsi que sa dimension positive dans l’imaginaire social.
Le réformisme est un discours du pouvoir sur lui-même. Il entend mon-
trer que le pouvoir central – le beylicat, puis le protectorat, l’État national
indépendant enfin – est le producteur actif de la modernité réformatrice.
Pour ce faire, la « Tunisie du Changement » reconstruit l’histoire du
réformisme de Khayr ed-Din en fonction de ses propres préoccupations
et de la vision qu’il entend défendre. Même si, dans sa rhétorique, ses
thèmes et argumentaires, la continuité avec Bourguiba et le Destour
l’emporte incontestablement, le « Changement » a immédiatement été
mis en scène comme une nouvelle version du réformisme tunisien, d’un

en Tunisie ne s’est pas limité à l’Ijtihad au niveau de la religion et n’a pas seulement prôné la modernité,
mais s’est également opposé au pouvoir absolu et a revendiqué un pouvoir régi par la loi. »
1. Y. BEN ACHOUR, Politique, religion et droit dans le monde arabe, Cérès production-CERP, Tunis,
1992, qui parle de « pesante bigoterie » ; F. FRÉGOSI, « Les rapports entre l’islam et l’État en Algérie et en
Tunisie : de leur revalorisation à leur contestation », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 34, 1995, p. 103-123,
qui écrit que « le 7 novembre a bien marqué une rupture dans l’ordre symbolique en consacrant l’avènement
d’un régime davantage soucieux des valeurs traditionnelles religieuses », p. 114 ; J.-P. BRAS, « L’islam
administré : illustrations tunisiennes », in M. KERROU (dir.), Public et privé en Islam, op. cit., p. 227-246.
2. Thaalbi, réformateur musulman, cheikh, fut l’un des leaders politiques les plus actifs sous la coloni-
sation ; il fut le coauteur de La Tunisie-martyre qui donna son programme au Destour. Il est l’un des pères
du nationalisme tunisien. Il s’opposa à Bourguiba et, au moment de la scission, resta fidèle à l’ancien Des-
tour et pour cela même catalogué comme « traditionaliste ».
3. Sur la rémanence de l’histoire dans les rapports sociaux, voir J.-F. BAYART, Le Gouvernement du
monde…, op. cit., notamment chapitre II, « L’État produit de la globalisation ».

262
le réformisme : un « bon dressement »

certain réformisme qui néglige une démarche plus intellectuelle et met


l’accent sur l’action 1. Pour faire oublier la continuité avec le Père de la
nation, son charisme et sa légitimité historique, mais aussi par convic-
tion propre, le 7 Novembre inaugure un retour à l’histoire longue. Les
références à Hannibal, à Ibn Khaldoun et surtout aux réformateurs du
XIXe siècle, mais à certains d’entre eux seulement, sont immédiates et,
depuis lors, permanentes 2.
Le Pacte national de 1988, qui traduisait le consensus entre les diffé-
rentes forces politiques tunisiennes, s’inspire explicitement de l’événe-
ment fondateur du réformisme tunisien, à savoir le Pacte fondamental de
1857. Il mentionne Khayr ed-Din comme l’inspirateur des réformes que
Ben Ali et ses partisans entendent mettre en œuvre. Apparaît ici un pre-
mier élément de la construction du réformisme en tant qu’éthos : l’élabo-
ration du consensus. Le réformisme est présenté comme la valeur unifi-
catrice, la manière d’être, de penser, de se comporter qui permet l’unité
de la société tunisienne ; il fournit un sentiment de cohésion nationale ;
il est porteur de valeurs positives susceptibles d’être partagées par tous,
quels que soient les positions sociales, les intérêts défendus, les visions
de la vie en société. La construction de l’unanimisme se réalise autour
de la juste valeur des réformes. De nombreuses politiques partagent cet
objectif : renforcer l’intégration nationale, promouvoir l’unité de la
société, homogénéiser la population et le territoire tunisiens. Les articles
de presse à la gloire du 26.26 sont significatifs de cette volonté de
construction d’unité et surtout d’unanimisme et de consensus : le 26.26
agit pour « réintégrer des pans entiers du territoire national » et œuvrer à
l’« homogénéité de la nation 3 » ; le FSN constitue « l’expression de cette
volonté d’unité et, à travers lui, de régénération politique qui s’affirme de
plus en plus 4 » ; « le but n’est pas tant d’atténuer les inégalités sociales
que de jeter les bases d’une société jalouse de son indivisibilité et dont la
force première est son agrégation sans faille 5 ».
Le discours officiel est une pratique discursive comme une autre. Le
réformisme est un mythe : il est l’expression « de l’être et du paraître du
pouvoir, ce qu’il est et ce qu’il voudrait qu’on le croie 6 ». Le prouve la
pluralité des savoirs historiques sur les réformes et sur le réformisme qui
aujourd’hui émergent dans tous les milieux scientifiques, mais ne sont
pour autant ni reconnus ni intégrés à l’idéologie réformiste tunisienne et
à l’historiographie officielle. La diversité de la pensée réformiste
s’explique dès l’origine par la volonté de promouvoir un avenir commun

1. C’est ainsi que la bénédiction de Khayr ed-Din et de son Essai est sans cesse convoquée alors que Ibn
Dhiaf, qui fait figure d’intellectuel plus que d’homme d’État, est beaucoup moins cité de même que ses
Chroniques.
2. Voir les discours du Président et les textes exégétiques des intellectuels organiques du pouvoir central.
3. La Presse, 9 décembre 1996.
4. Le Renouveau, 11 décembre 1994.
5. La Presse, 12 décembre 1994.
6. R. BARTHES, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 24-25.

263
surveiller et réformer

à travers un changement dans la continuité, autrement dit par le double


rattachement au moderne, du fait de la volonté de renouveau et d’adapta-
tion, notamment à la modernité occidentale, mais aussi bien au tradi-
tionnel, du fait de la nécessité ressentie par tous de respecter les lois et
valeurs de l’islam. Elle résulte aussi de la multiplicité de ses objectifs et
de ses préoccupations, souvent contradictoires : construire l’État et
contribuer à la centralisation du pouvoir et simultanément limiter le pou-
voir étatique ; se fonder sur l’élitisme tout en promouvant l’égalita-
risme ; rationaliser l’État et discipliner la société mais faire de la liberté
son horizon ; être proeuropéen et simultanément anti-impérialiste ; envi-
sager l’usage stratégique de l’enseignement traditionnel mais le rejeter
comme unique formation ; envisager un retour à l’islam de l’âge d’or
mais rechercher les nouveautés et les changements historiques 1… Ces
ambivalences originelles expliquent que les débats entre différents cou-
rants réformistes aient été très importants 2, et que jusqu’à nos jours le
mouvement réformiste soit caractérisé par ses ambiguïtés, ses paradoxes,
sa pluralité et ses malentendus 3.
Sans faire ici un travail approfondi de désassujettissement des savoirs,
je voudrais néanmoins mentionner rapidement les techniques de mythifi-
cation actuelles du réformisme tunisien 4. La diversité est laissée dans
l’ombre : le discours officiel sur le réformisme donne à voir une négation
des différences, un refus du pluralisme, une impossibilité des divisions
et des oppositions. Les historiens ont en revanche montré que la pensée
réformiste s’était toujours déployée selon des modalités, des traditions,
des trajectoires très différentes, que les réformateurs s’étaient combattus
les uns les autres, y compris dans la violence, que leurs visions de la reli-
gion, de l’ouverture à l’Occident, des politiques économiques, de la place
du Sultan et de la Porte et, plus tard, de leur position vis-à-vis des auto-
rités coloniales étaient souvent opposées, que les positions des uns et des
autres étaient extrêmement fluides, que derrière l’archaïsme se cachait
parfois beaucoup de modernité… et inversement 5. Ces occultations lis-

1. C. KURZMAN, « Introduction : the modernist islamic movement », art. cit.


2. Ibid., ainsi que S. MARDIN, The Genesis of Young Ottoman Thought, op. cit.
3. B. TLILI, Les Rapports culturels et idéologiques entre l’Orient et l’Occident…, op. cit.
4. J’ai entrepris un tel travail dans B. HIBOU, « Tunisie : d’un réformisme à l’autre », in J.-F. BAYART,
R. BERTRAND, T. GORDADZE, B. HIBOU et F. MENGIN, Legs colonial et gouvernance contemporaine,
FASOPO, vol. 1, Paris, décembre 2005, p. 209-263.
5. Pour le Maroc, voir A. KADDOURI, « Les réformes au Maroc : usages politiques, usages sociaux », Hes-
péris-Tamuda, vol. XXXIX, fasc. 2, 2001, p. 39-45. J. Baida (J. BAIDA, « La pensée réformiste au Maroc à
la veille du Protectorat », Hespéris-Tamuda, vol. XXXIX, fasc. 2, 2001, p. 49-69) détaille au moins cinq
projets de réforme écrits et structurés à la veille du Protectorat. Pour l’Empire ottoman, S. Mardin
(S. MARDIN, The Genesis of Young Ottoman Thought…, op. cit.) montre très précisément à travers des por-
traits contrastés combien le réformisme était diversifié et pluriel, combien aussi les divisions étaient fortes
entre les uns et les autres. Sur le jeu de cache-cache entre modernisme et archaïsme, voir F. GEORGEON,
Abdülhamid II, Fayard, Paris, 2004. Pour la Tunisie, voir L. C. BROWN, The Tunisia of Ahmad Bey…, op. cit.
L’auteur y montre que la modernité affichée cache le maintien de pratiques traditionnelles, notamment
révélées par la place du Palais. Pour la dimension économique du réformisme, M.-L. GHARBI, Impérialisme
et réformisme au Maghreb…, op. cit.

264
le réformisme : un « bon dressement »

sent les rapports de force pour se fondre dans un consensus universel. Cet
oubli des différences permet de facto d’effacer les ambivalences des
actions réformatrices. L’historiographie officielle donne en exemple de
« bons réformateurs » voulant appliquer de « bonnes réformes » et devant
affronter la pesanteur de dirigeants « archaïques et corrompus » et d’une
population « inculte ».
Certaines techniques ont rendu possibles la transformation et surtout
la simplification du réformisme. Il s’agit en premier lieu de sélection dans
les références et les symboles. Le discours benalien a choisi Khayr
ed-Din plutôt que Tahar Haddad, Mohamed Ali, Qabadu ou Bin Dhiaf 1 :
il privilégie ainsi la dimension étatiste et technocratique du réformisme,
la réforme devant limiter le pouvoir absolu du Sultan, dans une perspec-
tive de rationalisation et d’efficacité gouvernementale. C’est cette tradi-
tion qui est aujourd’hui mise en avant, plus que la dimension purement
politique et notamment démocratique. Ensuite, des confusions abusives
sont opérées : la Constitution de 1861 est ainsi assimilée à la mise en
place d’une démocratie libérale et participative ; le réformisme, à la capa-
cité de réformer. Par ailleurs, certaines réalités sont sous-estimées,
comme le poids de l’Empire ottoman ou l’influence de penseurs étrangers
dans le réformisme tunisien. Enfin, le mythe réformiste est construit à
travers la simplification du réformisme lui-même. L’usage d’oppositions
binaires – traditionalistes versus modernistes, zaytouniens versus sadi-
kiens, conservateurs versus réformistes – est de fait particulièrement peu
propice à la restitution de la complexité des phénomènes sociaux.

Le réformisme, cité imaginaire

Cette mythification n’enlève au réformisme ni sa puissance ni son


effectivité ; elle ne lui retire pas non plus la véracité de ses fondements
historiques. Le réformisme du XIXe siècle est, comme la Révolution de
1789 pour la France, simultanément un événement fondateur et un mythe
réel qui fait perpétuellement l’objet d’appropriations contradictoires 2. Ce
qui pose problème, ce n’est pas la réalité du réformisme du XIXe siècle, la
réalité du Pacte fondamental de 1857 et de la Constitution de 1861 ; c’est

1. Sous le Protectorat, Tahar Haddad fut l’un des leaders du Destour, proche de Thâalbi ; il se fit remar-
quer par ses positions favorables à l’émancipation des femmes et du prolétariat. Durant la même période,
Mohamed Ali était particulièrement sensible aux questions sociales. Bin Dhiaf, fervent défenseur des
réformes administrativo-étatiques, écrivit la chronique Ithaf ahl az-zaman bi ahbar muluk Tunus wa ‘ahd al
‘aman (Chronique des rois de Tunis et du Pacte fondamental). Il fut l’un des principaux rédacteurs de la
Constitution de 1861. Cheikh et poète, Mahmoud Qabadu peut être considéré comme l’un des premiers pen-
seurs tunisiens du réformisme : proche de Ahmed Bey, il écrivit en 1844 un essai (Diwan) théorisant les
réformes engagées par le Bey. Pédagogue, professeur à l’École polytechnique du Bardo puis mufti et pro-
fesseur à la grande mosquée Zitouna, il proposait de copier les Européens à travers deux institutions, la tra-
duction et l’enseignement. Les réformateurs qui lui succédèrent développèrent plus particulièrement leur
réflexion sur le pouvoir d’État et son organisation.
2. E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », art. cit.

265
surveiller et réformer

l’affirmation partagée par tous que « le réformisme est la spécificité tuni-


sienne depuis le XIXe siècle », l’affirmation prise pour principe de vérité
d’une continuité historique sans rupture et sans modification de sens,
d’un lissage qui définit une identité culturelle fixe et définitive.

L’occultation des discontinuités et des différences


La construction du réformisme tunisien actuel procède en effet aussi
d’une perception spécifique de l’histoire, faite avant tout de continuités et
de parallélismes 1. L’idée d’un continuum dans la perception du pouvoir
et des modes de gouvernement, que la confusion entre tradition construite
et passé historique rend possible, efface les ruptures et gomme les trans-
formations sociales. Que les relations entre acteurs, le poids de ces der-
niers dans la société comme dans le jeu politique, le contexte national et
international, la situation démographique, économique, sociale et poli-
tique ne soient en rien comparables, peu importe semble-t-il, pour cette
lecture historiciste 2. Les « réformistes », pourtant, ne sont pas constitués
des mêmes couches sociales, ils ne partagent pas les mêmes idéaux, la
société qu’ils veulent réformer n’est pas la même… Certains facteurs sont
dirimants, notamment la démographie, l’éducation et l’alphabétisation,
l’urbanisation, l’émancipation féminine, le développement économique,
la complexification du fonctionnement de l’économie politique du pays.
Objectivement donc, tout a changé dans la société tunisienne, et il est
impossible de plaquer l’analyse et la compréhension du réformisme du
XIXe siècle à la situation actuelle. Pourtant, le discours officiel non seule-
ment réifie le réformisme, mais insiste sur ces continuités et ces héri-
tages directs. Cette posture, qui « consiste à croire que les générations qui
se succèdent pendant des siècles sur un territoire national approximative-
ment stable, sous une désignation approximativement univoque, se sont
transmis une substance invariante », apparaît donc comme « une forme
idéologique effective, dans laquelle se construit quotidiennement la sin-
gularité imaginaire des formations nationales en remontant du présent au

1. Pratiquement tous les auteurs contemporains le considèrent comme un fait indiscutable, de façon
implicite. Pour une formulation explicite, voir N. SRAÏEB, « Élite et société : l’invention de la Tunisie… »,
art. cit. ; M.-L. GHARBI, Impérialisme et réformisme au Maghreb…, op. cit. ; R. Ben Achour (R. BEN
ACHOUR, « L’État de droit en Tunisie », art. cit.), qui écrit très précisément que l’État de droit et le constitu-
tionnalisme constituent « une constante de la culture politique dominante en Tunisie » depuis le XIXe siècle,
p. 247. Les universitaires étrangers participent également de ce mythe : voir par exemple L. ANDERSON, The
State and Social Transformation in Tunisia and Libya…, op. cit., ou M. MORSY, « Présentation de l’Essai
sur les réformes… », art. cit.
2. Même si son analyse pèche parfois par culturalisme, A. Larif-Beatrix fournit une analyse plus distan-
ciée et sensible à la rupture de l’État-nation bourguibien, sensible surtout aux fondements sociaux actuels de
pratiques que d’aucuns pourraient qualifier de réformistes. Voir A. LARIF-BEATRIX, Édification étatique et
environnement culturel…, op. cit. Un auteur comme Michel Camau ne manque pas de souligner les pro-
blèmes méthodologiques que pose une telle problématisation en termes de continuités. Voir par exemple
M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique aujourd’hui au Maghreb », art. cit. Il n’en reste pas moins
qu’il tombe parfois dans ce travers comme le révèle la citation qui suit.

266
le réformisme : un « bon dressement »

passé » 1. Cette illusion aussi fait partie du mythe, d’un mythe partagé par
les acteurs politiques et les élites tunisiennes, mais également par nombre
d’observateurs et analystes reconnus du pays. « L’“exception” tuni-
sienne, se demandent Michel Camau et Vincent Geisser, ne résiderait-
elle pas précisément dans cette ambivalence permanente, cette tunisia-
nité politique largement cultivée par les gouvernants comme par les
gouvernés, par les dominants comme par les dominés ? Celle-ci doit être
traitée non comme une scorie de l’histoire au sens des culturalistes, mais
d’abord comme un projet politique, inauguré par les réformateurs du
XIXe siècle, repris par le mouvement de libération nationale, conforté par
le régime bourguibien au lendemain de l’indépendance et poursuivi
aujourd’hui par son successeur 2. »
Cette constitution en mythe n’a pas été instantanée. Elle a été rendue
possible par la récurrence d’un terme commun mais signifiant des choses
distinctes. Ces correspondances et ce langage commun, plein de malen-
tendus, ont permis d’inventer un rapport direct entre le réformisme du
XIXe siècle et celui du nouvel État indépendant pour former ce qui est
désormais considéré comme la « tradition réformiste ». Le mythe actuel a
donc procédé de toute une série de simplifications, de citations tron-
quées, de raccourcis historiques, de confusions entre écrits et réalisa-
tions effectives ou entre représentations et faits, d’oubli des contingences
et des conflits entre groupes sociaux, d’instrumentalisations et de pro-
cédés de légitimation qui se sont déployés dès l’instauration du Protec-
torat. En bref, le mythe du réformisme procède d’une occultation des his-
toricités propres des divers mouvements réformistes 3.
La première étape de cette mythification est concomitante à l’instau-
ration du Protectorat. Qu’elle émane des associationnistes, des panisla-
mistes, des réformistes religieux ou des nationalistes, l’hostilité à l’égard
de la colonisation française s’exprime par une référence systématique au
Pacte fondamental et à la Constitution de 1861. Ceux-ci sont vus comme
les premières traductions d’un certain nombre de principes fondamen-
taux, l’égalité des citoyens devant la loi, le respect des droits de l’homme,
la primauté de la loi contre l’arbitraire et la représentation parlemen-
taire. Malgré la suspension des nouvelles institutions dès 1864 et, par
conséquent, l’absence d’expérience réelle des bienfaits de la Constitu-
tion, cette dernière représente, pour l’élite tunisienne sous le Protectorat,
la panacée politique, l’ultime garantie contre les maux de la colonisation.
C’est à partir du milieu des années 1920 que ce mythe de la « première
Constitution libérale dans le monde arabe » émerge.
La deuxième étape de la construction du mythe réformiste advient avec
l’indépendance du pays. D’une part, la dimension religieuse du réfor-
misme est occultée. D’autre part, la stratégie de monopolisation et de

1. E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », art. cit., respectivement p. 117 et p. 118.
2. M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit., p. 20.
3. B. HIBOU, « Tunisie : d’un réformisme à l’autre », art. cit.

267
surveiller et réformer

construction du stéréotype réformiste se renforce avec l’effacement des


paradoxes et des nuances au sein de la pensée et de l’action réformistes.
Cette tendance au dualisme rigide se traduit également dans l’écriture de
l’histoire : on simplifie à outrance les trajectoires individuelles (le « bon »
Khayr ed-Din contre le « mauvais » Khaznadar 1) et intellectuelles (les
« bons » Sadikiens contre les « mauvais » Zaytouniens), et la trajectoire
des hommes comme leurs idées deviennent linéaires et univoques.
La troisième et dernière étape a lieu à la fin des années 1970 et dans
les années 1980. La construction du mythe réformiste peut être corrélée à
l’érosion du nationalisme et à la perte d’influence de l’idéologie natio-
nale. Cette évolution est concomitante d’une autre : la disparition de la
thématique révolutionnaire. Son corollaire est donc la transformation, au
moins partielle, du sens du réformisme avec la réapparition massive de
la dimension musulmane dans le lexique politique et sa mutation en véri-
table mythe. Même s’il n’a pas émergé du néant, c’est cependant à partir
de Ben Ali que le réformisme est réifié, sans cesse évoqué et invoqué.
Bourguiba était au centre de tout et il « débordait » en quelque sorte cette
tradition qu’il instrumentalisait. Ne disposant pas de la même légitimité
historique, ni de l’aura du « Combattant Suprême », Ben Ali se situe
explicitement dans une histoire longue et tire sa légitimité de sa référence
ostensible au réformisme. Le recours à cet âge d’or apparaît ainsi comme
un puissant élément de légitimation, l’épisode réformiste du XIXe siècle
faisant partie d’une mémoire historique partagée, d’un imaginaire
commun à toute la population.
Cette compréhension du réformisme, y compris dans sa dimension his-
toriciste, est familière aux Tunisiens. C’est précisément pourquoi cette
rhétorique n’est pas seulement instrumentale et fonctionne comme un
mythe. « En constituant le peuple comme unité fictivement ethnique […],
l’idéologie nationale fait beaucoup plus que de justifier les stratégies uti-
lisées par l’État pour contrôler les populations, rappelle Étienne Balibar,
elle inscrit par avance leurs exigences dans le sentiment de l’“apparte-
nance” au double sens du terme : ce qui fait qu’on s’appartient à soi-
même, et qu’on appartient à d’autres semblables 2. » C’est ce qui explique
aussi, que, dans le dialogue continu entre héritage et innovation politique,
le réformisme peut être compris comme un imaginaire. Dans la mesure où
il prétend résumer l’être de la nation tout entière et révéler les interac-
tions permanentes entre passé, présent et projection du futur, il peut
même être considéré comme une « cité imaginaire ». Il n’est pas

1. Premier ministre du Bey de 1837 à 1873, Mustapha Khaznadar, qui était aussi le beau-père de Khayr
ed-Din, fut peu à peu considéré comme la figure par excellence de l’ancien régime et de l’antiréformateur
alors même qu’il soutint le Pacte fondamental. Cette mauvaise réputation est liée à son rôle dans la dégra-
dation financière du beylicat qui se termina par une banqueroute et, in fine, permit la colonisation française,
y compris du fait de la corruption.
2. E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », art. cit., citation p. 131.

268
le réformisme : un « bon dressement »

seulement un inconscient politique puisqu’il occupe incontestablement


« le devant de la scène et relève de la conscience des acteurs 1 ».

Le réformisme, problématisation obligée du politique


Le réformisme est aussi un élément de langage, une lecture imposée du
politique, autrement dit une « problématique légitime 2 ». Aujourd’hui,
ceux qui gouvernent et ceux qui voudraient gouverner ne peuvent se pro-
blématiser, ne peuvent problématiser leurs actions qu’en termes de réfor-
misme. Lorsque j’ai testé cette hypothèse du réformisme comme mythe
auprès d’interlocuteurs tunisiens, je me suis heurtée à une incompréhen-
sion, un scepticisme, voire un désarroi : « Est-ce que cela veut dire que,
dans son application, tout réformisme est voué à l’échec ? » ; « Je ne vois
pas ce que vous voulez dire, est-ce que tout réformisme est alors
condamné ? » ; « Mais quelle est donc la solution ? » En Tunisie, le réfor-
misme est décidément l’horizon absolu du politique. Il structure le
consensus.
Pour douteux qu’il soit, ce mythe doit être pris avec sérieux : il fait
plus que renseigner sur les intentions du pouvoir central et dévoiler ses
ruses. Les acteurs sociaux s’y réfèrent plus qu’on ne le croit : le réfor-
misme est non seulement un discours aux effets de pouvoir importants,
mais aussi un moyen d’action vital, un mode de gouvernement à part
entière, un processus d’assujettissement dans le sens foucaldien du terme,
c’est-à-dire un processus d’émergence des individus comme sujets
moraux, « non pas sur le mode de la soumission à une règle extérieure
qu’imposerait une relation univoque de domination, mais sur celui de
l’appartenance 3 ». L’imaginaire politique tunisien se structure autour du
réformisme dont le mythe est aujourd’hui partagé par tous les protago-
nistes de la vie politique, le gouvernement, le RCD et l’opposition légale
bien sûr, mais aussi – et cela peut paraître au premier abord plus surpre-
nant – l’opposition non reconnue, dont les islamistes qui tous avaient,
directement ou par « indépendants » interposés, signé le Pacte national de
1988 qui s’y référait explicitement 4.
Les islamistes soulignent leur attachement au « mouvement de la
Renaissance et de la Réforme », l’Ijtihad et l’Islah. Ils rappellent la
volonté modernisatrice récurrente dans l’histoire de l’islam 5. Ils font

1. J.-F. BAYART, L’Illusion identitaire, op. cit., titre du chapitre III et p. 150.
2. P. BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
3. Toute la problématisation en termes d’assujettissement est issue des travaux de Michel Foucault. Pour
la citation et la problématisation spécifique dans la globalisation, voir J.-F. BAYART, Le Gouvernement du
monde…, op. cit, p. 51.
4. N. Bhiri, membre du mouvement islamiste, a signé le Pacte, officiellement en son nom propre mais
tous les acteurs de la vie politique tunisienne l’avaient interprété et compris comme expression de l’engage-
ment tacite de Nahdha.
5. A. ZGHAL, « Le retour du sacré et la nouvelle demande idéologique des jeunes scolarisés… », art. cit.
et « The new strategy of the Movement of the Islamic Way… », art. cit. ; M. TALBI, Plaidoyer pour un islam
moderne, Cérès, Tunis, 1998. Voir aussi G. KRÄMER, « L’intégration des intégristes : une étude comparative

269
surveiller et réformer

certes référence à Thaalbi plus qu’à Khayr ed-Din ou à Haddad, mais ils
vantent les mêmes mérites d’une modernisation par respect d’une cer-
taine intégrité originelle et de l’identité arabo-musulmane 1. Issue de la
même école bourguibienne, l’opposition laïque non reconnue partage
l’obsession de la modération et du juste milieu, la foi en l’homme provi-
dentiel – qui est bien souvent celui-là même qui parle… –, la croyance
que la tradition réformiste constitue un atout et une base pour la démocra-
tisation, ou encore des définitions similaires du « bon gouvernement » et
donc du réformisme 2. L’un des leaders de l’opposition, Mohamed Charfi,
définit par exemple le réformisme comme une pensée modernisatrice,
mais une pensée qui se concrétise effectivement sur le terrain de l’action 3
– définition qui est précisément celle que donnait en 1993 le président
Ben Ali pour qualifier le RCD de « parti réformateur » 4. Il est plus révé-
lateur encore que l’un des rares textes qui ait jamais tenté de jeter la base
d’une alliance entre les divers mouvements d’opposition, laïques et isla-
miques, fasse du réformisme l’une des pierres angulaires de leur base
commune de travail. Les signataires déclarent ainsi réaffirmer « leur foi
dans le peuple tunisien qui a connu très tôt dans son histoire moderne un
mouvement réformateur, qui a été l’un des premiers peuples arabes à se
doter d’une Constitution limitant par la loi l’absolutisme, qui a lié sa
revendication de l’indépendance à celle d’un parlement, qui a donné tant
de martyrs, qui a lutté durant des décennies pour de vraies réformes poli-
tiques et le développement social, dont les élites ont toujours fait preuve
d’un grand dynamisme, qui a produit des réformateurs dans tous les
domaines dont Kheireddine, Mohamed Ali Hammi, Tahar Haddad,
Farhat Hached 5 ».
Les élites politiques, de quelque bord qu’elles proviennent, sont toutes
issues d’un même terreau, des mêmes écoles, des mêmes universités, des
mêmes expériences politiques : l’islamisme est né du mouvement natio-
naliste et s’est construit comme opposition, à l’Université, au contact des

de l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie », in G. SALAMÉ (dir.), Démocratie sans démocrates, op. cit.,
p. 277-312 ; M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.
1. Voir les interviews de Ghanouchi, par exemple son entretien : GHANOUCHI, « Déclarer l’échec de l’isla-
misme politique relève de la précipitation » p. 255-269, in O. LAMLOUM et B. RAVENEL (dir.), La Tunisie de
Ben Ali…, op. cit. Pour une analyse sociologique des positions défendues par les islamistes tunisiens, voir
E. HERMASSI, « La société tunisienne au miroir islamiste », art. cit., et « The islamist movement and
November 7 », art. cit.
2. Voir par exemple le manifeste du 20 mars 2001 (écrit par M. Charfi et H. Redissi) : la présence de
M. Charfi n’est pas étonnante puisqu’il est le rédacteur du Pacte national de 1988 et a été ministre sous Ben
Ali de 1987 à 1994. En revanche, il est plus intéressant de noter que des figures d’une tout autre opposition,
à l’instar de Ben Jaafar ou Marzouki (voir par exemple son livre M. MARZOUKI, Le Mal arabe. Entre dicta-
tures et intégrismes : la démocratie interdite, L’Harmattan, Paris, 2004) partagent cette vision. Voir aussi
M. CAMAU, « Le discours politique de légitimité des élites tunisiennes », art. cit.
3. Intervention au colloque Les processus de démocratisation au Maghreb, Faculté des sciences juri-
diques et politiques de Tunis, 12 mars 2005.
4. « Le RCD est le parti de l’action sur le terrain », discours du président Ben Ali au congrès du RCD, le
30 juillet 1993.
5. Déclaration de Tunis de juin 2003. C’est moi qui souligne.

270
le réformisme : un « bon dressement »

mouvements d’extrême gauche ; l’opposition laïque a longuement été


associée à l’exercice du pouvoir central, pendant la période bourgui-
bienne ou durant les premières années de la présidence Ben Ali ; le Des-
tour et le Néo-Destour se recommandaient déjà du réformisme – et la
colonisation aussi 1. On pourrait donc parler de la prégnance d’une sorte
de paideia non institutionnalisée qui donne un « paysage imaginaire
commun 2 » à toute l’élite tunisienne en lui fournissant la même culture
politique. Ou, pour parler comme Pierre Bourdieu, concevoir le réfor-
misme comme « champ du pensable politiquement », se traduisant par
des détournements de sens mais simultanément par le renforcement de
schèmes de pensée et d’actions implicites de l’habitus de l’élite 3. Les
opposants, les transfuges, les dissidents renforcent involontairement le
discours du « régime », même si tous ne peignent pas le « paysage imagi-
naire commun » des mêmes couleurs.
Les acteurs étrangers aussi louent le réformisme ambiant, sans tou-
jours être conscients de sa nature mythique. Ils sont souvent naïfs quant
aux assertions des discours officiels, retenant la simplicité des expres-
sions plus que l’ambiguïté des pratiques et des significations 4. Les bail-
leurs de fonds participent involontairement à la construction du mythe
réformiste d’au moins deux manières : d’une part, en comprenant la rhé-
torique du pouvoir central dans la tradition intellectuelle occidentale qui
oppose la réforme à la révolution ; d’autre part, en participant aux nom-
breux détournements qui transforment les pratiques au nom du réfor-
misme dans un sens contraire à la définition idéelle et idéale de celui-ci.
Cependant, tous, partenaires extérieurs, bailleurs de fonds internationaux,
analystes étrangers, mettent en avant l’aspect modéré, ouvert et donc pro-
pice à la démocratisation des réformes en Tunisie ; la modernité et l’occi-
dentalisation d’un gouvernement considéré comme favorable à la laïcité ;
la volonté de construire un État moderne et libéral ; en somme, la dimen-
sion pédagogique de la réforme et sa mission civilisatrice 5. Par sa poly-
sémie, le réformisme parvient à parler à tous et tous s’y réfèrent. Dans
un langage reconnu, que tous croient transparents, il permet d’articuler
les concepts, idées et croyances inhérents aux pratiques politiques tuni-
siennes. Cet idiome permet d’affronter la version globalisée de la

1. Sur la situation contemporaine, S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit. ; M. CAMAU et
V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit. Sur la période coloniale, M. KRAÏEM, Pouvoir colonial et
mouvement national. La Tunisie des années trente, Alif, Tunis, 1990.
2. P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit., p. 65.
3. P. BOURDIEU, La Distinction…, op. cit., p. 460-537.
4. Voir, parmi beaucoup d’autres, par exemple K. Dalacoura qui souligne le potentiel libéral et démocra-
tique de la Tunisie du fait de cette tradition réformiste (K. DALACOURA, Islam Liberalism and Human
Rights, I.B. Tauris, Londres et New York, 1998) ; N. GRIMAUD, La Tunisie à la recherche de sa sécurité,
PUF, Paris, 1995 ; y compris M. MORSY, « Présentation de l’Essai… », art. cit. Les appréciations des
coopérants sont généralement très élogieuses, reproduisant le discours sur les bienfaits du réformisme, du
volontarisme et de l’ouverture à l’Occident. Entretiens, Tunis, 1997/2005 ; pour les premières années
d’indépendance, F. DECORSIÈRE et M. LELONG, « L’expérience tunisienne », Esprit, nº 7-8, juillet-août
1970, p. 131-137.
5. O. LAMLOUM, La Politique étrangère de la France face à la montée de l’islamisme…, op. cit.

271
surveiller et réformer

modernité, comme il le faisait hier avec le nationalisme ou au XIXe siècle


avec le libéralisme 1. Le mythe est donc simultanément langage et méta-
phore du politique qui permet aux uns et aux autres d’exprimer des choses
différentes.
Pareil unanimisme n’empêche pas l’expression de critiques sur les
modalités du réformisme, par exemple sur la perversion de celui-ci par
le « régime ». Cette critique porte alternativement sur son instrumentali-
sation, sur l’oubli de certains de ses éléments fondamentaux, sur la cor-
ruption du terme et l’altération de ses principes de base ; elle ne porte
jamais sur la référence même au réformisme ; elle se fait toujours au nom
du réformisme, au nom du « vrai » réformisme. Le débat sur sa nature,
« bonne » ou « mauvaise », n’a en l’occurrence aucune importance ici.
En revanche, la dynamique de ces appréciations fait comprendre que le
réformisme est avant tout un discours de vérité et qu’il produit du savoir :
tel acteur est disqualifié parce qu’il n’est pas réformateur ou parce qu’il
usurpe cette noble appellation. Aujourd’hui, par exemple, les gouver-
nants et les opposants laïques dénient aux islamistes le label « réfor-
miste » au nom de leur « archaïsme » intrinsèque, de leur comportement
« anti-moderne », de leur pensée politique « irrationnelle », de leur posi-
tion « contre l’émancipation féminine ». L’intérêt de ces appréciations
réside ailleurs, dans cette mécanique qui transforme le réformisme en ins-
trument d’inclusion et d’exclusion, de classement, de définition du bien et
du mal. Car le réformisme est une pensée morale qui définit le vrai et le
faux, le juste et l’injuste. Même si, au concret, les individus ne définissent
pas ces termes de la même manière, tous entendent incarner le « vrai »
réformisme et qualifient pour ce faire de « faux » celui des autres. Une
situation précisément rendue possible par la nature mythique du réfor-
misme, idée abstraite et vision irénique de l’être en société, susceptible
d’être appropriée par tous.

Les fondements sociaux du réformisme

Les élites nationales et les acteurs étrangers ne sont cependant pas les
seuls à accorder une position centrale aux réformes dans leur compréhen-
sion du politique. Les valeurs positives du réformisme sont largement
partagées par la population tunisienne. Parce qu’il est intimement lié à la
construction nationale et à la formation de l’identité tunisienne, le projet
réformiste imprègne fortement la société. Mais, simultanément, l’idée
répandue, y compris parmi les analystes les plus avisés de la Tunisie, de
la coupure entre élites et masses populaires à l’origine de l’échec des

1. C. A. Bayly développe l’argument à propos du libéralisme dans l’Inde du XIXe siècle. Voir C.-A.
BAYLY, « Liberalism and “moral economy” in nineteenth-century South and Southeast Asia », communi-
cation au colloque franco-britannique « Economies morales et formation de l’État dans le monde extra-
européen », CERI, Paris, FASOPO, Paris et Trinity College, Cambridge, Paris, le 27 mai 2005.

272
le réformisme : un « bon dressement »

réformes, est directement issue de l’idéologie réformiste 1. Cet apparent


paradoxe est levé si l’on adhère à une conception large du politique qui
intègre la participation de tous, à travers des actions souvent anonymes, à
l’exercice du pouvoir.

Le réformisme comme processus d’assujettissement


Les processus de justification des demandes émanant de la population
ne peuvent s’exprimer que dans le langage commun des gouvernants
puisque toute autre parole est inaudible et même indicible. Ces demandes
sont donc sans aucun doute mises en forme par le discours officiel
ambiant, mais elles n’en sont pas moins réelles. Ce qui suggère d’ail-
leurs l’une des forces du réformisme : en n’évoquant jamais le contenu
des transformations, il permet d’englober n’importe quelle rupture,
n’importe quelle continuité, n’importe quelle politique, précisément
parce qu’il se caractérise avant tout comme une démarche, une façon de
penser, une croyance. Mais la référence implicite au réformisme n’est pas
un simple discours évanescent, plaqué sur un discours officiel. Elle
repose sur des demandes propres de la population. Celles-ci sont parfois
exprimées en termes de « réforme » ; souvent, elles ne le sont pas ; mais,
assurément, elles ne le sont jamais en termes de « réformisme ». Cepen-
dant, elles alimentent imperceptiblement l’éthos réformiste à travers de
multiples chemins buissonniers : appel systématique à l’État clairvoyant
et « en avance » sur la société, seul à même de faire « bouger les
choses » ; participation aux « interventions incessantes » de l’administra-
tion et donc légitimation de la bureaucratie comme vecteur principal des
réformes ; croyance en un progrès rationnel et en une modernisation
matérielle ; partage de l’idéologie développementaliste 2 ; attente de pro-
tection et de préservation des sources d’accumulation mises en péril par
la globalisation ; sensibilité à la perte de souveraineté nationale et à
l’atteinte à l’identité arabo-musulmane des Tunisiens ; souhaits aussi de
voir respecter les règles et les textes, de critiquer le népotisme et la cor-
ruption ; revendication d’un État de droit.
Le réformisme n’est ainsi pas uniquement un projet étatique, ni même
une manière de penser le pouvoir spécifique aux élites. Il est un mythe
partagé et un processus complexe faisant intervenir l’ensemble des indi-
vidus, l’ensemble du tissu des relations sociales. Autrement dit, le réfor-
misme n’est pas seulement instrumentalisé par le pouvoir central et les

1. M. Camau et V. Geisser (M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.) en parlent à
propos du processus d’autonomisation de la réforme de la société civile. Au contraire S. Khiari récuse impli-
citement cette coupure et parle d’élitisme des classes moyennes : voir S. KHIARI, « De Wassila à Leïla, pre-
mières dames et pouvoir en Tunisie », Politique africaine, nº 95, octobre 2004, p. 55-70.
2. A. ZGHAL, « Le concept de société civile et la transition vers le multipartisme », in M. CAMAU (dir.),
Changements politiques au Maghreb, Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 18, CNRS, Paris, 1989, p. 207-228,
ainsi que « Le concept de société civile et la crise du paradigme développementaliste », Revue tunisienne de
sciences sociales, nº 115, 1993, p. 67-94.

273
surveiller et réformer

élites, mais la part d’adhésion est constitutive de son émergence en pro-


blématique légitime et en imaginaire ; le réformisme peut être interprété
comme la vulgarisation du pouvoir par excellence, la forme principale de
la rémanence historique en Tunisie ; les réformes ne constituent pas seu-
lement une idée et un projet élitistes, mais elles bénéficient d’indé-
niables fondements sociaux ; cet imaginaire est en définitive commun à
tous, comme le révèlent certains romans de large diffusion et, plus géné-
ralement, la production artistique 1.
Au-delà de demandes bien réelles, les Tunisiens se reconnaissent dans
le réformisme dont la problématique contribue à les former en sujets, à
la fois sur le mode de la servitude volontaire et de l’être assujetti, et sur
celui de l’adhésion et du sujet actif 2. Cet imaginaire est en effet indisso-
ciable de la « théologie de la servitude 3 » : le réformisme apparaît comme
un élément d’intégration de la servilité politique et donc de sa moderni-
sation à travers l’administration, cet « habitacle de l’esclavage » pour
reprendre l’expression de Max Weber 4, à travers le façonnage politique
de la tunisianité. Sous les attraits du modernisme et de l’adaptation à la
contrainte extérieure, il permet de perpétuer, en les transformant, des pra-
tiques de domination. À partir de normes socialement admises, il met en
place de nouveaux mécanismes et principes d’action. Au XIXe siècle, telle
a été l’une des fonctions de l’administration et de l’école, notamment du
fameux collège Sadiki. Aujourd’hui, des mécanismes économiques
jouent ce rôle, par exemple les entreprises, les zones de modernité que
sont les zones offshore, les zones industrielles ou les zones touristiques,
et les mécanismes sociaux, à l’instar des subventions et des programmes
de soutien et de solidarité.
Néanmoins, les Tunisiens se constituent également en sujets sur le
mode de l’adhésion active, de la propre « reconnaissance » et de l’accep-
tation 5. La réforme prend une autre signification pour la multitude de ces
individus en marge du savoir réformiste officiel. Elle n’en constitue pas
moins un référentiel dans la conduite de vie de l’entrepreneur s’adaptant
à l’ouverture et au libre-échange avec l’Europe – qu’il le fasse de gré ou

1. Le principal intérêt du livre de K.-J. Perkins (K.J. PERKINS, A History of Modern Tunisia, Cambridge
University Press, Cambridge, 2004) est d’intégrer dans son analyse la littérature, le cinéma et la créa-
tion artistique en général. Pour ce qui nous concerne, voir notamment p. 197-201. Voir aussi Abdelaziz
BELKHODJA, Le Retour de l’éléphant, Appolonia, Tunis, 2004, l’un des succès populaires de ces dernières
années, qui suggère la prégnance des croyances dans le progrès, la rationalisation, le positivisme et la
modernisation, sans compter, bien sûr, celle dans le mythe d’Hannibal et de Carthage.
2. Voir M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité. II. L’Usage des plaisirs…, op. cit., et J.-F. BAYART, Le
Gouvernement du monde…, op. cit. Voir également E. Balibar qui lie la réflexion de Foucault à celles de
Lacan, Bataille et Althusser dans E. BALIBAR, Droit de cité, PUF, Paris, 1997, et « Insurrection et Constitu-
tion : la citoyenneté ambiguë », Mouvements, nº 1, novembre-décembre 1998, p. 109-119.
3. Voir M. TOZY, « Éléments pour une lecture de sociologie historique de la gouvernance au Maghreb »,
art. cit. et surtout Monarchie et islam politique…, op. cit., qui offre une très fine analyse de l’exercice du
pouvoir à partir des penseurs musulmans mais aussi d’Étienne de La Boétie.
4. M. WEBER, « Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée. Contributions à la critique
politique du corps des fonctionnaires et du système des partis », Œuvres politiques…, op. cit., p. 336-337.
5. Voir J.-F. BAYART, Le Gouvernement du monde…, op. cit., p. 198-204.

274
le réformisme : un « bon dressement »

de force, avec optimisme ou pessimisme, par alliance avec des étrangers


ou par exploitation de relations politiques ou administratives –, du salarié
affrontant la libéralisation et la privatisation – en participant à des grèves
illégales, en accroissant sa productivité, en acceptant une baisse de pou-
voir d’achat, en déménageant, en organisant une grève de la faim –, du
migrant confronté à la fermeture des frontières – en renonçant à migrer,
en devenant illégal, en changeant de destination, en décidant de ne pas
revenir, en attendant –, de l’hôtelier devant anticiper les exigences des
touristes, du contrebandier cherchant à s’adapter aux nouvelles condi-
tions du commerce, du syndicaliste faisant face aux transformations de
l’assurance sociale et des conditions de travail, de l’agriculteur subissant
la raréfaction des financements, du banquier cherchant à restructurer la
dette, de l’intermédiaire devant s’accommoder de la privatisation par-
tielle de l’État, du fonctionnaire s’habituant aux modifications de l’inter-
ventionnisme… La réforme produit des modes d’existence particuliers, y
compris pour les individus qui sont censés « subir » des réformes conçues
au sommet de l’État et dont ils critiquent les modalités, et parfois même
l’existence.

Le réformisme, un imaginaire commun


Le réformisme, dans ce qu’il a tout à la fois d’effectif et de mythique,
est un imaginaire auquel les individus, en Tunisie, se trouvent liés d’une
manière ou d’une autre ; l’une des normes qu’ils se doivent de prendre en
compte, que ce soit sur le mode de l’approbation ou de l’indifférence, de
la contrainte ou de la critique, du détachement ou du contournement, de
l’évitement, de la transformation ou de la conversion.
Tel est par exemple le cas du Rassemblement pour une alternative
internationale de développement (RAID/Attac Tunisie), association alter-
mondialiste liée au réseau international d’Attac. Sa critique de la globali-
sation libérale contribue à rendre légitime la problématique de la réforme
et à la placer au cœur du débat public. La rhétorique altermondialiste,
récente en Tunisie comme au Maghreb, semble en effet s’être en grande
partie développée pour capter les ressources symboliques d’un mouve-
ment mondial reconnu. Ce phénomène est une nouvelle illustration de
l’importance des lexiques imposés et de l’inévitable instrumentalisation
de références porteuses : les revendications du RAID sont certainement
plus proches de certains éléments de l’éthos réformiste que de l’altermon-
dialisme à proprement parler 1. Par rapport à ses homologues européens,
le mouvement tunisien survalorise les questions nationales, exprimées en
termes de souveraineté, d’indépendance ou de développement. Il ali-
mente la rhétorique réformiste en surinterprétant le rôle du libéralisme en
Tunisie, en alimentant la réflexion sur les transformations économiques

1. S. KHIARI, « Les balbutiements du mouvement altermondialiste au Maghreb », Annuaire de l’Afrique


du Nord, t. 91, 2003, p. 113-125.

275
surveiller et réformer

nécessaires, en faisant émerger des attentes d’interventions de l’État, en


proposant et en espérant d’autres types de réformes, en mettant en avant
le lien entre autoritarisme et libéralisme 1.
La force de l’UGTT provient non seulement de sa participation active à
la lutte nationale, mais aussi de son « réformisme qui lui confère une
flexibilité et une remarquable capacité d’adaptation aux variations des
circonstances historiques 2 ». Le syndicat revendique explicitement son
réformisme bien que simultanément il tente de diminuer l’impact des
réformes mises en œuvre par le gouvernement. Jusqu’au milieu des
années 1980 au moins, les salariés, ouvriers, employés et fonctionnaires
se reconnaissaient dans cette problématisation et dans cette représenta-
tion du pouvoir et des rapports de force. Aujourd’hui, la faible adhésion
du monde du travail au syndicat doit moins être interprétée en termes de
rejet du réformisme qu’en termes de rejet d’un alignement total sur les
réformes proposées et mises en œuvre par les gouvernements suc-
cessifs 3. Les grèves sauvages et les grèves de la faim, par exemple, repré-
sentent avant tout une exigence de dignité humaine et une revendication
d’accès aux conditions matérielles de la modernité, non pas un rejet de
celle-ci. Lors des grèves de l’usine ICAB à Moknine, les ouvriers et sur-
tout ouvrières licenciés n’avaient d’autres revendications que de
retrouver un emploi et d’être traités dignement ; les discours dénonçant
le caractère prédateur et corrompu du pouvoir central ou encore les effets
néfastes d’une mondialisation libérale étaient entièrement construits par
les organisations – RAID, LTDH, CNLT, certains syndicalistes – qui
soutenaient les grévistes afin de rendre les revendications plus audibles
au niveau international 4. Les diverses critiques à l’encontre du libéra-
lisme des autorités tunisiennes expriment une autre revendication, que le
registre réformiste intègre parfaitement : une demande de respect de
l’État de droit et de règles définies à l’avance (c’est-à-dire le maintien
de l’emploi promis dans le cadre des privatisations), une exigence de
citoyenneté, un autre type de relation à l’Autre, à l’État et à l’administra-
tion ; et non pas une revendication de repli et d’autarcie, même si les sou-
bassements nationalistes d’une telle attente sont puissants, notamment en
termes de souveraineté, d’indépendance nationale et de développement
économique 5.

1. Entretiens, Tunis et Paris. Ceci apparaît clairement à la lecture des documents publiés par le RAID/
Attac Tunisie, Raid-Niouz (bulletin illégal du RAID), par exemple, sur les privatisations, sur le rôle du syn-
dicat dans le soutien aux grèves…
2. R. ZGHAL, « Nouvelles orientations du syndicalisme tunisien », art. cit., p. 7.
3. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., chapitre III « Désengagement de l’État et désocia-
lisation ».
4. Entretiens, Tunis, Monastir, décembre 2003, janvier-mars 2005 et Paris, août 2005. Le terme de
« dignité » est celui des grévistes eux-mêmes.
5. S. BEN ACHOUR, « L’administration et son droit, quelles mutations ? », art. cit. ; A. BÉDOUI, « La ques-
tion de l’État et la gouvernance en Tunisie », art. cit. ; D. CHAMEKH, État et pauvreté en Tunisie…, op. cit. ;
H. FEHRI, « Économie politique de la réforme… », art. cit., et S. KHIARI, « Les balbutiements du mouvement
altermondialiste au Maghreb », art. cit.

276
le réformisme : un « bon dressement »

La diffusion de cet éthos se retrouve donc également dans le monde des


entreprises. Ainsi, celles d’entre elles qui se présentent comme les plus
dynamiques, mettent en avant la rationalité de leur approche, la moderni-
sation des procédures de gestion, la remise en cause de l’arbitraire et du
flou des règles, autant de thèmes qui font écho à la rhétorique réformiste.
Parfois le vocabulaire utilisé s’y réfère explicitement. Tel est par exemple
le cas des cadres qui entendent stimuler les employés qu’ils supervisent.
Ces derniers le comprennent d’ailleurs en ces termes comme le révèle un
ouvrier de Poulina qui affirme : « La “mise à mille” [système d’évalua-
tion] a commencé avec X, j’avais un salaire fixe et maintenant il m’a dit :
“pour la prime, il faut l’Ijtihad pour avoir un résultat” 1. »

La pluralité de sens du réformisme


On comprend dès lors que, loin du mythe unitaire et consensuel du
réformisme, la conception des réformes diverge d’un individu à un autre,
d’une catégorie sociale à une autre, d’un intérêt à un autre. Les mondes
de production et les univers sociaux sont différents, les comportements
sont ambivalents, mais la réforme est commune à tous. C’est pourquoi
les analyses en termes d’affrontements binaires (pour ou contre les
réformes), d’opposition et de résistance aux réformes se révèlent par-
tielles et, pour tout dire, inexactes : les individus ont certainement des
positions différentes par rapport aux réformes, par rapport aux problèmes
pratiques, eux-mêmes très divers, qu’ils doivent résoudre ou auxquels ils
doivent s’adapter – la privatisation, la libéralisation, l’ouverture des fron-
tières, les réglementations sanitaires ou sociales, la concurrence, la pesan-
teur bureaucratique, l’absence de règles. Ils expriment des opinions sub-
tiles et complexes, mais tous l’expriment dans les termes circonscrits par
le mythe réformiste. La problématisation en termes de réforme et de
réformisme ne provient donc pas seulement du « haut » ; elle n’est pas
seulement l’expression instrumentale d’une volonté de domination poli-
tique, une technique de contrôle, une modalité de l’exercice du pouvoir
centralisé et autoritaire ; elle est tout aussi bien alimentée par des aspira-
tions venues du « bas », des demandes positives de transformations, des
préoccupations existentielles.
En reprenant le raisonnement proposé par Étienne Balibar dans son
analyse du nationalisme et de la citoyenneté, on peut dire qu’au cœur du
réformisme des « dominants » se logent les représentations des
« dominés » 2. La puissance secrète de la domination réformiste réside
dans l’imaginaire, la conscience identitaire et les demandes réformistes
des Tunisiens eux-mêmes. Tous s’y retrouvent précisément parce que le

1. Cité par H. YOUSFI, E. FILIPIAK et H. BOUGAULT, Poulina, un management tunisien, op. cit., p. 60.
2. E. BALIBAR, « Insurrection et Constitution… », art. cit.

277
surveiller et réformer

sens de la réforme est pluriel, pour ne pas dire « vacant 1 ». La réforme est
investie par la très grande majorité des individus, même si cet investis-
sement défie la logique réformiste du pouvoir central et sa technique de
domination pour tenter de mettre en avant, chacun à sa manière, sa propre
vision, sa propre stratégie, sa propre logique d’action ou tout simplement
son propre désir de survie. C’est pourquoi aussi l’adhésion est partielle
et se déploie en partie dans le champ des représentations et dans l’imagi-
naire 2. Pour les uns comme pour les autres, il ne s’agit pas d’adopter un
paquet réformiste, mais bien d’y choisir certains éléments, d’emprunter
certaines conduites de vie et d’en rejeter d’autres, d’en prendre certaines
acceptions, voire certaines formes pour en rejeter la philosophie ou les
modes d’existence. Tel est le cas du consumérisme de la classe moyenne,
qui n’est pas seulement consommation à outrance, occidentalisation et
modernité ou mécanisme de domination par endettement, mais qui peut
être un instrument d’insertion et de reconnaissance sociales, un effet de
distinction, un symbole de contestation…. Cet éclectisme est d’autant
plus fort que le réformisme tunisien est hétéroclite, intégrant tout aussi
bien la pensée nationaliste arabe que l’islamisation de la société, l’occi-
dentalisation que l’orientalisation des pratiques sociales, le retour aux
sources que l’ouverture vers l’avenir.

Réformisme et « tunisianité », un éthos diffus

Depuis le XIXe siècle, le réformisme constitue en outre la modalité his-


toriquement constituée de l’extraversion, pour reprendre l’expression
forgée dans le contexte africain par Jean-François Bayart 3. Sans utiliser
le terme, Magaly Morsy nous donne une riche relecture de l’œuvre de
Khayr ed-Din, sous le prisme d’un processus d’occidentalisation qui ne
« saurait être assimilé à une imitation puisqu’il doit, au contraire, récuser
la passivité devant la pénétration européenne » et qu’il opère « un néces-
saire ressourcement religieux » dans la mesure où « seule la réforme
assumée, intégrée au mouvement interne des sociétés musulmanes, fait
sens 4 ».
Le mythe de la Tunisie « à la croisée de l’Orient et de l’Occident »
repose sur des faits sans doute survalorisés mais non moins réels. Les his-
toriens ont montré que les recettes financières, les ressources écono-
miques, les ressources politiques, les hommes et la légitimité provenaient
largement de la relation à l’étranger et que le jeu trouble des puissances

1. Dans le sens que lui en donne C. COLLIOT-THÉLÈNE, Études wébériennes, op. cit. (« Ainsi, la vacance
du sens […] est une des acceptions en lesquelles s’entend le désenchantement du monde chez Weber »,
p. 7).
2. J.-F. BAYART, L’Illusion identitaire, op. cit., et Le Gouvernement du monde…, op. cit.
3. J.-F. BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, Paris, 1989, et « Africa in the world :
a history of extraversion », African Affairs, vol. 99, nº 395, avril 2000, p. 217-267.
4. M. MORSY, « Présentation… », art. cit., p. 46.

278
le réformisme : un « bon dressement »

étrangères dans les querelles internes à la Tunisie permettait simultané-


ment une mise en dépendance et une certaine autonomie 1. De même, il
apparaît désormais que la thèse du réformisme comme réponse au déclin,
à l’internationalisation et à la crise de l’État-nation dans le monde
musulman est une simplification abusive 2 : l’internationalisation est bien
antérieure au XIXe siècle et a toujours contribué à former l’État-nation ;
le réformisme répondait en outre à des dynamiques internes propres à la
société tunisienne 3.
La nouveauté, au XIXe siècle, provient de la simultanéité de la pour-
suite d’un long mouvement d’émancipation par rapport à la Sublime
Porte, de la concurrence croissante et soudain agressive et pressante des
empires occidentaux, de la mise en dépendance économique de la Tunisie
par ces mêmes puissances européennes, de l’émergence du nationalisme
partout dans le monde, plus particulièrement en Europe, mais aussi en
Tunisie, du renforcement et de la centralisation des États-nations, des
mutations techniques. Elle provient et elle suscite aussi cette problémati-
sation nouvelle en termes de réformisme comme système de pensée liant
indissociablement le processus de construction nationale à l’ouverture,
ou du moins à la prise en compte de l’Autre. C’est donc à partir de ce
moment que le projet de réforme est inscrit dans le fonctionnement récur-
rent de l’État-nation.

Une manière d’être tunisienne dans le monde


En introduisant les notions d’appartenance et de citoyenneté, en met-
tant au cœur de ses interventions le rapport à l’Europe et au reste du
monde, les réformes du XIXe siècle ont fait naître et ont alimenté un puis-
sant nationalisme. Mais ce nationalisme moderne n’est pas simple rap-
port à l’Autre. Il est un rapport médiatisé par l’État, par les interventions
étatiques 4. Parce que la bureaucratie étatique s’est enracinée, qu’elle s’est
déployée dans l’ensemble de la société et parce que la pensée réformiste
s’est constituée comme pensée structurante de la Tunisie, la « tunisia-
nité » s’exprime aujourd’hui plus encore qu’hier par cette ambivalence
permanente entre compréhension de l’autre et repli sur soi, entre

1. M. H. CHÉRIF, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin Ali., op. cit. ; L. C. Brown, The
Tunisia of Ahmad Bey…, op. cit.
2. Thèse de certains des réformateurs qui trouve des tenants jusqu’à ce jour, par exemple dans le livre de
C. M. HENRY, The Mediterranean Debt Crescent…, op. cit., et dans C. M. HENRY et R. SPRINGBORG, Globa-
lization and the Politics of Development in the Middle East, op. cit.
3. Voir B. TLILI , Les Rapports culturels et idéologiques entre l’Orient et l’Occident…, op. cit. ;
T. BACHROUCH, « Le réformisme tunisien. Essai d’interprétation critique », Cahiers de Tunisie, nº 127-128,
1984, p. 97-118 ; O. MOREAU, « La réforme de l’État dans le monde islamo-méditerranéen vu du Maghreb.
XIX-XXe siècles », Correspondance, nº 66, mai-juin 2001, p. 3-11.
4. E. Balibar, (E. BALIBAR, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, La Découverte,
Paris, 2001) rappelle que « c’est un rapport conflictuel à l’État qui est vécu de façon détournée, projeté
comme un rapport à l’Autre », p. 235.

279
surveiller et réformer

revendication d’une ouverture précoce et exceptionnelle et souveraineté


sourcilleuse 1.
Dans la rhétorique officielle tout comme dans sa construction
mythique, la « tunisianité » est une gestion de la modernité globale et
simultanément la conviction que la Tunisie est par nature exception.
Cette exception résiderait dans la synthèse parfaite entre modernité occi-
dentale, nationalisme et appartenance arabe et musulmane – ce que le
réformisme lui-même résumerait. Réformisme et tunisianité sont donc
inséparables, symbolisant tous deux la « spécificité tunisienne », pour
utiliser le lexique autorisé, et marquant, dès l’origine, la profonde ambi-
valence de ces récits mythiques. Pour Bourguiba, « la tunisianité, dans
le même temps où elle exprimait un projet de patriotisme civique faisait
fond sur un nationalisme communautaire. Elle était revendiquée et justi-
fiée au nom des appartenances arabe et musulmane. Sans doute était-elle
associée au bilinguisme comme moyen d’ouverture sur le monde
moderne et au cours d’une histoire dont les débuts remonteraient jusqu’à
Jugurtha. Mais l’identité tunisienne dans sa conquête de l’historicité était
référée à la langue arabe, langue nationale (et langue de l’autorité) et à
l’arabité 2 ». Dans la pratique cependant, l’idéologie nationale et la rhéto-
rique sur l’identité culturelle ont aussi été des outils de la domination
politique, transformant le projet offensif et dynamique de construction de
l’État national en stratégies défensives et instrumentalistes 3 .
Aujourd’hui, la tunisianité est avant tout évoquée pour « rester soi-
même » dans la mondialisation ou pour « tenter de se trouver une iden-
tité 4 ». En ce sens, la tunisianité est incontestablement une instrumentali-
sation à des fins populistes, un dispositif habile mais facile dans le jeu
subtil entre maintien d’un contrôle sur la société et nécessaire ouverture
internationale.
Mais la tunisianité est beaucoup plus que cela. Elle se veut une valeur,
une manière d’être tunisienne dans le monde, profondément ancrée dans
la société. Tous les textes de l’opposition mentionnent le respect de la
souveraineté nationale, la nature arabe et musulmane de la communauté,
la spécificité de l’identité tunisienne comme partie prenante implicite du
réformisme revendiqué 5. Texte de compromis, la Déclaration de Tunis
du 17 juin 2003, par exemple, était destinée simultanément à rassurer les
opposants laïques et à faire signer les islamistes. Les termes généraux

1. Voir M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire…, op. cit, notamment p. 18-20 et p. 95-112.
2. M. CAMAU, « Leader et leadership en Tunisie… », art. cit., p. 175 (c’est l’auteur qui souligne).
3. « Ces emblèmes que sont l’identité culturelle, la spécificité, l’entité nationale ont subi une métamor-
phose qui ne permet plus de les assimiler à des forces de résistance » nous dit Hélé Béji dans son Désen-
chantement national…, op. cit., p. 16 (souligné par l’auteur).
4. Entretiens, Paris, janvier 2005 et Tunis, janvier-mars 2005.
5. La Déclaration de Tunis du 17 juin 2003, mentionnée plus haut, consacre ainsi deux points sur douze à
cette question. Après avoir mentionné la spécificité de l’identité tunisienne, les signataires demandent
« 4. le respect de l’identité du peuple et de ses valeurs arabo-musulmanes, la garantie de liberté de croyance
à tous et la neutralisation politique des lieux de culte » et « 5. la défense de l’indépendance du pays et de la
souveraineté de la décision nationale ».

280
le réformisme : un « bon dressement »

comme « spécificité de l’identité tunisienne » sont précisément choisis


pour que chacun puisse y mettre le contenu qui l’arrange : certains vont
l’entendre comme synonyme de l’« islamité », d’autres comme l’« ara-
bité », d’autres encore comme une référence à l’acceptation « occiden-
tale » du réformisme, c’est-à-dire d’un réformisme résolument tourné
vers l’Europe. Les tenants du pouvoir interprètent de telles expressions
comme l’affirmation de leur légitimité historique tirée de l’héritage direct
de la lutte pour l’indépendance nationale, stigmatisant les opposants
représentants d’intérêts étrangers 1. Les opposants les lisent comme la
poursuite de la lutte pour une indépendance non encore achevée, que la
dépendance actuelle soit exclusivement économique (opposants sécu-
liers), qu’elle soit également culturelle (opposants islamistes), ou encore
qu’elle soit liée à l’absence d’une nation arabe unifiée (nationalistes
arabes) 2.

L’ambivalence de la « tunisianité »
Malgré les désillusions et le « désenchantement », le sentiment
national reste fort dans la population. L’idée nationale est même plus que
jamais intégrée dans la propre conscience des gens 3. Ces appropriations
contradictoires font précisément partie des vertus de la « tunisianité » en
tant que pédagogie 4 , ou de ses vices en tant que « lâcheté », pour
reprendre l’expression de Sadri Khiari 5. Lâcheté en ce sens que la tuni-
sianité se définit en creux, par opposition à l’ottomanisme, à l’arabisme, à
l’oumma, tout en étant dans l’incapacité de nier ces éléments qui lui sont
simultanément constitutifs. Ou, pour être moins normative, moins une
lâcheté qu’une illusion : les malentendus opératoires jouent comme la
version négociée de la réalité, et le Pacte national comme la célébration
tacite du compromis à travers lequel chacun réalise son propre imagi-
naire 6. Parallèlement au discours sur le miracle économique, la Tunisie
se présente ainsi comme un autre modèle, celui de la construction natio-
nale et de la gestion de l’extraversion, notamment pour le monde arabe et
africain. Tout comme le réformisme est fondamentalement un mythe, la
tunisianité apparaît avant tout comme une « ethnicité fictive 7 ».

1. S. Chaabane (S. CHAABANE, Ben Ali et la voie pluraliste en Tunisie…, op. cit.) affirme ainsi que les
opposants laïques sont liés par l’idéologie aux Occidentaux et que les opposants islamistes sont liés à l’inter-
nationale islamique.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2003 et Paris, août 2004.
3. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit., chapitres IX et X notamment.
4. M. BRONDINO, « Bourguiba, policy maker entre mondialisation et tunisianité : une approche systé-
mique et interculturelle », in M. CAMAU et V. GEISSER (dir.), Habib Bourguiba…, op. cit., p. 463-473.
5. Entretien, Paris, août 2004.
6. J.-F. BAYART développe cet argument à propos de la colonisation dans L’Illusion identitaire, op. cit.,
notamment p. 166-167. Pour la Tunisie, voir I. MARZOUKI, « Un compromis atypique… », art. cit.
7. E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », art. cit. L’auteur « appelle ethnicité fictive la
communauté instituée par l’État national. C’est une expression volontairement complexe, dans laquelle le
terme de fiction […] ne doit pas être pris au sens de pure et simple illusion sans effets historiques, mais au

281
surveiller et réformer

Le poids de la colonisation est évident dans cette vision opposition-


nelle de l’identité et du nationalisme. Le concept même de « tunisianité »
a en effet été inventé par les colonisateurs pour asseoir leur pouvoir, en
différenciant le système juridique local du système français et en prenant
en compte la « question tunisienne 1 ». En tant que rhétorique, mais aussi
en tant que sentiment, la « tunisianité » s’est précisée et renforcée avec
la lutte pour l’indépendance. Elle a par la suite été renouvelée au gré de
nouvelles circonstances et de nouveaux rapports de force internationaux
et nationaux : la défaite de la guerre des Six Jours de 1967 et plus généra-
lement l’échec du projet nationaliste arabe ont provoqué une première
réorientation de sa conception ; celle-ci a à nouveau été actualisée par la
situation confuse née de la guerre du Koweït (1990-1991) et de l’expan-
sion des médias arabes ; et ce mouvement a incontestablement été
amplifié par le « 11 septembre » et la guerre d’Irak. Elle a également été
peu à peu transformée par l’exercice du pouvoir et par l’insertion de la
rhétorique de l’identité culturelle dans les mécanismes de domination 2.
Cette évolution suggère l’importance des ambivalences au cœur de la
tunisianité, à la fois en opposition et en correspondance avec le nationa-
lisme arabe et avec l’islamisme, s’identifiant à l’ensemble du monde
arabe et musulman et simultanément s’en différenciant. Mais dans le
contexte contemporain où l’État est central par ses interventions, et plus
encore par son travail de structuration de la pensée, la tunisianité est à la
fois une institution objective de discipline et de domination et un fan-
tasme à travers lequel tous les individus nationaux tendent à percevoir le
caractère singulier de leur propre rapport de dépendance et de demande à
l’égard de l’État 3.
Parallèlement aux discours bienveillants du président Ben Ali à l’égard
de l’Occident et au « primisme 4 » des autorités, d’autres discours enten-
dent souligner la défense sans concession des intérêts nationaux 5. En
même temps que certains éditoriaux exaltent l’ouverture du pays dans la
plus pure des traditions réformistes pro-occidentales, qu’ils mettent en
avant l’importance des liens avec l’Europe ou l’audace d’un début de dia-
logue avec Israël, d’autres articles alimentent un anti-occidentalisme
virulent, des sentiments xénophobes, antisionistes, voire antisémites. La

contraire, par analogie avec la persona ficta de la tradition juridique, au sens d’un effet institutionnel, d’une
“fabrication” », p. 130.
1. S. BEN ACHOUR, « Aux sources du droit moderne tunisien », art. cit. : ce que dit Sana Ben Achour en
termes juridiques et techniques est ici lu en termes politiques.
2. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit.
3. E. BALIBAR, « Es gibt keinen Staat in Europa », in E. BALIBAR, Nous, citoyens d’Europe…, op. cit.,
p. 221-241.
4. Le « primisme » est la posture qui met en avant le fait que la Tunisie est toujours la première en tout :
première à avoir une Constitution dans le monde arabe, première à avoir un mouvement populaire pour
l’indépendance du pays, première à signer un accord d’association avec l’Union européenne, première à
avoir créé un organisme de défense des droits de l’homme, première à avoir développé Internet…
5. Sur cette rhétorique très bien rodée, voir par exemple N. GRIMAUD, La Tunisie à la recherche de sa
sécurité, op. cit.

282
le réformisme : un « bon dressement »

différence entre presse francophone et presse arabophone est nette, mais


elle porte moins sur le fond que sur la forme. Il est d’ailleurs intéressant
de noter que le « plus occidental des pays du Maghreb » est aussi celui
dans lequel la population regarde comparativement le plus les médias
moyen-orientaux, beaucoup plus que les médias européens 1.
À l’ombre du réformisme, on observe des comportements, des atti-
tudes et des compréhensions beaucoup plus complexes, voire franche-
ment nationalistes et hostiles à toute forme d’ouverture sur l’« Occi-
dent ». Les traductions en sont multiples, et je vais maintenant tenter
d’illustrer cette ambivalence à partir des diverses « entorses » aux
réformes de libéralisation qui ont cours actuellement en Tunisie. Pour
mieux comprendre l’extrême complexité et la pluralité des logiques à
l’œuvre derrière ces mythes consensuels, les pages qui suivent entrent
dans le détail des pratiques économiques et des procédures administra-
tives quotidiennes.

Préférence nationale et ouverture limitée :


le « nationalitarisme » économique en pratique

Depuis le début des années 1990, l’observateur extérieur ne peut être


que frappé par la montée des questions de souveraineté. Les discussions
avec les partenaires étrangers sont menées sous le signe du respect de la
souveraineté. La libéralisation, les privatisations, les investissements
directs étrangers et plus généralement les réformes économiques libé-
rales sont lus à travers la grille de la perte de souveraineté. Cette problé-
matisation est revendiquée au nom du réformisme qui, rappelle t-on à
Tunis, s’est structuré autour de la question de l’endettement et de la mise
sous tutelle financière du pays. L’ouverture de l’économie tunisienne à
l’Europe et plus généralement au monde se traduit donc paradoxalement
par un certain nombre de fermetures et l’instauration de préférences
nationales souvent implicites – en bref, le « patriotisme économique ».

Un nationalisme économique explicite


Le nationalisme défensif et la sensibilité au respect de la souveraineté
expliquent tout d’abord qu’un certain nombre de lois nationales soient en
totale contradiction avec des engagements internationaux signés par les
autorités tunisiennes. Que ce soit sur les protections réciproques des
investissements ou sur les conventions fiscales, les lois nationales et les
normes internes priment sur les traités internationaux ratifiés, suscitant
des tensions continues. En dépit des accords de libre-échange entre la
Tunisie et l’Union européenne, des décisions juridiques et légales

1. Étude Médiamétrie, décembre 2004. Voir également J. GARÇON, « La télé française en déclin au
Maghreb », Libération, 20 juin 2005.

283
surveiller et réformer

expriment une réticence ouverte vis-à-vis des étrangers, y compris euro-


péens. Les investisseurs étrangers ne peuvent par exemple devenir pro-
priétaires fonciers sans autorisation préalable du gouverneur, qui contrôle
strictement ces permis. Les sociétés étrangères résidentes ne peuvent
recruter plus de quatre expatriés, sauf dérogation explicite de la Commis-
sion supérieure des investissements auprès de laquelle il faut démontrer,
pour chacune de ces embauches, que les compétences requises n’exis-
tent pas dans le pays. Pour récupérer les avoirs étrangers en Tunisie, une
autorisation préalable est nécessaire, dont l’obtention peut se révéler
extrêmement difficile, en tout cas très bureaucratique et laborieuse. Par
ailleurs, selon la loi, il faut avoir résidé pendant deux ans au moins dans
le pays pour pouvoir être directeur général d’une société ; et, dans la pra-
tique, rien n’est fait pour faciliter l’obtention de l’accord de résidence et
le renouvellement annuel des cartes de séjour 1.
L’actionnaire étranger de sociétés résidentes de service non totalement
exportatrices ne peut être majoritaire, ce qui entrave souvent la stratégie
de grands groupes internationaux. Tel est le cas du groupe d’assurances
Allianz (ex-AGF), actionnaire à 36 % de la société locale Astrée, qui a
réussi à monter à 42 % mais n’a pu profiter du départ d’Axa en 2002, ni
de celui de Generali en 2003, pour devenir majoritaire. Il a donc décidé,
en 2004, de quitter la Tunisie et de vendre ses parts à des nationaux ainsi
qu’à des étrangers – en l’occurrence le Crédit mutuel-CIC – qui avaient
eu le bon goût d’opter pour la stratégie préférée des Tunisiens, à savoir
la stratégie de sleeping partner 2. De façon générale, un système d’autori-
sation préalable est toujours d’actualité pour un certain nombre d’acti-
vités, notamment lorsque la participation étrangère est supérieure à 50 %
du capital. La Commission supérieure des investissements doit impérati-
vement donner son accord préalable aux investisseurs étrangers poten-
tiels 3. Cette règle concerne des secteurs stratégiques, tels le transport, les
communications, les services de gardiennage et l’éducation, qui tou-
chent à la souveraineté nationale, des secteurs qui, dans tous les pays sont
relativement protégés comme les travaux publics et la finance, mais aussi
des domaines en apparence plus anodins comme le tourisme, l’électri-
cité des bâtiments, la pose de carreaux, de mosaïques et de faux plafonds,
le façonnage de plâtre ou l’étanchéité des toits… secteurs qui ne sont cer-
tainement pas stratégiques en termes de souveraineté nationale mais qui
peuvent se révéler extrêmement sensibles en termes d’emploi et d’accu-
mulation pour l’élite dirigeante.
On commence à comprendre ce que signifie aussi le nationalisme : non
pas simplement une idéologie, mais la crainte pour le pouvoir central de

1. Tous ces exemples sont tirés d’entretiens, Tunis, avril 1998, janvier 1999, décembre 2001 et
décembre 2002 et Paris, janvier 2005.
2. C’est-à-dire une position de partenaire passif, intéressé uniquement au partage des bénéfices finan-
ciers, non à la stratégie de l’entreprise. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et février 2005.
3. Décret 94-492 modifié par le décret 97-503 du 14 mars 1997 publié au JORT, nº 24 du 25 mars 1997.
La liste des secteurs est fournie sur le site Internet du gouvernement.

284
le réformisme : un « bon dressement »

perdre la maîtrise sur l’économique et de devoir gérer l’instabilité. L’ins-


trumentalisation disciplinaire du nationalisme, ce que Hélé Béji nomme
de façon très heureuse le « nationalitarisme », n’est donc pas cantonnée
à la sphère des idées. Elle peut être, comme l’aurait exprimé Max Weber,
« orientée économiquement », en permettant la domination par le
contrôle des activités et des comportements économiques.

L’exemple de la libéralisation du commerce extérieur


Tel est le cas du commerce extérieur. La libéralisation du commerce
extérieur est largement négociée non seulement avec les bailleurs de
fonds et les organismes internationaux, mais aussi avec les différents
acteurs économiques tunisiens. La décision d’apparaître comme le « bon
élève » de l’OMC et surtout du Partenariat euro-méditerranéen ne peut
se faire contre les intérêts des entrepreneurs ou, pour être plus exacte, ne
peut se réaliser de façon trop opposée à leurs intérêts. Or ceux-ci peuvent
très facilement être pris en compte grâce au décret du 29 août 1994, qui
autorise toutes sortes de restrictions, grâce aussi aux mesures de sauve-
garde temporaires incluses dans l’accord d’association et à l’article 28 de
celui-ci qui autorise les interdictions et restrictions pour des « raisons de
moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique, de protection de
la santé et de la vie des personnes et des animaux » 1. Ces dispositions
juridiques permettent de légaliser les « entorses » à l’ouverture qui de la
sorte n’apparaissent pas comme une violation des accords de
libre-échange.
Les contrôles techniques systématiques ont été utilisés, par exemple
sur les pneus, pour en limiter l’importation : lorsqu’il n’existe pas de
normes tunisiennes, les normes européennes s’appliquent mais leur véri-
fication reste réalisée par l’INNORPI, l’organisme tunisien qui contrôle
administrativement toutes les importations et peut très opportunément les
juger impropres à la consommation sur le territoire 2. Le respect du cahier
des charges, comprenant les spécifications extrêmement nombreuses qui
doivent être respectées par le produit importé, est scrupuleusement
contrôlé et lorsqu’un concurrent a déjà réalisé toutes les procédures admi-
nistratives et techniques requises, le nouvel importateur doit obligatoire-
ment reprendre l’ensemble de ces démarches, y compris lorsque le pro-
duit importé est exactement le même 3.
Par ailleurs, la baisse voire la suppression des droits de douane est sou-
vent cosmétique, la taxe supprimée étant subrepticement transférée sur
d’autres prélèvements. Tel est le cas de l’automobile : alors qu’en 1995
les droits de douane pour une 4 CV s’élevaient à 27 % et les droits à la

1. Une analyse détaillée de ces mesures est fournie par N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord
d’association sur le droit fiscal et douanier », art. cit.
2. Entretiens, Tunis, avril 1998 et janvier 1999.
3. Entretiens, Tunis et Sfax, avril 1998 et janvier 1999.

285
surveiller et réformer

consommation à 30 %, les premiers ont effectivement disparu en 1998


en application de l’accord de libre-échange avec l’Union européenne,
mais les seconds avaient presque été élevés d’autant, atteignant 55 % 1.
En cas de dérapage de la balance des transactions courantes, ou de
pénurie de devises, la Banque centrale émet des injonctions orales auprès
des banques et des organismes publics pour limiter les importations. Mul-
tiplication des formalités douanières, limitations de la fourniture des
importateurs en devises et entraves à l’obtention de crédits documen-
taires, retards à l’arrivée des produits en incitant les autorités portuaires
à ralentir les procédures de dédouanement et l’accès aux documents
nécessaires, majorations ponctuelles et officieuses des droits de douane,
avis défavorables à l’importation du produit pour défaut de production,
absence d’informations suffisantes ou tout simplement défectuosité…
Les modalités d’interventions sont variées : toutes les exportations sont
en principe libres mais, pour ce faire,… il faut être obligatoirement domi-
cilié auprès d’un intermédiaire agréé. Il existerait en outre une liste offi-
cieuse de produits exclus de cette liberté, liste qui contiendrait notam-
ment les produits les plus lucratifs, et notamment l’exportation d’huile
d’olive 2.
On comprend que le protectionnisme et le nationalitarisme sont égale-
ment des vecteurs du favoritisme et de l’inégalité socioéconomique.
Quand l’importation dépend d’appréciations subjectives, de procédures
administratives plus ou moins officieuses ou de la qualité de relations
personnelles, la protection devient un évident instrument au service du
pouvoir central et de ses objectifs de contrôle.

Les multiples instrumentalisations du « nationalitarisme »


Cependant, ces pratiques protectionnistes ne résultent pas seulement
de décisions administratives, mais davantage de leur convergence avec
des stratégies économiques, publiques et privées, ainsi que d’une
conscience nationale aiguë. L’épisode colonial est fondateur du carac-
tère défensif du nationalisme tunisien et du souci de ce que l’on pourrait
appeler une « préférence nationale », traduisant la volonté de construire
un État-nation qui soit aussi indépendant économiquement et d’élaborer
un pacte de sécurité 3. C’est pourquoi aussi ce nationalisme économique
apparaît de façon particulièrement visible : en pleine idéologie libérale,
il exprime et cimente une résistance générale des Tunisiens, non pas à

1. Entretiens, Tunis, mai 1997 et avril 1998. Pour plus de détail, B. HIBOU et L. MARTINEZ, « Le Parte-
nariat euro-maghrébin : un mariage blanc ? », art. cit.
2. Entretiens, Tunis, janvier 1999, juillet 2000 et décembre 2002 ; Sfax, avril 1998 et décembre 2002.
3. Cela apparaît plus clairement encore si l’on compare la trajectoire tunisienne à d’autres situations, par
exemple asiatiques : sur Taiwan et la Chine, F. MENGIN, « A contingent outcome of the unfinished Chinese
civil war… », art. cit., et Trajectoires chinoises…, op. cit. ; sur la Corée, A.-H. AMSDEN, Asia’s Next Giant :
South Korea and Late Industrialization, Oxford University Press, Oxford, 1989 ; M. LANZARROTI, La Corée
du Sud : une sortie du sous-développement, PUF, Paris, 1992.

286
le réformisme : un « bon dressement »

l’ouverture, au libéralisme ou à la globalisation en général, mais à une


dissolution, réelle ou supposée, de l’indépendance nationale 1 . Le
national-libéralisme, étrange alliage de libéralisme et de nationalisme
économique, n’est donc pas créé par un projet volontariste de l’État ; il
exprime l’ambiguïté d’un enchevêtrement de façons d’être, de stratégies
plus ou moins raisonnées, de tactiques de pouvoir et de comportements
économiques et politiques.
L’exemple de la multiplication des entraves à l’entrée des étrangers
permet de comprendre la complexité des processus à l’œuvre 2. Dans les
secteurs sensibles que sont la banque, l’assurance et les télécommunica-
tions, on observe la convergence de divers intérêts pour qu’un secteur
d’activité très technique, qui aurait pu bénéficier de l’expertise et d’un
savoir-faire spécialisé reconnu internationalement, reste dans les mains
d’acteurs nationaux (cas de l’assurance et du crédit à la consommation)
ou dans celles d’acteurs étrangers choisis pour leur docilité et leur
compréhension des intérêts nationaux (cas de la téléphonie mobile),
quitte à se fourvoyer dans des impasses et de graves crises (affaire
BATAM et emballement de l’endettement des ménages) ou à ne pas
bénéficier de la meilleure technologie et logistique offerte sur le marché
(cas de la seconde licence GSM pour laquelle Téléfonica a été évincée
au bénéfice d’ORASCOM, opérateur égypto-émirati). On pourrait encore
citer la mauvaise volonté des autorités tunisiennes dans les négociations
sur l’accord de réadmission avec la France ou l’Italie, et notamment les
exigences financières liées à cette demande ; la fixation à des niveaux
irréalistes des sommes minimales exigées par les autorités tunisiennes
lors de privatisations ou de concessions, conduisant à l’échec de nom-
breuses opérations ; le refus d’accorder plus de souplesse pour des recru-
tements ad hoc (cas du groupe Alcatel dans le cadre de la création de la
plate-forme de compétences dans le domaine des technologies de l’infor-
mation, cas de la BNP dans le cadre de sa participation majoritaire dans
l’UBCI) ou pour la résolution de conflits (cas du contentieux immobilier
avec la France) ; ou encore la préférence nationale accordée de facto lors
des privatisations 3.
Au-delà de ces constats, force est de constater que ces décisions et atti-
tudes ne sont pas prioritairement issues des appareils bureaucratiques et
politiques. Dans le cas des assurances évoqué plus haut, le refus de voir
Allianz monter dans le capital de la compagnie nationale est en réalité le
fruit d’un profond accord entre les ministères concernés, la Banque cen-
trale de Tunisie et l’establishment économique et financier. Cet accord

1. Étienne Balibar souligne la différence entre des nationalismes « invisibles », ceux des dominants qui
expriment une domination, et des nationalismes « trop visibles », ceux des dominés qui expriment une résis-
tance : voir E. BALIBAR, « Internationalisme ou barbarie », art. cit.
2. Tous les exemples qui suivent sont tirés de la presse nationale et d’entretiens, Tunis, 1998-2003 et
Paris, 2003-2004.
3. Plus de 90 % des opérations de privatisation l’ont été au bénéfice de Tunisiens. Voir les développe-
ments que je consacre, dans le chapitre 9, à la signification politique des privatisations.

287
surveiller et réformer

portait sur le maintien simultané de rentes de situation, d’opportunités


d’interventions, de possibilités de contrôle et de perpétuation du système
de dépendance mutuelle permettant accumulation et normalisation disci-
plinaire 1. Dans le cas de l’UIB, la Société Générale a eu du mal à obtenir
une vision claire et complète de la situation réelle de l’entreprise en
raison, bien entendu, de l’hostilité de la direction et de l’équipe partante
implicitement soutenue par les pouvoirs publics, mais aussi de l’absence
de transmission d’informations stratégiques de la part des cadres de
l’entreprise. Ces réflexes « nationalistes » de fermeture et de méfiance
peuvent notamment s’expliquer par la crainte d’être qualifié de « collabo-
rateur », de « mouchard » et de « traître 2 », crainte exacerbée par la natio-
nalité du repreneur, par des réflexes institutionnels s’apparentant à du
protectionnisme privé, par le positionnement hégémonique de certains
acteurs dans des créneaux d’activité. De façon générale, ces comporte-
ments se manifestent sous le regard bienveillant des autorités (cas de
l’importation de certaines marques automobiles) ou avec leur appui (cas
de la production de certains produits avec la mise en place de contrôles
normatifs ou sanitaires qui empêchent ou freinent de facto les importa-
tions concurrentes).
Si l’on adopte une vision technique, normative et libérale de sem-
blables pratiques nationalistes, il ne fait aucun doute qu’elles doivent être
analysées comme contradictoires par rapport à l’ouverture prônée par le
réformisme, représentant des « entorses », des « errements » et des « irra-
tionalités » économiques, des « comportements rentiers » et « un protec-
tionnisme malsain », voire des « conduites irrationnelles guidées par un
tiers-mondisme d’une autre époque 3 ». En revanche, une prise en compte
des dynamiques politiques, sociales et symboliques oblige à abandonner
toute appréciation normative : le nationalisme n’est ni bon ni mauvais,
« c’est une forme historique pour des intérêts et des luttes opposées 4 ».
Malgré son caractère passionnel qui entraîne le plus souvent l’analyse
dans les chemins périlleux de la dénonciation ou de la justification, il doit
être pris comme un fait social total. Ces pratiques doivent donc être
comprises comme l’expression d’une appropriation complexe de l’ouver-
ture et d’une insertion internationale devenue inéluctable.
Les exemples précédents ont montré qu’une pratique qualifiée de
nationaliste peut tout à la fois être le fait d’une revendication nationaliste
explicite au nom de la souveraineté nationale ; d’une instrumentalisation
politique, populiste ou opportuniste, à des fins de légitimation ; d’un éta-
tisme et d’un interventionnisme public ; de logiques strictement bureau-
cratiques ; d’une politique protectionniste classique œuvrant au nom de
l’emploi, de la mise à niveau, de l’apprentissage ou de l’adaptation à la

1. Entretiens, Tunis, décembre 2003.


2. Entretiens, Tunis, décembre 2002.
3. Toutes ces expressions sont tirées d’entretiens.
4. E. BALIBAR, « Internationalisme ou barbarie », art. cit. (citation p. 28.).

288
le réformisme : un « bon dressement »

concurrence ; d’une incapacité à trouver une modalité d’action adéquate ;


d’un sentiment d’impasse et d’une volonté de cacher des problèmes, des
ennuis, des difficultés ; d’un anti-occidentalisme et d’une lutte raisonnée
contre le néocolonialisme ; d’une conscience nationaliste diffuse ; d’une
réminiscence de la domination coloniale et de la discrimination écono-
mique qui l’a accompagnée ; d’une volonté de contrôle politique ; d’une
politique d’intégration et de mise en œuvre de mesures de sécurité écono-
mique et sociale ; d’une stratégie clientéliste ou de la corruption ; d’une
détermination à garder la maîtrise de leviers d’action sur l’économie
nationale…
Ceux qui, à l’instar des nationalistes arabes, des groupes d’extrême
gauche, mais aussi de beaucoup d’individus sans appartenance politique,
critiquent le manque de nationalisme des autorités soulignent à leur
manière cette pluralité de sens et cette instrumentalisation. Leurs cri-
tiques portent avant tout sur le comportement d’élites à la poursuite de
leurs propres intérêts matériels, et non au service de l’idéal de l’intérêt
général du pays, sur l’instrumentalisation de l’idéologie nationaliste à des
fins clientélistes et népotiques, sur l’inadéquation des politiques écono-
miques aux objectifs de plein emploi, de croissance ou d’industrialisa-
tion. Car, n’en déplaise aux tenants du consensus, les Tunisiens ne défen-
dent pas des positions identiques en la matière, les uns défendant un
nationalisme économique clair (classes moyennes, salariés, fonction-
naires, syndicalistes), les autres au contraire jouant l’alliance systéma-
tique avec l’étranger (certains grands entrepreneurs, certains segments de
l’État), d’autres encore n’ayant pas de position tranchée, avant tout préoc-
cupés par leur propre situation économique (petits entrepreneurs,
migrants, commerçants, travailleurs de l’informel), d’autres enfin voulant
préserver leurs pouvoirs de négociation (hauts fonctionnaires, élite diri-
geante, certains grands entrepreneurs, membres du parti) ou mus par la
démagogie (presse populaire, certains segments du pouvoir central et du
RCD).
Dans les exemples mentionnés plus haut, les différentes logiques ont
convergé pour donner une image d’un nationalisme défensif et frileux,
voire d’un « nationalisme exacerbé ». Mais ces cas donnent surtout à voir
une configuration bien particulière qui fait intervenir des acteurs cher-
chant à protéger des rentes et des positions internes à la société, défen-
dant une reproduction sociale dans laquelle ils bénéficient d’une posi-
tion privilégiée et instrumentalisant le nationalisme à des fins de pouvoir.
Autant de parfaites illustrations du « nationalitarisme » économique.
Néanmoins, ce n’est pas toujours le cas : le plus souvent, l’ambivalence et
l’inachèvement de logiques différentes, voire opposées, l’emportent.

289
surveiller et réformer

Le national-libéralisme, une gestion complexe


de l’insertion internationale

Les pratiques caractéristiques du national-libéralisme sont en effet sou-


vent moins univoques que ne l’ont illustré les exemples précédents. En
réalité, nombreux sont ceux qui, tout en ayant internationalisé leurs acti-
vités et leurs comportements, sont aussi bien préoccupés par leur inser-
tion nationale et qui, inversement, tout en s’affirmant comme acteurs
nationalistes, ne sont pas moins « globalisés ».

La pluralité des logiques d’action


De fait, les figures du national-libéralisme, version économique
contemporaine du réformisme, sont diverses et ambiguës. Il y a, bien
entendu, le réformateur nationaliste patenté, à l’instar de Khayr ed-Din
et aujourd’hui des grands commis de l’État qui conçoivent simultané-
ment les grands projets réformistes et des stratégies nationalistes et pro-
tectionnistes au quotidien. On trouve aussi les technocrates des diverses
administrations qui mettent en œuvre les réformes de libéralisation et en
même temps les mesures de contournement de celles-ci ; les membres des
agences qui promeuvent la modernité bureaucratique tout en alimentant
la paperasserie et la hiérarchie administrative déresponsabilisante ; les
élites formées à l’étranger et passées par des institutions internationales
qui entravent l’internationalisation du capitalisme tunisien ; les grands
banquiers ou hommes d’affaires qui naviguent entre Paris, Londres ou
New York et Tunis, mais qui sont les premiers à exiger que les P-DG des
banques ou des grandes entreprises soient des nationaux 1.
Mais on doit également prendre en compte toute cette masse d’indi-
vidus anonymes qui entendent s’inscrire dans la modernité internationale
et qui simultanément se comportent comme des nationalistes ombra-
geux. Des entrepreneurs adhèrent à la « mise à niveau », au libre-échange
et s’allient aux étrangers, tout en demandant des subventions et en défen-
dant la préférence nationale. Des industriels acceptent des prises de parti-
cipation étrangères, y compris majoritaires et, en même temps, ne ces-
sent de réclamer l’application de mesures discriminatoires envers les
étrangers. Des membres d’associations partagent l’idéologie de la moder-
nité, de la démocratisation, le style de vie international, tout en dénonçant
le néocolonialisme de l’Europe. Des individus consomment du Coca-
Cola, rêvent de MacDo et de Pizza Hut, s’équipent d’appareils électro-
ménagers des plus modernes et simultanément manifestent contre l’impé-
rialisme américain dans la région, critiquent le matérialisme occidental
et écoutent Al Jazira ou Al Manar. Des banquiers et des commerçants
contribuent à la diffusion de la consommation et des modes de vie
modernes mais aussi à une économie politique faite d’interventionnisme

1. Cela m’a été clairement dit lors d’entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.

290
le réformisme : un « bon dressement »

clientéliste, de réseautage régional, familial et amical. Des ouvriers des


zones franches, des employés des complexes touristiques sont, le jour, les
meilleurs alliés du capitalisme international et des consommateurs
étrangers, et, la nuit, les représentants fidèles d’un islamisme traditionnel
(réformateur ou non), d’une pensée « arabo-musulmane » revendicatrice,
des valeurs de la famille et de la parenté.
Ainsi mis à plat par un regard extérieur, ces comportements peuvent
paraître contradictoires et révélateurs d’illusions plus ou moins naïves.
En réalité, ils ne font que refléter la pluralité des logiques d’action, la
diversité aussi des compréhensions du national-libéralisme par un même
individu, la complexité et l’ambiguïté de toute pratique sociale et, en
l’occurrence, de toute appropriation de la globalisation, sans pour autant
que les individus concernés ne ressentent comme tel ce que l’on nomme
communément l’hybridité ou le métissage 1.

L’exemple de l’informel
Une place à part doit être réservée à ceux qui, en apparence, semblent
ébranler les projets réformateurs du pouvoir central mais qui, en réalité,
participent de cette économie politique réformatrice et nationaliste. Les
nombreux acteurs de la contrebande en sont l’archétype, comme les his-
toriens l’ont montré pour le XVIIIe et surtout le XIXe siècle 2. Un rapide
panorama des comportements économiques et de l’organisation des
marchés permet de se convaincre de la permanence et du dynamisme
actuel de telles pratiques.
À Tunis, « Moncef Bey » et, partout dans le pays, les « souks
libyens 3 » matérialisent la centralité des activités informelles. Des villes
comme El Jem ou Ben Gardane s’en sont fait une spécialité, tandis que
dans toutes les municipalités des foires sont annuellement organisées la
veille de l’Aïd et du jour de l’An, ou les jours précédant la rentrée sco-
laire 4. Ces marchés permanents ou ponctuels écoulent les produits entrés
illégalement dans le pays, ou du moins à partir de réseaux de commercia-
lisation œuvrant à la marge de la légalité ; ils offrent également des

1. Pour une analyse comparée et globale de ces processus d’appropriation, voir J.-F. BAYART, Le Gouver-
nement du monde…, op. cit. Sur la différence de perception entre regard extérieur et perception interne et
une critique implicite et fort intéressante de l’hybridité, voir S. ABREVAYA STEIN, « The permeable boun-
daries of Ottoman Jewry », art. cit. : elle montre comment les Juifs ladino de l’Empire ottoman ne ressen-
taient pas leur identité comme plurielle ; la judéité s’entendait comme une articulation de nombreuses allé-
geances, simultanément à l’Empire ottoman, à l’Europe, aux autres millets, à la modernité…
2. Voir J. CLANCY-SMITH, Rebel and Saint. Muslim Notables, Populist Protest, Colonial Encounters
(Algeria and Tunisia, 1800-194), University of California Press, Berkeley, 1997, et A. HÉNIA, Le Grîd, ses
rapports avec le Beylik de Tunis…, op. cit., et surtout les travaux de Dalenda Larguèche, notamment
D. LARGUÈCHE, Territoire sans frontières. La contrebande et ses réseaux dans la Régence de Tunis au
XIXe siècle, Centre de publication universitaire, Tunis, 2002.
3. Dénomination réservée pendant longtemps aux grands marchés informels situés aux frontières tuniso-
libyennes ou alimentés par des produits en provenance de Libye, mais désormais étendue et généralisée à
tous les marchés informels.
4. Entretiens, Tunis, décembre 2002, janvier-mars 2005 et Sfax, décembre 2002.

291
surveiller et réformer

produits de second choix, ainsi que la production d’usines en faillite ou


dont certains lots ont été refusés par le donneur d’ordre 1. La contre-
bande est le fait d’un très grand nombre d’acteurs : frontaliers avec
l’Algérie et surtout la Libye, émigrés en vacances, faux émigrés qui pro-
fitent de dispositions nationales pour s’adonner au commerce de valise,
femmes au foyer, étudiants, chômeurs, jeunes gens qui se spécialisent
dans les voyages d’affaires à Paris, Marseille, Naples ou Istanbul,
commerçants reconnus de la place qui fraudent en douane et au port,
affairistes protégés qui développent à grande échelle ces activités 2. Elle
concerne tous les types de produits à destination du marché tunisien, en
jouant des différentiels de prix, des politiques de subvention et de taxa-
tion ou des pratiques de fraude fiscale.
La fripe est l’occasion d’une modalité plus subtile de contrebande à
partir des activités de triages, de recyclages et de réexportation en prove-
nance des États-Unis et de l’Allemagne et à destination des pays les plus
pauvres 3. Ces activités sont officielles et même encouragées par les auto-
rités en raison de leur contribution à l’entrée de devises et au gonflement
statistique des exportations. Mais elles permettent aussi une diffusion
illégale de la fripe sur le marché tunisien et l’apparition, à des prix extrê-
mement concurrentiels, de vêtements et de tissus qui ressemblent bien
peu à de la fripe 4. L’informel est consubstantiel à la production. Il n’est
pas nécessaire ici de revenir sur un point qui est bien connu des études
tunisiennes 5 : comment comptabiliser l’activité de ces milliers d’indé-
pendants et de cette masse d’entreprises qui ont moins de six salariés, et
qui représentent 85 % du total des entreprises tunisiennes, l’activité aussi
de moyennes et grandes entreprises qui sous-estiment leur production et
ne déclarent pas la totalité de leurs salariés ou des heures ouvrées ? Les
contrefaçons, enfin, sont nombreuses, en forte augmentation depuis 1995,
la Tunisie en constituant désormais l’« une des zones traditionnelles 6 ».

1. C. LAINATI, Le imprese straniereinTunisia…, op. cit. ; M. PÉRALDI (et al.), « Affranchissement et pro-
tection… », art. cit.
2. Ibid., ainsi que les diverses contributions de M. PÉRALDI (dir.), Cabas et containers…, op. cit.
3. Entretiens, Tunis, mai 1997 et 1998. Malgré le caractère sensible de cette activité, il est possible
d’obtenir des informations en Tunisie sur ce secteur, y compris au sein de l’UTICA, en raison des mécon-
tentements qu’il suscite chez nombre d’entrepreneurs.
4. Selon la loi, seulement 12 % de la « production » de fripe par les seize entreprises agréées sont auto-
risés à pénétrer le territoire douanier tunisien. En réalité, les fraudes se développent à partir des fausses
déclarations et des sous-estimations de poids. Par ailleurs, des industries annexes (transformation des fripes
en effilochés et en filets) sont également à l’origine de ces produits entrés en contrebande, par fausses décla-
rations et sous-estimation de la qualité du produit. Entretiens, mai 1997 et avril 1998.
5. M. BOUCHRARA, « Comment dynamiser l’industrialisation rampante et l’innovation en Tunisie ? »,
Nouvelles de l’écodéveloppement, MSH-EHESS, Paris, nº 32-33, mars-juin 1985 ; 7 millions d’entrepre-
neurs…, op. cit. et L’Économie tunisienne entre sa légalité et son identité…, op. cit. ; J. CHARMES, « Secteur
non structuré, politique économique, structuration sociale en Tunisie, 1970-1985 », in M. CAMAU (dir.),
Tunisie au présent…, op. cit., p. 231-251 ; P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit.
6. L’expression et l’appréciation sont issues de La Contrefaçon et la Piraterie, op. cit., p. 3, qui note une
nette augmentation de la contrefaçon tunisienne depuis 1995. Je me suis également fondée sur des informa-
tions récoltées lors d’entretiens à Tunis auprès d’entrepreneurs, de la Fédération du textile, et de services de

292
le réformisme : un « bon dressement »

Bien qu’une loi d’avril 2001 pénalise cette activité, les produits contre-
faits restent extrêmement nombreux, destinés à l’exportation, dans le sec-
teur du luxe (sacs Vuitton, vêtements Lacoste, marques de parfum), dans
les objets d’usage courant (briquets, stylos, rasoirs), dans l’équipement
électrique (disjoncteurs Schneider, produits Moulinex), dans les produits
agroalimentaires (fromages), et même dans les enseignes de grande dis-
tribution, le GrandOptical de Tunis fonctionnant par exemple sans agré-
ment de la marque.
En première analyse, les activités informelles affaiblissent la stratégie
de modernisation de l’économie nationale en diminuant l’assiette fiscale
et en promouvant les importations plutôt que les productions locales.
Elles sapent les fondements de l’État de droit en agissant dans l’illéga-
lité et dans la violation des textes. Elles minent la volonté de maîtrise de
l’équilibre commercial et du contrôle des devises des autorités tuni-
siennes en basant leurs activités sur des biens étrangers… Mais, simulta-
nément, ces pratiques sont indissociables de l’ouverture et en composent
une autre modalité. Elles jouent contre certaines techniques de régula-
tion du marché, tout en en constituant la forme suprême, de sorte qu’elles
promeuvent la réforme libérale dans des configurations différentes, mais
sans doute plus puissantes que celles du commerce formel. Elles soutien-
nent donc la dynamique réformiste, hors les règles de l’État de droit et
de la normalisation bureaucratique, mais, incontestablement, selon la
logique de l’État de police et des dispositifs sous-jacents au pacte de sécu-
rité. Elles participent ainsi à la diffusion du capitalisme et à sa reproduc-
tion alors même que le national-libéralisme entend ménager les acteurs
internes de la concurrence internationale et en atténuer le choc. Elles
contribuent à la libéralisation, à l’investissement 1, à la modernisation de
la consommation de masse et à l’unification culturelle de la société, à la
croissance et à l’emploi, à l’apprentissage aussi et à une certaine forma-
tion, à l’aménagement du territoire et à l’insertion de régions et de popu-
lations déshéritées (zones Sud et Sud-Est notamment) 2.
Les activités informelles participent au processus de centralisation éco-
nomique : elles constituent une pratique d’inclusion pour la multitude
d’individus insérés dans ces réseaux 3 ; elles participent des mécanismes

coopération étrangers, ainsi qu’à Paris et à Bruxelles, auprès de l’OLAF, l’organisme européen de lutte
contre les fraudes.
1. H. Boubakri, (H. BOUBAKRI, « Échanges transfrontaliers et commerce parallèle aux frontières tuniso-
libyennes », art. cit.) mentionne ainsi que dans le Sud tunisien, le commerce transfrontalier a permis l’achat
de tracteurs et de matériel agricole lourd impossibles à acquérir par d’autres moyens.
2. Entretiens, Tunis, Sfax, 1997-2005 ; H. BOUBAKRI, « Migrations, développement et réinsertion dans
l’économie libérale. Cas de la Tunisie », in M. BERRIANE et H. POPP (dir.), Migrations internationales entre
le Maghreb et l’Europe, Verlag Passau, série Maghreb-Studien, 10, LIS, 1998, p. 127-143 ; J. CHARMES,
« L’apprentissage sur le tas dans le secteur non structuré en Tunisie », Annuaire de l’Afrique du Nord,
1981 ; P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit. ; L. CHOUIKHA et K. LABIDI, « Dans
l’attente de la démocratie… et des investissements étrangers. La Tunisie sans filet dans le grand jeu de la
libéralisation économique », Le Monde diplomatique, juillet 1993, pp.18-19.
3. M. PÉRALDI, « L’esprit de bazar… », art. cit., et S. MAZZELLA, « L’arrière-boutique du port de Mar-
seille… », art. cit.

293
surveiller et réformer

de reproduction sociale 1 ; elles contribuent à la volonté d’unification


nationale dans la mesure précisément où les marchés de contrebande font
se rejoindre, d’une part, logiques, activités et réseaux locaux (régiona-
listes, tribaux, familiaux) et, de l’autre, activités, réseaux et préoccupa-
tions étatiques 2. Ces pratiques participent à l’approfondissement de
l’insertion internationale de la Tunisie et parfois à une certaine moderni-
sation de son économie productive, par développement de la contrefaçon
et d’imitations toujours plus pointues et par l’accroissement de la produc-
tivité de certaines infrastructures tunisiennes destinées au commerce
international 3.
Surtout, les activités informelles impliquent l’ensemble des acteurs
tunisiens : consommateurs et investisseurs, marginaux et riches affai-
ristes, entrepreneurs fonctionnant partiellement ou totalement à la marge
de la légalité, émigrés, binationaux et Tunisiens de Tunisie, policiers et
douaniers, proches du pouvoir central et acteurs « en résistance »… On
pourrait presque reprendre mot pour mot ce que Dalenda Larguèche
décrit pour le XIXe siècle : « Activité marginale, économie parallèle et illi-
cite, résistance sociale déguisée, stratégie de survie des groupes sociaux
défavorisés ou activités lucratives illégales d’éléments dynamiques et
ascendants, le secteur de la contrebande [et de tous les illégalismes] est
un espace où s’expriment toute une série de contradictions, précisément
parce qu’il additionne au même moment des acteurs à intérêts différents
et même contradictoires 4. » Comme les autres lieux économiques, la
contrebande, l’informel, la contrefaçon et tous les autres trafics consti-
tuent des espaces de négociation, d’association, de médiation qui permet-
tent diverses articulations du social, qui font vivre des groupes pauvres et
marginaux mais enrichissent aussi des notables et des hommes d’affaires,
qui expriment une tactique de résistance ou d’évitement mais tout aussi
bien une stratégie d’influence et de diversification, qui structurent égale-
ment l’État et les groupes qui gravitent autour de lui. Autrement dit, la
dynamique réformiste peut se déployer hors les règles de l’espace bureau-
cratisé de l’économie nationale et de l’État de droit.
Que nous disent ces exemples ? Tout simplement que, au-delà du
mythe et de la fiction, le réformisme et sa forme économique, le national-
libéralisme comme modalité de gestion de l’extraversion, apparaissent
davantage comme des pratiques hétérogènes et des bricolages incertains
et instables. Ils montrent des individus et des groupes qui ne sont certai-
nement pas passifs même s’ils sont loin de dominer l’espace de leur
champ d’action. J’ai essayé de montrer que les Tunisiens font pleinement
partie de la globalisation, dans ses multiples facettes, à commencer par

1. P.-N. DENIEUL, Les Entrepreneurs du développement…, op. cit.


2. H. BOUBAKRI, « Échanges transfrontaliers et commerce parallèle aux frontières tuniso-libyennes », art.
cit.
3. Entretiens, Tunis, mai 1997, avril 1998, juillet 2000 et décembre 2002, et La Contrefaçon et la Pira-
terie, op. cit.
4. D. LARGUÈCHE, Territoire sans frontières…, op. cit., p. 9.

294
le réformisme : un « bon dressement »

les effets de domination qu’elle véhicule et produit : être dans la globali-


sation et y participer ne veut pas dire que l’on échappe à l’inégalité et à
la domination, bien au contraire. Dans un pays comme la Tunisie, la
domination apparaît comme une évidence, comme le fait majeur de la
globalisation, entraînant même un oubli ou une euphémisation des effets
de domination antérieurs et intérieurs.

Le réformisme et la tunisianité apparaissent comme des mots en


trompe l’œil qui permettent de désamorcer des tensions, de dissimuler
des problèmes et de légitimer des stratégies, mais aussi d’abriter des pra-
tiques hétérogènes, des intérêts divergents, des visions variées du monde
et de la place de la Tunisie dans le monde. La sacralisation de ces termes
est effet de pouvoir : elle ouvre la voie au consensus et à l’unanimisme,
principaux vecteurs de discipline, au respect de l’autorité, au caractère
incontestable des orientations politiques, des Plans, des programmes et
des stratégies économiques du gouvernement. C’est pourquoi aussi ces
mots-valises, qui nécessitent d’être compris dans leur historicité, doivent
aussi bien faire l’objet d’une démythification. Un tel travail fait réappa-
raître les processus d’exclusion qui ont toujours été présents aux côtés des
processus d’intégration seuls mis en évidence dans les discours et dans
les mythes. Il fait comprendre que les pratiques et les rhétoriques nationa-
listes de repli ne sont ni bonnes ni mauvaises. Les développements précé-
dents ont en effet montré que les actions menées au nom du nationa-
lisme cachaient souvent des logiques politiques d’une tout autre nature, et
notamment des effets de pouvoir, des rapports de force et des jeux dans
les relations sociales internes. C’est cela aussi, le réformisme.
9

Des réformes à perpétuité, succès du réformisme

L’adhésion aux modes de gouvernement tunisiens ne peut donc faire


oublier les effets de domination internes, ni la part de coercition. Si l’on
comprend les réformes, d’un point de vue technique, comme transforma-
tion des politiques publiques et des modes de gouvernement en vue de la
disparition de maux précisément identifiés, on ne peut que constater
l’échec de telles réformes, perpétuellement à l’ordre du jour. Ne parle-
t-on pas en Tunisie, depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui,
de la réforme de la fiscalité ? Du poids de l’endettement et de la restruc-
turation du système financier ? De la dépendance et du besoin d’adapta-
tion et de rattrapage de la structure productive ? De la nécessaire moder-
nisation ? De la réforme comme réponse à la crise et au déclin ? Et de
l’incapacité des réformes à faire face à ces défis, notamment extérieurs ?
N’analyse t-on pas de façon récurrente ces échecs en termes de contrainte
extérieure, de résistance du peuple et d’archaïsme des élites – hier des
ulémas, aujourd’hui des bourgeoisies économique et politique ?
En revanche, si l’on appréhende le réformisme comme mode de gou-
vernement et processus d’assujettissement, alors la récurrence des
réformes – ce que Mohamed Tozy a qualifié de « réformes sans change-
ment » au sujet du Maroc et que l’on pourrait paraphraser à propos de la
« Tunisie de Ben Ali » en « changement sans réformes » 1 – ne peut être
assimilée à un « échec ». Ou, pour être plus précise, l’« échec » des
réformes peut être compris comme un effet de pouvoir, la succession de
cycles faits de réformes, du constat de leur échec, de la persistance des
problèmes et de nouvelles réformes devant être analysée comme un tout 2.
Les réformes ne sont pas uniquement synonymes de projet de moder-
nité ; elles ne sont pas seulement une conduite sociale déterminée par une

1. M. TOZY, « Représentation/intercessions : les enjeux de pouvoir dans les champs politiques désa-
morcés au Maroc », in M. CAMAU (dir.), Changements politiques au Maghreb, op. cit., p. 153-168.
2. On reconnaîtra la problématisation proposée par Michel Foucault pour la réforme des prisons à la fin
de M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit.

296
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

certaine éthique, par exemple la solidarité ou l’islam moderne ; elles


n’ont pas pour principal objectif un meilleur respect de l’État de droit,
l’amélioration des mécanismes de marché, l’accroissement de la compéti-
tivité de l’économie, la garantie de recettes plus sûres pour l’État… La
réforme perpétuelle permet l’exercice du pouvoir. Le réformisme est
alors une modalité de contrôle qui « implique une coercition ininter-
rompue, constante, qui veille sur le processus de l’activité plutôt que sur
son résultat 1 ». C’est pour cette raison précise que les réformes perpé-
tuelles peuvent être considérées comme un succès. Le réformisme est
simultanément un espace de rencontre et un vecteur de discipline, de
contrôle social, de normalisation des individus. C’est ce que je voudrais
concrètement montrer maintenant à partir de deux exemples, les privati-
sations et la mise à niveau des entreprises.

Des privatisations tout en prudence,


ou comment défendre la « tunisianité »

L’évolution et les conditions de privatisation constituent sans aucun


doute l’une des activités pour lesquelles il est le plus difficile de pos-
séder des informations et de connaître avec un minimum de précision
l’état d’avancement du processus en cours. Il n’existe pas, en Tunisie,
d’évaluation détaillée du secteur public. Bien entendu, des décrets et des
lois définissent les entreprises publiques mais, d’une part, les définitions
de ce qui est considéré comme public varient dans le temps et, de l’autre,
aucune liste exhaustive et définitive des entreprises (totalement ou par-
tiellement) publiques n’a jamais été publiée 2. Tel qu’il est présenté offi-
ciellement, par exemple sur le site Internet du gouvernement, le porte-
feuille de l’État ne correspond pas aux informations fournies par les
textes réglementant la tutelle des entités parapubliques. D’une année sur
l’autre circulent des listes, toujours différentes, d’entreprises à privatiser,
mais elles sont toujours partielles et restreintes.
Selon le FMI, il y avait toujours en 2001 au moins 120 entreprises
publiques dans tous les secteurs de l’économie, représentant un cin-
quième de la valeur ajoutée totale du pays. Mais l’institution de Bretton
Woods met surtout l’accent sur le manque d’informations données par
les autorités et leur inadéquation pour mener une évaluation précise du
secteur public : il reste extrêmement difficile d’avoir une idée précise de
l’ensemble des entreprises soumises au contrôle direct de l’État ou à des
considérations non commerciales, nombre d’entre elles étant classées

1. Ibid., p. 161.
2. Voir les décrets et les lois sur le site ou dans la documentation de la cellule de privatisation, notamment
la loi 98-9 du 1er février 1989 qui fixe les fondements juridiques des entreprises publiques et des partici-
pations. Sur cette instabilité des définitions et des données, P.-D. PELLETREAU, « Private sector development
through public sector restructuring ? », art. cit.

297
surveiller et réformer

dans le secteur privé 1. D’après des experts européens, le nombre d’entre-


prises à privatiser serait encore très important en raison, principalement,
de la complexité des participations croisées et des montages financiers
des périodes de socialisme (1960-1969) et plus encore de libéralisme
interventionniste (1969-1987) 2, mais aussi de la libéralisation actuelle :
les absorptions et les fusions, les restructurations et la présence de fonc-
tions annexes, la cession de parts dans les joint-ventures et l’échec des
privatisations en Bourse ne permettent pas d’identifier avec certitude ces
participations, notamment dans les secteurs financier et touristique 3.

Tentative d’évaluation : la faiblesse des investisseurs étrangers


Quelques informations sont fournies par les autorités tunisiennes mais
ces données, extrêmement sensibles politiquement, doivent être utilisées
avec une extrême précaution. Je ne reviendrai pas en détail sur les nom-
breuses techniques d’opacité que j’ai analysées ailleurs 4 : modifications
de base, oublis systématiques, informations globales et tronquées, confu-
sion entre prévisions et réalisations, non-systématicité des informations,
certaines étant publiées en pourcentage, d’autres en valeur absolue, etc.
La seule certitude en la matière est que cette opacité concerne aussi bien
le processus de privatisation que le résultat et le suivi des entreprises pri-
vatisées. Dans ce dernier cas, par exemple, d’une année sur l’autre,
l’échantillon des entreprises enquêtées n’est pas le même, et il est donc
difficile d’établir un bilan sur une période donnée 5. Pour ce qui est de la
participation des étrangers, les informations sont présentées sous la forme
la plus favorable aux bailleurs de fonds qui pressent les pouvoirs publics
d’approfondir le processus, en mentionnant les sommes récoltées et non
pas le nombre d’opérations. Cette présentation occulte la marginalité des
investissements directs étrangers, contraire au discours d’ouverture et
d’attraction de la Tunisie. Quant aux noms des repreneurs et au montant
exact de chaque opération, ils étaient inaccessibles jusqu’en 1998. Depuis
cette date, certaines informations sont publiées. Si les sommes récoltées
par l’État sont désormais systématiquement fournies, il n’en va pas de
même pour la qualité des repreneurs : dans la liste rendue publique par les
autorités tunisiennes, il est en effet souvent indiqué en guise de proprié-
taire… « divers repreneurs tunisiens », « plusieurs personnes physiques

1. R. ZGHAL, « Le développement participatoire, participation et monde du travail en Tunisie », art. cit. et


A. GRISSA, « The Tunisian state entreprises and privatization policy », in W.-I. ZARTMAN (dir.), Tunisia :
Political Economy of Reform, op. cit., p. 109-127, qui mentionne notamment les objectifs de création
d’emplois, de redistribution des revenus, d’aménagement du territoire et de contrôle de l’économie dans les
objectifs des entreprises (notamment p. 114).
2. Sur ces deux périodes, voir A. GRISSA, ibid.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002. Voir également P.-D. PELLETREAU, « Private
sector development through public sector restructuring ?… », art. cit.
4. B. HIBOU, « Économie politique de la Banque mondiale en Afrique… », art. cit. et B. HIBOU, Les
Fables du développement, op. cit.
5. Entretien, Tunis, décembre 2003.

298
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

tunisiennes » ou « divers acheteurs 1 » ! Ces difficultés d’accès à une


information détaillée et cohérente ne sont pas l’apanage du seul chercheur
universitaire indépendant, mais concernent tout aussi bien les bailleurs de
fonds 2.
Entre 1987 et le 30 avril 2004, 176 entreprises auraient été privatisées
et restructurées pour une somme totale de 2 359 MDT. Ces opérations
auraient été principalement des privatisations totales (53 %) ou par-
tielles (18 %) et des liquidations (22 %), l’ouverture du capital par offre
publique de vente ne concernant que 6 % des opérations et les conces-
sions tout juste 1 % 3. Jusqu’en 1997, 79 entreprises auraient été priva-
tisées dans une totale opacité pour une valeur de 455 MDT soit 5,76 MDT
par entreprise. Ces chiffres ne sont pas publiés et je les ai calculés par
soustraction 4 : en montrant la très faible valeur de cession des premières
privatisations, ils sont en effet susceptibles d’ouvrir un débat interdit.
L’explication officielle, que l’on trouve sur le site Internet du gouverne-
ment, est que jusqu’en 1994 les privatisations ont principalement
concerné des entreprises déficitaires. Mais on peut légitimement en
douter. Comment expliquer la faiblesse aussi des recettes tirées de la pri-
vatisation d’entreprises excédentaires entre 1994 et 1998 ? Comment
expliquer surtout l’adoption de cette étrange stratégie qui consiste à
commencer par le moins attractif ?
Plus certainement, on peut d’abord expliquer cette faiblesse par des
privatisations que l’on pourrait qualifier de « cosmétiques » parce
qu’elles ont principalement donné lieu à des renominations ou à des
requalifications 5. La volonté de privilégier les acteurs nationaux, plus
précisément certains d’entre eux, est ensuite évidente : le site officiel ne
fournit en effet de données plus précises qu’à partir de 1998, date qui cor-
respond à une certaine ouverture aux étrangers, et encore faut-il noter que
certaines opérations ne mentionnent pas le nom de l’entreprise privatisée.
Contrairement aux pratiques courantes dans les pays en développement,

1. Voir le site Internet du gouvernement (www.tunisieinfo.com/privatisation) et sur les plaquettes offi-


cielles.
2. Je n’ai, en neuf années de recherche en Tunisie, pas été capable d’obtenir un seul rendez-vous avec le
secrétariat d’État à la Privatisation ou le Comité technique de privatisation malgré les demandes répétées,
contrairement à l’Agence de promotion des investissements et surtout au Bureau de la mise à niveau.
3. Toutes les données quantitatives indiquées dans les paragraphes qui suivent sont fournies, sauf avis
contraire, par IMF, Tunisia, Staff Report for 2000 Article IV Consultation, IMF, Washington D.C., 19 jan-
vier, 2001, et surtout par le site officiel www.tunisieinfo.com/privatisation et divers rapports d’évaluation
de la cellule d’appui au programme de privatisation financé par l’Union européenne dans le cadre de
MEDA.
4. 176 entreprises privatisées pour une somme de 2 359 MDT pour l’ensemble de la période et 97 entre-
prises privatisées entre 1998 et 2004 pour une somme de 1 904 MDT.
5. Sur cette première période, A. GRISSA (« The Tunisian state entreprises and privatization policy »,
art. cit.) mentionne le fait que le changement du pourcentage de la participation détenue par l’État dans la
qualification des entreprises publiques, pourcentage qui est passé de 10 % à 34 % en 1985 et à 50 % en 1989,
a permis d’éliminer du secteur environ un tiers des entreprises.

299
surveiller et réformer

notamment au Maghreb 1, jusqu’en 1998 quasiment aucune entreprise


publique n’a été cédée à des groupes privés non tunisiens. Ces derniers
n’étaient bien évidemment pas formellement exclus de la compétition,
mais ils étaient rapidement découragés par les blocages administratifs
qu’ils rencontraient ou par l’insuffisance de garanties et d’informations
nécessaires à leur réelle implication 2.
À partir de cette date en revanche, la cimenterie, puis d’autres sec-
teurs se sont ouverts aux participations étrangères, principalement sous
l’effet de la contrainte financière et des besoins en devises de l’État. Si
bien que les investissements étrangers représenteraient pour l’ensemble
de la période près de 82 % des recettes de privatisation dans l’industrie
et de 74 % dans les services. Ces données justifient la satisfaction des
autorités tunisiennes et des bailleurs de fonds en terme d’ouverture. Une
comparaison de ces chiffres globaux avec le détail des opérations donne
cependant une vision beaucoup plus ambivalente de la situation : les 82 %
de l’industrie sont obtenus presque exclusivement par la privatisation de
4 cimenteries 3 – qui auraient rapporté 771 des 782 MDT dans le secteur
industriel – et les 74 % dans les services proviennent essentiellement de
2 opérations ayant fourni 788 MDT sur les 973 MDT du secteur – la ces-
sion de la seconde licence GSM et la privatisation à 52 % de l’UIB. En
réalité donc, et contrairement aux apparences, les bénéficiaires étrangers
des privatisations tunisiennes demeurent extrêmement peu nombreux :
sur 176 privatisations, 4 auraient bénéficié à des étrangers associés à des
nationaux et 15 à des étrangers seuls ; sans compter que ces opérations
n’ont parfois concerné que des cessions partielles. Autrement dit, à peine
10 % des opérations ont bénéficié aux étrangers, même si ces derniers ont
apporté plus des trois quarts du total des recettes de privatisation 4.

Les multiples formes du redéploiement étatique et bureaucratique


L’État reste central parce que la privatisation est un processus extrême-
ment compliqué. Les procédures de liquidation, de restructuration et de
privatisation sont lentes à se concrétiser du fait de la multiplicité des insti-
tutions et des acteurs étatiques concernés et du caractère historiquement

1. B. HIBOU, « Les enjeux de l’ouverture au Maroc… », art. cit., et C. KHOSROWSHASHI, « Privatization in


Morocco : politics of development », Middle East Journal, t. 51, nº 2, printemps 1997, p. 242-255.
2. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et juillet 2000 ; Paris, juin 2000 ; Lisbonne, janvier-février 2000 et
mars-avril 2001.
3. La Société de Ciment d’Enfidah a été vendue à Uniland (Espagne), la Société de Ciment Jebel Ouest à
CIMPOR (Portugal), la Société de Ciment de Gabès à SECIL (Portugal) et le Ciment Artificiel Tunisien au
groupe Colacem (Italie).
4. Source : calculs personnels à partir de la comparaison entre les différentes données citées plus haut. Il
est intéressant de noter que ces informations ne sont pas publiées en tant que telles et qu’il faut un certain
« travail » et une certaine détermination pour arriver à ce résultat. Par exemple, le tableau sur la répartition
des recettes de privatisation par secteurs d’activité mentionne le nombre d’entreprises concernées alors que
celui sur la part des investissements étrangers ne mentionne que les recettes par secteur, en occultant le
nombre d’entreprises concernées… Ces informations non publiées permettent de déterminer en creux les
points sensibles pour les autorités tunisiennes, sur cette question comme sur d’autres.

300
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

contingent des participations 1. Les textes législatifs dans des domaines


aussi divers que la fiscalité, la gestion du personnel et les questions fon-
cières sont parfois contradictoires. Le nombre d’opérations nécessaires
pour une privatisation s’explique aussi par des raisons sociales de main-
tien des conditions d’emploi et par des raisons politiques de contrôle du
capital 2.
La conception même du processus de privatisation illustre l’enracine-
ment de l’étatisme tunisien : l’exécution de la cession est réalisée par des
organismes publics spécialisés – le Comité d’assainissement et de res-
tructuration des entreprises à participation publique (CAREPP) ou le
Comité technique de privatisation (CTP), selon l’ampleur de la privatisa-
tion et sa sensibilité. Surtout, les termes de la restructuration sont large-
ment définis par l’entreprise publique en cours de privatisation. En situa-
tion flagrante de conflit d’intérêts, en toute subjectivité donc, et parfois
en toute incompétence juridique et technique, cette dernière définit elle-
même la stratégie de privatisation dont elle va faire l’objet et les obliga-
tions qui s’imposent au repreneur. Selon les enquêtes de suivi des priva-
tisations, près de la moitié des entreprises privatisées auraient rencontré
des difficultés pour suivre le cahier des charges, notamment du fait de
problèmes fonciers, fiscaux et sociaux non régularisés avant la privatisa-
tion, du fait aussi de l’inexactitude des informations fournies par l’entre-
prise publique avant la cession, par exemple sur le matériel – souvent non
conforme, voire vétuste et obsolète – et même sur la nature des statuts de
la main-d’œuvre 3.
L’impossibilité de voir l’État se retirer de l’économie se traduit encore
par toutes ces « fausses » ou très partielles privatisations 4 : l’opération
aboutit parfois à une meilleure gestion, parfois à des recettes budgé-
taires, voire à des améliorations statistiques, mais toujours au maintien
d’un contrôle de ces entreprises par des instances publiques. Tel est le cas
de la Compagnie de phosphate de Gafsa, du Groupe Chimique ou de la
Banque du Sud, jusqu’en 2005. Tel est le cas aussi de ces sociétés dont
20 %, 5 % et même 2,3 % seulement du capital sont cédés, notamment
dans le tourisme mais aussi dans l’industrie électrique, mécanique et chi-
mique. L’étatisme se déploie encore après la privatisation, à travers des
interventions administratives, notamment de la part de la Direction géné-
rale des contrôles fiscaux et de la CNSS. Selon les rumeurs, mais aussi
selon ces mêmes enquêtes de suivi des entreprises privatisées, beaucoup

1. Le Premier ministère – avant 2002 le ministère du Développement économique – et sa direction géné-


rale, la DGPV ; le CAREPP, Comité d’assainissement et de restructuration des entreprises à participation
publique ; le secrétariat d’État à la Privatisation et le CTP, Comité technique de privatisation ; les divers
conseils ministériels restreints réunis pour la circonstance ; les entreprises à privatiser ; et les représentants
des ministères, départements et organismes publics concernés.
2. Pour les 176 privatisations réalisées jusqu’à présent, 362 opérations distinctes ont été nécessaires.
3. Notamment DIRECTION GÉNÉRALE DES PRIVATISATIONS, « Enquête de suivi des entreprises privatisées »
Manuel de procédures, cahier nº 4, 2000-2001.
4. Voir P.-D. PELLETREAU, « Private sector development through public sector restructuring ?… »,
art. cit.

301
surveiller et réformer

de ces entreprises récemment privatisées auraient été soumises à un


contrôle fiscal ou social, sur une période antérieure à la privatisation 1.
Dans les rares cas où le repreneur est étranger, l’intervention étatique
se perpétue à travers au moins quatre procédures : la présence d’un parte-
naire tunisien auprès du repreneur étranger, qui le plus souvent est lié à
la bureaucratie étatique ou au pouvoir central ; le cahier des charges assez
contraignant dans le domaine social ; des réglementations du marché
national (prix, règlements, normes, conditions d’importation) ; la pré-
sence, surtout, d’au moins une entreprise du secteur qui reste dans le
giron étatique et sert en quelque sorte de cheval de Troie au gouverne-
ment. La cimenterie de Gabès, située dans le sud du pays, région jugée
« chaude » politiquement autant que socialement, en fournit un exemple.
Mais une analyse systématique de l’étatisme tunisien ne peut occulter la
permanence des interventions sollicitées par les repreneurs (personnes
physiques ou morales) auprès de l’État, en termes de facilités bancaires,
d’exonérations fiscales, d’autres avantages ou privilèges permettant un
monopole, une moindre concurrence ou une protection vis-à-vis de
l’étranger : la formule « laissez-nous faire, protégez-nous beaucoup » des
fabricants français du XVIIIe siècle s’adressant aux autorités administra-
tives s’applique magnifiquement aux entrepreneurs tunisiens 2. Toutes
ces tendances sont accentuées par l’autonomisation bureaucratique des
administrations chargées de la privatisation, autonomisation souvent
encouragée par les bailleurs de fonds. Au point qu’il serait sans doute
juste de parler de bureaucratisation de la privatisation.
L’objectif de protection de l’emploi est partagé par l’administration et
par les structures formelles ou informelles liées au pouvoir central. Le
chômage est analysé comme le principal vecteur de l’instabilité, du
désordre et de la contestation. Peu importe que la volonté de le limiter
soit motivée par des raisons sociales, économiques, politiques, sécuri-
taires, voire politiciennes. L’essentiel est que cette préoccupation ren-
contre celle des Tunisiens, qu’elle fait écho aux revendications du monde
syndical et des salariés bien évidemment, mais aussi aux attentes de cer-
tains segments du monde des affaires, à la prudence des banquiers, et
parfois même à l’opportunisme de repreneurs qui, à défaut d’être mus par
des considérations altruistes, entendent se faire « bien voir » des auto-
rités tout en pouvant justifier les éventuels détournements des règles de
marché ou des exigences des cahiers des charges, par exemple en termes
de conditions d’investissement, de modernisation, de suppression des
barrières protectionnistes ou de baisse des prix.

1. Manuel de procédures, cahier nº 4, op. cit. : l’enquête mentionne que 50 % des entreprises se sont
plaintes de cette immixtion jugée intempestive et inique. Il n’est pas possible d’accorder une fiabilité à cette
proportion étant donné le caractère non significatif de l’échantillon, mais on peut sans doute en déduire que
cet interventionnisme n’est ni marginal ni anodin.
2. Cité et analysé par P. MINARD, La Fortune du colbertisme…, op. cit.

302
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

Ces convergences ponctuelles n’effacent pas les tensions entre les uns
et les autres. En dépit du musellement du monde syndical et associatif,
l’UGTT n’hésite pas à user de son influence pour alerter sur des situa-
tions délicates 1, notamment depuis qu’elle est concurrencée sur ce ter-
rain par des acteurs plus indépendants qui soutiennent des grévistes et
font circuler des pétitions. Le discours gouvernemental affirmant
l’impact positif des privatisations sur l’emploi doit se comprendre dans
ce contexte : il tente de faire contrepoids, sans grand succès semble-t-il,
à des évolutions beaucoup plus marquantes pour les esprits, notamment
aux licenciements irréguliers (par exemple à Moknine et à Ben Arous)
et aux grèves de la faim qui les ont suivis, ou encore à la montée des
emplois précaires, occasionnels et intérimaires 2. L’attention accordée au
social explique la lenteur et la timidité des formes traditionnelles de ces-
sion d’actifs. En revanche, une privatisation rampante, en marge des poli-
tiques publiques et donc de la rhétorique officielle, se développe dans de
nombreux secteurs 3 . La simultanéité de ces processus traduit la
complexité du rôle de l’État qui doit autant répondre aux attentes de
l’UGTT et des salariés que prendre en compte les craintes de la grande
majorité des acteurs tunisiens, activer ses leviers d’action au bénéfice des
« amis », se préoccuper de la stabilité et de la sécurité sociales et inter-
venir directement. Elle suggère également que pour être prégnant et
diffus, l’étatisme est tout sauf rigide, s’adaptant aux rapports de force et
aux conflits entre acteurs, allant jusqu’à participer à la violation des
règles définies par la bureaucratie étatique elle-même.
L’étatisme diffus se manifeste également par la mise en place d’un
environnement simultanément favorable aux privatisations et à la pour-
suite de l’interventionnisme politique : la circulaire de la BCT du
23 novembre 1997 autorise les banques à accorder directement aux inté-
ressés des crédits à moyen terme pour financer l’achat d’un bloc de
contrôle ou d’éléments d’actifs ; les SICAR sont incitées à participer aux
privatisations ; les acquéreurs peuvent bénéficier de dégrèvements fis-
caux au titre de revenus ou bénéfices réinvestis ou de l’exonération pen-
dant cinq ans de l’impôt sur les bénéfices des nouvelles sociétés priva-
tisées. Toutes ces mesures doivent être comprises dans le cadre des
relations ambiguës entre le pouvoir central et le monde économique. À la
lecture des repreneurs des entreprises privatisées entre 1998 et 2004, on
s’aperçoit que les privatisations sont intégrées dans la stratégie

1. Ces alertes sont véhiculées par les canaux politiques traditionnels ainsi que par des publications plus
scientifiques. Voir par exemple UGTT, Le Secteur textile-habillement en Tunisie…, op. cit., ainsi que
l’étude de l’UGTT en cours « Démocratie, développement et dialogue social ».
2. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003, ainsi que l’enquête de suivi des entreprises priva-
tisées de 2000-2001. Voir également S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit. ; H. FEHRI, « Éco-
nomie politique de la réforme… », loc. cit. ; A. BÉDOUI, « Spécificités et limites du modèle de développe-
ment tunisien », loc. cit., et UGTT, Le Secteur textile-habillement en Tunisie… op. cit.
3. B. HIBOU, « Tunisie : combien coûte un miracle ? », art. cit., et « De la privatisation des économies à la
privatisation des États… », art. cit.

303
surveiller et réformer

d’« éparpillement » évoquée précédemment. On ne retrouve qu’une seule


fois le même repreneur pour deux opérations qui s’avèrent être en réalité
des liquidations plus que des privatisations, toutes les autres entreprises
étant cédées à des repreneurs différents pour chaque opération. Bien
entendu, la prudence doit rester de mise dans cette interprétation, étant
donné l’importance des « trous » dans les données et l’usage de
prête-noms. D’après quelques rares informations récoltées lors d’entre-
tiens, il semble que le pouvoir central choisisse à chacune des opérations
l’entrepreneur à qui sera cédée la société privatisée. Mais ces entrepre-
neurs élus ne sont presque jamais les mêmes et, le plus souvent, ils appar-
tiennent déjà à la communauté économique, à cette élite économique tra-
ditionnelle qui s’est développée sous Bourguiba à l’ombre de l’État. La
méfiance politique vis-à-vis de la constitution de grands groupes paraît
donc confirmée par les privatisations qui n’ont pas favorisé des opéra-
tions de concentration ou de spécialisation verticale.
Cette stratégie d’éparpillement n’est cependant pas systématique. Dans
cette Tunisie « bon élève », à l’écoute de considérations sur la taille cri-
tique nécessaire à la compétitivité des entreprises, et peut-être même
attentif à des considérations plus politiques, la privatisation et la « mise
à niveau » ont rendu possibles la restructuration et la consolidation de
certaines affaires. Tel serait le cas de quelques entrepreneurs bien établis,
mais aussi de quelques « proches » du président de la République qui, par
de multiples pratiques (associations, intermédiations, emprunts ban-
caires, prix et conditions d’achat avantageux…), se seraient construit un
véritable empire. Ces affairistes ne constituent cependant pas pour autant
des groupes consolidés et structurés, dans la mesure où ils préfèrent pros-
pérer en tant qu’intermédiaires et financiers plutôt qu’en tant qu’entrepre-
neurs à proprement parler.
En l’absence d’information, dans un climat de censure et de pres-
sions, la rumeur règne en maître. Mais tous, y compris les bailleurs de
fonds, s’accordent sur le fait que les privatisations ont souvent été acca-
parées par des « proches du régime », qu’elles ont fait l’objet, comme
dans beaucoup d’autres pays d’ailleurs, d’une large corruption et de
commissions substantielles, soit par alliance plus ou moins contrainte
avec des repreneurs potentiels, soit par intervention rémunérée en faveur
de l’un des repreneurs 1. Désormais, il semble que l’entourage présiden-
tiel n’intervienne plus seulement dans des activités de prédation sur les
grands contrats, mais également comme intermédiaires, voire comme

1. Sur la Chine, voir A. KERNEN, La Chine vers l’économie de marché. Les privatisations à Shenyang,
Karthala, Paris, 2004 ; J.-L. ROCCA, « La corruption en Chine : une construction du politique », Mondes en
développement, t. 26, nº 102, 1998, p. 95-104. Sur l’Afrique subsaharienne, B. HIBOU, « Le “capital social”
de l’État falsificateur… », in J.-F. BAYART, S. ELLIS et B. HIBOU, La Criminalisation de l’État en Afrique,
Complexe, Bruxelles, 1997 ; W. RENO, « Old brigades, money bags, new breeds, or the ironies of reform in
Nigeria », Canadian Journal of African Studies, vol. 27, nº 1, 1993, p. 66-87, et « Ironies of post-cold war
structural adjustment in Sierra Leone », Review of African Political Economy, vol. 23, nº 67, mars 1996,
p. 7-18.

304
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

actionnaires dans des opérations de privatisation et de concession. Cette


hypothèse semblerait corroborée par le fait que même les bailleurs de
fonds n’ont pas pu accéder à certaines informations sensibles. Ces
hommes d’affaires seraient également présents dans la spéculation fon-
cière et immobilière. De fait, les opérations de privatisation ont permis
des enrichissements rapides par un système d’achat à prix réduit et de
revente à prix fort. Cette modalité d’intervention pourrait expliquer la
modicité des sommes recueillies par les privatisations au profit de natio-
naux, particulièrement durant les premières années du processus.
La privatisation ne doit pas être seulement entendue comme un pro-
cessus formel de transfert de capital du secteur public au secteur privé.
Comme ailleurs, qu’elles soient nommées privatisation « rampante », pri-
vatisation « sauvage », « informelle » ou « criminelle », des formules
plus souples et non institutionnalisées se déploient. Elles concernent les
terres agricoles, le développement de marchés parallèles ou la captation
de marchés. Malgré les rééchelonnements, l’Office national des huiles
(ONH), par exemple, connaît de sérieuses difficultés du fait principale-
ment de la libéralisation sauvage et de la constitution de circuits de
commercialisation parallèles et privés dont on dit qu’ils sont détenus par
des proches de Carthage 1. On peut également évoquer le double pro-
cessus de privatisation des profits et de nationalisation des pertes, illustré
par ce qui se passe dans le transport aérien où l’entreprise publique, Tuni-
sair, connaît des pertes pendant que Karthago, appartenant à des privés
proches de la Présidence, prospère grâce aux autorisations de vol, aux
contrats léonins de maintenance auprès de Tunisair et à une série d’avan-
tages qui font reporter ses coûts sur l’entreprise publique 2, ainsi qu’aux
tolérances de l’administration sur les modalités concrètes de fonctionne-
ment et sur le non-respect des normes européennes 3.
Sans sous-estimer ces phénomènes par nature impossibles à quanti-
fier, il reste que cette tendance y est sans doute moins marquée que dans
beaucoup d’autres pays : la Tunisie demeure étatiste, les techniques de
gouvernement privilégiées restent très largement la réglementation et le
contrôle direct. La corruption est désormais intégrée aux modes de gou-
vernement, elle n’en constitue cependant pas, loin de là, le principal
instrument.

Rejet du regard extérieur mais adoption du lexique global


Le refus du regard extérieur doit être compris dans le contexte bien par-
ticulier de national-libéralisme et de défense de la tunisianité. L’échec du

1. Entretiens, janvier 1999 et juillet 2000.


2. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003, ainsi que S. BENSEDRINE et O. MESTIRI, L’Europe
et ses despotes…, op. cit., p. 100-102.
3. Comme le révèle la catastrophe aérienne de Fly Air, dont un avion avait été affrété par Karthago en
août 2005. Voir les articles de presse et notamment Le Monde, 24 et 25 août 2005 ; Le Figaro, 23, 25 et
31 août 2005.

305
surveiller et réformer

programme d’assistance technique de l’Union européenne et le départ


anticipé de Tunisie de l’équipe de coopérants affectée à sa réalisation
illustrent parfaitement ce comportement obsidional 1. À partir du milieu
des années 1990, l’Union européenne négocia avec la Tunisie l’envoi
d’une équipe d’experts pour l’accélération et l’amélioration du pro-
cessus de privatisation, au cœur des réformes libérales qu’elle soutenait.
Une convention fut finalement signée entre les deux parties en 1998 mais
le consortium sélectionné, ICEA/GOPA/COMETE, ne put commencer sa
mission qu’en 2001. Après toute une série de conflits, qui s’est notam-
ment traduit par l’arrêt du paiement du consortium dès mai 2003, la partie
tunisienne a exigé le départ anticipé des experts. De fait, la cellule d’aide
aux privatisations financée dans le cadre des fonds MEDA n’a jamais
réussi à s’intégrer dans les structures du pays. Les autorités politiques
n’en voulaient pas et, dans ces circonstances, l’administration n’a rien fait
pour recevoir une assistance technique à laquelle elle n’était d’ailleurs
pas préparée.
Cet échec s’explique certainement par des rigidités mutuelles et des
incompatibilités entre personnalités, voire des erreurs de ciblage : la mis-
sion de la cellule et la composition de ses membres étaient effectivement
tournées vers l’aide à la méthodologie et aux techniques de privatisa-
tion, à son monitoring, à son suivi et aux grosses opérations, alors même
qu’en Tunisie les cessions ne concernent que de petites entreprises et que
les autorités n’ont jamais envisagé de modifier leurs modalités de privati-
sation. La cellule a été l’objet d’un malentendu très peu opératoire : les
Européens pensaient améliorer le processus en cours tout en ayant accès à
l’information ; ils pensaient de la sorte contribuer à la perpétuation, dans
une logique toute bureaucratique, d’une success story qui leur était
d’autant plus utile que le Partenariat euroméditerranéen était durement
critiqué. Les Tunisiens ont vu dans ce projet un motif de satisfaire facile-
ment les Européens, d’améliorer ainsi les relations avec eux, d’obtenir
du matériel et accessoirement des « secrétaires de luxe » pour gérer une
partie importante de l’aide européenne 2. De fait, la cellule a été affectée
à la Direction générale de la privatisation, entité non souveraine jouant
avant tout comme chambre d’enregistrement, et non auprès des seules
entités susceptibles de prendre des décisions, à savoir le CAREPP, la Pré-
sidence (conseils ministériels restreints) ou les entreprises à privatiser.
Contrairement à ce qui avait été programmé, les membres de la cellule ne
se sont jamais vu attribuer des homologues tunisiens ; ils n’ont jamais pu
prendre part aux décisions ni même discuter avec le CAREPP, le comité

1. Convention de financement nº TU/B7-4100/IB/96/0018 signée en avril 1998 entre le gouvernement


tunisien et la Commission européenne pour une somme de 10 millions d’euros. Le consortium ICEA/
GOPA/COMETE devait théoriquement terminer sa mission en mars 2004, mais un avenant au contrat, signé
en mai 2002, prenait en compte les retards dans son démarrage et permettait de mener à bien le projet. Ces
dispositions n’eurent finalement aucun impact puisque le projet fut abandonné par anticipation. Source :
entretiens, Tunis, décembre 2003.
2. Entretiens, Tunis, décembre 2003.

306
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

technique ou le secrétariat d’État ; ils n’ont jamais pu contacter directe-


ment les entreprises à privatiser…
Mais dans ce jeu de cache-cache, la part des bailleurs de fonds ne doit
pas être sous-estimée. L’échec de l’assistance technique européenne
s’explique aussi par des considérations bureaucratiques et des jeux de
pouvoir au sein d’institutions internationales et entre celles-ci. Les ten-
sions sont nombreuses entre la Commission à Bruxelles et la Délégation
européenne à Tunis et, au sein de la Délégation, entre experts et fonction-
naires européens ou entre considérations politiques et considérations
techniciennes. La Commission et la direction de la Délégation considè-
rent les fonds MEDA comme des questions politiques, ce qui les amène à
instrumentaliser les fonctionnaires et plus encore les experts, à désavouer
leurs recommandations si des intérêts politiques sont en jeu ou s’ils ont
l’illusion de pouvoir bénéficier de leviers d’action. Malgré la rhétorique
sur la complémentarité et la coordination de l’aide, la compétition entre
institutions bureaucratiques n’est en outre pas un comportement passé 1.
Quoi qu’il en soit, le conseil à la privatisation n’a jamais été accepté
et le refus de l’assistance technique est incontestablement le refus du
regard extérieur sur la boîte noire des relations entre acteurs tunisiens.
De ce fait, les privatisations doivent moins être analysées en termes de
modernisation de l’appareil productif et de gouvernance entrepreneuriale
qu’en termes de modes de gouvernement, de contrôle et de surveillance.
La préférence nationale doit être comprise comme la forme nouvelle de
l’expression de la tunisianité et, en conséquence, comme la nouvelle
modalité de la gestion de l’extraversion. Sans porter aucun jugement de
valeur sur le nationalisme ainsi exprimé, on ne peut que relever la pri-
mauté de cette dimension sur toutes les autres, et notamment sur la
volonté de modernisation. On peut sans doute expliquer la prégnance de
ces sentiments par l’interprétation rétrospective de la pénétration du capi-
talisme français en tant qu’instrument de la domination politique du colo-
nisateur. Aujourd’hui encore, cette interprétation d’une relation de cause
à effet entre réformisme et impérialisme, qui domine l’historiographie
tunisienne, imprègne l’imaginaire tunisien.
Incontestablement, le réformisme du XIXe siècle est allé de pair avec
l’impérialisme européen ; la colonisation de la Tunisie ne résulte pas seu-
lement de l’endettement et du défaut de paiement 2, elle est aussi et peut-
être surtout le fruit de la pénétration du capitalisme économique et finan-
cier français, y compris à travers les concessions 3. Celle de la ligne de

1. Entretiens, Bruxelles, mai 2002 ; Tunis, décembre 2003 et janvier 2005 ; Paris, août 2004.
2. Interprétation proposée par J. GANIAGE, Les Origines du Protectorat français en Tunisie…, op. cit. ;
C.-A. JULIEN, L’Affaire tunisienne (1878-1881), Dar el amal, Tunis, 1981 ; A. MAHJOUBI, L’Établissement
du protectorat français en Tunisie, Publications de l’Université de Tunis, Tunis, 1977.
3. M.-L. GHARBI, Impérialisme et réformisme au Maghreb…, op. cit., ainsi que Le Capital français à la
traîne…, op. cit. ; N. DOUGUI, Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit. ; M. KRAÏEM, Pouvoir
colonial et mouvement national…, op. cit. ; A. MAHJOUB, « Économie et société : la formation du “sous-

307
surveiller et réformer

chemin de fer Dakhlet-Jendouba est encore interprétée de la sorte : « Le


“Bône-Guelma” [Compagnie des chemins de fer Bône-Guelma] n’est
qu’un moyen pour ouvrir la frontière coloniale et son réseau accélérera
le processus de colonisation française en Tunisie. Dès le début, la conces-
sion et la construction de la ligne de la Medjerba ont été conçues et consi-
dérées par le “Bône-Guelma” non pas seulement comme une affaire qui
concernait la compagnie, mais comme une affaire qui concernait la
France. La pénétration de la compagnie n’est autre que la pénétration de
la France et de ses intérêts dans ce nouveau pays qu’est la Tunisie.
L’œuvre du “Bône-Guelma” en Tunisie est souvent jugée par ses admi-
nistrateurs comme une “œuvre patriotique” 1. » De même, la Compagnie
de Gafsa n’a jamais été considérée comme une entreprise coloniale
privée. Elle relevait de ces compagnies à charte qui développaient, en
accord avec l’État colonial, des activités et des rapports socioécono-
miques nouveaux qui n’ont pas été sans influence dans l’évolution du
Protectorat 2.
Les privatisations et les concessions actuelles doivent être également
comprises à partir de cet épisode, ou plutôt de sa rémanence dans l’ima-
ginaire réformiste. Les autorités tunisiennes sont aujourd’hui prêtes à se
priver de l’acquisition de connaissances, de technologies et de matériels
modernes, d’une dynamisation de leurs exportations et de devises si elles
jugent prioritaire de protéger le tissu productif national existant, de favo-
riser les nationaux, de conserver le contrôle des activités économiques
nationales, de garder la maîtrise sur le politique et le social. Pour des
raisons financières et, plus marginalement, sous la pression des bailleurs
de fonds, l’éviction totale des entrepreneurs étrangers est cependant
impossible. L’ouverture obligée est donc conçue à partir d’une stratégie
de diversification nationale des partenaires étrangers. Ainsi, seule une
privatisation, certes stratégique et surtout symbolique puisqu’il s’agit
d’une banque, a profité aux Français, pourtant massivement présents en
Tunisie et premiers partenaires économiques du pays ; cette privatisation
n’a de surcroît été que partielle et elle a donné lieu à d’innombrables péri-
péties. Les autres partenaires importants ont connu le même traitement,
trois petites affaires ayant été cédées aux Italiens et aucune aux Belges,
aux Anglais et surtout aux Allemands, pourtant principaux pourvoyeurs
de touristes. En revanche, les Portugais – considérés comme « petits » et
donc « maîtrisables » – se sont vu octroyer trois opérations importantes
(deux cimenteries et une société d’exploitation de liège), les Suisses et les
Libyens, chacun deux (respectivement dans le commerce et le tourisme),
et les Égyptiens ont bénéficié d’une importante concession (la seconde
licence GSM).

développement”, l’évolution socio-économique de la Tunisie précoloniale et coloniale », in M. CAMAU


(dir.), Tunisie au présent…, op. cit., p. 97-117.
1. M.-L. GHARBI, Impérialisme et réformisme au Maghreb…, op. cit., p. 111.
2. N. DOUGUI, Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit.

308
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

Ce dernier exemple illustre parfaitement la dimension avant tout poli-


tique des privatisations. ORASCOM, dont tout le monde connaissait les
difficultés financières et la médiocrité technique, a été préféré à Téléfo-
nica qui avait pourtant fait une offre financière comparable à celle de
l’opérateur égyptien. Les autorités tunisiennes ont délibérément choisi de
se passer des compétences techniques et d’une réelle modernisation du
secteur des télécommunications ; et elles ont sciemment décidé de se
priver d’entrées en devises supplémentaires puisque la participation tuni-
sienne au consortium mené par les Espagnols était marginale par rapport
à la solution choisie par les Égyptiens. Le choix d’ORASCOM s’explique
donc principalement par la volonté de contrôle, contrôle d’ordre sécuri-
taire (faciliter le travail du ministère de l’Intérieur), d’ordre financier et
politique (favoriser des proches de la Présidence à travers la société Car-
thago, tolérer des interférences politiques) et d’ordre nationaliste (éviter
un regard extérieur trop distancié et critique). La volonté de maîtrise
s’avère plus impérieuse que n’importe quelle pression extérieure quand
il s’agit de défendre non pas la société tunisienne dans son abstraction,
mais un ordre bien précis, qui permet l’exercice de la surveillance et de
la domination avec un minimum de répression. Dans la concession de la
seconde licence GSM, les autorités tunisiennes savaient pertinemment
que les bailleurs de fonds envisageraient de ne pas verser une partie des
financements prévus. L’Union européenne a effectivement refusé de
décaisser la dernière tranche du volet « Technologie de l’information et
des communications » 1. Cette fermeté est suffisamment rare pour être
relevée. Mais elle s’explique avant tout par la rancœur espagnole 2.
Entre les Tunisiens et leurs partenaires étrangers s’est développé un jeu
subtil fait de concessions, de rapprochements, de pressions, d’avancées
et de reculs, de faux-semblants et de malentendus. Les bricolages ne sont
évidemment pas propres à la Tunisie mais caractérisent les stratégies de
résistance et d’adaptation de ces « petits pays dépendants », en négocia-
tions permanentes avec les bailleurs de fonds 3. Ils trouvent cependant un
écho particulièrement favorable dans la forte tradition de formalisme pré-
cédemment décrite. En mars 1996 par exemple, le président Ben Ali
décida de créer un secrétariat d’État aux privatisations après une visite de
J. Wolfensohn durant laquelle ce dernier avait, en privé, regretté la len-
teur du processus 4. Pour autant, le rythme des réformes n’en fut pas signi-
ficativement modifié, comme le prouvent les mémorandums du FMI qui
suivirent cette entrevue. Dans ces trompe-l’œil formalistes, les bailleurs

1. Tout ce récit et cette interprétation reposent sur des articles de presse et surtout sur des entretiens,
Tunis, décembre 2002 et décembre 2003.
2. Madrid avait tout fait pour favoriser la compagnie de téléphone nationale et, après le rejet des autorités
tunisiennes, elle a déployé tout son acharnement à « punir » Tunis. Entretien, Tunis, décembre 2003 et
Paris, août 2004.
3. B. HIBOU, L’Afrique est-elle protectionniste ?…, op. cit., et B. HIBOU, « Économie politique du dis-
cours de la Banque mondiale en Afrique… », art. cit.
4. Le numéro de Nord/Sud Export, 27 avril 1996, relate cet épisode.

309
surveiller et réformer

de fonds ne sont pas toujours dupes. Ils en sont au contraire souvent


complices. Ainsi, l’une des conditionnalités imposées par les institutions
de Bretton Woods et par la Commission européenne était, en 1996, la ces-
sion effective au 31 décembre 1996 de 20 % des deux cent douze entre-
prises privatisables, devant au total rapporter 1,4 Mds $ au budget. Pressé
de recevoir de nouveaux financements et profitant des contraintes
bureaucratiques des bailleurs de fonds, le gouvernement eut recours à
l’une des ruses les plus habituelles des « économies dépendantes » : faire
semblant dans le respect des formes. Pour permettre les décaissements,
il mit en route les démarches nécessaires, notamment en publiant les
appels d’offres. Mais, à la date butoir, aucune proposition n’avait été
jugée satisfaisante. La Commission européenne décaissa cependant tout
en demandant en retour au gouvernement de faire un geste : la vente des
deux cimenteries permit, en deux opérations, de respecter les condition-
nalités… à deux détails près. En premier lieu, ce respect fut honoré au
prix d’un glissement de critères : alors que le décaissement était exigé
au départ sur le nombre d’entreprises et le montant du capital cédés, il
fut réalisé à l’arrivée sur le nombre d’opérations engagées et le montant
obtenu par une seule opération. Au prix d’un glissement de dates, en
second lieu : alors que la conditionnalité initiale était fixée à
décembre 1996, elle a peu à peu glissé à 1998, date des décisions de ces-
sion des cimenteries, et même en 1999 et 2000 puisque les recettes
prévues n’ont été effectivement versées qu’à cette époque au gouverne-
ment tunisien 1.
Les autorités tunisiennes ont compris que les conditionnalités étaient
souvent fictives et que l’important était non pas de libéraliser ou de priva-
tiser en bonne et due forme, mais de montrer une bonne volonté, de faire
des gestes, d’user d’un certain nombre de petits « arrangements », fus-
sent-ils antilibéraux, les bailleurs de fonds étant finalement assez peu
regardants sur la manière dont les privatisations étaient menées. Il est vrai
que les donateurs ne se penchent que superficiellement sur les mises en
œuvre concrètes et, par conséquent, sur la réalité de la privatisation, étant
plus sensibles aux résultats globaux et aux bonnes relations avec un pays
récipiendaire qu’aux moyens par lesquels ces résultats sont obtenus 2. Si
elles créent des tensions avec les bailleurs de fonds, l’opacité, la corrup-
tion, les lenteurs des opérations ne sont pas dirimantes 3. Les condition-
nalités peuvent ne pas être remplies, mieux, elles peuvent être assouplies
par ceux-là mêmes qui les avaient imposées. Comme le démontre
l’ampleur de l’aide, cette règle est générale et matérialise une autre
contribution involontaire des bailleurs de fonds au mythe réformiste.

1. Entretiens, Tunis et Bruxelles, entre 1997 et 2000.


2. B. HIBOU, « Économie politique de la Banque mondiale en Afrique… », op. cit.
3. « Privatization and liberalization had proceeded at too slow a pace, relative to the existing potential »,
ce qui dans le langage feutré du FMI représente une vive critique. Source : IMF, Tunisia, Staff Report for
2000 Article IV Consultation, IMF, Washington D.C., 19 janvier, 2001, p. 25.

310
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

Quelle est la signification sociopolitique des privatisations ? Malgré


leur lenteur, la faiblesse des revenus générés ou la marginalité des trans-
formations du tissu productif, le processus ne peut ni être qualifié d’échec
ni être analysé en termes de faux-semblants. La privatisation est aussi une
technique de gouvernement, comme l’avaient été en leur temps les natio-
nalisations ou la collectivisation des terres. Il est en effet frappant de voir
que l’analyse du suivi des entreprises privatisées ne suscite aucun intérêt
de la part des autorités. Ce suivi existe, mais il n’est ni élaboré, ni exploité
avec rigueur. Il n’est finalement pas utilisable : d’une année sur l’autre
l’échantillon des entreprises enquêtées n’est pas le même ; les informa-
tions sont difficilement obtenues ; les entreprises donnent des informa-
tions souvent inexploitables ; l’impact économique, la participation des
entreprises privatisées à la richesse, la récupération de l’État et le bilan
social ne sont pas réalisés 1. Comment analyser ce manque d’intérêt pour
une technique de contrôle ? Comment expliquer qu’aucune sanction ne
soit prise lorsque l’entreprise ne répond pas au questionnaire ? Comment
comprendre l’absence de relance et de pénalité lorsque les termes du
cahier des charges – investissement et emploi principalement – ne sont
pas remplis 2 ?
Incontestablement, la fonction principale des privatisations est ail-
leurs. Ce qui prime, c’est la défense de l’ordre social tunisien existant,
dans ses multiples dimensions, la défense de la discipline normalisatrice
et du pacte de sécurité. La priorité à l’emploi explique la prudence des
privatisations et généralement l’inscription dans le cahier des charges du
maintien à l’identique de l’effectif de l’entreprise privatisée pendant au
moins cinq années. Les autorités tunisiennes le clament ouvertement, « le
premier principe concerne la préservation de l’intérêt général. La privati-
sation ne se limite pas, en effet, à un simple transfert de propriété du sec-
teur public au secteur privé ni à la recherche du maximum de cession.
En effet, l’État est, d’abord et avant tout, soucieux de la pérennité de
l’entreprise en question ; il accorde ensuite une importance particulière
à la préservation du plus grand nombre d’emplois qui soit compatible
avec les critères d’efficacité et de rentabilité de l’entreprise 3 ». Cette
préoccupation sociale se traduit également par des considérations territo-
riales, un souci d’aménagement du territoire et de diminution des inéga-
lités entre régions. Le maintien d’entreprises dans des régions déshé-
ritées, où le chômage est endémique, des régions considérées comme
« chaudes » socialement et politiquement fait partie de la politique d’inté-
gration nationale et matérialise un pacte de sécurité qui n’est pas

1. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003.


2. Suivi des privatisations : selon l’enquête de 2000-2001, seulement 45 entreprises ont été sélectionnées
par l’administration et 39 d’entre elles ont répondu ; près de deux tiers des sociétés n’ont pas rempli le
contrat des investissements inscrit dans le cahier des charges mais rien n’a été fait contre elles.
3. Site officiel, www.tunisieinfo.com/privatisation (c’est moi qui souligne) : selon cette plaquette, les pri-
vatisations ont trois objectifs, consolider les finances publiques, dynamiser le marché financier et, surtout,
garantir la pérennité de l’entreprise.

311
surveiller et réformer

uniquement rhétorique unanimiste. L’attention au social ne doit pas être


seulement considérée comme une volonté, de la part des autorités tuni-
siennes, de contrôle du monde ouvrier, des classes moyennes, du monde
des affaires, des régions, des zones ou des lieux sensibles, même si cette
dimension ne doit pas être sous-estimée. La présence du ministère de
l’Intérieur est en effet systématique lors de la prise de décisions, parfois
très officiellement puisque ce dernier bénéficie d’un représentant au sein
du CAREPP et que le parti est également représenté par de hauts fonc-
tionnaires qui se doivent de veiller à la perpétuation de l’allégeance des
repreneurs au pouvoir central. Cette obsession du contrôle n’est cepen-
dant rendue possible que par la diffusion, dans toute la société, du primat
du social.
De la même façon, la préférence nationale n’est pas seulement une
décision prise « d’en haut » pour favoriser ou au contraire embarrasser
tel ou tel entrepreneur, pour imposer une stratégie plutôt qu’une autre ou
pour prévenir tout regard extérieur. Elle est intimement vécue par les
membres de la société tunisienne comme l’exercice de la souveraineté
nationale, comme la défense de l’identité tunisienne et d’un certain mode
d’existence susceptible de sauvegarder certains types de rapports sociaux.
Bien entendu, ces interventions, qui sont simultanément des techniques
de dressage, permettent de maîtriser les individus dans la société. Ces
relations sociales favorisent la surveillance des acteurs et des intérêts éco-
nomiques et financiers ; elles normalisent leurs comportements. Le pou-
voir disciplinaire se trouve ainsi légitimé. Les privatisations permettent
donc un travail de classification, d’observation, d’individualisation des
entrepreneurs, elles orientent leurs comportements de sorte que le pro-
cessus censé symboliser l’émancipation du privé se transforme en une
planification fortement dirigée, une liberté surveillée et un contrôle
continu.

L’idéal panoptique de la mise à niveau

L’ambiguïté du réformisme économique est également illustrée par le


programme de « mise à niveau », symbole du volontarisme étatique, de
la modernisation et de l’ouverture économique. Le programme s’ache-
vait officiellement en 2001, mais il se perpétue en se réorientant vers les
PME. Ses résultats sont loin d’être déshonorants et la Tunisie reste, dans
la région, une économie relativement dynamique. Les bailleurs de fonds
soulignent le volontarisme et la détermination du gouvernement tandis
que les Tunisiens font valoir l’ampleur des investissements et la moderni-
sation industrielle réalisées dans ce cadre. Que ce programme soit consi-
déré comme un succès est néanmoins étonnant. En 2004, parler de modi-
fications des comportements entrepreneuriaux, de modernisation des
modalités de financement ou d’amélioration des performances indus-
trielles est abusif. Depuis le début du programme, l’économie tunisienne

312
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

n’a pas fondamentalement monté dans la hiérarchie internationale des


spécialisations : les principales activités générant des devises demeurent
le tourisme, le textile et l’industrie mécanique. Le pays n’a pas réussi à
percer dans les technologies modernes, dans les biens de consommation
courante ou dans l’économie de la communication. Le secteur textile-
habillement est aujourd’hui en grande difficulté alors même que les entre-
prises de ce secteur représentent le plus gros bataillon des entreprises
mises à niveau. Tous les rapports soulignent l’absence d’évolution signi-
ficative du modèle de production depuis 1997 : malgré le programme, le
secteur ne s’est pas diversifié, il n’y a pas eu de remontée de filière, ni
d’intensification en capital, les niches sélectionnées comme prometteuses
– haut de gamme, chaîne d’ordre courte… – ont été peu explorées 1.
Dans ces conditions, il semble qu’il faille chercher ailleurs les fonde-
ments de cette appréciation positive et du paradoxe apparent : la mise à
niveau est moins une politique économique, une stratégie d’adaptation au
libre-échange qu’une technique de discipline, une procédure censée pou-
voir inspecter, enregistrer, évaluer en permanence, une sorte de « panop-
ticon » (Bentham) de la réglementation industrielle et entrepreneuriale.
Les pages qui suivent entendent montrer que la force du réformisme
réside dans cette capacité à synthétiser et à inclure dans le contrôle : il est
un mythe mais il est aussi un langage du politique, un mode de gouver-
nement qui intègre la plus grande partie, si ce n’est la totalité de la popu-
lation. C’est incontestablement là qu’il puise sa force.

La rationalité économique de la mise à niveau


Selon le discours économique des autorités tunisiennes et des bail-
leurs de fonds, la « mise à niveau » est cependant une politique indus-
trielle destinée à aider les entreprises à affronter la concurrence interna-
tionale 2. À cette fin, le gouvernement a mis en place un dispositif très
structuré, au ministère de l’Industrie : le Bureau de la mise à niveau
(BMN) conceptualise et coordonne les actions en faveur des entreprises
tandis que l’Agence de promotion de l’industrie (API) met en place
concrètement les dispositifs de modernisation et notamment l’adaptation
aux nouvelles normes européennes. Après l’établissement d’un

1. CETTEX-GHERZI, Mise à jour de l’étude stratégique du secteur textile-habillement, Rapport de syn-


thèse, mai 2004 ; J.-R. CHAPONNIÈRE, J.-P. CLING et M.-A. MAROUANI, Les conséquences pour les pays en
développement de la suppression des quotas dans le textile-habillement…, op. cit., et J.-R. CHAPONNIÈRE et
S. PERRIN, Le textile-habillement tunisien et le défi de la libéralisation…, op. cit.
2. Pour la description et le fonctionnement de la mise à niveau, je me suis fondée sur des entretiens
(Tunis, 1997-2000 surtout, ainsi que Bruxelles, mai 1997 et mai 2002) ainsi que sur une littérature grise
assez importante. Voir notamment S. MARNIESSE et E. FILIPIAK, Compétitivité et mise à niveau des entre-
prises, AFD, nº 1, Paris, novembre 2003, notamment p. 99-123 ; UTICA, L’Accord de libre-échange
Tunisie-Union européenne : impact sur l’entreprise tunisienne, Centre de formation des dirigeants des
PME, Tunis, 1995 ; MINISTÈRE DE L’INDUSTRIE, BUREAU DE LA MISE À NIVEAU, Le Programme de mise à
niveau, Tunis, 1995 ; Procédure de mise à niveau, Tunis, 1995 ; ainsi que les Bulletins du Bureau de la mise
à niveau publiés régulièrement depuis 1997.

313
surveiller et réformer

diagnostic pointant leurs faiblesses, les entreprises sont agréées par une
instance, le Comité de pilotage (Copil). Les diagnostics sont faits par des
bureaux d’études tunisiens, seuls ou associés à des bureaux européens.
Entre 1996 et 2001, l’objectif du dispositif était d’entraîner 2 000 entre-
prises à se mettre à niveau, soit un rythme annuel de 400 par an : l’État
subventionnait 70 % du montant des diagnostics et 10 % – ou 20 % pour
les entreprises installées dans l’intérieur du pays – de celui des investis-
sements matériels 1. Les modalités de financement ont évolué dans le
temps : en 1996, les entreprises devaient avancer la totalité des frais
d’études et attendre d’être remboursées par l’État. Dès 1998 cependant,
devant les réticences des entrepreneurs à s’engager dans le programme,
elles obtinrent de ne débourser que leur part, soit les 30 % du montant
du diagnostic, tandis que les 70 % subventionnés par l’État étaient direc-
tement versés au bureau d’études sélectionné. Entre 1996 et 2001,
1 062 entreprises sur les 2 000 anticipées ont été « mises à niveau », soit
un taux de réalisation de 53 %. Selon les enquêtes de suivi, ces entre-
prises ont massivement investi pour une somme globale de 2 Mds DT,
ce qui représente une somme significative, grâce à des subventions elles
aussi importantes représentant 275 MDT – soit 13,5 % des investisse-
ments entrepris. Ces derniers représenteraient, en moyenne pour les
années 1996-2000, 40 % de l’investissement manufacturé privé, selon
une définition large du secteur « privé » qui comprend, ici, les entre-
prises publiques des secteurs concurrentiels. En mars 2004, date de la
dernière publication statistique à laquelle j’ai pu avoir accès, 2 906 entre-
prises avaient adhéré au programme et 1 729 d’entre elles obtenu l’appro-
bation de leur dossier pour un total d’investissement prévu – et non pas
réalisé – de 2 693 MDT et des subventions de 384 MDT.
Cette politique a produit des effets économiques positifs puisque ces
investissements ont participé à la croissance et qu’ils ont permis
d’accroître l’emploi, les exportations et les performances économiques
en général. En revanche, il est plus difficile d’évaluer l’efficience de
l’allocation des ressources subventionnées, notamment en l’absence
d’études comparatives. Comme l’indique sa réorientation vers les PME
en 2001, le programme de mise à niveau avait d’abord privilégié les
grandes entreprises et celles à participations publiques, sans doute parce
que d’un point de vue administratif la tâche était plus facile, mais certai-
nement aussi, j’y reviendrai plus bas, parce que ces entreprises font
l’objet d’une surveillance plus aisée. Quoi qu’il en soit, le programme de
mise à niveau a créé de nouveaux besoins pour la majorité des entre-
prises. Auparavant, les normes ISO, par exemple, leur étaient inconnues,
tout comme la garantie qualité ; même si elles n’ont pas été vraiment

1. Toutes les données chiffrées mentionnées dans ce paragraphe sont, sauf avis contraire, issues de
sources officielles et notamment du Bureau de la mise à niveau (accessibles au siège à Tunis ou sur le net
www.pmn.nat.tn) entre 1996 et 2003 et de l’API (www.tunisieindustrie.nat.tn).

314
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

intégrées dans le fonctionnement des entreprises, aujourd’hui tout le


monde en parle.
L’échec relatif de la politique en faveur des investissements immaté-
riels suggère cependant que, si elle existe, la modernisation n’en est qu’à
ses débuts. De l’aveu même du gouvernement, ce volet est décevant
malgré des subventions supérieures pour les investissements immaté-
riels 1. La situation délicate dans laquelle se trouvent banquiers et entre-
preneurs, révélée par la baisse de rentabilité des entreprises et par la
nécessité de faire adopter une loi sur les entreprises en difficulté, explique
sans aucun doute ce manque d’enthousiasme que le dynamisme des orga-
nismes publics n’est pas arrivé à tempérer. Malgré la mobilisation de
l’API et son investissement par les bailleurs de fonds, le programme de
mise à niveau n’a pas pu modifier une situation caractérisée, selon les
termes mêmes du ministère de l’Industrie, par une mauvaise gestion, un
sous-encadrement technique, l’aggravation des problèmes financiers
– endettement excessif, manque de ressources propres, insuffisance de
fonds de roulement, recours abusif au crédit de court terme –, l’imprépa-
ration à l’ouverture extérieure – moins due à la suppression de la protec-
tion qu’au développement de l’informel – et l’augmentation des taux
d’intérêts et la politique de dévaluation 2. La mise à niveau ne semble
donc pas permettre l’évaluation du processus de modernisation du tissu
industriel tunisien. L’inventaire des critiques et des louanges adressées à
ce programme permet en revanche d’apprécier les modalités d’exercice
du pouvoir dans le champ économique.

La mise à niveau, « affaire d’État »


Le programme de mise à niveau est une expression presque caricatu-
rale du volontarisme étatique tunisien, point qui a été souvent souligné
par ses déçus, ses détracteurs, ses promoteurs et ses partisans, ainsi que
par les analystes extérieurs et indépendants 3. Je voudrais en souligner ici
un aspect important : l’interventionnisme pointilleux est simultanément
une mobilisation plus ou moins forcée, une adhésion plus ou moins réelle,
une surveillance plus ou moins effective. Lorsque les bailleurs de fonds

1. Ils ne représenteraient pas plus de 10 % du total des investissements et leur taux de réalisation ne s’élè-
verait qu’à 29 % au lieu de 59 % pour l’ensemble des investissements Ces chiffres sont ceux de 2001. Mal-
heureusement, je n’ai pas eu accès à des données plus récentes et le dernier Bulletin de la mise à niveau ne
donne pas de données quantitatives. Cependant, tout laisse à penser que le problème perdure puisque la
publication officielle de juin 2004 mentionne la « préoccupation du président Ben Ali » en la matière, qui
demande aux entreprises d’accorder « un intérêt accru aux investissements immatériels, notamment en
œuvrant à améliorer le taux d’encadrement, à promouvoir les systèmes qualité et à consolider les rouages de
l’entreprise » (Bulletin de la mise à niveau, Tunis, juin 2004).
2. Rapport du ministère de l’Industrie cité et résumé par Marchés tropicaux et méditerranéens, 6 août
1999, et repris dans des entretiens en juillet 2000.
3. L’analyse la plus exhaustive et intéressante est celle de J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs
and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit., et « The EU-Tunisian association agree-
ment… », art. cit.

315
surveiller et réformer

louent le volontarisme tunisien et contribuent au financement, même par-


tiel, de ce genre de politiques, ils donnent simultanément un blanc-seing
aux techniques de contrôle et à des modalités d’exercice du pouvoir qui
ne sont pas nécessairement conformes aux règles qu’ils entendent par ail-
leurs promouvoir, par exemple celles de l’État de droit et de la bonne
gouvernance. Qu’ils en soient ou non conscients, peu importe finale-
ment, dans la mesure où leur soutien équivaut à une légitimation exté-
rieure consciencieusement exploitée par les autorités tunisiennes. Il est
en revanche évident que, pour les entrepreneurs, la mise à niveau est
avant tout une « affaire d’État 1 », dans la logique d’un interventionnisme
libéral et autoritaire 2.
Affaire d’État, en premier lieu, parce que le programme est aux anti-
podes du libéralisme et de l’apprentissage des mécanismes de marché, et
qu’il perpétue bien plutôt une tradition d’interventionnisme. Le discours
qui entoure la mise à niveau entretient l’illusion que les investissements
subventionnés vont protéger le personnel et l’entreprise. Cette interpré-
tation est d’autant plus crédible qu’elle est conforme aux pratiques anté-
rieures et que le taux de protection effective a effectivement augmenté
depuis le début de l’ouverture, la protection des biens produits localement
n’ayant pas ou très peu baissé, alors que les intrants non produits locale-
ment et les biens d’équipement ont vu leur taxation à l’importation dimi-
nuer. Les subventions constituent en outre une autre modalité de la pro-
tection et sont interprétées comme une aide à un investissement, souvent
déjà prévu, pas forcément comme une incitation à la modernisation. Les
évaluations quantitatives publiées dans le but de mobiliser les acteurs
économiques ne mettent d’ailleurs pas en avant le raisonnement libéral.
Elles jouent plutôt sur des données chocs à l’instar de la fameuse règle
des trois tiers – un tiers des entreprises va survivre, un tiers va mourir et
un tiers aura du mal à résister – qui ne repose sur aucune étude sérieuse.
Elles jouent également sur les effets de légitimation par la scientificité,
comme le prouve la mention récurrente des résultats positifs des modèles
d’équilibre général calculable 3 dont ne sont rappelées ni la complexité

1. Selon l’expression de M. Camau (M. CAMAU, « D’une République à l’autre… », art. cit.)
2. E. Bellin (E. BELLIN, « Tunisian Industrialists and the State », art. cit.) montre que, quels que soient le
discours et la dénomination de la politique économique, celle-ci s’est traduite, concrètement et sur la durée,
à la fois par un interventionnisme étatique important et par une orientation favorable au secteur privé.
3. Pour la Tunisie, il existe au moins quatre applications du modèle d’équilibre général calculable dans le
cadre de la création de la zone de libre-échange : T. RUTHERFORD, E. RUSTRÖM et D. TARR, « The free trade
agreement between Tunisia and the European Union », The World Bank, Washington D.C., 1995 ; COMETE
ENGINEERING, Étude prospective de l’impact sur l’économie tunisienne de la mise en place d’une zone de
libre-échange entre la Tunisie et l’Union européenne, Ministère de l’Économie nationale, Tunis,
novembre 1994 ; D. BROWN, A. DEARDORFF et R. STERN, « Some economic effects of the free trade agree-
ment between Tunisia and the European Union », communication pour The Egyptian Center for Economic
Studies Conference, How can Egypt benefit from a free trade agreement with the EU, Le Caire, 26 au
26 juin 1996 ; M.-A. MAROUANI, Effets de l’Accord d’association avec l’Union européenne et du démantè-
lement de l’Accord multifibres sur l’emploi en Tunisie : une analyse en équilibre général intertemporel,
document de travail, DIAL, DT/2004/01. Selon ces évaluations, les gains en bien-être attendus, obtenus par
la rationalisation des achats seraient plus importants que les pertes (impossible reconversion de la totalité du

316
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

des facteurs qui influent sur les résultats de la libéralisation – investisse-


ment extérieur, capacité de modernisation des entreprises, orientation des
politiques économiques, financements extérieurs, flexibilité et adapta-
tion de la main-d’œuvre, demande étrangère 1 –, ni l’exigence d’enchaî-
nements vertueux qui ne vont pourtant pas de soi – par exemple, l’entraî-
nement positif de l’ouverture sur les systèmes productifs et sur les
comportements des acteurs économiques nationaux et étrangers 2. Cette
mobilisation administrative laisse paraître une méconnaissance des méca-
nismes de marché et véhicule, en creux, une vision très étatiste d’une
insertion internationale compétitive. La rhétorique paternaliste du pou-
voir central conforte aussi l’idée que les aides ont pour ambition finale de
profiter à l’ensemble de la population, autrement dit que la mise à niveau
fait partie de ce dispositif complexe que j’ai analysé plus haut en termes
de pacte de sécurité.
Affaire d’État, en second lieu, parce que les autorités publiques sem-
blent bien plus concernées par la réussite du programme que ne le sont les
entrepreneurs qui ne participent que mollement à la dynamique de la mise
à niveau. La logique bureaucratique s’exprime par la volonté de « faire
du chiffre » : la présentation régulière des avancées du processus fait état,
par exemple, du nombre de dossiers approuvés par le Bureau et non du
nombre des entreprises concernées, ce qui serait plus pertinent dans une
pure logique économique. Or ces chiffres sont respectivement de 1 885
et de 245, soit une moyenne de 8 dossiers par entreprise 3. La présenta-
tion ainsi fournie a pour objectif évident de montrer, par la quantification,
une dynamique en cours, ainsi que l’efficacité du volontarisme étatique.
À suivre les procédures concrètes que les entreprises « mises à niveau »
se doivent de respecter, on comprend les termes prononcés pour quali-
fier ce processus administratif : « sorte de gosplan » selon un bailleur de
fonds, ou « conception soviétique de l’intervention publique » selon un
entrepreneur 4.

capital en raison de sa spécificité ou de son obsolescence, et du travail, du moins à court terme). Par consé-
quent, le libre-échange serait au pire neutre ou très légèrement négatif et sinon positif en termes de crois-
sance (mais pas en termes d’emploi).
1. L. JAIDI, « La zone de libre-échange Union européenne/Maroc : impact du projet sur l’économie maro-
caine », Cahiers du GEMDEV, nº 22, Paris, octobre 1995 ; B. HAMDOUCH, « Perspectives d’une zone de
libre-échange entre le Maroc et l’Union européenne : enjeux et impacts », Reflets et perspectives de la vie
économique, t. 35, nº 3, 3e trimestre 1996, p. 273-296 ; A. GALAL et B. HOEKMAN, « Egypt and the part-
nership agreement with the EU : the road to maximum benefits », The Egyptian Center for Economic
Studies Working Paper, nº 9603, juin 1996.
2. Pour une analyse détaillée de ces conditions nécessaires, voir B. HIBOU et L. MARTINEZ, L’Afrique du
Nord et le Partenariat euro-méditerranéen…, op. cit.
3. Entretiens, Tunis, décembre 2002 et décembre 2003. Les chiffres sont ceux donnés oralement par le
Bureau de la mise à niveau, mais également cités dans UGTT, Le Secteur textile-habillement en Tunisie…,
op. cit.
4. Ces caractéristiques ne sont pas spécifiques à la « mise à niveau » : les zones industrielles créées dans
une vision d’aménagement du territoire de façon très bureaucratique restent vides. Voir l’étude FOREIGN
INVESTMENT ADVISORY SERVICE, Marchés tropicaux et méditerranéens, divers numéros et notamment le
28 juin 1996 (organisme dans la mouvance de la Banque mondiale) ; BANQUE MONDIALE, Actualisation de
l’évaluation du secteur privé, The World Bank, Washinton D.C., mai 2000.

317
surveiller et réformer

Les modalités de la mobilisation des hommes d’affaires accroissent


souvent cette impression de contre-productivité. Dans la presse, à la télé-
vision, dans les enceintes du parti et des syndicats patronaux, dans les
réunions associatives et dans les colloques, la prolifération des interven-
tions finit par lasser. L’expression de « mise à niveau » est tellement res-
sassée, elle est appliquée si systématiquement à des situations si hétéro-
gènes qu’elle en devient vide pour des entrepreneurs habitués aux
« campagnes », aux formules magiques, aux inévitables décalages entre
discours et réalité. Lors des entretiens que j’ai pu mener avec des ban-
quiers et des hommes d’affaires, ces derniers n’hésitaient pas à
m’affirmer, sous le sceau de la confidentialité, que « les autorités en font
trop », que ce faisant « elles ne sont plus crédibles », et que la mise à
niveau « tourne peu à peu sur elle-même 1 », n’arrivant pas à dépasser sa
dimension procédurale et bureaucratique. Les études sont faites parce
qu’il faut faire des études ; les entreprises se font forcer la main pour
entrer dans le programme, pour en faire la publicité, pour participer aux
délégations à l’étranger et vanter les mérites de la Tunisie 2…
De sorte que ce glissement progressif de l’encouragement à des pres-
sions qui peuvent rapidement s’intensifier pour devenir une quasi-obliga-
tion constitue l’autre visage du volontarisme étatique 3. La mise à niveau
n’a décidément plus rien à voir avec la libéralisation. Elle fait partie du
dispositif disciplinaire des autorités tunisiennes. Avec le rapprochement
de la date butoir de 2001, cette dimension est apparue de façon plus crue :
l’objectif de préparation à la concurrence a été éclipsé par la nécessité
administrative et politique de remplir le contrat – 2 000 entreprises mises
à niveau – pour montrer un succès qui ne pouvait aller qu’avec la mobili-
sation clientéliste et rentière des réseaux de pouvoir. Ce qui ne veut pas
dire que la mise à niveau est pure fiction et qu’elle n’a pas de consistance
administrative. Bien au contraire, comme le montre l’institutionnalisa-
tion des mécanismes bureaucratiques à travers des fonds – par exemple
le Fonds de promotion et de maîtrise de la technologie, le FOPROMAT,
géré par l’API – ou des procédures financières – par exemple la prime
pour les investissements en recherche & développement. Le très faible
investissement de ces institutions par les acteurs concernés suggère
cependant la principale dimension de la mise à niveau : « L’impulsion
institutionnelle et financière donnée par l’État […] suit un parcours circu-
laire qui le ramène à lui », la mise à niveau étant « menée par et pour
l’État 4 ». Processus bureaucratique disciplinaire, elle permet donc à
l’administration de repousser ses propres ajustements qui pourraient

1. Entretiens, Tunis et Sfax, avril-mai 1997, avril 1998 et janvier 1999.


2. Entretiens, Tunis, 1997-2000. Sur les réticences des entreprises à entrer dans le processus, voir égale-
ment J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…,
op. cit. Pour leur comportement dans les années récentes, UGTT, Le secteur textile-habillement en
Tunisie…, op. cit.
3. J.-P. CASSARINO, « The EU-Tunisian association agreement… », art. cit.
4. F. SIINO, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, op. cit., p. 322-323.

318
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

remettre en cause les mécanismes de contrôle. L’objectif de formation


d’un tissu industriel compétitif apparaît finalement marginal, et il est
d’ailleurs compris ainsi par les principaux partenaires étrangers de l’État
tunisien. Pour la Banque mondiale par exemple, la mise à niveau est un
« safety net 1 », un filet de sécurité.

La mise à niveau, une discipline intégrée


Ce genre d’intervention étatique et autoritaire rencontre bien évidem-
ment des résistances de la part d’entrepreneurs souvent réticents à ouvrir
les comptes de leur société et à multiplier les relations avec la bureau-
cratie d’État. Mais il n’est pas moins évident que, dans l’économie poli-
tique tunisienne, ces tensions et ces résistances aboutissent fort rarement
à de véritables affrontements. Le plus souvent, elles se transforment
d’autant plus facilement en négociations et en compromis que les intérêts
entrepreneuriaux et étatiques sont enchevêtrés et se confondent. La peur,
dans ce domaine comme dans d’autres, n’est certes jamais absente : les
entreprises interprètent le programme de mise à niveau comme un pro-
cessus de domestication. Le profil bas des entrepreneurs au tout début du
programme doit être compris dans ce contexte historiquement construit
d’appréhension du politique, réactualisé par la prolifération des paroles
officielles, par la mobilisation des appareils bureaucratique et partisan,
par l’envahissement de l’espace public par des slogans répétitifs. Beau-
coup me l’ont répété au cours de mes recherches, le langage officiel fait
habituellement peur et pousse au repli sur soi.
Mais la peur seule n’explique pas l’entrée d’un nombre malgré tout
important d’entreprises dans le programme de mise à niveau ; une cer-
taine forme d’adhésion existe, sinon à la forme concrète que prend l’éta-
tisme, du moins aux types de relations de pouvoir qu’expriment ces pro-
grammes. Les entrepreneurs sont nombreux à douter de la réussite de la
libéralisation et de l’ouverture effective de l’économie tunisienne, mais
ils y adhèrent pour des raisons financières, pour des raisons politiques
surtout, afin de « se faire bien voir » ou, pour employer le vocable offi-
ciel, « par geste citoyen ». D’autres critiquent les modalités de l’aide, les
retards de paiement ou les difficultés administratives, mais soulignent
l’écoute des autorités et leur souci de préserver le tissu industriel tuni-
sien. Les uns et les autres considèrent la mise à niveau comme la nou-
velle expression des relations entre entreprises et pouvoir central, forma-
lisées en termes administratifs et financiers. Le programme
matérialiserait ainsi une nouvelle étape dans le renforcement des liens
entre État et entrepreneurs, ces derniers étant récompensés par l’obtention

1. Entretien, Paris, juillet 2004.

319
surveiller et réformer

de « titres de noblesse », par une reconnaissance sociale ou par une cer-


taine visibilité médiatique 1.
Le vocabulaire est ici significatif : on se fait « bien voir » du pouvoir
central si l’on « va » à la mise à niveau et si l’on « adhère » au pro-
gramme, pas si l’on modernise l’entreprise par ses propres moyens. La
dimension politique est illustrée par les péripéties qui ont accompagné le
choix des entreprises qui, les premières, sont entrées dans le pro-
gramme, en 1996 et 1997 2. À l’instar de l’entrée en Bourse ou de la qua-
lité des arrangements avec le fisc, cette sorte de cooptation a joué le rôle
d’un baromètre des relations avec les autorités et constitué un lieu de
négociation avec lui. Certaines entreprises auraient été « choisies » et
d’autres non, certains entrepreneurs auraient été, à cette occasion, rendus
« visibles » et d’autres non, le pouvoir central garantissant ou non le
succès de l’opération. La part de surinterprétation est peut-être impor-
tante, mais il demeure qu’entrepreneurs, observateurs avertis du monde
des affaires et une grande majorité des Tunisiens comprennent avant tout
la mise à niveau en termes politiques.
Le programme a pour ambition de conditionner les entreprises à la
concurrence internationale. Alors même que les entreprises tunisiennes
vivent protégées depuis leur création, les mécanismes du marché ne sont
pourtant pas explicités. Comme par le passé, le déroulement du pro-
gramme et le contrôle des activités semblent plus importants que sa
dimension pédagogique 3. Peu de questions sont posées quant à la rationa-
lité économique ultime de la mise à niveau ou à son coût en ressources.
Les autorités ne semblent pas vraiment préoccupées par des évolutions
pour le moins inattendues comme le développement des réexportations,
une certaine spécialisation dans l’intermédiation et l’entreposage, la
poursuite de stratégies de scission d’entreprise, une partie produisant,
l’autre commercialisant les produits importés, la réalisation de faux
investissements dans l’immatériel, l’inadéquation et la sous-utilisation
des formations ou encore la perpétuation d’une spécialisation accrue dans
les services 4. En revanche, elles déclinent les qualités de l’entreprise
idéale : la mise à niveau n’a pas pour cible l’entreprise réellement exis-
tante, mais l’entreprise normative, qui dit ce que doit être l’entreprise, les
normes qu’elle se doit de respecter, les démarches qu’elle doit suivre, les
objectifs qu’elle doit atteindre 5.

1. J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe,
op. cit.
2. J.-P. CASSARINO, « The EU-Tunisian association agreement… », art. cit.
3. Voir notamment P. SIGNOLES, « Industrialisation, urbanisation et mutations de l’espace tunisien »,
art. cit., qui distingue entre, d’une part, le volontarisme étatique et, de l’autre, les résultats, l’efficacité et
même l’effectivité des mesures concrètes.
4. Entretiens, Tunis, 1997-2000. Sur les activités d’entreposage et d’intermédiation, Z. DAOUD, « Tunisie.
Chronique intérieure », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 33, 1994, p. 713-745 ; sur la stratégie de scission
des entreprises dans l’agroalimentaire et le textile, entretiens, janvier 1999 et juillet 2000, et N. BACCOUCHE,
« Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier », art. cit.
5. Sur l’entreprise normative, voir J.-P. DURAND, La Chaîne invisible…, op. cit., p. 255-258.

320
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

La mise à niveau est une tentative, peut-être inconsciente, de mise en


pratique de l’idéal panoptique du pouvoir central, une surveillance
continue des entrepreneurs, l’illustration symbolique d’un « imaginaire
technique de la discipline sociale 1 ». Lorsque le pouvoir central définit le
« bon » (ou le « mauvais ») entrepreneur, il est sans doute moins inté-
ressé à mettre en valeur la dimension éthique et morale de l’écono-
mique 2 qu’à voir s’exercer une technique disciplinaire. Ce que dit Fou-
cault à propos des mécanismes de normalisation disciplinaire s’applique
parfaitement à la mise à niveau : celle-ci « consiste à poser d’abord un
modèle, un modèle optimal qui est construit en fonction d’un certain
résultat, et l’opération consiste à essayer de rendre les gens, les gestes,
les actes conformes à ce modèle, le normal étant précisément ce qui est
capable de se conformer à cette norme et l’anormal, ce qui n’en est pas
capable. Autrement dit, il y a un caractère primitivement prescriptif de la
discipline 3 ».
Les entrepreneurs ne s’y trompent pas. Ceux qui « adhèrent » le font,
on l’a vu, pour se faire « bien voir », c’est-à-dire pour être dans la norme.
D’autres « évitent » le programme parce qu’il est jugé inadapté et parce
que « la confidentialité n’est pas respectée », ce qui revient à dire qu’ils
refusent le processus de normalisation qui est aussi un processus de mise
en lumière, de suppression de « zones d’ombre ». D’autres encore, qui
ont adhéré au programme, en « sortent » dès la phase de diagnostic
achevée, parce que « le processus est extrêmement compliqué bureaucra-
tiquement » ou « parce qu’on sait déjà ce qu’on doit faire et les subven-
tions ne valent pas le coup » : ils estiment le « prix à payer » en termes
de contrôle et de surveillance trop élevé 4. La mise à niveau est ainsi un
mécanisme efficace de surveillance et de normalisation : est bon celui
qu’on peut enregistrer dans le processus, celui que l’on peut inscrire dans
la liste des entreprises mises à niveau, celui que l’on peut classer comme
exportateur… L’obsession de la surveillance et de l’ordre n’est pas sans
rappeler celle des inspecteurs et des différents corps techniques de
l’administration colbertiste que Philippe Minard a magnifiquement
analysés.
Même si la mise à niveau est rationnellement élaborée et mise en
œuvre, avec des objectifs par secteurs et par régions, avec un souci réel
de modernisation et d’adaptation à la concurrence internationale, avec
une volonté, aussi, de répondre aux inquiétudes du monde économique,
le programme est naturellement inséré dans l’éthos diffus du réformisme.
Les entrepreneurs comprennent le programme en termes de rapports de
force, de contrôle administratif et politique sur le monde des entreprises,

1. P. MINARD, La Fortune du colbertisme…, op. cit., p. 116 à propos des statistiques des inspecteurs de
l’industrie.
2. Thèse développée par J.-P. CASSARINO, Tunisian New Entrepreneurs and their Past Experiences of
Migration in Europe…, op. cit.
3. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire et population, op. cit., leçon du 25 janvier 1978, p. 59.
4. Toutes ces expressions et stratégies sont tirées d’entretiens, Tunis, juillet 2000, janvier-mars 2005.

321
surveiller et réformer

dans la droite ligne des politiques antérieures dont les fondements étaient
précisément à l’opposé des politiques actuelles. De ce fait, la mise à
niveau n’est pas interprétée comme un apprentissage au libre-échange,
mais comme une subvention protectrice et en même temps comme une
surveillance bienveillante et néanmoins inquisitrice. À l’inverse du libé-
ralisme même, la « mise à niveau » est une opportunité supplémentaire
d’obtention d’une aide, la poursuite, sous de nouvelles formes, d’une
politique publique, économiquement interventionniste et politiquement
clientéliste. La subvention sort de son cadre économique pour devenir
gratification honorifique, regard importun, protection rassurante et simul-
tanément dangereuse 1. Le manque de crédibilité économique de la mise
à niveau provient aussi de cette alliance d’un discours libéral et de pra-
tiques interventionnistes, d’un discours d’ouverture et d’interprétations
protectionnistes et politiques de celui-ci 2.
Cette technique de surveillance est donc légitimée par les entrepre-
neurs dès lors que la mise à niveau est intégrée aux modes de gouverne-
ment et à l’éthos réformiste tunisiens. Mais elle l’est également par les
partenaires étrangers qui y voient volontarisme d’État et mobilisation des
capacités nationales. Les donateurs apprécient un pays où les décisions
dans le domaine des politiques publiques « font du bruit 3 ». Peu importe
que le programme soit ou non effectif pourvu qu’existe cette conceptua-
lisation conforme aux canons internationaux : « Ici, ils savent ce qu’ils
veulent, ils ont un plan, ce qui est globalement positif », pouvait conclure
un fonctionnaire international, malgré les nuances qu’il avait lui-même
apportées tout au long d’un entretien consacré aux résultats – considérés
par lui mitigés – de la « mise à niveau ». Et l’Union européenne de souli-
gner combien la Tunisie « réagit bien » et est « imaginative », en propo-
sant des « programmes évolutifs et diversifiés » qu’elle « a elle-même
conçus » soulignant que la mise à niveau est une initiative tunisienne 4.
Contrairement à beaucoup d’autres pays africains ou moyen-orientaux,
le discours tunisien est technocratique, articulé et construit autour des
thèmes dominants de la communauté internationale. De sorte que les bail-
leurs de fonds ne se considèrent pas en terrain inconnu, même si la mise
en œuvre ne suit pas.

1. J.-Y. Grenier a très bien montré cette sortie de l’économique pour les aides de l’État français aux indus-
triels du XVIIIe siècle (J.-Y. GRENIER, L’Économie d’Ancien Régime…, op. cit.).
2. J.-P. CASSARINO, « The EU-Tunisian association agreement… », art. cit., et surtout Tunisian New
Entrepreneurs and their Past Experiences of Migration in Europe…, op. cit.
3. Entretien, Paris, juillet 2004, mon interlocuteur parlant de « sound policies ».
4. Il n’existe pas de telles procédures dans les autres pays tiers méditerranéens. Le Maroc, par exemple, a
adopté une approche beaucoup plus « libérale » en multipliant des études (par exemple sur les grappes de
compétitivité), mais sans offrir d’incitations financières ou fiscales particulières. Entretiens, Casablanca et
Rabat, juin 1998, février 1999, septembre-octobre 1999, octobre 2000.

322
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

Le réformisme, une domination ambiguë et intérieure

Que les réformes soient perpétuelles n’est pas le propre du « libéra-


lisme » actuel comme l’a montré la succession des réformes pendant les
périodes interventionniste et socialiste. Cette récurrence a pu être ana-
lysée en termes de cycles, selon une interprétation simplifiée des thèses
d’Ibn Khaldoun, le grand penseur arabe du XIVe siècle 1, ou encore, selon
une interprétation historicisante, en termes de « fabrication de la ruine 2 »,
chaque prince tentant de détruire l’œuvre réformatrice de son prédéces-
seur. Ces lectures pèchent par leur conception utilitariste des réformes,
sans place laissée aux ambiguïtés et aux malentendus, aux appropriations
et aux processus involontaires.
J’ai au contraire essayé de montrer que peu importe finalement si les
réformes atteignent ou non leur objectif affiché, car leur intérêt est ail-
leurs, précisément dans leur inscription au sein des relations de pouvoir.
En ce sens, on pourrait même dire que ces échecs successifs ouvrent la
possibilité aux techniques de surveillance de se perpétuer ; qu’ils autori-
sent donc, pour reprendre l’analyse de Michel Foucault à propos des
prisons, l’expression de « tactiques qui sans cesse se déplacent dans la
mesure où elles n’atteignent jamais tout à fait leur but 3 ». Ces échecs ou
ces imperfections ne sont pas nécessairement pensés, conçus et pro-
voqués par un pouvoir central dominateur, mais certainement ce dernier
y trouve de nouveaux espaces, toujours renouvelés, à investir. Dans un
système totalitaire où la parole contradictoire est impossible, l’échec est
indicible. Mais l’amélioration permanente des réformes, leur extension
ou leur consolidation traduisent cette même imperfection, cette même
incapacité à remplir leur « cahier des charges » 4. Elles font partie du
fonctionnement même de l’économie politique réformiste. En se perpé-
tuant à l’infini, les réformes réussissent puisque les domaines à réformer
sont toujours plus nombreux, puisque les instruments, les procédures et
les mécanismes de discipline s’étendent toujours plus.
L’incomplétude de la réforme joue donc aussi comme un instrument
de domination. Ces réformes s’inscrivent à la fois dans des logiques
d’exclusion et d’inclusion, nécessairement inachevées et souvent incom-
patibles entre elles : la simultanéité irréductible de ces deux types de pra-
tiques conduit à une lecture nuancée des mécanismes de domination où
la part d’adhésion est fondamentale. Le réformisme, en tant que réformes

1. Voir par exemple A. LARIF-BEATRIX, Édification étatique et environnement culturel…, op. cit.
2. L. BLILI, « Réformes et intendance. Cour beylicale, Tunis, XIXe siècle », communication au colloque
organisé par O. Moreau, La réforme de l’État dans le monde musulman méditerranéen à partir de l’exemple
du Maghreb, Tunis, IRMC, 3-5 avril 2003.
3. M. FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 333.
4. H. Arendt a montré le mouvement perpétuel de l’action politique inhérent aux systèmes totalitaires
dans Les Origines du totalitarisme, op. cit., notamment chapitre XII, « Le totalitarisme au pouvoir »,
p. 719-812.

323
surveiller et réformer

perpétuelles, revendique ces incomplétudes et ces imperfections 1. L’ina-


chèvement et l’impossible extinction des réformes font partie de l’imagi-
naire tunisien, de l’histoire de la construction de l’État en Tunisie. Il
s’agit donc moins aujourd’hui d’élucider l’énigme de la durée du
« régime Ben Ali » face aux réformes que de comprendre les réformes
actuelles dans leur inscription historique 2 : comment elles sont
comprises, interprétées, appropriées en fonction de cet éthos réformiste,
pourquoi elles sont sans cesse reconduites, remodelées, redéployées,
selon quelles rationalités elles évoluent, selon quelles modalités elles font
partie des modes de gouvernement et des processus d’assujettissement 3.
La problématisation de l’exercice du pouvoir en termes de réfor-
misme permet d’assujettir les individus, par le discours lénifiant sur
l’unité nationale et le consensus, par un étatisme qui voit dans l’adminis-
tration un instrument d’une gestion rationnelle et active, par l’illusion
volontariste et par un rejet du réel qui dit ce qui est bien et ce qui est mal,
qui ordonne, qui prescrit, qui formule des réformes « artificielles » par
rapport à une réalité 4. Mais elle permet simultanément reconnaissance et
adhésion. Le réformisme constitue donc une forme de domination
ambiguë et intériorisée qui rend la vie quotidienne normale, concevable,
voire désirable. Une telle vie, où la part de contrôle, de coercition, voire
de répression est indiscutable, est acceptée comme un succès parce que
domine l’apparence de quiétude. Résultat effectif autant que discours,
représentation autant que préoccupation, l’ordre et la stabilité sociale font
directement référence au réformisme et à la tunisianité, une référence
explicite et routinisée. Les réformes et le réformisme bénéficient de
connotations positives, au XIXe siècle comme aujourd’hui, qui cachent en
réalité la multiplicité des modalités d’exercice du pouvoir, la simulta-
néité de la répression et de l’adhésion, de la pression et de l’accommo-
dement, de la servitude et de l’appartenance. Le réformisme tunisien est
un « bon gouvernement » qui dissimule l’impossibilité d’une expression
franche de la liberté.

Au terme de ce chapitre, je voudrais revenir sur les termes mêmes de


réforme et de réformisme. À l’instar du « libéralisme », du « protection-
nisme », du « dirigisme » ou du « collectivisme » dans le champ

1. Dans un tout autre contexte, Adriana Kemp offre une analyse éclairante de la simultanéité de telles
pratiques d’inclusion et d’exclusion : A. KEMP « Naissance d’une “minorité piégée”. La gestion de la popu-
lation arabe dans les débuts de l’État d’Israël », Critique internationale, 15, avril 2002, p. 105-124.
2. Y. CHEVRIER, « De la Révolution à l’État par le communisme », art. cit.
3. Cette analyse a une parenté évidente avec celle menée par Olivier Vallée sur l’Afrique, voir O. VALLÉE,
Pouvoir et politique en Afrique, Desclée de Brouwer, Bruxelles, 1999. Dans ce livre il analyse les ajuste-
ments structurels promus par la Banque mondiale à la lumière de la réforme protestante en Europe : la réac-
tion des pouvoirs africains y est assimilée à la Contre-Réforme qui n’a jamais été une opposition frontale
mais une négociation permanente pour retourner les concessions lâchées et renouveler ainsi l’apparence des
procédures et des méthodes.
4. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, op. cit., leçon du 18 janvier 1978.

324
des réformes à perpétuité, succès du réformisme

économique 1 ou de la « démocratie », de l’« autoritarisme », de la « gou-


vernance » ou de l’« État de droit » dans le champ politique 2, ils font
écran à une compréhension fine des pratiques politiques et sociales. Tous
font référence à des expériences si hétérogènes, et parfois même si
contradictoires, ils prennent des significations si différentes et ces diffé-
rences sont elles-mêmes si irréductibles qu’ils finissent par perdre tout
sens. Le fait que la réforme et le réformisme fassent partie du lexique
global, des lectures imposées des transformations du monde contempo-
rain, des problématisations légitimes d’être dans la globalisation actuelle
contribue à obscurcir leur compréhension. Il est difficile de dire si le
malentendu ainsi créé est opératoire ou non, tant cette appréciation
dépend de jugements de valeur. Mais il est certain que le malentendu sur
la signification même du réformisme est en Tunisie un élément important
de la mutation de celui-ci en mythe et en imaginaire.
Le réformisme tunisien synthétise au moins deux ensembles de
normes, deux ensembles de compréhension et de manières d’être qui ne
sont pas forcément compatibles. Les premières mettent l’accent sur
l’ouverture, les règles de l’État de droit, l’émancipation, tandis que les
secondes insistent sur l’intégration de la société, la protection. Les pre-
mières correspondent à l’adoption d’un lexique dominant, et donc à la
tentative d’insertion dans la structure hiérarchisée du monde globalisé,
tandis que les secondes traduisent une volonté d’intégration et donc une
tentative de sauvegarde de spécificités tunisiennes. La traduction de islah
par « réformisme » est aussi un processus d’appropriation d’un discours
occidental dominant d’autant plus facile à assimiler que l’islah véhicule
les mêmes idées d’ouverture à l’Autre. Le malentendu procède donc aussi
de l’articulation, dans un langage reconnu que l’on croit transparent, de
concepts et de compréhensions du monde inhérents à la situation et aux
pratiques tunisiennes contemporaines 3 . Le langage du réformisme
comme celui du libéralisme ou du nationalisme, permet d’affronter la

1. Ce que montrent des ouvrages comme celui de P. MINARD, Les Fortunes du colbertisme…, op. cit., sur
le « dirigisme » colbertiste français ou ceux de Polanyi (K. POLANYI, La Grande Transformation…, op. cit.)
ou de J. Brewer (J. BREWER, The Sinews of Power. War, monay and the English State) sur le « libéralisme »
anglais. Sur l’incapacité du concept de « collectivisme » à analyser les changements en Russie, voir
O. KHARKHORDIN, The Collective and the Individual in Russia. A Study of Practices, University of Cali-
fornia Press, Berkeley, 1999.
2. Sur la démocratie et l’autoritarisme, voir G. HERMET, « L’autoritarisme », in M. GRAWITZ et J. LECA
(dir.), Traité de science politique, PUF, Paris, 1985, tome II, p. 269-312 ; Aux frontières de la démocratie,
PUF, Paris, 1983 ; G. HERMET (dir.), Totalitarismes, Economica, Paris, 1984 ; ainsi que J. LECA, « La démo-
cratie dans le monde arabe… », art. cit. Sur l’État de droit, M. MIAILLE, « L’État de droit comme para-
digme », art. cit., et J. OHNESORGE, « The rule of law, economic development and the developmental states
of northeast Asia », in C. ANTONS (dir.), Law and Development in East and South East Asia, Curzon Press,
Richmond, 2002, ainsi que « État de droit et développement économique », Critique internationale, 18, jan-
vier 2003, p. 46-56. Sur la gouvernance, G. HERMET, « La gouvernance serait-elle le nom de l’après-démo-
cratie ? L’inlassable quête du pluralisme limité », in G. HERMET, A. KAZANCIGIL et J.-F. PRUD’HOMME (dir.),
La Gouvernance. Un concept et ses applications, Karthala, Paris, 2005, p. 17-47.
3. C. Bayly a analysé de tels processus d’appropriation à propos du libéralisme en Inde au XIXe siècle dans
C. BAYLY, « Liberalism and “moral economy” in nineteenth-century South ans Southeast Asia », art. cit.

325
surveiller et réformer

version globalisée du monde, comme elle avait permis auparavant de


comprendre sa version coloniale. Le réformisme tunisien apparaît, dans
ces conditions, plus banal que spécifique, parce que le politique est ambi-
valent par nature et que cette ambivalence ne se réduit pas à la tunisia-
nité ; parce que, dans la plupart des pays musulmans, le réformisme est
aussi compris dans cette acception complexe où la référence religieuse
est implicite, mais diffuse et prégnante ; parce que la plupart des régimes
populistes instrumentalisent la rhétorique réformiste. Comme le suggè-
rent les expériences de réforme sans mythe réformiste 1, la trajectoire
tunisienne n’est spécifique que dans son articulation de la rhétorique des
réformes à des sentiments, des problématisations et des idées particuliers
et dans l’imaginaire qu’elle véhicule.

1. J’ai mentionné plus haut le cas du Maroc dans le monde musulman. La Chine fournit une autre illus-
tration dans un contexte tout autre.
Conclusion

Le « régime Ben Ali » est-il autoritaire, néo-autoritaire ou policier ?


Est-ce une dictature ou une illustration contemporaine du sultanisme ? Ce
débat n’enrichit finalement pas la compréhension du politique. L’exer-
cice du pouvoir apparaît, au terme de cette recherche, pour le moins ambi-
valent. Il est, d’une part, impossible de nier le rôle tout-puissant du Prési-
dent, l’extrême centralisation de l’organisation politique et administrative
du pays, l’arbitraire de décisions venues « d’en haut », l’usage intensif
des techniques policières, la volonté de contrôle et l’intrusion dans la vie
privée. Mais l’analyse de la vie quotidienne, notamment dans sa dimen-
sion économique, a, d’autre part, montré la tangibilité des négociations,
une certaine écoute aux préoccupations de la population et l’existence
d’un pacte de sécurité. À partir de cette contradiction apparente, je vou-
drais affiner maintenant la compréhension que l’on peut avoir de ce
« régime autoritaire », peut-être moins singulier qu’il n’y paraît, et tenter
de dessiner les contours des modes de gouvernement tunisiens.

Pouvoir personnel et extrême centralisation :


réalité d’un « contrôle absolu »

Le culte de la personnalité et la personnalisation du pouvoir ne peuvent


être mis en doute. Il suffit de se promener dans une grande ville comme
dans un hameau pour être écrasé par la présence physique du Président.
Partout son portrait trône au-dessus des usagers, des consommateurs, des
élèves, des citoyens, des salariés, des téléspectateurs, des entrepreneurs
et des administrés. La radio et la télévision ne se lassent pas de relater
ses actions « bienfaitrices » et « avant-gardistes », de rappeler sa « hau-
teur d’esprit » et sa « clairvoyance ». L’une des fonctions primordiales
des appareils étatique et partisan est précisément d’alimenter au jour le

327
la force de l’obéissance

jour cette célébration permanente du Chef 1 . Pas un espace public


n’échappe à des symboles glorifiant l’exercice admirable de son pou-
voir : places du 7-Novembre, boulevards de l’Environnement à l’entrée
de chaque ville et village, agrémentés de petites statues représentant des
animaux domestiqués, monuments en tous genres (horloges, fontaines,
avions, portes, sculptures) à la gloire du 7, chiffre fétiche du chef de
l’État, et du mauve, dont on dit que c’est sa couleur préférée… Pas un
jour ne se passe sans que les journaux ne publient sa photo, en haut à
gauche de la première page, le montrant en train de recevoir un ministre,
un homologue étranger, une délégation. Cette systématicité confine au
grotesque. C’est d’ailleurs peut-être ce qui est involontairement
recherché : tourné en dérision, le pouvoir paraît incontournable 2. Une
telle omniprésence pénètre des domaines aussi personnels que la foi : de
façon presque caricaturale, le 11 novembre 2003, Zine El Abidine Ben
Ali a inauguré la grande mosquée de Carthage située entre deux sites
romains et l’a, en toute modestie, dénommée… « El Abidine » (les ado-
rateurs) ! Et comme l’on n’est jamais mieux servi que par soi même, le
Président ne manque en aucun cas de saluer sa propre perspicacité (par
exemple dans sa lutte contre le terrorisme), son sens de l’initiative et de
l’écoute du peuple (dans sa lutte contre la pauvreté), sa vision moderni-
satrice et réformatrice (dans la politique de promotion de la femme), sa
conception mesurée mais audacieuse du « Changement » (dans la mise en
place progressive de la démocratie et le choix des réformes).
Cette omniprésence ne se limite évidemment pas au discours ni à la
théâtralité de l’exercice du pouvoir. En réalité, elle s’épanouit dans
l’action publique. Ben Ali est à la source de toutes les décisions, d’une
négociation internationale à un chantier municipal en passant par une
baisse de prix, par exemple de l’électricité, ou à une mise en place
concrète d’un programme social 3. Il oriente les lois, les modifie, les
applique ou les suspend, dirige par décrets et, plus encore, décide ou non
du respect du droit. Il attribue lui-même les prix et distribue les dons. Il
est le concepteur de toutes les politiques. Les pauvres, les nécessiteux ou
les femmes sont ses choses, et à lui seul. Cette appropriation n’est pas
seulement rhétorique, comme l’illustrent ses modalités même d’action.
Lorsqu’une femme sans revenu et sans abri divorce, c’est le Président en
personne qui intervient en urgence pour l’aider, et non une institution 4.
Les œuvres du 26.26 sont celles, personnelles, du Président qui vient en
personne les offrir aux pauvres ou qui les fait donner par ses représentants

1. Ce qui est propre à tout régime autoritaire comme l’a montré H. ARENDT, Les Origines du totalita-
risme, op. cit.
2. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit.
3. Pour une analyse non distanciée des manières de gouverner du Président, voir le dernier livre à la gloire
de Ben Ali : F. BÉCET, Ben Ali et ses faux démocrates, op. cit., dont le chapitre III est consacré à « Comment
Ben Ali gouverne ».
4. Sur tous ces exemples à propos de la femme, voir H. CHEKIR, Le Statut des femmes entre les textes et
les résistances. Le cas de la Tunisie, Chama, Tunis, 2000.

328
conclusion

personnels. Il n’a de cesse de faire savoir qu’il est en avance sur la


société, et même sur ses plus fidèles alliés. Ainsi est-il le protecteur per-
sonnel et unique des femmes dont le statut serait en danger s’il venait à
disparaître, en raison même du « caractère rétrograde de la majorité des
membres » de son propre parti 1. Toute fonction de médiation ne peut être
légitimée que par son lien au Président : l’intermédiaire peut parfois s’en
prévaloir, directement, en tant que conseiller, membre de la famille ou
proche, ou bien indirectement, à travers une chaîne de relations menant
nécessairement, selon des chemins plus ou moins tortueux, au Président
ou, ce qui est le plus commun, par référence au discours présidentiel.
L’allégeance au chef de l’État et sa bénédiction sont indispensables dans
l’exercice du pouvoir. La plus anodine des actions collectives nécessite
l’approbation personnelle du premier d’entre tous. Dans le choix des
hommes comme dans celui des actes, le Président est omniscient. Au
point que cette personnalisation extrême est un élément central de la
construction de la fiction tunisienne.
Les décisions sont très fortement centralisées. Rien d’important ou de
symbolique n’est décidé en dehors de « Carthage ». Les ministres sont
inexistants à moins qu’ils ne soient personnellement liés au Président.
Les véritables instances de décision politique ne sont pas les conseils des
ministres ou les réunions ministérielles, mais, d’une part, les conseils
ministériels restreints (CMR) dans lesquels ne siègent que les ministres
concernés et les conseillers personnels du Président, ces derniers étant,
en réalité, les seuls personnages dont les idées peuvent prévaloir, et, de
l’autre, « un réseau informel difficilement identifiable, constitué par
cooptation, où s’entrecroisent milieux d’affaires, relations personnelles,
familiales et régionales, hauts responsables de l’appareil d’État, tous liés
par des rapports de “fidélité infidèle” (Zweig) 2 ». Le gouvernement ne
gouverne pas car tout se décide au palais présidentiel et transite par le
parti 3. De fait, l’omniprésence du RCD dans l’administration favorise la
centralisation bureaucratique et permet, inversement, que rien ne soit
entrepris sans l’approbation du chef de l’État.
Ce centralisme extrême s’est même étendu à l’Assemblée nationale
depuis le « Changement ». Désormais, le pouvoir de légiférer du Prési-
dent est immense. La révision constitutionnelle a permis de concentrer les
pouvoirs exécutifs dans ses mains. Neuf amendements lui ont notam-
ment transféré certains pouvoirs réglementaires jusque-là détenus par le
Premier ministre 4. Par ailleurs, les projets présidentiels ont la priorité sur
ceux des députés. Ces derniers reçoivent en outre des ordres la semaine

1. Propos d’une femme députée, membre du RCD.


2. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 107.
3. Pour toute cette analyse et notamment l’implication directe de Ben Ali, voir M. CAMAU et V. GEISSER,
Le Syndrome autoritaire…, op. cit. À partir d’un angle d’attaque très spécifique, la recherche scientifique,
voir également le livre de F. SIINO, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, op. cit.
4. Y. BEN ACHOUR, « Le pouvoir réglementaire général et la Constitution », art. cit.

329
la force de l’obéissance

précédant le vote de chaque loi 1. Tout est organisé à l’avance : les


membres du RCD sont surveillés et les opposants officiels autorisés à
n’émettre que des paroles insignifiantes ; aucun débat n’est possible.
Les décisions ne sont prises qu’après visa de la présidence, y compris
dans des conditions d’urgence parce que les services étatiques, centraux
et locaux, et même les ministères n’ont pas acquis les marges de
manœuvre suffisantes, ou la capacité d’initiative, pour déployer leurs
moyens d’action de façon autonome. Un bel exemple de la paralysie
bureaucratique directement issue de l’extrême centralisation du pouvoir
est fourni par la réforme de l’assurance maladie : les négociations avec
les responsables administratifs et le syndicat apparaissent avant tout
comme des alibis ; en réalité, les discussions sont factices en ce sens que
rien n’est décidé, y compris lorsque participent aux réunions les P-DG
des deux caisses, celle du privé (CNSS) et celle du public (CNRPS), le
directeur général, le ministre et même le secrétaire général des Affaires
sociales ; la seule réponse aux propositions des syndicalistes et de la pro-
fession est de promettre de « transmettre », c’est-à-dire de faire remonter
l’information pour avis et décision au Palais. Il est intéressant de noter à
ce propos que, dans ce genre de négociations, aucun document n’est dis-
tribué et que l’oral prime 2. Je reviendrai plus bas sur cette modalité
importante d’action, mais il importe ici de souligner son rôle dans le pro-
cessus de centralisation : rien ne peut exister qui puisse éventuellement
contredire la décision suprême.
La centralisation et l’organisation pyramidale vont de pair avec l’usage
intensif des intermédiaires. La présence massive de ces derniers contredit
l’idée de l’existence d’une relation directe et unique de subordination de
l’individu au pouvoir suprême. Ces intermédiaires sont nombreux, et
même de plus en plus nombreux à mesure que le centralisme s’exacerbe.
Ce qui ne veut pas dire qu’un processus de délégation soit à l’œuvre, bien
au contraire. Même la décentralisation administrative se transforme de
facto en centralisation et n’aboutit pas à de la délégation : l’échelon muni-
cipal est aujourd’hui avant tout un rouage supplémentaire du pouvoir pré-
sidentiel 3. Ces intermédiaires font remonter informations, doléances et,
plus rarement, propositions. Ils ne prennent pas de décision. Ils doivent
plutôt être compris comme des rouages indispensables de l’exercice d’un
regard hiérarchique, d’un mécanisme de surveillance qui prend appui sur
un système d’enregistrement permanent, du plus bas niveau de l’adminis-
tration jusqu’à ses plus hautes strates. Chacun a une place fixe ; la
moindre décision est contrôlée ; tous les événements sont enregistrés ; et
le travail est ininterrompu entre le centre, c’est-à-dire Carthage, et la

1. L. CHIKHAOUI, Pour une stratégie de la réforme fiscale…, op. cit.


2. Entretiens, Tunis, décembre 2003 et janvier 2005.
3. S. BEN ACHOUR, « Les municipales de 2005 : des élections oui… pour quoi faire ? », art. cit., p. 8-10,
et N. BACCOUCHE, « Décentralisation et démocratie locale en Tunisie », in H. BEN SALAH et H. ROUSSILLON
(dir.), Administration et changement : mutations structurelles et pénétration territoriale en Tunisie, Publi-
cation de la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis, Tunis, 1991.

330
conclusion

périphérie, c’est-à-dire l’administration, les ministères, les offices, le


parti et ses cellules. Seuls les plus proches du chef de l’État sont habi-
lités à agir en tant que ses représentants personnels, autoproclamés ou
officiellement investis. Dans les limites de leur proximité au tout-puis-
sant, ils s’attribuent alors tous les droits. Centralisation et organisation
pyramidale ne sont donc pas pour autant synonymes de cohérence des
politiques publiques ou de vision d’ensemble. Elles sont inévitablement
associées à un arbitraire caractéristique des pouvoirs autoritaires, sécuri-
taires, centralisés et personnels. Les « clans » proches du Président font
ainsi souvent pression pour que des décisions soient prises, sans tenir
compte d’une politique générale, ni de l’organisation pyramidale de
l’administration et du parti, ni même du travail de tous les intermédiaires
qui circulent entre le centre et la périphérie. Ils agissent non seulement au
sein du Palais, mais également par le contrôle d’administrations réalisé au
travers de réseaux de clientèle et d’affaires.
Historiquement, cette personnalisation n’est pas propre au chef de
l’État actuel. Comme le souligne un sociologue, « le régime de Ben Ali
se particularise par la reproduction extrême de la personnalisation du
pouvoir – mais sans le charisme et le côté éclairé du “Zaîm de la Nation”
[Bourguiba] 1 ». Et les universitaires de rappeler l’importance de la tradi-
tion centralisatrice de l’État husseinite, le caractère fondateur des pre-
mières années d’indépendance, avec l’instauration du culte de la person-
nalité du « Combattant suprême », pour suggérer l’historicité et la
prégnance de ce mode de gouvernement 2. Aujourd’hui comme hier, le
pouvoir personnel nourrit l’arbitraire, assujettit les Tunisiens. Le Prince
s’attribue tous les droits et principalement celui de ne pas respecter le
droit et de l’incriminer selon son bon vouloir. Tout droit doit passer par
son consentement.
Il est nécessaire de revenir sur cette image du Chef 3. À surinterpréter
ce culte du pouvoir et à se polariser sur la personnalisation et la surpuis-
sance du chef de l’État, on risque de tomber dans l’« égotisme institution-
nalisé » que stigmatisait Peter Brown 4. D’une part, le rôle des intermé-
diaires agréés et l’enchevêtrement des réseaux clientélistes, familiaux,
régionaux et amicaux suggèrent que le Président n’est jamais seul, que
le pouvoir n’est pas indivisible ni inconditionné. Le pouvoir personnel
de Ben Ali – et avant lui de Bourguiba ou de Hussein Bin Ali – n’est
rendu effectif que parce que ses représentants connaissent les limites de

1. M. KILANI, « Sur-pouvoir personnel et évanescence du politique », art. cit., p. 2.


2. Pour la période historique, L. C. BROWN, The Tunisia of Ahmed Bey…, op. cit. Pour la continuité his-
torique, L. ANDERSON, The State and Social Transformation in Tunisia and Libya…, op. cit. Dans une ver-
sion plus nuancée, M. CAMAU, « Politique dans le passé, politique aujourd’hui au Maghreb », art. cit.
3. L’opposition en fait un thème principal de sa critique du « régime Ben Ali » : l’Initiative démocratique
a ainsi justifié son choix de présenter un candidat d’opposition pour une élection dont les résultats étaient
connus d’avance. Pour cet argument, voir par exemple M. BEN ROMDHANE, « Que l’étincelle reprenne »,
Alternatives citoyennes, nº 10, septembre 2004.
4. P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit., chapitre I.

331
la force de l’obéissance

l’exercice d’un pouvoir qui certes se veut absolu mais passe nécessaire-
ment par des intermédiaires. De l’autre, à ne centrer l’analyse que sur le
Prince, sur son pouvoir personnel, sur ses caprices, sur sa survie, on ne
prend en compte ni les modes de gouvernement – c’est-à-dire les dépen-
dances mutuelles, les rapports de domination, les jeux de pouvoir et les
relations sociales sans lesquelles le pouvoir ne peut s’insérer dans la
société et s’exercer 1 –, ni l’ensemble des mécanismes qui aboutissent à la
servitude, aussi volontaire soit-elle.
Par ailleurs, peut-on adhérer à cette vision culturaliste qui fait du culte
du chef une donnée tunisienne éternelle ? Lorsqu’on affirme que « déjà,
à la base, les structures familiales et sociales s’apprêtent à la reproduc-
tion du pouvoir tyrannique du Père auquel les Tunisiens s’accommodent
plutôt bien que mal. Du coup, l’actuel pouvoir absolu du chef de l’État
n’est guère une innovation, mais plutôt la simple reconduction d’une
structure politique ancienne qui, pour mieux se maintenir, abolit la poli-
tique en tant que telle et lui substitue l’action éclairée et incomparable du
Président 2 », n’est-on pas en train de confondre exercice réel du pouvoir
et imaginaire politique 3 ? Les situations historiques sont-elles compa-
rables 4 ? Et si reproduction il y a, que veut-elle dire, comment se réalise-
t-elle ? Cet amour du Chef ne reflète-t-il pas plutôt un « défaut d’ana-
lyse historique précise » pour reprendre l’analyse de Foucault, un
« signifiant flottant dont les fonctions se réduisent à la dénonciation 5 » ?
Ou une « banalisation du problème du Chef 6 », pour reprendre celle de
Gentile ? Le scepticisme vaut aussi bien pour les versions académiques
de la thèse de l’amour du Chef, à l’instar des interprétations en termes de
sultanisme ou de régimes prétoriens ou celles, plus élaborées, du lea-
dership culturel 7. Les premiers de ces travaux fondent leur raisonnement

1. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population…, op. cit., p. 249 et suiv.


2. M. KILANI, « Sur-pouvoir personnel et évanescence du politique », art. cit, p. 3 (c’est moi qui sou-
ligne).
3. Sur le zaîm comme imaginaire, voir M. KERROU, « Le Zaîm comme individu unique », art. cit.
4. Bien qu’il tombe dans les travers des analyses néopatrimoniales et culturalistes, Hamadi Redissi met
bien en avant ce problème des ruptures et des discontinuités historiques dans H. REDISSI, « Dynamique des
mœurs et de la politique dans la culture islamique », art. cit.
5. M. FOUCAULT, « Pouvoirs et stratégies », in Dits et Écrits, 3, 1976-1979, op. cit., nº 218, p. 418-428
(notamment p. 422 et suiv.).
6. E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?…, op. cit. Il écrit notamment : « La réduction du fascisme au
mussolinisme est une banalisation du problème du chef dans les régimes totalitaires parce que non content
de négliger la présence et l’action de l’organisation de masse, il ne tient pas compte du fait que, sans cette
organisation, la figure même, la fonction et le mythe du Duce eussent été historiquement incompréhen-
sibles » (p. 262-263).
7. Sur le sultanisme, voir J. LINZ, « Totalitarism and authoritarian regimes », in N. POLSBY et F. GREENS-
TEIN (dir.), Handbook of Political Science, Addison-Wesley, Reading, Mass., 1975 ; J. LINZ et A. STEPAN,
Problems of Democratic Transition and Consolidation…, op. cit., et H. E. CHEHABI et J. LINZ (dir.), Sulta-
nistic Regimes, The Johns Hopkins University Press, Baltimore et Londres, 1998, principalement leur intro-
duction. Pour une utilisation du concept dans le cas tunisien, H. REDISSI, « Dynamique des mœurs et de la
politique dans la culture islamique », art. cit. Sur les régimes prétoriens et l’application au cas tunisien,
C. M. HENRY et R. SPRINGBORG, Globalization and the Politics of Developmentinthe Middle East, op. cit. Ils
classent la Tunisie dans les régimes prétoriens brutaux (bully praetorian regime). Sur le leadership culturel,

332
conclusion

sur le fait que l’État ne peut pénétrer la société et que, en l’absence de


base sociale élargie, la loyauté au Chef repose sur la peur et sur la gratifi-
cation. Même s’ils prennent des distances avec l’imagerie populaire du
Chef omnipotent, les seconds restent marqués par une vision historique
de l’« homme fort », une coupure entre élite et peuple et une appréhen-
sion de l’exercice du pouvoir à partir du personnel politique 1. Pourtant,
l’analyse des arrangements, des négociations et des rouages de la servi-
tude volontaire incite à ne pas prendre l’amour du Chef, la personnalisa-
tion du pouvoir et la vision culturaliste d’un peuple infantilisé pour argent
comptant ; leur prégnance dans les discours comme dans les représenta-
tions suggère cependant qu’ils jouent comme un mythe fonctionnel, cer-
tainement utile et largement instrumentalisé par ceux qui gouvernent.
La question se pose, alors, des raisons de ce mythe. Si l’on suit le rai-
sonnement de Hannah Arendt, les analyses en termes d’homme fort sont
le reflet de deux façons complémentaires de comprendre le politique : soit
une sorte de superstition et l’illusion que l’on peut faire quelque chose
dans le domaine des affaires humaines, soit une sorte de découragement
de toute action cependant associé à l’espoir qu’il est possible de traiter
les hommes comme des matériaux 2. On pourrait dire qu’en Tunisie la
première correspond à la vision de ceux qui gouvernent, révélatrice d’une
conception de l’État omniscient, tandis que la seconde est véhiculée par
l’opposition. Mais les deux appréhensions traduisent la même conception
de l’État tunisien comme un État qui connaît et peut agir sur la société,
et plus précisément sur sa population. En somme, un « État de police »,
comme je vais le montrer dans les pages qui suivent. C’est sans doute
cette convergence qui explique en partie la diffusion généralisée du
mythe dans la société.
Mais en partie seulement. Car le fait que le besoin de Chef soit rationa-
lisé par la nature, indisciplinée, de la population suggère une seconde
ligne d’analyse : le culte de l’homme fort et le besoin du Chef sont avant
tout des techniques de pouvoir, et plus précisément des techniques de sur-
veillance et de normalisation. Timothy Mitchell a montré, pour le monde
arabe, que cette tradition intellectuelle, qui avait pris naissance avec
l’orientalisme du XIXe siècle et les œuvres civilisatrices de la colonisation,
avait été en partie intégrée par les « Orientaux » eux-mêmes, précisé-
ment parce que la conception du pouvoir qu’elle véhiculait leur était
fonctionnelle : le retournement des méthodes des colonisateurs a rapide-
ment assuré aux gouvernants des nouveaux États indépendants des instru-
ments de contrôle et de discipline particulièrement efficaces, notamment

M. CAMAU et V. GEISSER, Le Syndrome autoritaire… op. cit., chapitre II, et M. CAMAU, « Leader et lea-
dership en Tunisie… », art. cit.
1. M. Camau parle ainsi de « Bourguiba, clé de voûte d’une formule autoritaire » (M. CAMAU, « Leader
et leadership en Tunisie… », art. cit, p. 179) et entend le leadership comme mettant « en jeu une élite spé-
cialisée, le personnel politique, sa dynamique interne et ses transactions tant avec les autres élites qu’avec
les suiveurs » (ibid., p. 180).
2. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 245 et suiv.

333
la force de l’obéissance

face à des oppositions naissantes 1. En Tunisie, Mohamed Kerrou sug-


gère que la figure du Zaîm est un phénomène historique récent, directe-
ment issu du mouvement national et de la construction de l’État-nation 2.
La réinvention du concept de Zaîm a pu être interprétée par Mohamed
Tozy comme l’expression de la « théologie de la servitude 3 ». Il faut
alors comprendre cette expression non dans le sens d’une relation de
maître à disciple, d’une servilité imposée par le Prince au peuple, mais
dans celui de la servitude volontaire qu’analyse La Boétie. Ce dernier
soulignait en effet dans son Discours que le ressort de la servitude n’était
pas la peur primordiale ; que le Prince n’était pas à l’origine et au principe
de la servitude, et qu’il y avait même un danger à faire résider le mal dans
le Prince dans la mesure où cet aveuglement empêchait de voir comment
cet assujettissement avait lieu. Il répondait précisément en affirmant que
« le tyran asservit les sujets les uns par les autres 4 ». Dit autrement, les
analyses en termes de Père, de Zaîm et d’individu unique trahissent une
perception des pratiques politiques comme une relation de propriétaire à
son bien. À tout centrer sur le Chef et la personnalisation du pouvoir, on
évite de parler des multiples formes de la domination.
L’image du Chef et de l’homme fort est généralement associée à une
vision de l’État extérieur à la société. Les historiens ont montré comment
l’État husseinite était étranger à la société locale, la taxation fournissant
souvent le seul lien entre l’un et l’autre 5. Les sociologues et politologues
sont aujourd’hui nombreux à reprendre l’idée de la permanence de cette
histoire lointaine d’extériorité de l’État à la société. La prégnance de ce
modèle est sans cesse rappelée : on souligne ici que la participation poli-
tique ne peut être que simple allégeance, ou source d’incompréhension
et de répression ; on affirme ailleurs que les Tunisiens ne peuvent exercer
leur citoyenneté ; on est persuadé que l’objectif du pouvoir est de se
maintenir et que cette configuration empêche tout dépassement des ten-
sions nées de la modernité 6. L’analyse du pacte de sécurité et des négo-
ciations incessantes a, au contraire, montré que le pouvoir s’exerçait à
l’intérieur de la société. Elle a également mis en évidence l’impossible
discontinuité entre formes de pouvoir (économique, politique, social,
culturel) et la place, centrale, de l’économie dans les modes de

1. T. MITCHELL, Colonizing Egypt, op. cit., p. 166 et suiv.


2. M. KERROU, « Le Zaîm comme individu unique », art. cit.
3. M. TOZY, « Éléments pour une lecture de sociologie historique de la gouvernance au Maghreb »,
art. cit.
4. E. DE LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 214. Voir également les analyses
de ce texte que proposent C. LEFORT, « Le nom d’Un », art. cit., et P. CLASTRE, « Liberté, malencontre,
innommable », art. cit.
5. L. C. BROWN, The Tunisia of Ahmed Bey…, op. cit. ; L. ANDERSON, The State and Social Transforma-
tion in Tunisia and Libya…, op. cit.
6. S. LAGHMANI, « La crise de la citoyenneté », Attariq Aljadid, septembre 2004 ; I. MARZOUKI, « L’indi-
vidu au mépris du citoyen », art. cit. ; H. REDISSI, « Dynamique des mœurs et de la politique dans la culture
islamique », art. cit. ; M. KERROU « Le Zaîm comme individu unique », art. cit. Pour les textes militants et
politiques, voir M. MARZOUKI, Le Mal arabe…, op. cit., ou S. BENSEDRINE et O. MESTIRI, L’Europe et ses
despotes…, op. cit.

334
conclusion

gouvernement. Elle a souligné que ces derniers jouaient de l’interdit, de


la répression et de la discipline, mais surtout des incitations, des régula-
tions et des arrangements. Le mythe de l’extériorité et de la dualité – inté-
rieur/extérieur, présent/absent, institution conquérante/institution négo-
ciatrice, discrétion/puissance, secret/éclat – apparaît dès lors comme un
pouvoir disciplinaire : aujourd’hui comme hier, la réalité de son exercice
est beaucoup plus bureaucratisée que ne le suggèrent les représentations
que l’on en a 1.
Dans ces conditions, l’idée d’un « contrôle absolu » doit être nuancée.
Il serait erroné de ne comprendre l’excès de centralisme qu’en termes
d’imposition par un pouvoir qui serait totalitaire. Ce dernier se déploie
dans un réseau de relations et dans une organisation sociale qui l’auto-
rise à s’exercer de la sorte, et non l’inverse. La structuration et le fonc-
tionnement de la société favorisent en effet une organisation pyramidale,
un contrôle politique permanent et la centralisation des décisions. La dis-
cipline totale est illusoire. Elle est un objectif, un mythe représentant la
domination dans sa modalité d’exercice la plus commode 2. Il ne faut
donc pas exagérer le rôle du Prince et de son action toute-puissante.
Mais, de la même façon, il serait erroné de les sous-estimer. Le chef
de l’État reste une sorte de « garant et de modèle dans l’exercice de tout
pouvoir 3 ». Même si cette image d’un pouvoir suprême est largement
construite, c’est en fonction d’elle que les notables, les entrepreneurs, les
intermédiaires agréés, les individus en position hiérarchique exercent leur
propre autorité et une certaine domination sur ceux qui les entourent. On
a vu combien le discours sur le besoin de Chef était prégnant dans le
monde de l’entreprise. Le poids de cette représentation se révèle aussi
dans les analyses qui mettent en avant le « fatalisme » des Tunisiens ou
qui soulignent l’absence de travail parlementaire et de débats publics. Par
leurs attentes et par leurs exigences d’efficacité, les gens favorisent la
centralisation. Ils agissent de façon à accéder aux instances qui font, selon
eux, vraiment autorité. C’est-à-dire celles qui constituent le pouvoir
suprême.

1. T. MITCHELL, Colonizing Egypt, op. cit. ; J. DAKHLIA, L’Oubli de la cité…, op. cit., montre que la
mémoire collective de la mehalla transmet l’image d’un pouvoir fluide et réversible, de flux et reflux du
pouvoir centralisé du fait précisément de cette perception de l’extériorité de l’État et de l’oubli des négocia-
tions, collaborations et rapports diversifiés avec le pouvoir centralisé.
2. P. VEYNE, Le Pain et le Cirque…, op. cit., qui écrit : « Assez souvent, les régimes à poigne sont auto-
ritaires moins pour imposer le respect d’intérêts politiques ou sociaux que pour le seul avantage de se faire
obéir commodément et sans discuter : ils ne conçoivent pas que l’autorité puisse s’exercer autrement »
(ibid., p. 101-102, c’est moi qui souligne).
3. P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive…, op. cit.

335
la force de l’obéissance

« Corruption », népotisme et illégalismes :


une modalité de gouvernement parmi d’autres

L’analyse du fonctionnement économique a montré l’importance des


arrangements, des négociations, des pratiques d’allégeance, de clienté-
lisme et de « réseautage ». Dans ce domaine, les modes de gouvernement
tunisiens sont caractérisés par cette implication générale et croissante des
individus et des groupes dans un système de relations qui « tient » les
gens et les empêche de parler, de critiquer, de s’opposer. Peut-on dès lors
affirmer, comme le laissent entendre la majorité des opposants mais
aussi, de plus en plus, les acteurs étrangers, que la corruption constitue
l’un des principaux moyens de contrôle – si ce n’est le principal – et
qu’elle est sciemment et politiquement organisée ?
Le concept même de « corruption » est problématique en raison de la
pluralité des pratiques qu’il recouvre et de son flou 1. Surtout, la « corrup-
tion » ne peut se comprendre que dans un contexte social donné. Il n’y a
généralement pas une organisation active de la corruption, mais parce
qu’elle est consubstantielle aux pratiques sociales le politique s’y insère
et les relations de pouvoir s’y déploient, la renforçant ce faisant 2. Dans le
cas tunisien, on ne peut dès lors comprendre la prégnance de la corrup-
tion et des illégalismes au sein des régulations politiques que si l’on prend
en compte les modalités d’action du contrôle et de la répression : moins
par la peur, la violence physique et l’intimidation directe que par l’achat,
les arrangements, l’échange et la négociation. Il est donc sans doute plus
précis de parler de délinquances généralement économiques, parfois
sociales, qui sont autant d’« illégalismes maîtrisés 3 ». Je voudrais sug-
gérer ici, en prenant appui sur les analyses précédentes des modalités de
la « servitude volontaire », que la corruption est moins créée par le
sommet de l’État pour exercer pleinement son pouvoir de contrôle qu’elle
n’est produite par l’ensemble des acteurs et investie par les appareils de
discipline et par les mécanismes de surveillance.
Les interventions sont de fait permanentes : on fera appel à une vieille
connaissance pour orienter un jugement et gagner un procès, on activera
un réseau au sein du parti pour passer outre une règle, on donnera un petit
plus au fonctionnaire pour accélérer une procédure… Les règles sont

1. Pour une présentation problématisée en des termes comparables aux miens, P. LASCOUMES, Corrup-
tions, Presses de Sciences Po, Paris, 1999. Selon une problématisation assez différente, voir D. DELLA
PORTA et Y. MÉNY, Démocratie et corruption en Europe, La Découverte, Paris, 1995.
2. J.-F. BAYART, L’État en Afrique…, op. cit. ; J.-F. BAYART, B. HIBOU et S. ELLIS, La Criminalisation de
l’État en Afrique, op. cit. ; J.-L. ROCCA, « La confusion des devoirs : corruption et bureaucrates en Chine à
la fin de l’Empire et dans les années 1980 », Revue française de sciences politiques, vol. 44, nº 4, août 1994,
p. 647-665, et « La corruption en Chine, une construction du politique », Mondes en développement, t. 26,
nº 102, 1998, p. 95-104 ; G. BLUNDO (dir.), Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes, représentations
de la corruption, PUF, Nouveaux Cahiers de l’IUED, nº 9, Paris, 2000 ; J.-P. OLIVIER DE SARDAN, « Éco-
nomie morale de la corruption en Afrique », Politique africaine, nº 63, octobre 1996, p. 97-116 ; nº spécial
de Politique africaine « La corruption au quotidien », nº 83, octobre 2001, p. 5-114.
3. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 319-327.

336
conclusion

ainsi constamment violées, y compris les règles de droit les plus élémen-
taires. La dimension protectrice de la corruption est indissociable de sa
dimension disciplinaire. Dans ce système de contrôle partisan et policier
permanent, la corruption est le pain quotidien des gens actifs, de ceux qui
veulent entreprendre et réussir, qui veulent être toujours plus insérés dans
le tissu des relations sociales, qui veulent monter l’échelle de la hiérar-
chie sociale. Il faut comprendre ces pratiques par tous condamnées dans
un contexte spécifique, fait d’attributions truquées des marchés publics,
de privatisations biaisées, attribuées à des prête-noms dans des condi-
tions obscures, de pressions des « clans » pour orienter les décisions, pour
s’associer de force à un entrepreneur ou à un importateur, pour s’imposer
comme intermédiaire obligé dans les affaires… Si certains excès sont cri-
tiqués et leur systématicité durement ressentie, ces pratiques sont généra-
lement considérées comme banales, et vécues comme telles parce
qu’elles font le quotidien des Tunisiens. L’importateur qui se voit pro-
poser les services d’un membre d’un « clan » pour importer le produit
qu’il commercialise traditionnellement est au mieux ennuyé par cette
offre. Il peut l’accepter sous contrainte, par peur de représailles fiscales
ou patrimoniales mais, le plus souvent, il acceptera sans regret sachant
que les marchandises passeront la douane et les autres contrôles adminis-
tratifs sans problème et très rapidement. Les consommateurs ne sont pas
perdants puisqu’ils paieront le produit au même prix, la commission du
« clan » compensant plus ou moins le non-paiement des droits de douane.
Quant à l’administration, elle se pliera sans sourciller dans la mesure où
les membres des clans sont des représentants personnels du Président.
Mais si l’importateur avait l’inconscience de refuser une telle offre, ses
conditions de travail se trouveraient rapidement aggravées, ses produits
pourraient pourrir en douane, le fisc pourrait lancer un contrôle, la CNSS
lui demander ses arriérés et la banque refuser de lui accorder un ultime
prêt. De même, le bureau d’études qui ne se plie pas à certaines de ces
pratiques voit se multiplier les entraves administratives qui l’empêchent
de tenir les délais impartis au concours ; et un entrepreneur qui refuse de
vendre une partie de ses actions à des proches risque de voir l’« environ-
nement de ses affaires » se dégrader, la police pouvant faire pression sur
les fournisseurs ou les prestataires de service pour qu’ils refusent de tra-
vailler avec le récalcitrant.
En revanche, les détournements de fonds en bonne et due forme,
c’est-à-dire le vol pur et simple dans les caisses de l’entreprise, de la
société, du parti, sont sévèrement réprimés, précisément parce
qu’ils n’activent pas les mêmes mécanismes. Même s’ils sont membres
du parti, leurs auteurs sont déférés devant le tribunal, à moins qu’ils ne
soient extrêmement puissants. C’est sans doute la raison pour laquelle la
Tunisie est classée par les organisations internationales, et notamment par
Transparency International, comme un pays particulièrement peu

337
la force de l’obéissance

corrompu 1. Les biais de ces études sont désormais très bien connus et
documentés. Mais leur analyse est intéressante précisément par les carac-
téristiques des enquêtes d’opinion sur lesquelles repose le classement des
pays. Les interviewés sont des entrepreneurs étrangers qui ne sont pas
insérés – ou le sont peu – dans le tissu et l’enchevêtrement des relations
économiques et sociales, qui ne sont pas ou peu impliqués dans les rap-
ports de force et l’exercice du pouvoir en Tunisie, surtout s’ils sont ins-
tallés dans les zones offshore. Ils investissent généralement dans des sec-
teurs jugés prioritaires par le pouvoir central, qui met alors tout en œuvre
pour respecter les règles et qui peut même, en contrepartie de quelques
intermédiations, distordre, voire violer certaines d’entre elles en faveur
de l’étranger. Enfin, dans la conjoncture actuelle, les investissements
directs étrangers, dont l’augmentation est considérée comme l’une des
choses du Président, bénéficient du privilège qui sied à ce statut : une fois
passée la barrière à l’entrée en Tunisie, ils sont protégés de la prédation
des intermédiaires gourmands.
Les acteurs économiques nationaux ou « tunisifiés », qui, par nature,
ne sont pas des rebelles, sont au contraire soumis à ces pratiques qu’ils
acceptent comme une contrainte indépassable. La plupart d’entre eux les
considèrent même comme le quotidien de leur environnement, la norma-
lité des pratiques économiques. Rares sont les cas de rébellion aux
« rackets », ou les refus de la corruption et de l’illégalisme qui va avec.
Les responsables d’entreprise ont l’habitude de recevoir des demandes du
parti et des associations satellites d’aide, ils ont l’habitude de faire appel à
la cellule ou à une connaissance dans le fonctionnement routinier de leur
activité. La personnalité qui sollicite un « don » – par exemple un direc-
teur crédit d’une banque, un inspecteur des impôts, un fonctionnaire de
l’état civil – peut simultanément posséder une autorité administrative
qu’elle monnaie ainsi. L’entrepreneur qui passe par un intermédiaire ne
fait que le rétribuer en lui accordant un pourcentage, en lui offrant des
actions, en proposant un poste à l’un de ses clients. Et, ce faisant, il assure
son avenir.
Ce système de pressions et d’anticipations est d’autant plus efficace
que, historiquement, les entrepreneurs sont dépendants de l’autorité éta-
tique. Les intermédiaires ne sont que de simples rouages dans les rela-
tions de pouvoir qui s’étendent du centre à la périphérie. Les cas de refus
ou l’adoption de stratégies d’évitement sont cependant plus fréquents
qu’on ne le croit. Rien de grave ne leur arrive, si ce n’est que certains
contrats et l’accès à certains marchés leur sont alors interdits. Surtout,
extorsions et pratiques illégales ne sont pas l’apanage des seuls « clans ».
Une attention aux pratiques économiques et aux litiges en justice met au
contraire en évidence la banalité des rivalités, de la concurrence illégale,

1. Voir les rapports biannuels de TRANSPARENCY INTERNATIONAL, Rapport mondial sur la corruption,
Transparency International, Karthala, Berlin, Paris, 2003 notamment. Ce classement est repris dans les réu-
nions et instances internationales, par exemple dans Global Competitiveness Report, 2003.

338
conclusion

des escroqueries et des extorsions 1 . La majorité des investisseurs


étrangers, notamment dans l’offshore, sont des petites et moyennes entre-
prises européennes qui attirent peu le regard prédateur des « proches » 2.
Pourtant, il n’est pas rare de les entendre se plaindre de leurs partenaires
tunisiens qui chercheraient avant tout à les escroquer et à profiter d’une
manne extérieure. Les chambres de commerce étrangères et les orga-
nismes d’aide conseillent d’ailleurs aux PME qui cherchent à s’installer
sur le territoire de ne pas opérer par association de capital. Selon eux, les
avantages apparents en termes de connaissance du milieu, de contacts
dans l’administration et dans les milieux influents se révéleraient souvent
des leurres, sources de problèmes et de désagréments 3.
On pourra rétorquer – et au cours de mes entretiens, beaucoup me l’ont
implicitement fait comprendre – que l’« immoralisme » des puissants a
suscité, permis et amplifié cette « dégénérescence », cette « perte de prin-
cipes et réflexes moraux », cette « disparition de l’intérêt général » ; leurs
comportements démontreraient les « bienfaits » des illégalismes et la réa-
lité de l’impunité 4. Il ne fait aucun doute que ces illégalismes, connus
ou entr’aperçus, réels ou supposés, évalués ou surévalués – peu importe
ici –, fonctionnent comme des mécanismes supprimant toute inhibition,
tout sentiment de culpabilité, fournissant au contraire à la population une
auto-justification facile de telles pratiques. Mais ne peut-on inverser le
raisonnement et se demander pourquoi ces dernières ont eu prise dans la
société tunisienne ? Pourquoi ont-elles été acceptées et se sont-elles si
bien diffusées ? On revient inévitablement au fonctionnement de l’éco-
nomie politique tunisienne décrit plus haut, avec ses conflits, ses négocia-
tions, ses arrangements, ses contraintes acceptées et son consensus
imposé : la corruption, au même titre que l’informel, en fait pleinement
partie. Parce que les débats sont interdits, parce que l’information cir-
cule par rumeurs, parce qu’il est plus facile d’incriminer la corruption des
puissants que les pratiques de tous, le problème de la corruption est
devenu, en Tunisie, central dans les dénonciations de l’autoritarisme du
« régime Ben Ali ». On en oublie, du coup, les mécanismes insidieux et
plus difficiles à stigmatiser, car ambivalents, qui tout à la fois expliquent
et permettent les accommodements et le consensus 5.

1. Entretiens, Tunis, janvier 1999 et décembre 2002 ; voir également le développement sur la justice ana-
lysée au chapitre 4, et M.-H. LAKHOUA, « L’encombrement de la justice pénale », art. cit.
2. J.-R. CHAPONNIÈRE, J.-P. CLING et M.-A. MAROUANI, Les conséquences pour les pays en développe-
ment de la suppression des quotas dans le textile-habillement…, op. cit., et J.-R. CHAPONNIÈRE et S. PERRIN,
Le textile-habillement tunisien et le défi de la libéralisation…, op. cit.
3. Entretiens, Tunis, janvier 1999, décembre 2002 et janvier 2005 ; Paris, mars 1999.
4. Entretiens, gouvernorats de Tunis, Nabeul et Monastir, décembre 2002, décembre 2003 et janvier-mars
2005 ; toutes ces expressions en sont tirées. Généralement, les comportements délictueux des proches du
Président ne sont pas mentionnés ouvertement, mais mes interlocuteurs me le faisaient comprendre par des
expressions sans équivoque aucune : « haut », « ceux que vous connaissez », « vous avez bien compris ».
5. La situation dans d’autres pays permet une analyse distanciée. Jean-Louis Rocca a par exemple montré
comment la corruption en Chine (mais d’autres l’on fait pour la Russie ou l’Europe de l’Est) ne pouvait être
considérée comme un dysfonctionnement, une pratique extérieure à la planification, mais qu’elle servait
« au contraire d’huile dans les rouages d’une machine complexe » (J.-L. ROCCA « La corruption et la

339
la force de l’obéissance

Dans le quotidien des pratiques sociales, la corruption et la pratique des


illégalismes produisent un travail subtil de normalisation sous les traits
de la participation obligatoire à un système d’échange, de privilèges, de
passe-droits – et donc peu à peu sa légitimation. Le pouvoir central ren-
force sa capacité d’encadrement en y associant toute la population. Dès
lors, celle-ci devient le meilleur défenseur d’un ensemble de relations qui
à la fois l’inclut et la protège. En cela certainement, la corruption est capi-
tale et elle fait pleinement partie des modes de gouvernement ; sa percep-
tion accrue est certainement révélatrice des transformations en cours.
Cela aussi est banal. Gilles Favarel-Garrigues a par exemple montré
comment la dénonciation de la corruption en Russie était aussi l’expres-
sion d’une nostalgie, celle du socialisme et de ses règles connues, et d’une
difficulté d’adaptation à de nouvelles normes, de surcroît instables 1. Les
travaux sur la Chine rappellent que le capitalisme est fondamentalement
perçu comme mauvais et vecteur de corruption des pratiques et des
esprits 2. En Tunisie, il ne fait aucun doute que la libéralisation, malgré
toutes les restrictions qu’elle connaît, nourrit aussi la conscience de la
corruption en transformant les règles et les repères. Les modalités de
création et de gestion des richesses se modifient et compromettent de
facto la centralité du pouvoir central modelé par les comportements anté-
rieurs ; les chevauchements entre public et privé, entre légal et illégal, et
plus généralement les illégalismes lui offrent cependant de nouvelles
opportunités de repositionnement, grâce à des alliances, à des participa-
tions, à des privilèges, à des barrières. Dans le libéralisme à la tuni-
sienne comme dans beaucoup d’autres situations, l’affairisme ne s’avère
pas seulement un enrichissement personnel. Il illustre aussi le chevauche-
ment entre renforcement du pouvoir de contrôle et développement des
ressources de rentes 3. De ce fait, les transformations ne sont pas seule-
ment économiques. La perception d’une corruption accrue trahit aussi
une transformation des modes de gouvernement et des règles de vie en
société. La corruption a sans doute moins augmenté quantitativement
qu’elle n’a vu son rôle et sa signification se modifier : elle est aujourd’hui

communauté. Contre une analyse culturaliste de l’économie chinoise », Revue Tiers Monde, t. 37, nº 147,
juillet-septembre 1996, p. 689-702) en alimentant les chevauchements entre public et privé explicatifs du
dynamisme chinois. Pour les pays de l’Est, G. FAVAREL-GARRIGUES, « Privatisation et changement politique
en Russie soviétique et post-soviétique », p. 247-284, et F. BAFOIL, « De la corruption à la règle. Les trans-
formations de l’entreprise post-communiste en Pologne », p. 71-107, in B. HIBOU (dir.), La Privatisation
des États, op. cit. ; B. MÜLLER, « Pouvoir et discipline, du monde du plan à celui du marché », art. cit.
1. G. FAVAREL-GARRIGUES, « Privatisation et changement politique… », art. cit., et G. FAVAREL-GAR-
RIGUES et K. ROUSSELET, La Société russe en quête d’ordre, Autrement, Paris, 2004, p. 72-75. Voir égale-
ment, pour le cas bulgare, N. RAGARU, « La corruption en Bulgarie. Construction et usage d’un problème
social », in G. FAVAREL-GARRIGUES (dir.), Criminalité, police et gouvernement : trajectoires post-commu-
nistes, L’Harmattan, Paris, 2003, p. 41-82.
2. A. KERNEN, La Chine vers l’économie de marché…, op. cit. ; J.-L. ROCCA, La Condition chinoise…,
op. cit.
3. O. VALLÉE, Pouvoirs et politiques en Afrique, op. cit., et « La dette publique est-elle privée ? Traites,
traitement, traite : modes de la dette africaine », art. cit.

340
conclusion

beaucoup plus intrusive, plus politique aussi, et fonctionne comme un


dispositif important de la servitude volontaire.
Les milieux de l’opposition stigmatisent souvent la centralité de la cor-
ruption dans l’exercice du pouvoir de Ben Ali (« Ben Ali se maintient
au pouvoir par la corruption », « le pouvoir de Ben Ali est corrompu »), et
même sa criminalisation. Moncef Marzouki dénonce « la jouissance du
pouvoir absolu avec tous ses corollaires dont le plus important est la cor-
ruption 1 », tandis que Sihem Bensedrine et Omar Mestiri assènent que
« le despote marche sur deux pieds : la répression et la corruption. Il use
de l’arsenal répressif pour réduire la résistance et mettre la société sous
contrôle ; et de la corruption pour s’attacher la fidélité des groupes qui
assurent la pérennité de son pouvoir 2 ». Les universitaires qui analysent
le « régime » tunisien en termes de néopatrimonialisme placent égale-
ment cette confusion entre public et privé, entre légal et illégal à la source
de la corruption et de la dégénérescence de l’idée de chose publique 3.
La corruption est une réalité, cela ne fait aucun doute mais, en partie fan-
tasmatique, elle inspire un raccourci problématique. Tombant dans le
piège de l’« égotisme institutionnalisé », elle isole le chef de l’État de la
société, occulte la participation de tous à des pratiques constitutives de
la sociabilité tunisienne. La plupart des analyses de la « corruption » sont
faussées : à tout centrer sur les « clans », elles en oublient les pratiques
quotidiennes des « Tunisiens moyens ». Elles reproduisent le mythe de
la personnalisation du pouvoir et du Chef suprême et pèchent par une
sorte d’élitisme, comme s’il était plus important pour le pouvoir en place
d’amadouer les élites que de s’occuper à gérer sa fameuse classe
moyenne et ses pauvres. « Les grands et les nobles, on s’en accommode
toujours. Ou bien on les achète, ou bien on les exécute. Un noble, ça se
décapite, un noble ça trahit, donc un noble c’est toujours de notre côté et
ça ne sera pas le problème 4 », rappelle Michel Foucault paraphrasant
Bacon sur la raison d’État. Plus que la corruption, les mécanismes de
sécurité, qui concernent l’ensemble de la population, fondent les modes
de gouvernement.
Un emballement de la mécanique « corruptrice », similaire à celui de
la mécanique policière, est certainement à l’œuvre. Il est impossible de
stopper la chaîne de réciprocité et de dépendance, et il est même de plus
en plus difficile de ne pas intensifier l’usage de l’échange, du mon-
nayage, du clientélisme. Cet affermissement produit simultanément des
failles, ouvre des interstices de dénonciation et de critique. De plus en
plus, les gens se taisent mais désapprouvent. L’aversion pour ces pra-
tiques ne peut pas se transformer en opposition, mais le silence et

1. M. MARZOUKI, Le Mal arabe…, op. cit., p. 97.


2. S. BENSEDRINE et O. MESTIRI, L’Europe et ses despotes…, op. cit., p. 92.
3. A. LARIF-BEATRIX, « L’État tutélaire, système politique et espace éthique », art. cit., et Édification éta-
tique et environnement culturel…, op. cit. ; H. REDISSI, « Dynamique des mœurs et de la politique dans la
culture islamique », art. cit.
4. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population…, op. cit., p. 276.

341
la force de l’obéissance

l’occultation traduisent une gêne croissante et une délégitimation pro-


gressive des principales techniques de gouvernement.

L’hypothèse de l’État tunisien comme « État de police »

La notion d’« État de police » me semble pouvoir dépasser ces visions


largement fantasmatiques de l’exercice du pouvoir. L’idée de mobiliser
un tel concept m’est venue de l’analyse du pacte de sécurité et de la forte
volonté des autorités tunisiennes de prévenir tout ce qui peut être incerti-
tude et instabilité, dans l’ordre politique et policier bien entendu, mais
aussi et surtout dans la vie quotidienne, dans les pratiques économiques
et sociales. L’implication personnelle n’empêche ni d’exercer des actions
continues et de négocier avec tous, ni de se préoccuper du bien-être et de
la sécurité de la population, indispensables au maintien de l’ordre social.
L’État de police, ce n’est pas l’État policier, mais un système et des
modes de régulation qui permettent le contrôle de la conduite des gens.
C’est « l’ensemble des mécanismes par lesquels sont assurés l’ordre, la
croissance canalisée des richesses et les conditions de maintien » du bien-
être de la population 1. L’idée d’un État de police a émergé en Europe
occidentale à la fin du XVIe siècle et s’est déployée jusqu’au XVIIIe siècle,
liée au nouvel art de gouverner qui cherche avant tout à accroître la
richesse et la puissance d’un pays à travers la gestion de sa population.
Michel Foucault, qui a exhumé cette notion dans les années 1960, consi-
dère que cette problématisation de l’exercice du pouvoir marque le seuil
de la modernité politique.
Il m’a semblé que le concept d’État de police était utile à une meilleure
compréhension du fonctionnement de l’État tunisien parce qu’elle per-
mettait de dépasser le mythe du Chef ainsi que l’image de l’extériorité
de l’État par rapport à la société. L’État de police est en effet caractérisé
par un certain nombre de pratiques et de conceptions qui ne sont pas
étrangères aux modes de gouvernement tunisiens : les textes du
XVIIe siècle soulignent tous que la police doit servir « au maintien du bon
ordre de la société 2 » ; qu’elle doit contribuer à la « splendeur de la cité »
et « faire croître les forces de l’État tout en maintenant le bon ordre de cet
État 3 » ; qu’elle pense détenir une connaissance adéquate et détaillée de
ce qui doit être gouverné et du savoir lui-même 4 ; qu’elle se croit capable
de « créer un système de réglementation de la conduite générale des indi-
vidus où tout serait contrôlé, au point que les choses se maintiendraient en

1. Ibid., leçons du 29 mars 1978 et du 5 avril 1978. Citation tirée de L’Histoire de la folie, édition de
1972, p. 89-90, reprise en note 1 de la leçon du 29 mars.
2. Passage des Instructions de Catherine II cité par M. FOUCAULT, ibid., p. 336, note 2.
3. Ibid., p. 321.
4. Ibid. et G. BURCHELL, « Liberal government and techniques of the self », in A. BARRY, T. OSBORNE et
N. ROSE (dir.), Foucault and Political Reason…, op. cit., p. 19-36.

342
conclusion

elles-mêmes, sans qu’une intervention soit nécessaire 1 » ; qu’elle peut


agir sur la population de sorte que la réalité soit en accord avec ses
propres intérêts 2. Ce qui intéresse l’État de police, « c’est ce que font les
hommes, c’est leur activité, c’est leur “occupation”. L’objectif de la
police, c’est donc le contrôle et la prise en charge de l’activité des
hommes en tant que cette activité peut constituer un élément différentiel
dans le développement des forces de l’État 3 ».
Ayant « l’homme pour vrai sujet 4 », l’État de police considère la popu-
lation comme une vaste famille et entend valoriser sa puissance par des
outils d’économie politique, par des investissements, la fiscalité, la pro-
tection sociale… Bref, il s’agit de gouverner rationnellement 5. Ce fai-
sant, il se doit d’être attentif à la « matérialité fine », aux « détails » et
aux « choses de peu », agir « promptement et immédiatement 6 » : « Les
règlements de la police sont d’une espèce tout à fait différente de celle
des autres lois civiles. Les choses de la police sont des choses de chaque
instant, alors que les choses de la loi sont des choses définitives et perma-
nentes. La police s’occupe des choses de peu, alors que les lois s’occu-
pent des choses importantes. La police s’occupe perpétuellement des
détails 7. » L’État de police s’inscrit donc dans un monde de la réglemen-
tation, une réglementation permanente, perpétuellement renouvelée, de
plus en plus détaillée pour toujours accroître la puissance de l’État : « La
police a plus besoin de règlements que de lois 8. »
Dans un langage plus moderne, on peut dire que l’État de police est
ainsi un État ingénieur 9. Il est directement organisateur de l’économie et
implicitement hostile au libéralisme, sur des bases nationalistes. D’où sa
conception technique de l’économie et le rôle fondamental de la planifi-
cation. La production et la circulation des biens et des services sont au
centre de ses préoccupations, et il se pense « comme directement respon-
sable de la satisfaction des besoins de même que le directeur technique
d’une entreprise se préoccupe des approvisionnements nécessaires à sa
production 10 ». C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’annonce
quotidienne de mesures techniques, toutes plus dérisoires les unes que les
autres, par Ben Ali en personne. Il s’agit de montrer la sollicitude de
l’État, d’autant plus forte que c’est le Président qui l’exprime. Le

1. M. FOUCAULT, « Espace, savoir et pouvoir », in Dits et Écrits, 4, op. cit., nº 310, p. 272.
2. G. BURCHELL, « Liberal government and techniques of the self », art. cit.
3. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population…, op. cit., p. 330.
4. Ibid., p. 329.
5. Ibid., p. 376 : Michel Foucault parle de la police comme l’« art rationnel de gouverner » ; cet accent sur
la rationalité est particulièrement prégnant en Tunisie où le Plan est central et les mesures toujours pré-
sentées comme une rationalisation des pratiques précédentes.
6. Ibid., p. 348.
7. Instructions de Catherine II, cité in ibid., p. 347-348.
8. Supplément aux Instructions de Catherine II, cité in ibid., p. 348.
9. A. DESROSIÈRES, « Historiciser l’action publique : l’État, le marché et les statistiques », in P. LABORIER
et D. TROM (dir.), Historicités de l’action publique, PUF, Paris, 2003, p. 207-221.
10. Ibid., p. 211.

343
la force de l’obéissance

« volontarisme » caractéristique des modes de gouvernement tunisiens


prend ici toute sa signification : l’État de police tunisien est un État qui
sait, qui sait pouvoir agir sur la réalité, qui sait pouvoir agir de sorte que la
réalité soit en accord avec ses propres intérêts. Il peut dire ce qui est bien
et ce qui est mal, et à partir de là prescrire, se fixer des limites définies
sans rapport strict à la réalité, ordonner et hiérarchiser. Le volontarisme
suppose une population transparente à l’action étatique puisque tout à la
fois il prescrit et il interprète les résultats obtenus en termes d’obéissance
ou de refus.
L’extériorité de la pensée libérale, propre à l’État de police et à son
obsession des règlements 1, est l’une des caractéristiques principales des
modes de gouvernement tunisiens. On a vu que la normalisation discipli-
naire passait avant tout par des modalités réglementaires et que le rôle de
l’État dans l’économie tunisienne était tout sauf libéral. La libéralisation
n’y a rien changé, qui procède toujours par interventions directes : l’État
n’envisage que très rarement d’agir indirectement dans l’économie en se
reposant sur des mécanismes et des variables apparemment éloignées de
sa cible mais qui pourraient s’avérer efficaces ; il cherche prioritairement
l’obéissance et le respect du « bon ordre ». Autrement dit, on n’observe
pas en Tunisie ce scepticisme sur l’efficacité des actions étatiques, sur
les capacités et possibilités concrètes de connaître parfaitement ce que
l’État doit gouverner, sur ses modalités d’intervention, caractéristique du
libéralisme 2. En ce sens, les processus de libéralisation et de privatisation
actuels ne sont pas libéraux. La « conversion néolibérale des élites 3 » est
sans doute éthérée, et la philosophie libérale ne semble avoir pénétré ni
les esprits ni la compréhension du réel 4 : au mieux, on discourt sur le libé-
ralisme, on met en avant des recettes libérales, mais on ne pense pas hors
la réglementation et l’intervention incessante ; au pire, on impose la libé-
ralisation par injonction, par impératifs et par interdits. On comprend la
libéralisation avec un éthos planificateur et interventionniste. La critique
de gauche dénonce l’abandon du rôle redistributif et protecteur de l’État.
C’est cependant sans compter avec l’apparition d’autres modalités de
réglementation, par exemple du crédit, de la consommation, de la redistri-
bution par solidarité obligatoire…
Pourtant, tout n’est pas cohérent et les références ne sont pas uniques.
L’État tunisien n’est évidemment pas un État de police « pur » (en a-t-il
d’ailleurs jamais existé ?) et la régulation associée à une certaine dose de
libéralisme existe bien sûr. Comme l’a suggéré l’analyse des mesures de
sécurité et du laisser-faire dans certains domaines, l’intervention

1. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population…, op. cit., leçon du 5 avril 1978.


2. Voir à propos du libéralisme, M. FOUCAULT, ibid. et Naissance de la biopolitique…, op. cit., leçons
du 10, 17 et 24 janvier 1979.
3. O. LAMLOUM, La Politique étrangère de la France face à la montée de l’islamisme…, op. cit.
4. Ceci, encore, n’est pas propre à la Tunisie. On retrouve cette libéralisation sans libéralisme dans
nombre de pays anciennement socialistes. Pour le cas de l’Allemagne de l’Est réintégrée, voir B. MÜLLER,
« Pouvoir et discipline, du monde du plan à celui du marché », art. cit.

344
conclusion

réglementaire n’est pas toujours la norme. Il y a aussi la régulation, qui


suscite, facilite et laisse faire 1. Le concret des modes de gouvernement,
en Tunisie comme ailleurs, balance entre ces deux modalités. Les articu-
lations entre ces dernières sont multiples, même si les résistances à ins-
crire la liberté dans les droits des individus comme dans les modes de
gouvernement, notamment dans l’activité économique, y sont particuliè-
rement fortes. Il y a incontestablement, en Tunisie, une difficulté à
assumer une « autolimitation de la raison gouvernementale » et à « gou-
verner moins, par souci d’efficacité maximum 2 ». En mettant en avant
l’État tunisien comme État de police, je n’ai pas voulu le qualifier mais
seulement montrer la prégnance de cette utopie qui façonne la vision de
l’État, la conception des modes de gouvernement et l’éthos de pouvoir.

Un État de droit aléatoire

Même si la démarche que j’ai adoptée entend appréhender le pouvoir


dans sa totalité, au-delà des institutions et du rapport à la loi, l’aspect juri-
dique du pouvoir demeure un rouage important de son exercice. En
Tunisie, il apparaît très clairement : dans la lignée réformiste du
XIXe siècle, le pouvoir central veut se présenter comme constitutionna-
liste. Le matérialise d’ailleurs l’inscription, depuis 1994, de l’expression
« État de droit » sur les billets de banque de 10 dinars 3.
L’État de droit ne fait pas seulement partie de la démocratie de façade.
Le leitmotiv de la communauté internationale trouve un écho favorable
dans la tradition tunisienne de formalisme juridique. Bailleurs de fonds
et autorités nationales mettent davantage l’accent sur les procédures, les
règles et la loi que sur la substance de l’action publique, les modalités
d’intervention, le concret des pratiques. Ils partagent aussi une même
conception apolitique du pouvoir : on sait que les organisations interna-
tionales ont adopté le langage de la gouvernance et de l’État de droit pré-
cisément pour échapper au « problème » politique, suivant en cela une
certaine lecture de l’État de droit en sciences sociales qui entendait

1. C’est toute la distinction entre réglementation et régulation, entre réglementer et gérer que Michel Fou-
cault analyse dans ses cours au Collège de France, en 1978 et 1979 et plus particulièrement dans les der-
nières leçons de Sécurité, territoire, population (op. cit.) et les premières de Naissance de la biopolitique
(op. cit.). « Cette gestion aura essentiellement pour objectif, non pas tellement d’empêcher les choses, mais
de faire en sorte que les régulations nécessaires et naturelles jouent, ou encore de faire des régulations qui
permettront les régulations naturelles. Il va donc falloir encadrer les phénomènes naturels de telle manière
qu’ils ne dévient pas ou qu’une intervention maladroite, arbitraire, aveugle ne les fasse pas dévier. C’est-
à-dire qu’il va falloir mettre en place des mécanismes de sécurité. Les mécanismes de sécurité ou l’interven-
tion, disons, de l’État ayant essentiellement pour fonction d’assurer la sécurité de ces phénomènes naturels
qui sont les processus économiques ou qui sont les processus intrinsèques à la population, c’est cela qui va
être l’objectif fondamental de la gouvernementalité », in Sécurité, territoire, population…, op. cit.,
p. 360-361.
2. Argument inspiré de M. SENELLART, « Situation des cours », art. cit., p. 400-403, citations p. 400.
3. L’inscription complète est d’ailleurs « 7 novembre, Ouverture, Démocratie, État de droit ».

345
la force de l’obéissance

revendiquer l’hégémonie du droit dans la régulation sociale 1. En Tunisie,


l’État de droit est vu comme le « règne du consensus, de la sécurité et de
la raison », à l’inverse du politique, « règne de la division, de l’incerti-
tude, des coups de force 2 ».
En dépit du flou et de la normativité du concept 3, les organisations
internationales en ont fait un instrument central de leurs recommanda-
tions, l’État de droit étant mis au service du développement économique,
de l’application des règles de marché et de l’épanouissement du secteur
privé, grâce à des règles fixes, irréversibles et prévisibles 4. Pour les auto-
rités tunisiennes, l’État de droit permet de se conformer au catéchisme
de ses principaux bailleurs de fonds, mais il est surtout une ressource
politique autorisant la légalisation des pratiques disciplinaires, voire
répressives. L’une des conséquences est que l’adoption de ce discours par
le pouvoir central tunisien a dépossédé l’opposition de l’un de ses thèmes
majeurs. Le Pacte national reflète cette convergence forcée, et Rafâa Ben
Achour a ainsi pu dire que, « de la sorte, la notion d’État de droit s’est
transformée en programme commun au gouvernement en place et à
l’opposition 5 ».
Malgré les apparences, l’État de droit est un concept excessivement
normatif qui trahit une certaine conception du pouvoir, qui qualifie les
modes de gouvernement légitimes, qui transmet une vision normative de
l’État 6. Or cette conception, c’est celle de l’État de police, celle de
« l’accroissement des forces de l’État dans le bon ordre ». L’État de droit
doit permettre la prospérité et le progrès matériel promis par le pacte de
sécurité. On comprend pourquoi cette revendication est présentée comme
une constante de l’État tunisien, même si au XIXe siècle les termes uti-
lisés n’étaient pas ceux que l’on a traduits aujourd’hui, pour des raisons
de légitimation, en État de droit 7. Dans la conception du pouvoir central
tunisien, le droit est fonctionnel et la loi doit être au service de cet ordre
précis de l’État 8. Le rejet par la Cour de sûreté de l’État, puis par le

1. B. HIBOU, « Économie politique de la Banque mondiale en Afrique… », art. cit. ; G. HERMET, « La


gouvernance serait-elle le nom de l’après-démocratie ? », art. cit. ; M. MIAILLE, « L’État de droit comme
paradigme », art. cit., qui parle de « répudiation de la politique dans les sciences sociales », p. 37.
2. M. MIAILLE, ibid., p. 41.
3. J. OHNESORGE, « The rule of law, economic development and the developmental states of northeast
Asia », art. cit. et « État de droit et développement économique », art. cit.
4. B. HIBOU, « Économie politique de la Banque mondiale en Afrique… », art. cit., et B. CAMPBELL,
« Governance, institutional reform and the state : international financial institutions and political transition
in Africa », Review of African Political Economy, vol. 28, nº 88, juin 2001, p. 155-176.
5. R. BEN ACHOUR, « L’État de droit en Tunisie », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 34, 1995, p. 246.
6. J. OHNESORGE, « The rule of law, economic development and the developmental states of northeast
Asia », art. cit., et « État de droit et développement économique », art. cit.
7. KHAYR ED-DIN, Essai sur les réformes nécessaires aux États musulmans, op. cit. ; Ibn ABÎL-DHIAF,
Chronique des rois de Tunis et du Pacte fondamental, chapitres IV et V, édition critique et traduction
d’André Raymond, vol. 1, texte et traduction, vol. 2, commentaire historique, Tunis, IRMC-ISHMN, Alif,
1994 ; N. SRAÏEB, « Des droits de l’homme et de l’État de droit dans la pensée politique tunisienne du
XIXe siècle », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. 34, 1995, p. 93-99.
8. Sur cette distinction entre droit et ordre, et le lien à l’État de police, voir M. FOUCAULT, « La techno-
logie politique des individus », in Dits et Écrits, 4, op. cit., nº 364, p. 813-828.

346
conclusion

Conseil constitutionnel, du contrôle des lois sur les associations permet


de circonscrire les pressions démocratiques et d’encadrer strictement le
mouvement associatif 1. Au nom de l’État de droit, le tribunal adminis-
tratif admet les recours pour excès de pouvoir, mais les décisions du tri-
bunal ne sont pas appliquées. On voit l’autre facette de la fonctionnalité
politique : derrière l’« intériorisation du code de constitutionnalité 2 »
perce la conception formaliste de l’État de droit. Ce dernier est aisément
revendiqué… à la condition explicite de ne pas contraindre l’exercice du
pouvoir. « Un droit, dans ses effets réels, est beaucoup plus lié à des atti-
tudes, à des schémas de comportement qu’à des formulations légales »,
nous rappelait Michel Foucault 3.
L’État de droit apparaît comme une technique « moins neutre que neu-
tralisante des rapports sociaux 4 ». De manière générale, la loi est un ins-
trument privilégié de la reproduction et de la préservation du capital
social et relationnel des milieux dirigeants 5, un « privilège des puis-
sants 6 ». Elle peut être surtout comprise comme un dispositif qui masque
la domination, qui marque l’obligation légale de l’obéissance. C’est pré-
cisément ce qui explique l’importance du droit dans ce que l’on nomme
les régimes autoritaires ou totalitaires. L’Afrique subsaharienne depuis
l’indépendance, le Portugal salazariste, le régime de Vichy, l’Italie fas-
ciste et même l’Allemagne nazie, tous ont revendiqué un respect des lois
et de l’État de droit 7. Dans le cas de l’Italie, par exemple, Emilio Gen-
tile parle de « révolution légale » pour analyser l’approbation par le Par-
lement d’un ensemble de lois autoritaires et pour montrer comment le fas-
cisme a pu détruire le régime parlementaire en gardant apparemment
intacte la façade de la monarchie constitutionnelle ; toutes les innovations
politiques étaient introduites par des lois formelles 8. Les instruments

1. L’inconstitutionnalité de la loi est un thème récurrent des militants des droits de l’homme. Cependant,
la loi sur les associations de 1959, dans ses versions de 1988 et de 1992 s’est toujours vu refuser un droit de
contrôle juridictionnel de la constitutionnalité. Voir H. CHEKIR, « Quelques réflexions sur la Cour de sûreté
de l’État », Revue tunisienne de droit, 1980 ; R. BEN ACHOUR, « Le contrôle de la constitutionnalité des lois
à la lumière de l’arrêt de la cour d’appel de Sousse en date du 11 avril 1988 », Revue tunisienne de droit,
1989 ; S. BELAÏD, « De quelques problèmes posés par l’application de la norme constitutionnelle », Revue
tunisienne de droit, 1983 ; S. BEN ACHOUR, « La liberté d’association entre droit et société », art. cit.
2. M. CAMAU, Pouvoirs et institutions au Maghreb, op. cit.
3. M. FOUCAULT, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in Dits et Écrits, 4, op. cit., nº 313, p. 308.
4. M. MIAILLE, « L’État de droit comme paradigme », art. cit., p. 41.
5. Y. DEZALAY et B.G. GARTH, La Mondialisation des guerres de palais : la restructuration du pouvoir
d’État en Amérique latine, entre notables du droit et “Chicago boys”, Seuil, Paris, 2002.
6. W. BENJAMIN, « Critique de la violence », art. cit.
7. C’est ce que montrent, pour l’Afrique, les travaux de J.-F. BAYART, L’État en Afrique…, op. cit. Pour
le Portugal, voir F. ROSAS, O Estado Novo, 1926-1974, Historia de Portugal, vol. 7, Circula de Leitores,
Lisbonne, 1994, et O Estado Novo nos Anos Trinta, 1928-1938, Editorial Estampa, Lisbonne, 1986. Pour le
régime de Vichy, M.-O. BARUCH, Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944,
Fayard, Paris, 1997. Pour l’Italie mussolinienne, E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?…, op. cit., et
B. SORDI, « Le droit administratif sous le fascisme », conférence au séminaire « Administration et dicta-
ture » dirigée par M.-O. BARUCH et Y. DOMENGE, EHESS, le 8 avril 2005. Pour le nazisme, C. SCHMITT, La
Dictature, Seuil, Paris, 2000. De façon générale, voir H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, op. cit.
8. E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ?…, op. cit.

347
la force de l’obéissance

juridiques étaient les techniques de domination parmi les plus impor-


tantes du régime fasciste. Bernardo Sordi rappelle que les juristes
n’avaient pas été réprimés lorsqu’ils étaient en désaccord avec les auto-
rités fascistes et qu’un des grands juristes du pays, sans lien partisan, avait
été nommé à la tête du Conseil d’État précisément pour montrer l’impor-
tance accordée par le fascisme au droit et à son indépendance 1. Ce qui
changeait, bien entendu, c’était le style politique, le style de gouverne-
ment, ces attitudes et comportements qui transformaient ou plutôt don-
naient une signification autre à la légalité. Mais tous les juristes qui ont
défini l’État fasciste comme un État totalitaire le définissaient également
comme un État de droit.
C’est d’ailleurs ce fait, très troublant au sortir de la Seconde Guerre
mondiale, qui a poussé des juristes à développer une vision substantialiste
de l’État de droit 2. Dans ces conditions, on comprend qu’il est impossible
d’évacuer la question du rapport entre violence et droit. Walter Ben-
jamin nous aide à y répondre : ses réflexions ont montré que le droit se
protégeait avant tout lui-même 3 et, ce faisant, protégeait le droit dans
l’ordre de l’État, par exemple en Tunisie, dans l’ordre de l’État de police.
Sana Ben Achour a mis en évidence la part de « violence fondatrice »,
pour reprendre la notion de W. Benjamin, constitutive du droit moderne
tunisien, notamment par le jeu entre ordres juridiques différents pendant
la colonisation 4. Cet ordre perdure car il est à la base du droit actuel.
« Le plus remarquable chez nous est que toute décision politique peut
revenir à chaque moment sur les textes qu’elle institue. L’indépendance
apparaît dès lors comme un bref moment privilégié, où la vie nationale a
produit massivement sa législation fondamentale, mais est sortie quasi
simultanément de la réalité de cette législation 5 » : l’auteur du Désen-
chantement national souligne ainsi ce que beaucoup de juristes montrent
dans leurs travaux techniques 6. Ce qui domine en Tunisie, c’est le non-
respect des lois et la violation des textes, la réversibilité des réglementa-
tions et de leur application, l’absence de mécanismes pratiques de mise
en œuvre des droits, les bouleversements de hiérarchie entre lois, décrets,
circulaires et discours, l’application des lois en fonction des individus, de
leurs relations, de leurs connexions et de leur insertion sociales, de leur

1. B. SORDI, « Le droit administratif sous le fascisme », art. cit.


2. M.-O. BARUCH, Servir l’État français…, op. cit. ; M. MIAILLE, « L’État de droit comme paradigme »,
art. cit.
3. W. BENJAMIN, « Critique de la violence », art. cit.
4. Voir notamment S. BEN ACHOUR, « Aux sources du droit moderne tunisien », Correspondance, nº 42,
IRMC, Tunis.
5. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit., p. 64.
6. Voir, entre autres, N. BACCOUCHE, « Les implications de l’accord d’association sur le droit fiscal et
douanier », art. cit. et « Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses démembre-
ments », art. cit. ; R. BEN ACHOUR, « L’État de droit en Tunisie », art. cit. ; S. BEN ACHOUR, « Permis de bâtir
et régulation urbaine », art. cit. et « L’administration et son droit, quelles mutations ? », art. cit. ; R. BEN
ACHOUR, par exemple, dans « La révision de la Constitution tunisienne du 25 juillet 1988 », Revue de
science administrative de la Méditerranée occidentale, nº 26-27, 1989, p. 117-127.

348
conclusion

mode de vie aussi et de leur façon de penser, l’arbitraire rendu possible


par des textes redondants, complémentaires et parfois contradictoires…
Ces pratiques se retrouvent dans tous les domaines, à propos de l’autori-
sation de bâtir comme du contrôle constitutionnel des lois, du droit à
l’importation comme du droit d’association. Elles rappellent la force de
l’État de police : ce n’est pas la vie politique institutionnalisée qui est le
cœur du contrôle et de la surveillance, mais le détail des pratiques
quotidiennes.
Le désordre juridique et l’usage étendu de l’oral au détriment de l’écrit
favorisent cet exercice aléatoire de la loi et de l’État de droit. Il est cou-
rant que des décisions soient prises sans base légale, à l’instar de celles
annoncées lors d’un discours présidentiel et qui entrent en vigueur sans
jamais donner lieu à publication de lois ou décrets, ou encore de ces
décrets qui priment sur la loi, comme l’illustre le cas des réglementations
concernant les investissements étrangers 1. Ce que l’on appelle en Tunisie
les talimet sont des consignes ou ordres non écrits qui ont force de loi, et
même parfois plus de force que la loi ; ce qui doit être fait mais ne peut
être écrit et qui s’applique le plus couramment dans les situations de refus
sans explication, précisément pour ne pas en fournir 2. L’administration
écrit rarement les motifs de refus d’une décision, ne fournit pas même
un document notifiant le refus. Le fonctionnaire, par oral, donnera la
réponse négative en cas de non-délivrance d’un document, de refus lors
d’un recrutement, d’une création d’association, d’une autorisation quel-
conque ou de l’organisation d’un événement public, précisément pour ne
pas permettre le recours à la loi. Comme pour la torture, il ne faut pas
laisser de trace. Et le fonctionnaire en contact avec le citoyen ne pourra en
toute honnêteté que répéter qu’il « applique les talimet » lorsqu’il annon-
cera à l’opposant que son passeport n’est toujours pas disponible ou qu’il
est sous le coup d’une condamnation qu’il ne connaît pas, lorsqu’il dira
au villageois qu’il ne peut clôturer son champ ou construire un hangar
sur son terrain, et au citadin qu’il ne peut régulariser ou tout simplement
obtenir son acte de propriété.
L’incertitude sur l’État de droit est également alimentée par l’organi-
sation administrative faite d’absence de responsabilisation et d’impossi-
bilité de localiser la source d’autorité. Aucun agent ne peut prendre l’ini-
tiative de l’application de la loi. Même lorsque la loi est claire, un
fonctionnaire doit toujours demander une autorisation au niveau supé-
rieur de sa hiérarchie pour un recrutement aussi bien que pour la fourni-
ture d’un document administratif, le déblocage d’une somme ou la mise
en œuvre d’une politique, parce que la norme peut être en vigueur mais
qu’elle peut tout aussi bien être suspendue sous l’effet d’une décision

1. N. BACCOUCHE, « Regard sur le code d’incitations aux investissements de 1993 et ses démembre-
ments », art. cit.
2. Ces informations, dont je n’ai pas trouvé d’analyse publiée, m’ont été fournies lors d’entretiens à
Tunis, décembre 2003 et janvier-mars 2005.

349
la force de l’obéissance

présidentielle, d’une intercession partisane, d’une injonction familiale.


L’incertitude alimente l’immobilisme car la survie est plus importante
que l’action. Pour se protéger du regard hiérarchique et de ses effets de
pouvoir, il est préférable de se débarrasser des décisions. Mais, simulta-
nément, le défaussement généralisé et le règne des talimet constituent une
modalité de l’exercice du pouvoir arbitraire. La non-application de la loi
ou plutôt son application discontinue et discrétionnaire, rendues pos-
sibles par ce fonctionnement spécifique de l’administration, sont égale-
ment des instruments de contrôle, de sanction, de gratification et de
répression, à l’instar du jeu sur les vides juridiques. À l’indistinction entre
public et privé répond l’indistinction entre les ordres juridiques : dans la
mesure où ils se produisent dans un vide juridique, les actes – comme
les consignes orales au sein de l’administration ou les décisions présiden-
tielles – ne peuvent être déterminés juridiquement. « Fait et droit sem-
blent devenir indiscernables 1 », si bien que les décisions ne peuvent être
réfutées, critiquées, remises en cause. Tout cela conforte et alimente le
mythe central du consensus.
Hannah Arendt rappelle que la substitution des décrets aux lois et les
incertitudes juridiques sont « caractéristiques de toutes les formes
bureaucratiques de la tyrannie où le gouvernement et le jeu normal des
lois sont remplacés par l’administration et la décision anonyme 2 ». Ce
que les juristes décrivent comme du flou, de la réversibilité et de l’inter-
mittence, de la dérogation ou du laxisme peut être lu en termes de suspen-
sions temporelles du système juridique, autrement dit comme la récur-
rence d’« états d’exception 3 ». En Tunisie, ces derniers ne sont jamais
formalisés. Pas de décision formelle, pas de mesures générales surtout ;
mais toute une série de microdécisions qui alimentent cet enchevêtre-
ment de logiques caractéristique des modes de gouvernement tunisiens.
On pourrait dire, en paraphrasant Étienne Balibar, que l’exercice du pou-
voir en Tunisie est « État de droit mais aussi État de police ; État d’inté-
gration des individus et des groupes à la “communauté des citoyens”,
mais aussi État d’exclusion des rebelles, des anormaux, des déviants et
des étrangers ; État “social” mais aussi État de classe 4 ». Ce qui aboutit
in fine à une sorte d’état d’exception diffus intimement lié à l’État de droit
auquel on s’accoutume. À l’instar des « douceurs insidieuses » de l’éco-
nomique, « peu à peu on s’habitue à voir [la loi] sortir d’elle-même, ou
reposer sur des critères qu’elle fait constamment basculer dans le

1. G. AGAMBEN, Homo Sacer II, 1, État d’exception. Seuil, Paris, 2003, p. 51.
2. H. ARENDT, « Autorité, tyrannie et totalitarisme », Preuves, nº 67, 1956 (reproduit dans Les Origines
du totalitarisme…, op. cit., p. 880-895).
3. Mis en avant par Carl Schmitt et à sa suite par Agamben. Voir C. SCHMITT, Le Léviathan dans la doc-
trine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, Seuil, Paris, 2002, et E. BALIBAR,
« Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », in C. SCHMITT, ibid., et G. AGAMBEN, Homo Sacer II…,
op. cit.
4. E. BALIBAR, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmmitt de Hobbes », art. cit, p. 11.

350
conclusion

non-sens, et dans une fiction à plusieurs degrés 1 ». Les juristes tunisiens


soulignent d’ailleurs l’importance du caractère exorbitant des lois, des
mesures, des décisions, des règles, et la récurrence des régimes d’excep-
tion dans le droit administratif ou dans le droit économique 2. Comme
partout, cette suspension de l’ordre est justifiée, revendiquée même, par
le maintien de l’ordre lorsque celui-ci est menacé 3. En Tunisie, c’est ce
qui explique l’ensemble des mesures exorbitantes du droit, de ces petites
mesures d’exception, qui ont permis de criminaliser l’islamisme politique
et de protéger l’ordre de l’État tunisien.

L’individu et l’intime au cœur des relations de pouvoir

Les différentes techniques de pouvoir analysées dans ce travail confir-


ment toutes que les disciplines produisent un processus d’individualisa-
tion, comme l’avaient affirmé Foucault et, avant lui, Tocqueville. Par le
contrôle, la surveillance, la normalisation, mais aussi par la négociation
et les arrangements, le pouvoir individualise ceux sur qui il s’exerce. J’ai
essayé de le montrer à propos du quadrillage et des mécanismes écono-
miques et sociaux. Tous ces dispositifs permettent d’améliorer la situa-
tion individuelle de chacun, qu’il soit agent de police, indicateur, mou-
chard, membre actif de la cellule, directeur d’administration, ministre, ou
bien entrepreneur, boursier, salarié, fonctionnaire, syndicaliste, contri-
buable, consommateur, endetté, redevable, commerçant, importateur,
administré, opposant…
Le maillage de la société et plus encore l’ensemble des dépendances
mutuelles permettent contrôle et surveillance de chacun individuellement
et, individuellement, ils permettent gratifications et sanctions. Les cel-
lules RCD sont des lieux de sociabilité et de développement des relations
sociales qui simultanément assoient la position et le pouvoir personnel
de chacun de leurs membres, en termes politiques, économiques et
sociaux. Le parti fonctionne comme une administration efficace et perfor-
mante, on l’a vu, mais une administration qui connaît chacun individuel-
lement, notamment à travers les différentes structures qui lui sont liées
et les divers mécanismes d’encadrement. Cette connaissance est effec-
tive, comme on l’a vu précédemment, avec des conséquences réelles pour
une carrière, une reconnaissance sociale, un niveau de vie ; mais elle est
aussi largement supposée. Tous les individus, ou presque, ont intégré
cette dimension : la conscience de l’omniprésence des mécanismes indi-
viduels de contrôle et d’encadrement fonctionne comme un processus

1. H. BÉJI, Désenchantement national…, op. cit., p. 82 (c’est moi qui souligne).


2. S. BEN ACHOUR, « L’administration et son droit », art. cit. ; N. BACCOUCHE, « Les implications de
l’accord d’association sur le droit fiscal et douanier », art. cit., et Y. BEN ACHOUR, « Le pouvoir réglemen-
taire général et la Constitution », art. cit.
3. E. BALIBAR, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », art. cit.

351
la force de l’obéissance

d’intimidation, de diffusion de la peur, et donc de normalisation. Les indi-


vidus, y compris lorsqu’ils ne craignent objectivement pas grand-chose,
se sentent individuellement intégrés dans ce regard hiérarchique, dans cet
ensemble disciplinaire ; ils imaginent toutes les situations possibles de
répression, qui de facto existent mais ne sont pas en permanence actives,
loin de là. Il n’est pas rare d’entendre les gens affirmer qu’ils « risquent
pour leur emploi », « qu’ils veulent protéger leurs enfants », « qu’ils ne
veulent pas avoir de problèmes » dans des situations totalement ano-
dines ; ils inventent par eux-mêmes toutes sortes de mécanismes, de res-
sorts, de techniques par lesquels ils pourraient, individuellement, être
atteints par le pouvoir, par lesquels ils pourraient être, individuellement,
réprimés.
L’imaginaire de la peur est un imaginaire individualisant. La force du
pouvoir central est précisément de tout faire pour laisser s’introduire la
peur et l’imagination de la peur chez chacun des individus, à commencer
par ceux qui, finalement, risquent peu au regard de leur mode de vie et de
leur intégration docile dans la société. Cette politique de marquage, réel
ou fantasmatique, est d’autant plus efficace que, parallèlement à la multi-
plicité des mécanismes d’encadrement, les relations sociales se déploient
dans un espace finalement étroit et que, en dépit d’une concurrence vive
entre eux, les réseaux de clientèle se recoupent les uns les autres, les inter-
médiaires agréés se connaissent et se doivent de cohabiter. Le contrôle
diffus, la peur et l’intimidation, les pressions multiples, les innombrables
mécanismes d’inclusion et les procédures d’assujettissement neutralisent
la majorité des Tunisiens. Mais, ce faisant, ils les individualisent en lais-
sant planer au-dessus de leur tête l’épée de Damoclès qui pourrait, en cas
de rébellion ou de passivité ostensible, les stigmatiser, voire les atteindre
dans leur chair, individuellement.
Parce qu’il « veille au vivant 1 », l’État de police étend les divers pro-
cessus d’individualisation à la vie privée, au plus intime de chaque indi-
vidu, au droit de mort et au pouvoir sur la vie. Ce que Michel Foucault a
décrit en termes de biopouvoir pour caractériser l’Occident chrétien à
partir des XVIIe et XVIIIe siècle se retrouve, sous d’autres formes et dans
d’autres configurations, ailleurs, par exemple à Singapour depuis les
années 1960 et aujourd’hui en Malaisie 2, ou, en l’occurrence, en Tunisie.
Le pouvoir disciplinaire est en effet largement centré sur le corps. Sa
forme la plus violente est incontestablement la mort : la mort physique,

1. Lamarre, cité par M. FOUCAULT, « La technologie politique des individus », in Dits et Écrits, 4, op. cit.,
p. 813-828 (citation p. 823).
2. Pour une présentation justifiant ces pratiques, voir les Mémoires, passionnants par la limpidité du
propos, de l’ancien homme fort de Singapour : L. KUAN YEW, From Third World to First. The Singapore
Story, 1965-2000, Harper Collins Publishers, New York, 2000. Pour une analyse critique, voir B. H. CHUA,
Communitarian Ideology and Democracy in Singapore, op. cit. Pour une analyse foucaldienne de ces pro-
cessus, A. ONG, « Urban assemblages : an ecological sense of the knowledge economy », in F. MENGIN
(dir.), Cyber China. Reshaping National Identities in the Age of Information, Palgrave, MacMillan, New
York, 2004, p. 237-253.

352
conclusion

réelle, de certains militants, assassinés, torturés ou qui choisissent de se


suicider, par désespoir ; mais aussi la mort sociale des opposants dont les
restrictions, l’enfermement et l’impossibilité de vivre en société les mar-
quent physiquement, à vie. Ce que Michel Foucault appelait l’« anatomo-
politique du corps humain 1 » prend de nombreuses autres formes, par
exemple les contrôles policiers et les rafles, ou encore les grèves de la
faim.
Les premiers ont lieu à intervalles réguliers, par intermittence et de
façon aléatoire mais ils sont suffisamment répétitifs dans la vie des Tuni-
siens pour rester présents dans leur mémoire. Celle-ci passe essentielle-
ment par le corps qui « garde ainsi les traces du pouvoir, directement,
dans sa chair 2 ». En faisant se rejoindre le public et le privé, les contrôles
policiers et les rafles participent des mécanismes d’intériorisation de la
discipline et par là même contribuent à former les contours de la servi-
tude volontaire 3. Quant aux grèves de la faim, si elles expriment un
désespoir social, si elles entendent dénoncer l’inhumanité de la prison ou
des techniques de répression, si elles ont pour fonction d’alerter sur cer-
taines modalités, insupportables, de l’exercice du pouvoir, elles disent
aussi et peut-être surtout que la seule liberté de l’individu ostracisé, la
seule action à sa disposition est de se retourner contre lui-même, contre
la seule chose qui lui reste, son corps 4 . Par ce geste, l’individu se
constitue en sujet agissant par l’automutilation, une automutilation qui
possède l’espoir d’une renaissance, une mort annoncée pour, enfin, vivre.
Dans un environnement qui interdit le politique, l’expression de la seule
liberté, l’expression du politique, passe par ce que l’individu possède de
façon ultime, la « vie nue », ce « sujet qu’il s’agit d’exclure et en même
temps d’inclure dans la cité 5 ». Ce geste constitue une usurpation du droit
de mort que devrait posséder, seul, le souverain, dans cette conception
totalitaire du pouvoir.
Cependant, le plus souvent, ce pouvoir sur la vie et ces actions d’assu-
jettissement sont moins dramatiques et passent par des médiations maté-
rielles qui ne relèvent pas seulement de la technologie et de la logis-
tique, mais sont des modalités de subjectivation 6. On ne peut à ce propos
éviter de parler de cette forme spécifique du pouvoir de régulation de la

1. M. FOUCAULT, Surveiller et punir…, op. cit., p. 183.


2. S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 103.
3. M. KERROU, « Le mezwâr ou le censeur des mœurs au Maghreb », art. cit.
4. Sur les grèves de la faim en Tunisie, un très beau texte est celui de S. KHIARI, « Les dilemmes du jeûne
militant », Courrier international, nº 627, 7 novembre 2002. Ce mouvement se développe depuis environ
cinq ans et a été rendu visible après la grève très médiatisée de Taoufik Ben Brik. Depuis lors, les grèves de
la faim se sont diffusées à des mouvements sociaux et non plus politiques (fermeture abusive ou frauduleuse
d’usine, par exemple).
5. G. AGAMBEN, « Forme-de-vie », in Moyens sans fins…, op. cit., p. 13-23 (citation p. 16).
6. Comme l’a magistralement montré Michel Foucault dans les trois volumes de son Histoire de la sexua-
lité. Pour de plus amples développements sur cette dimension dans le contexte actuel, J.-F. BAYART et
J.-P. WARNIER (dir.), Matières à politique. Le pouvoir, les corps et les choses, Karthala, Paris, 2004, notam-
ment l’introduction de J.-P. Warnier et la conclusion de J.-F. Bayart. Voir également, J.-F. BAYART, Le Gou-
vernement du monde, op. cit., chapitre VI (« les techniques globales du corps »).

353
la force de l’obéissance

population qu’est le port du voile. Tout au long des années 1960 et 1970,
Bourguiba, dans l’ambivalence qui le caractérisait, entendait user de son
pouvoir pour administrer l’islam, l’utiliser à des fins d’ordre public et de
compétition politique, exercer un contrôle étroit sur l’exercice du culte,
sur les personnels religieux, les lieux et les messages 1. Parmi ceux-ci, il
s’était attaché, par des gestes symboliques, à travailler les transforma-
tions vestimentaires, notamment en donnant toute sa signification poli-
tique à l’usage du foulard, tantôt toléré ou ignoré, le plus souvent décrié et
réprimé. En revanche, parallèlement à la crispation du pouvoir central
dans sa lutte contre l’islamisme politique, le président Ben Ali a accentué
la tendance à l’appropriation de la religion par l’État en légiférant, natio-
nalisant et bureaucratisant l’islam, en fonctionnarisant les imams et en
contrôlant rigoureusement les lieux de culte ; simultanément il a ordonné
une répression impitoyable à l’encontre des femmes portant le foulard,
notamment entre 1989 et 1992, au point que, dans les années 1990, ce
dernier avait pratiquement disparu du paysage. Depuis l’an 2000 environ,
elles sont cependant de plus en plus nombreuses, notamment parmi les
jeunes, à se voiler à nouveau. Un moment ignoré, ce mouvement est,
depuis le milieu de l’année 2003, soumis à une nouvelle campagne de
répression : dans les espaces publics, ces jeunes filles sont arrêtées,
conduites dans les commissariats de quartier et sommées de se décou-
vrir ; elles subissent un chantage à l’embauche, à la poursuite de leur
métier ou de leurs études, menaces physiques à l’appui. Il est inutile de
revenir sur la dimension disciplinaire de ces pratiques qui prennent la
forme d’une sanction du corps à travers la médiation du foulard. En
revanche, le port de celui-ci suggère une autre dimension politique, celle
de la subjectivation. Comme l’a montré Fariba Adelkhah dans un
contexte différent, celui de l’Iran 2, ces femmes voilées se constituent
ainsi en sujets modernes, pleinement intégrées à la société. Elles ne parti-
cipent certainement pas à l’action politique dans ses formes classiques
de participation à des mouvements partisans. Elles concourent cependant
à l’émergence du débat, interdit en Tunisie – comme tout autre débat –
sur la laïcité et l’engagement religieux 3 ; elles participent aux rapports
de force au sein de la société, en faisant fi des lois et des règles, mais
aussi des pratiques d’intimidation et de la peur 4 ; certaines d’entre elles

1. Voir J.-P. BRAS, « L’islam administré : illustrations tunisiennes », art. cit. ; F. FRÉGOSI, « Les rapports
entre l’islam et l’État en Algérie et en Tunisie… », art. cit. ; Y. BEN ACHOUR, Politique, religion et droit
dans le monde arabe, Cérès production-CERP, Tunis, 1992 ; A. LARIF-BEATRIX, « Habib Bourguiba, l’intel-
ligibilité de l’histoire », art. cit.
2. F. ADELKHAH, « Logique étatique et pratiques populaires : la polysémie du hejab chez les femmes isla-
miques en Iran », CEMOTI, nº 10, 1989, p. 69-85, et La Révolution sous le voile, Karthala, Paris, 1991, ainsi
que Être moderne en Iran, Karthala, Paris, 1998.
3. Voir les différents communiqués de l’ATFD et de la LTDH, et le débat entre les deux institutions
durant les années 2003 et 2004.
4. Circulaire du 22 septembre 1981 renouvelée par les circulaires du 6 décembre 1991 et du 21 février
1992 qui interdisent le port de la tenue islamique dans la fonction publique et dans les établissements de
l’enseignement, tous niveaux confondus.

354
conclusion

entendent exhiber une forme alternative de modernité et d’émancipation


féminine, tandis que d’autres affichent son rejet ; elles expriment une
volonté de différenciation et de reconnaissance ; elles se construisent en
femmes posées, sérieuses, désirables et dignes d’être épousées, aussi bien
qu’en individus en quête d’une certaine forme de religiosité 1.
Mais le voile n’est pas tout. En 1967, alors même qu’il combattait son
port, Habib Bourguiba créait un Conseil national de l’habillement chargé
« d’élaborer un programme tendant à favoriser l’accession à une tenue
vestimentaire décente et au relèvement du niveau de l’habillement de la
population, de déterminer les besoins en la matière et de proposer les
moyens et toutes mesures susceptibles de contribuer à la réalisation de
ce programme 2 ». Ce contrôle était ouvertement assumé par le Combat-
tant suprême, comme le suggère le titre d’un de ses discours, « Éduquer
le corps et l’esprit 3 ». C’est pour cette raison que le sport était et demeure
aussi important dans l’encadrement et la disciplinarisation 4. Sous cou-
vert de respect des préceptes islamiques, la censure morale et politique
perdure 5. Dans les années 1970, on l’a vu, on rasait le crâne des jeunes
qui fréquentaient les boîtes de nuit et les touristes lors de rafles ou de
campagnes de moralisation. Aujourd’hui, on rend la vente d’alcool aux
musulmans extrêmement difficile et les Tunisiens sont toujours interdits
de clubs et de complexes touristiques. La loi qui permet de réprimer les
outrages à la pudeur est fréquemment réactivée, au gré des campagnes et
au fur et à mesure que les Tunisiens se « privatisent » au sens qu’en
donne Imed Melliti, c’est-à-dire qu’ils se retirent de la scène publique 6.
Mais simultanément, des espaces « de liberté » sont organisés, des lieux
« affectés » à l’intimité publique. On peut voir, aux Berges du Lac, des
couples se tenir par la main en toute quiétude…
Cette moralisation a d’ailleurs été réaffirmée dès les premiers jours de
l’arrivée de Ben Ali au pouvoir. Ce dernier entendait « instaurer un climat
moral et religieux 7 » par le renforcement sans précédent des contrôles des
lieux publics et des transports en commun. Comme le rappelle Ilhem
Marzouki, « l’individu s’est trouvé régi jusque dans les moindres détails
dans son rapport à son corps et à son intimité » et l’État s’est mis à codi-
fier « les modes d’habillement, d’alimentation, la planification familiale,

1. Voir notamment le texte très éclairant de Mohamed Kerrou, qui a l’avantage de restituer la dimension
historique de ce débat : M. KERROU, « Les débats autour de la visibilité de la femme et du voile dans l’espace
public de la Tunisie contemporaine (milieu du XIXe-début XXIe siècle) », Chronos, nº 12, 2005, p. 37-77.
2. Extrait du décret du 13 juillet 1967 instituant le Conseil national de l’habillement.
3. Discours du 28 juillet 1962 à Tunis.
4. F. MOROY, « L’Espérance Sportive de Tunis : genèse d’un mythe bourguibien », Monde arabe,
Maghreb-Machrek, nº 157, juillet-septembre 1997, p. 69-77, et « Football et politique à Tunis », Corres-
pondance, IRMC, Tunis, nº 45.
5. M. KERROU, « Le mezwâr ou le censeur des mœurs au Maghreb », art. cit.
6. I. MELLITI, « Seuils, passages et transitions. La liminarité dans la culture maghrébine », in M. KERROU
(dir.), Public et privé en Islam, op. cit., p. 177-199.
7. Cité et analysé par A. LARIF-BEATRIX, « Chroniques tunisiennes », Annuaire de l’Afrique du Nord,
1988, p. 746.

355
la force de l’obéissance

le contrôle sur la sexualité, avec aujourd’hui encore des “campagnes pour


la sauvegarde des bonnes mœurs” 1 ». Le retour, opéré par le Change-
ment, à une certaine religiosité doit être compris dans ce sens 2 : il permet
certes une disciplinarisation, mais aussi un assujettissement qui touche au
plus profond de l’individu, en touchant son corps. Ceux-ci passent par
des rafles, mais les campagnes de moralisation peuvent être aussi moins
dramatiques. En décembre 2003, une campagne de « rationalisation de la
consommation » entendait ainsi « enraciner un comportement sain dans
l’esprit des jeunes en particulier 3 ».
Dans ce registre, la sexualité est une arme particulièrement appréciée
de l’État de police, et relativement efficace. Les jeunes couples font
l’objet, de temps à autre, de campagnes de « sauvegarde des bonnes
mœurs » comme celle qui a eu lieu en février et mars 2004 4. Ils sont
arrêtés pour atteintes à la moralité devant les lycées, les cafés et dans les
lieux publics sous le prétexte d’un jean un peu trop serré ou d’un décol-
leté généreux 5. La technique est également utilisée, avec intensité, pour
attaquer dans les journaux arabophones la vie privée des militants des
droits de l’homme, des opposants politiques ou des anciens « amis » à
punir. Les journaux les salissent en inventant des histoires d’homosexua-
lité ou d’adultère, et les rumeurs circulent sur le libertinage des uns et
l’immoralisme des autres. Ainsi en est-il de Sihem Bensédrine, victime
de plusieurs campagnes de dénigrement par une presse n’hésitant pas à
verser dans l’obscénité à travers des photomontages pornographiques et
des descriptions insultantes. La journaliste et porte-parole du CNLT est
décrite comme une « création diabolique » débauchant des adolescents et
comme une « machine enragée pour celui qui se rapproche de la clôture
de son enfer ou qui tente de frapper à la porte de sa prostitution ». Elle est
accusée de « louer son dos aux étrangers en général et aux sionistes en
particulier » – formulation alambiquée pour l’accuser de sodomie 6.
Les islamistes sont les plus touchés par cette atteinte à la vie privée, à
l’instar des autres techniques de contrôle et de répression. L’histoire
d’Ali Laaridh évoquée plus haut est emblématique. Il s’est vu accuser
d’homosexualité alors qu’il était en prison, et une cassette truquée a été
diffusée par les services tunisiens (et avec la participation d’opposants

1. I. MARZOUKI, « La culture de la différence : une redéfinition des réformes démocratiques », conférence


au colloque « La démocratie au Maghreb », mars 2005 (citation p. 6-7), ainsi que I. MARZOUKI, « La moder-
nité, pour ou contre les femmes » in EPHESIA, La Place des femmes. Les enjeux de l’identité et de l’égalité
au regard des sciences sociales, La Découverte, Paris, 1995.
2. F. FRÉGOSI, « Les rapports entre l’islam et l’État en Algérie et en Tunisie… », art. cit. ; A. LARIF-BEA-
TRIX, « Chroniques tunisiennes », art. cit.
3. La Presse, 22 décembre 2003 (c’est moi qui souligne).
4. Mais ceci est une récurrence du mode de gouvernement du Président actuel qui avait commencé son
règne par une campagne de moralisation, quinze jours à peine après être entré en fonction. Cité par
S. KHIARI, Tunisie, le délitement de la cité…, op. cit., p. 30.
5. Sur cet épisode, voir la dépêche AFP du 16 mars et le communiqué de l’ATFD du même jour.
6. Toutes ces citations sont tirées de la presse arabophone de Tunisie, respectivement de Al-Hadith et Al-
Chourouk, et retranscrites dans le quotidien français Libération du 7 juin 2005.

356
conclusion

anti-islamistes) suggérant qu’il était en train de faire des attouchements


sur son compagnon de cellule, une voix off ajoutant qu’il avait forcé ce
dernier à le masser et qu’il avait tenté de le sodomiser. Dans la séquence
introductive de la vidéo, cette même voix fait entendre l’accusation sui-
vante : « Ces islamistes, dans leur intimité, oublient leurs prières et leur
jeûne et s’abandonnent à leurs passions et à leurs instincts diaboliques.
Ils sèment ensuite la corruption en aménageant des lieux de débauche et
en organisant des “orgies” 1. » On pourrait multiplier les exemples de ces
personnes à qui l’on fait dire des insanités grâce aux techniques informa-
tiques permettant l’intrusion dans les courriers électroniques 2, ou de ceux
que l’on présente dans des vidéos truquées en fâcheuse compagnie 3.
Le pouvoir de régulation de la population s’exerce également en ôtant
quelque chose à l’individu poussé au repli sur lui. Cette dimension priva-
tive du privé, de l’intime, a été mise en lumière par Hannah Arendt dans
la Condition de l’homme moderne : selon ses termes, « le caractère pri-
vatif du privé, [c’est] la conscience d’être privé d’une chose essentielle
par une vie passée exclusivement dans l’étroite sphère de la famille 4 ».
C’est être privé de choses essentielles à la vie en société, d’être privé
d’une relation objective avec les autres. Le repli sur la famille, le privé,
l’intime constitue aussi une perte, perte d’opportunités économiques et
de relations sociales, perte surtout de la reconnaissance de la valeur
sociale des actions, des formes de pensée, des vies elles-mêmes. Même
s’ils continuent à utiliser la rhétorique du danger islamiste, ceux qui gou-
vernent estiment que les islamistes tunisiens n’existent plus dans le pays
en tant que force politique. D’ailleurs, les « opposants islamistes » n’ont
jamais existé ; ils étaient des « extrémistes », des « terroristes », des
« fanatiques religieux ». La très grande majorité des membres de l’oppo-
sition laïque, des militants des droits de l’homme et des partenaires
étrangers les considèrent, au mieux, comme des victimes. Et les rares per-
sonnes qui voient en eux des acteurs politiques sont marginalisées. Les
islamistes le ressentent lorsqu’ils affirment qu’« on nous contraint à la
mort sociale » ; ils expriment ainsi que seule leur est reconnue la « vie
nue », que leur est déniée une reconnaissance sociale, en tant qu’oppo-
sants, acteurs politiques, démocrates « évidemment », mais aussi, tout
simplement, en tant qu’acteurs sociaux, citoyens, hommes ou femmes.

1. Cette cassette vidéo a circulé à partir de juin 1991, dans le Tout-Tunis et les informations ont largement
été diffusées par la mauvaise presse officieuse et notamment par l’hebdomadaire Al Ialan, mais aussi par la
presse officielle (par exemple La Presse), par les officiels et par l’opposition non islamiste. Voir
O. LAMLOUM, La Politique étrangère de la France face à la montée de l’islamisme…, op. cit. Des copies de
la cassette ont été proposées à l’Ambassade de France, par exemple, et le ministre de l’Intérieur, M. Kallel,
a insisté pour la montrer à ses interlocuteurs étrangers (entretiens, Paris, janvier 2003).
2. Témoignage.
3. Cas d’Abdelfatah Mourou, considéré comme l’un des dirigeants les plus modérés de Nahda, qui gèle
sa participation au parti en 1991 à la suite de l’affaire Bab Souika et est partisan d’un dialogue avec le pou-
voir central.
4. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 100.

357
la force de l’obéissance

De même, les grévistes de la faim font parfois l’objet de compassion,


suscitent souvent de l’irritation, mais on ne reconnaît généralement pas
la dimension politique et sociale des luttes qu’ils mènent. Aujourd’hui,
« tout le monde » fait la grève de la faim 1 : l’avocate Nadia Nasraoui, ses
soutiens, des prisonniers politiques à peu près dans toutes les prisons, les
soutiens de ces prisonniers politiques, des militants harcelés, les familles
des internautes condamnés et incarcérés, des étudiants et d’anciens syndi-
calistes estudiantins islamistes empêchés de poursuivre leurs études, des
ouvriers et ouvrières mis au chômage – par exemple à Sidi Bouzid et à
Moknine. Cette forme de lutte et de protestation se développe par défaut,
par désespoir, parce que, plus que la répression directe, les techniques dif-
fuses de contrôle et de discipline sont efficaces. Dans ces conditions, la
seule marge de manœuvre, la seule liberté, c’est de se priver de la « pre-
mière des libertés 2 », celle de manger.
Cette dimension privative n’est cependant pas l’apanage des
« ennemis » identifiés ; elle concerne l’ensemble de la population en la
poussant à une retraite dans l’intime 3. Les gens qui, à un titre ou un autre,
ont eu à subir des brimades, des intimidations, des sanctions, intériori-
sent les contraintes, souffrent en silence des mécanismes de discipline,
d’encadrement, voire de répression ; ils « gardent ces problèmes pour
eux » et sont même poussés par ce silence à culpabiliser, à se retourner
contre eux-mêmes en s’interrogeant sur leur comportement, sur leurs
erreurs ou leurs fautes éventuelles, en se demandant s’ils ne se sont pas
« mal comportés 4 ». Les intellectuels ont pour ainsi dire « cadenassé leur
intellect 5 ». Ils s’enfuient dans un « exil intérieur 6 » et dans l’intimité de
leur vie familiale ou amicale. L’absence de frontières étanches entre
public et privé et les pratiques de l’État de police poussent à la « privati-
sation » des Tunisiens eux-mêmes qui retirent de la circulation des signes
expressifs de leur être en société et ramènent à une échelle plus limitée
des pans entiers de l’activité et de l’existence sociale.

1. Expression d’opposants « irrités » (c’est leur terme) de la multiplication des grèves de la faim et de leur
« facilité ».
2. En référence au discours que Jacques Chirac a prononcé lors de la dernière visite présidentielle en
Tunisie et qui a fait scandale : « Le premier des droits de l’homme, c’est de manger, être soigné, recevoir
une éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en
avance sur beaucoup de pays. » Propos repris dans la presse française, voir Libération du 5 décembre 2003,
Le Figaro du 5 décembre 2003, Le Monde du 6 décembre 2003.
3. I. MELLITI, « Seuils, passages et transitions… », art. cit.
4. Toutes ces expressions sont issues d’entretiens, Tunis, décembre 2001 et décembre 2002.
5. Expression d’un haut fonctionnaire marocain, citée par M. TOZY, Monarchie et islam politique au
Maroc, op. cit., p. 44.
6. Expression d’un intellectuel tunisien.
Table

Introduction ................................................................................. 5
Une répression indéniable ......................................................... 6
Mort sociale et exil intérieur ..................................................... 8
Au-delà de la répression, une économie politique de l’assujet-
tissement ................................................................................ 11
Au-delà de l’autoritarisme, une analyse « laïque » d’une situa-
tion politique .......................................................................... 15
La fiction au cœur de l’exercice autoritaire du pouvoir ............ 18
Retour à Max Weber ................................................................. 20
Interpréter le terrain ................................................................... 23

I / LE POUVOIR À CRÉDIT

1. Créances douteuses ................................................................. 31


Le traitement comptable des créances douteuses ..................... 31
Une multiplicité de sources .................................................. 32
Des apurements continus, réels mais formels ...................... 37
Les ambivalences de la modernisation du secteur bancaire ..... 41
Une amélioration et une libéralisation réelles ..................... 41
Un archaïsme indépassable ? ............................................... 43
La préférence pour les créances douteuses sans cesse
réactualisée ...................................................................... 48
Une économie d’endettement multiforme ................................ 51
Le financement de l’action publique .................................... 51
Le financement de l’économie et de la consommation
privées .............................................................................. 54
Les créances douteuses, un mécanisme « moderne » ........... 58

2. La dépendance par l’endettement ......................................... 62


La participation collective à un monde fictif ............................ 63

359
la force de l’obéissance

Les facettes de l’activisme étatique ...................................... 65


Le cercle vertueux des financements extérieurs ................... 66
Un réseau d’intérêts convergents ......................................... 70
Des failles dans le complexe politico-financier ................... 72
Les fondements sociaux de l’économie d’endettement ............ 75
La valeur symbolique de l’intrusion politique ..................... 76
La fonction régulatrice des immixtions politiques ............... 80
Les modalités de l’ordre social implicite ............................. 83

II / L’ADHÉSION ENCADRÉE

3. Un quadrillage méticuleux ..................................................... 95


L’omniprésence policière, ou les filets de la peur .................... 95
La police, une autorité morale ............................................. 96
La banalisation policière ...................................................... 98
Le parti, ou les rets de la médiation sociale ............................. 101
Les cellules, intermédiaires du pouvoir central ................... 102
Les cellules, dispositif de redistribution ............................... 105
Les cellules, vecteur d’intégration et d’adhésion encadrée . 107
L’encadrement par le bas, ou le quadrillage par l’individua-
lisation du contrôle ............................................................... 110
L’encadrement assumé : les organisations nationales et les
comités de quartier ........................................................... 110
L’encadrement diffus : les milliers d’associations ............... 113
L’enfermement de la « société civile indépendante » ........... 116
Le jeu impossible des partenaires étrangers : l’exemple des
financements européens ................................................... 120
Des « indics » aux assistantes sociales : la surveillance
individuelle au quotidien .................................................. 125

4. Le travail normalisateur de l’appareil bureaucratique ...... 131


La centralité bureaucratique ..................................................... 131
Hiérarchie et allégeance ...................................................... 132
Centralité et attentisme : les paradoxes de l’administra-
tion tunisienne .................................................................. 134
« Il faut défendre la société » : la justice au service de la
normalisation ........................................................................ 138
Une justice fonctionnelle ...................................................... 140
Une justice sous pression ..................................................... 142
Bureaucratisation et disciplinarisation des organisations éco-
nomiques intermédiaires ....................................................... 146
L’UGTT, un dressage par l’économique .............................. 147
L’UTICA, appendice et intermédiaire agréé de l’appareil
de pouvoir partisan .......................................................... 152

360
table

III / NÉGOCIATIONS ET CONSENSUS :


LA PUISSANCE DES « DOUCEURS INSIDIEUSES »

5. Entre conflictualité cachée et recherche permanente


de compromis .......................................................................... 163
Les méandres de la relation fiscale ........................................... 163
La légitimité du contrôle comme de l’évasion ...................... 166
L’importance politique de la relation fiscale ....................... 170
Le déploiement national et international des entreprises
tunisiennes ............................................................................ 175
Rester petit pour rester libre ? ............................................. 175
Internationalisation et grève des investissements, une
surinterprétation politique ............................................... 179
Soumission réelle, soumission imaginée .............................. 181
De quel interventionnisme s’agit-il ? ....................................... 183
Des interventions incessantes et routinières ........................ 183
Un interventionnisme largement sollicité ............................. 186
Le consensus dans le monde économique : ambiguïtés
politiques .......................................................................... 189

6. L’accommodement négocié ................................................... 194


Offshore et flux tendus ............................................................. 195
Les atouts du dualisme ......................................................... 195
Flux tendus et gouvernement disciplinaire .......................... 199
Contrôle social et mise au travail des Tunisiens ...................... 200
La « mise au travail capitaliste » des Tunisiens .................. 200
Un paternalisme affirmé et diffus ......................................... 203
Un contrôle social assumé ................................................... 205
Rapports de force et conflictualité cachée ................................ 207
Tensions et étouffement des conflits de travail ..................... 209
Des logiques et des objectifs pas nécessairement
convergents ....................................................................... 211
Les multiples voies de l’accommodement négocié .................. 213
Assentiment et habitude ........................................................ 213
Entre adhésion et distanciation ............................................ 215

7. Les contours du pacte de sécurité tunisien ........................... 219


Le pacte de sécurité, ou comment assurer ordre et quiétude .... 220
Une sécurité économique et sociale pour parer au plus
grand des dangers ............................................................ 220
Dépendance et sécurité : les contours du pacte ................... 223
Sécurité et laisser-faire : deux facettes complémentaires du
pacte ................................................................................. 226
L’insertion économique par tous les moyens ........................... 229
La Banque tunisienne de solidarité, crédit garanti .............. 230
Les jeunes, entre contrôle et laisser-faire ............................ 232

361
la force de l’obéissance

Le Fonds de solidarité nationale, ou l’ombre intolérable ......... 234


Le mécanisme du don obligatoire ........................................ 235
Le 26.26, technique d’assujettissement ................................ 238
Une vision non libérale du pacte de sécurité ....................... 241
« C’est le prix à payer » : négociations et création du
« consensus » ........................................................................ 244
La négociation permanente, ciment de l’ordre social .......... 245
La construction volontariste du consensus .......................... 247
Violence du consensus et idéologie du silence ..................... 249

IV / SURVEILLER ET RÉFORMER

8. Le réformisme : un « bon dressement » ............................... 259


Éléments de construction du mythe réformiste ........................ 260
Les contours actuels du réformisme officiel ......................... 260
Techniques de mythification du réformisme ......................... 262
Le réformisme, cité imaginaire ................................................ 265
L’occultation des discontinuités et des différences .............. 266
Le réformisme, problématisation obligée du politique ........ 269
Les fondements sociaux du réformisme ................................... 272
Le réformisme comme processus d’assujettissement ........... 273
Le réformisme, un imaginaire commun ................................ 275
La pluralité de sens du réformisme ...................................... 277
Réformisme et « tunisianité », un éthos diffus ......................... 278
Une manière d’être tunisienne dans le monde ..................... 279
L’ambivalence de la « tunisianité » ..................................... 281
Préférence nationale et ouverture limitée : le « nationali-
tarisme » économique en pratique ........................................ 283
Un nationalisme économique explicite ................................. 283
L’exemple de la libéralisation du commerce extérieur ........ 285
Les multiples instrumentalisations du « nationalitarisme » . 286
Le national-libéralisme, une gestion complexe de l’insertion
internationale ........................................................................ 290
La pluralité des logiques d’action ........................................ 290
L’exemple de l’informel ........................................................ 291

9. Des réformes à perpétuité, succès du réformisme ............... 296


Des privatisations tout en prudence, ou comment défendre
la « tunisianité » ................................................................... 297
Tentative d’évaluation : la faiblesse des investisseurs
étrangers ........................................................................... 298
Les multiples formes du redéploiement étatique et bureau-
cratique ............................................................................. 300
Rejet du regard extérieur mais adoption du lexique global . 305

362
table

L’idéal panoptique de la mise à niveau .................................... 312


La rationalité économique de la mise à niveau .................... 313
La mise à niveau, « affaire d’État » ..................................... 315
La mise à niveau, une discipline intégrée ............................ 319
Le réformisme, une domination ambiguë et intérieure ............ 323

Conclusion .................................................................................... 327


Pouvoir personnel et extrême centralisation : réalité d’un
« contrôle absolu » ................................................................ 327
« Corruption », népotisme et illégalismes : une modalité de
gouvernement parmi d’autres ................................................ 336
L’hypothèse de l’État tunisien comme « État de police » ......... 342
Un État de droit aléatoire ........................................................... 345
L’individu et l’intime au cœur des relations de pouvoir ........... 351
Composition Facompo, Lisieux
Achevé d’imprimer en août 2006
par l’imprimerie Bussière
à Saint-Amand-Montrond (Cher))
Dépôt légal : août 2006
Numéro d’imprimeur :

Imprimé en France

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